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27 z Émilie d’Orgeix récit et mémoire Penser ou classer. Que me demande-t-on au juste ? Si je pense avant de classer ? Si je classe avant de penser ? Comment je pense quand je veux classer ? GEORGES PEREC, Penser/Classer, 1985 1 Les grandes institutions patrimoniales accordent, depuis les années 1990, une attention croissante à la constitution de « biens en série ». Cette réflexion, initiée à l’origine par le Centre du patrimoine mondial de l’Unesco, auquel on doit l’appellation officielle, a été rapidement suivie par d’autres institutions nationales et internationales (Europa Nostra, The World Monument Fund, The National Trust, Parcs Canada, etc.). À tel point qu’il est difficile aujourd’hui de concevoir un projet de mise en valeur patrimoniale sans que celui-ci ne soit compris dans l’emprise plus large d’une réflexion sur le « patrimoine partagé », les « racines communes » ou d’une coopération transnationale, voire transfrontalière. Les différentes éditions du programme européen Interreg, lancé en 1991, sont ainsi entièrement fondées et structurées sur des collaborations transfrontalières entre différents États membres de la Communauté européenne. Renforcée par le fulgurant développement de nouveaux logiciels et outils de communication, cette tendance à l’inventorisation et à la compilation des biens patrimoniaux pose immanquablement la question de la cohérence et de l’articulation entre ces objets mis en série. Car, bien qu’il soit de plus en plus facile de collecter et de fusionner des myriades de listes de sites, d’édifices et d’ensembles patrimoniaux, la validité de leur juxtaposition et leur articulation, qu’elle soit conceptuelle ou spatiale est, en revanche, très rarement explicitée. Cette courte étude s’intéresse donc, au premier chef, à la notion de sérialité dans le champ patrimonial du XX e siècle. L’ambition en est, dans un premier temps, d’explorer à travers différents cas d’étude la façon dont l’idée de « biens en série » a été progressivement définie et utilisée, notamment par le Centre du patrimoine mondial de l’Unesco. Cette première approche permettra, dans un deuxième temps, de définir quelques-uns des principes fondateurs qui ont présidé à la constitution récente d’ensembles sériels de sites et d’édifices. Il s’agira, enfin, de proposer de nouvelles voies pour repenser l’articulation de différents sites entre eux. Ainsi, convoquer les mécanismes de la composition littéraire semble une piste fructueuse. Comme dans toute narration, chaque liste de sites et d’édifices peut être comprise comme un récit SérieMania ou comment repenser le patrimoine du XX e siècle « en série » 1 Georges Perec, Penser/Classer, Paris, Éditions du Seuil, 2003 (1 re éd., 1985), p. 151.

FR « SérieMania ou comment repenser le patrimoine du XXe siècle en série", Architectures modernes. L’émergence d’un patrimoine (Maristella Casciato; Emilie d'Orgeix eds),

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z Émilie d’Orgeix

récit et mémoire

Penser ou classer. Que me demande-t-on au juste ? Si je pense avant de classer ?

Si je classe avant de penser ? Comment je pense quand je veux classer ?

GeorGes Perec, Penser/Classer, 19851

Les grandes institutions patrimoniales accordent, depuis les années 1990, une attention croissante à la constitution de « biens en série ». Cette réflexion, initiée à l’origine par le Centre du patrimoine mondial de l’Unesco, auquel on doit l’appellation officielle, a été rapidement suivie par d’autres institutions nationales et internationales (Europa Nostra, The World Monument Fund, The National Trust, Parcs Canada, etc.). À tel point qu’il est difficile aujourd’hui de concevoir un projet de mise en valeur patrimoniale sans que celui-ci ne soit compris dans l’emprise plus large d’une réflexion sur le « patrimoine partagé », les « racines communes » ou d’une coopération transnationale, voire transfrontalière. Les différentes éditions du programme européen Interreg, lancé en 1991, sont ainsi entièrement fondées et structurées sur des collaborations transfrontalières entre différents États membres de la Communauté européenne. Renforcée par le fulgurant développement de nouveaux logiciels et outils de communication, cette tendance à l’inventorisation et à la compilation des biens patrimoniaux pose immanquablement la question de la cohérence et de l’articulation entre ces objets mis en série. Car, bien qu’il soit de plus en plus facile de collecter et de fusionner des myriades de listes de sites, d’édifices et d’ensembles patrimoniaux, la validité de leur juxtaposition et leur articulation, qu’elle soit conceptuelle ou spatiale est, en revanche, très rarement explicitée.

Cette courte étude s’intéresse donc, au premier chef, à la notion de sérialité dans le champ patrimonial du xxe siècle. L’ambition en est, dans un premier temps, d’explorer à travers différents cas d’étude la façon dont l’idée de « biens en série » a été progressivement définie et utilisée, notamment par le Centre du patrimoine mondial de l’Unesco. Cette première approche permettra, dans un deuxième temps, de définir quelques-uns des principes fondateurs qui ont présidé à la constitution récente d’ensembles sériels de sites et d’édifices. Il s’agira, enfin, de proposer de nouvelles voies pour repenser l’articulation de différents sites entre eux. Ainsi, convoquer les mécanismes de la composition littéraire semble une piste fructueuse. Comme dans toute narration, chaque liste de sites et d’édifices peut être comprise comme un récit

SérieMania ou comment repenser le patrimoine du xxe siècle « en série »

1 Georges Perec, Penser/Classer, Paris, Éditions du Seuil, 2003 (1re éd., 1985), p. 151.

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au sein duquel différents protagonistes interagissent dans ce qui doit, idéalement, composer un dialogue fluide. En se fondant sur ce postulat, Il semble pertinent de réfléchir à la façon dont les biens en série pourraient être construits comme des compositions modulées faisant alterner protagonistes majeurs et mineurs, temps faibles et temps forts. Il s’agira de définir comment une telle composition, replacée dans le système complexe de la scène internationale et des critères de sélection des grandes organisations patrimoniales, pourrait se transcrire en langage patrimonial. Serait-il ainsi possible d’équilibrer progressivement dans les listes des objets dits « de valeur universelle exceptionnelle » (VUE) avec des objets auxquels on pourrait nouvellement accorder une « valeur ordinaire universelle exceptionnelle » (VOUE) ? Une telle inflexion permettrait-elle de faire entrer en scène, dans une volonté d’équilibre et de médiation, des compositions qui reflètent le plein esprit de réformation urbaine, architecturale, sociale et technique du xxe siècle ?

Mise au point historique : du « groupe de sites » aux « biens en série »Étonnamment, il semble que la définition du terme de « biens en série », qui occupe aujourd’hui tant de place dans les discussions patrimoniales, soit apparue de manière quasi fortuite dans les textes officiels de l’Unesco. La lecture attentive des premières résolutions adoptées à la fin des années 1970, qui fut successivement marquée par la ratification de la Convention du patrimoine mondial en 1972, la création de la Liste du patrimoine mondial en 1978 et l’établissement du Centre du patrimoine mondial en 1992, permet d’en retracer les temps forts. Le premier a lieu durant l’été 1977, lors du débat général de la première réunion du « Comité intergouvernemental de la protection du patrimoine mondial culturel et naturel ». Il est alors collectivement et anonymement suggéré au fil des discussions que « l’emploi du mot site soit mis en question et qu’il soit considéré comme englobant des groupes de sites et des zones de grande dimension2 ». Ces premières distinctions, acceptées derechef, sont fondamentales. C’est par elles que le glissement sémantique entre sites et biens et entre groupes et séries se forgera progressivement. Le second temps fort a lieu dans la nouvelle version des Orientations de 1980, lorsque la notion de biens culturels en série est subrepticement complétée par la mention suivante : « Les biens en série peuvent inclure des éléments constitutifs reliés entre eux […] à condition que la série dans son ensemble – et non nécessairement ses différentes parties – ait une valeur universelle exceptionnelle3. » Cette nouvelle mention, bien que succincte, est lourde de sens. Elle induit, pour la première fois, que l’on puisse agréger à la Liste du patrimoine mondial des biens n’ayant pas une valeur universelle exceptionnelle si leur sens au sein d’une série est conforté par un argumentaire assez puissant. Comme on pouvait s’y attendre, c’est par cette porte ouverte que vont progressivement s’engouffrer toutes sortes de candidatures de biens culturels. À tel point qu’entre 2004 et 2008, presque un quart des demandes (23 % exactement) ont concerné l’inscription d’un bien en série4. Il est intéressant de s’arrêter sur cette inversion des quotas qui n’était absolument pas prévue par l’Unesco. Elle témoigne, d’une part, de la brèche percée dans le système et dans la définition même de l’article 1 de la Convention du patrimoine mondial sur la préséance du caractère exceptionnel de tous les biens inscrits. Elle suscite, d’autre part, de plus en plus de réactions et de groupes de réflexions, dont à Québec lors du congrès international d’Icomos en 2010 ainsi que lors d’une importante réunion d’experts qui s’est tenue la même année à Ittingen, en Suisse, pour proposer

2 Orientations devant guider la mise en œuvre de la convention du patrimoine mondial, Unesco, 1977. Voir le point 1. C : « Critères relatifs à l’inscription de biens culturels sur la liste », http://whc.unesco.org/archive/1977/cc-77-conf001-9f.pdf [consulté le 1/01/2012].

3 Operational Guidelines for the Implementation of the World Heritage Convention, Unesco, 1980, http://whc.unesco.org/archive/opguide80.pdf [consulté le 1/01/2012].

4 Jade Tabet, Examen des méthodes de travail et des procédures de l’Icomos pour l’évaluation des biens culturels ou mixtes, Paris, Éditions de l’Icomos, 2010, p. 23, http://www.international.icomos.org/world_heritage/WH_Committee_34th_session_Brasilia/JT%20Final%20report_fr.pdf [consulté le 1/01/2012].

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des modifications au principe de l’inscription en série5. Mais, plus encore, elle révèle l’avancée des réflexions sur le patrimoine depuis la ratification de la Convention du patrimoine mondial en 1972. L’exemple du patrimoine du xxe siècle offre, à cet égard, un cadre d’analyse exceptionnel pour saisir le chemin accompli.

Le chemin accompli : de « l’inventaire de sites canoniques » à la « série thématisée »La prise en compte des sites et des édifices du xxe siècle en tant que biens patrimoniaux est apparue à la fin des années 1980, soit une dizaine d’années après celle du patrimoine industriel6. Comme l’a souligné Panayotis Tournikiotis, il s’est tout d’abord agi, notamment grâce à la création de Docomomo en 1988 et de son inventaire en 1992, de « construire une mémoire documentée » de l’architecture moderne nourrie par l’exégèse d’histoires établies dont acteurs et fondements étaient essentiellement européens7. La mise en œuvre de cet inventaire d’œuvres iconiques du xxe siècle arrivait alors à point nommé pour le Centre du patrimoine mondial dont l’ambition première était, depuis sa création, de produire une liste mondiale et exhaustive de sites à valeur universelle exceptionnelle. Elle participait ainsi potentiellement à rééquilibrer chronologiquement un inventaire marqué jusqu’en 1987, année de l’inscription de la ville de Brasilia, par l’absence totale de sites du xxe siècle (fig. 1). Outre la participation aux réflexions collectives avec l’Icomos, cette collaboration donna lieu en 1997 à l’établissement par le comité de l’inventaire de Docomomo

5 Patrimoine mondial de l’Unesco : biens et proposi-tions d’inscriptions sériels, Ittingen, Unesco/Icomos/Iccrom, 25-27 février 2010.

6 TICCIH, le Comité international pour la conserva-tion du patrimoine industriel a été fondé en 1978, exactement dix ans avant Docomomo.

7 Je renvoie ici à l’article de Panayotis Tournikiotis « La liste et le type. De l’inventaire thématique à la (ré)écriture de l’histoire de l’architecture moderne » publié dans ce volume, p. XX.

Fig. 1Lucio Costa et Oscar Niemeyer, Brasilia, Brésil, 1956-1960.

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d’une Liste indicative de sites et d’édifices du xxe siècle à l’attention du Centre du patrimoine mondial8. Bien que cet opuscule soit rarement mentionné, son analyse révèle pleinement l’avancée des réflexions déjà en cours en matière de sélection et d’inscription des sites du xxe siècle. En premier lieu, la proposition en elle-même n’est pas organisée sous forme de listes de biens individuels mais de séries d’œuvres réalisées par quatre grands architectes du xxe siècle : Alvar Aalto, Le Corbusier, Ludwig Mies van der Rohe et Frank Lloyd Wright. Cette première distinction est importante car, bien qu’elle soulève la question sensible de la paternité en architecture9, elle n’en déplace pas moins le statut de l’objet sélectionné – qui n’est plus un bien unique mais une série – et sa nature même – qui n’est plus le bâti mais une œuvre et son fil directeur. En second lieu, elle inclut également à la suite des propositions de sites et d’édifices dont la valeur universelle exceptionnelle ne peut être comprise qu’à travers le prisme d’une grille revisitée de critères. Ainsi, les insertions de la maison Schminke de Hans Sharoun (1933) à Löbau, en Allemagne (fig. 2), et de la ville de la compagnie Bat’a (1920-1950) à Zlin, en République tchèque, illustrent toutes deux des critères d’innovations technique, sociale et esthétique propres aux sites du xxe siècle (fig. 3). Enfin, cette inflexion dans la manière de concevoir la constitution formelle et conceptuelle de la Liste du patrimoine mondiale à l’aube du xxie siècle va se doubler d’une profonde remise en question des fondements du canon moderne en architecture. L’émergence de nouveaux acteurs patrimoniaux, notamment au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie, jointe à la multiplication et au partage quasi simultané de nouveaux inventaires fragilise le point d’équilibre qui faisait de l’Europe le noyau fondateur de l’architecture du mouvement moderne. Cette nouvelle répartition du patrimoine, née de la mondialisation, est importante. Elle va, d’une part, déséquilibrer et parfois même inverser les rapports établis de centre et de périphérie, plaçant sur le devant de la scène de nouvelles œuvres localisées dans

8 Hubert-Jan Henket (dir.), The Modern Movement and the World Heritage List, Rotterdam, Docomomo publishers, 1997.

9 Je renvoie ici à l’article de Maristella Casciato « Auteur et paternité » publié dans ce volume, p. XX.

Fig. 2Hans Sharoun, maison Schminke, Löbau, Allemagne, 1932-1933.

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des aires géographiques auparavant peu connues et, d’autre part, démultiplier les objets d’étude. La première influence tangible de ces mutations s’est concrétisée par un accroissement exponentiel des demandes d’inscription de biens en série pour le xxe siècle concernant des régions du monde jugées jusqu’alors périphériques. Ainsi, l’inscription en 2010 sur la Liste indicative du patrimoine mondial de l’Unesco d’un vaste ensemble d’édifices et d’espaces urbains regroupés sous la bannière « Architecture moderne du xxe siècle de la ville de Montevideo », en Uruguay, participe de cette nouvelle tendance10. La trame coloniale de Montevideo fournit le périmètre d’une candidature dont la valeur universelle exceptionnelle (VUE) est justifiée par le caractère unique d’un ensemble architectural urbain nourri par d’importants échanges d’influence avec l’Europe (critères iv et ii). La seconde influence, menée cette fois-ci par Docomomo en 2006, a été d’initier une réflexion sur la constitution de listes de biens, organisées non pas géographiquement ni par types d’édifices, mais par thèmes. Cette ambition, proche de celle menée par l’English Heritage à la fin les années 1990 sur le thème de « l’esprit de l’optimisme », est intéressante car elle a permis de faire émerger des séries de biens qui ne correspondaient pas aux critères de sélection établis par le Centre du patrimoine mondial. L’expérience fut mise en œuvre lors de la conférence internationale de Docomomo à Ankara en 2006 où il fut demandé aux pays membres de soumettre une série d’édifices de leur choix sur le thème des « Autres modernismes ».

Le cas de l’Écosse illustre la richesse de cette nouvelle veine. Le groupe écossais choisit en effet de présenter la carrière de l’architecte Basil Spence sous le titre de « L’altérité de la tradition ». Basil Spence se désignait lui-même comme un architecte moderne et un tenant de la tradition, arguant qu’être moderne était, en fait, un moyen de participer à la vraie tradition de l’architecture. Son œuvre, exploitant une veine de

10 Site de l’Unesco, Liste indicative 2010, http://whc.unesco.org/fr/listesindicatives/5595/ [consulté le 1/01/2012].

Fig. 3K. L. Gahura, V. Karfík et al, Zlín, ville de la compagnie Bat’a, République tchèque 1920-1950.

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tradition hybride-moderne, représente sa réponse tant aux contextes physique, social et national écossais qu’aux principes de la modernité. Une des œuvres sélectionnées, Broughton Place, que ses propriétaires désiraient voir construire dans le baronnial style écossais illustre, par le subtil assemblage d’éléments traditionnels écossais et l’adjonction de grandes baies modernes, une des multiples visions de cette nouvelle « altérité moderne » (fig. 4). Comparativement à l’élaboration d’inscriptions de biens en série répondant à des critères fixes et prédéfinis, tels ceux édictés dans les Orientations du Centre du patrimoine mondial, l’exercice mis en place par Docomomo a incité les participants à ne pas tomber dans le travers du « palmarès » d’œuvres iconiques. Il les a, par ailleurs, obligés à formaliser leur proposition à travers de courts textes d’intention exposant les critères employés et le choix des œuvres qui en découlait. Il est intéressant d’approfondir ce dernier aspect qui touche à la

Fig. 4Rowand Anderson et Paul & Partners (Basil Spencen associé), Broughton Place, Tweeddale, Peebles-shire, Scottish Borders, Écosse, 1935-1938.

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formalisation par écrit des concepts et des valeurs présidant à l’inscription de sites. Car, comme l’avait fait remarquer le cénacle de spécialistes rassemblés à Ittingen en 2010, l’inscription de biens en série tend souvent à n’être qu’une suite de « simples catalogues sans définition adéquate des liens fonctionnels entre les éléments constitutifs11 ». Or le retour à l’écriture, dont le travail de syntaxe s’oppose par essence à la rédaction d’inventaires ou de candidatures par fiche ou formulaire, ouvre de nouvelles possibilités de penser, de moduler et surtout d’organiser entre elles les œuvres en série.

Repenser le classement et construire une logique de l’articulationLa question des « liens fonctionnels » soulevée à Ittingen met bien en valeur les défauts d’articulation et de modulation entre les différents sites, qui subsistent dans de nombreux dépôts de candidatures. Le texte de la candidature intitulée « Bâtiments de Frank Lloyd Wright » inscrite en 2008 sur la Liste indicative du patrimoine mondial illustre ces travers du « tout exceptionnel » au sein duquel la volonté de modulation semble absente. La soumission se compose de dix édifices majeurs dont Fallingwater House, Frederick C. Robie House, Taliesin et le Guggenheim Museum, qui sont classés selon un ordre chronologique et qui représentent selon le texte officiel « les plus iconiques, les plus intacts, les plus représentatifs, les plus innovants et les plus influents des quatre cents bâtiments environ construits par Frank Lloyd Wright (1867-1959)12 » (fig. 5). Bien entendu et au-delà de cette désarmante simplicité, il est évident que les experts délégués pour cette candidature ont dû fournir des définitions plus fines des œuvres de la carrière de Frank Lloyd Wright pour mener

11 Rapport d’Ittingen, 2010, cité en note 5, pp. 72-73.

12 http://whc.unesco.org/en/tentativelists/5249.

Fig. 5Frank Lloyd Wright, C. Robie House, États-Unis, 1908-1910.

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à bien leur sélection. Il n’en demeure pas moins que la structure formelle de la candidature et le poids des critères préétablis, favorisant notamment la notion de valeur exceptionnelle universelle, ont joué un rôle de « rouleau compresseur » qui a éliminé toute modulation dans la formulation finale. L’échec récent de la candidature de Le Corbusier illustre, en négatif, le même type de problème13. Conscient des écueils de l’exceptionnalité, celle-ci proposait à la nomination des commandes moins iconiques et dont la réception publique avait été plus mesurée, telles la petite maison au bord du lac Léman à Corseaux, en Suisse, et la villa du docteur Curutchet en Argentine. De telles insertions permettaient d’introduire des rythmes différents dans la candidature. La première incluait une œuvre, non pas de franche jeunesse, mais néanmoins représentative d’un moment de maturation conceptuelle unique dans la carrière de Le Corbusier : une petite maison qu’il réalise en collaboration avec son cousin Pierre Jeanneret pour ses parents vieillissants et dont l’échelle modeste encapsule néanmoins ses futures conceptions de l’habitat moderne. La seconde, réalisée à La Plata pour le docteur Pedro Curutchet, permettait d’illustrer en finesse l’aboutissement de ses recherches sur le plan libre et la faculté d’adaptation de son architecture à un contexte climatique différent (fig. 6). Pourtant, ces calibrages subtils qui permettaient de moduler la série et d’introduire une notion d’exception différente, exprimée par la recherche de solutions technique, esthétique et formelle de l’architecte furent refusés en 2009 par les premiers rapporteurs du dossier comme étant des réalisations mineures dans la carrière de Le Corbusier.

La rebuffade subie par la candidature de Le Corbusier ne devrait pourtant pas mettre un terme aux efforts d’insertion et d’argumentation de ces notions de mineur et de majeur dans les listes patrimoniales du xxe siècle. Ce mode d’approche est fructueux : il contribue à faire accepter l’une des caractéristiques majeures de l’architecture du mouvement moderne, que nous avions définie dans notre introduction comme la « valeur ordinaire universelle exceptionnelle ». Or L’histoire de type sériel privilégie un objet qui se répète. Ce choix comporte un certain nombre de limites : à force de classer, l’histoire sérielle s’interdit d’identifier. Elle ne fait que favoriser la régularité. À partir du moment où la valeur d’exception se confond avec celle d’iconicité, elle réduit à néant les efforts d’acceptation de l’irrégularité comme une valeur fondamentale de l’architecture moderne. Les efforts menés par Docomomo en 2006 sur le thème des « Autres modernismes » ont eu pour résultat de placer sur le devant de la scène des objets « irréguliers ». Mais en définitive, tant que ce nouveau patrimoine ne sera pas progressivement réinjecté dans des listes de biens dits canoniques, le travail restera incomplet.

Par conséquent, convoquer les mécanismes de la construction littéraire pour mener à bien ce délicat travail, qui consiste à faire évoluer dans leur globalité les concepts de canon et d’autorité en architecture, semble pertinent. Ces convocations peuvent adopter plusieurs formes. La première consiste à repenser la liste sous la forme traditionnelle du guide ou de l’itinéraire. L’itinéraire, qui articule les biens selon un parcours « sélectionné, choisi par une époque et jalonné de savoirs, de devoirs et d’émotions14 », contient dans sa définition même cette idée de modulation en créant des situations de rencontre entre différents objets. Ainsi, concevoir et articuler des biens en série en itinéraires a connu des exemples fructueux, tel le « MiMo Historic

13 Je renvoie ici à l’article de Gilles Ragot, « Propo-sition d’inscription de l’œuvre architecturale de Le Corbusier sur la Liste du patrimoine mondial : chro-nique d’un double refus » publié dans ce volume, p. XX.

14 Ariane Devanthéry, « Entre itinéraires et tra-jets : représentations des déplacements dans les guides de voyage au tournant du xixe siècle », In Situ, revue des patrimoines, 2010, no 15, www.insitu.culture.fr/article.xsp?numero=15&id_article=devanthery-1242 [consulté le 2/01/2012].

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District » (pour Miami Modern) dont l’ambition est depuis l’année 2000 de valoriser l’architecture moderne de Miami Beach15. Ce recours à l’itinéraire n’est d’ailleurs pas absent de la Liste du patrimoine mondial suite à l’inscription en 1993 des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle qui suscita l’année suivante la rédaction de recommandations sur la valorisation des routes culturelles. Néanmoins, le recours à l’itinéraire ne peut se manifester que sur des territoires géographiquement « parcourables » : quartier, ville et province. Le concept ne doit cependant pas être totalement écarté, car il en appelle un deuxième qui est plus intimement lié à l’écrit : celui du récit. Comme Carlo Ginzburg l’a récemment reformulé dans un livre intitulé Le Fil et les Traces, le récit permet de renouer avec le jeu fructueux d’interactions entre les objets16. La pratique actuelle qui favorise l’inscription sur une liste ne doit pas oublier que c’est par l’interaction et la mise en récit conjuguées que la valeur intrinsèque de chacun des objets patrimoniaux sélectionnés prend tout son sens.

15 On peut lire à ce sujet l’ouvrage de Eric P. Nash et Randall C. Robinson, MiMo: Miami Modern Revea-led, Miami, FL, Chronicle Books, 2004.

16 Carlo Ginzburg, Le Fil et les Traces. Vrai faux fictif, Lagrasse, Verdier, 2010.

Fig. 6Le Corbusier, villa du docteur Curutchet, La Plata, Argentine, 1948-1953.

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C’est donc plutôt la forme du discours qu’il convient de modifier. La formulation obligatoire par un texte de motivation de l’ensemble des biens sélectionnés lors de la conférence d’Ankara a bien mis en valeur l’importance d’un fil continu de la narration patrimoniale. Chacun de ces textes, qui devait expliciter un cheminement particulier, mettait en valeur le choix cohérent de l’ensemble des biens. Par ce biais, l’exercice liait à nouveau la pratique de l’inventaire avec la narration de l’histoire de l’architecture. Il complétait la sécheresse et le mimétisme de la fiche typologique. De fait, il semble que ce soit pour ce retour à la mise en récit qu’il faille avant tout plaider ; c’est-à-dire replacer cette importance de la narration dans les candidatures avant d’aborder la valeur individuelle des objets. Car c’est par elle que l’écriture des candidatures patrimoniales pourra enfin dévier de sa trajectoire actuelle vers un nouveau niveau d’analyse, certainement plus interprétatif et inévitablement plus subjectif, mais qui tiendra compte d’une modulation plus riche et fructueuse permettant enfin d’intégrer et de discourir sur des irrégularités inhérentes aux valeurs nouvelles de l’individuel et du collectif propres au mouvement moderne.