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Chapitre 12 Presse écrite et comportements politiques Analyse empirique de l’influence JACQUES GERSTLE Deux types de problèmes sont concernés par les développements qui suivent. Le premier est substantiel et a trait à l’influence politique de la presse écrite sur les comportements politiques ; le second est méthodologique et montre la diversité des démarches empiriques utilisables pour mettre en évidence cette influence tout en plaidant pour leur utilisation complémentaire. Pourquoi porter à nouveau un intérêt à ces questions qui paraissent anciennes ? Principalement pour deux raisons. La première tient au questionnement sur l’obsédante problématique des effets des médias qui taraude la recherche empirique en communication politique depuis Lazarsfeld et à laquelle il est souvent répondu par le mépris, le déni non justifié ou l’emphase médiacratique. Disons le simplement et brutalement, il est absurde de penser que l’information et la communication qui la porte n’ont pas d’effet : ce serait nier d’emblée l’existence même de l’information qui, par définition, est caractérisée par un effet, de type cognitif. L’information est précisément ce qui réduit ou supprime l’incertitude d’un récepteur. C’est un effet de modification de l’état des connaissances, le passage de l’ignorance à la connaissance et donc bien un effet produit par un processus. Ayant dit cela, il reste néanmoins au politiste à montrer comment l’effet cognitif peut être assorti d’un effet de persuasion, de modification des préférences et pas simplement des connaissances, donc à travailler le lien entre cadres de connaissance et cadre de préférence. Et cela sans même évoquer la dimension pragmatique de la communication dont on ne voit pas vraiment à quoi elle se réduit si on retire du raisonnement la notion d’effet : qu’est-ce qu’un performatif sans effet ? La seconde raison de l’attention portée aux deux problèmes de départ tient à l’insuffisance de la recherche empirique consacrée aux relations entre les médias, la presse écrite en particulier, et les comportements politiques entendus au sens large. La recherche quantitative dans le contexte français est notamment très déficitaire, ce qui empêche le développement de procédures de recherche susceptibles de mettre en œuvre la complémentarité souvent indispensable dans ce domaine entre l’analyse du message et l’effet qu’il produit ou la réception qu’il suscite. De fait, souvent et même dans un autre contexte, comme on va le voir avec le cas britannique, l’analyse du message de presse est tout simplement évacuée et son impact politique possible, au profit de la relation entre un type de presse, auquel on impute implicitement un type de contenu homogène, et un type de lectorat doublement caractérisé par des pratiques d’information et des comportements politiques. Une analyse authentique de l’influence de la presse écrite exige que les contenus ne soient pas postulés mais attestés pour que le lien avec des comportements politiques, via la médiation des pratiques, soit établi. Partons de la question de l’influence politique de la presse écrite dans un environnement caractérisé par le constat de crise. C’est une affaire entendue, comme le souligne Jacques Le Bohec 1 , la crise de la presse est une antienne qui a bien des allures de mythe professionnel lesquelles, sous différentes figures, masquent d’authentiques stratégies. Mais ce constat n’a qu’une utilité limitée pour apprécier la portée d’une influence politique mesurée à l’aune de l’audience. À cet effet, nous allons reprendre tout d’abord quelques résultats d’études quantitatives menées en France ou qui renseignent de façon comparative sur la situation française. Nous verrons, ensuite, que le débat général actuel sur les effets positifs (notamment de mobilisation cognitive) ou pervers de la médiatisation permet de nuancer sensiblement le diagnostic quantitatif initial qui renvoie à une impression globale d’érosion. Consolidant l’hypothèse d’un poids spécifique de la presse écrite dans la vie politique, nous observerons comment la lecture du journal peut ou non renforcer, selon sa qualité, la cohérence des attitudes politiques et faciliter sélectivement le mécanisme de formation des « préférences éclairées ». De plus, prendre en considération le 1. Le Bohec (J.), Les mythes professionnels des journalistes, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 101-105.

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Chapitre 12

Presse écrite et comportements politiques

Analyse empirique de l’influence

JACQUES GERSTLE

Deux types de problèmes sont concernés par les développements qui suivent. Le premier est substantiel et a trait

à l’influence politique de la presse écrite sur les comportements politiques ; le second est méthodologique et montre

la diversité des démarches empiriques utilisables pour mettre en évidence cette influence tout en plaidant pour leur

utilisation complémentaire. Pourquoi porter à nouveau un intérêt à ces questions qui paraissent anciennes ?

Principalement pour deux raisons. La première tient au questionnement sur l’obsédante problématique des effets

des médias qui taraude la recherche empirique en communication politique depuis Lazarsfeld et à laquelle il est

souvent répondu par le mépris, le déni non justifié ou l’emphase médiacratique. Disons le simplement et

brutalement, il est absurde de penser que l’information et la communication qui la porte n’ont pas d’effet : ce serait

nier d’emblée l’existence même de l’information qui, par définition, est caractérisée par un effet, de type cognitif.

L’information est précisément ce qui réduit ou supprime l’incertitude d’un récepteur. C’est un effet de modification

de l’état des connaissances, le passage de l’ignorance à la connaissance et donc bien un effet produit par un

processus. Ayant dit cela, il reste néanmoins au politiste à montrer comment l’effet cognitif peut être assorti d’un

effet de persuasion, de modification des préférences et pas simplement des connaissances, donc à travailler le lien

entre cadres de connaissance et cadre de préférence. Et cela sans même évoquer la dimension pragmatique de la

communication dont on ne voit pas vraiment à quoi elle se réduit si on retire du raisonnement la notion d’effet :

qu’est-ce qu’un performatif sans effet ?

La seconde raison de l’attention portée aux deux problèmes de départ tient à l’insuffisance de la recherche

empirique consacrée aux relations entre les médias, la presse écrite en particulier, et les comportements politiques

entendus au sens large. La recherche quantitative dans le contexte français est notamment très déficitaire, ce qui

empêche le développement de procédures de recherche susceptibles de mettre en œuvre la complémentarité

souvent indispensable dans ce domaine entre l’analyse du message et l’effet qu’il produit ou la réception qu’il

suscite. De fait, souvent et même dans un autre contexte, comme on va le voir avec le cas britannique, l’analyse du

message de presse est tout simplement évacuée et son impact politique possible, au profit de la relation entre un

type de presse, auquel on impute implicitement un type de contenu homogène, et un type de lectorat doublement

caractérisé par des pratiques d’information et des comportements politiques. Une analyse authentique de l’influence

de la presse écrite exige que les contenus ne soient pas postulés mais attestés pour que le lien avec des

comportements politiques, via la médiation des pratiques, soit établi.

Partons de la question de l’influence politique de la presse écrite dans un environnement caractérisé par le

constat de crise. C’est une affaire entendue, comme le souligne Jacques Le Bohec1, la crise de la presse est une

antienne qui a bien des allures de mythe professionnel lesquelles, sous différentes figures, masquent d’authentiques

stratégies. Mais ce constat n’a qu’une utilité limitée pour apprécier la portée d’une influence politique mesurée à

l’aune de l’audience. À cet effet, nous allons reprendre tout d’abord quelques résultats d’études quantitatives

menées en France ou qui renseignent de façon comparative sur la situation française. Nous verrons, ensuite, que le

débat général actuel sur les effets positifs (notamment de mobilisation cognitive) ou pervers de la médiatisation

permet de nuancer sensiblement le diagnostic quantitatif initial qui renvoie à une impression globale d’érosion.

Consolidant l’hypothèse d’un poids spécifique de la presse écrite dans la vie politique, nous observerons comment

la lecture du journal peut ou non renforcer, selon sa qualité, la cohérence des attitudes politiques et faciliter

sélectivement le mécanisme de formation des « préférences éclairées ». De plus, prendre en considération le

1. Le Bohec (J.), Les mythes professionnels des journalistes, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 101-105.

traitement spécifique de l’information par l’analyse du contenu permet de rendre compte des effets indirects de la

presse écrite sur la formation des attitudes politiques.

L’AUDIENCE COMME MESURE DE L’INFLUENCE

« On a l’habitude, tant du côté des journalistes que des savants et des sources, d’établir un lien de

proportionnalité entre l’étendue du “public” qui reçoit un message et l’influence, le poids, le pouvoir ou la

puissance, que l’on prête au messager, au médiateur », selon l’auteur précité2. Dans cette logique, il convient donc

d’apprécier la situation de la presse écrite à l’aide de quelques repères quantitatifs qui permettent de poser d’emblée

des questions plus générales sur la signification de ces mesures. Ainsi, l’enquête permanente sur les conditions de

vie des ménages de l’INSEE3, en date d'octobre 1999, indique que trois Français sur quatre ne lisent jamais de

quotidien national et que deux sur trois sont des lecteurs occasionnels de la presse quotidienne régionale. « Lire un

quotidien n’est pas une habitude ancrée chez les Français, qui se placent loin derrière les Scandinaves, les Japonais,

les Britanniques et les Allemands. » Rappelons que la France n’est qu’au vingt-huitième rang mondial pour le taux

de pénétration de la presse quotidienne selon l’Association mondiale des journaux. De plus, selon les enquêtes sur

les pratiques culturelles réalisées par le ministère de la Culture, l’érosion du lectorat de la presse quotidienne se

traduit par le passage d’une moitié des Français lisant un quotidien tous les jours ou presque en 1973 à un tiers en

1997. Certes, la presse magazine a progressé et les journaux spécialisés grand public se sont beaucoup développés.

La presse régionale d’information générale a mieux résisté à la baisse, sa lecture est plus régulière et mieux

socialement distribuée. Ces quelques réalités chiffrées, pour révélatrices de déclin qu’elles soient s’agissant des

pratiques culturelles, ne sauraient tenir lieu de preuve pour démontrer l’absence ou la diminution d’une influence

politique. La concentration du lectorat de la presse nationale signale d’ores et déjà, en sens contraire, un possible

clivage social politiquement discriminant. De même, la tenue de la presse quotidienne régionale n’est pas sans

incidence possible sur les disparités de comportements. Il y a donc lieu de revenir sur la désagrégation des lectorats

pour mieux voir ressortir des voies d’influence particulières.

Pour l’instant, la faiblesse structurelle du lectorat de la presse nationale et son érosion seraient de nature à faire

penser qu’en France, l’influence politique de la presse écrite s’affaiblit. Qu’en est-il de ce constat lorsqu’on change

d’indicateurs ? Considérons, par exemple, des questions ponctuelles susceptibles de révéler des traces d’influence

politique telle l’utilité du média comme aide à la décision électorale. Les préférences médiatiques pour faire son

choix au cours des campagnes présidentielles de 19744 et 1995 en France sont les suivantes :

Médias 1974 Médias 1995

Télévision 63 % Journal télévisé 43 %

Journaux 13 % Journaux 32 %

Radio 11 % Émissions politiquess

télévisées 27 %

Conversations 7 % Discussions 25 %

Meetings 4 % Radio 23 %

Affiches 1 % Émissions satiriques

télévisées 13 %

Tracts 1 % Professions de foi 6 %

Sondages 5 %

Tracts 4 %

Affiches 1 %

NSP 2 % NSP 10 %

100 % Réponses multiplesRéponses multiples

Réalisée entre les deux tours par la SOFRES, l’enquête de 1974 porte sur 1 200 électeurs, constituant un

échantillon représentatif à l’échelle nationale et répartis sur 100 circonscriptions législatives. Les données de 1995

proviennent d’un sondage réalisé par CSA lors du premier tour à la sortie des urnes et ne concernent donc que les

votants. À vingt ans d’intervalle, la presse écrite garde une place privilégiée d’aide à la décision électorale même si

2. Ibid., p. 67.

3. Dumartin (S.), Maillard (C.), « Le lectorat de la presse d’information générale », Insee Première, décembre 1999.

4. Blumler (J.), Cayrol (R.), Thoveron (G.), La télévision fait-elle l’élection ?, Paris, Presses de la FNSP, 1978.

la télévision, sous ses différentes manifestations, reste dominante5. De même en juillet 1997, quand ce dernier

institut enquête sur les « principales sources d’information et de réflexion politique », il obtient sur l’ensemble des

personnes interrogées 2 % de sans réponse et le classement suivant, à partir d’une liste de possibilités : la télévision,

75 % ; la presse écrite, 63 % ; la radio, 52 %; les amis, 33 % ; la famille, 31 %; les relations de travail 11 % ; les

contacts avec les militants associatifs ou politiques, 10 % ; les médias électroniques, Internet, 2 %.

Qu’en est-il de la confiance des Français dans les médias ? L’enquête annuelle La Croix-Télérama fournit des

observations depuis 1987 qui révèlent un paradoxe, au moins sur la moyenne des six dernières années : la

crédibilité des journaux est plus faible que celle de la télévision et de la radio, alors que c’est aux journaux qu’on fait

le plus confiance pour « expliquer en détail une nouvelle importante ». Ces résultats épars donnent des indications

moins négatives que les précédentes sur l’hypothèse de l’influence, de même que les données Eurobaromètres

travaillées par Bréchon et Derville6. Le niveau d’exposition à l’information s’est accru en un quart de siècle, pour la

télévision mais également pour la presse écrite. Ceux qui suivent tous les jours l’actualité à la télévision passent de

49 % en 1970 à 71 % en 1994, alors que la hausse est presque aussi spectaculaire pour la presse écrite qui voit les

niveaux monter de 27 % à 45 % dans la même période. Si on recherche du côté de la contribution à la formation de

l’agenda politique, d’une part on ne trouvera que peu d’études en France au niveau national, d’autre part elles seront

essentiellement relatives aux conjonctures électorales. Elles ne semblent pas accorder un poids particulier à la

presse écrite dans la formation des préoccupations et controverses qui vont nourrir le débat électoral7. Au total, les

données empiriques françaises ne plaident pas pour une hypothèse forte s’agissant de l’influence politique de la

presse écrite, ce d’autant qu’il faut tenir compte d’un diagnostic de « la neutralisation des canaux d’information »8.

Mais qu’en est-il ailleurs, ou plus exactement la situation française est-elle particulière s’agissant du déclin de la

presse écrite ? S’interrogeant sur les sociétés post-industrielles, Pippa Norris9 retient quatre questions pour mener sa

comparaison : la baisse de la diffusion, la spectacularisation du contenu, la concentration économique et le

rétrécissement sociologique du lectorat. La plupart des sociétés concernées connaissent, selon l’UNESCO10, un

phénomène du premier type qui est (trop) facilement expliqué par l’émergence de médias d’information

audiovisuels. Néanmoins, si l’on tient compte des variations démographiques, la diffusion est approximativement

stable sur le long terme dans les pays de l’OCDE. Malgré la percée fulgurante de la télévision depuis quarante ans,

un quart de la population continue d’acheter un quotidien. On regrettera que ne soit pas précisé ici le degré de

spécialisation ou de généralité de la presse retenue, car ces chiffres peuvent masquer une baisse générale de l’offre

et/ou de la demande d’information politique. Les chiffres de diffusion dans la décennie 1990 placent la France dans

une position médiocre, intermédiaire entre les gros consommateurs (Japon et pays scandinaves) et les faibles

lecteurs de l’Europe du Sud11.

S’agissant, deuxièmement, de la montée de la spectacularisation de l’information, Norris fait remarquer qu’il

s’agit d’un phénomène ancien et très marqué par le débat entre culture populaire et culture « cultivée ». La France,

comme les Etats-Unis, l’Italie ou les Pays-Bas, ne connaît pas de presse du type tabloïd. Ceci n’élimine pas la

menace que fait peser « l’infotainment » qui spectacularise l’information télévisée et la rend plus triviale au sens où

l’entend, par exemple, Lance Bennett : les tendances à la dramatisation, la fragmentation, la personnalisation et la

normalisation qu’il décrit lui paraissent constituer les ingrédients de la construction médiatique d’une politique

5. L’enquête post-électorale menée par le CEVIPOF nous apprend cependant que, pour la moitié des électeurs, la

télévision n’est pas très utile ou pas utile du tout pour choisir son candidat. On observera qu’aucune des questions ne

concerne la presse écrite ou la radio.

6. Bréchon (P.), Derville (G.), « Politisation et exposition à l’information », in Bréchon (P.), Cautrès (B.), dir., Les

enquêtes Eurobaromètres, Paris, L’Harmattan, 1998.

7. Bregman (D.), Missika (J.-L.), « La sélection des controverses politiques », in Dupoirier (E.), Grunberg (G.), dir., Mars

1986 : la drôle de défaite de la Gauche, Paris, PUF, 1986.

8. B. Manin écrit : « Le fait décisif est que, dans la démocratie du public, les canaux par lesquels se forme l’opinion

publique politique sont relativement neutres par rapport aux clivages entre les partis en compétition pour le pouvoir (…)

ils ne sont pas structurellement liés aux organisations qui agrègent les votes lors des élections, les partis » (in Principes

du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995, p. 293).

9. Norris (P.), A Virtuous Circle: Political Communications in Post-Industrial Societies, NY, Cambridge University

Press, 2000.

10. Modoux (A.), World Communication Report: the New Media and the Challenge of the New Technologies, Paris,

UNESCO, 1997, p. 120.

11. Sur les disparités entre Europe du Nord et du Sud, se reporter aux analyses d’Yves Schemeil, notamment

« Information et compétence politiques », in Gerstlé (J.), dir., Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan,

2001.

illusoire largement fondée sur une réalité de seconde main12. Et là, l’information française n’échappe certainement

pas au diagnostic.

Troisièmement, la concentration économique autour de grands groupes de presse ou multimédias13 n’a pas

épargné la France. Là encore, le rappel de Le Bohec est utile : « la diversité des journaux vendus et diffusés n’a pas

pour effet inévitable et automatique la diversité des points de vue exprimés sur le plan politique »14. On est tenté de

le mettre en contraste avec l’affirmation, peut-être hâtive, de B. Manin : « Au lieu de recevoir son information par

un canal partisan qui le renforce constamment dans un parti pris adopté une fois pour toutes, le citoyen qui veut

s’informer a à sa disposition des sources d’information neutralisées qui sont dans une certaine mesure contraintes,

pour respecter cette neutralité même, de faire face à des points de vue divergents, si ceux-ci existent »15. En d’autres

termes, pour le premier il ne faut pas confondre pluralité des journaux et pluralisme des opinions. Pour le second, la

disparition de la presse d’opinion ne met pas en danger la divergence des points de vue. Mais comment le public

voit-il cela ? L’enquête annuelle de janvier 2001 sur la crédibilité des médias montre un public sans trop

d’illusions : « Croyez-vous que les journalistes sont indépendants, c’est-à-dire résistent aux pressions des partis

politiques et du pouvoir ? Et aux pressions de l’argent ? » L’indépendance politique est admise pour 32 % des

sondés contre 59 % d’avis contraire et 9 % de sans réponse. L’indépendance économique recueille l’accord à 25 %,

le désaccord à 59 %, mais aussi 16 % de sans opinion. Une étude comparative de 1997 indique que la France peut

être considérée, avec la Grèce, la Hongrie, le Japon et la Corée du Sud, comme un pays où la liberté de la presse

n’est que partielle et en tout cas plus limitée que dans 24 autres sociétés post-industrielles16.

Quatrièmement, le rétrécissement du lectorat alimente la menace d’un knowledge gap entre public riche et

public pauvre en informations. Le retour sur les résultats de l’enquête INSEE 1999 est édifiant. « Le niveau d’étude

est le facteur le plus lié à la lecture de la presse nationale, qu’elle soit quotidienne ou hebdomadaire ». Les cadres et

les professions intermédiaires, « catégories sociales qui ne forment qu’un quart de la population, représentent près

de la moitié du lectorat des quotidiens nationaux et un tiers du lectorat des magazines. Ces deux médias rallient

donc un lectorat fortement marqué socialement, en termes de profession, mais aussi de modes de vie, de bagage

culturel et éducatif, de traditions familiales ». L’étude dégage une typologie en cinq catégories de lecteurs :

8 millions de Français ne lisent aucun journal d’information générale ; 13 millions de personnes lisent

régulièrement ou non la presse quotidienne nationale et sont caractérisées par les marqueurs sociaux évoqués

précédemment. Les trois autres catégories se distinguent par la lecture exclusive de magazines d’information

générale, la lecture quasi quotidienne de la presse régionale et la lecture couplée de journaux régionaux, de façon

occasionnelle, mais aussi de magazines.

Recourant à la régression multiple, Norris compare, à propos de la lecture de la presse en général dans l’Union

européenne de 1999, l’impact de trois séries de facteurs : les facteurs socio-démographiques (éducation, genre, âge,

auto-positionnement idéologique, résidence, niveau de revenus et statut socioéconomique), l’usage des autres

médias et la nationalité. La lecture croît avec le genre masculin, le niveau d’éducation, l’âge, les positions sociales

moyennes et plus élevées. Elle s’accroît avec la consommation d’informations télévisées et radiodiffusées. Elle est

très différenciée par le clivage nord-sud dans l’Union européenne. Considérées de façon longitudinale, les mêmes

données disponibles sur la Belgique, la France, l’Italie et les Pays-Bas, en 1970, 1980 et 1999, exhibent un

affaiblissement du poids de l’éducation, du genre et de l’idéologie alors que restent stables le poids de l’âge et celui

de la position sociale pour expliquer la lecture de la presse écrite. L’effet des autres variables (pratique des autres

médias et différences nationales) a plutôt eu tendance à augmenter. Ceci doit être mis en relation avec notre

incitation conclusive à développer une approche relationnelle des pratiques d’information dans un environnement

donné.

L’INFLUENCE SUR LA MOBILISATION POLITIQUE ET LE VOTE

Le diagnostic d’érosion de la presse écrite, s’il reçoit quelques confirmations empiriques notamment pour la

France, semble toutefois fortement dépendre de conditions nationales particulières. Mais on observe que, tout en se

transformant, le poids des variables sociologiques reste important pour expliquer les différences d’usages. Il

12. Bennett (L.), News: the Politics of Illusion, NY, Longman, 1988.

13. Musso (P.), dir., « Stratégies des groupes multimédias », Les dossiers de l’audiovisuel, 94, Paris, INA, 2000.

14. Le Bohec (J.), Les mythes professionnels des journalistes, op. cit., p. 257.

15. Manin (B.), Principes du gouvernement représentatif, op. cit., p. 298.

16. Sussman (L.R.), ed., “Press Freedom”, Freedom Review, 1997.

convient donc de bien distinguer entre, d’une part, le phénomène général qui serait étiqueté « déclin de la presse »

(sous-entendu par rapport à d’autres modalités d’information, médiatiques ou non) et, d’autre part, les effets

politiques de ces variations. Il ne faut pas confondre le problème de l’influence mesurée à l’aune de l’audience et le

problème de l’influence politique, variable ou non selon le niveau de l’audience. Ainsi, conclure que l’influence de

la presse s’amenuise parce que, en France, la diffusion annuelle de la presse d’information générale a régressé de

869 millions d’exemplaires en 1985 à 738 millions en 1998 est une chose. C’en est une autre d’observer que la

concentration sociale du lectorat sur certaines catégories renforce l’hypothèse de l’écart culturel croissant dans une

population et donc celle d’une discrimination dans l’acquisition de la compétence politique. Dans ce second cas, il y

a bien une influence politique croissante dans une conjoncture globale d’érosion.

Le cas du Royaume-Uni est intéressant à retenir car il se place, en 1996, à un niveau de diffusion moyen

(332/1000) dans les sociétés industrielles, certes plus proche de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Suisse et du

Danemark que de la France (218/1000). Il présente néanmoins des spécificités comme le degré de centralisation

signalé par l’importance de la presse nationale, la forte diffusion des tabloïds et le degré élevé de politisation de la

presse écrite indiqué par des soutiens explicites aux formations politiques. Mais ce contexte présente aussi les

tendances générales décrites plus haut et des études assez fines permettent de désagréger l’audience pour mieux

envisager la pesée d’influences politiques. En se référant au cas britannique, nous sommes ici moins soucieux de la

comparabilité générale ou de singularité du cas que de l’illustration d’une démarche méthodologique reproductible,

en espérant stimuler la curiosité sur la situation française. Nous proposons de rester dans le même contexte national

pour examiner trois niveaux d’influence hypothétique successifs, qui pourront ainsi profiter d’une cumulativité non

perturbée par le déplacement du terrain d’analyse. Le premier niveau concerne l’hypothèse générale de l’influence

politique mobilisatrice du média. Le deuxième niveau abordera l’influence de la presse écrite sur le vote et le

dernier sera consacré à son influence sur les attitudes et la formation des préférences.

Utilisant les données de l’enquête “British Social Attitudes” de 1996, Kenneth Newton17 teste les hypothèses

générales de la mobilisation cognitive et de son contraire, dénommé mediamalaise. Par mobilisation cognitive,

Ronald Inglehart entend « le développement des compétences requises pour manier les abstractions politiques et

par là coordonner des activités distantes dans l’espace et dans le temps »18. Quant au mediamalaise, il désigne les

dysfonctionnements ou pathologies de la démocratie imputables ou mis en relation avec la médiatisation de la vie

politique. Sont ici pointés le niveau de connaissance, de compréhension, le sentiment d’efficacité, la confiance, le

cynisme et le jugement sur le fonctionnement de la démocratie. Newton isole, tout d’abord, la relation

qu’entretiennent certaines variables socioéconomiques et politiques avec les pratiques d’information. Sans surprise,

il observe ainsi que les niveaux socioéducatifs élevés sont fortement poussés à la lecture de la presse nationale (non

tabloïd) et faiblement conduits à éviter l’information télévisée. L’éducation est fortement reliée aux divers

indicateurs de mobilisation (connaissance, compréhension) et de malaise (efficacité, confiance, cynisme,

démocratie).

Trois groupes de pratiques peuvent être distingués : les lecteurs « éclairés » (traduction personnelle de

“broadsheet readers” car les broadsheet sont réputés être des « journaux de qualité »), les lecteurs de tabloïds et les

lecteurs irréguliers. Les deux derniers sont très proches en termes d’effet de mobilisation ou de malaise et se

distinguent très nettement des lecteurs « éclairés » qui ne représentent que 11 % de la population adulte. Certes, il

existe une différence notable entre lecteurs et non-lecteurs de journaux en général, mais elle tient essentiellement à

la contribution des lecteurs « éclairés ». Cette catégorie se distingue par sa forte association aux indicateurs de

mobilisation (connaissance et compréhension) ainsi qu’à la confiance dans les autorités publiques en général.

Lorsque l’on introduit dans l’analyse de régression les variables les plus puissantes de chaque type (pratiques des

médias, revenu, éducation, identification partisane, genre et âge), on vérifie – pour ne s’intéresser qu’à eux – que les

lecteurs « éclairés » sont fortement associés aux indicateurs de mobilisation : ils auto-évaluent leur degré d’intérêt et

de compréhension de la politique significativement au-dessus du reste de la population et sont plus confiants et

17. Newton (K.), “Mass Media Effects: Mobilization or Mediamalaise?”, British Journal of Political Science, 27, 577-

599, 1997.

18. Inglehart (R.), The Silent Revolution. Changing Values and Political Styles among Western Publics, Princeton,

Princeton University Press, 1977.

sensiblement moins cyniques19. Il faut remarquer que les effets de la variable « lecture éclairée » font écho a

minima aux effets de la variable « éducation ».

Ces résultats ne signifient pas que la télévision soit exempte d’effets sur la mobilisation ou le « malaise »,

notamment parce qu’elle touche une population générale autrement plus large que les 11 % privilégiés et une

population plus faiblement attirée par la politique. Mais des effets d’interaction entre les différents médias

confirment que plus les lecteurs « éclairés » consacrent de temps à la télévision en général, moins ils ont de

connaissance politique ou encore que la consommation d’informations télévisées ne modifie significativement ni

leur niveau de connaissance ni leur intérêt ou leur compréhension de la politique. En revanche, le recours à

l’information télévisée améliore sensiblement la connaissance, l’intérêt et la compréhension des lecteurs de

tabloïds. Au total, la presse a des effets de mobilisation différenciés selon les pratiques : les lecteurs « éclairés » sont

davantage mobilisés que les autres ; parmi les lecteurs de tabloïds ou les lecteurs irréguliers, ceux qui s’informent

beaucoup par la télévision sont plus mobilisés que les autres ; les groupes les moins bien mobilisés sont les lecteurs

de tabloïds ou les lecteurs irréguliers qui évitent la télévision en général et les informations en particulier.

Au-delà des effets de mobilisation, on peut faire l’hypothèse, à un deuxième niveau, que la presse écrite, comme

d’autres médias, peut exercer une influence directe sur les comportements politiques, en particulier le vote. Là

encore, suivons la démarche de Newton20 et Brynin qui présente l’avantage de rester sur le même terrain

britannique et de suivre un protocole empirique reproductible. Travaillant sur les élections générales de 1992 et

1997, ils observent qu’une minorité importante d’électeurs lisent un journal qui ne correspond pas à leur orientation

politique. En 1992, les électeurs travaillistes lecteurs d’un journal conservateur et les électeurs conservateurs

lecteurs d’un journal travailliste représentaient 8 % de l’échantillon dans l’enquête “British Household Panel

Study”. En 1997, un tiers des lecteurs de journaux conservateurs ont voté travaillistes et 14 % ont fait un choix en

dehors de l’alternative Labour vs Conservative. On peut certes prendre ces cross-readers comme un symptôme

d’effet politique minimal de la presse. Mais ils sont isolés ici comme un segment particulièrement « parlant »

lorsqu’il est contrasté avec le segment de ceux qui sont homogènes dans leur lecture et leur vote et qui ont toutes les

chances d’être renforcés dans leurs convictions. Si la presse a une influence sur le vote, elle sera exhibée par les

différences de comportements électoraux entre les « lecteurs contradictoires », les « lecteurs renforcés » et un

troisième groupe servant de contrôle, celui des lecteurs irréguliers ou des non-lecteurs. Autrement dit, on observe la

relation entre lecture de journaux, attitudes politiques, identification partisane et vote, ceci à l’aide d’un modèle de

régression logistique. On vérifie ainsi que les attitudes politiques (échelle droite-gauche) et l’identification partisane

génèrent les associations les plus fortes au vote conservateur ou travailliste. Une telle association a déjà été mise en

évidence par différentes analyses des élections de 1983 et 1987. Mais la lecture des journaux présente aussi une

association significative forte avec le vote conforme au modèle spécifié pour 1992 et 1997. Le niveau de vote

conservateur ou travailliste du groupe de contrôle est intermédiaire entre celui des « renforcés » (orientation

politique et lecture homogènes), qui représente le niveau maximal, et celui des « contradictoires » (orientation

politique et lecture hétérogènes). D’une manière générale, les journaux travaillistes exercent un effet de

renforcement supérieur à celui des journaux conservateurs. L’explication suggérée consiste à remarquer que les

sources de renforcement conservateur sont plus nombreuses et diffuses dans la société britannique et que, de ce fait,

le journal procure pour un travailliste des incitations d’autant plus précieuses à confirmer ses convictions. Le poids

électoral de la presse écrite s’accroît avec le constat que, chez les lecteurs n’affichant pas d’identification partisane,

la tendance significative est à convertir en vote l’orientation du soutien politique qu’apporte le journal. De plus, les

élections de 1992 ont été serrées et l’influence de la presse s’est révélée beaucoup plus importante qu’en 1997 où

les travaillistes ont dominé toute la campagne21. Or, on constate bien que les différences entre lecteurs « renforcés »

et lecteurs « contradictoires » sont supérieures dans le premier cas, ceci indiquant une association plus étroite entre

choix des journaux et vote dans les conjonctures d’élection serrée.

Les auteurs, prenant du recul historique, notent que durant l’après-guerre, la presse conservatrice a augmenté sa

domination sur le marché des quotidiens nationaux et la presse travailliste a suivi la direction inverse. Ces tendances

ont facilité les succès électoraux des conservateurs. L’influence de la presse écrite s’est faite davantage sentir

19. La confiance est mesurée à l’égard des autorités publiques (gouvernement, parlementaires, administration, police,

justice, etc.). Le cynisme politique est indexé sur la croyance en la perte de contact des parlementaires avec le public, la

croyance en l’intérêt exclusif des partis pour les conquêtes électorales et sur l’indifférence à l’égard du parti au pouvoir.

20. Newton (K.), Brynin (M.), “The National Press and Party Voting in the UK”, Political studies, 49, 265-285, 2001.

21. Sur les effets de la presse écrite dans les élections générales de 1992 et 1997, on peut aussi lire le chapitre 10, “The

Effects of Newspapers”, de l’ouvrage de Norris (P.) et alii, On Message. Communicating the Campaign, London, Sage,

1999.

lorsque l’issue électorale était incertaine et que cette influence a été plus sensible pour les travaillistes. Une

distribution plus équilibrée des soutiens partisans dans la presse nationale aurait pu changer l’issue du scrutin en

1951, 1955, 1959, 1964, 1970, 1974 et 1992. Qui a envie d’affirmer après cela que la presse écrite n’a pas

d’influence politique ?

L’INFLUENCE SUR LES PREFERENCES POLITIQUES

L’étude précédente ne considérait pas l’effet de la presse écrite sur la formation ou l’état des attitudes, qu’il

s’agisse de l’identification partisane ou des orientations en faveur de la gauche ou de la droite. Elle se contentait de

les prendre comme des variables indépendantes, à contrôler pour évaluer l’impact particulier de la lecture de tel ou

tel journal sur le comportement électoral. Mais qu’en est-il donc de l’amont, de la relation entre les attitudes

politiques et le lectorat ? C’est le troisième niveau d’influence politique envisagée. Robert Andersen et Anthony

Heath22 nous aident à répondre, sans changer de terrain ni de contexte historique puisqu’ils travaillent sur le cas

britannique dans le cycle électoral 1992-1997. Ils s’efforcent de cerner l’effet de l’exposition à un type de quotidien

avec l’opposition entre broadsheet et tabloïds, par contraste avec une conduite de non-exposition régulière à un

journal. Exploitant les résultats de l’enquête longitudinale “British Election Panel Survey” menée de 1992 à 1997,

ils retiennent les données produites au cours de cinq vagues d’entretien en face à face. Quant aux attitudes, ils

examinent la dimension droite-gauche, la dimension liberté-autorité et la dimension national-international mesurée

uniquement par l’attitude à l’égard de l’intégration européenne. Ils les croisent avec les trois groupes de lecteurs et

introduisent quatre variables socio-démographiques : genre, âge, éducation et classe sociale. Ils disposent également

de variables de niveau de connaissance politique et de communication politique permettant de déterminer les

pratiques d’information et de communication : attention portée aux articles, consommation régulière de télévision,

attention à l’information télévisée, discussion politique régulière avec les proches, sentiment d’information. Toutes

ces variables sont discriminantes entre les trois groupes de lecteurs. Les broadsheets attirent davantage les femmes,

les indépendants, les managers et salariés et ceux qui ont atteint un niveau d’instruction élevée. Les lecteurs de

tabloïds sont plus souvent âgés de plus de 65 ans, issus de la classe ouvrière et moins instruits. Les non-lecteurs sont

plus souvent jeunes et masculins mais, de façon plus remarquable, ils se situent entre les deux autres catégories sur

la plupart des variables. Par exemple, si les lecteurs de broadsheets sont mieux informés et accordent plus

d’attention à la politique, les non-lecteurs (en dépit de leur non-lecture et grâce aux informations télévisées)

« connaissent » davantage en politique que les lecteurs de tabloïds.

Les trois groupes de lecteurs affichent sur le cycle électoral la même évolution quant à leur soutien aux

formations politiques, mesuré par les sondages. Mais ils se distinguent par leur niveau de soutien. Ainsi, concernant

le soutien au Labour, les non-lecteurs suivent la moyenne nationale, alors que les lecteurs de tabloïds, groupe le plus

favorable, s’opposent très fortement aux lecteurs de broadsheets. La configuration s’inverse en faveur des

conservateurs, en gardant une hiérarchisation constante des soutiens sur la période 1992-1997. Qu’en est-il

maintenant de la distribution des trois types de valeurs dans les trois lectorats ? Elle fait apparaître des différences

significatives qui se traduisent par l’opposition entre lecteurs de broadsheets et de tabloïds, avec des scores

supérieurs pour les derniers quant à la dimension droite-gauche et à l’anti-européanisme, l’inverse se produisant sur

la dimension liberté-autorité. L’analyse de la consistance entre les attitudes est ici particulièrement intéressante.

Comprise de façon empirique comme consistance interne d’une échelle additive, elle est mesurée par

l’intercorrélation entre les différents items. Il en ressort que les lecteurs de broadsheets attestent une consistance

interne bien supérieure dans leurs attitudes (sur la dimension gauche-droite plus particulièrement), avec un effet de

cycle commun aux trois lectorats : la consistance est supérieure en début et fin de cycle, périodes qui précèdent et

suivent immédiatement l’élection. De même, les trois lectorats sont devenus progressivement moins favorables à

l’intégration européenne.

Toutefois, le plus intéressant dans l’analyse de la dynamique des attitudes est constitué par les changements qui

affectent le groupe des lecteurs de broadsheets. En effet, ils interfèrent avec la théorie des « préférences

éclairées »23 selon laquelle les informations des électeurs sont progressivement complétées pendant une campagne

22. Andersen (R.), Heath (A.), “Newspaper Readership and Enlightened Preferences: Values and Party Choice during the

Electoral Cycle”, Department of sociology, University of Oxford, Centre for research into elections and social trends,

2001.

23. Gelman (A.), King (G.), “Why Are American Presidential Election Campaign Polls So Variable When Votes Are So

Predictable?”, British Journal of Political Science, 23, 409-451,1993.

et leur permettent de mieux utiliser leurs « variables fondamentales », c’est-à-dire leurs critères de choix électoral

(position sociale, idéologie, identification partisane). Or Gelman et King avançaient que tous les groupes d’électeurs

bénéficiaient dans les mêmes proportions de ce processus d’information. Mais, selon Andersen et Heath, il semble

que les lecteurs de broadsheets voient augmenter leurs chances d’être « éclairés » davantage que les autres et donc

que le type d’exposition aux médias (nature, fréquence, etc.) agit sur les asymétries d’information. Au cours des

campagnes électorales, les plus informés, en particulier, augmenteraient la consistance interne de leurs attitudes

politiques et bénéficieraient plus largement de la clarification apportée par le débat public. Ils sont ainsi mieux à

même de mettre en harmonie leurs intérêts et leurs valeurs grâce aux gains d’information.

Au total, les lecteurs de broadsheets disposent des attitudes les plus consistantes et les lecteurs de tabloïds des

moins consistantes. On pourrait bien sûr inverser l’hypothèse causale, en affirmant que leurs dispositions initiales de

consistance dans les attitudes les incitent à se tourner vers des journaux de qualité. Pourtant, l’évidence empirique

selon laquelle la consistance des attitudes augmente pour tous les groupes durant le cycle observé rend plus

vraisemblable l’autre hypothèse. « Si la sophistication politique était la cause première du choix des journaux, au

lieu de l’inverse, il aurait fallu s’attendre à observer des attitudes consistantes en permanence24 chez les lecteurs de

broadsheets, et ce ne fut pas le cas »25. Puisque les broadsheets diffusent une information plus complète sur les

enjeux et les conditions de la compétition électorale, il est raisonnable de penser que leurs lecteurs s’en trouvent

« éclairés » d’autant. L’autre conclusion à tirer de cette étude consiste à retenir que les segments les plus « éclairés »

sont plus sensibles, répondent mieux aux changements de positions des partis politiques. Mais, au final, il est

important de noter que tous les auteurs présentés ici mettent l’accent sur les effets d’information et non sur ceux que

pourraient exercer les opérations de persuasion.

Néanmoins ces études témoignent d’un certain déficit. Elles sont certes remarquables pour leur ingéniosité dans

la construction du problème et le montage du dispositif d’observation, pour la multiplicité des variables articulées,

pour les vertus explicatives de la régression multiple à laquelle elles ont systématiquement recours, mais aussi pour

leur portée heuristique et les résultats auxquels elles parviennent. Cependant une dimension, dont on conviendra

qu’elle est importante, est négligée. Il s’agit du contenu même de l’information transmise, le traitement de

l’information effectué par les messages de presse. Les trois études présentées ci-dessus ne les considèrent pas en

tant que tels et postulent qu’il suffit de mettre en relation des pratiques de lecture auto-déclarées avec des

comportements politiques pour mettre en évidence les effets de la presse. Ceci conduit à postuler que les journaux

sont nettement identifiables a priori, grâce à un contenu homogène et permanent qu’exprimerait la notion de ligne

éditoriale forte. Cette faiblesse est surmontée par la dernière étude que nous souhaitons évoquer plus que détailler,

celle de Neil Gavin et David Sanders26 qui intègre à la rigueur modalisatrice le souci du contenu de l’information et

donc sa variabilité. Ils cherchent à montrer comment la popularité du gouvernement travailliste de Tony Blair peut

être affectée par la couverture de la presse écrite sur l’actualité économique de l’année 1999. Il s’agit donc de voir si

cette information affecte les attitudes économiques et politiques en tenant compte d’une typologie à trois places des

quotidiens avec trois broadsheets (Times, Independant, Guardian) et quatre tabloïds sous-distingués en black tops

(Daily Mail, Daily Express) et red tops (Sun, Mirror). Cinq ensembles de variables explicatives sont utilisés :

l’image de compétence des partis, les attentes personnelles, « l’économie objective », les événements politiques non

routinisés, la couverture de l’économie par la presse avec onze sous-thèmes et une évaluation de la tonalité du

traitement. Affirmant que le lectorat britannique est fortement marqué par des profils de classe27, ils montrent que

lorsque les différences de classe dans les perceptions économiques sont considérées, les effets directs du traitement

de l’information apparaissent de façon plus prononcée. Le traitement de l’information par les broadsheets affecte

« clairement » les perceptions de la classe moyenne et celui des black tops celles de la classe ouvrière. Ces derniers

se situent entre les broadsheets et les red tops pour ce qui est du niveau de sophistication de l’information et du

niveau d’intérêt politique de ses lecteurs. L’influence de la presse est permanente, en ce sens qu’elle persiste avec

une alternance politique28, cohérente et socialement segmentée ; elle passe par des effets indirects produits sur les

attentes et les représentations qui vont conditionner le jugement et donc le soutien au gouvernement.

24. Nous soulignons.

25. Andersen (R.), Heath (A.), art. cité, p. 19.

26. Gavin (N.T.), Sanders (D.), “The Press and its Influence on British Political Attitudes under the New Labour”,

Political Studies, à paraître.

27. Cf. en annexe la ventilation des lectorats rapportée à la stratification sociale utilisée par Gavin et Sanders.

28. Comme le montrent des travaux antérieurs à propos du gouvernement conservateur ; voir par exemple : Sanders (D.),

Marsh (D.), Ward (H.), “The Electoral Impact of Press Coverage of the British Economy (1979-1987)”, British Journal

of Political Science, 1993, 23 (2), 175-210.

Nous sommes loin d’avoir épuisé les voies de recherche pour attester l’influence de la presse écrite et donc

plaider suffisamment pour l’approfondissement du travail dans ce domaine. Au nombre des questions restant à

explorer, citons quelques interrogations : comment cette influence joue-t-elle selon l’état de « modernisation » de

l’espace public, avec un processus de médiatisation centrée autour de la télévision ou qui conserve un rôle

fondamental à la presse écrite comme incite à le penser Pippa Norris ? Comment s’articulent ces systèmes

d’information par des relations de vitesse de réaction à l’événement, de circularité, de préséance ? Quels effets

produit la lecture de la presse écrite chez les professionnels de la politique ou quel souci ont-ils des perceptions

qu’elle génère? Qu’en est-il de l’influence mutuelle exercée entre journalistes ? Comment l’étude écologique des

relations entre professionnels de la politique et professionnels de l’information conduit ou non à des interactions

stratégiques variables selon l’état de modernisation de l’espace public ? Sans parler des mécanismes persuasifs de

l’information29, effets d’agenda, de cadrage et d’amorçage, de leurs conditions de possibilité directe et

fréquemment de leur condition d’étayage mutuel entre médias écrits et audiovisuels allant dans le sens d’un modèle

transactionnel qui intègre l’offre politique et la « demande sociale ». Le modèle transactionnel, bien moins

mécanique que le premier modèle d’agenda fondé sur l’idée d’un transfert direct de priorités des médias vers le

public, tient compte davantage de l’interaction et de la coproduction collective du sens. Même s’il est mis en

évidence en campagne électorale (1992) et dans un contexte américain, il faut remarquer, pour illustrer encore

l’apport des études de presse écrite, l’intérêt de l’analyse de Russell Dalton30 entièrement fondée sur un échantillon

national de 46 journaux. À considérer la presse en termes nationaux, les idiosyncrasies de différentes sources

s’effacent et se fondent dans un ensemble. « Collectivement la presse est incitée à couvrir les enjeux de politique

publique que les candidats, le public et les journaux définissent conjointement comme les thèmes de la campagne. »

Il y a là tout un champ de recherches largement inexploré, qu’il serait pourtant fructueux de développer pour

mieux comprendre le rôle politique de la presse dans un environnement changeant. Il faut sans doute, sur le plan

empirique, procéder en deux temps généraux : désagréger les audiences en publics particuliers et les

recontextualiser dans des environnements d’information plus larges qui font droit à l’ensemble des sources

disponibles pour les différents types de publics. En d’autres termes, il y a lieu d’adopter une démarche contrastive,

puis relationnelle, susceptible de faire apparaître des effets de structure mais aussi des effets de contenu. D’une part,

comme le remarque Newton, c’est moins la forme du média qui est en cause (dans son cas, broadsheets contre

tabloïds, ou télévision contre information télévisée) que le contenu considéré de façon relationnelle : la lecture de

broadsheet associée à la consommation d’informations télévisées est sans doute plus prédictive que la lecture de la

presse écrite opposée à la consommation de la télévision. D’autre part, comme le montre Zaller31, les effets

d’opinion créés par l’information sont de nature contextuelle, qu’il s’agisse de presse écrite ou audiovisuelle, le

résultat tenant surtout à l’alternative entre flux d'information politiquement homogènes producteurs de

“mainstreaming” et flux d’information hétérogènes producteurs de polarisation. Où l’on retrouve la nécessité

d’analyser finement le contenu de l’information, au lieu de faire des imputations hâtives et plus ou moins

automatiques au sujet du traitement de l’information à partir d’une réputation d’orientation politique.

Sous une autre forme réapparaît l’idée structuraliste selon laquelle le sens n’est pas dans les mots, mais entre les

mots. Ainsi le sens politique de l’information réside bien plus entre les messages et entre leurs supports qu’à

l’intérieur de ces contenants et de leurs canaux.

29. Gerstlé (J.), « L’information et la sensibilité des électeurs à la conjoncture », Revue française de science politique, 5,

731-752, 1996.

30. Beck (P.A.), Dalton (R.J.), Huckfeldt (R.), Koetzle (W.), “A Test of Media-Centered Agenda-Setting: Newspaper

Content and Public Interests in a Presidential Election”, Political communication, 15, 463-481, 1998.

31. Zaller (J.), The Nature and Origins of Mass Opinion, Cambridge University Press, NY, 1992.

Annexe

Classe sociale et lectorat

Social

Class No Paper Broadsheet Blacktop Redtop

A 1 9,3 2,7 0,3

B 19 42,7 26,6 4,0

C1 34 36,7 41,5 24,4

C2 20 5,2 14,9 32,2

D 13 2,6 8,5 24,0

E 13 3,6 5,9 15,1

100 % 100 % 100 % 100 %

n 1 408 504 410 696

Source : British Election Survey, 2001