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Aristote, Cicéron et la Genèse: une lecture emblématique de la “quinta natura” au XVIe siècle

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Littérature

Aristote, Cicéron et la Genèse: une lecture emblématique de laquinta natura au XVIe siècleAnne Rolet

AbstractAristotle, Cicero and Genesis: an Emblematic Reading of the "Quinta Natura" in the XVIth CenturyAchille Bocchi is the author of the 1555 "Symbolicae Quaestiones" in the emblematic manner; his Symbolon 140, whoseiconography and Cicero-derived text are characteristically complex, is an excellent document concerning Renaissancereadings of Aristotle and their role in a philological dispute pertaining to the origins of the world.

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Rolet Anne. Aristote, Cicéron et la Genèse: une lecture emblématique de la quinta natura au XVIe siècle. In: Littérature,

n°122, 2001. Aristote au bras long. pp. 55-74.

doi : 10.3406/litt.2001.1708

http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2001_num_122_2_1708

Document généré le 16/10/2015

ANNE ROLET, université de nantes

Aristote, Cicéron

et la Genèse: une lecture

emblématique de la quinta

natura au XVIe siècle

Loin de n'être, comme on l'a trop souvent dit, qu'une petite pièce moralisatrice dont l'intérêt réside surtout dans la gravure jointe au texte, l'emblème latin au XVIe siècle, en particulier avec son

père fondateur André Alciat \ assume, sous ses allures ludiques et erudites, un rôle capital dans l'expression du rapport complexe que les humanistes entretiennent avec la culture antique. Reprenant à leur charge les sujets philologiques, mythologiques, philosophiques, plastiques ou politiques qu'ont traités leurs illustres aînés, les emblématistes, à l'instar de certains de leurs contemporains polygraphes comme Érasme, Budé ou Politien, puisent abondamment dans l'immense champ du savoir légué par l'Antiquité, non point tant par pur intérêt archéologique que par intime conviction que s'y trouve déjà contenu l'essentiel de la science humaine et qu'il est possible d'y trouver de précieuses indications sur la manière de lire le présent, les apories et les énigmes qu'il soulève. Fervents connaisseurs de Y Anthologie de Planude, les emblématistes revisitent l'Antiquité et le Moyen Âge sur le mode de l'eixov et du aû(i.poÀov et s'intéressent à toutes les formes littéraires qui en sont dérivées: ekphraseis, interprétation allégorique d'un objet (statue, peinture, blason, médaille, monnaie) ou d'un phénomène (prodige, songe ou rituel), paraboles, métaphores, exempla, comparaisons, énigmes, fables, etc., bref tout genre d'énoncé propre à suggérer les deux versants d'un symbole, simultanément forme offerte à la représentation par l'intermédiaire d'une description discursive et contenu noétique, relié plus ou moins arbitrairement à la configuration matérielle de l'objet2.

Achille Bocchi, auteur des Symbolicae Quaestiones, publiées en 1555 à Bologne sur les presses de son académie, se présente comme un

55 1. La première édition des Emblemata d' Alciat paraît à Augsbourg, en 1531, chez H. Steyner. 2. Voir J. Pépin, Mythe et allégorie: les origines grecques et les controverses judéo-chrétiennes, Paris, LITTÉRATURE 1958. N° 122 -JUIN 2001

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fervent admirateur d'Alciat3. C'est sans doute sous l'influence de ce que les éditeurs ont fait de l'ouvrage du juriste milanais4 qu'il eut l'idée de commander à Giulio Bonasone des gravures pour quelques-unes de ses épigrammes latines, déjà rédigées et dédiées, mais sans illustration, à d'illustres personnages5, puis d'en faire un recueil à part en l'enrichissant progressivement d'autres textes, jusqu'à obtenir un volume de 151 pièces, divisées en 5 livres. Le symbolon ou emblème bocchien, outre une épigramme et une image, comporte souvent, au-dessus de l'une et/ ou de l'autre, une dédicace, parfois remplacée par un titulus, phrase brève régulièrement empruntée à l' épigramme et qui en résume le contenu de manière frappante. L'intervention de Bocchi dans l'élaboration scientifique des gravures est évidente, si on se réfère au reste de la production de Bonasone6. Ainsi, une démarche iconologique, appuyée sur l'étude des sources textuelles, peut seule rendre compte du sens de l'image dans nombre d'emblèmes. Bien entendu, Bonasone reste maître des citations plastiques, en référence à des grands maîtres qu'il aime beaucoup imiter, comme Raimondi, Raphaël ou Michel-Ange.

Le Symbolon 140 (fig. I) 7, qui retiendra notre attention, est un témoignage important sur la lecture d'Aristote à la Renaissance et sur son utilisation dans une des plus célèbres polémiques philologiques à vocation théologique qui a traversé le XVIe siècle. C'est sans doute aussi l'un des exemples les plus frappants de la complexité de l'architecture emblématique chez Bocchi. D'une part, une épigramme latine versifie un texte de Cicéron censé reproduire l'opinion d'Aristote, d'après un texte aujourd'hui perdu du Stagirite, sur la quinta essentia, ou «cinquième

3. E. Watson, Achille Bocchi and the Emblem book as symbolic form, Cambridge, 1 993. Pour une approche d'ensemble de l'ouvrage, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat, «Les Symbolicœ Quœstiones d'Achille Bocchi (1555). Recherche sur les modèles littéraires, philosophiques et spirituels d'un recueil d'emblèmes à l'époque de la réforme : édition, traduction et étude d'ensemble» (1440 p.) Tours (CESR), 1998, à paraître chez Brépols. 4. Voir H. Miedema, «The term emblema in Alciati», Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 1968, 31, p. 234-250 et C. Balavoine, «Les Emblèmes d'Alciat: sens et contre-sens», in L'Emblème à la Renaissance, Paris, 1982, p. 49-59. Ces deux études montrent Alciat ne s'est pas préoccupé des gravures que les éditeurs ont pris l'initiative de joindre à ses poèmes. Ce qui ne signifie pas, bien-entendu, qu'il ne s'est pas intéressé à l'image en général: au contraire, puisque l'eîxwv au sens aristotélicien est l'une des clés pour comprendre le fonctionnement de l'emblème. Chez Bocchi, le texte de l'emblème latin a pratiquement toujours une source écrite littéraire, antique ou humaniste. L'épigramme est toujours première dans la démarche emblématique (mis à part le cas des devises où l'élément figuré est constitutif). C'est l'image qui illustre le texte et non le contraire. L'« illustration» ne saurait être un terme péjoratif puisqu'étymologique- ment, elle est enargeia, «mise en lumière» et cette démarche herméneutique l'autorise à utiliser des moyens originaux d'inuentio, propres à la rhétorique de l'image. 5. Voir son Lusuum libellas, Florence, Bibliothèque Laurentienne, Plut. 33, codex 42 dédié au cardinal Jules de Médicis, futur Clément VII, et son Lusuum libri duo, Rome, Bibliothèque du Vatican, Wat. Lat. 5793, dédié au pape Léon X. 6. Bonasone, en effet, ignore visiblement le latin et le grec. Or maintes images d'emblèmes se voient ponctuées de citations grecques, latines et hébraïques. Certaines gravures, comme celle du S. 28, ont une source textuelle grecque très précise. Voir notre étude «De l'explicite à l'indicible: jeux littéraires et discours phi-

^ s: losophique dans le Symbolon 28 des Symbolicœ quœstiones d'Achille Bocchi ( 1 555) », Actes du Quatrième •D O Colloque International d 'études néo-latines et d 'emblématique, Louvain, 1 3-23 Août 1 996 (sous presse).

7. Les différents exemplaires de l'édition de 1555 que nous avons pu consulter comportent tous des né- LITTÉRATURE gligences de numérotation, que nous avons rectifiées dans notre édition. Le symbolon 140 (désormais n 122 -juin 2001 S. 140) porte de manière erronée le n° 138.

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élément». Dans ce texte, Aristote aurait exprimé ses conceptions sur l'âme, sa nature, son lien avec le corps, son rapport avec Dieu: autant de points cruciaux qui renvoient à un vaste débat religieux à la Renaissance, où Aristote, saint Thomas et l'Église catholique occupent le devant de la scène. D'autre part, la présence d'une image qui s'inspire d'une création du monde dans le Liber de Nichilo (fig. 2) de Charles Bovelles (1510) 8, l'adjonction de tituli et d'une dédicace, permet de comprendre que lisible et visible œuvrent de concert à la production du sens, en se répondant terme à terme, mais aussi en suivant chacun de son côté la ligne cohérente d'un discours autonome à l'aide de moyens propres.

cccxxmi LIB. V.

BNTEABXIA fYXH.

Symb. CXXXX.

Fig. 1 : Achille Bocchi, Symbolicae quaestiones, Bologne, ex aedibus novae Academiae Bocchianae, 1555 : «symbolon» 140.

8. Il revient à E. See Watson, op. cit., p. 168, d'avoir repéré cette source iconographique. Néanmoins, elle voit dans le texte de Bocchi une paraphrase du texte de Bovelles. Nous y voyons au contraire (voir notre tableau supra) une mise en vers d'un passage de Cicéron.

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Fig. 2 : Charles de Bovelles, Liber de Nihilo, 1510.

L'attention minutieuse à cette circulation du sens est une condition majeure à l'exégèse de ce dispositif complexe qu'est l'emblème bocchien.

LE TEXTE EN SON CONTEXTE

Avant d'entrer dans le vif du sujet, nous proposons une traduction mesurée du texte latin de Bocchi, composé en sénaires ïambiques 9 :

«Nul ne pourrait trouver l'origine des âmes Sur notre Terre, car, dans les âmes, rien n'est Mêlé ni solide, rien ne naît de la terre, Ni n'en paraît formé. Rien non plus qui relève De l'eau ou bien de l'air ou encore du feu. Car tous ces éléments ne comportent rien Qui ait, comme l'esprit, la vive faculté De notre mémoire et les admirables forces De la réflexion, instrument de Dédale ; Qui, gardant le passé, prévoyant l'avenir, Embrasse le présent. Ces facultés sont seules Divines et personne, jamais, n'a pu trouver

LITTERATUREn 122 -juin 2001 9. Pour le texte latin, voir supra notre tableau comparatif.

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D'où elles pouvaient venir à l'usage de l'homme, Si ce n'est de Dieu. Élément inconnu, Unique en son genre, voilà ce qu'est l'esprit, Sans commune mesure avec aucun des autres, Connus et familiers. Quel que soit le principe Qui, tout au fond de nous, sent, sait, veut et domine, II est divin, céleste et éternel aussi. Tu t'étonnes? C'est là la perfection, là, Dieu, Que, d'une âme très pure, il faut toujours aimer. Il existe une âme dégagée, libérée, Tout entière éloignée des agrégats mortels, Elle perçoit l'univers et le fait se mouvoir, Elle se meut à son tour d'un mouvement sans fin.»

Ce curieux texte est une versification très fidèle d'une page des Tusculanes de Cicéron (I, 67), ainsi que le tableau comparatif suivant permettra d'en juger:

Bocchi

Nulla inueniri animorum origo prorsus in

Terris potest namque in animis mixtum nihil

Est atque concretum aut quod ex terra satum

Esse uideatur atque fictum, adhœc, nihil

Ne aut humidum aut spirabile quidem aut igneum

Nam in hisce naturis inest nil uiuidam

Quod uim memoriœ mentis atque dœdalœ

Cogitationis habeat admirabilem

Quod prœterita tenens, futura prouidens,

Complectier prœsentia queat, quce sola sunt

Diuina necfas inuenire ullatenus Vnquamfuerit unde ad hominem, nisi a Deo,

Venire possint. Ergo natura abdita est

Ac singularis quœpiam animi uis procul

Ab usitatis atque notis cœteris

Cicéron

Animorum nulla in terris origo inueniri potest.

Nihil est in animis mixtum

atque concretum aut quod ex terra natum

atque fictum esse uideatur, nihil

ne aut humidum quidem autflabile aut igneum.

His enim in naturis nihil inest

quod uim memoriœ, mentis,

cogitationis habeat,

quod et prœterita teneat et futura prouideat et

complecti possit prœsentia quœ sola

diuina sunt nec inuenietur

unquam unde ad hominem uenire possint, nisi a Deo.

Singularis est igitur quœdam natura atque uis animi

seiuncta ab his usitatis notisque 59

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Seiuncta naturis. Ita Mud quidquid est

Quod sentit in nobis, sapit, uult ac uiget

Cœleste, diuinum et ob id ceternum quoque est.

Quid quceris ? Hcec perfectio summa, hie Deus

Semper colendus mente sincerissima.

Est nempe mens soluta quœdam et libéra

Mortali ab omni segregata protinus

Concretione, sentiens cuncta et mouens

Atque ipsa motu sempiterno prcedita.

Hinc orta mens humana non humanitus.

naturis. Ita quicquid est illud

quod sentit, quod sapit, quod uiuit, quod uiget

cœleste et diuinum ob eamque rem ceternum sit. necesse est. Nee uero deus ipse

qui intelligetur a nobis, alio modo intelligi potest

nisi mens soluta quœdam et libéra

segregata ab omni concretione mortali,

omnia sentiens et mouens

ipsaque prœdita motu sempiterno.

Hoc e genere atque eadem e natura est humana mens.

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Les leçons du travail poétique: les préoccupations de l'humaniste

La fidélité au texte cicéronien n'empêche pas Bocchi de prendre quelques libertés significatives dans la réécriture. Les rares fois où le lexique bocchien s'écarte de celui de Cicéron ou l'enrichit, c'est avec le souci constant de susciter des images. Ainsi, au v. 3, la substitution à natum du terme satum, «semé», au v. 6, l'ajout de uiuidam pour caractériser la uim memoriae, au v. 7, l'adjectif épithète homérique daedalae, au v. 8, admirabilem composent un lexique où les fonctions vitales sont célébrées comme des prouesses techniques. Si l'on souligne la présence de morphèmes et de termes archaïques (v. 10, la désinence -ier pour l'infinitif passif en -i, l'emploi de queat ou lieu de possit; au v. 14, l'emploi de quaepiam au lieu de quaedam), il s'avère que Bocchi imite volontairement le poète didactique par excellence à Rome, celui qui, à travers l'étude des atomes, s'est aussi intéressé au problème des éléments (naturae): Lucrèce. En même temps, l'emploi du sénaire ïambi- que à la place de l'hexamètre dactylique lucrétien rend hommage aux passages non choraux des tragédies de Sénèque, célébré ici moins comme le maître de la physique stoïcienne des Quaestiones naturales que comme l'auteur des récitatifs sublimes des tragédies.

De plus, Bocchi ajoute trois notions liées entre elles à la Renaissance. Le nee fas inuenire (v. 11), qui marque l'interdiction divine de la science du sacré, la nature abdita du v. 13 et la question quid quaeris, «pourquoi poser des questions?» (v. 19) réactivent l'opprobre que lance Érasme contre Yimpia curiositas, celle du theologus qui tente de percer

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par la raison les mystères chrétiens. D'où la célébration de la force de volonté de l'âme, uult, (v.17), que Cicéron passe sous silence, mais qui, chez Bocchi, accompagnée d'expressions telles que colendus, ou mente sincerissima (v.20), montrent que, dans le débat entre intelligence et volonté 10, il se place du côté de la volonté, et donc de la supériorité de la foi sur la science. Enfin, on notera que les deux derniers vers de Bocchi insistent sur l'idée d'une naissance ex tempore de l'âme, et donc de sa création (hinc orta est mens humana), là où Cicéron n'indiquait qu'une participation d'essence à l'aide de catégories aristotéliciennes (hoc e génère atque eadem natura est humana mens).

Néanmoins, l'essentiel de l'argumentation cicéronienne subsiste chez Bocchi et se résume en quelques articles fondamentaux :

— On ne peut rendre compte de l'origine des facultés de l'âme humaine (perception, mémoire, intelligence, volonté, prouidentia) en faisant appel aux quatre éléments traditionnels: eau (humidum), air (spira- bile), feu (igneum), terre (terris).

— La uis animi exige la présence d'un autre élément (natura) dont la qualité n'a aucun trait commun avec les éléments déjà connus ([natura] ab usitatis atque notis caeteris/ Seiuncta naturis).

— Cet élément est à la fois d'origine divine (a Deo) et de nature divine (caeleste, diuinum, hic deus), ce qui lui confère l'immortalité (ob id aeternum).

— L'âme humaine est de même nature qu'une autre âme subsistant en dehors de toute incarnation, de tout lien avec la matière (mens soluta quaedam et libéra,/ Mortali ab omni segregata protinus/Concretione...), qui meut l'univers (cuncta mouens) et connaît elle-même un mouvement éternel (motu sempiterno praedita).

Thématique et datation des S. 139, 140, 141 : un triptyque parénétique?

Le passage imité par Bocchi dans le S. 140 est un extrait de la Consolation que Cicéron rédigea, en 45 av. J.-C, après la mort de sa fille et qu'il inclut dans les Tusculanes pour appuyer son adhésion à l'immortalité de l'âme, non comme affirmation incontestable et véri- dique, mais comme thèse probable, au vu de la spécificité de l'homme assurée par la ratio.

Dans les S. 139 et 141, Bocchi se sert également d'extraits des Tusculanes pour bâtir deux vastes épîtres consolatoires adressées, l'une à un certain Francesco Campana di Colle, probablement très affecté par l'assassinat du Duc Alexandre de Médicis en 1537, dont il était le secré-

10. Ce débat opposent les Dominicains thomistes et les Franciscains scotistes, influencés par l'augustinisme. O 1 On en trouve un exemple dans la querelle qui naît, dans les Quaestiones Camaldulenses de Cristoforo Lan- dino, entre Alberti, partisan de la supériorité de l'intellect, contre l'évêque de Tolède, De Vargas, partisan LITTÉRATURE de celle de la volonté. n° 122 -juin 2001

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taire et le confident, l'autre, au pape Paul III, sans doute au moment où celui-ci vient de perdre son fils-aîné Pier-Luigi Farnèse, duc de Parme et de Plaisance, assassiné en 1546, et où il doit affronter une longue et douloureuse maladie qui le conduira à la mort en 1549 ". Posons de manière provisoire que la rédaction du S. 140 est comprise vraisemblablement dans cette période de neuf ans, avant d'en avoir plus ample confirmation.

Le S. 140, pièce pivot dans ce triptyque de consolation, joue le rôle d'argumentaire philosophique en faveur de l'immortalité de l'âme: si son âme est immortelle et divine, l'homme doit encore moins redouter la mort, puisque, à supposer même qu'elle soit mortelle — et le S. 139 conserve l'alternative cicéronienne — , la mort signifie alors simplement sa libération des entraves sensibles et n'est donc pas non plus à craindre. Malgré cette logique apparente, un élément tout à fait particulier vient retenir notre attention.

Cicéron entre Platon et Aristote: le choix de Bocchi

En effet, le texte des Tusculanes qui encadre la citation de la Consolation n'est pas avare de citations ni d'images empruntées à Platon, en particulier au Phèdre ou au Phédon n. Or, il nous paraît remarquable que Bocchi choisisse de composer son poème à partir d'une citation de Cicéron, qui, tout en se citant lui-même, n'omet pourtant pas de préciser, et sans ambiguïté, au moment de donner un extrait de sa propre Consolation, qu'il y sera fidèle à l'argumentation d' Aristote:

Hanc nos sententiam secuti his ipsis uerbis in Consolaîione expressimus^ .

Pourquoi Bocchi a-t-il choisi précisément cet extrait sous le patronage aristotélicien, alors que Cicéron proposait, quelques paragraphes auparavant, sa propre réécriture d'un passage du Phèdre, où

l'immortalité de l'âme est prouvée à partir de son mouvement perpétuel, circulaire et autonome 14, et que c'est précisément le dernier argument du passage cité dans cet emblème (motu sempiterno prœdita)! On peut invoquer, avec raison, le fait que l'extrait est signalé explicitement par Cicéron comme une consolation et s'impose à Bocchi comme référence incontournable du genre parénétique. De plus, la teneur platonicienne du passage de Cicéron, où l'âme est dotée d'un mouvement circulaire et

1 1 . Pour d'autres arguments empruntés aux textes eux-mêmes que nous proposons pour appuyer nos hypothèses de datation des emblèmes, voir A. Rolet, «Présence et influence des Tusculanes de Cicéron dans les Quœstiones symbolicœ d'Achille Bocchi: de la réécriture littéraire à l'adaptation d'un programme philosophique», Actes du Colloque international L'Età di Bocchi, Accademia délie Scienze, Bologne, 7-9 mai 1998 (à paraître).

s~r\ 12. Voir Cicéron, Tusc, I, 53 pour le Phèdre et I, 72-74 pour le Phédon; pour le Ménon, voir I, 57; pour le OZ Timée, I, 63.

13. Cicéron, Tusc, I, 65: « Nous avons suivi cette opinion [= d' Aristote] et nous l'avons traduite en ces LITTÉRATURE termes dans notre Consolation. » n" 122 -juin 2001 14. Cicéron, Tusc, I, 53 reprenant sa République, VI, 27.

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conçue comme un ôcu^iov, un véritable dieu qui règne sur notre faculté noétique, explique son succès considérable à l'époque chrétienne, notamment pour soutenir le dogme de l'immortalité de l'âme 15. Mais, au vu du titre qui surmonte la gravure de l'emblème, évxeÀéxeio: tpux*)» référence au De anima d'Aristote 16, nous suggérons l'hypothèse, qui n'est pas incompatible, que Bocchi veut arriver à l'affirmation de l'immortalité de l'âme sous le patronage d'Aristote et non sous celui de Platon, Cicéron servant en quelque sorte de garantie doxographique. Avant de tenter de pénétrer les intentions de l'emblématiste, il faut avouer que ce texte, que Cicéron propose comme la doctrine d'Aristote et que Bocchi reçoit comme tel, ne manque pas de susciter une certaine perplexité.

D'une part, Cicéron nous présente ici un Aristote convaincu que l'âme est divine, immortelle, motrice et mue éternellement, alors que le De anima du même Aristote, non seulement critique cette position platonicienne, mais professe exactement une doctrine opposée: l'âme, dans sa liaison substantielle avec le corps, ne peut rien percevoir sans lui, périt avec lui, et ignore le mouvement 17.

D'autre part, pour donner un nom à ce cinquième élément qu' Aristote a laissé anonyme (uacans nomine), Cicéron, dans un passage qui précède notre extrait, propose de lui adjoindre la terminologie évôeÀéxeia, et, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté ni de confusion sur ce terme, il en donne une glose latine: quasi quandam continuatam motio- nem et perennem, «pour ainsi dire, une sorte de mouvement continu et éternel» 18. Comment imaginer de terme plus contraire aux affirmations sur l'immobilité de l'êvTeÀéxeia du De Anima, terme choisi par Bocchi? Comment comprendre cette apparente inconséquence chez l'emblématiste, qui, de l'épigramme au titulus de la gravure, passe à deux définitions opposées de conception de l'âme chez Aristote? Il est nécessaire pour cela de se pencher sur la notion de quinta natura et sur les interprétations qu'ont pu recevoir les témoignages de Cicéron.

1 5. Voir par exemple Lactance, De Ira, X, 45 et Institutiones diuinœ, VII, 8, 6, qui cite le passage cicéronien de animorum à nisi a deo, ou Inst. diu., I, 5, 25 et Vil, 3, 4 pour le passage nec uero à mouens. Voir aussi Augustin, De Ciuitate Dei, XXII, 20, qui extrait un fragment, avec des variantes, de mens qucedam est soluta et libéra jusqu'à sempiterno. 16. Aristote, De Anima, II, 1, 412 a: «Aussi l'âme est-elle l'entéléchie première d'un corps possédant la vie en puissance.» 17. De Anima, I, 1,408 b. 18. Tusc, I, 22: «Aristote, philosophe qui surpasse de loin les autres, Platon toujours excepté, par son intelligence et sa maîtrise, après avoir fait le tour des quatre éléments fondamentaux connus, d'où naissent toutes choses, pense qu'il existe une sorte de cinquième élément, qui constitue l'âme. Car, à son avis, penser, /C ^ prévoir, apprendre, enseigner, découvrir, retenir une foule de choses, aimer, haïr, désirer, craindre, redouter, Oj être heureux et autres sentiments, ne peuvent s'exercer dans aucun des quatre éléments. Il en ajoute un cin-quième, sans nom et nomme l'âme elle-même du nom d'èvôeÀéxeiocv, qui désigne, pour ainsi dire, une sorte LITTÉRATURE de mouvement continu et éternel.» n° 122 -juin 2001

■ ARISTOTE AU BRAS LONG

L'OMBRE DE L'ARISTOTE PERDU

Qu'est-ce que la quinta natura?

Le problème de la cohérence de la doctrine aristotélicienne a amené certains chercheurs contemporains, depuis Jaeger 19, à penser que, loin d'avoir été immuable, la pensée du Stagirite aurait connu plusieurs phases de développement, et aurait été notamment marquée par l'enseignement de Platon, dont Aristote a été le disciple à l'Académie, avant d'en contester la théorie des idées. Certains dialogues que nous ne possédons plus, sinon sous forme de fragments, porteraient ainsi la marque de ce «premier Aristote», encore sous la dépendance platonicienne. Notre propos n'est pas ici d'évoquer les phases de ce débat passionnant, mais de préciser simplement que la citation des Tusculanes évoquant la quinta natura serait empruntée au De Philosophia voire à VEudème d' Aristote, aujourd'hui perdus 20. Dans VEudème, consolation très influencée par le Phédon, la conception qu' Aristote se fait de l'âme est celle d'un eïôoç ti21, c'est-à-dire d'une substance incorporelle. Le quin- tum genus, selon une idée déjà formulée par Platon22 et l'Académie, en compose la nature mais il ne reçoit pas d'autre nom23 et ne serait pas d'origine matérielle. Or, dans le De Caelo, ouvrage postérieur, Aristote semble dire le contraire et affirmer qu'il existe un ttÉjjltttov g(ù\l<x, corps matériel et subtil constituant le monde supra-lunaire, matière des astres et des âmes, animé d'un mouvement circulaire, c'est-à-dire l'éther. Ce qui signifie que, dans ce traité plus tardif que le dialogue, Aristote pose alors l'idée d'une nature matérielle de l'âme. Il revient à S. Mariotti d'avoir résolu cette aporie en démontrant que les doxographes, mal à l'aise avec le cinquième élément de VEudème, qualifié d'àxaxov6(jLaaxov «sans nom», lui auraient substitué, par commodité, le qualificatif propre à l'éther, xuxÀocpoprjnxov «animé d'un mouvement circulaire» 24, emprunté le De Caelo, prêtant ainsi au premier les qualités du second. Dans cette chaîne de transmission, Cicéron, influencé d'un côté par le

19. Voir l'excellente synthèse proposée par l'auteur dans la seconde édition de l'ouvrage d'E. Berti, Lafi- losofla del primo Aristotele, Milan, 1997, p. 9-55. Voir aussi A. Jannone et alii, L 'Aristote perdu, CNR, Rome/Athènes, 1995. L'ouvrage de référence reste E. Bignone, L 'Aristotele perduto et la formazione fllo- sofica di Epicureo, Florence, 1936. 20. R. Hirzel, «Ueber Entelechie und Endelechie», Rheinisches Museum, 39, 1884, p. 169-208; S. Mariotti, «La quinta essentia nell' Aristotele perduto et nell' Academia», Rivista difilologia e d'istruzio- ne classica, N. S., 18, 1940, p. 179-189; «Nuove testimonianze ed echi dell' Aristotele giovanile»,/Wene e Roma, III, 8, 1940, p. 48 et suiv.; P. Moraux, s.v. Quinta essentia dans Pauly-Wissowa, R.E., t. XXIV, 1, 1967, coll. 1 172-1263. H.J. Easterling, «Quinta Natura», Museum Helveticum, 21, 1964, fasc. 2., p. 73-85. Toutes nos références aux textes antiques ont été empruntées à ces études fondamentales. 21. Simplicius, fr. 8. 22. Timée, 55c.

£_A 23. L'expression cicéronienne uacans nomine est confirmée par le témoignage «àx<XTOv6(iao"Tov, id est O i incompellabile» du Pseudo-Clément de Rome, Recognitiones, VIII, 15, dont nous reparlerons ultérieure-

ment. LITTÉRATURE 24. Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, III, 30-35; Galien, Hist, philos., 18 (=Diels, Dox. Gr., n° 122 -juin 2001 610, 8 et suiv.); Philon, Quis rer. diu. hères, 283. (cités par S. Mariotti).

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platonisme et de l'autre, par le stoïcisme qui conçoit les âmes comme des émanations du feu universel, donc comme réalités matérielles, aurait ainsi fondu les deux conceptions de la né[mrr\ oùaioc, associant à la fois l'idée de l'incorporéité, propre à l'âme, et le mouvement circulaire, propre à l'éther. Ce témoignage cicéronien qui semble réconcilier Platon et Aristote n'a pas échappé à l'intérêt des humanistes de la Renaissance.

Le débat humaniste sur Ventéléchie et V endéléchie: con- cordia Aristotelis cum Platone

Le caractère problématique du terme d' endéléchie chez Cicéron renvoyant à l'âme dotée d'un mouvement perpétuel (voir note 18), face au terme entéléchie employé dans le De Anima, n'a pas échappé aux humanistes 25. Si le Byzantin Argyropoulos y voit une preuve que Cicéron méconnaît la pensée philosophique de l'Antiquité, Politien, en revanche, considère qu'on ne peut soupçonner Cicéron d'ignorance et suggère même l'hypothèse que Cicéron aurait eu accès, à son époque, à des ouvrages d' Aristote, perdus depuis, mais présentant une indéniable parenté avec la pensée platonicienne 26 : les témoignages invoqués par Politien ont d'ailleurs, pour l'essentiel, des auteurs néo-platoniciens, dont on sait que c'était l'une des grandes préoccupations.

Pour Rhodiginus, humaniste que Bocchi utilise très souvent dans les Symbolicae Quaestiones, Cicéron, dans son emploi du terme «endéléchie» est à l'origine d'un contre-sens commis par des ignorants, qui ont déduit du fait que l'âme soit origine du mouvement (voir De Anima, 413b) l'idée qu'elle était elle-même en mouvement. Selon Rhodiginus, le sens du terme entéléchie n'a rien à voir avec le mouvement mais plutôt avec la forme et l'acte, qui assure à tout corps une finalité (teàoç), c'est-à-dire l'unité parfaite et la vie, ce qui ne constitue pas pour autant un gage d'immortalité pour l'âme. Si l'on veut trouver chez Aristote des propriétés de l'âme vouées à l'éternité, Rhodiginus renvoie à l'intellect agent, qu' Aristote définit comme séparé (voùç x^piaroç) et

25. Voir l'étude fondamentale d'E. Garin, 'ENAEAEXEIA e 'ENTEAEXEIA nelle discussioni umanistiche», Atene e Roma, III, 39, 1937, p. 177-187, à qui nous devons les références à Argyropoulos, Politien et Budé. 26. Politien, Miscellanea, chap. ] (nous traduisons d'après le texte latin d'Aide Manuce, Venise, 1492, sans pagination) : « Rien n'empêche que Cicéron ait pu voir également de ses yeux la première version {ma- tricem) d'ouvrages d'Aristote, publiés à son époque, version qui, si elle n'était pas en parfait état, a pu au moins, comme nous l'avons dit, être à l'état de brouillon. Alors, je croirais volontiers que ce qu'a fait délibérément cet homme très savant, c'est, dans la liberté de son for intérieur, de concilier avec ce nouveau terme d'Aristote l'interprétation qui s'accorde avec la phrase du Phèdre de Platon à propos du mouvement permanent et, comme dirait Vairon, divin de l'âme, et que Cicéron lui-même évoque dans les Tusculanes et au sixième livre de la République. La raison en est que Philopon, dans la Vie d'Aristote, Simplicius, dans ses Commentaires au De Anima, et Boèce à la fin de son commentaire sur le flept 'Epoveîocç, affirment s- C que les opinions des deux philosophes sont sœurs et s'équivalent et on rapporte que Porphyre aurait corn- OD posé sept ouvrages pour avancer surtout la preuve que la doctrine de Platon est exactement la même quecelle d'Aristote, sujet dont mon ami le grand Pic de la Mirandole a traité dans la préface d'un de ses LITTÉRATURE ouvrages.» n° 122 -juin 2001

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éternel (àOàvcnroç) 27 et qui aurait reçu également, dans la tradition aristotélicienne, le nom d'entéléchie 28. Les arguments de Rhodiginus sont empruntés à un illustre prédécesseur, lui-aussi abondamment utilisé par Bocchi, Guillaume Budé, dans le De Asse et partibus eius (1514) 29. Si l'entéléchie est intellect agent, elle est distincte du corps, sans rapport avec son processus de dégradation, et elle se rapproche de la définition cicéronienne et platonicienne de l'âme.

Le sens de l'emploi du mot évxeÀéyeia chez Bocchi ne peut s'entendre que dans la lecture simultanée du texte, de la dédicace et de la gravure. Comme l'indiquent Rhodiginus et Budé, entéléchie veut dire cohésion de la perfection, perfection intrinsèque. Or, dans le texte de Bocchi, au vers 19, le terme de perfectio summa, qui n'existe pas dans le texte de Cicéron, est rajouté au côté du mot deus. Ce sont ces deux termes qui autorisent Bocchi à adjoindre au dessus de la gravure le titu- lus grec èvTEÀéxeicc 4>uyj), l'âme qui porte en elle la perfection suprême, qui est dieu car de même nature que Dieu. La mens dont parle Cicéron cité par Bocchi prouve de manière exemplaire que l'entéléchie d'Aristo- te, immortelle parce que parfaite et mue éternellement est bien la même chose que l'âme de Platon, elle aussi immortelle et dotée d'un mouvement perpétuel. Ce détour par Platon pour interpréter Aristote est doublement nécessaire dans la perspective chrétienne qui est celle de Bocchi: 1°) il permet d'affirmer l'immortalité de l'âme; 2°) il permet de sous-entendre, par référence implicite au démiurge du Timée, que non seulement les âmes sont créées, mais le monde dans sa totalité. Il devient alors possible de comprendre la présence de la gravure aux côtés de l'épigramme.

27. Rhodiginus, Lectiones antiques, XXII, 2, p. 60 (nous traduisons à partir de l'édition Froben de Bâle, 1556): «Comme Aristote déclare que l'âme est immobile mais qu'elle est le principe de tout mouvement, les plus érudits se doutent cependant que cette interprétation concernant la faculté éternelle de mouvement [= celle de Cicéron] est apocryphe et qu'elle n'a pas été diffusée par l'école du plus grand penseur; au contraire, elle s'est répandue par l'intermédiaire de demi-savants et d'autres individus sans instruction, et c'est de cette manière que bon nombre d'écrits sont portés à notre connaissance, en grec ou en latin. Ils veulent que de plus l'entéléchie soit présente aussi dans les bêtes et même dans les plantes. Ils interprètent l'entéléchie comme l'unité ou la cohésion d'un corps achevé. Certains pensent que l'entéléchie est double: soit l'âme est irrationnelle, voire même physique et ne peut en aucun cas être séparée du corps; soit elle est rationnelle et peut alors être distinguée du corps. » E. Garin n'évoque pas cet auteur. 28. Voir E. Garin, op. cit., p. 183. 29. Pour la définition de l'entéléchie voir par exemple Budé, De Asse, p. 39 (Nous traduisons à partir de l'édition de Lyon, Sébastien Gryphe, 1542): «L'entéléchie chez Aristote est la perfection et la forme, lorsqu'un corps naturel passe de la puissance, c'est-à-dire de la pure matière, à l'acte et commence à exister comme créature et comme être vivant. Aussi, il existe également une entéléchie des animaux, des plantes et même des corps susceptibles d'acquérir la vie; l'entéléchie n'est pas un mouvement continuel mais l'unité d'un corps accompli, c'est-à-dire "la cohésion de la perfection". C'est ce que signifie l'étymologie de ce terme.» Pour l'entéléchie prise au sens de l'intellect agent ou séparé, voir De Awe, p. 43: «Nous ajoutons encore un dernier argument, avant tout pour qu'il soit clair que les propriétés que Cicéron attribue à l'enté-

x' /T léchie, Aristote ne les a pas attribuées à l'âme, qui pour lui est forme c'est-à-dire principe de la substance, DO mais à l'intellect qu'il nomme agent, qui diffère de l'intellect en puissance comme l'art de la matière et qui

est impassible et immortel, tandis que l'âme est mortelle.» Sur la différence entre l'intellect agent, séparé LITTÉRATURE et immortel, qui joue le rôle d'agent, et l'intellect passif, périssable, qui joue le rôle de matière, voir Aristote, n° 122 -juin 2001 De Anima, III, 82, 430a.

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ARISTOTELES CHRISTIANVS

Le discours de l'image

On aura constaté que, dans son texte, Bocchi ne précise pas de quelle manière s'effectue le passage ontologique entre l'âme humaine et l'âme universelle, c'est-à-dire Dieu. Il faut, bien entendu, passer par l'intermédiaire implicite du Timée de Platon mais comprendre également que la gravure joue ici un rôle analogique fondamental.

E. Watson a montré que la gravure de Bonasone provenait pour l'essentiel d'une illustration du Liber De Nichilo (1510) de Charles Bovelles (fig. 2), qui aurait été elle-même empruntée à une miniature médiévale, dont E. Watson ne cite cependant aucun exemple 30. La gravure de Bonasone représente la création du monde par Dieu, chrétien sans doute, puisque le triangle isocèle qui lui sert d'auréole peut renvoyer, par ses trois côtés et ses trois sommets d'égale importance, au mystère de la Trinité. Ce démiurge chrétien, à travers une canne, vient d'informer par son souffle le monde terrestre rond qui semble s'en échapper. La citation, en hébreu, de Genèse, I, 2, «le souffle de Dieu flottait sur les eaux»31 attire l'attention sur ce pouvoir créateur du souffle divin32. La gravure prend le parti de traduire, en termes résolument chrétiens, l'idée proposée par le texte d'un cinquième élément de nature divine, constitutif de la mens universelle et libéré de la matière, en en faisant Dieu lui- même. En effet, le monde terrestre, où se dessinent les continents et les mers, est composé des quatre éléments traditionnels, symbolisés par quatre putti dotés d'attributs distinctifs, la torche pour le feu, l'oiseau pour l'air, le poisson pour l'eau, la charrue pour la terre. Conformément à la physique antique, l'air et le feu, qui ont une force motrice, sont placés au-dessus de l'eau et la terre, éléments plus passifs. Le souffle divin de Dieu traduirait alors ce cinquième élément, lui-même divin.

Dans le texte de Cicéron qui suit l'extrait cité par Bocchi, le passage de l'âme humaine à l'âme universelle se fait selon un mode analogique: de la même manière que l'extraordinaire qualité des pouvoirs de l'âme nécessite l'hypothèse d'un cinquième élément dont la perfection supplante les propriétés des quatre autres, de même, la perfection de l'organisation du monde oblige à supposer l'existence d'un gubemator, sans rapport avec la matière corruptible. Quant au passage du texte à la gravure dans l'emblème, il se fait également sur un mode analogique, dont la Renaissance est très friande, c'est-à-dire le lien entre

30. E. Watson, Achille Bocchi..., p. 124. Nous pourrions proposer l'exemple de la gravure tirée du Supple- mentum chronicarum de Jacques Philippe de Bergame, publié à Venise en 1483 (fig. 3). 31. Je remercie M. Joseph Lévy, Professeur à l'Université de Jérusalem pour la traduction des formules hébraïques et leur localisation dans les texte bibliques. 32. Nous renvoyons à l'analyse de la gravure et du terme hébreu proposée par G. Busi, «Invenzione sim-bolica e tradizione mistica ebraica nel Rinascimento italiano», Colloque international L 'Età di Bocchi, Bo- LITTÉRATURE logne, Accademia délie Scienze, 7-9 mai 1998 (à paraître). n° 122 -juin 2(X)1

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Fig. 3 : Jacques Philippe de Bergame, Supplementum chronicarum, Venise, 1486 (copie d'un bois de la Bible de Cologne, H. Quentell, C. 1480).

macrocosme et microcosme: l'âme humaine gère le corps comme Dieu gère le monde, mais comme partie du monde, l'âme est une création de Dieu.

Néanmoins, le problème que soulève la gravure consiste précisément dans le fait qu'il faille passer implicitement par Platon pour envisager ce rôle démiurgique de l'âme. Le texte de Bocchi ne précise, en effet, que deux pouvoirs de l'âme séparée: sentiens cuncta et mouens. À aucun moment du texte, il n'est fait allusion à une quelconque faculté créatrice du cinquième élément. Or, nous avions précisé que Bocchi, visiblement, veut arriver à démontrer certains articles de la foi chrétienne, non par l'intermédiaire de Platon, mais par celui d'Aristote. Reste à savoir s'il existe des témoignages permettant d'accorder au cinquième élément un pouvoir de création.

De l'âme au Dieu créateur: le témoignage du Pseudo-Clément de Rome

Cette assimilation entre la faculté cosmogonique du cinquième élément et le dieu créateur et provident de l'Ancien Testament n'est pas une innovation de Bocchi, qui s'appuie en fait sur la lecture chrétienne d'Aristote pratiquée dès l'Antiquité, notamment dans un passage des

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Recognitiones pseudo-clémentines 33, dans la version latine de Rufin, que S. Mariotti a tiré de l'oubli34. Ce passage est capital dans notre perspective, vu qu'il est un témoignage explicite de la possibilité d'assimiler le cinquième élément à la force démiurgique et transcendante de la divinité vétéro-testamentaire :

Aristote introduit également un cinquième élément qu'il appelle àxocTOVÔ[Juxcn:ov, c'est-à-dire «auquel on ne peut donner de nom» désignant sans aucun doute celui qui, unissant les quatre éléments en un seul aurait créé le monde. Si donc il existe deux, trois, ou même plus, voire encore d'innombrables éléments qui composent le monde, dans tous les cas, cela montre l'existence d'un dieu qui aurait rassemblé tous les éléments en un seul et, une fois ceux-ci réunis, les aurait à nouveau composés en catégories diverses, et cela prouve que la machine du monde n'aurait pu exister sans quelqu'un pour la créer et la gouverner. 35.

Le recours à la doxographie clémentine évoquant le cinquième élément permet de confirmer que Bocchi, par le choix de la gravure, se réfère à une tradition bien attestée depuis l'Antiquité (IIIe siècle ap. J.-C), qui met en parallèle la création du monde vétéro-testamentaire avec des éléments de la physique aristotélicienne.

Il reste une dernière question dont nous avons délibérément retardé la réponse: pourquoi est-il si important pour Bocchi que l'immortalité de l'âme humaine, son mouvement, sa parenté avec Dieu grâce à une nature commune appelée cinquième élément, aux facultés créatrices, soient démontrés à partir d' Aristote, alors que la démonstation est plus aisée à partir de Platon ?

Le dédicataire et son père: présence d'Avicenne

La première réponse que nous proposons nous est permise par la dédicace de l'emblème à Cesare Cattaneo. Ce Cattaneo n'est pas clairement identifié, mais E. Watson36 suggère d'en faire le fils d'Andréa Cattaneo da Imola, qui enseigna la philosophie et la médecine à Bologne entre 1507 et 1527 et qui rédigea un commentaire sur le traité De l'âme d' Aristote, intitulé Opus de intellectu et de causis mirabilium effectuant (Florence, 1505). Comme le rappelle Eugenio Garin, l'objectif d'Andréa Cattaneo est de démontrer la parfaite concordance entre la doctrine d'Avicenne et le christianisme 37. Dans la préface de son traité, Vrbis Florentinœ Perpetuus Vexilliferus, qu'il dédie à Pier Soderini, Andrea

33. Sur le Pseudo-Clément, voir B. Rhem, s. v. Clemens Romanus H, Reallexikonfiir Antike und Christen- tum, 18, Stuttgart, 1958, col. 197-206. 34. S. Mariotti, «Nuove testimonianze ed echi deU'Aristotele giovanile», op. cit., p. 50-51. Voir aussi J. Pépin, Théologie cosmique, théologie chrétienne, Paris, 1964, p. 486 n. 3. 35. Pseudo-Clément, Recognitiones, VIII, 15 (traduction latine de Rufin), in Migne, PG 1, 1378 b-1379 a. 36. E. Watson, Achille Bocchi, p. 187, n. 144.37. E. Garin, «II problema dell'anima e deU'immortalità nella cultura del Quattrocento in Toscana», in La LITTÉRATURE cultura filosofica del rinascimento italiano, Florence, 1961, p. 1 14-1 19 et 124-126. n° 122-juin2OOI

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Cattaneo entend réfuter la doctrine d'Averroès et prouver Y incorruptibi- litas et la creatio des âmes, deux points indissolublement liés, puisque la création des âmes, sous-entendu «par une force divine», implique qu'elles échappent à la génération, liée à la matière et donc aussi à la corruption, versant inexorable de la génération. Il est aisé de déduire que la référence à Avicenne n'est qu'un détour, pour appuyer la conformité des faits qui seront énoncés avec la prétendue doctrine d'Aristote38.

Bocchi veut visiblement rendre hommage au père de C. Cattaneo et célébrer un commentateur du De anima d'Aristote, qui, par l'intermédiaire d' Avicenne, entendait bien prouver l'immortalité de l'âme en s' appuyant sur le Stagirite. De fait, C. Cattaneo devait sans doute s'intéresser de près à ces questions. Mais nous envisageons une seconde solution, qui n'annule d'ailleurs pas la première mais vient, en quelque sorte, la conforter et l'appuyer.

UNE HYPOTHÈSE: LE S. 140 DE BOCCHI COMME DERNIER ÉPISODE DE LA QUERELLE SUR L'IMMORTALITÉ DE L'ÂME À VENISE, BOLOGNE ET PADOUE?

La scolastique médiévale, dès le XIIIe siècle, identifiait la philosophie avec Aristote et s'était montrée très attentive à ne pas dissocier philosophie et théologie, c'est-à-dire à tenter de faire toujours concorder vérité rationnelle, fondée sur Aristote, et vérité de foi, conforme aux dogmes chrétiens. Par Aristote, on entend non seulement les écrits du philosophe, mais également l'ensemble des commentaires que son œuvre, en particulier le De Anima, a suscités à travers les siècles 39.

Les discussions naissent essentiellement de l'ambiguïté fondamentale de certains propos du De Anima d'Aristote et surtout du fait que le philosophe ne se prononce pas explicitement sur la mortalité ou l'immortalité de l'âme humaine. Selon Aristote, en tant que forme naturelle, l'âme humaine est l'actualisation d'un corps en puissance qui possède la vie, avec lequel elle forme substance (De Anima, II, 412 a). Pour en être separable, et donc ne pas périr avec lui, il faudrait que l'on puisse reconnaître à l'âme une autonomie radicale, une faculté indépendante du corps, c'est-à-dire qu'elle puisse penser sans le recours de l'imagination, qui, on le sait, est le produit des sens. Or, Aristote précise justement que l'intellect humain ne peut penser les formes sans partir des

38. E. Garin, 11 problema dell'anima..., p. 125 pour le texte latin, que nous traduisons: «Dans notre traité, nous enseignerons, en accord avec Avicenne, la multiplicité de nos âmes, que certains autres philosophes réfutent avec impiété; mais nous devrons discuter de ce point dans un autre ouvrage; de même, nous évo-

i-i r\ querons leur incorruptibilité et leur création. » / \J 39. Voir E. Gilson, «Autour de Pomponazzi, problématique de l'immortalité de l'âme en Italie au début du

XVIe siècle» et «L'affaire de l'immortalité de l'âme à Venise au début du XVIe siècle», Humanisme et Re- LITTÉRATURE naissance, Paris, 1983, p. 1 33-250, 251-282, vastes synthèses qui nous ont fourni l'essentiel de la

documents 122-juin 2001 tation historique et idéologique nécessaire à la rédaction de l'exposé qui va suivre.

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images ((aveu (pavrotafiaxoç, ibid., Ill, 7, 431 a-b et III, 8, 432 a). Mais il ajoute, d'autre part, l'existence d'un voùç x^P^xoç, d'un intellect séparé (ibid., 430a). Cet intellect, au sens de «loin de la matière et de ses variations», est purement intelligible mais ne peut, seul, permettre de comprendre l'action de penser chez l'homme. Les commentateurs ont beaucoup glosé sur cet intellect séparé, dit aussi «agent». Cet intellect est-il un élément de l'âme humaine qui échapperait ainsi à la nécessaire médiation du sensitif pour la connaissance, ou, au contraire, une réalité extérieure, située au-delà du monde visible, et qui entrerait toutefois en contact avec l'âme humaine dans le processus de la connaissance?

Pour Alexandre d'Aphrodise, l'intellect agent et séparé s'identifie au Premier Moteur, tandis que, forme du corps, l'âme humaine est tirée de la puissance de la matière, soumise à la génération et donc corruptible et mortelle. Pour Avicenne, qui suit la Théologie d'Aristote (en réalité des extraits de sept traités appartenant aux trois dernières Ennéades de Plotin, donc fortement teintés de néo-platonisme40), l'âme humaine est separable du corps et donc immortelle. Pour Averroès, l'intellect séparé garantit une sorte d'immortalité collective au genre humain, car la connaissance humaine passe par son intermédiaire et il influe sur les intellects possibles de chaque individu. Le problème est qu' Averroès ne pose pas l'immortalité de l'âme au niveau de l'individu, ce que réclame au contraire le dogme chrétien. D'où l'attaque virulente de saint Thomas contre la thèse averroïste de l'unité de l'intellect et contre les chrétiens qui la soutiennent et prétendent échapper à l'accusation d'impiété, en séparant vérité de foi et vérité rationnelle.

Pour saint Thomas, il est indispensable que la démonstration philosophique et rationnelle, donc aristotélicienne, concorde avec la Révélation et la conforte. Dans son commentaire au De Anima d'Aristote, il met donc au point une solution, dont il trouve le support essentiel chez Phi- lopon41, à savoir que l'intellect agent séparé, qui est en nous, n'est pas une faculté organique, même s'il a besoin du corps pour lui fournir les matériaux de la réflexion. Il est donc la partie immortelle de notre âme.

Saint Thomas définit ainsi pour l'âme humaine une qualité tout à fait à part. Aristote posait l'existence de deux types seulement de substances, d'une part les substances séparées, ou pures Intelligences, distantes de toute matière et immortelles, et, d'autre part, les formes naturelles, qui ne subsistent que parce qu'elles sont les formes qui actualisent la matière d'un corps et constituent substance avec lui, ainsi les âmes de plantes, des animaux mais aussi des hommes. Saint Thomas pose, lui, l'idée que l'âme humaine serait, certes, la forme d'un corps, mais qu'elle aurait la faculté réservée aux Intelligences séparées de pouvoir s'abstraire *y i

40. Voir E. Bréhier, Histoire de la Philosophie, Paris, 1981 (4e éd.), p. 546-547. LITTÉRATURE 41 . Voir E. Gilson, «Autour de Pomponazzi. . . », p. 170, n. 5. n'j 122 - juin 2001

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et subsister hors de la matière et d'être ainsi immortelle42. Or il prétend que c'est là la pensée d' Aristote 43. Le débat sur l'immortalité de l'âme au XVIe siècle va en fait naître de cette affirmation.

En 1513, le cinquième Concile de Latran entame sa huitième session, au terme de laquelle Léon X recommande, par décret, aux maîtres de philosophie d'appuyer de raisons la doctrine de l'immortalité de l'âme, afin de combattre la thèse averroïste de l'unicité de l'intellect. L'affrontement des humanistes ne porte pas sur la question de savoir si l'immortalité de l'âme est vraie: elle l'est, de toute façon, puisque la doctrine chrétienne l'enseigne et personne ne s'aviserait de la contester. Le point de désaccord porte sur le fait que l'on en trouve ou non les preuves chez Aristote. Saint Thomas, et Albert le Grand dans une moindre mesure, fournissent un réservoir considérable de preuves, prétendues aristotéliciennes, de l'immortalité de l'âme et cela explique pourquoi l'Aquinate est au centre des débats. L'enjeu est considérable pour l'Église: comment maintenir, à travers saint Thomas, l'annexion d' Aristote, le père de la philosophie, au dogme catholique ?

La première faille dans la concordance des textes sacrés et d' Aristote naît du commentaire au De anima de Thomas de Vio dit Cajétan, Ministre Général de l'Ordre des Frères Prêcheurs, publié à Rome en 1509. Tout en affirmant la nécessité théologique de l'immortalité de l'âme et en reconnaissant qu'il est possible d'en assurer la démonstration à partir des propos d' Aristote, il note qu'Aristote toutefois ne l'a pas conclue lui-même44. L'équilibre entre raison philosophique et foi chrétienne se trouve de fait dangereusement compromis. Cajétan a beau déclarer que l'affirmation de la mortalité de l'âme n'est que le fait d' Aristote, c'est-à-dire qu'elle est l'erreur d'un païen et qu'elle ne remet pas en cause la vérité du dogme posé par la religion, il brise, de fait, le support philosophique prétendument emprunté à Aristote et élaboré, avec tant d'assiduité, par saint Thomas lui-même, pour soutenir rationnellement le mystère chrétien de l'âme immortelle.

Mais c'est incontestablement l'ouvrage de Pomponazzi 45, le Trac- tatus de Immortalitate animœ, publié à Bologne, en 1516, qui suscite les plus virulentes hostilités. Si Pomponazzi approuve saint Thomas dans sa condamnation de l'averroïsme, car ce n'est pas là ce qu'a dit Aristote, en revanche, Pomponazzi réfute absolument le fait que l'on puisse trouver chez Aristote, comme saint Thomas prétend le faire, l'existence d'une

42. Voir E. Gilson, «L'anthropologie chrétienne», L'esprit de la philosophie médiévale, Paris, 1948, p. 175-193. 43. Voir saint Thomas, De Anima, III, 7, art. 699. Cité parE. Gilson, «Autour de Pomponazzi...», p. 172,

79 n-9- / Z* 44. Cajétan, De anima, III, 2, f 40 v [cité et traduit par E. Gilson, «Autour de Pomponazzi. . . », p. 180].

45. Sur Pomponazzi, né à Mantoue, qui fit ses études à Padoue, y obtint une chaire de philosophie naturelle LITTÉRATURE avant d'émigrer vers Bologne, voir P.-O. Kristeller, «Pomponazzi», Huit philosophes de la Renaissance h" 122 - juin 2001 italiene, Genève, 1975 pour la traduction française, p. 73-89.

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âme qui, quoique forme du corps, serait également une substance à elle seule, qui pourrait donc échapper entièrement à la matière. Pour Pompo- nazzi, qui rejoint en fait Alexandre d'Aphrodise, l'âme humaine est, sans doute, la plus accomplie des formes naturelles et peut parvenir à la connaissance intelligible, si elle est aidée de l'extérieur par l'intellect agent, mais elle demeure inexorablement une forme matérielle engendrée, qui ne peut penser sans les images fournies par les sens, et donc destinée à périr avec le corps qu'elle actue. Pomponazzi ne remet jamais en cause le fait que l'immortalité de l'âme est incontestable comme vérité de foi et il y adhère comme tout chrétien doit le faire. D'ailleurs, il n'a jamais subi d'accusation d'hérésie. Mais il rejette radicalement la possibilité qu'on puisse en trouver la démonstration logique chez Aristote, qui a précisément soutenu le contraire46. Il brise à son tour l'identification sco- lastique entre thomisme et aristotélisme, qui visait à fournir à la foi le support de la raison. De fait, tous les réfutateurs de Cajétan et de Pomponazzi, Bartolomeo Spina, Gaspare Contarini, Agostino Nifo ou Chrysostome de Casale, dit Javelli, échouent à récuser véritablement Pomponazzi sur son propre terrain, parce qu'ils font éclater le cadre strict de la discussion, en invoquant d'autres philosophes qu'Aristote à l'appui de leur démonstration47.

L'affaire semble trouver un terme en 1536, avec le Tractatus de animœ humanœ indeficientia de Javelli, publié à Venise, onze ans après la mort de Pomponazzi. Pomponazzi avait proposé d'ailleurs que Javelli écrivît lui-même les réfutations qu'il voulait lui voir rédiger, les Solutio- nes rationum quae continentur in tractatu de Immortalitate animae, qui ont été imprimées à la suite de l'édition de 1519 du De immortalitate animœ de Pomponazzi. C'est à cette condition que les Censeurs bolonais de l'Inquisition autorisent la publication du traité. E. Gilson fait remarquer que Pomponazzi ne perd rien à cette manœuvre: les arguments de Javelli, pour concordants qu'ils soient avec le dogme chrétien et avec saint Thomas, n'entament cependant en rien ses positions48.

On comprend alors toute l'importance du témoignage des Tuscula- nes que Bocchi versifie et place sous le patronage explicite d' Aristote: il fait entendre directement la voix du Stagirite et non plus seulement celle de ses commentateurs, encore moins celle de saint Thomas. En dédiant l'emblème à Cesare Cattaneo, Bocchi montre qu'il reprend le travail de son père, apporte de nouveaux arguments dans la querelle sur l'immortalité de l'âme et réfute radicalement Pomponazzi. Nous proposons donc de lire cet emblème comme la dernière manifestation de cette querelle et

46. Pomponazzi, Tractatus de Immortalitate animœ, éd. Morra, p. 234 [traduit par E. Gilson, «Autour de Pomponazzi ... », p. 1 94] i-j r\ 47. Voir par exemple le De immortalitate humanœ animœ libellus d' Agostino Nifo, Venise, 1518 qui fait / J référence à Plotin, Platon, Albert le Grand, Avicenne et Algazel, ou le De animorum immortalitate d'Am-broise de Naples, Mantoue, 1519 qui s'appuie sur Platon, Plotin, Porphyre, Alkindi, Avicenne et Averroès. LITTÉRATURE 48. E. Gilson, «Autour de Pomponazzi...», p. 261. n° 122 -juin 2001

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la réponse ultime qui lui est apportée. Les dates rendent possible cette hypothèse: le traité de Javelli date de 1536; nous avons supposé (supra) que le S. 140 était entouré par deux emblèmes datant, respectivement, de 1537 et de 1546. C'est dans cette décennie, probablement autour de 1537-1538, que Bocchi décide de porter cette dernière attaque contre Pomponazzi.

CONCLUSION

L'emblème permet de mesurer sur un exemple la place essentielle jouée par Cicéron dans la réception d'Aristote à la Renaissance. La doxographie que propose l'extrait des Tusculanes versifié par Bocchi nous montre un Aristote proche de Platon dans sa conception de l'immortalité de l'âme, grâce à l'hypothèse d'un cinquième élément. L'inspiration platonicienne de ce témoignage d'Aristote, déjà notée par Politien et Pic de la Mirandole, présente l'immense avantage, à cette époque, d'annexer le Stagirite aux démonstrations «scientifiques» que l'Église entend produire sur l'incorruptibilité de l'âme et la création du monde. En même temps qu'il contribue à la résolution théologique de la querelle vénitienne autour de Pomponazzi, Bocchi participe à la volonté syncrétique d'unir les savoirs à travers le temps et, pour reprendre une métaphore de Marsile Ficin, de tresser la grande chaîne d'or homérique qui relie l'Antiquité aux temps modernes, le paganisme au christianisme: texte et image s'entendent pour prouver qu'entre Platon, Aristote et la Genèse règne l'unanimité, tandis que le latin, le grec et l'hébreu réalisent l'harmonie des langues tant rêvée par Érasme. Loin de n'être que le iocus ou le ludus annoncé par le titre du recueil 49, divertissement léger du poème et grâce de la figure, l'emblème révèle ici ses pouvoirs redoutables de dissimulation et ses ambitions théologiques: instrument idéologique, il séduit pour mieux convaincre.

LITTÉRATURE ° 122 -juin 2001 49. Achillis Bocchli Symbolicarum Quaestionum libri quinque quas serio ludebat.