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Sous la direction de Olivier Cachard, François-Xavier Licari et François Lormant Actes

François Gény en Louisiane, in O. Cachard, F.-X. Licari et F. Lormant (dir.), La pensée de François Gény, Dalloz, 2013, pp. 101-120

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ContributeursMichel Auberger

Christian Baldus

Olivier Cachard

Pierre-Yves Gautier

Adeline Karcher

Christine Lebel

François-Xavier Licari

François Lormant

Matthias Martin

Olivier Moréteau

Masamichi Nozawa

Nathalie Pierre

Jean-Luc Piotraut

Laurent Seurot

Patrick Tafforeau

François Terré

Estelle Vagost

La pensée

de François Gény

ISBN 978-2-247-12069-76987069

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Sous la direction de Olivier Cachard, François-Xavier Licari et François LormantLe présent ouvrage rassemble les contributions de spécialis-tes français et étrangers de la pensée de Gény, ainsi que celles de jeunes chercheurs, présentées lors du colloque sur la pensée de François Gény, organisé les 20 et 21 octobre 2011 à l’Université de Lorraine à l’occasion du cent cinquantenaire de sa naissance le 17 décembre 1861 à Baccarat. Lorsque Gény s’éteint le 16 décem-bre 1959 à Nancy, il laisse derrière lui une œuvre monumentale et moderne.

Ce colloque est aussi l’acte de naissance de l’Institut François Gény, où le trait d’union entre les thèmes et projets réside précisé-ment dans une approche méthodologique du droit, qui transcende la division contemporaine du droit en de multiples branches et rameaux.

Cet ouvrage sera suivi de la publication d’une sélection de frag-ments et d’inédits de Gény, rassemblés et présentés à l’issue des travaux de l’Atelier François Gény, pour que la communauté des juristes de ce siècle puisse continuer à trouver l’inspiration dans l’œuvre du « juriste français le plus connu à l’étranger », selon l’expression du Professeur Philippe Malaurie.

Sous la direction de Olivier Cachard, François-Xavier Licari et François Lormant

Actes

Sommaire

IX Préface1 Rencontre avec François Gény

par François Terré, professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2), membre de l’Institut

Première partie. La doctrine

7 La vie de François Gény : la doctrine et son époquepar Michel Auberger, ingénieur civil des Mines, docteur en sciences économiques

23 Le doyen François Gény et la Faculté de droit de Nancypar Adeline Karcher, doctorante en histoire du droit, Institut François Gény, Université de Lorraine, ATER à l’Université de Rouen

37 Les lectures de François Gény : la doctrine française et l’École des Pandectespar Christian Baldus, doyen honoraire, Dr.  iur. (Université de Cologne), professeur à l’Université de Heidelberg, directeur de l’Institut de science historique du droit (Université Ruperto-Carola de Heidelberg), professeur invité (Universités de Lorraine et de Trente)

49 Réflexions sur François Gény : l’actualité méthodologique de Science et techniquepar Pierre-Yves Gautier, agrégé des facultés de droit, professeur de droit privé, Université Panthéon-Assas (Paris 2)

57 La libre recherche scientifique à son paroxysme : la jurisprudence arbitralepar Olivier Cachard, agrégé des facultés de droit, professeur de droit privé et sciences criminelles, Institut François Gény, Université de Lorraine, doyen honoraire de la Faculté de droit de Nancy

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La pensée de François GényVI

69 La traduction de l’œuvre de François Gény : méthode de traduction et sources doctrinalespar Olivier Moréteau, professeur titulaire de la chaire Russell B. Long, directeur du Centre de droit civil, Louisiana State Univer-sity, directeur honoraire de l’Institut de droit comparé Édouard Lambert, Université Jean-Moulin (Lyon 3)

83 L’influence de Gény sur le droit civil au Japonpar Masamichi Nozawa, doyen de Law School, Université Rikkyo, Tokyo

91 François Gény en Louisianepar François-Xavier Licari, maître de conférences HDR en droit privé, Institut François Gény, Université de Lorraine

Seconde partie. Le droit matériel

113 La conception du droit par Gény arrêtistepar Matthias Martin, ATER en droit privé, Institut François Gény, Université de Lorraine

125 François Gény et le droit rural et forestierpar François Lormant, docteur habilité à diriger les recherches en histoire du droit, ingénieur de recherches, Institut François Gény, Université de Lorraine

139 François Gény : juriste et propriétaire forestierpar Christine Lebel, maître de conférences HDR en droit privé, Institut François Gény, Université de Lorraine

153 François Gény et la responsabilité civile : le droit-science et le sens de l’histoirepar Nathalie Pierre, maître de conférences en droit privé, Institut François Gény, Université de Lorraine

173 François Gény, arrêtiste en droit de la propriété intellectuellepar Jean-Luc Piotraut, maître de conférences HDR en droit privé, Institut François Gény, Université de Lorraine, chargé de cours à l’Université de Trèves (Allemagne), codirecteur de l’Institut de droit international et comparé (IDIC)

191 François Gény, l’art culinaire et le droit d’auteurpar Patrick Tafforeau, agrégé des facultés de droit, professeur de droit privé, Institut François Gény, Université de Lorraine

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Sommaire VII

201 François Gény et le droit administratif. Le droit administratif vu par un civiliste au début du XXe sièclepar Laurent Seurot, doctorant contractuel, IRENEE, Université de Lorraine

215 François Gény et l’adaptation du droit aux périodes de crisepar Estelle Vagost, ATER en droit privé, Institut François Gény, Université de Lorraine

227 De Méthode... à Ultima Verba... et au-delàpar Michel Auberger, ingénieur civil des Mines, docteur en sciences économiques

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François Gény en Louisiane1

François-Xavier LicariMaître de conférences HDR en droit privé,

Institut François Gény, Université de Lorraine

«  For the reviewer, Gény’s analysis and suggested method was not just an X-ray showing the internal arrangement of the legal system ; it was more a sort of stethoscope, catching the living beat of the law in action. »Albert Tate Jr., « Book Review, Method of Interpre-tation and Sources of Private Positive Law by François Gény », Louisiana Law Review 1965, 25, p. 577, spéc. p. 586.

Le manifeste de la libre recherche scientifique que fut Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif 2 a fait l’objet d’une véritable réception en Louisiane, tant par la doctrine que par la jurisprudence, au point qu’un auteur a pu écrire qu’en Louisiane, les juristes « vivent et travaillent avec Gény3 ».

Cette réception est le résultat d’un concours de plusieurs facteurs que sont notamment la traduction remarquable de Jaro Mayda, un comparatiste d’origine tchèque, et l’appropriation de l’œuvre de François Gény par des juges d’une stature peu commune. Néanmoins, une traduction excellente accueillie avec enthousiasme par des juges d’une exceptionnelle qualité ne peut suffire à expliquer la fécondité de la libre recherche scientifique. Il fallait aussi un terreau intellectuel propice à l’épanouissement de celle-ci. La Louisiane en constituait probablement le type idéal.

1. Sauf indication contraire, les traductions sont les nôtres. La version originale a été retenue lorsque cela a semblé approprié. Nous tenons à remercier chaleureusement Benjamin W.  Janke et Michel Séjean pour leurs encouragements et leur relecture critique.

2. Ci-après « MIS ». Nous nous référons à la deuxième édition, 1919, LGDJ.3. G. J. Rees III, « Albert Tate on the Judicial Function », Tulane Law Review (Tul. L. Rev.)

1987, 61, p. 721, note 1 : « In Louisiana, thanks in large part to the efforts of Judge Tate, lawyers also live and work with Gény [...]. »

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La pensée de François Gény92

Pourtant, en 1991, lors d’un colloque où il s’exprima pour la dernière fois sur François Gény, Jaro Mayda ne put cacher son amertume4. Aux États-Unis, regret-tait-il, plus personne ne s’intéressait vraiment à Gény, ni à ses propres travaux sur le maître nancéen. Il lui semblait que son travail avait été fourni en vain : sa tra-duction de Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif 5 était ignorée par certains et son essai, François Gény and Modern Jurisprudence6, n’avait pas même fait l’objet d’un compte-rendu en Louisiane, alors pourtant qu’il fut édité par les presses universitaires de la Louisiana State University7. À première vue, ce constat se confirme aujourd’hui : un article récent sur les rapports entre la pensée de Fran-çois Gény et celle d’Oliver Wendell Holmes, Jr., ne mentionne ni la traduction ni les essais de Jaro Mayda8. On pourrait encore grossir le trait en notant que François Gény and Modern Jurisprudence, un ouvrage d’une profondeur et d’une richesse inouïe, n’est jamais cité, ni en France ni dans le reste de l’Europe9.

Cependant, nous voudrions montrer que le pessimisme de l’auteur n’était pas justifié. Sa traduction fit l’objet d’une recension enthousiaste par un des juges les plus influents du xxe siècle en Louisiane, Albert Tate Jr., qui sera le fer de lance de la diffusion et de l’application de la libre recherche scientifique dans la jurispru-dence louisianaise10. En quelques années, ainsi que l’avait présagé Jaro Mayda11, celle-ci a fait l’objet d’une véritable réception, non seulement par la doctrine, mais aussi par la jurisprudence de cet État. Le propulseur en fut assurément la brillante traduction offerte par Jaro Mayda12. En effet, jusqu’à sa parution, Méthode d’inter-prétation et sources fut cité par quelques auteurs, mais sa pénétration resta très limitée car, à la fin du xixe siècle, le français était en Louisiane une langue quasi morte13. Le temps avait passé où la doctrine française était citée en version originale14. Les grands civilistes ne sont plus aujourd’hui connus que par le biais des traductions dont ils ont fait l’objet15.

4. J. Mayda, « Gény and the Common-Law World : Thirty Years Later », in « François Gény e la scienzia giuridica del Novecento », Quaderni Fiorentini 1991, 20, p. 189, spéc. p. 190 s.

5. Louisiana State Law Institute, 1963.6. Ci-après « FGMJ », LSU Press, 1978, avec une introduction de A. Tate, Jr.7. Shael Herman, professeur à la Tulane Law School, avait toutefois consacré une recension à

cet ouvrage excellent : American Journal of Comparative Law (Am. J. Comp. L.) 1979, 27, p. 730.8. W.  A.  Penfold, «  An Ineluctable Minimum of Natural Law. François Gény, Oliver

Wendell Holmes, and the Limits of Legal Skepticism », History of European Ideas 2011, 37, p. 475.9. Henri Batiffol consacra un bref compte-rendu à l’ouvrage : RID comp. 1981. 224.10. A. Tate, Jr., « Book review, Method of interpretation and Sources of Private Positive Law

by François Gény », Louisiana Law Review [La. L. Rev.] 1965, 25, p. 577.11. J. Mayda, FGMJ, p. 68 : « The important point [...] is that, despite the art represented by

the current literature, the pragmatic temper of America and of its mixed jurisdictions, such as Louisiana, may well be the environment that will send Gény’s themes toward their integration into a rational, modern jurisprudence. »

12. V., O. Moréteau, « La traduction de l’œuvre de Gény : méthode de traduction et sources doctrinales », dans ce volume.

13. R. K. Ward, « Le décès de la langue française dans le droit louisianais », RTD civ. 1998. 633.14. V. Shelp v. National Surety Corp., 333 F.2d 431 (1964).15. Sur l’immense travail accompli sous la houlette de l’Institut de droit de la Louisiane,

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Depuis lors, il n’est pas rare de lire sous la plume d’universitaires louisianais des propos élogieux sur l’œuvre de François Gény. Tel professeur le qualifie de « joyau de la couronne du droit civil16  ». Il ne s’agit pas là seulement d’hommages de convenance prononcés par des nostalgiques de la Louisiane française et du Code Napoléon. La libre recherche scientifique nourrit la méthodologie juridique louisia-naise et notamment la question cardinale des rapports entre le droit légiféré et la jurisprudence.

Mesurer l’influence d’un auteur sur la jurisprudence d’un pays n’est cependant pas chose aisée. Une tentative faite à l’occasion du centenaire de Gény fut déce-vante17, probablement parce que la jurisprudence française s’y prête mal : laconique voire sibylline, vierge de toute référence doctrinale, celle-ci permet rarement d’iden-tifier une filiation intellectuelle et condamne souvent l’interprète à conjecturer.

La Suisse fut un terrain d’observation plus propice18, mais les résultats obtenus démontrèrent une réticence des juges de ce pays à pratiquer la libre recherche scientifique alors pourtant qu’elle est contenue en essence dans l’article 1er du Code civil suisse (CCS)19.

Quant à la Louisiane, elle constitue le terrain d’investigation idéal. Le style judiciaire y est discursif et argumenté sur le modèle de celui des autres États de la fédération20. L’auteur de l’opinion majoritaire, concurrente ou dissidente21, n’hé-site pas à citer la doctrine, que l’auteur soit un contemporain ou non. C’est ainsi que Joseph Dainow put mesurer avec précision l’autorité de la traduction du traité de droit civil de Planiol dans la jurisprudence louisianaise22.

Nous avons découvert plus d’une trentaine d’arrêts où Méthode d’interprétation et sources est cité dans une décision d’une juridiction de l’État de Louisiane23 pour

v. J. Dainow, « Civil Law Translations and Treatises Sponsored in Louisiana », Am. J. Comp. L. 1975, 23, p. 521.

16. P. R. Baier, « 100 Years of LSU Law, 1906-2006 : A Centennial Gloss », La. L. Rev. 2007, 67, p. 289, spéc. p. 298.

17. L. Julliot de la Morandière, « François Gény et la jurisprudence française », in Le centenaire du doyen François Gény, Dalloz, 1963, p. 67.

18. W. Yung, « François Gény et la jurisprudence en Suisse », in Le centenaire du doyen François Gény, supra note préc., p. 85 ; J. Mayda, FGMJ, p. 31-64.

19. Art. 1 CCS : « La loi régit toutes les matières auxquelles se rapportent la lettre ou l’esprit de l’une de ses dispositions.

À défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier et, à défaut d’une coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire acte de législateur.

Il s’inspire des solutions consacrées par la doctrine et la jurisprudence. »20. M. E. Barham, « La Cour suprême de Louisiane », RID comp. 1978. 121, spéc. 135-137.21. Sur cette pratique, son rôle et notamment son influence sur l’évolution du droit,

v. K. L. Brash, « Chief Justice O’Niell and the Louisiana Civil Code – The Influence of His Dissents », Tul. L.  Rev. 1945, 19, p.  436 ; J.  W.  Sanders, «  The Role of Dissenting Opinions in Louisiana  », La.  L.  Rev. 1963, 23, p.  673 ; M.  E.  Barham, «  La méthodologie du droit civil en Louisiane  », RID comp. 1975. 797, spéc. 811 ; C. A. Marvin, « Dissents in Louisiana : Civility Among Civilians », La. L. Rev. 1998, 58, p. 975.

22. J. Dainow, « Use of English Translation of Planiol by Louisiana Courts », Am. J. Comp. L. 1965, 14, p. 68 ; « Planiol Citations by Louisiana Courts : 1959-1966 », La. L. Rev. 1967, 27, p. 231.

23. On ne compte que deux décisions rendues par une juridiction fédérale qui s’appuient sur

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trancher une question de droit délicate, qu’il s’agisse d’une opinion majoritaire24, concurrente25 ou dissidente26. Cependant, il serait inadéquat de s’en tenir à une approche purement statistique. Il convient de mesurer l’influence de Gény non seu-lement par l’invocation expresse de son autorité, mais aussi par la mise en œuvre de la libre recherche scientifique, quand bien même son géniteur n’est pas cité. Ceci suppose de pouvoir identifier avec précision un cas d’application de cette méthode.

À cette fin, les critères dégagés naguère par Marc Desserteaux conservent leur pertinence27. Nous retiendrons « les hypothèses où il y a eu réellement œuvre per-sonnelle de l’interprète, et où, d’autre part, cette œuvre personnelle est arrivée à rallier la majorité des suffrages, et à faire régner un droit coutumier paisible28  ». Desserteaux identifie deux groupes de cas ; en premier lieu, la résurrection d’une tradition historique oubliée ou gommée par le législateur  : «  l’institution mutilée tend à se reconstituer tout entière  [...]  », sous l’impulsion des tribunaux. Deux monuments jurisprudentiels louisianais au moins répondent à ce critère : la maxime contra non valentem agere non currit praescriptio29 et l’enrichissement sans cause30.

Gény : Shelp v. National Surety Corp., 333 F.2d 431 (1964), per Judge Wisdom ; Hulin v. Fibreboard Corp., 178 F.3d 316 (1999), per Judge Dennis (v. infra, p. 108 s.).

24. La première citation de Gény par la Cour suprême de Louisiane se trouve dans une opinion du juge Tate  : Chambers v. Chambers, 259 La. 246, 249 So. 2d 896 (1971) ; Bell v.  Jet Wheel Blast, 462 So. 2d 166, 170 (La. 1985) ; Bergeron v. Bergeron, 492 So. 2d 1193 (La. 1986) ; Entrevia v. Hood, 427 So. 2d 1146 (La. 1983) ; Babineaux v. Pernie-Bailey Tannehill, 261 La. 933, 261 So. 2d 619 (1972) ; Bonnette v.  Karst, 261  La. 850, 261  So. 2d 589 (1972) ; Adoption of Jason Michael Meaux, 417  So. 2d 522 (La. Ct. App. 3d Cir. 1982) ; Hingle v. Hingle, 369 So. 2d 271 (La. Ct. App. 4th Cir. 1979) ; Burger v. Burger, 357 So. 2d 1178 (La. Ct. App. 4th Cir. 1978) ; Hill v. John L. Crosby, Inc., 353 So. 2d 421 (La. Ct. App. 4th Cir. 1977) ; Schiffman v. Service Truck Lines, Inc., 308 So. 2d 824 (La. Ct. App. 4th  Cir. 1975) ; Levi v.  SLEMCO, 542  So. 2d 1081 (La.  1989) ; Boyer v.  Seal, 553  So. 2d  827 (La.  1989) ; Quinlan v.  Liberty Bank, 575  So. 2d  336 (La.  1990) ; Tarver v.  Du  Pont de  Nemours, 634 So. 2d 356 (La. 1994) ; la première citation de Gény par une cour américaine est due à notre connaissance au juge Wisdom dans l’arrêt Shelp v. National Surety Corp., préc. à la note précédente, soit quelques mois après la traduction de MIS par Mayda.

25. Hill v. Crosby, 353 So. 2d 421, 424 (La. Ct. App. 4th Cir. 1977), o.c. du juge Redmann (prescription extinctive – MIS, no 105) ; Butler v. Baber, 529 So. 2d 374, 382 (La. 1988), o.c. du juge Dennis (responsabilité sans faute du fait des choses –  MIS, no  155-156) ; Schroeder v.  Board of Supervisors of LSU, 591 So. 2d 342, 345 (La. 1992), o.c. du juge Cole (interprétation d’un contrat d’assurance – MIS, no 98).

26. Hibbert v. Mudd, 187 So. 2d 503, 510 (La. Ct. App. 3d Cir. 1966) (Le juge Tate exprime son dissentiment quant à la décision de la majorité de refuser un réexamen de l’affaire) ; Sanders v.  Gore, 676  So. 2d 866, 878, 95-660 (La.  Ct.  App. 3d  Cir. 7  oct. 1996), opinion concurrente et dissidente du juge Yelverton (compatibilité d’un contrat de promesse de mariage avec l’ordre public – MIS, no 175) ;

27. M.  Desserteaux, «  À quel critérium peut-on reconnaître le cas d’application de la libre recherche scientifique ? », in Recueil d’études sur les sources du droit en l’honneur de François Gény, II, Sirey, 1934, p. 423.

28. M. Desserteaux, ibid.29. La renaissance de la fameuse maxime doit presque tout au droit français et à l’article 21 du

Code civil de Louisiane (sur lequel, v. infra, p. 96 s.). Son extension et notamment la création d’un quatrième cas d’application par le juge Tate est assurément à mettre au crédit de la libre recherche : v. B. W. Janke et F.-X. Licari, « Des rives de la Seine à celles du Mississipi : le fabuleux destin de la maxime contra non valentem agere non currit praescriptio », RID comp. 2011. 809, spéc. 816, note 39.

30. Sur l’arrêt Myniard (1967) et sa descendance comme cas topiques de mise en œuvre de la

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L’autre fruit de la libre recherche scientifique est celui, plus typique, où « les interprètes ont adopté des solutions non justifiées par une volonté légale précise, et qui ne trouvaient pas non plus d’appui bien net dans la tradition antérieure à la loi codifiée ». Dans cette hypothèse, le « levier » de l’activité créatrice de l’interprète, c’est le fait nouveau d’ordre économique ou politique «  qui vient bouleverser les conditions antérieures et rendre difficilement applicables les règles juridiques préexistantes  ». La construction prétorienne d’un régime de responsabilité du fait des choses répond assurément à ce critère31. Il existe d’autres illustrations32.

En premier lieu, nous chercherons à identifier les facteurs sociologiques, histo-riques et culturels qui ont pu concourir à une telle réception (I). En second lieu, nous étudierons les manifestations de cette réception réussie (II).

I. LES FACTEURS D’UNE RÉCEPTION RÉUSSIE

La réception en Louisiane de la libre recherche scientifique a pour origine deux facteurs essentiels  : un terrain scientifique propice nourri par la pensée de Por-talis (A) et l’érudition de magistrats audacieux qui ont su faire fructifier l’héritage civiliste (B).

A. PORTALIS EN LOUISIANE

En Louisiane, Portalis a littéralement préparé le terrain à François Gény. Il convient d’expliquer comment. On rapporte que Boulanger aurait dit que Gény était simple-ment « Portalis cent ans plus tard33 ». Le propos se voulait certainement négateur de l’originalité de Gény, mais avait au moins le mérite de mettre en relief une osmose intellectuelle qui nous semble constituer un des ferments de la réception de Gény en Louisiane. François Gény reprend les idées maîtresses de Portalis sur les relations entre le législateur et le juge34, mais les développe en proposant une

libre recherche scientifique  : A. Tate,  Jr., « The Louisiana Action for Unjustified Enrichment  : A Study in Judicial Process », Tul. L. Rev. 1976, 51, p. 446 ; J. Mayda, FGMJ, p. 76-77. La jurisprudence et la doctrine françaises ont constamment servi de modèle à la jurisprudence louisianaise. Entre-temps, l’article 2298 C. civ. L., introduit en 1998, a codifié la jurisprudence constante.

31. Pour une vue d’ensemble, v.  W.  S.  Malone, «  Ruminations on Liability for the Acts of Things », La. L. Rev. 1982, 42, p. 979. V. nos développements infra.

32. V. infra sous II.33. J. Mayda, FGMJ, p. 136.34. Dans MIS, Gény cite abondamment le discours et l’exposé des motifs : v. par ex., no 45 et

57. Sous la plume du juge Dennis, les deux grands auteurs sont cités ensemble dans deux arrêts de la Cour suprême de Louisiane. Dans le premier, à propos de la garde d’un enfant, il est discuté des rapports entre la jurisprudence constante et la loi la codifiant en partie : Bergeron v. Bergeron, 492 So. 2d  1193, 1198-1199 (La.  1986) ; dans le second, il est rappelé que le juge n’est pas cantonné à appliquer une disposition d’un code aux seuls cas connus au moment de son adoption : 9 to 5 Fashions, Inc. v. Spurney, 538 So. 2d 228, 233 (La. 1989).

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méthode construite. Cependant, il convient de noter que la pensée juridique de Portalis n’a pas la même portée en France qu’en Louisiane. Si chez nous, celle-ci a une simple valeur doctrinale, là-bas elle a pris corps dans des préceptes juridiques positifs. C’est là dévoiler un des pans les moins connus à l’étranger du droit civil louisianais.

En effet, si nul n’ignore que le premier Code civil de Louisiane (1808) eut pour modèle le projet de l’an  IX35, rares sont ceux qui savent que le projet de Livre préliminaire de Portalis a été repris presque verbatim dans ce même code civil et qu’on l’y retrouve encore aujourd’hui sous réserve de quelques modifications mineures36. Ce texte qui effraya tant les magistrats français37 qu’il fut rejeté et remplacé par un infirme chapitre préliminaire dans le Code civil des Français, reprend sous une forme normative les idées que Portalis exprima dans son fameux discours38. Cette partie introductive était particulièrement nécessaire dans un code destiné à être appliqué par des juges majoritairement étrangers à la tradition civiliste39.

La norme la plus remarquable de ce titre préliminaire du Code civil de Louisiane, et en même temps point d’effraction de la libre recherche scientifique, est son article 21  : « Dans les matières civiles, le juge, à défaut de loi précise, est obligé de procéder conformément à l’équité ; pour décider suivant l’équité, il faut recourir à la loi naturelle ou à la raison, ou aux usages reçus, dans le silence de la loi positive40. »

35. Parmi une abondante littérature, v. J. Dainow, « Codification et révision du droit privé en Louisiane  », RID  comp. 1956.  376, spéc.  378  s. ; J.  H.  Tucker, «  Tradition et technique de la codification dans le monde moderne  : l’expérience de la Louisiane », in Études juridiques offertes à Léon Julliot de la Morandière, Dalloz, 1964, p. 593 ; A. A. Levasseur, « Les codifications en Louisiane », RRJ 1986. 171 ; id., Moreau Lislet : The Man Behind the Digest of 1808, Claitor’s Publishing, 2008. Plus généralement, sur l’influence du droit français sur celui de la Louisiane, v. V. V. Palmer, « The French Connection and the Spanish Perception », La. L. Rev. 2003, 64, p. 1067.

36. Pour une étude approfondie, v. T. W. Tucker, « Interpretations of the Louisiana Civil Codes, 1808-1840 : The Failure of the Preliminary Title », Tulane European & Civil Law Forum 2004, 19, 57.

37. V., M.-C. Belleau, « Pouvoir judiciaire et codification : une perspective historique », Revue de droit de l’Université de Sherbrooke (RDUS) 1997-1998, p. 28, spéc. p. 71.

38. J.-E.-M. Portalis, « Discours préliminaire sur le projet de Code civil présenté le 1er pluviôse an IX », in Le discours et le Code. Portalis deux siècles après le Code Napoléon, 2004.

39. F.-F.  Stone, «  Les cas non prévus par le droit en vigueur  », in Mélanges dédiés à Gabriel Marty, Univ. des sciences sociales de Toulouse, 1978, p.  1078, spéc. p. 1079. Sur les premières décennies de la Cour suprême de Louisiane et les juges qui la composèrent, v. R. B. Fisher, Jr., « The Louisiana Supreme Court, 1812-1846 : Strangers in a Strange Land », Tulane European & Civil Law Forum 1973, 1, vol. 4.

40. Pour un commentaire de la norme, v. M. Franklin, « Equity in Louisiana : The Role of the Article 21 », Tul. L. Rev. 1935, 9, p. 485 ; v. aussi J. Dainow, « The Method of Legal Development Through Judicial Interpretation in Louisiana and Porto Rico », Revista Juridica de la Universidad de Puerto Rico 1952-1953, 22, p. 110, spéc. p. 111 s. ; J. Mayda, FGMJ, 78, p. 168. Sur la place de l’équité en général dans le droit de la Louisiane, v. V. V. Palmer, « The Many Guises of Equity in a Mixed Jurisdiction  », Tul.  L.  Rev. 1994, 69, p.  7. À propos de cet article, F.-F.  Stone (préc. à la note précédente, p. 1082, note 21) relève que certains craignaient que l’article 21 ne fût le véhicule par lequel le common law serait importé en Louisiane sous le manteau de la loi naturelle et de la raison au prétexte qu’il n’existerait pas de loi expresse à appliquer. Comme nous le verrons dans les développements qui suivent, cette menace ne s’est pas réalisée.

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L’article 21, que l’on retrouve aujourd’hui en substance à l’article 441, mais sans réfé-rence à la loi naturelle42, a pour source immédiate l’article 5.11 du projet de Livre préliminaire43.

Il ressort des idées de Portalis et de Gény plusieurs points essentiels quant aux rapports entre le droit légiféré et le juge. Le codificateur ne peut tout prévoir et, avec le passage du temps, le besoin d’un juge créateur et de la jurisprudence se fait sentir. Le juge devra alors trancher le cas de la manière la plus juste possible et sans référence au droit positif et donc agir comme un préteur  : il reconnaît un intérêt et donne un remède. Pour cela, il devra utiliser certaines sources telles l’ana-logie, l’équité ou la loi naturelle.

Il faut s’attarder un moment sur les sources. Portalis vise l’équité. Le mot est certainement un des plus polysémiques qui soit mais, pour le père du Code civil, il est synonyme de justice des cas concrets fondée sur la loi naturelle44. Quant à Gény, il fait parfois référence à l’équité45, mais préfère la notion de droit naturel. Par une allusion au droit naturel, « les codificateurs réintroduisent le droit romain, renié pendant la période révolutionnaire parce qu’associé à la jurisprudence de l’ancien régime [...]46 ». Quant à Gény, sa conception du droit naturel est certaine-ment ambivalente47, mais ne nous semble pas éloignée de celle de Portalis  : une

41. Le titre préliminaire a été révisé en 1987. L’article 4 dispose : « Lorsque pour une situation particulière aucune règle ne peut être déduite de la législation ou de la coutume, la cour est tenue de procéder conformément à l’équité. Pour décider suivant l’équité, il faut recourir à la justice, à la raison et aux usages dominants. »

42. V.  le surprenant commentaire (b) sous l’article 4 (Louisiana Civil Code, 2009, Thomson West) : « L’expression “droit naturel” de l’article 21 du Code de 1870 n’a pas de sens défini dans la jurisprudence de Louisiane et n’est pas reproduite dans cette révision. »

43. « Dans les matières civiles, le juge, à défaut de loi précise, est un ministre d’équité. L’équité est le retour à la loi naturelle, ou aux usages reçus dans le silence de la loi positive. »

44. « De tous les temps on a dit que l’équité était le supplément des lois. Or, qu’ont voulu dire les jurisconsultes romains, quand ils ont ainsi parlé de l’équité ? Le mot équité est susceptible de diverses acceptions. Quelquefois il ne désigne que la volonté constante d’être juste, et dans ce sens il n’exprime qu’une vertu. Dans d’autres occasions, le mot équité désigne une certaine aptitude ou disposition d’esprit qui distingue le juge éclairé de celui qui ne l’est pas, ou qui l’est moins. Alors l’équité n’est, dans le magistrat, que le coup d’œil d’une raison exercée par l’observation, et dirigée par l’expérience. Mais tout cela n’est relatif qu’à l’équité morale, et non à cette équité judiciaire dont les jurisconsultes romains se sont occupés, et qui peut être définie un retour à la loi naturelle, dans le silence, l’obscurité ou l’insuffisance des lois positives. C’est cette équité qui est le vrai supplément de la législation, et sans laquelle le ministère du juge, dans le plus grand nombre des cas deviendrait impossible. »

45. MIS, 100.46. M.-C. Belleau, « Pouvoir judiciaire et codification : perspective historique », RDUS 1997-

1998, 28, p. 68, spéc. p. 85 ; sur la conception qu’avait Portalis du droit naturel, v. aussi B. Beigner, « Portalis et le droit naturel dans le Code civil », Revue d’histoire des facultés de droit et de la science juridique 1988. 77 ; S. Goyard-Fabre, « Montesquieu entre Domat et Portalis », Revue de droit de McGill 1990, 35, p. 715 et 729 s. (1990) ; M. Ganzin, « Portalis et le droit naturel : de la souveraineté pour le législateur au recours supplétif pour le juge », in Un dialogue juridico-politique  : le droit naturel, le législateur et le juge, PUAM, 2010.

47. Le lecteur est renvoyé à E. di Carlo, « Le droit naturel dans le système d’interprétation de Gény », in Recueil d’études sur les sources du droit en l’honneur de François Gény, I, Sirey, 1934, p. 234 ; J. Mayda, FGMJ, p. 14 et 130 s. ; M. Villey, « François Gény et la renaissance du droit naturel », in Le centenaire du doyen François Gény, op. cit., supra note 17, p. 39 ; O. Cayla, « L’indicible droit naturel de

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justice irréductible fondée sur la nature des choses. Il importe peu que les concep-tions de l’un et de l’autre ne soient pas exactement les mêmes. Le pouvoir évo-cateur de la notion a certainement suffi à construire un pont entre les deux pen-seurs. En réalité, la démarche adoptée par les cours de Louisiane nous semble plus proche des conceptions de Raymond Saleilles et d’Édouard Lambert48, pour qui le droit comparé était quasi synonyme de droit naturel49. Ce rapprochement éclaire bien les principales applications de la libre recherche scientifique par les tribu-naux de Louisiane : en ressuscitant la maxime contra non valentem agere ou l’action de  in rem verso, en édifiant un système de responsabilité sans faute, les juges loui-sianais ont rénové le droit de leur pays en revêtant à la fois la toge du préteur et la perruque du Lord Chief Justice. Ils ont trouvé dans la doctrine et la juris-prudence française une base objective leur permettant d’aller au-delà du Code civil de Louisiane, mais par le Code civil de Louisiane. En somme, la renaissance du droit civil fut à la fois une réappropriation du Code civil et un rajeunissement de celui-ci basé sur une authentique méthode civiliste.

La réception de l’œuvre de Gény fut probablement encore facilitée par la résis-tance que les tribunaux de Louisiane ont toujours opposée au positivisme50. En témoigne l’interprétation qu’ils donnèrent aux dispositions des codes de 1808 et de 1825 qui avaient pour but d’abroger tout le droit antérieur à la codification, un maquis de droit coutumier, de droit français et espagnol. Ainsi, dans l’arrêt Reynolds v. Swain, le juge en chef François-Xavier Martin affirma sans ambages que le légis-lateur ne saurait abroger le droit non écrit tel que le droit naturel ou le droit des nations, ni même la jurisprudence constante51. C’est ainsi que dans cette affaire

François Gény », Revue d’histoire des facultés de droit et de la science juridique 1988. 103 ; B. Oppetit, « François Gény et le droit naturel », in « François Gény e la scienzia giuridica del Novecento », préc., supra note 4, p. 89 ; W. A. Penfold, art. préc. supra note 8.

48. Sur celles-ci, moins opposées que complémentaires, v.  C.  Jamin, «  Le vieux rêve de Saleilles et Lambert revisité », RID comp. 2000. 734. V. aussi, sur les différentes facettes de l’œuvre du second  : S.  Caporal, «  Édouard Lambert. Théoricien de la jurisprudence sociologique  », Acta Universitatis Danubius. Juridica 2009, 5, p. 185.

49. R. Saleilles, « École historique et droit naturel », RTD civ. 1902. 131 ; id., « La fonction juridique du droit comparé », in Juristische Festgabe des Auslandes zu Josef Kohlers 60. Geburtstag, 1909, p. 164, spéc. p. 168-171. Dans un des chapitres ajouté à la seconde édition, Gény rend compte des réflexions de Saleilles et de Lambert. Il reconnaît que le droit comparé peut constituer un des auxiliaires utiles du renouvellement du droit français. Il ne va toutefois pas jusqu’à y voir une source du droit naturel : MIS, no 193.

50. O. Moréteau, « De Revolutionibus  : The Place of the Civil Code in Louisiana and in the Legal Universe  », in J.  Andino Dorato, J.-F.  Ménard et L.  Smith (dir.), Le droit civil et ses codes  : parcours à travers les Amériques, Thémis, 2011, p. 1, spéc. p. 11 ; R. A. Pascal, « Of the Civil Code and Us », La. L. Rev. 1998, 59, p. 301, republié in R. A. Pascal, A Priest of Right Order (O. Moréteau ed.), Baton Rouge, 2010, 129 p. [http://www.law.lsu.edu/index.cfm?geaux=ccls.publications].

51. Reynolds v. Swain, 13 La. 193 (1839) : « L’abrogation édictée dans le code, et la loi de 1828, ne peuvent s’étendre au-delà des lois que le législateur lui-même a adoptées  [...]. Elle ne peut pas être étendue à ces lois non écrites, qui ne tirent pas leur autorité de l’institution positive d’un peuple, telles le droit révélé, le droit naturel, le droit des nations, le droit de la paix et de la guerre, ainsi que ces règles qui sont fondées sur ces relations de justice qui existaient dans la nature des choses, précédant tout précepte positif. » Reynolds v. Swain a été qualifié de « contribution la plus influente »

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l’application d’une règle du droit romain des sociétés fut confirmée et que, dans une autre, le droit naturel est présenté comme le fondement de la maxime contra non valentem agere non currit praescriptio52. Cette saine résistance au posi-tivisme fut certainement une autre manifestation de l’influence de Portalis en Louisiane.

La Louisiane disposait donc de règles d’interprétation incorporées dans son code et d’une méthode propice à sa mise en œuvre. De grands juges surent en tirer le meilleur parti : ils donnèrent à la libre recherche scientifique ses pages de gloire et au droit louisianais une modernisation assumée.

B. LA SAVANTE TRINITÉ : LES JUGES BARHAM, TATE ET DENNIS

Le caractère fructueux de la méthode n’échappa pas à quelques juges érudits et audacieux qui firent de Méthode d’interprétation et sources l’instrument privilégié du parachèvement de la renaissance du droit civil en Louisiane53. Mack Elwin Barham (1924-2006), fit prendre conscience à la communauté des juristes que la consolidation du mouvement de renaissance du droit civil en Louisiane ne pou-vait passer que par l’application d’une méthodologie juridique civiliste  : celle de François Gény54. Il donna l’exemple en la mettant en œuvre dans nombre de ses opinions55. Le juge Albert Tate Jr. (1920-1986) fut certainement un des plus grands juges de Louisiane ; s’appuyant sur Gény, mais aussi sur sa connaissance incomparable du droit français, il développa dans une série d’articles une impor-tante réflexion sur la place du juge dans un système juridique de droit mixte56 et

de F.-X.  Martin  : M.  F.  Fernandez, From Chaos to Continuity  : The Evolution of Louisiana’s Judicial System, 1712-1862, LSU Press, 2001, p. 84.

52. La première prise de position d’une juridiction louisianaise sur les origines historiques de contra non valentem se trouve sous la plume du juge Mathews dans Morgan v. Robinson (12 Mart. [o.s.] 76 [La. 1822]), qui affirme son origine espagnole et jusnaturaliste  : «  [He] relies principally on the maxim, contra non valentem agere, non currit prescriptio as adopted and recognized by the Spanish law, and being an axiom, or first principle of natural law and justice, and therefore applicable to every system of jurisprudence, wherein the contrary is not expressly established by legislative power. In this view of the subject we agree with the counsel of the plaintiff, and, notwithstanding the express terms of limitation in our code, it is thought, that they ought not to be interpreted as to conflict with this universal maxim of justice. » Sur le développement parallèle de la maxime en France et en Louisiane, v. B. W. Janke et F.-X. Licari, préc., supra note 29.

53. K. M. Murchison, « The Judicial Revival of Louisiana’s Civilian Tradition : A Surprising Triumph for the American Influence », La. L. Rev. 1988, 49, p. 1.

54. M.  E.  Barham, «  A Renaissance of the Civilian Tradition in Louisiana  », in J.  Dainow (dir.), The Role of Judicial Decisions and Doctrine in Civil Law and in Mixed Jurisdictions, LSU  Press, 1974, p. 38.

55. V.  par  ex. sa remarquable opinion dissidente dans l’affaire Tannehill v.  Tannehill, 261 La. 933, 261 So. 2d 619 (La. 1972).

56. V. Reflections on Law, Lawyering, and Judging. The Essays and Articles of Justice Albert Tate, Jr., (with foreword of Judge Dennis), LSU, 2006 ; c’est un bel ouvrage qui reprend tous les écrits du juge à l’exception de ses opinions judiciaires. Sur la doctrine d’Albert Tate, v. G. J. Rees III, préc., supra, note 3.

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offrit au droit prétorien louisianais de véritables morceaux d’anthologie57. Le juge James L. Dennis, lui aussi d’une grande érudition, marcha sur les pas de ses illustres prédécesseurs et consolida l’édifice tant doctrinal58 que prétorien59.

On peut néanmoins se demander pourquoi Gény est devenu la référence cardinale en Louisiane, alors que la doctrine américaine n’a pas manqué de critiques brillants du formalisme60 dont les noms les plus fameux sont Oliver Wendell Holmes  Jr. (1841- 1935)61, Benjamin N. Cardozo62 (1870-1938), le doyen Roscoe Pound (1870-1964)63,

57. M. E. Barham, « A Civilian of Our Times : Justice Albert Tate, Jr. », La. L. Rev. 1987, 47, p.  929 ; A.  Yiannopoulos, «  Civil Law in Judge Tate’s Court  : Three Decades of Challenge  », Tul. L. Rev. 1987, 61, p. 743 ; P. R. Baier, « Of Judicial Freedom and Judicial Constraint : The Voice of Louisiana’s Judge Albert Tate, Jr. », Southern University Law Review [S.U. L. Rev.] 2008, 35, p. 443.

58. J.  L.  Dennis, «  Interpretation and Application of the Civil Code and the Evaluation of Judicial Precedent », La. L. Rev. 1993, 54, p. 1. Dans cet article remarquable, le juge Dennis tire profit non seulement des écrits de Portalis et de Gény mais aussi de Philipp Heck, le fondateur de l’Interressenjurisprudenz. Celui-ci développa dans ses travaux l’importance de la pesée des intérêts en présence comme méthode de complètement du droit par le juge. Cette méthode avait seulement été esquissée par Gény (v. sur ce thème, G. Lazzarin, « Le juge administratif et la doctrine de François Gény. Réflexions sur la méthode de la “balance des intérêts”  », JCP  Adm. 2011.  2222). V.  aussi, J. L. Dennis, « Capitant Lecture », La. L. Rev. 2003, 63, p. 1003.

59. V. les différentes opinions que nous relatons dans cette contribution.60. V., G. E. White, « From Sociological Jurisprudence to Realism : Jurisprudence and Social

Change in Early Twentieth- Century America », Virginia Law Review 1972, 59, p. 999 ; F. Michaut, « Le rôle créateur du juge selon l’école de la “sociological jurisprudence” et le mouvement réaliste américain. Le juge et la règle de droit », RID comp. 1987. 343 ; M.-C. Belleau, « Le classicisme et le progressisme dans la pensée juridique aux États-Unis selon l’analyse historique de Morton J. Horwitz », Cahiers de Droit [C. de D.] 1993, 34, p. 1235.

61. Holmes est généralement considéré comme un précurseur du mouvement réaliste (v. par ex. W. W. Fisher III, M. J. Horwitz et T. A. Reed, American Legal Realism, 1993, p. 3 s.). Son œuvre maîtresse est The Common Law, 1881, réimp. 2009, avec une introduction et des annotations de G. E. White, The Belknap Press of Harvard U. Press ; v. aussi « The Path of the Law », Harv. L. Rev. 1897, 10, p. 459, qui constitue un des autres textes canoniques du réalisme américain. Celui-ci a été récemment traduit par F.  Michaut sous le titre «  La passe étroite du droit  », Clio@Themis, Revue électronique d’histoire du droit, no  2. La pensée du juge Holmes ne cesse de nourrir la doctrine et la jurisprudence américaines. V.  l’article de référence de G. E. White, « The Rise and Fall of Justice Holmes  », The University of Chicago Law Review 1971, 39, p.  51. V.  plus récemment, R.  Gavison, « Holmes’s Heritage : Living Greatly in the Law », B. U. L. Rev. 1998, 78, p. 844.

62. Le juge Cardozo fut un des principaux propagateurs aux États-Unis de la pensée de Gény qu’il ne cite pas moins de vingt-six fois dans son ouvrage The Nature of the Judicial Process, 1921. Celui-ci a été traduit et présenté par G. Calvès, La nature de la décision judiciaire, Dalloz, coll. « Rivages du droit », 2011.

63. Roscoe Pound, dont l’influence sur la science juridique américaine reste immense, présente bien des points communs avec François Gény qu’il cite dans nombre de ses écrits. Sa première salve fut un article critiquant le conceptualisme ambiant («  Mechanical Jurisprudence  », Columbia Law Review 1908, 8, p.  605). L’œuvre de celui qui fut le doyen de la Faculté de droit de Harvard de 1916 à 1936, le fondateur de la Sociological Jurisprudence et père spirituel du Legal Realism, est impressionnante tant par son abondance que par sa profondeur. Elle est nourrie d’histoire, de philosophie et de droit comparé. Elle a atteint sa maturité dans un recueil de conférences publié au crépuscule de sa vie et resté longtemps confidentiel : The Ideal Element in Law, University of Calcutta Press, 1958, réimp.  2002, Liberty Fund, Inc. Gény et Pound se séparent sur la question du droit naturel : v. K. Kreilkamp, « Dean Pound and the Immutable Natural Law », Fordham L. Rev. 1949, 18, p. 173.

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Jerome Frank (1889-1957)64, Karl N. Llewelyn (1893-1962)65 et F. Rodell (1907-1980)66, l’enfant terrible du Legal Realism.

La raison en est probablement que le juge Holmes, s’il s’attaqua brillamment au formalisme le fit en formulant des idées générales disséminées dans ses écrits judi-ciaires et extrajudiciaires67, ne proposa jamais de méthode de remplacement. Le juge Cardozo, s’il cerna les défauts du formalisme avec méthode dans son ouvrage phare, laissa « irrésolue la question de base qui est de savoir comment le juge décide en cas de lacune (et même celle de la délimitation de cette dernière)68 ».

S’agissant de Jerome Frank, son scepticisme fondamental, sa critique radicale du droit et de ses méthodes, pour stimulants qu’ils soient, ont pu sembler d’une uti-lité restreinte pour un juge confronté à un cas concret69. Quant à Llewelyn et Pound, leur influence apparaît dans certaines décisions bien qu’ils ne soient pas cités nommément70.

Lorsque parut la traduction de Jaro Mayda, l’Amérique ne découvrit pas Gény. Méthode d’interprétation et sources avait d’ores et déjà laissé une empreinte impor-tante sur la science juridique américaine71. Ce qui changea, c’est que l’ouvrage fut pris pour ce qu’il était : une méthodologie à destination des juges.

Gény, à la fois catholique, conservateur et réformateur proposait un com-promis72 apte à séduire des juges élus et donc en phase avec une société louisianaise

64. J.  Frank, Law and the Modern Mind, 1930 ; Courts on Trial. Myth and Reality in American Justice, 1949. Sur la personnalité et le rayonnement de J.  Frank, fondateur du Legal Realism, on consultera R. J. Glennon, The Iconoclast As Reformer. Jerome Frank’s Impact on American Law, Cornell University Press, 1985.

65. K.  N.  Llewelyn est une des figures majeures de la pensée juridique américaine et un des pionniers du réalisme juridique américain. Il enseigna à l’Université de Columbia et à celle de Chicago. The Bramble Bush, 1930, réimp. 2008, Oxford University Press, est devenu un « classique ». Une autre œuvre majeure, restée jusqu’à maintenant à l’état de manuscrit, vient d’être publiée : The Theory of Rules, avec une introd. de F. Schauer, University of Chicago Press, 2011. Elle témoigne d’un certain retour au classicisme juridique.

66. Fred Rodell fut probablement avec Jerome Frank un des membres les plus radicaux du Legal Realism. Sa critique au vitriol de l’académisme des revues juridiques constitue une œuvre d’anthologie : « Goodbye to Law Reviews », Virginia Law Review 1936, 23, p. 34.

67. V., R. A. Posner (dir.), The Essential Holmes, University of Chicago Press, 1992.68. R. A. Posner, Cardozo. A Study in Reputation, University of Chicago Press, 1993, p. 30.69. Sur l’attitude de J.  Frank lorsqu’il fut juge lui-même, v.  R.  J.  Glennon, op.  cit., supra

note 64, p. 129-163.70. Rees, art. préc., note 3.71. M. Franklin, « L’influence de M. Gény sur les conceptions et les méthodes juridiques aux

États-Unis  », in Recueil d’études  [...], op.  cit., supra note  27, p.  30 ; D.  Kennedy et M.-C.  Belleau, « François Gény aux États-Unis », in C. Thomasset, J. Vanderlinden et P. Jestaz (dir.), François Gény, Mythe et Réalités 1899-1999 - Centenaire de Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, Essai critique, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2000, p. 295 ; C. Petit, « A Contributor to the Method of Investigation. Sobre la fortuna de Gény en America », in François Gény e la scienzia giuridica del Novecento, op. cit., supra, note 4, p. 201.

72. Comp. M.-C. Belleau, « Les juristes inquiets : classicisme juridique et critique du droit au début du xxe siècle en France », C. de D. 1999, 40, p. 507, spéc. p. 512 : « [...] ils essaient de récupérer une situation en voie de détérioration rapide espérant ainsi éviter une rébellion et garder la paix sociale en proposant suffisamment de changements au système juridique pour s’adapter à une société en mouvement. »

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conservatrice mais en transition73. Contrairement à la plupart de ses homologues américains, forcément juristes de common  law, concentrés pour ne pas dire obnu-bilés par le système du précédent et du stare decisis, ainsi que par le pouvoir de la Cour suprême, Gény était un civiliste français. Il proposait une méthode moderne, pondérée, permettant de parachever la renaissance du droit civil en Louisiane. Enfin, et peut-être surtout, les juges louisianais voyaient leur activité créatrice légi-timée pour le passé et encouragée pour l’avenir, par un des maîtres incontestés du droit civil et ainsi ne risquaient plus de donner des arguments à ceux qui voyaient dans la Louisiane et son système un membre inavoué du common law74.

Il reste à voir maintenant l’expression de cette réception de l’œuvre de Gény par la jurisprudence de Louisiane.

II. LES MANIFESTATIONS DE LA RÉCEPTION DE MÉTHODE D’INTERPRÉTATION ET SOURCES EN LOUISIANE

La plupart des arrêts citant Méthode d’interprétation et sources mériteraient un commentaire. Les plus importants d’entre eux révèlent l’influence de la doctrine de Gény sur les méthodes d’interprétation des juges louisianais (A) et sur la ques-tion du caractère rétroactif de la jurisprudence (B).

A. L’INFLUENCE DE GÉNY SUR LES MÉTHODES D’INTERPRÉTATION DU JUGE LOUISIANAIS

À propos du Code civil suisse, Gény écrivait que « [...] la formule de l’article 1er du Code civil suisse de 1907 pourrait être proposée comme contenant le résumé le plus

73. Comp. pour un portrait type du juge louisianais, magistrat, homme d’état et politique, v. S. C. Symeonides, « The Louisiana Judge : Judge, Statesman, Politician », in V. V. Palmer (dir.), Louisiana – Microcosm of a Mixed Jurisdiction, Carolina Academic Press, 1999, p. 89.

74. Depuis l’article incendiaire de G.  Ireland («  La Louisiane. Vue nouvelle de son système juridique », in Recueil d’Études en l’honneur d’Édouard Lambert, t. 2, LGDJ, 1938, p. 94), la question de l’appartenance de la Louisiane à la famille civiliste est un enjeu cardinal qui oblige la doctrine et la jurisprudence à prendre des positions compatibles avec le civil  law. Cette attitude confine parfois à l’ultra-orthodoxie. Ainsi, les tribunaux affirment régulièrement et avec vigueur ne pas appliquer le principe du stare decisis, mais celui de l’autorité de la jurisprudence constante ; le corollaire est une adhésion à la fiction contestable de la non-rétroactivité de la jurisprudence (infra sous  II). Ceci explique probablement aussi pourquoi la jurisprudence louisianaise est attachée viscéralement au principe pacta sunt servanda au point de rejeter la théorie de l’imprévision et de refuser toute idée de contrôle judiciaire des clauses déraisonnables —  v.  J.-L.  Beaudouin, «  Theory of Imprevision and Judicial Intervention to Change a Contract », in J. Dainow (dir.), Essays on the Civil Law of Obligations (ed.), L.S.U. Press, 1969, p. 151, 160 s. ; J. Riley, « Embracing the Principle of Growth : A Call for An Expansion of the Doctrine of Fortuitous Event in Louisiana Law », S.U. L. Rev. 2008, 35, p. 413. Quant aux clauses abusives, la jurisprudence semble esquisser un pas en direction d’une réception mesurée de la notion d’unconscionability : F. Niswanger, « An Unconscionability Formula for Louisiana Civilians ? », Tul. L. Rev. 2006, 81, p. 509.

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adéquat de mes développements75 ». La disposition captant l’essence de la méthode de Gény est assurément son alinéa 2 aux termes duquel : « À défaut d’une disposi-tion légale applicable, le juge prononce selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire acte de législateur. » Il n’est dès lors guère étonnant que son esprit devint le véritable mot d’ordre de la jurisprudence louisianaise. Voyons comment il fut mis en œuvre.

Dans le cadre le plus banal qui soit, un divorce assorti d’un contentieux sur la pension alimentaire, la Cour suprême de Louisiane a été conduite à se prononcer sur une question de principe qui relève à la fois de la constitutionnalisation du droit privé76 et de la méthodologie juridique, plus précisément du comblement des lacunes par le juge. Le Code civil de Louisiane contenait un article 160 ainsi for-mulé : « Lorsque la femme n’a pas été en faute, et ne dispose pas de moyens suffi-sants pour sa subsistance, le juge peut lui allouer des aliments prélevés sur la pro-priété et les revenus du mari, sans toutefois que ceux-ci puissent excéder un tiers des revenus de celui-ci. »

Il n’existait pas de disposition autorisant expressément un tribunal à allouer des aliments au mari à la suite d’un divorce. Le mari et défendeur soutint que l’article 160 était inconstitutionnel en ce qu’il violait le quatorzième amendement de la Constitution des États-Unis77 et l’article 1er § 3 de la Constitution de l’État de Louisiane de 1973, rédigé en des termes comparables. Le raisonnement qui va conduire le juge Dennis à ne pas annuler cette disposition, tout en parvenant à une solution adaptée à l’évolution de la société louisianaise, constitue une application topique de la libre recherche scientifique.

Le juge Dennis commence par relever que l’argumentation basée sur le droit constitutionnel est pertinente, car la disposition contestée instaure une différence entre l’homme et la femme qui est déraisonnable et arbitraire. Il explique ensuite que cette disposition s’explique par le contexte socio-économique de l’époque de son adoption  : «  De telles classifications en vue d’attribuer un droit à aliments n’étaient pas seulement basées sur le sexe, mais aussi probablement fondées sur la présomption que tous les maris divorcés ont les moyens de subvenir à leurs propres besoins, ou que peu de femmes divorcées ont des biens ou des revenus desquels des aliments pourraient être prélevés, ou bien sur ces deux présomptions. Si ces propo-sitions ont jamais été vraies, l’expérience commune nous enseigne qu’elles s’éloignent trop de la réalité d’aujourd’hui pour résister au test de la clause d’égale protection du droit.  » De manière intéressante, le juge Dennis affirme que «  le

75. MIS, no 204. Adde  : O. Gauye, « François Gény est-il le père de l’article 1er, alinéa 2, du Code civil suisse ? », Revue de droit suisse, 1973, 92, p. 271.

76. Loyacano v. Loyacano, 358 So. 2d 304 (La. 1978). Sur la constitutionnalisation du droit privé louisianais, v. O. Moréteau, « De Revolutionibus... », préc., supra note 50, p. 25, spéc. p. 27.

77. Section  1  : «  Toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen des États-Unis et de l’État dans lequel elle réside. Aucun État ne fera ou n’appliquera de lois qui restreindraient les privilèges ou les immunités des citoyens des États-Unis ; ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière ; ni ne refusera à quiconque relève de sa juridiction l’égale protection des lois. »

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défaut d’autorisation expresse du législateur d’octroyer des aliments aux citoyens mâles divorcés n’invalide pas nécessairement l’article 160. Puisque la Louisiane est un pays de droit civil, l’absence d’une disposition expresse n’implique pas que les tribunaux ne disposent pas du pouvoir d’accorder un remède. Dans toutes les matières civiles, lorsque le droit positif est silencieux, le Code civil oblige le juge à décider en accord avec l’équité, c’est-à-dire conformément au droit naturel et à la raison, ou aux usages reçus (art.  21 du Code civil de Louisiane). Cette Cour a reconnu à maintes occasions son devoir d’agir et de trancher d’importantes contro-verses dans ces circonstances ».

Dans la suite de son raisonnement, le juge Dennis expose la méthode qui va le conduire à ne pas annuler l’article 160 du Code civil de Louisiane, tout en décidant que les maris divorcés doivent se voir reconnaître une pension alimentaire, même en l’absence de disposition légale expresse. Il va invoquer non seulement les articles 13 à 30 du Code civil de Louisiane, qui livrent quelques directives d’inter-prétation, mais aussi et surtout la doctrine  : «  Nous sommes conscients que des auteurs réputés enseignent que les juges de tradition civiliste ne sont pas tenus de dépendre purement de l’analyse logique des lois en vigueur, mais peuvent employer d’autres méthodes d’interprétation reconnues. Ils peuvent procéder à une exégèse extensive pour découvrir l’intention du législateur ; les textes législatifs peuvent être interprétés de manière à leur donner une application en harmonie avec les situations contemporaines qu’elles sont appelées à régler ; un conflit particulier d’intérêts porté devant un tribunal doit être résolu en accord avec les considéra-tions de politique juridique qui sous-tendent l’action législative plutôt que sur la base d’une déduction logique tirée du langage du texte. » La dernière phrase porte à n’en pas douter l’empreinte de la pensée de François Gény. Et si le juge Dennis ne le cite pas nommément à l’appui de ses développements méthodologiques, il s’appuie sur une série de contributions doctrinales qui sont toutes ostensiblement inspirées par la libre recherche scientifique78. Tout aussi influencés par l’idée centrale de l’œuvre de Gény apparaît l’affirmation selon laquelle « [E]n conséquence, lorsque nous attribuons à l’article 160 la signification qu’un législateur contemporain lui aurait attribué, nous devons supposer qu’il aurait pris connaissance de l’extension et du développement des activités et des responsabilités féminines, ainsi que de la pro-hibition par notre constitution des classifications légales arbitraires ou déraison-nables classées sur le genre et qu’il n’aurait pas eu l’intention d’introduire une dis-crimination à l’égard des maris qui n’ont pas les moyens suffisants pour leur entretien en ne leur accordant pas un droit à des aliments après un divorce. » En conclusion, le juge Dennis écrit au nom de la majorité que « l’équité et notre consti-tution requièrent que le mari se voie accorder des aliments aux mêmes conditions que la femme ». Ainsi, la libre recherche scientifique mise en œuvre par le juge

78. A.  Yiannopoulos, Louisiana Civil Law System, 1997, 47, p.  89-93 ; M.  A.  Barham, «  A Renaissance of the Civilian Tradition in Louisiana », La. L. Rev. 1973, 33, p. 357, 371 ; A. Tate, Jr., « Law Making Function of a Judge », La. L. Rev. 1968, 28, p. 211 ; A. Tate, Jr., « Louisiana and the Civil Law », La. L. Rev. 1962, 22, p. 727.

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Dennis lui permet de conclure que l’article 160 ne heurte pas la Constitution, tout en lui donnant une portée qui le rend compatible avec l’ordre juridique loui-sianais.

L’affaire connut de nombreux développements. Lors d’une demande en réexamen (petition for rehearing), la Cour revint sur sa position et, aux termes d’une motivation douteuse, conclut que l’article 160 du Code civil de Louisiane n’était pas inconstitutionnel et que le demandeur ne pouvait prétendre à des aliments79. M. Loyacano s’adressa alors à la Cour suprême des États-Unis qui annula l’arrêt de la Cour suprême de Louisiane et renvoya l’affaire devant cette dernière pour qu’elle soit rejugée à la lumière du précédent Orr v. Orr80. La Cour suprême de Louisiane n’eut toutefois pas à se déjuger, car M. Loyacano déclara qu’il acquiesçait au juge-ment rendu par la Cour lors de la procédure de réexamen81. Dès lors, selon la cour, il n’y avait plus lieu de se prononcer sur la constitutionnalité de l’article 160. Il était possible de rétablir l’arrêt que la Cour suprême avait pourtant annulé. L’article 160 finit par être réformé, afin de gommer toute référence au sexe et de rétablir l’égalité entre époux, mais l’affaire Loyacano eut encore de notables réper-cussions82.

79. Loyacano v. Loyacano, 358 So. 2d 314 (La. 1978).80. Loyacano v. LeBlanc, 440 U.S. 952, 99 S.Ct. 1488 (1979).81. Une des raisons avancées par M.  Loyacano était qu’entre-temps l’article  160 avait été

amendé dans un sens qui ne distinguait plus selon le sexe du demandeur d’aliments.82. Dans l’affaire Clausen v. Clausen (375 So. 2d 1315, La. 1979), la Cour suprême de Louisiane

jugea qu’un mari n’était pas habilité à demander une pension alimentaire sur la base de l’article 160 vu que celui-ci ne l’accorde qu’à l’épouse. Le juge Calogero écrivant pour la majorité rappela l’importance de l’affaire Loyacano, mais estima (1318, n. 4) qu’il ne servirait de rien que la Cour se prononçât sur la constitutionnalité de l’article 160, car une déclaration d’inconstitutionnalité ne bénéficierait pas à l’ex-mari puisqu’« annuler une disposition du Code qui accorde des aliments aux épouses ne créerait un droit correspondant pour les époux ». La Cour estima néanmoins que les juges du fond devaient rejuger l’affaire et appliquer l’article 160 révisé pour la période postérieure à son entrée en vigueur. Le juge Tate et le juge Dennis émirent une opinion concurrente sur ce dernier point, mais une opinion dissidente quant au droit en vigueur sur la période antérieure à la révision. Ils réaffirmèrent leur attachement à la solution qui avait été dégagée par l’opinion majoritaire d’origine dans Loyacano v. Loyacano, à savoir qu’il était possible de considérer sur la base de l’article 21 La. C. civ. que le mari aussi avait droit à une pension alimentaire. La question de la constitutionnalité de l’article 160 semble avoir été éludée pour éviter de trancher la question délicate de la validité des jugements ayant accordé dans le passé des aliments sur son fondement. Dans l’arrêt Lovell v. Lovell (378 So. 2d 418, La. 1979), la Cour suprême accepta de se confronter à cette difficulté et mit un terme à la saga Loyacano. Le juge Marcus, écrivant pour la majorité, reconnut l’inconstitutionnalité de la disposition critiquée, mais jugea aussi que l’arrêt n’aurait qu’un effet pour l’avenir. Pour parvenir à une telle décision, il s’appuya sur le « test » issu du leading case de la Cour suprême des États-Unis, Chevron Oil Company v. Huson, 404 U.S. 97, 92 S.Ct. 349, 30 L.Ed.2d. 296 (1971). Il écrivit : « En considérant tous ces facteurs, nous concluons que notre décision ne devrait pas être appliquée rétroactivement. Notre décision établit un nouveau principe de droit en abandonnant un précédent clair sur lequel les litigants se sont appuyés. D’innombrables personnes divorcées, tant celles payant les aliments que celles les recevant, ont compté sur la constitutionnalité de l’article 160. Loyacano v. Loyacano, confirmant la constitutionnalité de l’article 160, a été décidé par cette Cour aussi récemment que l’an passé. De plus, une application rétroactive ruinerait les objectifs de l’article 160. Enfin, une injustice substantielle résulterait de l’invalidation des jugements ayant accordé des aliments [...]. Cela obligerait les femmes divorcées à subir des actions de leurs ex-maris demandant le remboursement des aliments payés avant l’amendement de l’article 160. »

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Dans l’arrêt Loyacano v. Loyacano, le juge Dennis parle encore d’interprétation et semble réticent à avouer franchement ce qu’est nécessairement le résultat de la libre recherche scientifique  : la création d’une règle. Quelques années plus tard, dans l’arrêt Bell v. Jet Wheel Blast83, une affaire portant cette fois sur la question de savoir si la faute de la victime peut entraîner une réduction de la responsabilité sans faute du fait d’un produit défectueux, l’expression est cette fois dénuée d’ambiguïté : « Le but de la Cour dans sa recherche objective est de découvrir une règle qui satis-fera, autant que possible, la justice et l’utilité sociale dans le cas d’espèce et les cas similaires. Même si le législateur a tacitement autorisé les tribunaux à actualiser la loi en incluant comme un de ses éléments un concept dynamique tel que la faute ou l’ordre public, la recherche d’une règle subsidiaire définissant plus spécifiquement le concept dynamique doit être objective. Le tribunal doit éliminer toute influence personnelle ou toute influence reliée au cas d’espèce et baser sa décision sur des éléments objectifs ; il doit prendre en compte toutes les considérations sociales, morales économiques ou autres qu’un législateur (rulemaker) objectif considérerait pour édicter une règle gouvernant le cas84. »

L’idée selon laquelle «  le juge doit considérer une situation particulière du point de vue où se placerait un législateur appelé à régler la matière  », est une expression qui revient maintes fois sous la plume du juge Dennis85. Comme on l’a vu plus haut, elle exprime la quintessence de la pensée de Gény. Qu’elle apparaisse dans le domaine de la construction purement prétorienne de la responsabilité du fait des choses ne surprend guère86.

Sur les possibles répercussions de Loyacano v.  Loyacano en matière de droit des régimes matrimoniaux, v. Burger v. Burger, préc., supra note 24.

83. Bell v. Jet Wheel Blast, 462 So. 2d 166, 170.84. La traduction de MIS est citée (no 155 et 156). À la suite de Gény, vient le fameux livre de

Benjamin N.  Cardozo, The Nature of the Judicial Process, 1921. La troisième référence est faite à l’ouvrage de Julio C. Cueto-Rua, Judicial Methods of Interpretation of the Law, 1981, p. 80-81.

85. V.  par  ex. dans un autre «  grand arrêt  » du droit de la responsabilité du fait des choses, Entrevia v. Hood, 427 So. 2d 1146, 1148-1149 (La. 1983). MIS est cité plusieurs fois : no 173, 174 et 183. C’est dans le dernier paragraphe cité que Gény écrit : « À défaut de toute direction formelle, et pour les points nombreux qu’il ne trouve nettement résolus ni par la loi ni par la coutume, le jurisconsulte n’aura d’autre ressource que de scruter directement la nature des choses, et d’interroger les éléments sociaux, dont il doit fixer la règle. Dans cette vaste complexité de données nécessaires [...] [i]l devra surtout, comme le ferait le législateur lui-même, doser ces objets d’après leur nature propre, et déterminer les lois de leur harmonie, en tenant les yeux fixés vers l’idéal de justice ou d’utilité sociale [...] ». L’arrêt Entrevia et sa référence à Gény a joui d’une grande autorité comme en attestent les nombreuses citations dont il a fait l’objet : Celestine v. Union Oil Company of California, 636 So. 2d 1138, 1143, 93-330 (La. App. 3 Cir. 5/4/94) ; Billiot v. The State of Louisiana, 654 So.2d 753, 759, 94-1365 (La.App. 3 Cir. 4/12/95). Sur l’arrêt Entrevia, v. E. Baucum, « Entrevia v. Hood  : Back to Loescher v. Parr », La. L. Rev. 1984, 44, p. 1485.

86. Le droit de la responsabilité du fait des choses a connu un développement similaire à celui du droit français, lequel a ouvertement servi de modèle. L’arrêt fondateur a été Loescher v.  Parr (324 So. 2d 441 [La. 1975]) dans lequel la Cour suprême de Louisiane (A. Tate, Jr., écrivant pour la majorité) a décidé pour la première fois qu’un demandeur s’appuyant sur l’article  2317 La.  C.  civ. n’avait pas à prouver la faute de l’auteur du dommage. L’article  2317 reproduisait alors verbatim l’article 1384, al. 1er C. civ. et avait été jusque-là considéré comme un simple article de transition, sans portée normative autonome. Après une comparaison des dispositions du Code civil français et du

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Dans ce domaine, la frontière entre le common law et le civil law est abolie87. L’opinion du juge Dennis reçut un écho favorable dans l’opinion dissidente qu’émit le juge Doucet dans l’arrêt Adoption of  Meaux88. Les parents naturels de Jason Michael Meaux souhaitaient l’adopter. En première instance, cette adoption leur fut refusée car le Code civil de Louisiane ne prévoyait pas l’adoption d’un enfant par des personnes célibataires dont aucune n’a la qualité de parent légitime. Consta-tant qu’il n’existait en effet aucune voie de droit pour une telle adoption, l’arrêt fut confirmé en appel. Dans son opinion dissidente, le juge Doucet commence par faire remarquer que la décision de la Cour méconnaît l’intérêt de l’enfant et pratique une discrimination à l’égard d’un enfant innocent. La suite constitue une illustration supplémentaire de la libre recherche scientifique : « C’est un cas non prévu. Parce que notre société est libre et la Louisiane un pays de droit civil, l’absence d’une dis-position expresse ne constitue pas un empêchement pour les demandeurs. Dans la mesure où nos lois sur l’adoption sont conçues pour protéger et non pour détruire les droits naturels des parents, je ne crois pas que l’article R.S. 9 : 422 puisse être interprété comme fournissant une liste exhaustive de remèdes. Une telle interpréta-tion est en accord avec les prohibitions constitutionnelles des discriminations

Code civil de Louisiane, la Cour suprême jugea responsable des dommages subis par une Cadillac le propriétaire d’un arbre pourri à 90 % mais qui apparaissait sain vu de l’extérieur. Sa responsabilité fut retenue, car la chose était sous la garde du défendeur, parce qu’un défaut source d’un risque déraisonnable de dommage était présent dans la chose et parce que ce défaut était la cause du dommage. L’arrêt Entrevia marqua un retour aux standards dégagés dans Loescher qui avaient été entre-temps modifiés par l’arrêt Kent v. Gulf State Utilities Co. (418 So. 2d 493 [La. 1982] ; pour plus de détail, v. E. Baucum, « Entrevia v. Hood : Back to Loescher v. Parr », La. L. Rev. 1984, 44, p. 1485). Alors qu’un auteur prône de manière convaincante l’abandon de la responsabilité du fait des choses en droit français (S. Borghetti, « La responsabilité du fait des choses, un régime qui a fait son temps », RTD civ. 2010. 1), il est pour le moins intéressant de remarquer que le système issu de Loescher v. Parr et des arrêts subséquents a été supprimé par le législateur louisianais qui a réintégré la responsabilité du fait des choses dans le giron de la responsabilité pour faute de l’article 2315. En 1996, il inséra dans le Code civil louisianais un article 2317.1 ainsi rédigé : « Le propriétaire ou le gardien d’une chose est responsable du dommage occasionné par sa ruine, son vice ou son défaut, seulement s’il est démontré qu’il connaissait, ou que, par l’exercice d’une diligence raisonnable, il aurait dû connaître la ruine, le vice ou le défaut qui a causé le dommage, que le dommage aurait pu être évité par l’exercice d’une diligence raisonnable et qu’il n’a pas fait preuve d’une telle diligence. Rien dans la présente disposition ne saurait faire obstacle à l’application par le tribunal de la doctrine res ipsa loquitur lorsque le cas s’y prête.  » Pour un commentaire de la norme, v.  J.  S. Piacun, « The Abolition of Strict Liability in Louisiana : A Return to a Fairer Standard or an Impossible Burden for Plaintiffs », Loyola Law Review 1997, 43, p. 215 ; sur la question centrale de la connaissance du défaut, v. J. E. Lee III, « A Return to Negligence or Something More ? Proving Knowledge in “Strict Liability” Cases in Louisiana under Civil Code Article 2317.1 », La. L. Rev. 1999, 59, p. 1225.

87. Comp. A.  Tunc, «  La méthode du droit civil  : analyse des conceptions françaises  », RID comp. 1975. 817, spéc. 824 : « [...]  la jurisprudence qui s’est formée sur l’article 1384, al. 1, de notre Code [...] n’est en rien typique des rapports de la loi et du juge dans un pays de droit codifié. Elle nous met en présence d’un droit purement judiciaire, à ce point détaché du Code qu’on a pu la comparer à une pyramide bâtie sur une tête d’épingle. Ses évolutions libres, parfois surprenantes ou contradictoires, évoquent plus la common law que la jurisprudence des tribunaux appliquant un code ». V.  aussi R. Savatier, « Le gouvernement des juges en matière de responsabilité civile », in Recueil d’Études en l’honneur d’Édouard Lambert, t. 1, LGDJ, 1938, p. 453.

88. Adoption of Jason Michael Meaux, 417 So. 2d 522, 523-524 ( La. Ct. App. 3d Cir. 1982).

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basées sur la naissance. En conséquence, le silence du droit positif requiert que nous procédions en accord avec l’équité ainsi que nous en sommes obligés par l’article 21 C. civ. L. [...]. Voyez aussi l’opinion concurrente du juge Dennis dans Lovell v. Lovell et son opinion originale dans Loyacano v. Loyacano et aussi Gény, Méthode d’inter-prétation, § 105. Pratiquant l’équité, je crois que le meilleur intérêt de l’enfant et le respect dû aux droits naturels des parents dictent que nous accordions le remède recherché. »

B. LE STATUT AMBIGU DE LA JURISPRUDENCE : LA QUESTION DU CARACTÈRE RÉTROACTIF DU REVIREMENT JURISPRUDENTIEL

Le cas Esther B. Hulin et al. v. Fibreboard Corporation est certainement un des plus remarquables, en ce qu’il porte sur une question fort controversée aussi bien chez les civilistes que les common lawyers : la rétroactivité du revirement jurisprudentiel89. Mme Hulin et d’autres demandeurs assignèrent l’American Tobacco Company et dif-férents fabricants de produits contenant de l’asbeste (ou amiante) au motif que ce produit avait contribué selon eux au cancer du poumon dont était mort M. Hulin, qui était l’époux et le père des demandeurs. Plusieurs fondements furent invoqués dans la demande : la responsabilité sans faute, la responsabilité pour activité haute-ment risquée et la négligence. Six semaines après l’introduction de leur demande, la Cour suprême de Louisiane rendit un arrêt Halphen90, décidant que si le demandeur était en mesure de prouver que le produit était déraisonnablement dangereux per se —  c’est-à-dire qu’une personne raisonnable parviendrait à la conclusion que le danger réel l’emporte sur l’utilité, que ce soit à cause d’une conception défectueuse ou d’un autre genre de défaut telle que la composition — le fabricant doit être tenu pour responsable des blessures causées par le produit, même si le fabricant ne connaissait pas ou n’avait pu raisonnablement avoir connaissance du danger. Les demandeurs modifièrent alors leur demande, alléguant seulement que le tabac est dangereux en soi, puisqu’une personne raisonnable parviendrait à la conclusion que le danger réel du tabac l’emporte sur son utilité.

Le litige se concentra ensuite sur l’applicabilité de la jurisprudence Halphen. Les défendeurs soutinrent que cette jurisprudence ne pouvait s’appliquer rétroacti-vement aux faits de la cause. Le tribunal de district avait donné gain de cause sur ce point au défendeur et, dans un jugement séparé, le même tribunal constata que les demandeurs ne s’appuyaient plus que sur la jurisprudence Halphen et que celle-ci ne pouvant s’appliquer rétroactivement, les demandeurs devaient être déboutés. Les demandeurs firent alors appel devant la Cour d’appel des États-Unis, 5e circuit. La Cour réforma le jugement et renvoya l’affaire devant le tribunal de première ins-tance. En substance, le juge Dennis — l’auteur de l’opinion — rappelle que la Cour

89. N. Molfessis (dir.), Les revirements de jurisprudence. Rapport remis à M.  le premier président Guy Canivet, Litec, 2005.

90. Halphen v. Johns-Manville Sales Corp., 484 So. 2d 110, 116-117.

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suprême de Louisiane a toujours fermement appliqué le principe selon lequel, sous l’empire de la Constitution et du Code civil de Louisiane, les tribunaux « ne font pas le droit, mais interprètent le droit édicté par le législateur ou dérivé de la cou-tume ». En conséquence, la plus haute juridiction de la Louisiane considère qu’une telle interprétation doit se voir accorder une pleine rétroactivité à moins que la cour ne fasse une déclaration en sens contraire où à moins qu’une telle application soit rendue impossible par la prescription extinctive.

Citant une abondante jurisprudence constante, le juge Dennis rappelle que le droit tel qu’interprété dans une décision qui a fait l’objet d’un revirement est consi-déré comme n’avoir jamais existé et que le droit tel qu’interprété dans le revirement est considéré comme s’il avait toujours été le droit applicable. En conséquence, cette décision se voit accorder à la fois un effet pour le passé et pour l’avenir, sans toutefois pouvoir perturber les droits acquis. Cette opinion s’appuie à la fois sur la Constitution louisianaise qui déclare que, sauf exception, seul le Parlement détient le pouvoir de légiférer et sur le Code civil de Louisiane91 pour qui seuls la loi et la coutume sont des sources de droit. Le juge Dennis poursuit en rappelant qu’en Louisiane et dans les autres pays de civil law, l’application par analogie de normes du Code civil à des cas non prévus a toujours été considérée comme une interprétation judiciaire et non comme une activité créative de droit. Sont cités des précédents ainsi que d’éminents auteurs louisianais. Sont aussi cités Philipp Heck et François Gény92. Parmi les auteurs contemporains, le juge Dennis cite également François Terré qui soutient que plus que rétroactive, la jurisprudence nouvelle est déclara-tive. Le juge Dennis s’appuie encore sur l’article 5 du Code civil français et l’esprit du Code civil de Louisiane.

L’arrêt passe ensuite en revue les cas relativement rares où la Cour suprême de Louisiane a limité l’effet rétroactif de ses décisions. Ils concernent essentiellement des affaires familiales ou relatives à l’interprétation de la Constitution. L’arrêt envi-sage ensuite les hypothèses où des principes supérieurs peuvent limiter l’effet rétroactif des décisions, telles l’autorité de la chose jugée, la prescription ou la théorie des doits acquis. Le juge Dennis rappelle ensuite comment, à partir de textes identiques au Code Napoléon, la jurisprudence a développé la responsabilité du fait des choses et la responsabilité du fait des produits défectueux, dont l’arrêt Halphen est le dernier fruit en date au moment où le juge Dennis écrit. Pour consolider encore son argumentation, celui-ci note également que les cours de Louisiane ont toutes appliqué l’arrêt Halphen rétroactivement. Enfin, le juge Dennis couronne son argumentation par un recours au common law93. Le juge passe en revue minutieuse-ment la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis pour montrer que si celle-ci a pu un temps se laisser tenter par le prospective overruling94, cette « expérience »

91. L’article 1er du Code civil de la Louisiane dispose : « Les sources du droit sont la législation et la coutume. » Ces sources sont définies respectivement dans les art. 3 et 4 C. civ. L.

92. MIS, no 107, 165 et 166.93. On notera avec intérêt comment le juge Dennis justifie son exposé du common law.94. En plus des développements contenus dans l’arrêt, on se reportera utilement à H.  Muir

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La pensée de François Gény110

est maintenant abandonnée. Cette opinion d’une richesse doctrinale remarquable laisse néanmoins perplexe sur bien des points. Il ne nous appartient pas de dire si la relation qui y est faite de la position de la Cour suprême de Louisiane et de la Cour suprême des États-Unis quant à la rétroactivité du revirement de jurisprudence est fidèle, mais il semble bien que non. Mais c’est surtout sa fidélité à François Gény en général et à la doctrine civiliste en particulier qui est douteuse. Il est vrai que ce dernier adopta toujours une position ambivalente et ne parvint jamais à offrir une théorie rendant de manière satisfaisante la valeur de la jurisprudence en droit fran-çais95. En revanche, au rebours de ce qu’a écrit le juge Dennis, il a toujours exprimé clairement que le raisonnement par analogie ne relevait pas de l’interprétation, mais de la libre recherche scientifique, et donc de la création96. Écrire ensuite que le juge ne fait que déclarer le droit et ne le crée point, si bien que la jurisprudence n’est pas une source du droit, c’est tenir une position que plus personne ou presque ne prend au sérieux, ni en Louisiane ni en France97. Il est piquant d’observer que cette affirmation est contenue dans une affaire relative à une des constructions pré-toriennes les plus achevées qu’ait connues le droit louisianais : celle de la responsa-bilité sans faute. On notera que pour illustrer la place du raisonnement par ana-logie, le juge Dennis évoque la jurisprudence sur les servitudes minérales qui constitue quant à elle une des manifestations les plus éclatantes de la libre recherche scientifique en Louisiane98.

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Si François Gény avait connu l’article 21 du Code civil de Louisiane, il l’aurait probablement apprécié au même rang que l’article 1er du Code civil suisse99. S’il avait connu la jurisprudence louisianaise, il aurait vu que sa méthode avait été féconde. Existe-t-il plus belle récompense ?

Watt (dir.), « La gestion de la rétroactivité des revirements de jurisprudence : systèmes de common law », in N. Molfessis (dir.), Les revirements de jurisprudence. Rapport remis à M. le premier président Guy Canivet, Litec, 2005, p. 53.

95. V. les développements remarquables de J. Mayda, FGMJ, p. 16 s.96. MIS, no  165  : «  Parlons d’abord de l’analogie. Jadis (no  107) nous l’avons vue proposée

parmi les procédés de l’interprétation, proprement dite, de la loi. Je n’ai pu l’admettre à ce rang. »97. Il est permis de conclure avec un commentateur de l’arrêt qu’un avocat qui prendrait à la

lettre l’article  1er du Code civil de Louisiane devrait investir massivement dans l’assurance-responsabilité : W. R. Huguet, « Hulin v. Fibreboard Corp. – In Pursuit of a Workable Framework for Adjucative Retroactivity Analysis in Louisiana  », La.  L.  Rev. 2000, 60, p.  1003, spéc. p.  1016, note 84.

98. Ce n’est pas un hasard si un éminent avocat et président de l’Institut de droit de la Louisiane choisit pour synthétiser l’œuvre créatrice de la jurisprudence louisianaise de paraphraser la fameuse expression que Raymond Saleilles utilisa dans sa préface à la première édition de MIS  : v. J. H. Tucker, Jr., « Au-delà du Code civil, mais par le Code civil », La. L. Rev. 1974, 34, p. 957.

99. V. supra note 19 et p. 102-103.

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