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Richard Arena Paul-Marie Romani Contribution à une approche marshallienne de la petite entreprise In: Revue d'économie industrielle. Vol. 86. 4e trimestre 1998. pp. 49-60. Abstract The article proposes to research in A. Marshall works, his Economics of Industry or Industry and Trade, rather than Principles of Economics, the conceptual and methodological bases of an economic analysis of this « non identified theoretical object » that is the small firm. The former is then described as an endowed decision center with some specific organization and technology, what allows to qualify as its environment... In so doing, the authors underline the theoretical up to dateness of the contribution of A. Marshall to the economic analysis of Industry. Résumé L'article propose de rechercher chez A. Marshall, le Marshall de Economics of Industry et d'Industry and Trade, plutôt que celui des Principles of Economics, les bases conceptuelles et méthodologiques d'une analyse économique de cet « objet théorique non identifié » qu'est la Petite Entreprise. Celle-ci est alors décrite comme un centre de décision doté d'une organisation et d'une technologie spécifiques, ce qui permet d'en qualifier la nature ainsi que les relations qu'elle entretient avec son environnement... Au-delà, l'article confirme l'actualité théorique de la contribution d'A. Marshall à l'analyse économique. Citer ce document / Cite this document : Arena Richard, Romani Paul-Marie. Contribution à une approche marshallienne de la petite entreprise. In: Revue d'économie industrielle. Vol. 86. 4e trimestre 1998. pp. 49-60. doi : 10.3406/rei.1998.1731 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rei_0154-3229_1998_num_86_1_1731

Contribution � une approche marshallienne de la petite entreprise

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Richard ArenaPaul-Marie Romani

Contribution à une approche marshallienne de la petiteentrepriseIn: Revue d'économie industrielle. Vol. 86. 4e trimestre 1998. pp. 49-60.

AbstractThe article proposes to research in A. Marshall works, his Economics of Industry or Industry and Trade, rather than Principles ofEconomics, the conceptual and methodological bases of an economic analysis of this « non identified theoretical object » that isthe small firm. The former is then described as an endowed decision center with some specific organization and technology, whatallows to qualify as its environment... In so doing, the authors underline the theoretical up to dateness of the contribution of A.Marshall to the economic analysis of Industry.

RésuméL'article propose de rechercher chez A. Marshall, le Marshall de Economics of Industry et d'Industry and Trade, plutôt que celuides Principles of Economics, les bases conceptuelles et méthodologiques d'une analyse économique de cet « objet théoriquenon identifié » qu'est la Petite Entreprise. Celle-ci est alors décrite comme un centre de décision doté d'une organisation et d'unetechnologie spécifiques, ce qui permet d'en qualifier la nature ainsi que les relations qu'elle entretient avec son environnement...Au-delà, l'article confirme l'actualité théorique de la contribution d'A. Marshall à l'analyse économique.

Citer ce document / Cite this document :

Arena Richard, Romani Paul-Marie. Contribution à une approche marshallienne de la petite entreprise. In: Revue d'économieindustrielle. Vol. 86. 4e trimestre 1998. pp. 49-60.

doi : 10.3406/rei.1998.1731

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rei_0154-3229_1998_num_86_1_1731

Richard ARENA Paul-Marie ROMANI

LATAPSES CNRS - Université de Nice Sophia Antipolis

CONTRIBUTION

À UNE APPROCHE MARSHALLIENNE

DE LA PETITE ENTREPRISE

Mots-dés : PME, esprit d'entreprise, organisation, flexibilité, externalités, districts industriels

Key words : PME, Entrepreneur ship, Organisation, Flexibility, Externalités, Industrial districts

L'essai qui suit trouve sa source d'inspiration théorique dans l'approche d'Alfred Marshall. Son point de vue ne consiste pas toutefois à assimiler le cœur de cette approche à l'analyse des mécanismes de marché

proposée dans le livre V des Principes d'Économie Politique. Il privilégie plutôt l'accent mis par Marshall sur la notion « d'organisation », que ce soit dans le livre I de Economies of Industry (écrit avec Mary Paley Marshall), dans le livre IV des Principes ou dans le livre II à' Industry and Trade.

Le terme « d'organisation » revêt plusieurs acceptions chez Marshall. Nous ne souhaitons pas cependant ici nous engager dans l'étude de ses significations possibles. Nous retiendrons seulement le fait que, pour Marshall, un ensemble « est dit fortement organisé lorsque chacune de ses parties a à remplir sa propre tâche et lorsqu'en remplissant cette tâche, elle contribue au bien-être de la totalité, de telle sorte que toute interruption dans cette tâche met en péril l'ensemble ; tandis que, d'autre part, chaque partie dépend du travail efficient des autres parties » (Marshall A. et M.P., 1879, pp. 45-46).

Cette conception d'inspiration organiciste ou biologiste permet aisément de comprendre qu'il est vain de rechercher chez Marshall une représentation axio- matique et atomistique des agents économiques. On ne saurait donc découvrir, chez cet auteur, une théorie de l'entrepreneur individuel, au sens que peut conférer la tradition walrasienne à cette expression. L'entreprise - grande ou petite - ne peut être saisie indépendamment du contexte historique et institutionnel dans lequel elle s'inscrit. Relisons à ce propos le livre I des Principes :

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« Les anciens économistes anglais ont peut-être trop confiné leur attention aux mobiles de l'action individuelle. Or, en fait, les économistes, comme tous ceux qui étudient la science sociale, ont à s'occuper des individus surtout en tant que membres de l'organisme social. De même qu'une cathédrale est quelque chose de plus que les pierres dont elle est faite, de même qu'une personne est quelque chose de plus qu'une série de pensées et de sentiments, de même la vie de la société est quelque chose de plus que la vie des individus. Il est vrai que l'action du tout est formée de l'action de ses parties constituantes et que, dans la plupart des problèmes économiques, le meilleur point de départ se trouve dans les mobiles qui affectent l'individu, considéré non pas certes comme un atome isolé, mais comme membre de quelque métier particulier ou de quelque groupe industriel » (Marshall A., 1906-1909, tome I, p. 115).

« Approcher » la petite entreprise consiste donc, dans l'optique marshal- lienne, à saisir ce qui fait sa spécificité, tout en profilant celle-ci sur le fond du contexte économique et industriel qui était celui des Principes. On pourra, en outre, s'interroger sur la pertinence actuelle de cette approche et ainsi mesurer l'actualité théorique de l'œuvre de Marshall dans le domaine de l'analyse économique de la petite entreprise.

Pour ce faire, on abordera la petite entreprise à travers trois dimensions principales qui qualifient à la fois la nature des firmes et les relations qu'elles entretiennent avec leur environnement. Nous la décrirons donc ainsi comme un centre de décision doté d'une organisation et d'une technologie spécifiques (Arena R. et Charbit C, 1996).

I. — LA PETITE ENTREPRISE COMME CENTRE DE DECISION

« Les économistes étudient les actions des individus, mais au point de vue de la vie sociale, plutôt qu'à celui de la vie individuelle (...). Ils envisagent l'homme tel qu'il est : non pas un homme abstrait ou « économique » mais un homme de chair et de sang, fortement influencé par des mobiles égoïstes dans sa vie professionnelle, mais sans être à l'abri de la vanité et de la négligence, ni insensible au plaisir de bien faire son travail pour lui-même, ou au plaisir de se sacrifier pour le bien de sa famille, de ses voisins ou de son pays, ni incapable d'aimer pour elle-même une vie vertueuse » (Marshall A., 1906-1909, tomel, pp. 116-117).

On comprend pourquoi, à la lecture de cet extrait du livre I des Principes, Charles Gide et Charles Rist ont pu noter que Marshall « repoussait l'homo economicus » (Gide C. et Rist C, 1909, p. 746). En fait, la conception de « l'homme de chair et de sang » proposée par Marshall le conduit d'abord à préciser les caractéristiques individuelles qui sont emblématiques de tout entrepreneur individuel. Ces caractéristiques comprennent deux volets. Le premier relève de ce que Marshall appelait « l'habileté générale ». Cette expression désigne « ces facultés, ces connaissances et cette intelligence d'ordre général qui sont, à des degrés divers, la propriété commune de toutes les formes d'in-

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dustries les plus élevées » (Marshall A., 1906-1909, tome I, p. 384). La deuxième renvoie à « l'habileté spécialisée », i.e., « cette dextérité manuelle et cette connaissance des matières premières et des procédés qui sont nécessaires dans la pratique spéciale de chaque métier individuellement » (Marshall A., 1906-1909, tome I, p.384).

L'habileté générale à laquelle se réfère Marshall permet à l'entrepreneur d'acquérir ce qu'exige la « vie industrielle moderne », à savoir :

« une certaine indépendance et une certaine habitude de choisir soi-même sa propre vie, une certaine confiance en soi ; de la réflexion et pourtant de la promptitude dans les décisions et dans les jugements, l'habitude de se préoccuper de l'avenir et de se tracer sa voie d'après des buts lointains » (Marshall A., 1906-1909, tome I, pp. 6-7).

Ces qualités permettent alors de définir « l'industriel idéal » (Marshall A., ibid., p. 501). Celui-ci doit exercer une double fonction. D'un côté, il doit être un anticipateur et un décideur. Il doit être capable de prévoir les mouvements des marchés, l'évolution des goûts des consommateurs,... et d'adapter son entreprise à ces contraintes de demande. De l'autre côté, l'industriel idéal doit aussi être un « conducteur d'hommes » (ibid., p. 501), ce qui suppose une disponibilité et une capacité constantes de surveillance.

La nécessité de prévoir et de décider conduit l'entrepreneur à être constamment à l'écoute des innovations technologiques et de faire partie du groupe des agents « innovateurs », par opposition à celui des « routiniers » (Marshall A. et Marshall M.P., 1879). L'attention que porte l'entrepreneur aux innovations n'est que l'une des formes du comportement qu'il doit adopter à l'égard de l'incertitude. Quant aux tâches de surveillance, elles sont d'autant plus faciles à exercer que l'entrepreneur est proche de son entreprise.

Ces deux tâches prennent une forme toute particulière lorsqu'on a affaire à une petite entreprise.

D'un côté, l'une des caractéristiques de la petite entreprise ou du petit entrepreneur est de pouvoir faire preuve de « souplesse et d'initiative » (Marshall A., 1906-1909, tome I, p. 386). En d'autres termes, en raison même de leur flexibilité, les petites entreprises assimilent vite les informations qu'elles peuvent acquérir, les prennent en compte immédiatement et réagissent aussi rapidement que possible en s 'adaptant à l'environnement. Cette capacité d'attention (y compris de veille technologique) pourrait être réduite par les obstacles qu'introduisent les grandes firmes en matière de diffusion des innovations technologiques. Ces obstacles ne peuvent cependant empêcher la circulation de l'information :

« Bien qu'il doive toujours rester en état de grande infériorité pour les informations à obtenir et les expériences à faire, cependant, en cette matière, le cours général du progrès est en sa faveur. Les économies externes, en effet,

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gagnent constamment en importance par rapport aux économies internes dans toutes les branches des connaissances commerciales (...) En outre, il profite aussi de ce que le nombre des secrets industriels va en diminuant, et de ce que les perfectionnements les plus importants dans les procédés de production restent rarement secrets après qu'ils sont sortis de la période d'expérimentation (...) Si donc le petit industriel peut rarement être au premier rang dans la marche vers le progrès, il peut ne pas en être bien loin s'il a le temps et les aptitudes nécessaires pour profiter des occasions de s'instruire qui s'offrent à lui de nos jours » (Marshall A., 1906-1909, tome I, pp. 482-483).

D'un autre côté, la présence quotidienne de l'entrepreneur au sein de la petite firme, sa fréquente participation au travail de production et sa connaissance de la main d' œuvre le rendent plus apte à des tâches de contrôle et de surveillance :

« Le petit patron a pour lui certains avantages. Chez lui, l'œil du maître est partout ; ses surveillants et ses ouvriers ne peuvent y échapper ; la responsabilité n'est pas divisée ; il n'y a pas un va et vient de communications mal comprises d'un service à un autre » (Marshall A., 1906-1909, tome I, p.482).

Le recours à une rationalité « d'homme de chair et de sang » et sa substitution à la rationalité substantive de l'homo economicus s'avère ainsi particulièrement pertinente dans le cas de la petite entreprise. La réalité observée montre en effet que la rationalité économique traditionnelle ne suffit pas en général à expliquer les comportements des petits entrepreneurs. Des contraintes politiques, sociologiques, d'éducation,... se superposent aux contraintes budgétaires et technologiques et leur connaissance est essentielle si l'on veut comprendre les décisions réelles des petites entreprises. Par ailleurs, l'appartenance de l'agent à une catégorie sociale donnée peut aussi influer sur sa subjectivité.

Ainsi, l'habileté générale et l'habileté spécifique dépendent notamment des niveaux d'éducation générale et d'éducation technique des agents. Or, à leur tour, ces niveaux sont fonction des systèmes nationaux d'éducation. La petite entreprise doit donc être saisie dans le cadre de son système national d'éducation, i.e., au sein d'une nation donnée. La nation constitue donc le premier découpage au sein duquel les petites entreprises doivent nécessairement s'inscrire. Elle leur confère ce que Marshall a appelé « l'esprit de nationalité économique » (Marshall A., 1934, tome I, p. 53 ; cf. également Arena R., Champagne de Labriolle C. et Deghels N., 1993).

De même, la petite entreprise doit être reliée à la catégorie sociale de famille. Marshall analyse ainsi la nature des performances qui peuvent être associées à la petite entreprise familiale. Il montre que, dès son plus jeune âge, le fils d'un entrepreneur peut, par exemple, acquérir plus aisément qu'un autre adolescent les qualités d'habileté générale et spécifique que requiert l'entreprise dans la branche d'activité où le père exerce. Ceci ne signifie pas que tous les enfants d'artisans ou de petits entrepreneurs perpétuent l'activité de leurs parents. Comme chez Schumpeter, la deuxième génération rejette parfois l'héritage de

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la première. Toutefois, le souci de transmettre un capital familial peut jouer un rôle essentiel dans le comportement d'investissement du petit entrepreneur et la conception marshallienne d'une rationalité économique immergée dans le contexte social rend aisément concevable l'existence de petites entreprises d'origine familiale parfois très anciennes (Marshall A., 1906-1909, tome I, pp. 503-516).

IL — LA PETITE ENTREPRISE COMME MODE D'ORGANISATION

La référence de Marshall à l'organisation n'est pas purement rhétorique. L'auteur des Principes distingue en effet trois niveaux successifs dans l'organisation économique : « l'organisation sociale » (Marshall A., 1934) ou « division sociale du travail » qui traduit la tendance générale des organismes complexes vers une spécialisation fonctionnelle toujours plus poussée ; « l'organisation de l'industrie » (Marshall A. et Marshall M. P., 1891, chapitre VII du livre I), qui correspond à « l'étude de la technique industrielle et de l'organisation des affaires et de leurs influences sur les conditions des différentes classes et nations » (Marshall A., 1934, sous-titre) ; « l'organisation des affaires » ou « des firmes » (« business organization »), enfin, qui concerne l'organisation interne des unités de production ou de commercialisation élémentaires.

Ce sont ici les deux dernières de ces trois dimensions qu'il importe d'évoquer.

Le niveau de l'organisation interne à la firme révèle que la petite entreprise est moins la matérialisation d'un projet individuel que la mise en oeuvre d'un mode particulier d'organisation de la production.

Ainsi, nous avons déjà pu observer que la petite entreprise était particulièrement bien armée pour un type de production qui exige une forte surveillance du processus de travail et un contrôle strict de la qualité. En fait, Marshall attire l'attention du lecteur sur les activités qui demandent une forte intervention de la compétence des travailleurs et la mise en œuvre d'objets singuliers et technologiquement complexes. C'est ce que Marshall caractérise comme une production qui « requiert une attention soutenue à des petits détails » (Marshall A. et Marshall M.P., 1891, p.59). On reconnaît là un cas de figure fréquent dans la vie industrielle moderne, celui des petites entreprises de production à fort contenu technologique. Ces entreprises, comme on le sait, produisent souvent des objets en série limitée, qui exigent des compétences extrêmement spécialisées.

À l'inverse et paradoxalement, les petites entreprises interviennent aussi dans des domaines où les potentialités d'innovation technologique et de mécanisation sont entièrement épuisées. Tel est le cas, par exemple, de l'agriculture, selon Marshall :

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« Si un vote devait être organisé parmi les économistes du monde entier, il serait probablement en faveur du système dans lequel la terre appartient à celui qui la cultive, que ce soit sous forme de grandes firmes dans les pays nouveaux ou dans le cadre de petites propriétés dans les pays anciens » (Marshall A. et Marshall MR, 1891, p.63).

Tel est aussi le cas significatif du fabricant de cycles (Marshall A., 1893, tome I, p. 379) :

« L'avantage que possède l'animateur de nouvelles méthodes est naturellement le plus prononcé dans les nouvelles industries et dans celles qui, quoi- qu'

anciennes, se trouvent dans une phase de transition ; mais il se réduit rapidement lorsque ces pionniers ont surmonté les principales difficultés et que leurs méthodes sont connues de tous. Par exemple, au temps où les bicyclettes devinrent à la mode, chaque année apportait quelque changement frappant dans leur construction et leur méthode de fabrication ; aussi celles qui sortaient de maisons qui ne se tenaient pas au courant, étaient-elles démodées presque aussitôt qu'elles étaient faites. Mais actuellement, une maison de cycles possédant le capital voulu, la diligence et les capacités administratives, peut fabriquer à un prix relativement modeste, pour la vente courante, une bicyclette ordinaire qui sera infiniment supérieure à celles faites par les premiers leaders de cette industrie, et très peu inférieure au modèle le meilleur qui puisse être fabriqué de nos jours ».

Tel est enfin le cas de l'industrie textile où les limites du processus de mécanisation ont conduit aux frontières de la division du travail et de la tendance à la spécialisation :

« dans le filage du coton, par exemple, une grande usine contient plusieurs locaux qui sont identiques à tous égards ; de telle sorte qu'elle ressemble à plusieurs usines plus petites juxtaposées » (Marshall A. et Marshall M.P., 1891, p. 54).

C'est ainsi que, de plus en plus, Marshall souligne l'apparition de situations dans lesquelles l'industrie textile se divise en deux sous-activités. La première est une activité de prospection et de négoce destinée à conquérir les marchés, qui correspond très précisément à la fonction d'anticipation et de décision que Marshall attribuait à « l'industriel idéal ». Elle est menée par de grandes entreprises disposant de capitaux importants qui autorisent des opérations d'achat, de vente et de spéculation. La deuxième sous-activité consiste en l'opération de production d'articles textiles ; elle peut ainsi être assimilée à la deuxième fonction de l'industriel idéal, i.e., la fonction de contrôle et de surveillance de la production. Elle peut être exercée par des petites entreprises qui jouent alors un rôle de quasi-sous-traitance.

Globalement, on comprend a posteriori le paradoxe apparent du rapprochement des deux types opposés d'industrie que nous venons de décrire. Dans les deux cas, en effet, les grandes entreprises ne détiennent aucun avantage technologique sur les petites. De fait, soit la production nécessite une compétence

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technologique et des investissements spécialisés coûteux mais combinés à une échelle de production de petite dimension : les grandes firmes excluent alors la mise en œuvre de ce type d'activité qu'elles jugent insuffisamment rentable ; soit la production ne confère aucun avantage technologique aux grandes comme aux petites firmes, et par conséquent, toutes les entreprises peuvent alors produire à égalité.

Alfred Marshall conceptualise le premier cas de figure en le décrivant comme un cas de rendements croissants combiné à un marché étroit (Marshall A., 1906-1909, tome II, p.485). Le second, en revanche, est un marché substantiel associé à des rendements décroissants ou constants.

Pour renforcer la présence de l'entrepreneur comme exécutant de la fonction de contrôle et de surveillance, Marshall considère que le chef d'entreprise devrait aussi être le propriétaire du capital :

« un homme qui commerce avec son propre capital a toutes les raisons de s'exercer à découvrir s'il conduit ou non son entreprise à sa perte. Mais l'homme qui travaille avec un capital emprunté n'a pas de mobiles aussi forts » (Marshall A., 1891, p.136).

Pour Marshall, le statut d'entreprise individuelle constitue donc une garantie supplémentaire du maintien des petites entreprises.

Si l'on s'intéresse, dans un second temps, à « l'organisation de l'industrie », le paysage conceptuel se modifie. On entre alors dans le domaine des marchés et des relations entre entreprises. Ces deux cas de figure doivent être distingués tour à tour.

Petites entreprises et marchés particuliers

Dans Industry and Trade, Alfred Marshall oppose deux significations du mot « marché » :

« Tout le monde achète, et presque tout producteur vend, jusqu'à un certain point, sur un marché « général » où il se trouve, à peu près sur le même pied que ceux qui l'entourent. Mais chacun, ou presque, possède aussi ses marchés particuliers, c'est-à-dire quelques personnes ou groupes de personnes avec lesquelles il est en rapports étroits ; la connaissance mutuelle et la confiance l'incitent à se rapprocher d'elles, et les incitent à se rapprocher de lui, de préférence à des étrangers » (Marshall A., 1934, tome I, p. 283).

Les « marchés généraux » correspondent ainsi, par différence, aux « marchés de marchandises organisés » (ibid., pp. 389-392).

Cette distinction est absolument essentielle pour notre propos. Les « marchés particuliers » sont en effet ceux que privilégient les petites entreprises pour

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trois raisons essentielles. Ces marchés sont d'abord et souvent de petite dimension, que ce soit en raison de leur isolement géographique relatif (marchés locaux), de la nature des objets échangés (produits de petite série) ou du fait qu'ils permettent des transactions au détail. Ils impliquent ensuite une « relation de clientèle » entre consommateurs et petites entreprises ou entre grandes et petites entreprises. Ils autorisent enfin les caractéristiques du mode de production que nous avons détaillé, à propos de l'examen de l'organisation interne à la firme.

Le premier type de marché spécifique évoqué par Marshall correspond aux « besoins locaux » (Marshall A., 1934, tome I, p. 383). Marshall fait ici à nouveau référence aux fabricants de cycles, « à la petite modiste, à la couturière, au cordonnier » (Marshall A., ibid., p.383). On retrouve là le cas toujours présent des artisans ou des commerçants traditionnels, dotés d'une clientèle locale souvent aussi ancienne que stable.

Le deuxième type de marché est celui qui vise une clientèle particulière. Cette clientèle peut être, par exemple, celle « des quartiers pauvres » (Marshall A., 1934, p. 653) ou une clientèle aux goûts particuliers (que la petite entreprise tente de satisfaire au mieux) ; on pense ici, notamment, à l'exemple marshal- lien des petits achats imprévus qu'on finit par effectuer auprès des petits commerçants lorsque l'on manque de denrées alimentaires avant dîner (Marshall A., 1934, tome II, pp.654-655).

Un troisième type de marchés est celui des services spécialisés : réparation d'objets (Marshall A., 1906-1909, tome I, pp.488-489), boutiques d'alimentation ou d'habillement (ibid., p. 389), « fiacres « ou « cochers » (ibid., pp. 489- 492), spectacles artistiques (ibid., p. 494), construction de maisons individuelles (ibid., p. 497).

On distinguera enfin le marché des services à l'industrie, celui que Marshall décrit à travers « l'offre de matières et de machines spéciales aux grosses entreprises » (Marshall, 1934, tome I, p. 388). Il s'agit ici de la production de pièces de série limitée et destinées à un client particulier à partir d'une commande prédéterminée.

Ces marchés présentent une caractéristique commune. Ils protègent, d'abord, les petites entreprises des grandes, car la dimension du marché interdit pratiquement la concurrence des secondes. Ils assurent ensuite aux petites entreprises le maintien d'une relation de clientèle qui permet de combattre l'incertitude, de type stratégique ou systémique (Arena R. et Charbit C, 1996), qui caractérise le fonctionnement des économies de marché décentralisées. Les marchés particuliers agissent ici comme des institutions donc l'objectif est de remplacer un mode anonyme d'ajustement entre une multitude d'offreurs et de demandeurs par le recours à des relations stables, voire codifiées entre agents qui se connaissent et préfèrent entretenir des rapports personnels de confiance mutuelle. Marshall pensait que ce type de marchés était destiné à disparaître :

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« depuis quelques années, il s'est produit beaucoup de changements qui sont tous en faveur des grands établissements. L'habitude d'acheter à crédit est en train de disparaître et les relations personnelles entre boutiquier et client deviennent plus réservées. Le premier de ces changements est un grand progrès ; le second est à regretter à certains égards, mais non pas à tous » (Marshall A., 1906-1909, tome I, p. 487).

En fait, si les commerces de détail ou les marchés locaux ont en effet reculé face aux magasins à grande surface, aux magasins à succursales multiples, aux grands magasins ou aux grandes entreprises de vente par correspondance, il n'en est pas de même des petites entreprises ou de marchandises fabriquées sur commande. La notion de « marchés particuliers » continue à prospérer dans les économies modernes et la concurrence prend souvent la forme, pour les firmes, de la création de tels marchés.

Petites entreprises et relations Ínter-firmes

Le maintien et le développement des petites entreprises passent souvent par la création de relations entre les firmes. Alfred Marshall avait particulièrement souligné deux de ces relations.

Le premier type de relations inter-firmes évoqué par Marshall est celui qui consiste à créer des formes d'organisation productive externes à la firme mais susceptibles, si nécessaire, d'être internalisées. Ces formes d'organisation ont pour fonction de réduire l'incertitude marchande et, par conséquent, de stabiliser les fluctuations du niveau d'activité des grandes firmes ou des grands marchands. Elles impliquent souvent les petites entreprises. Un exemple de ces formes d'organisation est le cas de la sous-traitance des marchands de Manchester. Marshall se réfère à ces grossistes qui trouvent sans cesse de nouveaux marchés et de nouvelles sources d'approvisionnement, puis « passent avec des industriels, dans les différentes parties du monde, des contrats pour fabriquer les marchandises sur lesquelles ils ont décidé de risquer leur capital » (Marshall A., 1906-1909, tome I, p. 498). Un autre exemple est fourni par la « renaissance de ce que l'on a appelé 'l'industrie à domicile' qui prédominait autrefois dans les industries textiles » (Marshall, ibid.). Cette « industrie à domicile » inclut aussi bien des travailleurs à domicile à qui la grande entreprise fournit les matières premières et les outils de travail que de véritables sous-traitants de capacité, constitués grâce à de petits ateliers artisanaux. Ces deux illustrations évoquent la sous-traitance de capacité moderne destinée à permettre aux grandes firmes d'investir dans des directions variées mais incertaines en minimisant les risques encourus.

Le deuxième type de relations inter-firmes auquel Marshall se réfère est beaucoup plus familier à l'économiste industriel moderne. C'est celui qu'engendre l'existence des « districts industriels». Ces districts permettent en effet de créer les conditions d'un développement des petites entreprises par l'émergence d'avantages comparatifs face aux grandes firmes. Les districts autorisent

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l'accès tout à la fois, à une main d' œuvre plus qualifiée et plus motivée ; à des possibilités de mécanisation accrue ; à un processus constant de diffusion des innovations technologiques et, enfin, à de meilleurs réseaux de commercialisation (Marshall A. et Marshall M.P., 1891, pp. 47-53 ; Marshall A., 1906-1909, tome I, pp.465-473). L'accès à ces nouvelles opportunités est rendu possible grâce à des phénomènes d'auto-organisation et à l'apparition d'externalités (Gaffard J.L. et Romani P.M., 1990 ; Champagne de Labriole C. et Deghels N., 1992).

III. — LA PETITE ENTREPRISE COMME ENSEMBLE TECHNOLOGIQUE

On a déjà pu noter comment, à travers ses capacités de souplesse et d'initiative, la petite entreprise pouvait aussi bien engendrer que bénéficier des progrès technologiques. En ce sens, la petite entreprise fait à la fois partie des firmes qui « ouvrent la voie à des méthodes de production nouvelles et meilleures » et de celles qui « suivent les sentiers battus » (Marshall A., 1906- 1909, tome II, p.390).

Cette dualité face aux innovations se retrouve dans le domaine de la croissance des firmes sous la contrainte du catalogue des techniques disponibles. La petite entreprise peut en effet devenir le moyen d'une transition vers la grande firme, mais ce moyen n'est jamais certain. Comme chez Schumpeter, c'est ici l'ensemble des qualités de l'entrepreneur plus que l'ensemble des dotations - et des techniques disponibles - qu'il convient de prendre en compte :

« Pour qu'il réussisse, (le petit patron doit avoir) un esprit, à certains égards, supérieur » et « posséder une certaine puissance de création et d'organisation » (Marshall A., 1906-1909, tome I, p.482).

Au-delà de ce problème de croissance, c'est la combinaison entre type de marché et état de la technologie qui fournit le terreau sur lequel pourra ou non se développer la petite entreprise. Trois cas de figure doivent être distingués.

Le premier est celui, déjà envisagé, dans lequel la croissance des rendements se combine à l'existence d'un marché particulier ou restreint. Dans ce cas-là, les grandes firmes ne peuvent bénéficier d'économies internes suffisantes puisque l'etroitesse du marché ne leur permet pas de mettre en œuvre une échelle de production élevée. Les petites entreprises bénéficient donc d'une barrière à l'entrée et peuvent exploiter le marché jusqu'à sa saturation (cf. Marshall A., 1906-1909, tome I).

Le deuxième cas est celui où la croissance des rendements est compatible avec un marché étendu. Les entreprises les plus grandes sont alors les plus favorisées et tendent à monopoliser l'industrie, en supplantant les autres firmes

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Le dernier cas est celui des rendements non croissants. La grande taille n'est plus alors un avantage productif et/ou technologique. Marshall pense cependant que les grandes entreprises tendent à supplanter les petites en raison d'un meilleur réseau de commercialisation et d'achat/vente (Marshall A., 1934).

L'interprétation que nous avons retenue de l'œuvre de Marshall n'a pas fait l'objet d'une défense préalable. On doit toutefois convenir qu'elle est aujourd'hui de plus en plus partagée, à la suite des travaux pionniers de P. Andrews, G. Richardson, J. Whitaker ou G. Beccatini.

Notre travail peut constituer, de ce point de vue, une contribution supplémentaire au renouveau marshallien. Il tend en effet, d'abord, à confirmer l'actualité théorique de la contribution de Marshall à la science économique. Il cherche, ensuite, à illustrer sa capacité à marier les raisonnements inductif et déductif au sein d'une approche synthétique et cohérente. Il tente enfin de montrer comment un « objet théoriquement non identifié » - la petite entreprise - pouvait, grâce à Marshall, faire l'objet d'une analyse économique systématique. Pour toutes ces raisons, nous espérons avoir convaincu le lecteur de rechercher, chez cet auteur, la source de nouvelles avancées conceptuelles dans notre discipline.

Voir bibliographie page suivante

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BIBLIOGRAPHIE ARENA R., CHAMPAGNE DE LABRIOLE C, DEGHELS N. (1993) : « Marshall on

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REVUE D'ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n° 86, 4e trimestre 1998