10
Les derbendci au Bas-Danube (XVI e siècle ) 1 Anca Popescu En conclusion d’une contribution précédente portant sur l’organisation militaire territoriale de type derbend dans la zone du bas Danube, attestée par des édits de sultans ottomans (notamment pour les villages « derbend » de Prislava et de Karaharman), nous exprimions une attente légitime : « Pour l’instant, faute de précisions supplémentaires sur d’autres postes de derbendci sur le Danube en Dobroudja, force est d’attirer l’attention sur le toponyme Dervent. Cette survivance toponymique indique l’existence d’un poste de contrôle fluvial dès l’époque ottomane » 2 . Notre attente se voit aujourd’hui comblée par un document ottoman inédit ; nous l’ajoutons aux documents qui ont permis d’esquisser ce type d’emploi – consistant à assurer la garde et l’entretien des voies de communication sur le Bas-Danube, dans la province (ou sandjak) de Silistra. Il s’agit d’un édit du sultan, de onze ans postérieur aux deux édits qui avaient révélé l’existence de ce type d’organisation sur les bras du Danube : Karaharman et Saint-Georges 3 . Émis le 31 décembre 1576 et adressé au cadi de Silistra, le document fait connaître un village de type derbend, Boğaz, situé sur la rive du Danube 4 . Les habitants de ce village étaient chrétiens (deux zimmi 5 , Ivan/Ioan et Ist[an?] parlent en leur nom). En leur qualité de derbendgi, les villageois de Boğaz jouissaient, par rapport aux contribuables ordinaires (à la raya), de privilèges fiscaux : l’impôt ispence était fixé à douze aspres par an (alors que la contribution ordinaire était de vingt- cinq aspres) ; en plus, ils étaient tenus de livrer un kile de blé et un kile d’orge par an. Payant ces redevances et fournissant un service d’utilité publique, les villageois étaient exemptés des contributions tant extraordinaires ( c avarız-ı divâniye) que coutumières (tekâlif-i örfiye). Le service qu’ils rendaient à l’État ottoman était de garder et, au besoin, de réparer le pont qui enjambait un petit un canal (boğaz) appelé Galiçe. Les crues du Danube endommageaient ce pont. Comme les autorités locales ignoraient leur statut fiscal de derbendgi (ce statut datait au moins de l’année 1573, 1 La documentation pour cet article a été possible grâce à la bourse postdoctorale dans le cadre du projet « La valorisation des identités culturelles dans les procès globaux«, projet cofinancé du Fond Social Européen par l’Union Européenne et le Gouvernement de Roumanie, par le contrat no. POSDRU/89/1.5/S/59758. 2 Anca Popescu, Străjuirea navigaţiei pe Dunăre în epoca otomană: derbendcilik-ul, Studii şi Materiale de Istorie Medie”, XXVIII, 2010, p. 157-158. 3 Eadem, op. cit., p. 162-165. 4 Başbakanlık Osmanlı Arşivi, MAD 7534, p. 367. 5 Les zimmi étaient des sujets ottomans non musulmans, dont le statut juridique reposait sur la zimma, en vertu de laquelle ils jouissaient de protection (âman) au sein de l’État musulman. M. Zeki Pakalın, Osmanlı Tarih Deymleri ve Terimleri Sözlüğü (Dictionnaire historique de termes et expressions), Istanbul, 1971, III, p. 663; v. aussi Viorel Panaite, Pace, război şi comerţ în Islâm, Bucarest, 1997, p. 106-109.

Les derbendci au Bas Danube (XVIe siecle)

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Les derbendci au Bas-Danube (XVIe siècle )

1

Anca Popescu

En conclusion d’une contribution précédente portant sur l’organisation militaire territoriale de

type derbend dans la zone du bas Danube, attestée par des édits de sultans ottomans (notamment

pour les villages « derbend » de Prislava et de Karaharman), nous exprimions une attente légitime :

« Pour l’instant, faute de précisions supplémentaires sur d’autres postes de derbendci sur le Danube

en Dobroudja, force est d’attirer l’attention sur le toponyme Dervent. Cette survivance toponymique

indique l’existence d’un poste de contrôle fluvial dès l’époque ottomane »2.

Notre attente se voit aujourd’hui comblée par un document ottoman inédit ; nous l’ajoutons aux

documents qui ont permis d’esquisser ce type d’emploi – consistant à assurer la garde et l’entretien

des voies de communication – sur le Bas-Danube, dans la province (ou sandjak) de Silistra.

Il s’agit d’un édit du sultan, de onze ans postérieur aux deux édits qui avaient révélé l’existence

de ce type d’organisation sur les bras du Danube : Karaharman et Saint-Georges3.

Émis le 31 décembre 1576 et adressé au cadi de Silistra, le document fait connaître un village de

type derbend, Boğaz, situé sur la rive du Danube4. Les habitants de ce village étaient chrétiens

(deux zimmi5, Ivan/Ioan et Ist[an?] parlent en leur nom). En leur qualité de derbendgi, les villageois

de Boğaz jouissaient, par rapport aux contribuables ordinaires (à la raya), de privilèges fiscaux :

l’impôt ispence était fixé à douze aspres par an (alors que la contribution ordinaire était de vingt-

cinq aspres) ; en plus, ils étaient tenus de livrer un kile de blé et un kile d’orge par an. Payant ces

redevances et fournissant un service d’utilité publique, les villageois étaient exemptés des

contributions tant extraordinaires (cavarız-ı divâniye) que coutumières (tekâlif-i örfiye). Le service

qu’ils rendaient à l’État ottoman était de garder et, au besoin, de réparer le pont qui enjambait un

petit un canal (boğaz) appelé Galiçe. Les crues du Danube endommageaient ce pont. Comme les

autorités locales ignoraient leur statut fiscal de derbendgi (ce statut datait au moins de l’année 1573,

1 La documentation pour cet article a été possible grâce à la bourse postdoctorale dans le cadre du projet « La

valorisation des identités culturelles dans les procès globaux«, projet cofinancé du Fond Social Européen par l’Union

Européenne et le Gouvernement de Roumanie, par le contrat no. POSDRU/89/1.5/S/59758. 2 Anca Popescu, Străjuirea navigaţiei pe Dunăre în epoca otomană: derbendcilik-ul, „Studii şi Materiale de Istorie

Medie”, XXVIII, 2010, p. 157-158. 3 Eadem, op. cit., p. 162-165.

4 Başbakanlık Osmanlı Arşivi, MAD 7534, p. 367.

5 Les zimmi étaient des sujets ottomans non musulmans, dont le statut juridique reposait sur la zimma, en vertu de

laquelle ils jouissaient de protection (âman) au sein de l’État musulman. M. Zeki Pakalın, Osmanlı Tarih Deymleri ve

Terimleri Sözlüğü (Dictionnaire historique de termes et expressions), Istanbul, 1971, III, p. 663; v. aussi Viorel Panaite,

Pace, război şi comerţ în Islâm, Bucarest, 1997, p. 106-109.

quand, selon le document en question, les villageois s’étaient vu octroyer un édit stipulant leurs

obligations et devoirs, mais il devait être bien plus ancien, puisqu’il était inscrit dans le registre

local), les villageois de Boğaz adressèrent une plainte au sultan par l’intermédiaire de leurs deux

porte-parole. Le sultan ordonna à l’autorité locale, à savoir au cadi de Silistra, de confronter la

situation de fait et la situation de droit consignée dans le registre de la région, où le village était

inscrit comme ayant le statut de « derbend ». S’il n’y avait pas contradiction, c’est-à-dire si les

villageois prêtaient service conformément aux devoirs qui leur incombaient, et qu’il n’existât aucun

autre édit modifiant ce statut, le sultan exigeait que soient respectées les stipulations consignées

dans le registre de la région et dans les édits impériaux émis par la Sublime Porte.

Les derbendci, de même que les martolos, les voynuk et les filorici, sont des survivances

institutionnelles de l’époque pré-ottomane. Ils étaient recrutés parmi la population chrétienne. Les

villages derbend étaient des postes de garde des passages, des gorges, ainsi que des gués6. Pour la

Dobroudja, nous disposons à ce jour de documents attestant des villages de derbendci à Prislava

(aujourd’hui Nufărul/Ilgani, sur le bras Saint-Georges, près de la bifurcation de Tulcea)7, à

Karaharmanlık (Vadu)8 sur le bras homonyme du Danube, à Ester, dans la région de Histria-

Târguşor9 et à Karasu (aujourd’hui Medgidia)

10.

Le village derbend de Boğaz se trouve non loin de Silistra (car il fait partie de la circonscription

judiciaire - kaza - homonyme), sur la rive du Danube, près d’un pont. Ce pont était fréquemment

abîmé par les débordements du fleuve. Le pont enjambait sans doute un canal (boğaz) par lequel le

trop-plein des eaux du fleuve se déversait dans le lac « réservoir » (en turc, le mot boğaz signifie

« gorge », avec les deux sens du français – de « partie antérieure et latérale du cou » et de « passage

étroit, vallée étroite »). Pour le même sens de « ruisseau reliant un fleuve aux lacs et étangs

environnants », le roumain dispose du mot gârlă, issu du terme slave gorlo, lequel signifie à la fois

« ruisseau » et « gorge » (dans le sens anatomique)11

. Le mot boğaz a pris également un sens

dérivé, topographique, de « couloir », « col », « bouche d’un fleuve ». Autrement dit, le boğaz était

6 V. aussi, notamment pour des villages-gardiens des gués du Danube, Ayşe Kayapınar, Le sancak ottoman de Vidin du

XVe à la fin du XVI

e siècle, Istanbul, Isis, 2011, p. 222-235.

7 Un gué où il y avait une fortification depuis l’époque romaine et byzantine, v. Raymund Netzhammer, Antichităţi

creştine din Dobrogea, éd. Alexandru Barnea, Bucureşti, 2005, p. 126. 8 Anca Popescu, Străjuirea navigaţiei pe Dunăre în epoca otomană.

9Localité non localisée avec certitude pour le XVI

e siècle. Au XVII

e siècle, Evliya Çelebi mentionne un Ester-i Kebir

(ou « Grand » Ester), ce qui supposerait l’existence symétrique d’un Ester-i Sagir (ou « Petit » Esterul), comme souvent

dans la toponymie de la Dobroudja. Pour l’hypothèse (faute de mieux, jusqu’aux nouvelles découvertes) d’un

déplacement du village entre Histria (thèse de Franz Babinger) et Târguşor (démonstration de Tudor Mateescu pour les

XVIIIe-XX

e siècles), v. Anca Popescu, Ester au XVI

e siècle - nouvelles contributions, « Revue des Etudes Sud-Est

Européennes », L, 2012, p.191-202. 10

Il s’agit d’un poste de garde du passage de l’étang Karasu, v. Eadem, Multiple Toponymy in the Sangeac of Silistra

(16th Century), dans le volume Moştenirea istorică a tătarilor, vol. II, Bucureşti, 2012, éds. Tasin Gemil et Nagy

Pienaru, p. 199-217. 11

Pour les sens du mot « boğaz », v. New Redhouse Turkish-English Dictionary, Istanbul, 1968; à propos de « gorlo »,

je remercie Vera Tchentsova, Penka Danova et Adrian Tertecel pour leurs éclaircissements concernant les formes et les

sens de ce vocable slave dont est issu le roumain « gârlă ».

le canal par lequel le Danube communiquait avec ses limans fluviatiles. Il y a donc un fort

rapprochement entre cette deuxième acception du mot boğaz et le sens du mot derbend – « défilé »,

« passage » (mais aussi « porte gardée »). Fiscalement (et topographiquement), le village-passage

de Boğaz était, selon le document du 31 décembre 1576, un « derbend ». Selon le même document,

le ruisseau qu’enjambait le pont s’appelait Galiţa (Galiçe).

Les toponymes Boğaz et Gârliţa sont mentionnés, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, dans

le district (nahiye) de Dobroudja (dépendant de la circonscription de Silistra)12

. On cite également,

en 1530, l’existence d’un village appelé Gârliţa, lui aussi dans la circonscription (kaza) de

Silistra13

.

Aujourd’hui, les toponymes Gârliţa, Galiţa et Dervent désignent des villages et des endroits

situés près de la ville d’Ostrov (non loin de Silistra). Selon la description donnée par le capitaine

Marin Ionescu-Dobrogianul au début du XXe siècle, la route reliant Constanţa et Ostrov va, de

Canlia, « entre le lac de Gârliţa et le Danube », et traverse le ruisseau de Dervent par un pont de

pierre d’une longueur de 32 mètres et d’une largeur de 8 mètres, construit en 190014

. Le lac de

Gârliţa, formé par les débordements du Danube, est séparé du fleuve par une bande de terre d’une

longueur de 300 mètres et d’une hauteur de 2,5 mètres. Ce lac communique avec le Danube par le

ruisseau de Dervent (d’une longueur de 2,5 kilomètres). Au bord du lac de Gârliţa existaient (à

l’époque du capitaine Ionescu) deux villages : Gârliţa, sur le rivage Est du lac, à l’embouchure de la

Gârliţa, et Galiţa, à 3 kilomètres plus au Nord, sur le même rivage. Le ruisseau de Dervent se jette

dans le Danube en face de l’ȋle de Păcuiul lui Soare15

.

La colline de Dervent, qui s’élève au bord du Danube, en face de l’île de Păcuiul lui Soare, a

toujours été considérée comme une position stratégique idéale pour contrôler un très vieux gué

reliant la plaine du Bărăgan et la Dobroudja, dans la zone de Silistra et d’Ostrov. Sur la hauteur de

Dervent existait, au XIe siècle, une fortification en pierre, faisant pendant à la forteresse de l’île de

Păcuiul lui Soare16

.

Dans le document ottoman concernant le village de Boğaz, la garde du pont est désignée par le

verbe hıfz etmek (utilisé aussi dans un autre document pour désigner l’obligation des villageois

derbendci d’Ester de surveiller et d’assurer la sécurité de la route qui menait vers Kilia et

Akkerman)17

mais cette action est dissociée de celle de son « entretien », auquel correspondent des

12

Rusi Stoykov, Selišta v Silistrenskiia sandjak prez 70-te godini na XVII vek, dans « Izvestiia na Narodiia Muzei

Varna », VII, 1971, p. 177-178. V. aussi Anca Ghiaţă, Toponimie şi geografie istorică în Dobrogea medievală şi

modernă, dans « Memoriile secţiei de ştiinţe istorice », seria IV, t. V, 1980, p. 52. 13

370 numaralı muhâsebe-i vilâyet-i Rum-ili defteri (937/1530), Ankara, 2002, vol. II, p. 386. 14

Capitaine M. D. Ionescu, Dobrogia în pragul veacului al XX-lea. Geografia matematică, fisică, politică, economică

şi militară, Bucureşti, 1904, p. 691. 15

Idem, op. cit., p. 155 et 478. 16

Petre Diaconu, Dumitru Vâlceanu, Păcuiul lui Soare. Cetatea bizantină, vol. 1, Bucureşti, 1972, p. 11-12. 17

Anca Popescu, Ester au XVIe siècle, p. 194.

verbes désignant « la réparation et la reconstruction » (tacmir ve termim). Quant au bourg-derbend

de Karasu, ses habitants étaient eux aussi chargés de l’entretien d’un pont (comme ceux du village

Boğaz), ce qui leur valait l’exemption des impôts extraordinaires (cavarız). Il n’est cependant pas

clair si le pont dont il est question était fixe ou mobile. Mais, comme le statut de « derbend « n’est

pas indiqué comme expliquant l’exemption des contributions extraordinaires, il est évident que le

« derbendcilik » impliquait surtout l’idée de « défense », de « garde » et seulement de façon

secondaire l’idée d’« entretien ». Le rôle gardien du village « derbend « est formulé de façon

expresse tant pour le village de Prislava que pour celui de Karaharman18

.

L’Empire ottoman avait recours à des dégrèvements fiscaux en échange de services rendus à

l’État, et ces dégrèvements revêtaient une diversité de formes. Même lorsqu’il s’agissait de services

identiques, les privilèges fiscaux n’étaient pas octroyés selon une formule unique, pouvant sans

doute relever de coutumes pré-ottomanes. Aussi le statut fiscal des derbendci ne connaît-il pas une

formule unique de privilèges. Le montant de douze aspres que les derebendci du village Boğaz

devaient payer à titre d’ispence (taxe sur terres agricoles imposée aux non musulmans) était fixé par

les lois impériales (kanun) du sandjak de Silistra, division administrative dont le village de Boğaz

faisait partie19

. Cependant, le village de Boğaz partage, par exemple, ce statut avec plusieurs autres

villages du sandjak de Vidin20

.

La redevance annuelle en nature était d’un kile de blé et d’un kile d’orge. Le kile était une unité

de mesure de capacité pour les céréales ; il variait selon la région, l’époque ou la nature des céréales

pesées. Le sous-multiple du kile était l’oque (en turc, vukiye), valant 1,2828 kg (pour le blé)21

. Le

kile standard, ou de référence, était le kile d’Istanbul, égal à 20 oques ; il valait 22,25 kg pour l’orge

et 25,65 kg pour le blé22

. Nous ne saurions préciser la contenance du kile qu’étaient censés livrer les

villageois de Boğaz. À titre de comparaison, signalons que, pendant la seconde moitié du XVIe

siècle, le kile de Brăila valait trois kile d’Istanbul23

ou soixante oques (donc 76,968 kg pour le blé et

66,75 kg pour l’orge), que le kile d’Akkerman valait quarante oques, et que le kile de Choumen

(Şumnu) et celui de Tărnovo valaient soixante oques, comme le kile de Brăila24

.

L’existence d’un village derbend près du lac de Gârliţa, en aval d’Ostrov, ayant pour tâche de

contrôler le gué reliant la plaine Roumaine et la Dobroudja, se trouve à l’origine des toponymes

18

Anca Popescu, Străjuirea navigaţiei, p. 163 şi 164. 19

Ahmed Akgündüz, Osmanlı kanunnameleri ve hukuki tahlilleri, Istanbul,1994, vol. VII, p. 715. 20

Ayşe Kayapınar, Le sancak ottoman de Vidin, p. 187. 21

W. Hinz, Islamische Masse und Gewichte, Leyde, 1955, p. 24. 22

M. Berindei, G. Veinstein, Règlements fiscaux et fiscalité de la province de Bender-Aqkerman, 1570, « Cahiers du

Monde Russe et Soviétique », Paris, 22, 2-3, 1981, p. 303. 23

N. Beldiceanu, C. C. Giurescu, Istoricul oraşului Brăilei, compte rendu, dans „Revue des Etudes Islamiques“, 37, 1,

1969, p. 182 ; v. aussi Anca Popescu, Un centre commercial du Bas-Danube ottoman au XVIe siècle: Brăila (Bra´il), în

"Il Mar Nero", Bucarest-Paris-Rome, III/1997, p. 232.

24 Damaschin Mioc, Nicolae Stoicescu, Măsurile medievale de capacitate din Ţara Românească, « Studii », 1963, 6, p.

1367.

« Dervent » dans cette zone (ruisseau de Dervent, colline de Dervent). Dans l’idiome local et

populaire, la prononciation du mot derbend devient « dervent » (sans doute, sous l’influence du

grec byzantin). En roumain, ce terme apparaît expliqué chez l’écrivain Dimitrie Bolintineanu (XIXe

siècle) : dans un mémoire visant l’amélioration de la vie des Aroumains dans l’Empire ottoman,

adressé à Fouad pacha, Bolintineanu y propose un certain nombre de mesures (des écoles

roumaines, des églises orthodoxes, etc.), ainsi qu’« une milice qui veille à l’ordre public et aux

dervent, sur le modèle de nos gardes-frontières (roum. grăniceri) et de nos trabans (roum.

dorobanţi) »25

.

Le village derbend de Boğaz (équivalent turc du slavo-roumain Gârla) constitue un maillon

dans une chaîne à révéler par de futures recherches destinées à décrire le système des postes de

garde de type derbend du bas-Danube à l’époque ottomane ; il s’agit là, à la fois, d’une organisation

ottomane, et de la survivance de structures byzantines médiévales et roumano-slaves.

Doc. : Ordre impérial (hüküm) du 31 décembre 1576 (BOA, MAD7534, p. 1367).

Transliteration26

:

Silistre kadısına hüküm yazıla ki : hâliyâ kazâ-i mezbura tâbic Boğaz nâm kariye ahâlisi

canibinden Ivan/Ioan [2] ve Ist[an?] nâm zimmiler kapuma gelüb: „kariyemiz Tuna kenarında hâli

mahûf ve muhatara yerde derbend [3] olmağın Tuna taşub Galiçe demekle macruf boğazda vakî

olan köprüyü harâb etdükçe, [4] tacmir ve termim ve hıfz ve hirâset edüb yılda on ikişer akçe

ispence ve birer kile buğday ve birer kile [5] arpa vermek üzere defter-i hâkânîde derbend kayd

olunub; ve derbend hizmeti mukâbelesinde [6] cavarız-ı divâniye ve tekâlif-i örfiyeden ve

rusumdan mucâf kayd olunub hizmetimizde kusurumuz yoğiken [7] hâliyâ hilâf emr bize

cavarız-ı

divâniye ve tekâlif-i örfiye teklif olunmasından ihtiyât etdürdüklerinde, [8] bu bâbda Âsitâne-i

Sacadetimden ihrâc olunan mühürlü sahih ve cedid vilâyet defteri suretine nazar edüb [9] göresin :

mezkür kariye ahâlisi defter-i hâkânîde derbend kayd olunub, ber mucib-i defter-i vilâyet derbend

hizmetin eda` [10] edüb, ve derbend-i mezbureda vakî olan köprü harâb oldukça tacmir ve termim

etmek üzere yılda on [11] ikişer akçe ispence ve birer kile buğday ve bir kile arpaların verüb

hizmetlerinde kusurları yoğise [12] ol takdirce, derbend hizmeti mukâbelesinde defter-i hâkânîde

cavarız-ı divaniye ve tekâlif-i örfiyeden [13] bu vechle mu

caf olıgelmişlerse, vilâyet defteri

mucibince camel edüb, vilâyet defterine muhâlif mezkürlara bî-vech [14] nesne teklif etdirmeyesin

25

Dimitrie Bolintineanu, Călătorii, éd. 1968, vol. II, p. 66. Je remercie à Monsieur Sergiu Iosipescu pour m’avoir attiré

l’attention sur ce texte. 26

Nous avons choisi de faire la translitération dans l’alphabet turc contemporain. Certaines difficultés paléographiques

de ce document qui est dans un état assez mauvais de conservation, n’auraient pas pu être résolues sans le concours

généreux de Madame Dilek Desaive et de Monsieur Rıfat Günalan. Qu’ils reçoivent ici mes plus vifs remerciements.

deyu, sene 980 Zilkacadesinin onuncu gününde hükm-i şerif verilüb, hâliyâ, ol [15] hükmü getürüb

tecdid olunmasın taleb eylemeğin, imdi buyurdum ki : hükm-i şerifim vardukda sâbıka ellerine [16]

verilen hükm-i şerif hilâfına hükm-i âhar sâdır olmamış ise hükm-i sâbık mucibince camel edüb

hilâf-ı defter [17] ve mugâyir-i emir kimesneye mezkürleri bî’-vech rencide etdirmeyesin, deyu,

tahriren fî 10 Şevvâl, sene 984.

Traduction:

Que l’on écrive au cadi de Silistra un ordre : à présent, sont venus à Ma Porte les zimmi Ivan /

Ioan et Is[an?], représentant les habitants du village de Boğaz, lequel dépend de ladite kaza27

, [qui

ont dit :] « vu que notre village est [un villge-] derbend, situé sur la rive du Danube, dans une zone

déserte, sauvage et dangereuse, il est inscrit dans le registre impérial comme [village] derbend et

[tenu] de livrer chaque année un kile de blé et un kile d’avoine et de payer douze aspres à titre

d’ispence, [et] de défendre et de réparer le pont sur le ruisseau (boğaz) nommé Galiçe chaque fois

qu’il est endommagé par les débordements du Danube. En échange de notre service de type

derbend, nous sommes exemptés des impôts extraordinaires (avarız-ı divaniye)28

et des impôts

coutumiers (tekâlif-i örfiye). Nous n’avons jamais manqué à nos obligations. [Pourtant,] à présent,

contrairement à l’édit, nous sommes astreints aux impôts avarız-ı divaniye et tekâlif-i örfiye. »

À ce propos, tu confronteras attentivement la copie du nouveau registre de la région (vilâyet) avec

le sceau impérial (mühür) [le document authentifié] délivré par Mon Seuil de la Félicité , [et] :

Si les habitants dudit village figurent dans le registre impérial ayant le statut de derbend,

remplissant le service de derbend conformément au registre de la région (vilâyet) ; s’ils n’ont jamais

manqué à leur obligation de livrer chaque année un kile de blé et un kile d’orge et de payer douze

aspres à titre d’ispence , et de réparer le pont qui se trouve dans ledit derbend, chaque fois quand il

est ruiné, alors, en échange de leur service de derbend, qu’ils soient exemptés, conformément au

registre impérial, des impôts cavarız-ı divaniye et tekâlif-i örfiye ; si gens-là remplissent leur devoir

conformément au registre impérial, vous ne leur ferez, sans motif, rien qui aille à l’encontre de ce

qui est prévu dans le registre de la région ; il a été donné [à ce propos] un édit impérial , le 14 mars

1573.

À présent, puisque tu as demandé confirmation de cet édit, nous avons disposé comme suit : à

l’arrivée de mon ordre illustre, vous allez procéder conformément à l’ancien ordre, s’il n’existe

aucun autre édit antérieur, contraire à notre ancien ordre illustre, à eux remis ; vous veillerez à ce

27

Kazâ : circonscription judiciaire ottomane (kâdılık), placée sous l’autorité d’un cadi, Pakalın, Tarih Deymleri, I,

(« kâdı »). 28

cAvârız-ı divâniyye : redevances extraordinaires, sanctionnées par le Divan impérial, Pakalın, Tarih Deymleri, I, 112-

114.

que personne n’opprime ces gens-là sans raison et contrairement à l’ordre et au registre. Écrit le 31

décembre 1576.

Fac-similé : Ordre (hüküm) au cadi de Silistra, le 31 décembre 1576 (Başbakanlık Osmanlı Arşivi,

MAD7534, p. 1367).

Carte historique: Villages-gardiens de derbend dans le sancak de Silistra (XVIe s.)

Carte géographique: la région de Silistra, Ostrov-Dervent-l’ île de Păcuiul lui Soare et le lac

Gârliţa