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« Etre présent à l'instant de la mort » Le bouddhisme comme phénoménologie pratique (1 chapitre de La surprise du vivant) Pour une phénoménologie du deuil Natalie Depraz I. L'expérience de la mort : un phénomène impossible ? A. L’opposition entre Heidegger et Levinas : être seul devant la mort, être accompagné par autrui Quand la mort me prend, je ne suis déjà plus là pour l’accueillir comme expérience mienne : cette intuition radicale que Heidegger a cristallisée sous la forme de la pensée de la possibilité-impossibilité de ma mort, nous en faisons tous également l'expérience dans ces moments où nous expérimentons notre difficulté à être présent à la mort d’autrui. Au fond, ce dont Heidegger témoigne avec justesse (en reprenant à son compte le paradoxe décrit par Augustin à propos du temps), cette expérience d’une possibilité impossible alias impossible possibilité, semble devoir bénéficier d’une incarnation concrète, au risque de devenir rhétorique et formelle. Car une telle « expérience » de l’impossible est tellement radicale qu’elle en devient abstraite, dépourvue des marques tangibles qui sont nos repères humains et quotidiens. En effet, la seule expérience de la mort dont nous pouvons au juste témoigner concrètement en première personne est l’expérience de la mort de l’autre : Levinas le note remarquablement.

Etre présent à l'instant de la mort

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« Etre présent à l'instant de la mort »Le bouddhisme comme phénoménologie pratique

(1 chapitre de La surprise du vivant)

Pour une phénoménologie du deuil

Natalie Depraz

I. L'expérience de la mort : un phénomène impossible ?

A. L’opposition entre Heidegger et Levinas   : être seul devant la mort, être accompagné par autrui

Quand la mort me prend, je ne suis déjà pluslà pour l’accueillir comme expérience mienne :cette intuition radicale que Heidegger acristallisée sous la forme de la pensée de lapossibilité-impossibilité de ma mort, nous enfaisons tous également l'expérience dans cesmoments où nous expérimentons notre difficulté àêtre présent à la mort d’autrui.

Au fond, ce dont Heidegger témoigne avecjustesse (en reprenant à son compte le paradoxedécrit par Augustin à propos du temps), cetteexpérience d’une possibilité impossible aliasimpossible possibilité, semble devoir bénéficierd’une incarnation concrète, au risque de devenirrhétorique et formelle. Car une telle« expérience » de l’impossible est tellementradicale qu’elle en devient abstraite, dépourvuedes marques tangibles qui sont nos repères humainset quotidiens. En effet, la seule expérience de lamort dont nous pouvons au juste témoignerconcrètement en première personne est l’expériencede la mort de l’autre : Levinas le noteremarquablement.

Mais, précisément, ce dont nous témoignonsalors, c’est d’une participation, c’est-à-dired’une qualité de présence à sa non-présenceimmédiatement à venir, c’est-à-dire à son devenir-non-présent. Nous nous associons à ce qu’il ouelle vit en termes de la conscience de son absenceà venir (ce que Husserl nomme du terme de« protention »). En fait, notre vécu estévidemment différent du sien : nous imaginons (ausens d’une projection dans le futur immédiat) ladouleur de son absence : comment pourrai-je vivrequand il ou elle ne sera plus là ? Lui ou elleessaie de mettre des mots ou des images sur sapropre absence, sur son néant, en s’efforçant parlà de « prendre conscience » par avance, deréaliser par anticipation ce que c’est que den’être plus.

Simplement, pris seul, c’est-à-dire référéexclusivement à l’expérience de ma mort commemienne, le paradoxe décrit par Heidegger esttellement radical qu’il ne peut que nous plongerdans une perplexité troublante et obnubilante ; jen’ai aucun lien possible entre moi et ma mort, ily a coupure absolue entre moi (=vivant, actif) etla mort (au fond inappropriable comme mienne sanscontradiction, que je subis entièrement comme unévénement qui s’impose à moi de l’extérieur sansprocéder aucunement de moi) ; en revanche, relié àmon expérience de la mort d’autrui, la difficultéd’être présent à sa mort s’inscrit alors dans unapprentissage, à savoir dans un processus defamiliarisation, d’apprivoisement possible de cequi signe en nous notre précarité fondamentale.

B. Le chemin d’une phénoménologie pratique de larelation à la mort

Alors que Heidegger se tient dans unediscontinuité méthodique et ontologique entrecette expérience radicale de ma mortpossible/impossible (solipsiste et assez extra-ordinaire, en ce sens antinomique) et notreexpérience ordinaire, quotidienne de la mort desautres (proches ou moins proches), je voudraism’intéresser à la continuité entre ces deux plans(extra-ordinaire/ordinaire) en faisant apparaîtreque l’on a affaire en réalité à un seul et mêmephénomène. Je voudrais montrer ce faisant commentle quotidien de la relation à la mort est en faitseul à même de construire en nous la possibilitéd’une relation effectivement expérientielle ànotre propre mort.

Pour ce faire, je vais partir de notrerelation à nous-mêmes, de façon interne, pourmontrer comment on peut y découvrir un espaced’altérité à soi qui répond à différents types demorts à soi-même inhérentes à notre vécu. De cepoint de vue, la méditation est un cadreexemplaire, formel, qui fait émerger à mesure, auquotidien et de façon plus informelle, l’espaceinterne en question. Je montrerai comment cetravail de relation à soi reçoit des éclairagesenrichissants dans le contexte de l’analysephénoménologique husserlienne et del’expérimentation scientifiqueneurophénoménologique. Faire apparaître un telespace intérieur de mort à soi-même comme altéritéà soi, c’est ouvrir l’espace possible d’unerelation d’apprentissage intérieur à la mortd’autrui, et permettre en définitive d’approcherla qualité expérientielle de notre propre mortcomme événement sous un autre jour. A chaque fois,

je voudrais mettre à profit la phénoménologiepratique disponible dans la méditation, lesressources analytiques de la philosophiephénoménologique et le potentiel d’inscriptionexpérientiel à l’œuvre dans le cadre scientifiqueexpérimental. J’approcherai ainsi tour à tour defaçon circulaire ces trois dimensions d’uneexpérience unitaire (mort à soi-même, mortd’autrui, ma mort) en faisant jouer ensemble desqualités d’expérience disponibles dans laméditation, l’expérience phénoménologique etl’expérimentation scientifique.

C’est dire que la distinction qui signel’opposition entre Heidegger et Levinas n’auraplus de pertinence pour moi dans ce qui suit :dans le quotidien de la relation à la mort, lamort d’autrui et ma mort ne font plus qu’un, caril s’agit au fond d’un seul et même apprentissagede la relation à la mort. La question étant :comment se relier à la mort (qu’il s’agisse decelle de l’autre proche ou de la mienne), comments’approcher de l’inappropriable (autrement que pardes attitudes cyniques ou sceptiques), ou encore :comment expérimenter l’absence définitive ?

Ni expérience de « ma mort », laquelle resteune contradiction dans les termes (Heidegger), nimon expérience de la mort d’autrui, laquelle restesolipsiste (Levinas), la relation à la mort quel’on peut apprendre à expérimenter est bien monexpérience de la mort, singulière et irréductibleet, en même temps, la seule expérience dont jedispose est celle d’un partage, car ce n’est qu’entémoignant de mon vécu de la mort de mes prochesque j’apprends à chaque fois de façon renouvelanteà approcher selon un vécu direct et effectif de mapropre mort.

II. « Pratiquer » la mort : une expérience continue de présence à soi

Je vais décliner quatre types de relation à lamort, qu’il s’agisse de la mienne ou de celled’autrui, de la non-présence à la présence pleine,en passant par une présence difficile carfragmentaire et décousue et une présencecroissante car apprivoisante. L’hypothèse qui meguide est que cette qualité à chaque foissingulière de présence à la mort est en réalitéune forme plus ou moins développée de présence àsoi-même.

A. La non-présence à la mort d’autrui comme non-présence à soi-même   : l’absence de voie, l’impasse

Souvent, confronté à la mort d’un proche(malade, mourant, mort), on exprime son souhait dene pas en parler. La parole paraît insupportableparce que la mort de l’autre est de l’ordre del’impossible : 1) au malade, on n’ose pas parlerde sa mort (pour ne pas l’affaiblir encore) ; auxproches, on n’ose pas évoquer qu’il est urgentd’être là car cela pourrait être beaucoup plusrapide qu’on ne le croit (pour ne pas lesdémoraliser) ; pire, on n’ose souvent pas non pluss’avouer à soi-même que, oui, sans doute, c’estpeut-être la dernière fois que l’on se voit ; 2)on ménage le mourant, nos proches, par pudeur, pargêne aussi et, par là même, on se cache à soi-mêmeune vérité trop dure à vivre ; 3) la mort d’autruinous laisse dans un état de choc tel que l’onévite d’en parler (pour ne pas se faire de mal,lui faire plus mal encore) : « je ne peux pas ycroire, je ne peux pas le réaliser » entend-on de

toutes parts. En ayant implicitement à l’espritque « toute vérité n’est pas bonne à dire», onpréfère être absent à la mort, l’oublier, cultivertacitement le non-dit, plutôt que de souffrir,croit-on.

Mais être présent à la mort d’autrui (autruien train de mourir : lui parler, lui prendre lamain ; autrui mort : toucher son front,l’embrasser) n’est ni mortifère ni obscène. Parlerde la mort, avant, pendant, après, est-ce fairesouffrir davantage, ou n’est-ce pas plutôt libérer(se libérer, libérer l’autre) d’un poids troplourd à porter tout seul ?

On entend parfois qu’il vaut mieux cacher lesimages de la mort aux enfants. Rien n’est moinssûr. C’est en tout cas le meilleur moyen de fairetravailler en eux sur un mode non-contrôlé leurimaginaire, leurs fantasmes, de faire naître descauchemars liés à l’absence de prise de consciencepossible de la réalité de la mort de l’autre. Enfait, on sous-estime la capacité qu’ont lesenfants d’opérer une telle prise de conscienceparce que l’on se trouve souvent soi-mêmetotalement perdu et démuni, sans mots, replié dansun silence qui reste le plus terrible desobstacles à la prise de conscience de la réalitéde la mort, ce que l’on appelle couramment « letravail du deuil ».

Dans ce qui suit, je voudrais proposerquelques indications qui vont à l’encontre decette culture ambiante et récurrente, trèsenracinée, du refoulement : ces indications sontautant d’occasions de « travailler » avec la mort,comme on peut également, dit-on, dans lesinstructions de méditation, « travailler » avecson esprit, c’est-à-dire le rendre familier,

tangible, maniable, bref, nous mettre en présencede notre vie interne, du flux et du reflux de nospensées, affects, souvenirs, images, etc. En cesens, pas plus que l’esprit, la mort n’est del’ordre de l’invisible ou de l’absence, du néant.Quoiqu’on en dise : la mort est bien un vécu,notre vécu par excellence en tant qu’êtresconscients de ce que nous sommes. De même que l’onpeut apprendre à rendre notre esprit tangible,maniable en se familiarisant avec le flux despensées et des émotions qui nous traverse, de mêmepeut-on faire de la mort une compagne, un habitantde notre vie.

Pour ce faire, il m’a semblé intéressant detisser ensemble trois grands contextes où la mortest présente, appréhendée, nommée, bref vécue. Achaque fois, je partirai du contexte bouddhistepour montrer comment il peut être éclairé par unancrage philosophique et une perspectivescientifique. Ces trois contextes sont tissésensemble dans trois modes de relation à la mort,autant de façons d’appréhender une qualité àchaque fois singulière de présence à la mort.

B. La difficulté de la présence à la mort   : comment être là   ? La voie graduelle de la méditation

a. Shamatha : être présent à ce qui survient

Lorsque l’on s’assoit pour pratiquer shamatha,méditation de base commune à de nombreuses écolesdu bouddhisme, on acquiert assez vite un sentimentd’apaisement auquel succède rapidement quelquechose comme de l’ennui. Par delà cette doubleimpression, nous nous découvrons actifs dans ce

qui nous est proposé : observer les pensées quisurviennent, les identifier comme telles, puis leslaisser partir. A mesure que l’on s’exerce à cetype d’observation, on se rend compte que cetteactivité d’ « étiquetage des pensées » (labelingthoughts) comme on dit nous place dans uneposition structurelle de « retard » mentalconstitutif par rapport à la pensée qui émerge.Lorsque nous remarquons cette pensée, elle estdéjà là en nous depuis un certain temps, et uneautre est déjà en train d’apparaître que nousn’avons pas encore remarquée ; de surcroît, cetteactivité de présence attentive à la pensée quiapparaît n’est pas continue, elle est traversée enpermanence par des moments d’absence : au momentoù nous réalisons que nous n’étions plus présents,nous sommes déjà dans un moment ultérieur, oùl’effort va alors consister à « revenir » à cetteprésence attentive à la pensée émergente (« bringthe mind back ») ; en ce sens, la dynamiquetemporelle qui fait la vie de l’esprit attentifn’est pas continue, linéaire ni cumulative : elleprocède par aller-et-retours, zones dediscontinuité, empiètements de plusieurs penséesdont la conscience en nous est hétérogène. Unetelle présence trouée, alternative etsurimpressive est caractéristique de notredifficulté à être là de façon pleine, entière etconstante à l’instant présent, ce qui fait aussitoute la richesse de la vie intérieure du sujet,et sa capacité à prendre conscience de cesmouvements internes. b. Lebendige Gegenwart : l’expérience husserlienne del’après-coup1

1 A propos de la relation plus détaillée entre méditation bouddhiste etphénoménologie husserlienne sur ce point, cf. N. Depraz, « Shamatha-

Cette présence difficile à nous-mêmes quel’expérience pratique de base de la méditationnous fait découvrir, il se trouve que EdmundHusserl l’a décrite de façon magistrale comme ladynamique structurelle même de notre conscience.En effet, en prenant appui sur l’expérience d’unretard constitutif dans ma capacité de prendreconscience de ce qui m’arrive, Husserl rend comptede la dynamique temporelle du sujet conscientcomme un « après-coup » de la présence à soi-même(Nachträglichkeit). On n’est jamais là dans l’instant,mais toujours l’on se projette dans le futur oul’on se rappelle d’un événement passé. Simplement,plutôt que d’y voir une difficulté ou un échec à« être là », Husserl formalise une telle dynamiquede la conscience comme la structure même de notreprésent. Il nomme une telle présence ouverte le« présent vivant », qu’il décrit comme uneextension de l’impression instantanée vers le toutjuste-passé (rétention) et l’immédiatement à venir(protention). Ainsi, n’être pas là dans l’instantn’est pas un défaut mais notre mode d’être mêmecomme être-temporel.

Ainsi, notre difficulté constitutive à être làau moment même, notre mode d’être toujours enretard sur ce qui survient, toujours différé, nousmet dans l’incapacité d’appréhender ce qui vaarriver (avoir une protention dit Husserl) en nousy rendant présent : nous ne pouvons qu’êtresurpris, choqué par l’à-venir, arrivant trop troptard sur les lieux de l’événement, ou bien, àl’autre extrême, nous faisons du futur un à-venir

vipashyana, une pratique concrète de l'épochè. L'enseignement de laméditation par Chögyam Trungpa à l'épreuve de la phénoménologie deEdmund Husserl », in : Ch. Trungpa, F. Midal éd., Paris, Cerf, àparaître.

du même style que ce que nous connaissons déjà,auquel cas l’attente ressortit à une confirmationplutôt qu’à une indétermination. Dans un cas commedans l’autre, cependant, la qualité de l’à-venirest escamotée, soit absorbée dans le connu passé,soit insaisissable par indétermination radicale.

Au fond, l’analyse phénoménologique nous livreune structure de notre expérience du temps quipermet d’éclairer en le formalisant ce que l’onest à même de voir émerger dans la pratique de laméditation : les trois premières étapes de shamathasont concernées par cette double activité de base,qui consiste, premièrement, à identifier lespensées dès que l'on prend conscience de leurapparition, et deuxièmement, à réaliser que l'onn'était pas là mais perdu dans ses pensées, ce quia pour effet de nous ramener à nous-mêmes. Cesdeux mouvements, en réalité, sont liés dans le temps,dans la mesure où l'observation de base selonlaquelle on n'est plus là présent à soi-mêmecorrespond justement à la prise de conscience parlaquelle nous pouvons étiqueter les pensées. Or,un tel devenir-conscient est caractérisé par unetemporalité de l'après-coup : pendant quelquetemps, vous êtes perdu, et puis, vous réalisez quevous étiez perdu : mais il est déjà trop tard, ausens où vous étiez absorbé durant toute unepériode de temps sans en avoir conscience. Maiscette structure tout à la fois temporelle etattentionnelle est donnée comme une expérience-standard. Or, une telle expérience n’est passeulement un donné à constater, elle est aussipratique : on peut en apprendre davantage. Ce quiest présenté dans la méditation comme une prise deconscience du vécu à affiner, à travailler, àaccroître, dans le but de se rendre davantage

présent à ce qui survient en nous semble être pourHusserl (et les phénoménologues en général) unestructure définitive de la conscience ; ladimension pratique, pragmatique fait ici ladifférence : une capacité d’apprentissage quiressortit à une phénoménologie pratique.

c. L’émergence d’une forme stéréoscopique :expérimenter la présence immédiate à venir

En ce sens, l’expérimentation scientifiquepermet d’objectiver la dimension pratiqued’apprentissage inhérente à la méditation dansune forme conceptuelle compatible avec l’enjeuphilosophique de la phénoménologie.

Dans le cadre de l’hypothèseneurophénoménologique forgée par F. Varela, jevais présenter l’expérience neurodynamiqued'Antoine Lutz (qui fut l'élève de FranciscoVarela), qui a pour objet l’étude corrélée del’enchaînement des vécus subjectifs et de ladynamique neuronale correspondant au processusd'émergence d’une forme stéréoscopique. Grâce àun exercice plus ou moins long d’accommodationoculaire, le sujet voit surgir une forme en 3Dlà où il n’y avait l’instant d’avant qu’unesurface lisse faite de points sanssignification. La question étant, du côté dusujet : comment peut-on apprendre, se préparer àfaire émerger cette forme visuelle ? En termesméditatifs : quel travail avec son esprit peutfavoriser en termes de qualité attentionnellel’ouverture panoramique du lâcher-prise quirendra possible l’avènement du relief inhérent àl’image visuelle ? En termes phénoménologiques :quel type d’attente protentionnelle cultiver en

nous qui nous permette de donner jour àl’apparition de la forme ? A. Lutz distingue àce propos trois états subjectifs différents depréparation, qui correspondent objectivement àtrois signatures neuronales distinctes : 1) s’ily a non-préparation absolue (unreadiness), lamanifestation brutale, inattendue de la formenous fait l’effet d’une surprise qui a toutesles composantes du choc (le mouvement desynchronisation neuronale n’est en ce casprécédé d’aucun processus visible, et cemouvement reste lui-même dispersé) ; nous sommesau niveau de la non-présence à soi-même, quirenvoie elle-même à une non-présence totale à lamort évoqué en A ; 2a) s’il y a préparationrelative, fragmentaire (fragmented readiness),un sentiment d’attente se trouve créé, maisdomine la déception, le décalage entre l’attenteet la réalité, l’existence d’un écart, d’uncontraste, d’une altérité (on voit apparaîtreune amorce de synchronisation neuronale avant letemps t de l’émergence proprement dite, maiscelle-ci reste éclatée) ; nous sommes au niveaude la difficulté de la présence à la mort dontnous décrivons l’expérience en ce moment en B ;2b) mais cette semi-préparation est aussi ledébut d’un apprentissage à la reconnaissance derepères internes (cognitifs, émotionnels) quinous permettent d’accroître notre qualité depressentiment (l’amorce préalable desynchronisation se double d’une dynamiquesynchrone franche au moment même) : nous nousapprochons de la capacité (à développer) às’attendre à ne pas s’y attendre : un telapprentissage d’une préparation à la surprise vaêtre décrit immédiatement après dans

l’expérience C ; 3) enfin, A. Lutz décritégalement un état de préparation fort(readiness) dont nous parlerons au niveau D.

En fait, nous voulons voir dans ce boutd'expérience de la présence à ce qui vaimmédiatement survenir (ce que le phénoménologuenomme la « protention »), avec ces troiséclairages (pratique, expérientiel etexpérimental), un travail quotidien de laprésence à la mort (la nôtre ou celle desautres).

C. L’apprentissage de la présence à ma mort   : se préparer à être surpris ou s'attendre à nepas s'y attendre

C’est pourquoi, la difficulté à être présentau moment même, loin de n’être qu’un échec ousimplement notre mode d’être immuable (commepourraient le laisser entendre les analysesphénoménologiques classiques) s’avère êtresource d’apprentissage.

a. Sheshin : être présent au moment même del’émergence d’une pensée

Ainsi, face à ce décalage temporel constantentre ce qui apparaît et la conscience que noussommes à même d’en prendre, l’exercice de laméditation nous offre des moyens pour accroîtrenotre capacité à nous rendre présent à ce qui seprésente en nous au moment où cela se présente. Ceque l’on nomme de façon assez classique les neufétapes de shamatha2 renvoie à une description2 Mon texte de référence, de ce point de vue, est le Séminaire queChögyam Trungpa a donné entre mars et mai 1979 au Canada (Lake Louise,Alberta) lors du sixième Vajradhatu Seminary, et publié sous le

minutieuse de ce travail d’attention ouverte à lapensée émergente. Notamment, au terme des troispremières étapes, on bascule d’une attentionencore assez focalisée sur l’objet, la pensée àvenir, à une attention ouverte plus panoramiquesur le flux même des pensées, notre vécu dynamiquelui-même : apparaît alors une dimension de notreconscience que l’on nomme sheshin en tibétain.

En effet, à force de pratiquer l'étiquetagedes pensées et de ramener l'esprit chaque fois quel'on réalise avoir été absent, on finit parréduire l'écart entre l'apparition de la pensée etla prise de conscience qu'elle vient d'apparaître.Nous sommes quasiment capables d'être là au momentoù la pensée émerge. Occurrence de la pensée etprise de conscience de son occurrence coïncidentpratiquement. Une telle coïncidence se nomme sheshin(« awareness », « présence immédiate »,« vigilance »). A partir de cette troisième étape deshamatha, nous sommes capables de ressentir cetteprésence immédiate, dite également « connaissanceprésente » (« presently knowing »), ou encore« connaissance de soi » (« self-knowing »).laquelle s'approfondit jusqu'à l'étape 7. On aaffaire au développement d'une qualité de présenceimmédiate (awareness) au sein de l'appprentissagede la présence attentive (mindfulness).3 On la nommeégalement un « observateur » (« watcher »),quoiqu'il ne s'agisse pas d'une conscience de soi.En effet, il ne s'agit pas d'un mouvement de la

titre : 1979 Seminary Transcripts. Hinayana-Mahayana. 3 F. J. Varela, dans L'inscription corporelle de l'esprit (Paris, Seuil, 1991, encoll. avec E. Thompson et E. Rosch, trad. de l'anglais The Embodied Mind,MIT Press, 1989), a proposé de rendre mindfulness en français parl'expression « présence attentive », de façon à éviter ce que le mot« attention » peut induire de relation (trop) focalisée ou concentréeà soi-même, et pour indiquer que l'esprit est ouverture de l'espace età l'espace.

réflexion, lequel se produirait nécessairementaprès-coup, mais de l'avènement même à laconscience de la pensée au moment où elleapparaît.4 Le Sakyong Mipham Rimpoché, actueldétenteur de la lignée Shambhala dont ChögyamTrungpa est à l’initiative, va même plus loin,puisqu'il décrit par exemple sheshin commel'aptitude à reconnaître la pensée avant mêmequ'elle apparaisse5, témoignant ainsi de lapossibilité de cultiver une auto-anticipation. Onlaisse alors les pensées s'effacer avant mêmequ'elles soient apparues.

b. increasing readiness : comment anticiper l’avènementde la forme stéréoscopique ?

A ce titre, l’expérimentation neurodynamiqued’A. Lutz nous fournit des repères objectifs pouranticiper l’apparition de la formestéréoscopique : durant les quelques secondes quiprécèdent la conscience d’un relief émergent pourle sujet, on voit s’amorcer en troisième personne,au niveau de la dynamique neuronale, un mouvementde synchronisation dans la bande gamma dont laforme correspond à la synchronisation effective àl’œuvre à l’instant t de l’émergence consciente dela forme visuelle. Cette amorce neuronale seproduit assurément à l’insu du sujet, durant unephase temporelle subconsciente de sa vie interne.L’intérêt de cette expérimentationneurophénoménologique est de favoriser, grâce auxmarquables objectifs neuronaux (en troisième

4 A propos d'un tel devenir-conscient et de la description de sadynamique, cf. N. Depraz, F. Varela, P. Vermersch, On becoming aware. Anexperiential pragmatics, Amsterdam, Benjamins Press, 2003.5 Sakyong Mipham Rimpochè, Seminary Hinayana 1996, I, transcripts, Talk One, Shambhala edition p. 17.

personne), une prise de conscience de la part dusujet. Quel est l’enchaînement des vécus du sujetdurant ce laps de temps où la synchronisationneuronale s’amorce déjà sans le sujet en aitconscience ? Le compte rendu des sujets rendusattentifs (par son inscription objectiveeffectivve) à cette phase temporelle ténuepréalable à l’émergence de la forme faitapparaître l’expérience d’un changement cognitifde qualité visuelle (une sorte d’émoussement del’acuité visuelle, un « blurring ») associée à unemodification de l’état émotionnelle (uneeffervescence avec des sensations de chaleur, oubien une sorte de calme, de détente).

La dynamique neuronale fournit une contrainteobjective générative, en ce qu’elle faitapparaître au sujet des zones d’expérience àexplorer, qu’il n’aurait pas aperçues tout seul.C’est le début d’un apprentissage à lareconnaissance de repères internes (cognitifs,émotionnels) qui nous permettent d’affiner notrequalité de pressentiment.6

c. L’auto-antécédance : une pratiquephénoménologique de l’anticipation7

6 Concernant cette exploration neurophénoménologique, cf. N. Depraz,F. J. Varela et P. Vermersch, On becoming aware, op. cit., première partie,chapitre sur l’évidence intuitive où est présenté l’exemple de laforme stéroscopique ; cf. aussi les articles écrits à partir de celivre, notamment A. Lutz, J.-P. Lachaux, J. Martinerie, F.J. Varela,« Guiding the study of brain dynamics by using first-person data :synchrnony patterns correlate with ongoing conscious states during asimple visual task », PNAS 99 (3), 2001, ainsi que F. J. Varela & N.Depraz, « Au cœur du temps : l'auto-antécédance II », Intellektica n°s36/37, 2004, pp. 182-205. 7 N. Depraz, Lucidité du corps. De l’empirisme transcendantal en phénoménologie,Dordrecht, Kluwer, 2000, deuxième partie.

A la mort d’un proche (un ami, un parent), onse dit souvent : « si j’avais su, j’aurais étéplus présent… » Quelle que soit notre capacitéd’anticipation en nous rendant présent à l’autre àchaque rencontre, à chaque instant, la surprise,le choc affectif sont des composantes semble-t-ilirréductibles de notre expérience de la mortd’autrui.

Il n’en demeure pas moins que cet apprentissage(expérimental, et expérientiel) à lareconnaissance de repères internes qui affinentmon pressentiment résonne directement avec monaptitude plus ou moins développée à prendreconscience de façon anticipée de la mort d’autrui,c’est-à-dire, comme l’on dit couramment, à « mefaire » à sa mort, à l’accepter comme unedimension de mon vécu. Pour reprendre lesdifférents modes de préparation à ce qui survientdistingués tout à la fois dans les cadresexpérimental et méditatifs en les transposant dansle contexte 1) phénoménologique, 2) d’expérience(non interne mais) de la mort d’autrui, on connaîtdifférentes épreuves au moment même de la mortd’un proche : 1) le plus souvent, on expérimentecette dernière comme un choc absolu qui faitmonter l’affect en nous, colère ou empathie,lequel provoque en nous un scandale procédant lui-même d’une non-préparation radicale ; du coup, ledeuil (la prise de conscience de la réalité de lamort) est impossible, les rêves de lui ou ellevivant nombreux : je rêve qu’il est rentré d’unlong voyage  ; 2) parfois, si l’on s’est déjàséparé durant la vie, on accueille ce départ,quoique difficile, comme une séparation plusradicale, dont on a déjà pu faire l’expérience surun mode relatif : la préparation est graduelle,

donc la perte moins brutale : la préparation s’estfaite d’elle-même, passivement, sans qu’on l’aitvoulu (a) ; quelquefois, on s’est déjà formulé àsoi-même, on a pu parler à l’autre, et aux autresde la mort à venir, en prenant ainsi conscienceexplicitement et volontairement : la présentationest active, la séparation plus assumée car enpartie partagée (b) ; 3) dans certains cas, rares,quand celui ou celle qui va mourir en aconnaissance, c’est-à-dire « veut » bien le savoir(ne se le cache pas), en a conscience et s’yprépare, la parole partagée de la mort est unepratique de la mort à chaque rencontre, à chaqueinstant : c’est la préparation maximum : on se ditau revoir après chaque rencontre, car chacun estau clair sur ce qu’il vit et va vivre. Celui quipart fait le deuil de lui-même avec toi avant demourir, en une sorte de deuil anticipé dans unpartage. Au fond, de façon incroyable, celui quiva mourir est celui qui accompagne le vivant, enpartageant avec lui par anticipation la douleur desa non-présence à venir. Lorsque la mort survient,on peut avoir le sentiment que le fait de s'êtretout dit ne laisse plus en soi de résidud’opacité, de non-dit, de refoulement sourced’ignorance et donc de souffrance.

Certes, la plupart du temps reste une surprise,un choc ; l'anticipation, la protention ne sontjamais complètes, toujours inachevées. Pourtant,plus complète est l'anticipation, i.e. lapréparation, plus léger est le vécu de la mort.

D. La présence à la mort comme présence à soi-même   : radicalité de la voie rapide

C’est cette qualité de « légèreté » que l’onatteint lorsque la mort est devenue une présence

tellement familière que l’on devient capable delui « dire bonjour » tout comme, au réveil, on ditbonjour à son mari, à sa femme, sa maman ou à sesenfants, ou encore de lui faire honneur comme onhonore chez soi un invité.

Aussi, mourir au sens de « expérimenter lemoment de sa mort », c’est être là. Cetteaffirmation peut sembler incongrue voire absurde.Lorsque l’on meurt, n’est-ce pas plutôt que nousne sommes plus là, les autres ne sont-ils pasconfrontés à une absence définitive ? En fait, etau fond, c’est quand nous ne sommes pas nous-mêmesque nous sommes morts. Etre vivant en ce sens,c’est être soi-même, c’est-à-dire être làpleinement dans l’instant, c’est-à-dire faire dela mort (la nôtre ou celle des autres) notre vécule plus intime et immédiat.

Aussi faisons-nous l’hypothèse d’unecontinuité forte, eu égard à cette qualité deprésence pleine et entière à l’instant qu’il nousest donné d’approcher et de cultiver, entre lamort à soi-même que révèle le développement de laméditation shamatha-vipashyana en nous etl’expérience de la mort. De ce point de vue-là, ladifférence entre soi et l’autre se dissout d’elle-même. A ce titre, le Bardo-thödol, le Livre des mortstibétains décrit de façon détaillée les différentsmouvements de la conscience à l’instant de la morten fonction des personnes, i.e. en fonction de laqualité de présence à soi telle qu’elle a pu êtreinvestie durant toute notre vie et notreapprentissage de la méditation. En effet, le bardode la mort, pour être ultime, n’en est pas moinsrelié aux autres bardo, dont celui de lanaissance, du rêve, de la méditation. Ce quisignifie que notre aptitude à être en relation à

ce qui se passe au moment même où cela se passe,pour soi-même, pour l’autre , cette conscienceaigüe du moment même de la mort, notre être là àl’instant de la mort s’enracine et se sédimentedans tous nos vécus ultérieurs de bardo moinsabsolus et ainsi intégrés à la mort.

On dit que certains tulkus, par l’observationrépétée de la scène mobile et sans cessechangeante de leur esprit ont acquis une capacitéà sentir la mort venir ; ce dont témoigne à sonniveau propre la description scientifique d’unétat maximum de préparation qui nous permet devoir progressivement apparaître la formestéréoscopique en étant attentif à satransformation possible ; chez Husserl, dans De lasynthèse passive, dans les annnées 20, l’attente n’estplus ouverte ou libre, mais confirmée, renforcée(§40-41 ; le présent vivant, qui maintientl’impossibilité à être là comme notre lotexpérienciel, doit être radicalisé dans unepratique de la présence à l’instant pur ; ce queA. Lutz confirme dans une expérimentation menéeavec des moines bouddhistes et, par exemple,Matthieu Ricard (dont l’attention est totalementstabilisée), et dont le traitement se trouverepris par Husserl dans sa critique du présentvivant dans les années 20/30, et dans saproportion de l’expérience de l’instant pur. Deces différents côtés, experientiel, pratique etexpérimental, on voit apparaître des ressources,même précaire, pour « habiter » notre mort etcelle des autres.

La vertu de la méthodologie interdisciplinaireici convoquée consiste à proposer des éclairages

multiples de la même expérience, en l’occurrence,de notre qualité de présence à l’instant de lamort