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Impie en philosophie. Dramaturgie et idéologie chez Molière 1 Jean Luc ROBIN Assistant Professor Department of Modern Languages and Classics Université de Alabama (États-Unis) Un bilan remarquable des recherches récentes 2 sur la dramaturgie 3 du poète est dressé par l'édition des OEuvres complètes de Molière, dirigée par Georges Forestier et publiée en 2010. Le fait est d'autant plus frappant que, se démarquant de la précédente édition de référence, procurée par Georges Couton en 1971, l'édition 2010 se présente comme une édition philologique du théâtre de Molière, les pièces étant ordonnées non plus en fonction de la date de leur création, mais dans l'ordre chronologique dc leur publication. Nonobstant ce « parti pris éditorial »4 aux effets parfois déroutants\ le nouvel organon universel pour tout ce qui touche 1. '\ous témoignons toute notre gratitude aux membres de l'ARG (Ancien Régime Group, USA) pour leurs remarques judicieuses ainsi qu'au RGC (Research Grants Committee, The University of Alabama) pour une allocation de recherche. 2. On se rapportera notamment avec profit à la Poétique de Molière. Comédie et répétition de Jean de Guardia (2007). 3. « Dramaturgie: Malgré quelques tendances récentes à élargir l'acception du terme, il désigne d'abord (et surtout) l'art de la composition dramatique, c'est-à-dire "les traditions littéraires, les règles théoriques, les conditions matérielles et sociales de la représentation" (J. Schérer) » (Souiller et al. 524). 4. Un « parti pris éditorial» qui ne surprendra guère les dix-septiémistes puisque c'était celui de l'édition du tome 1 des OEuvres complètes de Jean Racine publiée en 1999 dans la même Bibliothèque de La Pléiade (Forestier, Racine XCVI). Voir à cet égard la justification de sa démarche éditoriale par Georges Forestier dans cette" première [édition] depuis la mort de Racine qui présente l'ensemble de ses oeuvres poétiques selon un ordre chronologique et qui reproduit ces oeuvres sous leur forme originale ». Adoptant la méthodologie de la « génétique théâtrale », l'édition suit le « déroulement de la création littéraire racinienne en se fondant évidemment sur les dates de publication » afin de « comprendre la manière dont [Racine] concevait l'élaboration de ses tragédies» (XCII- XCIII). Claude Bourqui, le principal collaborateur de Georges Forestier pour la nouvelle édition de Molière, avait également choisi de suivre l'ordre de publication des pièces dans son étude des Sources de Molière en 1999. 5. Les lecteurs et les chercheurs habitués à travailler avec l'édition Comon trom'cront par exemple Le li/J'tuilé (création en trois actes en 1664, joué librement à partir seulement du 5 fénier 1669, publication

Impie en philosophie. Dramaturgie et idéologie chez Molière

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Impie en philosophie. Dramaturgie et idéologie

chez Molière 1

Jean Luc ROBIN

Assistant Professor Department of Modern Languages and Classics

Université de Alabama (États-Unis)

Un bilan remarquable des recherches récentes 2 sur la dramaturgie 3

du poète est dressé par l'édition des Œuvres complètes de Molière, dirigée par Georges Forestier et publiée en 2010. Le fait est d'autant plus frappant que, se démarquant de la précédente édition de référence, procurée par Georges Couton en 1971, l'édition 2010 se présente comme une édition philologique du théâtre de Molière, les pièces étant ordonnées non plus en fonction de la date de leur création, mais dans l'ordre chronologique dc leur publication. Nonobstant ce « parti pris éditorial »4 aux effets parfois déroutants\ le nouvel organon universel pour tout ce qui touche

1. '\ous témoignons toute notre gratitude aux membres de l'ARG (Ancien Régime Group, USA) pour leurs remarques judicieuses ainsi qu'au RGC (Research Grants Committee, The University of Alabama) pour une allocation de recherche. 2. On se rapportera notamment avec profit à la Poétique de Molière. Comédie et répétition de Jean de Guardia (2007). 3. « Dramaturgie: Malgré quelques tendances récentes à élargir l'acception du terme, il désigne d'abord (et surtout) l'art de la composition dramatique, c'est-à-dire "les traditions littéraires, les règles théoriques, les conditions matérielles et sociales de la représentation" (J. Schérer) » (Souiller et al. 524). 4. Un « parti pris éditorial» qui ne surprendra guère les dix-septiémistes puisque c'était celui de l'édition du tome 1 des Œuvres complètes de Jean Racine publiée en 1999 dans la même Bibliothèque de La Pléiade (Forestier, Racine XCVI). Voir à cet égard la justification de sa démarche éditoriale par Georges Forestier dans cette" première [édition] depuis la mort de Racine qui présente l'ensemble de ses oeuvres poétiques selon un ordre chronologique et qui reproduit ces oeuvres sous leur forme originale ». Adoptant la méthodologie de la « génétique théâtrale », l'édition suit le « déroulement de la création littéraire racinienne en se fondant évidemment sur les dates de publication » afin de « comprendre la manière dont [Racine] concevait l'élaboration de ses tragédies» (XCII- XCIII). Claude Bourqui, le principal collaborateur de Georges Forestier pour la nouvelle édition de Molière, avait également choisi de suivre l'ordre de publication des pièces dans son étude des Sources de Molière en 1999. 5. Les lecteurs et les chercheurs habitués à travailler avec l'édition Comon trom'cront par exemple Le li/J'tuilé (création en trois actes en 1664, joué librement à partir seulement du 5 fénier 1669, publication

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à Molière - y compris sur les planches, dans la mesure où les metteurs en scène ne restent pas indifférents aux travaux érudits - accorde la plus grande attention à la dramaturgie du poète, ce qui est tout à l'honneur de Georges Forestier et de l'équipe éditoriale.

Toutefois, alors même que les premiers mots publiés par l'auteur Molière signalent clairement que ses personnages sont de « mauvais singes» et que la mimesis est truquée 6, la nouvelle édition ne laisse pas de tomber dans ce qu'il faut bien appeler le piège herméneutique. Pour tout dire, cette nouvelle édition de référence ne semble pas avoir expié un vieux péché de jeunesse des études moliéristes qui consiste à essayer de découvrir le sens caché du théâtre de Molière ou tout au moins à spéculer, comme jadis un Paul Janet ou un Ferdinand Brunetière, sur« la philosophie de Molière »7. Selon l'apparat critique de cette édition 2010 des Œuvres complètes, la « la philosophie de Molière» ou l'idéologie de Molière - nous reprenons à dessein ce terme suspect et un peu flou que l'on avait longtemps cru passé de mode 8 - serait une sorte de copie

en 1669) non à la fn du tome 1 mais au tome 2, après L'Avare et La Gloire du Val-de-Grâce. Quant à Dom Juan, ou plutôt Le Festin de Pierre (créé en février 1665, publié à Paris en 1682), on en trouve le texte retenu (l'édition hollandaise de 1683 par Henri Wetstein, préférée aux exemplaires non cartonnés de l'édition parisienne de 1682) non plus après celui du Tartuffe, mais après L1mpromptu de Versailles (création en octobre 1663, publication en 1682 dans le premier volume consacré aux œuvres posthumes de Molière). Le séquençage de l'affaire Tartuffe et des controverses qui rythment la carrière de Molière, si manifeste dans l'édition Couton, s'en trouve naturellement bouleversé. 6. Voir la Préface des Précieuses ridicules, toute première publication de Molière, fin janvier 1660 (Forestier 1 : 4). 7. Voir Olivier Bloch (28). 8. Pour une « présentation du processus de péjoratisation de la notion d'idéologie, qui a permis son extension» (§19), depuis la création de ce néologisme par Destutt de Tracy en 1796 dans la « phase thermidorienne de la Révolution française» (§3) jusqu'à Marx et Karl Mannheim, on se rapportera à Pierre Macherey. Sa stricte acception marxiste n'étant plus de rigueur, c'est au sens large de doctrine et de « système d'idées» (Le Robert) que le terme est employé, y compris semble-t-il par les moliéristes (Bourqui, « Rencontre» ; Hawcroft 20-21) avec des connotations plutôt favorables. Il est vrai que, à sa décharge, « la notion d'idéologie, en dépit de ses ambiguïtés, a joué un rôle de révélateur : sans elle, la dimension sociale de la pensée serait sans doute demeurée inaperçue» (Macherey §21). Cette dimension sociale de la pensée moliéresque étant selon l'édition 2010 des Œul't'es complètes d'obédience mondaine, il est naturel qu'({ idéologie" prenne dans ce contexte une connotation tnéliorative qui intéresserait sans doute Pierre ",tacherey. Or, le terme n'apportant rien de plus que celui de" philosophie )', il n'est retenu ici que par ce qu'il appartient déjà au débat et alors même qu'il apparaît vicié, voire vecteur d'un contresens dans l'herméneutique moliériste. K'oublions pas en effet" un aspect essentiel de la notion d'idéologie: l'idéologie, c'est la pensée en tant qu'elle se présente comme pensée de l'autre» (Macherey §20). La , pensée en tant qu'elle se présente comme pensée de l'atme ", c'est précisément ce qui est ridiculisé chez :'vlolière. Appliquer imprudemment ce terme d'idéologie à son théâtre équivaudrait à embrigader Molière

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conforme ou de calque du scepticisme mondain de La Mothe Le Vayer. En outre, le théâtre de Molière se voudrait foncièrement, voire férocement anticartésien.

Sur la base de convergences textuelles certes nombreuses, Molière serait ravalé au rang d'épigone de La Mothe Le Vayer - démarche qui ne serait pas sans risque en ce qu'elle permettrait de réactiver un courant critique négationniste dont la prochaine publication « scientifique » pourrait bien porter ce titre à scandale, qui aurait un air de déjà vu : La Mothe Le Vayer dans l'ombre de Molière 9• De plus, Molière serait, comme l'affirme Clause Bourqui, l'un des éditeurs de 2010, « un contempteur acharné du cartésianisme» (<< Rencontre» 71), ce qui revient à mettre l'auteur Molière en contradiction flagrante avec le dramaturge Molière. Pourquoi? Parce que l'idée d'un Molière anticartésien acharné viole l'esprit même de son théâtre, puisque l'auteur Molière ne serait après tout qu'un « opiniâtre» 10, à l'instar de la plupart de ses personnages. En l'occurrence, un « opiniâtre » anticartésien, autrement dit une sorte de Thomas Diafoirus, jeune médecin dont l'apologie est ainsi faite par son père dans Le Malade imaginaire :

mais sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c'est qu'il s'attache aveuglément aux Opinions de nos Anciens; et que jamais il n'a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la Circulation du sang et autres opinions de même farine. (IL5 ; Forestier 2 : 677)

Passons sur cette autre contradiction qui consisterait à voir simultanément en Molière un épigone de La Mothe Le Vayer et un « contempteur acharné du cartésianisme », c'est-à-dire à la fois un sceptique et lm opiniâtre. Ce raisonnement ne tient tout simplement pas. Cléante, personnage du Tartuffe, le qualifierait de « sotte conséquence », comme celle qu'il reproche à l'incorrigible opiniâtre Orgon au début

dans une des" sectes" qu'il se fait un devoir de dauber (selon Furetière, secte est Ull " terme collectif, qui se dit de ceux qui suivent les mêmes maximes, les mêmes opinions de quelque Auteur, ou Philosophe fameux "). 9. Allusion limpide à l'ouvrage, ainsi qu'à la démarche, de Dominique Labbé. JO. Lopiniârreté, autrement dit le dogmatisme, est ., une des plus grandes antivaleurs mondaines" (" Rencontre ,) 70-71).

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du cinquième acte : « Laissez aux Libertins ces sottes conséquences » (V.l vers 1621 ; Forestier 2: 175).

Il convient de nuancer ces conclusions idéologiques, qui semblent tirées, quelque peu hâtivement, d'analyses dramaturgiques pourtant impeccables et qui ne les méritaient pas. Afin de mieux en exhiber la contradiction et d'en dessiner nettement les enjeux, résumons ces deux conclusions de manière délibérément schématique : La Mothe Le Vayer dans l'ombre de Molière et Molière Diafoirus.

Comment nuancer ces deux conclusions? Peut-être en remettant en question la pertinence de la conjonction « et » dans le sous-titre de cet essai, «Dramaturgie et idéologie chez Molière ». S'il fallait chercher l'opérateur logique idoine entre ces deux notions de dramaturgie et d'idéologie et ce qu'elles représentent chez Molière, ce ne serait pas le symbole « et» mais le symbole « est incompatible avec» qu'il faudrait employer, en renversant l'ordre des notions. Ce qui aboutirait à l'énoncé suivant: « chez Molière, idéologie est incompatible avec dramaturgie. » Afin de nuancer les conclusions de l'édition 2010 - La Mothe Le Vayer dans l'ombre de Molière et Molière Diafoirus - il suffit donc de mettre en évidence un fait non négligeable : idéologie et dramaturgie sont en principe - et dans une large mesure - incompatibles chez le dramaturge, pour la simple raison que Molière conçoit et construit sa dramaturgie comme une sorte de jeu de massacre dont les poupées à bascule qu'il s'agit d'abattre sont peintes aux couleurs d'idéologies ridicules. Il suffit de songer à une pièce telle que Les Femmes savantes afin de se faire une idée de ce que peuvent subir les cibles de ce féroce jeu de massacre 11.

Si la dramaturgie de Molière est un jeu de massacre d'idéologies, alors idéologie et dramaturgie sont incompatibles chez Molière.

11. Il s'agit en l'occurrence des" mauvais Singes» Trissotin er Vadius, pour reprendre les termes de la Préface des Précieuses ridicules, poupées peintes aux couleurs d'nn pédantisme qui appartient traditionnellement au « Docteur de la Comédie" (Forestier 1 : 4), Certes, même si Cotin et Ménage sont reconnaissables sans trop gratter la peinture, Trissotin et Vadius ne sont pas les « véritables Savants »

et restent des personnages de théâtre appartenant à l'ordre de la représentation, non à celui de la réalité. Proposant dans leur Notice une métaphore moins Ancien Régime que celle du jeu de massacre, mais rout autant percutante, Claude Bourqui et Georges Forestier observent comment l'" impitoyable force de frappe» de la dramaturgie satirique des Femmes savantes permet à Molière d'<, imposer son magistère à la république des lettres" (Forestier 2 : 1523-24). Ceci permet de mesurer une nouvelle fois l'effet de réel que procure la représentarion dans la dramaturgie classique.

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Telle est la conclusion véritablement appelée par le bilan des recherches récentes sur la dramaturgie du poète dressé par la nouvelle édition des Œuvres complètes. Ce bilan propose une série de mises au point tout à fait salutaires sur la dramaturgie moliéresque et toutes semblent converger vers cette conclusion de l'incompatibilité de la dramaturgie et de l'idéologie. De ces mises au point ne sont retenues ici que les plus caractéristiques et les plus roboratives.

La dramaturgie de Molière est par exemple définie dans l'Introduction de l'édition 2010 comme une « dramaturgie dell'arte» (Forestier 1 : XXXVIII), afin d'indiquer fermement ce que Molière doit à la commedia dell'arte « en termes de sujets, mais surtout de pratique théâtrale et de conception du métier» (Bourqui, « Rencontre» 70). Or­la déclaration suivante le signale assez -, cette conception dell'arte de la comédie présuppose un primat total du dramaturgique sur l'idéologique:

Dans tous les cas, ce sont les effets qui priment sur le sujet: la dramaturgie de Molière est une dramaturgie dell'arte. [Il] était un bel esprit affectant de considérer avec distance les principes savants de la composition dramatique, doublé d'un comédien réfléchissant en comédien à l'efficacité scénique de son écriture. (Forestier 1 : XXXvlII-xxxrx)

Si pour ce « bel esprit doublé d'un comédien» les « effets priment sur le sujet », si ce dramaturge ne réfléchit jamais qu'« en comédien », comment pourrait-il être tenu pour le porte-parole de La Mothe Le Vayer ou du clan anticartésien ? À moins de considérer son théâtre comme une sorte de tribune idéologique, ce qui paraît pour le moins en contradiction avec la pratique et l'esprit de la commedia dell 'arte. Une autre piste, préférable, consisterait à accorder tout son sens à cette idée de dramaturgie de l'effet, qui n'exclut certainement pas l'effet idéologique.

La deuxième grande mise au point dramaturgique retenue ici conceme ce que les éditeurs désignent par l'expression de « comédie "axiologique" » (1 : xxx). Signalant à juste titre que Molière jouait pour un « auditoire privilégié» (1 : XVII), ils remarquent que « les comédies de Molière se [singularisent] par un degré absolument inédit d'intégration des valeurs du public, que celles-ci fussent déclarées, parodiées, ou bafouées par le bourgeois honni» (l : xxx). Il s'agit principalement, non pas du

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public populaire dont l'hagiographie républicaine du XIXe siècle a voulu que son parterre fût rempli, mais d'un public mondain, «public courtisan ou proche idéologiquement de la cour » (Bourqui, « Rencontre » 70), « "public-cible" » (Forestier 1 : XVI) de Molière qui « écrivait pour les publics qui étaient en mesure de s'acquitter du prix élevé voire exorbitant d'une place au théâtre» (1 : xv). Molière, continuent-ils, « ne s'est pas contenté d'écrire pour ce public en répondant à ses attentes de manière conventionnelle : seul entre tous [les dramaturges contemporains] il a choisi de jouer avec les valeurs de cet auditoire privilégié, pour en faire la matière même de ses pièces» (1 : XVI-XVII).

À première vue, cette « matière» axiologique aurait une fonction essentiellement dramaturgique dans la « comédie des valeurs » moliéresque (1 : 1438), les valeurs de son public ne se trouvant intégrées par Molière qu'à titre de simple matériau de comédie. Telle serait du moins la leçon dramaturgique à tirer des précédentes analyses, comme semble le confirmer cette précision:

mettre en scène les valeurs mondaines impliquait également de les confronter, sur le mode du ridicule, aux valeurs opposées, celles que les gens du monde jugeaient contraires à 1'« honnêteté» propre à une civilisation mondaine raffinée: hermétisme et suffisance dans les domaines de la pensée et du savoir (pédantisme, philosophies dogmatiques, médecine archaïsante), dévotion ostentatoire et prosélytisme religieux, rigidité de la morale patriarcale tout entière fondée sur l'enseignement de l'Église ... (1 : :xxx)

L'édition 2010 entend toutefois imposer une leçon radicalement différente et conclut précipitamment que ces valeurs correspondent à une idéologie précise, à savoir le scepticisme à l'usage des élégants de La Mothe Le Vayer, philosophie à la mode chez les mondains dont Molière se ferait complaisamment le porte-parole. Les Notes sur Le Misanthrope constituent à cet égard un véritable festival La Mothe Le Vayer (1 : 1453-1465) et ne manquent pas d'évoquer ce piège idéologico-normatif dans lequel la critique a suffisamment donné. Piège que l'on pourrait en l'occurrence résumer, sans trop forcer le trait, par un titre absurde à donner en pâture à la critique négationniste : La Mothe Le Vayer dans l'ombre de Molière-Philinte. Or, embrasser si ouveliement une philosophie

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et s'enferrer dans un discours idéologique normatif ne serait-il pas contraire pour Molière à 1'« honnêteté» et par conséquent à sa « comédie "axiologique" » ? Pourquoi donc ne pas tirer toutes les conséquences de cette analyse de la« comédie "axiologique" » et conclure que l'idéologie lui est incompatible?

À certains égards, cette saine conclusion se trouve tirée par l'édition 2010 - de manière malheureusement trop restreinte - dans une admirable mise au point concernant la notion de caractère. Cette mise au point remet radicalement en cause l'approche anthropologique essentialiste qui a gouverné la compréhension de cette notion. « Caractère » ne peut s'entendre chez Molière de la même façon que chez La Bruyère, Molière ne prétendant pas mettre en évidence l'essence de 1 'homme, mais les « travers de comportement» (1 : XXXIV). Tel est le sens de caractère: «travers de comportement »,« comportements ridicules» (1 : XXXIV). Cette juste conclusion, tirée de la définition de la « comédie "axiologique" » de Molière, pourrait se résumer ainsi : si effectivement la comédie de Molière est « axiologique» en ce qu'elle joue sur et avec les valeurs de son public privilégié, alors on ne peut pas passer de l'axiologique à l'ontologique, de la valeur à l'être, et croire que Molière voudrait exhiber l'essence éternelle de l'être humain. Bref, il n'y a pas de « comédie de caractère» chez Molière (c'est-à-dire de comédie ontologique), mais tout simplement une« comédie "de comportements" ». Un long extrait de cette analyse permet d'en apprécier toute la clairvoyance historiographique :

la postérité [a] considér[é] Molière comme le plus haut représentant, si ce n'est le véritable inventeur, de la « comédie de caractère ». Lorsqu'au siècle suivant [XVIIIe siècle] écrivains et critiques chercheront à définir les contours d'un « classicisme français» strictement contemporain du « Siècle de Louis XIV», c'est l'idée que Molière, La Fontaine, Boileau, Racine, Mme de La Fayette et La Rochefoucauld avaient eu la visée de révéler l'essence de l'homme qui foumira son assise à une « esthétique classique» subsumant tous les genres littéraires. En tàit, Molière ne semble pas avoir jamais eu l'intention de peindre, dans une visée anthropologique à la façon de Théophraste et de La Bruyère, les caractères des hommes. Pour lui, [ ... ] l'objet de la comédie est de représenter les comportements ridicules que les hommes sont

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susceptibles d'adopter en société, et non le caractère universel de l'être humain envisagé sous ses différentes facettes -les caractères au sens anthropologique -, et encore moins l'égarement de l'esprit auquel tous les hommes peuvent être sujets et qui serait à l'origine de leurs vices. [ ... ] Molière ne postule nullement qu'il existe un ridicule inhérent à l'être humain et qu'il suffirait de décliner, comme le ferait un moraliste, sous ses différents caractères, de défau1 en défaut et de vice en vice. Il cherche au contraire à faire rire des comportements qui s'écartent des valeurs de la société la plus policée qui soit, « le Monde» et sa quintessence, la CourV (l: XXXIV-XXXV; leurs italiques.)

La comédie est donc chez Molière une « comédie "de comporte­ments" » (1 : xxxv) et non une « comédie de caractère ». La contradiction du personnage d'Alceste dans Le Misanthrope, honnête homme excessi­vement sincère, jaloux qui aime une coquette,« n'est pas le résultat d'une volonté préalable de peindre l'épaisseur psychologique et de révéler la vérité des êtres: elle procède pour l'essentiel des contraintes dramatur­giques dues au travail d'élaboration de la pièce» (1 : XXXVI). Idem pour ce qui conceme le personnage d'Agnès dans L'École des femmes.

L'analyse du personnage d'Alceste et de celui d'Agnès conduit dans l'Introduction de l'édition 2010 à une vigoureuse mise au point établissant chez Molière ce qu'on pourrait appeler la loi des «contraintes dramaturgiques »ci-dessus évoquées (1 : XXXVI). Le conditionnel s'avère ici de rigueur, car l'édition 2010 semble en même temps suggérer que Molière se serait finalement moins soumis à la loi des « contraintes dramaturgiques » qu'il n'aurait cédé à la tentation idéologique en se faisant le délégué de La Mothe Le Vayer dans son théâtre ou le chantre comique de l'anticartésianisme. C'est regrettable, car la loi des « contraintes dramaturgiques » fait l'objet d'une illustration particulièrement marquante dans la Notice du Festin de Pierre, la pièce que nous désignons par le titre de Dom Juan. Dans le Festin de Pierre, remarquent les éditeurs de 2010, la dramaturgie de Molière consiste en un « système de retardement de la scène clef par "remplissage" 12 ». Qu'est-ce qui justifie cette singulière

12. Sur la dramaturgie par " remplissage" (2 : 1629) du Festin de Pierre, voir 2 : 1628-1632.

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dramaturgie? Le fait que Molière compose sa comédie après aVOlr commandé les décors et enfonction de ces décors.

En somme, contre toute attente, la pièce qui a longtemps semblé la plus idéologiquement chargée est le simple produit de la loi des « contraintes scénographiques » susnommée. Selon la Notice du Festin de Pierre, « ces contraintes scénographiques se sont répercutées non seulement sur la signification de l'histoire et sur sa dimension spectaculaire [ ... ] mais sur son contenu même» (2 : 1627). Cette Notice remet entièrement en cause le principe même des interprétations les plus insolites de Dom Juan, en établissant que la pièce n'a nullement été composée à partir d'une intention idéologique, mais que son contenu procède tout au contraire de la seule loi des « contraintes dramaturgiques ». Alors que les « prédécesseurs [de Molière] avait adapté le théâtre au sujet », Molière« allait adapter le sujet au théâtre» (2 : 1626).

« Dramaturgie dell'arte », « comédie "axiologique" », « co­médie "de comportements" » et non « comédie de caractère », loi des « contraintes dramaturgiques » : ces remarquables mises au point vont rapidement s'imposer et - accomplissement suprême - acquérir le statut enviable d'évidences. Retenons en pmiiculier l'élégance de la démons­tration sur la composition par « remplissage» du Festin de Pierre, une analyse qui démystifie entièrement Dom Juan et que les moliéristes lassés des extravagances herméneutiques appelaient de leurs vœux.

Ces mises au point ne manqueront donc pas de s'imposer, laminant au passage les tentatives de manipulations critiques d'un texte souvent traité comme un fourre-tout doxique. En rétablissant solidement le texte sur sa fondation dramaturgique, la nouvelle édition des Œuvres complètes de Molière accomplit de manière indiscutable une avancée scientifique majeure. Pourquoi, cependant, inférer de prémisses remarquablement justes, qui toutes convergent vers l'idée d'un Molière avant tout homme de théâtre, comédien dramaturge, de « sottes conséquences» idéologiques, comme dirait le Cléante du Tartuffe, personnage habile à condamner le passage d'un extrême à l'autre? Si, comme son théâtre ne cesse de l'illustrer, la dramaturgie de Molière est un jeu de massacre idéologique, ces conclusions idéologiques « trop tirées» - c'est toujours le même Cléante qui parle (Iv. 1 vers 1218 ; Forestier 2 : 158) - obligent à prendre

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à la lettre des énoncés dont l'apparente valeur idéologique est en réalité subordonnée à leur fonction dramaturgique. De l'ordre de l'illusion comique, ces énoncés ne relèvent pas de la doxa d'un Molière penseur mais de l'action théâtrale. Lorsqu'elle est dramaturgiquement nécessaire, c'est-à-dire lorsque la loi des « contraintes dramaturgiques » évoquée plus haut n'est pas enfreinte, l'idéologie n'a pas chez Molière de valeur de vérité, car en principe il subordonne toujours le logique au poétique, le vrai ou le faux au dramaturgique.

D'autant plus surprenante paraît cette idée de l'anticartésianisme de Molière, que peut-être seule une méprise concernant l'histoire des idées pourrait expliquer. Assimiler en bloc le cartésianisme des années 1660-1670 à l'occasionalisme, qui l'aurait « récupéré » (Bourqui, « Rencontre» 71), paraît assez réductif et pourrait d'ailleurs signaler un contresens dont les répercussions entraveraient les études moliéristes. C'est ce que nous avons essayé de montrer en poussant à leur limite, jusque dans leurs effets inattendus ou pervers (notamment négationnistes), les conséquences idéologiques erronées tirées d'analyses dramaturgiques absolument rit?;oureuses. Il est vrai que le malebranchisme, fer de lance de l' occasionalisme, procède du cartésianisme 13. Il convient néanmoins de ne pas perdre de vue que ce n'est pas le Descartes métaphysicien flirtant avec la théologie rationnelle qui inspire Malebranche, mais bien au contraire le Descartes acteur de la révolution scientifique. Or, dans les années 1660-1670, c'est précisément sous ces traits de scientifique que l'on connaît Descartes, soit directement, soit par l'entremise de Jacques Rohault, chef de file du parti cartésien et proche de Molière. Au reste, pourquoi Molière serait-il plus anticartésien que les gassendistes les plus affichés? Un gassendiste comme Bernier n'a pas hésité à s'unir aux cartésiens pour défendre la science nouvelle contre les péripatéticiens de l'Université dans l'Arrêt burlesque, pamphlet qui réconcilie pour un temps anciens et modernes. À l 'heure où les progressistes de tous bords et de toutes disciplines, les savants comme les poètes, s'unissent pour secourir le cartésianisme, pourquoi Molière camperait-il sur des

13. Plutôt que Malebranche, l'édition 2010 incrimine le« cartésien occasionaliste" Cordemoy dans la Notice des Femmes savantes ainsi que, naturellement, dans la Notice et les Notes du Bourgeois gentilhomme (Forestier 2: 1525, 1148 et 1457).

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positions rétrogrades qui ne sont pas les siennes, dans des querelles qui ne le concernent qu'indirectement, alors même que l'Arrêt burlesque de Bernier, Boileau et Racine le crédite au nombre des novateurs (Robin, «L'indiscipline» 107) ?

L'une des clés de voute de l'argumentation anticmiésienne de l'édition 2010 se situe peut-être dans l'analyse de l'opposition âme/corps qui jalonne Les Femmes savantes dès la première scène: « Et traitant de mépris les sens et la matière, / À l'Esprit comme nous donnez-vous tout entière» (1.1. vers 35-36; Forestier 2 : 538). À en croire la Notice, ce « système conceptuel d'opposition entre le corps et l'esprit, auquel se réfèrent les trois pédantes, est redevable au dualisme cartésien » (Forestier 2 : 1524). Or, loin de constituer une sorte de commentaire idéologique du cartésianisme 14, cette opposition est avant tout investie d'une fonction caractérisante, c'est-à-dire dramaturgique. Cette opposition de comédie livre la vision du monde des trois personnages de femmes savantes, qui se considèrent évidemment du bon côté du monde, celui de « l'Esprit ». Il importe peu que cette opposition puisse tout aussi bien évoquer la métaphysique cartésienne que par exemple la dyade traditionnelle de l'intelligible et du sensible depuis Platon, dyade revue et corrigée par le christianisme. L'opposition âme/corps fait d'ailleurs également partie des topai de la rhétorique de la dévotion, et même, finalement, du langage ordinaire, dans ce siècle religieux. À vrai dire, du fait de la confusion permanente des registres et des finalités qui caractérise la vision du monde du trio constitué par Philaminte, Armande et Bélise - ainsi Armande, niant que l'union matrimoniale puisse être, comme sa sœur Henriette l'a spontanément définie, une union charnelle et affective (vers 20-25 ; 2 : 538), enjoint Henriette de se marier « à la Philosophie» (vers 44; 2: 539) -l'opposition âme/corps tient moins dans Les Femmes savantes de la philosophie que du renversement carnavalesque du haut et du bas.

14. Ou - hypothèse séduisante - « une parodie du débat philosophique entre Descartes et Gassendi, entre "l'esprit" et le "corps" " (McKenna 130, se référant aux deux articles de Jean Molino). Cette parodie des Cinquièmes Objections par Gassendi et de leur réponse par Descartes serait déjà présente à l'acte J, scène 2 d'Amphitryon. Voir« Molière et la philosophie: Amphitryon" (McKenna 119-136).

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Pourtant le vers 36 l'indique assez clairement: « À l'Esprit comme nous donnez-vous tout entière» - au motif plus loin apparent du mariage forcé (d'Henriette à Trissotin) se greffe celui, plus inquiétant, de la conversion contrainte, toujours dans le cadre caractérisant de l'opposition âme/corps. Il s'agit, naturellement, de la conversion de cette maison bourgeoise à « l'Esprit », projet inexécutable du trio des femmes savantes. De ce projet délirant de conversion, de cette opposition sans cesse répétée parce qu'elle est, de manière flagrante et en dépit du trio des femmes savantes, inapplicable à la vie ordinaire d'une maison telle que celle du « Bon Bourgeois» Chrysale (2 : 536), Molière tire tout le profit dramaturgique et comique possible. Le corps, « les sens et la matière» y débordent forcément de toute part et se dérobent à la conversion à « l'Esprit », évidence dont le personnage d'Henriette tire promptement des effets comiquement grivois:

Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez, Si ma Mère n'eût eu que de ces beaux côtés; Et bien vous prend, ma Sœur, que son noble génie N'ait pas vaqué toujours à la Philosophie. (Ll. vers 77-80 ; 2 : 540)

Ce qu'il y a à la rigueur d'anticartésien dans Les Femmes savantes, c'est ce désir extravagant, en violation totale de l' csprit du cartésianisme, de régler la vie comme le savant règle la recherche scientifique. Et en ce sens, ce n'est pas Molière qui est anticartésien, mais ses trois persollilages, qui amalgament ce que Descartes distingue pourtant très bien dans le Discours de la méthode. Dans la troisième partie du Discours de la méthode, Descartes sépare très nettement ce qui relève de la science et ce qui relève de la vie. Non parce que Descartes prendrait acte d'une sorte de « divorce entre la science et la vie» (McKenna 123), mais tout simplement parce que la vie continue pendant que le savant entreprend de reconstruire la science, et qu'il serait absurde que les accidents de la première pussent entraver la reconstruction de la seconde dans la mesure où la science visée est précisément la chose la plus « utile à la vie» (AT 6 : 4 ; BK 3 : 83). La question se trouve provisoirement réglée, sans doute en attendant qu'une morale moins timide et véritablement collective soit tirée de la science une fois achevée, par une « morale par provision » 1

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(AT 6 : 22 ; BK 3 : 96) qui limite l'engagement du scientifique dans le monde ordinaire afin d'en mettre à l'abri son travail de réforme des sciences tout en le laissant être homme. Confondre le temps de la vie ordinaire et celui de la connaissance, ne pas faire la part de leurs exigences respectives, serait renoncer au bonheur d'être homme et « de vivre dès lors le plus heureusement» possible (AT 6 : 22 ; BK 3 : 96).

Ou au bonheur d'être femme, en l'occurrence. Comme vu plus haut, l'opposition comique âme/corps permet, souvent par inversion camavalesque, d'exploiter un certain discours grivois dont la vogue mondaine est par ailleurs très bien signalée dans l'édition 2010. N'est­il pas en effet du meilleur comique de faire pousser d'exubérants râles de plaisir au trio des partisantes dc « l'Esprit », de figurer cette SOlic

d'orgasme poétique collectif déclenché par le sonnet de Trissotin 15, alors que la représentante désignée des « sens» et de la « matière» demeure pour sa part sobrement insensible et « sans émotion» (III.2. vers 819 ; Forestier 2 : 580) ? Grâce à l'opposition comique, la scène renouvelle habilement un des lazzi des Précieuses ridicules (scène 9).

L'opposition âme/corps se prête admirablement à l'inversion camavalesque ainsi qu'à cette confusion perpétuelle des registres et des finalités qui caractérise les femmes savantes. Qu'onjuge cette opposition d'inspiration cartésienne ou non importe finalement peu, puisque ce qui compte, c'est sa fécondité dramaturgique. Au reste, cette opposition n'est jamais désignée comme cartésienne dans un texte où ce qui appartient à Descartes est très explicitement rendu à Descartes. Si l'on entend bien les personnages de Philaminte et d'Armande se pâmer en évoquant les « tourbillons» et les « Mondes tombants» de la cosmologie cartésienne (III.2. v. 884 ; 2 : 583), on ne les entend jamais s'écrier « j'aime son dualisme », ou plutôt, « j'aime sa distinction réelle », puisque c'est l'expression que Descartes emploie dans sa métaphysique pour désigner ce que nous appelons dualisme. Rien d'étonnant à ce que sa métaphysique ne soit pas évoquée, dans la mesure où le Descartes célébré au XVIIe siècle n'est pas encore notre métaphysicien national tel que le XIXe siècle

15. « Toute la scène se prête à une interprétation grivoise)} (Forestier 2: 1535). Voir dans cette scène 2 de l'acte III des Femmes savantes les « Quoi die! ", "Ah!", « Ah!)} et autres « On n'en peut plus! 'ou , On se meurt de plaisir" (2 : 578-579).

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l'instituera, mais bien plutôt le père de ce qu'on considère alors comme la vraie science.

La tendance de Descartes ne semble guère aujourd'hui à la hausse. Ainsi l'anticartésianisme imputé à Molière dans l'édition 2010 se fait-il l' écho des thèses d'Antony McKenna dans son Molière dramaturge libertin, l'une des monographies sur Molière les plus originales de ces dernières années, écrite par un grand spécialiste de la pensée libertine. Même source pour ce qui concerne l'influence surévaluée de La Mothe Le Vayer sur un Molière décidément bien plus libertin que dramaturge, selon Antony McKenna :

Molière, puisant son inspiration philosophique dans les écrits anciens (Lucrèce, Lucien), et chez leurs héritiers (La Mothe Le Vayer, Gassendi), dénonce à son tour l'imposture religieuse des augustiniens et l'imposture des prétentions philosophiques des cartésiens. [Il] est un lecteur attentif des philosophes et du débat contemporain: il est attentif, semble-t-il, à l'épisode de l'Arrêt burlesque composé par Boileau avec l'aide de Bemier et de Racine. (120-121)

Puisqu'il est question d'idéologie dans ces lignes et même de querelles théologiques ou philosophiques auxquelles se serait mêlé Molière, ne faudrait-il pas souligner la portée de l'Arrêt burlesque, dont l'objet principal est de soutenir le cartésianisme contre la censure de la Sorbonne? Certes, il serait délicat de spécifier sans gloser « l'attention que Molière lui prête» (McKenna 121), vu l'absence de document corroborant le témoignage d'Alitophile-Bernier. Du coup, jusqu'à plus ample informé, autant accorder foi à Bernier, selon qui Molière « se proposoit de demesler toutes [les] intrigues » des anticartésiens de la Sorbonne « dans une Comedie qu'il preparoit pour le divertissement de la Cour », et prendre acte de cette réplique du Malade imaginaire - l'apologie de Thomas Diafoirus par Diafoirus père citée plus haut -manifestement peu étrangère à la « terminologie et l'argumentaire» de l'Arrêt burlesque (Robin, «L'indiscipline» 107).

Mais, sans crainte de recourir à une métaphore lourdement cartésienne, abandonnons les sables mouvants de l'idéologie et rejoignons le sol ferme de la dramaturgie en remarquant que c'est

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d'une « Comédie pour le divertissement de la Cour» dont Bernier fait explicitement mention. Il ne s'agit donc que de théâtre, en aucun cas d'une position philosophique que Bernier attribuerait à Molière. Bernier se borne à indiquer que Molière suivait les événements qui ont donné lieu à l'Arrêt burlesque afin de « faire provision de matériaux », comme dirait Descartes (AT 6 : 22 ; BK 3 : 96). Des matériaux à l'usage de la comédie, des matériaux dramaturgiques. De même, pour ce qui concerne l'apologie de Thomas Diafoirus, il convient de ne pas perdre de vue qu'il s'agit d'une réplique, c'est-à-dire, encore une fois, de théâtre. Que Molière se soit inspiré ou non de l'Arrêt burlesque importe au fond assez peu, car seul a d'importance dans Le Malade imaginaire l'effet caractérisant de la réplique qui s'avère nécessaire dans le cas d'un personnage de médecin rétrograde sourd aux « raisons» et aux « expériences» d'Harvey, de Descartes et autres circulationnistes (IL5 ; Forestier 2 : 677). Quant à l'effet de réel procuré par la caractérisation, il est exactement proportiolli1el à la nécessité dramaturgique de chaque trait caractérisant et n'a rien à voir avec une intention idéologique.

Que le théâtre de Molière puisse fonctionner comme une redoutable machine de guerre philosophique, cela est indéniable. Encore faut-il s'entendre sur la nature absolument dramaturgique des ressorts et des éléments qui composent cette machine théâtrale. Une machine qui se nourrit d'idéologie et produit des effets de réel assimilables à de l'idéologie, mais n'en demeure pas moins strictement théâtrale, au service de l'illusion comique. La prudence herméneutique d'Olivier Bloch, à ne pas prendre pour de la timidité, devrait donc s'imposer:

Molière ne présente pas [ ... ] une philosophie ou une pensée qu'il importerait de dissimuler pour la diffuser à différents niveaux de lecture, mais [ ... ] il pourrait bien, en donnant à voir des personnages de comédie et situations comiques dans les philosophies, mettre en scène des philosophes, des pensées ou des philosophies, des thèmes philosophiques, tout ce que, au moins par commodité, l'on nommera ici des philosophèmes. [On] ne trouvera pas [ ... ] chez Molière un système [ ... ], on ne trouvera pas chez lui [ ... ] de philosophèmes [ ... ] qui lui appartiennent en

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propre [ ... ] - ce qu'on pourra trouver chez lui, [ ... ] ce sont ceux des autres 16•

Autrement dit, les « philosophèmes », comme l'écrit Pierre Macherey de l'idéologie, « c'est la pensée en tant qu'elle se présente comme pensée de l'autre» (Macherey §20). Si le théâtre de Molière peut être considéré comme une machine de guerre philosophique, ce n'est pas en tant que cette machine produirait des « phi1osophèmes » ou des énoncés idéologiques, mais en tant qu'elle défait de la pensée, ou plus exactement du prêt-à-penser, de la doxa en quelque sorte assez frelatée pour servir de matériau dramaturgique à fin de divertissement. Le public veut bien s'amuser des querelles de cuistres, mais il n'entend pas y être mêlé.

En vertu de ce qui a été dénommé ailleurs « inférence sganarellienne » (Robin, « Innocence» 158-59), le personnage de Don Juan, « impie en médecine », est adroitement désigné au public comme un impie tout court. C'est bien d'lm personnage du répertoire théâtral européen qu'il s'agit, et non de Molière, qui, affirme-t-on, aurait dû après Tartuffe « aborder désormais les questions religieuses sous le voile de la

16. Molière / Pbi/osophie (27). Du làit de l'anticartésianisme imputé à ,,,lolière dans l'édition 2010 des Œuvres complètes de même que dans le Molière dramaturge libertin d'Antony McKenna, cette prudence semble néanmoins battue en brèche, laissant la voie ouverte à la surinterprétation idéologique de matériaux qui n'ont de raison d'être que dramaturgique:

C'est dans cette perspecti"e critique que j'insisterai ici sur les sous-entendus de la pièce Amphitryon, qui dépassent, à mes yeux, le statut de simples mises en scène de philosophèmes. Loin d'appartenir à "la branche mineure, et légère, de la littérature guerrière", comme le voulait G. COUlon (Q.C, II, p. 351), il s'agit d'une mise en scène de l'imposture divine sur laquelle repose la certitude de l'évidence dans la philosophie cartésienne. (McKenna 127)

De nombreux rapprochements suggestifs sont habilement faits dans ce même chapitre intitulé" Molière et la philosophie: Amphitryon ". Ainsi, le diagnostic de Sganarelle à l'acte II, scène 4 du Médecin malgré lui constituerait une parodie de l'article 15 de la première partie et de l'article 102 de la deuxième partie des Passions de l'âme de Descartes (McKenna 125-26). Or, transposée sur scène dans la bouche d'un personnage tel que Sganarelle, une description de physiologie mécaniste semble forcément alambiquée. Le même effet comique aurait pu être obtenu à l'aide de n'importe quel texte de cet ordre, y compris l'explication du mouvement du cœur dans la cinquième partie du Discours de la méthode. Dans la mesure où il ne s'agit que d'un procédé dramaturgique, il n'était pas nécessaire de mettre ce diagnostic sur le compte d'une idéologie anticartésienne de la part de Molière. Souvent féconds si l'on s'en tient au strict point de vue de la dramaturgie et ne leur confère pas une valeur littérale hors de mise au théâtre, les rapprochements proposés adoptent toutefois un ton doctrinal et il n'est guère étonnant que les « réserves qu'exprime O. Bloch à l'égard de l'attribution à Molière d'une philosophie "sceptique et épicurienne" par J. Molina" soient désapprouvées (127).

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satire de la médecine» (Forestier 1 : XXXII). Or est-il que nous ne savons pas si Molière était « impie en médecine» et donc athée tout court. En revanche, grâce aux publications évoquées ici, nous commençons à mieux comprendre sa dramaturgie et pouvons entrevoir que, vu la nature de cette dramaturgie, Molière est impie en idéologie. Certes, même si sa raison d'être est essentiellement dramaturgique, la distance nécessaire par rapport à tout « philosophème » est elle-même philosophique, et pourrait ainsi rclever de l'esprit cartésien de la souveraineté du libre examen, ou de ce qu'on appellera tout simplement, au XVIIIe siècle, critique. Mais il est peu probable que cet homme de théâtre aurait voulu faire passer son art à la postérité ainsi balisé dans l'histoire de la philosophie, une histoire qui 11' est pas la sienne. Concluons donc que Molière, professionnel du spectacle, est impie en philosophie.

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