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Chapitre 12
Presse écrite et comportements politiques
Analyse empirique de l’influence
JACQUES GERSTLE
Deux types de problèmes sont concernés par les développements qui suivent. Le premier est substantiel et a trait
à l’influence politique de la presse écrite sur les comportements politiques ; le second est méthodologique et montre
la diversité des démarches empiriques utilisables pour mettre en évidence cette influence tout en plaidant pour leur
utilisation complémentaire. Pourquoi porter à nouveau un intérêt à ces questions qui paraissent anciennes ?
Principalement pour deux raisons. La première tient au questionnement sur l’obsédante problématique des effets
des médias qui taraude la recherche empirique en communication politique depuis Lazarsfeld et à laquelle il est
souvent répondu par le mépris, le déni non justifié ou l’emphase médiacratique. Disons le simplement et
brutalement, il est absurde de penser que l’information et la communication qui la porte n’ont pas d’effet : ce serait
nier d’emblée l’existence même de l’information qui, par définition, est caractérisée par un effet, de type cognitif.
L’information est précisément ce qui réduit ou supprime l’incertitude d’un récepteur. C’est un effet de modification
de l’état des connaissances, le passage de l’ignorance à la connaissance et donc bien un effet produit par un
processus. Ayant dit cela, il reste néanmoins au politiste à montrer comment l’effet cognitif peut être assorti d’un
effet de persuasion, de modification des préférences et pas simplement des connaissances, donc à travailler le lien
entre cadres de connaissance et cadre de préférence. Et cela sans même évoquer la dimension pragmatique de la
communication dont on ne voit pas vraiment à quoi elle se réduit si on retire du raisonnement la notion d’effet :
qu’est-ce qu’un performatif sans effet ?
La seconde raison de l’attention portée aux deux problèmes de départ tient à l’insuffisance de la recherche
empirique consacrée aux relations entre les médias, la presse écrite en particulier, et les comportements politiques
entendus au sens large. La recherche quantitative dans le contexte français est notamment très déficitaire, ce qui
empêche le développement de procédures de recherche susceptibles de mettre en œuvre la complémentarité
souvent indispensable dans ce domaine entre l’analyse du message et l’effet qu’il produit ou la réception qu’il
suscite. De fait, souvent et même dans un autre contexte, comme on va le voir avec le cas britannique, l’analyse du
message de presse est tout simplement évacuée et son impact politique possible, au profit de la relation entre un
type de presse, auquel on impute implicitement un type de contenu homogène, et un type de lectorat doublement
caractérisé par des pratiques d’information et des comportements politiques. Une analyse authentique de l’influence
de la presse écrite exige que les contenus ne soient pas postulés mais attestés pour que le lien avec des
comportements politiques, via la médiation des pratiques, soit établi.
Partons de la question de l’influence politique de la presse écrite dans un environnement caractérisé par le
constat de crise. C’est une affaire entendue, comme le souligne Jacques Le Bohec1, la crise de la presse est une
antienne qui a bien des allures de mythe professionnel lesquelles, sous différentes figures, masquent d’authentiques
stratégies. Mais ce constat n’a qu’une utilité limitée pour apprécier la portée d’une influence politique mesurée à
l’aune de l’audience. À cet effet, nous allons reprendre tout d’abord quelques résultats d’études quantitatives
menées en France ou qui renseignent de façon comparative sur la situation française. Nous verrons, ensuite, que le
débat général actuel sur les effets positifs (notamment de mobilisation cognitive) ou pervers de la médiatisation
permet de nuancer sensiblement le diagnostic quantitatif initial qui renvoie à une impression globale d’érosion.
Consolidant l’hypothèse d’un poids spécifique de la presse écrite dans la vie politique, nous observerons comment
la lecture du journal peut ou non renforcer, selon sa qualité, la cohérence des attitudes politiques et faciliter
sélectivement le mécanisme de formation des « préférences éclairées ». De plus, prendre en considération le
1. Le Bohec (J.), Les mythes professionnels des journalistes, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 101-105.
traitement spécifique de l’information par l’analyse du contenu permet de rendre compte des effets indirects de la
presse écrite sur la formation des attitudes politiques.
L’AUDIENCE COMME MESURE DE L’INFLUENCE
« On a l’habitude, tant du côté des journalistes que des savants et des sources, d’établir un lien de
proportionnalité entre l’étendue du “public” qui reçoit un message et l’influence, le poids, le pouvoir ou la
puissance, que l’on prête au messager, au médiateur », selon l’auteur précité2. Dans cette logique, il convient donc
d’apprécier la situation de la presse écrite à l’aide de quelques repères quantitatifs qui permettent de poser d’emblée
des questions plus générales sur la signification de ces mesures. Ainsi, l’enquête permanente sur les conditions de
vie des ménages de l’INSEE3, en date d'octobre 1999, indique que trois Français sur quatre ne lisent jamais de
quotidien national et que deux sur trois sont des lecteurs occasionnels de la presse quotidienne régionale. « Lire un
quotidien n’est pas une habitude ancrée chez les Français, qui se placent loin derrière les Scandinaves, les Japonais,
les Britanniques et les Allemands. » Rappelons que la France n’est qu’au vingt-huitième rang mondial pour le taux
de pénétration de la presse quotidienne selon l’Association mondiale des journaux. De plus, selon les enquêtes sur
les pratiques culturelles réalisées par le ministère de la Culture, l’érosion du lectorat de la presse quotidienne se
traduit par le passage d’une moitié des Français lisant un quotidien tous les jours ou presque en 1973 à un tiers en
1997. Certes, la presse magazine a progressé et les journaux spécialisés grand public se sont beaucoup développés.
La presse régionale d’information générale a mieux résisté à la baisse, sa lecture est plus régulière et mieux
socialement distribuée. Ces quelques réalités chiffrées, pour révélatrices de déclin qu’elles soient s’agissant des
pratiques culturelles, ne sauraient tenir lieu de preuve pour démontrer l’absence ou la diminution d’une influence
politique. La concentration du lectorat de la presse nationale signale d’ores et déjà, en sens contraire, un possible
clivage social politiquement discriminant. De même, la tenue de la presse quotidienne régionale n’est pas sans
incidence possible sur les disparités de comportements. Il y a donc lieu de revenir sur la désagrégation des lectorats
pour mieux voir ressortir des voies d’influence particulières.
Pour l’instant, la faiblesse structurelle du lectorat de la presse nationale et son érosion seraient de nature à faire
penser qu’en France, l’influence politique de la presse écrite s’affaiblit. Qu’en est-il de ce constat lorsqu’on change
d’indicateurs ? Considérons, par exemple, des questions ponctuelles susceptibles de révéler des traces d’influence
politique telle l’utilité du média comme aide à la décision électorale. Les préférences médiatiques pour faire son
choix au cours des campagnes présidentielles de 19744 et 1995 en France sont les suivantes :
Médias 1974 Médias 1995
Télévision 63 % Journal télévisé 43 %
Journaux 13 % Journaux 32 %
Radio 11 % Émissions politiquess
télévisées 27 %
Conversations 7 % Discussions 25 %
Meetings 4 % Radio 23 %
Affiches 1 % Émissions satiriques
télévisées 13 %
Tracts 1 % Professions de foi 6 %
Sondages 5 %
Tracts 4 %
Affiches 1 %
NSP 2 % NSP 10 %
100 % Réponses multiplesRéponses multiples
Réalisée entre les deux tours par la SOFRES, l’enquête de 1974 porte sur 1 200 électeurs, constituant un
échantillon représentatif à l’échelle nationale et répartis sur 100 circonscriptions législatives. Les données de 1995
proviennent d’un sondage réalisé par CSA lors du premier tour à la sortie des urnes et ne concernent donc que les
votants. À vingt ans d’intervalle, la presse écrite garde une place privilégiée d’aide à la décision électorale même si
2. Ibid., p. 67.
3. Dumartin (S.), Maillard (C.), « Le lectorat de la presse d’information générale », Insee Première, décembre 1999.
4. Blumler (J.), Cayrol (R.), Thoveron (G.), La télévision fait-elle l’élection ?, Paris, Presses de la FNSP, 1978.
la télévision, sous ses différentes manifestations, reste dominante5. De même en juillet 1997, quand ce dernier
institut enquête sur les « principales sources d’information et de réflexion politique », il obtient sur l’ensemble des
personnes interrogées 2 % de sans réponse et le classement suivant, à partir d’une liste de possibilités : la télévision,
75 % ; la presse écrite, 63 % ; la radio, 52 %; les amis, 33 % ; la famille, 31 %; les relations de travail 11 % ; les
contacts avec les militants associatifs ou politiques, 10 % ; les médias électroniques, Internet, 2 %.
Qu’en est-il de la confiance des Français dans les médias ? L’enquête annuelle La Croix-Télérama fournit des
observations depuis 1987 qui révèlent un paradoxe, au moins sur la moyenne des six dernières années : la
crédibilité des journaux est plus faible que celle de la télévision et de la radio, alors que c’est aux journaux qu’on fait
le plus confiance pour « expliquer en détail une nouvelle importante ». Ces résultats épars donnent des indications
moins négatives que les précédentes sur l’hypothèse de l’influence, de même que les données Eurobaromètres
travaillées par Bréchon et Derville6. Le niveau d’exposition à l’information s’est accru en un quart de siècle, pour la
télévision mais également pour la presse écrite. Ceux qui suivent tous les jours l’actualité à la télévision passent de
49 % en 1970 à 71 % en 1994, alors que la hausse est presque aussi spectaculaire pour la presse écrite qui voit les
niveaux monter de 27 % à 45 % dans la même période. Si on recherche du côté de la contribution à la formation de
l’agenda politique, d’une part on ne trouvera que peu d’études en France au niveau national, d’autre part elles seront
essentiellement relatives aux conjonctures électorales. Elles ne semblent pas accorder un poids particulier à la
presse écrite dans la formation des préoccupations et controverses qui vont nourrir le débat électoral7. Au total, les
données empiriques françaises ne plaident pas pour une hypothèse forte s’agissant de l’influence politique de la
presse écrite, ce d’autant qu’il faut tenir compte d’un diagnostic de « la neutralisation des canaux d’information »8.
Mais qu’en est-il ailleurs, ou plus exactement la situation française est-elle particulière s’agissant du déclin de la
presse écrite ? S’interrogeant sur les sociétés post-industrielles, Pippa Norris9 retient quatre questions pour mener sa
comparaison : la baisse de la diffusion, la spectacularisation du contenu, la concentration économique et le
rétrécissement sociologique du lectorat. La plupart des sociétés concernées connaissent, selon l’UNESCO10, un
phénomène du premier type qui est (trop) facilement expliqué par l’émergence de médias d’information
audiovisuels. Néanmoins, si l’on tient compte des variations démographiques, la diffusion est approximativement
stable sur le long terme dans les pays de l’OCDE. Malgré la percée fulgurante de la télévision depuis quarante ans,
un quart de la population continue d’acheter un quotidien. On regrettera que ne soit pas précisé ici le degré de
spécialisation ou de généralité de la presse retenue, car ces chiffres peuvent masquer une baisse générale de l’offre
et/ou de la demande d’information politique. Les chiffres de diffusion dans la décennie 1990 placent la France dans
une position médiocre, intermédiaire entre les gros consommateurs (Japon et pays scandinaves) et les faibles
lecteurs de l’Europe du Sud11.
S’agissant, deuxièmement, de la montée de la spectacularisation de l’information, Norris fait remarquer qu’il
s’agit d’un phénomène ancien et très marqué par le débat entre culture populaire et culture « cultivée ». La France,
comme les Etats-Unis, l’Italie ou les Pays-Bas, ne connaît pas de presse du type tabloïd. Ceci n’élimine pas la
menace que fait peser « l’infotainment » qui spectacularise l’information télévisée et la rend plus triviale au sens où
l’entend, par exemple, Lance Bennett : les tendances à la dramatisation, la fragmentation, la personnalisation et la
normalisation qu’il décrit lui paraissent constituer les ingrédients de la construction médiatique d’une politique
5. L’enquête post-électorale menée par le CEVIPOF nous apprend cependant que, pour la moitié des électeurs, la
télévision n’est pas très utile ou pas utile du tout pour choisir son candidat. On observera qu’aucune des questions ne
concerne la presse écrite ou la radio.
6. Bréchon (P.), Derville (G.), « Politisation et exposition à l’information », in Bréchon (P.), Cautrès (B.), dir., Les
enquêtes Eurobaromètres, Paris, L’Harmattan, 1998.
7. Bregman (D.), Missika (J.-L.), « La sélection des controverses politiques », in Dupoirier (E.), Grunberg (G.), dir., Mars
1986 : la drôle de défaite de la Gauche, Paris, PUF, 1986.
8. B. Manin écrit : « Le fait décisif est que, dans la démocratie du public, les canaux par lesquels se forme l’opinion
publique politique sont relativement neutres par rapport aux clivages entre les partis en compétition pour le pouvoir (…)
ils ne sont pas structurellement liés aux organisations qui agrègent les votes lors des élections, les partis » (in Principes
du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995, p. 293).
9. Norris (P.), A Virtuous Circle: Political Communications in Post-Industrial Societies, NY, Cambridge University
Press, 2000.
10. Modoux (A.), World Communication Report: the New Media and the Challenge of the New Technologies, Paris,
UNESCO, 1997, p. 120.
11. Sur les disparités entre Europe du Nord et du Sud, se reporter aux analyses d’Yves Schemeil, notamment
« Information et compétence politiques », in Gerstlé (J.), dir., Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan,
2001.
illusoire largement fondée sur une réalité de seconde main12. Et là, l’information française n’échappe certainement
pas au diagnostic.
Troisièmement, la concentration économique autour de grands groupes de presse ou multimédias13 n’a pas
épargné la France. Là encore, le rappel de Le Bohec est utile : « la diversité des journaux vendus et diffusés n’a pas
pour effet inévitable et automatique la diversité des points de vue exprimés sur le plan politique »14. On est tenté de
le mettre en contraste avec l’affirmation, peut-être hâtive, de B. Manin : « Au lieu de recevoir son information par
un canal partisan qui le renforce constamment dans un parti pris adopté une fois pour toutes, le citoyen qui veut
s’informer a à sa disposition des sources d’information neutralisées qui sont dans une certaine mesure contraintes,
pour respecter cette neutralité même, de faire face à des points de vue divergents, si ceux-ci existent »15. En d’autres
termes, pour le premier il ne faut pas confondre pluralité des journaux et pluralisme des opinions. Pour le second, la
disparition de la presse d’opinion ne met pas en danger la divergence des points de vue. Mais comment le public
voit-il cela ? L’enquête annuelle de janvier 2001 sur la crédibilité des médias montre un public sans trop
d’illusions : « Croyez-vous que les journalistes sont indépendants, c’est-à-dire résistent aux pressions des partis
politiques et du pouvoir ? Et aux pressions de l’argent ? » L’indépendance politique est admise pour 32 % des
sondés contre 59 % d’avis contraire et 9 % de sans réponse. L’indépendance économique recueille l’accord à 25 %,
le désaccord à 59 %, mais aussi 16 % de sans opinion. Une étude comparative de 1997 indique que la France peut
être considérée, avec la Grèce, la Hongrie, le Japon et la Corée du Sud, comme un pays où la liberté de la presse
n’est que partielle et en tout cas plus limitée que dans 24 autres sociétés post-industrielles16.
Quatrièmement, le rétrécissement du lectorat alimente la menace d’un knowledge gap entre public riche et
public pauvre en informations. Le retour sur les résultats de l’enquête INSEE 1999 est édifiant. « Le niveau d’étude
est le facteur le plus lié à la lecture de la presse nationale, qu’elle soit quotidienne ou hebdomadaire ». Les cadres et
les professions intermédiaires, « catégories sociales qui ne forment qu’un quart de la population, représentent près
de la moitié du lectorat des quotidiens nationaux et un tiers du lectorat des magazines. Ces deux médias rallient
donc un lectorat fortement marqué socialement, en termes de profession, mais aussi de modes de vie, de bagage
culturel et éducatif, de traditions familiales ». L’étude dégage une typologie en cinq catégories de lecteurs :
8 millions de Français ne lisent aucun journal d’information générale ; 13 millions de personnes lisent
régulièrement ou non la presse quotidienne nationale et sont caractérisées par les marqueurs sociaux évoqués
précédemment. Les trois autres catégories se distinguent par la lecture exclusive de magazines d’information
générale, la lecture quasi quotidienne de la presse régionale et la lecture couplée de journaux régionaux, de façon
occasionnelle, mais aussi de magazines.
Recourant à la régression multiple, Norris compare, à propos de la lecture de la presse en général dans l’Union
européenne de 1999, l’impact de trois séries de facteurs : les facteurs socio-démographiques (éducation, genre, âge,
auto-positionnement idéologique, résidence, niveau de revenus et statut socioéconomique), l’usage des autres
médias et la nationalité. La lecture croît avec le genre masculin, le niveau d’éducation, l’âge, les positions sociales
moyennes et plus élevées. Elle s’accroît avec la consommation d’informations télévisées et radiodiffusées. Elle est
très différenciée par le clivage nord-sud dans l’Union européenne. Considérées de façon longitudinale, les mêmes
données disponibles sur la Belgique, la France, l’Italie et les Pays-Bas, en 1970, 1980 et 1999, exhibent un
affaiblissement du poids de l’éducation, du genre et de l’idéologie alors que restent stables le poids de l’âge et celui
de la position sociale pour expliquer la lecture de la presse écrite. L’effet des autres variables (pratique des autres
médias et différences nationales) a plutôt eu tendance à augmenter. Ceci doit être mis en relation avec notre
incitation conclusive à développer une approche relationnelle des pratiques d’information dans un environnement
donné.
L’INFLUENCE SUR LA MOBILISATION POLITIQUE ET LE VOTE
Le diagnostic d’érosion de la presse écrite, s’il reçoit quelques confirmations empiriques notamment pour la
France, semble toutefois fortement dépendre de conditions nationales particulières. Mais on observe que, tout en se
transformant, le poids des variables sociologiques reste important pour expliquer les différences d’usages. Il
12. Bennett (L.), News: the Politics of Illusion, NY, Longman, 1988.
13. Musso (P.), dir., « Stratégies des groupes multimédias », Les dossiers de l’audiovisuel, 94, Paris, INA, 2000.
14. Le Bohec (J.), Les mythes professionnels des journalistes, op. cit., p. 257.
15. Manin (B.), Principes du gouvernement représentatif, op. cit., p. 298.
16. Sussman (L.R.), ed., “Press Freedom”, Freedom Review, 1997.
convient donc de bien distinguer entre, d’une part, le phénomène général qui serait étiqueté « déclin de la presse »
(sous-entendu par rapport à d’autres modalités d’information, médiatiques ou non) et, d’autre part, les effets
politiques de ces variations. Il ne faut pas confondre le problème de l’influence mesurée à l’aune de l’audience et le
problème de l’influence politique, variable ou non selon le niveau de l’audience. Ainsi, conclure que l’influence de
la presse s’amenuise parce que, en France, la diffusion annuelle de la presse d’information générale a régressé de
869 millions d’exemplaires en 1985 à 738 millions en 1998 est une chose. C’en est une autre d’observer que la
concentration sociale du lectorat sur certaines catégories renforce l’hypothèse de l’écart culturel croissant dans une
population et donc celle d’une discrimination dans l’acquisition de la compétence politique. Dans ce second cas, il y
a bien une influence politique croissante dans une conjoncture globale d’érosion.
Le cas du Royaume-Uni est intéressant à retenir car il se place, en 1996, à un niveau de diffusion moyen
(332/1000) dans les sociétés industrielles, certes plus proche de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Suisse et du
Danemark que de la France (218/1000). Il présente néanmoins des spécificités comme le degré de centralisation
signalé par l’importance de la presse nationale, la forte diffusion des tabloïds et le degré élevé de politisation de la
presse écrite indiqué par des soutiens explicites aux formations politiques. Mais ce contexte présente aussi les
tendances générales décrites plus haut et des études assez fines permettent de désagréger l’audience pour mieux
envisager la pesée d’influences politiques. En se référant au cas britannique, nous sommes ici moins soucieux de la
comparabilité générale ou de singularité du cas que de l’illustration d’une démarche méthodologique reproductible,
en espérant stimuler la curiosité sur la situation française. Nous proposons de rester dans le même contexte national
pour examiner trois niveaux d’influence hypothétique successifs, qui pourront ainsi profiter d’une cumulativité non
perturbée par le déplacement du terrain d’analyse. Le premier niveau concerne l’hypothèse générale de l’influence
politique mobilisatrice du média. Le deuxième niveau abordera l’influence de la presse écrite sur le vote et le
dernier sera consacré à son influence sur les attitudes et la formation des préférences.
Utilisant les données de l’enquête “British Social Attitudes” de 1996, Kenneth Newton17 teste les hypothèses
générales de la mobilisation cognitive et de son contraire, dénommé mediamalaise. Par mobilisation cognitive,
Ronald Inglehart entend « le développement des compétences requises pour manier les abstractions politiques et
par là coordonner des activités distantes dans l’espace et dans le temps »18. Quant au mediamalaise, il désigne les
dysfonctionnements ou pathologies de la démocratie imputables ou mis en relation avec la médiatisation de la vie
politique. Sont ici pointés le niveau de connaissance, de compréhension, le sentiment d’efficacité, la confiance, le
cynisme et le jugement sur le fonctionnement de la démocratie. Newton isole, tout d’abord, la relation
qu’entretiennent certaines variables socioéconomiques et politiques avec les pratiques d’information. Sans surprise,
il observe ainsi que les niveaux socioéducatifs élevés sont fortement poussés à la lecture de la presse nationale (non
tabloïd) et faiblement conduits à éviter l’information télévisée. L’éducation est fortement reliée aux divers
indicateurs de mobilisation (connaissance, compréhension) et de malaise (efficacité, confiance, cynisme,
démocratie).
Trois groupes de pratiques peuvent être distingués : les lecteurs « éclairés » (traduction personnelle de
“broadsheet readers” car les broadsheet sont réputés être des « journaux de qualité »), les lecteurs de tabloïds et les
lecteurs irréguliers. Les deux derniers sont très proches en termes d’effet de mobilisation ou de malaise et se
distinguent très nettement des lecteurs « éclairés » qui ne représentent que 11 % de la population adulte. Certes, il
existe une différence notable entre lecteurs et non-lecteurs de journaux en général, mais elle tient essentiellement à
la contribution des lecteurs « éclairés ». Cette catégorie se distingue par sa forte association aux indicateurs de
mobilisation (connaissance et compréhension) ainsi qu’à la confiance dans les autorités publiques en général.
Lorsque l’on introduit dans l’analyse de régression les variables les plus puissantes de chaque type (pratiques des
médias, revenu, éducation, identification partisane, genre et âge), on vérifie – pour ne s’intéresser qu’à eux – que les
lecteurs « éclairés » sont fortement associés aux indicateurs de mobilisation : ils auto-évaluent leur degré d’intérêt et
de compréhension de la politique significativement au-dessus du reste de la population et sont plus confiants et
17. Newton (K.), “Mass Media Effects: Mobilization or Mediamalaise?”, British Journal of Political Science, 27, 577-
599, 1997.
18. Inglehart (R.), The Silent Revolution. Changing Values and Political Styles among Western Publics, Princeton,
Princeton University Press, 1977.
sensiblement moins cyniques19. Il faut remarquer que les effets de la variable « lecture éclairée » font écho a
minima aux effets de la variable « éducation ».
Ces résultats ne signifient pas que la télévision soit exempte d’effets sur la mobilisation ou le « malaise »,
notamment parce qu’elle touche une population générale autrement plus large que les 11 % privilégiés et une
population plus faiblement attirée par la politique. Mais des effets d’interaction entre les différents médias
confirment que plus les lecteurs « éclairés » consacrent de temps à la télévision en général, moins ils ont de
connaissance politique ou encore que la consommation d’informations télévisées ne modifie significativement ni
leur niveau de connaissance ni leur intérêt ou leur compréhension de la politique. En revanche, le recours à
l’information télévisée améliore sensiblement la connaissance, l’intérêt et la compréhension des lecteurs de
tabloïds. Au total, la presse a des effets de mobilisation différenciés selon les pratiques : les lecteurs « éclairés » sont
davantage mobilisés que les autres ; parmi les lecteurs de tabloïds ou les lecteurs irréguliers, ceux qui s’informent
beaucoup par la télévision sont plus mobilisés que les autres ; les groupes les moins bien mobilisés sont les lecteurs
de tabloïds ou les lecteurs irréguliers qui évitent la télévision en général et les informations en particulier.
Au-delà des effets de mobilisation, on peut faire l’hypothèse, à un deuxième niveau, que la presse écrite, comme
d’autres médias, peut exercer une influence directe sur les comportements politiques, en particulier le vote. Là
encore, suivons la démarche de Newton20 et Brynin qui présente l’avantage de rester sur le même terrain
britannique et de suivre un protocole empirique reproductible. Travaillant sur les élections générales de 1992 et
1997, ils observent qu’une minorité importante d’électeurs lisent un journal qui ne correspond pas à leur orientation
politique. En 1992, les électeurs travaillistes lecteurs d’un journal conservateur et les électeurs conservateurs
lecteurs d’un journal travailliste représentaient 8 % de l’échantillon dans l’enquête “British Household Panel
Study”. En 1997, un tiers des lecteurs de journaux conservateurs ont voté travaillistes et 14 % ont fait un choix en
dehors de l’alternative Labour vs Conservative. On peut certes prendre ces cross-readers comme un symptôme
d’effet politique minimal de la presse. Mais ils sont isolés ici comme un segment particulièrement « parlant »
lorsqu’il est contrasté avec le segment de ceux qui sont homogènes dans leur lecture et leur vote et qui ont toutes les
chances d’être renforcés dans leurs convictions. Si la presse a une influence sur le vote, elle sera exhibée par les
différences de comportements électoraux entre les « lecteurs contradictoires », les « lecteurs renforcés » et un
troisième groupe servant de contrôle, celui des lecteurs irréguliers ou des non-lecteurs. Autrement dit, on observe la
relation entre lecture de journaux, attitudes politiques, identification partisane et vote, ceci à l’aide d’un modèle de
régression logistique. On vérifie ainsi que les attitudes politiques (échelle droite-gauche) et l’identification partisane
génèrent les associations les plus fortes au vote conservateur ou travailliste. Une telle association a déjà été mise en
évidence par différentes analyses des élections de 1983 et 1987. Mais la lecture des journaux présente aussi une
association significative forte avec le vote conforme au modèle spécifié pour 1992 et 1997. Le niveau de vote
conservateur ou travailliste du groupe de contrôle est intermédiaire entre celui des « renforcés » (orientation
politique et lecture homogènes), qui représente le niveau maximal, et celui des « contradictoires » (orientation
politique et lecture hétérogènes). D’une manière générale, les journaux travaillistes exercent un effet de
renforcement supérieur à celui des journaux conservateurs. L’explication suggérée consiste à remarquer que les
sources de renforcement conservateur sont plus nombreuses et diffuses dans la société britannique et que, de ce fait,
le journal procure pour un travailliste des incitations d’autant plus précieuses à confirmer ses convictions. Le poids
électoral de la presse écrite s’accroît avec le constat que, chez les lecteurs n’affichant pas d’identification partisane,
la tendance significative est à convertir en vote l’orientation du soutien politique qu’apporte le journal. De plus, les
élections de 1992 ont été serrées et l’influence de la presse s’est révélée beaucoup plus importante qu’en 1997 où
les travaillistes ont dominé toute la campagne21. Or, on constate bien que les différences entre lecteurs « renforcés »
et lecteurs « contradictoires » sont supérieures dans le premier cas, ceci indiquant une association plus étroite entre
choix des journaux et vote dans les conjonctures d’élection serrée.
Les auteurs, prenant du recul historique, notent que durant l’après-guerre, la presse conservatrice a augmenté sa
domination sur le marché des quotidiens nationaux et la presse travailliste a suivi la direction inverse. Ces tendances
ont facilité les succès électoraux des conservateurs. L’influence de la presse écrite s’est faite davantage sentir
19. La confiance est mesurée à l’égard des autorités publiques (gouvernement, parlementaires, administration, police,
justice, etc.). Le cynisme politique est indexé sur la croyance en la perte de contact des parlementaires avec le public, la
croyance en l’intérêt exclusif des partis pour les conquêtes électorales et sur l’indifférence à l’égard du parti au pouvoir.
20. Newton (K.), Brynin (M.), “The National Press and Party Voting in the UK”, Political studies, 49, 265-285, 2001.
21. Sur les effets de la presse écrite dans les élections générales de 1992 et 1997, on peut aussi lire le chapitre 10, “The
Effects of Newspapers”, de l’ouvrage de Norris (P.) et alii, On Message. Communicating the Campaign, London, Sage,
1999.
lorsque l’issue électorale était incertaine et que cette influence a été plus sensible pour les travaillistes. Une
distribution plus équilibrée des soutiens partisans dans la presse nationale aurait pu changer l’issue du scrutin en
1951, 1955, 1959, 1964, 1970, 1974 et 1992. Qui a envie d’affirmer après cela que la presse écrite n’a pas
d’influence politique ?
L’INFLUENCE SUR LES PREFERENCES POLITIQUES
L’étude précédente ne considérait pas l’effet de la presse écrite sur la formation ou l’état des attitudes, qu’il
s’agisse de l’identification partisane ou des orientations en faveur de la gauche ou de la droite. Elle se contentait de
les prendre comme des variables indépendantes, à contrôler pour évaluer l’impact particulier de la lecture de tel ou
tel journal sur le comportement électoral. Mais qu’en est-il donc de l’amont, de la relation entre les attitudes
politiques et le lectorat ? C’est le troisième niveau d’influence politique envisagée. Robert Andersen et Anthony
Heath22 nous aident à répondre, sans changer de terrain ni de contexte historique puisqu’ils travaillent sur le cas
britannique dans le cycle électoral 1992-1997. Ils s’efforcent de cerner l’effet de l’exposition à un type de quotidien
avec l’opposition entre broadsheet et tabloïds, par contraste avec une conduite de non-exposition régulière à un
journal. Exploitant les résultats de l’enquête longitudinale “British Election Panel Survey” menée de 1992 à 1997,
ils retiennent les données produites au cours de cinq vagues d’entretien en face à face. Quant aux attitudes, ils
examinent la dimension droite-gauche, la dimension liberté-autorité et la dimension national-international mesurée
uniquement par l’attitude à l’égard de l’intégration européenne. Ils les croisent avec les trois groupes de lecteurs et
introduisent quatre variables socio-démographiques : genre, âge, éducation et classe sociale. Ils disposent également
de variables de niveau de connaissance politique et de communication politique permettant de déterminer les
pratiques d’information et de communication : attention portée aux articles, consommation régulière de télévision,
attention à l’information télévisée, discussion politique régulière avec les proches, sentiment d’information. Toutes
ces variables sont discriminantes entre les trois groupes de lecteurs. Les broadsheets attirent davantage les femmes,
les indépendants, les managers et salariés et ceux qui ont atteint un niveau d’instruction élevée. Les lecteurs de
tabloïds sont plus souvent âgés de plus de 65 ans, issus de la classe ouvrière et moins instruits. Les non-lecteurs sont
plus souvent jeunes et masculins mais, de façon plus remarquable, ils se situent entre les deux autres catégories sur
la plupart des variables. Par exemple, si les lecteurs de broadsheets sont mieux informés et accordent plus
d’attention à la politique, les non-lecteurs (en dépit de leur non-lecture et grâce aux informations télévisées)
« connaissent » davantage en politique que les lecteurs de tabloïds.
Les trois groupes de lecteurs affichent sur le cycle électoral la même évolution quant à leur soutien aux
formations politiques, mesuré par les sondages. Mais ils se distinguent par leur niveau de soutien. Ainsi, concernant
le soutien au Labour, les non-lecteurs suivent la moyenne nationale, alors que les lecteurs de tabloïds, groupe le plus
favorable, s’opposent très fortement aux lecteurs de broadsheets. La configuration s’inverse en faveur des
conservateurs, en gardant une hiérarchisation constante des soutiens sur la période 1992-1997. Qu’en est-il
maintenant de la distribution des trois types de valeurs dans les trois lectorats ? Elle fait apparaître des différences
significatives qui se traduisent par l’opposition entre lecteurs de broadsheets et de tabloïds, avec des scores
supérieurs pour les derniers quant à la dimension droite-gauche et à l’anti-européanisme, l’inverse se produisant sur
la dimension liberté-autorité. L’analyse de la consistance entre les attitudes est ici particulièrement intéressante.
Comprise de façon empirique comme consistance interne d’une échelle additive, elle est mesurée par
l’intercorrélation entre les différents items. Il en ressort que les lecteurs de broadsheets attestent une consistance
interne bien supérieure dans leurs attitudes (sur la dimension gauche-droite plus particulièrement), avec un effet de
cycle commun aux trois lectorats : la consistance est supérieure en début et fin de cycle, périodes qui précèdent et
suivent immédiatement l’élection. De même, les trois lectorats sont devenus progressivement moins favorables à
l’intégration européenne.
Toutefois, le plus intéressant dans l’analyse de la dynamique des attitudes est constitué par les changements qui
affectent le groupe des lecteurs de broadsheets. En effet, ils interfèrent avec la théorie des « préférences
éclairées »23 selon laquelle les informations des électeurs sont progressivement complétées pendant une campagne
22. Andersen (R.), Heath (A.), “Newspaper Readership and Enlightened Preferences: Values and Party Choice during the
Electoral Cycle”, Department of sociology, University of Oxford, Centre for research into elections and social trends,
2001.
23. Gelman (A.), King (G.), “Why Are American Presidential Election Campaign Polls So Variable When Votes Are So
Predictable?”, British Journal of Political Science, 23, 409-451,1993.
et leur permettent de mieux utiliser leurs « variables fondamentales », c’est-à-dire leurs critères de choix électoral
(position sociale, idéologie, identification partisane). Or Gelman et King avançaient que tous les groupes d’électeurs
bénéficiaient dans les mêmes proportions de ce processus d’information. Mais, selon Andersen et Heath, il semble
que les lecteurs de broadsheets voient augmenter leurs chances d’être « éclairés » davantage que les autres et donc
que le type d’exposition aux médias (nature, fréquence, etc.) agit sur les asymétries d’information. Au cours des
campagnes électorales, les plus informés, en particulier, augmenteraient la consistance interne de leurs attitudes
politiques et bénéficieraient plus largement de la clarification apportée par le débat public. Ils sont ainsi mieux à
même de mettre en harmonie leurs intérêts et leurs valeurs grâce aux gains d’information.
Au total, les lecteurs de broadsheets disposent des attitudes les plus consistantes et les lecteurs de tabloïds des
moins consistantes. On pourrait bien sûr inverser l’hypothèse causale, en affirmant que leurs dispositions initiales de
consistance dans les attitudes les incitent à se tourner vers des journaux de qualité. Pourtant, l’évidence empirique
selon laquelle la consistance des attitudes augmente pour tous les groupes durant le cycle observé rend plus
vraisemblable l’autre hypothèse. « Si la sophistication politique était la cause première du choix des journaux, au
lieu de l’inverse, il aurait fallu s’attendre à observer des attitudes consistantes en permanence24 chez les lecteurs de
broadsheets, et ce ne fut pas le cas »25. Puisque les broadsheets diffusent une information plus complète sur les
enjeux et les conditions de la compétition électorale, il est raisonnable de penser que leurs lecteurs s’en trouvent
« éclairés » d’autant. L’autre conclusion à tirer de cette étude consiste à retenir que les segments les plus « éclairés »
sont plus sensibles, répondent mieux aux changements de positions des partis politiques. Mais, au final, il est
important de noter que tous les auteurs présentés ici mettent l’accent sur les effets d’information et non sur ceux que
pourraient exercer les opérations de persuasion.
Néanmoins ces études témoignent d’un certain déficit. Elles sont certes remarquables pour leur ingéniosité dans
la construction du problème et le montage du dispositif d’observation, pour la multiplicité des variables articulées,
pour les vertus explicatives de la régression multiple à laquelle elles ont systématiquement recours, mais aussi pour
leur portée heuristique et les résultats auxquels elles parviennent. Cependant une dimension, dont on conviendra
qu’elle est importante, est négligée. Il s’agit du contenu même de l’information transmise, le traitement de
l’information effectué par les messages de presse. Les trois études présentées ci-dessus ne les considèrent pas en
tant que tels et postulent qu’il suffit de mettre en relation des pratiques de lecture auto-déclarées avec des
comportements politiques pour mettre en évidence les effets de la presse. Ceci conduit à postuler que les journaux
sont nettement identifiables a priori, grâce à un contenu homogène et permanent qu’exprimerait la notion de ligne
éditoriale forte. Cette faiblesse est surmontée par la dernière étude que nous souhaitons évoquer plus que détailler,
celle de Neil Gavin et David Sanders26 qui intègre à la rigueur modalisatrice le souci du contenu de l’information et
donc sa variabilité. Ils cherchent à montrer comment la popularité du gouvernement travailliste de Tony Blair peut
être affectée par la couverture de la presse écrite sur l’actualité économique de l’année 1999. Il s’agit donc de voir si
cette information affecte les attitudes économiques et politiques en tenant compte d’une typologie à trois places des
quotidiens avec trois broadsheets (Times, Independant, Guardian) et quatre tabloïds sous-distingués en black tops
(Daily Mail, Daily Express) et red tops (Sun, Mirror). Cinq ensembles de variables explicatives sont utilisés :
l’image de compétence des partis, les attentes personnelles, « l’économie objective », les événements politiques non
routinisés, la couverture de l’économie par la presse avec onze sous-thèmes et une évaluation de la tonalité du
traitement. Affirmant que le lectorat britannique est fortement marqué par des profils de classe27, ils montrent que
lorsque les différences de classe dans les perceptions économiques sont considérées, les effets directs du traitement
de l’information apparaissent de façon plus prononcée. Le traitement de l’information par les broadsheets affecte
« clairement » les perceptions de la classe moyenne et celui des black tops celles de la classe ouvrière. Ces derniers
se situent entre les broadsheets et les red tops pour ce qui est du niveau de sophistication de l’information et du
niveau d’intérêt politique de ses lecteurs. L’influence de la presse est permanente, en ce sens qu’elle persiste avec
une alternance politique28, cohérente et socialement segmentée ; elle passe par des effets indirects produits sur les
attentes et les représentations qui vont conditionner le jugement et donc le soutien au gouvernement.
24. Nous soulignons.
25. Andersen (R.), Heath (A.), art. cité, p. 19.
26. Gavin (N.T.), Sanders (D.), “The Press and its Influence on British Political Attitudes under the New Labour”,
Political Studies, à paraître.
27. Cf. en annexe la ventilation des lectorats rapportée à la stratification sociale utilisée par Gavin et Sanders.
28. Comme le montrent des travaux antérieurs à propos du gouvernement conservateur ; voir par exemple : Sanders (D.),
Marsh (D.), Ward (H.), “The Electoral Impact of Press Coverage of the British Economy (1979-1987)”, British Journal
of Political Science, 1993, 23 (2), 175-210.
Nous sommes loin d’avoir épuisé les voies de recherche pour attester l’influence de la presse écrite et donc
plaider suffisamment pour l’approfondissement du travail dans ce domaine. Au nombre des questions restant à
explorer, citons quelques interrogations : comment cette influence joue-t-elle selon l’état de « modernisation » de
l’espace public, avec un processus de médiatisation centrée autour de la télévision ou qui conserve un rôle
fondamental à la presse écrite comme incite à le penser Pippa Norris ? Comment s’articulent ces systèmes
d’information par des relations de vitesse de réaction à l’événement, de circularité, de préséance ? Quels effets
produit la lecture de la presse écrite chez les professionnels de la politique ou quel souci ont-ils des perceptions
qu’elle génère? Qu’en est-il de l’influence mutuelle exercée entre journalistes ? Comment l’étude écologique des
relations entre professionnels de la politique et professionnels de l’information conduit ou non à des interactions
stratégiques variables selon l’état de modernisation de l’espace public ? Sans parler des mécanismes persuasifs de
l’information29, effets d’agenda, de cadrage et d’amorçage, de leurs conditions de possibilité directe et
fréquemment de leur condition d’étayage mutuel entre médias écrits et audiovisuels allant dans le sens d’un modèle
transactionnel qui intègre l’offre politique et la « demande sociale ». Le modèle transactionnel, bien moins
mécanique que le premier modèle d’agenda fondé sur l’idée d’un transfert direct de priorités des médias vers le
public, tient compte davantage de l’interaction et de la coproduction collective du sens. Même s’il est mis en
évidence en campagne électorale (1992) et dans un contexte américain, il faut remarquer, pour illustrer encore
l’apport des études de presse écrite, l’intérêt de l’analyse de Russell Dalton30 entièrement fondée sur un échantillon
national de 46 journaux. À considérer la presse en termes nationaux, les idiosyncrasies de différentes sources
s’effacent et se fondent dans un ensemble. « Collectivement la presse est incitée à couvrir les enjeux de politique
publique que les candidats, le public et les journaux définissent conjointement comme les thèmes de la campagne. »
Il y a là tout un champ de recherches largement inexploré, qu’il serait pourtant fructueux de développer pour
mieux comprendre le rôle politique de la presse dans un environnement changeant. Il faut sans doute, sur le plan
empirique, procéder en deux temps généraux : désagréger les audiences en publics particuliers et les
recontextualiser dans des environnements d’information plus larges qui font droit à l’ensemble des sources
disponibles pour les différents types de publics. En d’autres termes, il y a lieu d’adopter une démarche contrastive,
puis relationnelle, susceptible de faire apparaître des effets de structure mais aussi des effets de contenu. D’une part,
comme le remarque Newton, c’est moins la forme du média qui est en cause (dans son cas, broadsheets contre
tabloïds, ou télévision contre information télévisée) que le contenu considéré de façon relationnelle : la lecture de
broadsheet associée à la consommation d’informations télévisées est sans doute plus prédictive que la lecture de la
presse écrite opposée à la consommation de la télévision. D’autre part, comme le montre Zaller31, les effets
d’opinion créés par l’information sont de nature contextuelle, qu’il s’agisse de presse écrite ou audiovisuelle, le
résultat tenant surtout à l’alternative entre flux d'information politiquement homogènes producteurs de
“mainstreaming” et flux d’information hétérogènes producteurs de polarisation. Où l’on retrouve la nécessité
d’analyser finement le contenu de l’information, au lieu de faire des imputations hâtives et plus ou moins
automatiques au sujet du traitement de l’information à partir d’une réputation d’orientation politique.
Sous une autre forme réapparaît l’idée structuraliste selon laquelle le sens n’est pas dans les mots, mais entre les
mots. Ainsi le sens politique de l’information réside bien plus entre les messages et entre leurs supports qu’à
l’intérieur de ces contenants et de leurs canaux.
29. Gerstlé (J.), « L’information et la sensibilité des électeurs à la conjoncture », Revue française de science politique, 5,
731-752, 1996.
30. Beck (P.A.), Dalton (R.J.), Huckfeldt (R.), Koetzle (W.), “A Test of Media-Centered Agenda-Setting: Newspaper
Content and Public Interests in a Presidential Election”, Political communication, 15, 463-481, 1998.
31. Zaller (J.), The Nature and Origins of Mass Opinion, Cambridge University Press, NY, 1992.