36
The Holy Portolano Le Portulan sacre ´

-Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge. Les deux églises de Saint-Georges, in : Le portulan sacré. Fribourg 2014, pp. 71-104

  • Upload
    ul

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

The Holy Portolano

Le Portulan sacre

Scrinium Friburgense

Veröffentlichungen des Mediävistischen Institutsder Universität Freiburg Schweiz

Herausgegeben von

Michele Bacci · Hugo Oscar Bizzarri · Elisabeth DuttonChristoph Flüeler · Eckart Conrad Lutz · Hans-Joachim Schmidt

Jean-Michel Spieser · Tiziana Suarez-Nani

Band 36

De Gruyter

The Holy PortolanoThe Sacred Geography of Navigation

in the Middle Ages

Le Portulan sacreLa geographie religieuse de la navigation

au Moyen Age

Fribourg Colloquium 2013

Colloque Fribourgeois 2013

Edited by / Edite par

Michele Bacci · Martin Rohde

De Gruyter

Veröffentlicht mit Unterstützung des Hochschulrates der Universität Freiburg Schweiz

ISBN 978-3-11-036418-7

e-ISBN (PDF) 978-3-11-036425-5

e-ISBN (EPUB) 978-3-11-038576-2

ISSN 1422-4445

Library of Congress Cataloging-in-Publication Data

A CIP catalog record for this book has been applied for at the Library of Congress.

Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek

The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie;detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de.

© 2014 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Munich/Boston

Typesetting: Mediävistisches Institut der Universität Freiburg SchweizPrinting and binding: Hubert & Co. GmbH & Co. KG, Göttingen

�� Printed on acid-free paper

Printed in Germany

www.degruyter.com

Contents / Sommaire

Michele Bacci (Fribourg) – On the Holy Topography of Sailors: An Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Patrick Gautier Dalché (Paris) – Eléments religieux dans les représentations textuelles et figurées de la Méditerranée . . . . . 17

Michel Balard (Paris) – Le peregrinagium maritimum en Méditerranée (XIVe–XVe s.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

David Jacoby (Jerusalem) – Ports of Pilgrimage to the Holy Land, Eleventh-Fourteenth Century: Jaffa, Acre, Alexandria . . . . . . 51

Nada Helou (Beyrouth) – Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge. Les deux églises de Saint-Georges . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73

Rafał Quirini-Popławski (Kraków) – Seaside Shrines in the Late Mediaeval Black Sea Basin. Topography and Selected Historical and Art Historical Questions . . . . . . . . . . . . . . 95

Chryssa Maltezou (Atene) – I monaci dell’isola dell’Apocalisse tra preghiera, spionaggio e navigazione (XV–XVIII sec.) . . . . . . 121

Maria Georgopoulou (Athens) – The Holy Sites of Candia . . . . . 133

Joško Belamarić (Split) – The Holy Portolano. The Sacred Geography of Navigation along the Dalmatian coast in the Middle Ages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159

Mario Buhagiar (Malta) – The Pauline Sacred Geography of the Maltese Islands and their Maritime Shrines . . . . . . . . . . . . 185

6 Contents / Sommaire

Vinni Lucherini (Napoli) – Strategie di visibilità dell’architettura sacra nella Napoli angioina: la percezione da mare e la testimonianza di Petrarca . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

Valentina Ruzzin (Genova) – Alcune osservazioni in merito al ritrovamento della ‹ Bonna Parolla › genovese . . . . . . . . . . . 221

Valeria Polonio (Genova) – La Liguria e la sua originalità: una variante del ‹ Portolano sacro › . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

Francesca Español (Barcelona) – Le voyage d’outremer et sa dimension spirituelle. Les sanctuaires maritimes de la côte catalane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257

Amadeo Serra Desfilís (Valencia) – A brave new kingdom: images from the sea and in the coastal sanctuaries of Valencia (XIII–XV centuries) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283

Adeline Rucquoi (Paris) – Saint-Jacques de Compostelle sur les rives de la Mer Ténébreuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307

Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 327

Illustrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347

Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge. Les deux églises de Saint-Georges

Nada Hélou (Beyrouth)

Situées sur la côte du Levant, les cités phéniciennes telles Tyr, Sidon, Byblos, Beyrouth possédaient toutes des ports à travers lesquels les navigateurs phéniciens sillonnaient la Méditerranée jusqu’à en devenir les maîtres au Ier millénaire av. J. C. Ils traversèrent même les colonnes d’Hercule, pour rejoindre l’Atlantique jusqu’à atteindre l’Inde en contournant le continent africain. Dans leur politique expansionniste les Phéniciens fondèrent des colonies dans les ports et cités où ils eurent l’habitude d’accoster. Face à la crainte de l’infini et du vide, et face à l’imprévu que l’immensité maritime cachait, ces braves gens avaient recours à des actes sacrés, mais aussi ils intro-duisirent le culte de leurs divinités dans les lieux qu’ils occupaient. Bien plus tard, au Moyen Âge, les ports de ces mêmes cités de la côte levantine conti-nuaient à jouer un rôle plus ou moins important dans le commerce en Médi-terranée, et possédaient chacun un sanctuaire qui, lui aussi, était vénéré car il détenait le pouvoir de protéger les navires en mer.

La côte libanaise est jalonnée de sites sacrés aux facultés protectrices ou miraculeuses. Ce sont surtout des chapelles dédiées à la Mère de Dieu telle Notre-Dame-de-Nouriyé au Nord, Notre Dame-de-la-Mer à Batroun, Notre-Dame-des-Vents à Enfé ou le monastère de Notre-Dame-de-la-Garde à Enfé et qui sont toutes considérées miraculeuses et ayant des rapports étroits avec la mer, la navigation et les pêcheurs.1 Le sanctuaire du prophète Jonas ou Nabi Younes à Jiyyé, l’ancienne Porphyréon (au sud de Beyrouth),2 est considéré comme le lieu où le prophète Jonas fut craché par la baleine. Depuis les premiers siècles de christianisme une église y était

1 Monasteries of the Orthodox Patriarchate, éd. par Slim, Souad, Hélou, Nada, Ghannagé, Rima et alii, University of Balamand 2007 (en anglais et en arabe).

2 Tomasz Waliszewski, faisant des fouilles à Jiyyé depuis 1996 y situe l’emplace-ment de la ville antique, Porphyréon. Voir : Waliszewski, Tomasz et alii, Jiyeh (Porphyreon). Un site hellénistique, romain et byzantin sur la côte sud du Liban. Rapport préliminaire des sessions de fouilles 1997 et 2003–2005, dans : Bulletin d’archéologie et d’architecture libanaises X (2006), pp. 5–80.

74 Nada Hélou Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

édifiée, puis, plus tard celle-ci fut remplacée par une mosquée qui constitue jusqu’à nos jours un lieu de vénération tant par les musulmans que par les chrétiens. A l’emplacement d’un vieux mihrab les croyants vénèrent la tombe de Jonas.

Dans la litanie ‹ Sante Parole › que les marins et les voyageurs italiens du Moyen Âge récitaient quand ils prenaient le large ou s’approchaient de la côte, le sanctuaire de Saint-Georges de Beyrouth y est invoqué.3 Certes, parmi les églises qui existaient à Beyrouth au Moyen Âge, la chapelle Saint-Georges possédait une importance particulière : elle était l’église la plus proche de la côte, elle se situait, d’après la tradition, à l’emplacement où le saint héros tua le dragon. Par ailleurs Beyrouth abrite, depuis le Moyen Âge, une autre église portant le même vocable et où de récentes fouilles archéo-logiques ont mis au jour des vestiges intéressants qui sont encore inédits et sur lesquels je centrerai mon étude.4

I. Beyrouth avant l’arrivée des Croisés

I.1 Histoire et archéologie

Les excavations de Beyrouth ne cessent de dégager des objets appartenant aux périodes les plus anciennes et les plus différentes de l’histoire (Ill. 9),

3 Bacci, Michele, Portolano sacro. Santuari e immagini sacre lungo le rotte di navigazione del Mediterraneo tra tardo Medioevo e prima età moderna, dans : The Miraculous Image in the Late Middle Ages and Renaissance. Papers from a conference held at the Accademia di Danimarca in collaboration with the Bibliotheca Hertziana, Rome, 31 May–2nd June 2003, éd. par Thunø, Erik et Wolf, Gerhard, Roma 2004, pp. 223–248, voir p. 243.

4 Des fouilles archéologiques ont été effectuées en 1994–1995 dans la crypte de l’église de Saint-Georges de Beyrouth, et ce sous la direction de madame Leila Badr. Plusieurs couches et un grand nombre de vestiges y ont été dégagés, cependant aucun rapport préliminaire ou aucune publication n’ont été accom-plis. Nous ne possédons que des propos recueillis dans des quotidiens locaux. En outre, la crypte, où ont été dégagées les différentes couches a été transfor-mée en un musée ouvert au public dans lequel ont été exposés tous les objets retrouvés lors des excavations. Les informations recueillies dans cette étude se basent donc sur les dessins et les attributions indiquées dans les écriteaux identifiant les objets.

75Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

montrant ainsi la continuité ininterrompue de l’existence de la ville.5 Les témoignages les plus anciens remontent au deuxième millénaire av. J. C. Cité portuaire par excellence, celle-ci arrive à son plus grand essor avec les Romains sous l’égide desquels elle tombe dès 64 av. J. C.

Avec la montée du christianisme, Bérytus, devient très tôt un siège épis-copal, et connaît un grand épanouissement religieux marqué non seulement par des personnages éminents, mais par ses nombreuses églises. La réputa-tion de la ville était due à son port mais avant tout à son Ecole de droit qui avait prospéré aux Ve et VIe siècle.6 Ici avait étudié de grands théologiens de l’ancienne Eglise, tels Pamphile (240–309), qui était d’origine Bérytine, Origène (185–254), Eusèbe de Césarée et Sévère d’Antioche (465–538).7 Les fouilles de Beyrouth ont mis au jour beaucoup de vestiges protobyzantins avec des rues, des boutiques, des maisons, des thermes, des nécropoles et des églises mais aucune de ces églises n’a été identifiée, ni l’Ecole de Droit retrouvée.

Meurtrie par les tremblements de terre qui se sont succédés au cours du VIe siècle sur Beyrouth, puis anéantie par les incursions perses au début du VIIe, la ville tombe aux mains des Arabes en 635. Avec les Omeyyades et les Abbassides celle-ci récupère progressivement son rôle de port de Damas. Mais c’est l’arrivée des Croisés en Terre sainte et leur occupation de Beyrouth, et après eux les Mamelouks, qui marquera un tournant dans son histoire.8

Le 13 mai 1110, le roi de Jérusalem, Baudouin Ier, s’empare d’assaut de la ville de Beyrouth après un siège par terre et par mer qui dure trois mois. Pendant l’occupation latine du Proche Orient Beyrouth, ou Baruth des

5 Depuis le début des années 1990, un grand chantier de fouilles, mené par dif-férentes institutions locales et étrangères, s’est ouvert au centre de Beyrouth à l’emplacement où eu lieu la guerre civile du Liban et où la ville subit les plus grands endommagements au niveau de l’économie et des constructions.

6 Collinet, Paul, Histoire de l’Ecole de droit de Beyrouth, Paris 1925. 7 Ibid., pp. 84–95. 8 Sur l’histoire de Beyrouth voir : Jidejian, Nina, Beyrouth à travers les âges

(Librairie orientale), Beyrouth 1993 ; Shaykho, Louis, Bayrut tarikhuha wa atharuha, Troisième édition (Dar al-Mashrik), Beyrouth 1993 (en arabe : Beyrouth, son histoire et ses vestiges) ; Kassir, Samir, Histoire de Beyrouth (Editions Fayard), Paris 2003 ; Hiiti, Philippe, Lebanon in History from the Earliest Time to the Present, London 1957 ; Salibi, Kamal, Muntalak tarikh Lubnan, Beyrouth 1979 (en arabe : Histoire du Liban) ; Moukarzel, Pierre, La ville de Beyrouth sous la domination mamelouk (1291–1516) et son commerce avec l’Europe, Beyrouth 2010.

76 Nada Hélou Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

Croisés, devient une seigneurie qui était un fief dépendant du Royaume de Jérusalem.

Après la prise de la ville, un évêché latin y fut installé. Malgré l’histoire très mouvementée que subit la ville durant les deux siècles d’occupation des Croisés, celle-ci joue un rôle prépondérant dans l’histoire politique, sociale mais surtout économique. Grâce à son port elle devient le lien rattachant l’Europe à l’Orient. Les Génois ayant soutenu Baudouin Ier, roi de Jéru-salem, celui-ci leur octroie le droit de s’installer dans la ville, comme il leur accorde des concessions et des privilèges.9 En tant que grands navigateurs en Méditerranée les Génois prennent en main le port de la ville et détiennent ainsi les voies commerciales qui relient les états latins non seulement entre eux mais aussi aux autres peuples de la région.10 Les pèlerins occidentaux ont toujours vanté la beauté de la ville, sa richesse et l’ont décrite comme une très grande cité, fortifiée, avec un port à l’intense activité.11

Le 21 juillet 1291 la ville tombe définitivement aux mains des Mame-louks qui détruisent une grande partie de ses fortifications. Les églises sont démolies ou converties en mosquées. « Beyrouth est réduite à n’être plus qu’une bourgade de quelques centaines d’habitants ; la structure de la ville est bouleversée ».12

Après 1291 les relations entre Orient et Occident sont coupées. Les navires occidentaux n’accostent plus dans les ports des villes de la côte est de la Méditerranée. Le pape interdit aux commerçants européens le contact avec les territoires mamelouks.13 Mais cette prohibition du commerce avec le Levant eut des conséquences néfastes pour les pays d’Occident, ce qui incita le pape, vers 1345, à adoucir ses positions vis-à-vis du commerce en Egypte et en Syrie. De plus la paix qui fut conclue en 1370 entre les puissances euro-péennes et le sultanat mamelouk, ouvrit large les portes du commerce avec le Levant. C’est ainsi que Beyrouth redevint le port principal de la Syrie et le

9 Balard, Michel, Les républiques maritimes italiennes et le commerce en Sy-rie-Palestine (XIe–XIIIe siècles), dans : Les Annales des Etudes Médiévales 24 (1994), pp. 317–319.

10 Moukarzel, Pierre, La ville de Beyrouth sous la domination mamelouke (1291–1516) et son commerce avec l’Europe, Beyrouth 2010, pp. 38–64.

11 Pierre Moukarzel épuise dans son ouvrage tant les sources occidentales qu’arabes. Il établit un tableau dans lequel il indique les pèlerins occidentaux qui sont passés par Beyrouth au cours des XIVe et XVe siècles et qui en ont laissé un récit décrivant la ville. Voir : Moukarzel (note 8), pp. 43–45.

12 Ibid., p. 72.13 Ibid., pp. 16, 25.

77Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

deuxième port après Alexandrie de tout l’empire mamelouk qui se prolon-gera jusqu’à l’arrivée des Turcs ottomans en 1516.14

I.2 Les églises protobyzantines de Beyrouth

L’on sait qu’il existait à Berytus15 vers le VIe siècle au moins sept églises (Ill. 10) : l’Anastasis ou la Résurrection, l’église de la Mère de Dieu ou la Théotokos, l’église Saint-Jude, l’église des Quarante Martyrs, la Cathédrale ou basilique élevée par l’archevêque Eustathe16 et enfin l’église du Christ Sauveur.17 Aucune de ces églises ne nous est parvenue, alors que les intenses travaux d’excavation qui ont lieu depuis les années 90 du XXe siècle centrent leur attention sur le fait de retrouver au moins une de ces églises.18 Or en avril 2013 furent mis au jour les fondements d’une église à structure basi-licale, un baptistère et des thermes. L’église qui est orientée vers le nord et qui est munie d’un pavement en mosaïques à motifs géométriques devrait remonter au IVe siècle. Assad Seif, l’archéologue qui l’a découverte, suppose qu’elle est l’église de la Résurrection, celle qui se trouvait dans les alentours de l’Ecole de droit.19

Depuis l’occupation arabe de la région jusqu’à l’arrivée des Latins aucune construction chrétienne n’a été repérée ni à Beyrouth ni au Liban.20 Il est connu qu’à l’époque du calife fatimide Al-Hakim bi Amrellah un nombre

14 Moukarzel (note 8), pp. 26–27 et note 23.15 Berytus c’est l’appellation grecque puis latine de Beyrouth.16 Collinet (note 6), pp. 59–75.17 L’église du Saint-Sauveur était à l’origine, d’après la tradition, une synagogue.

Au Moyen Âge elle devint l’église des Franciscains avant d’être convertie, plus tard, en mosquée. Une récente étude sur l’église du Saint-Sauveur a été publiée par : Jabr-Mouawad, Ray, La mosquée du Sérail à Beyrouth : histoire d’un lieu de culte, dans : Tempora. Annales d’histoire et d’archéologie 14–15 (2003–2004), pp. 153–173.

18 Plus de trois églises dont les vestiges ont été retrouvés à Beyrouth ont été attribués à l’église de l’‹ Anastasis ›, celle connue comme le lieu de culte jux-taposant l’Ecole de droit à laquelle les étudiants se rendaient pour prier. Voir : Collinet (note 6), pp. 63–76.

19 Comme le rapport des fouilles n’a pas encore été publié, nous ne pouvons reproduire le pavement de l’église.

20 Quelques fresques antérieures aux Croisés ont été retrouvées non au Li-ban mais au Bilad al-Sham (Syrie-Palestine) et Egypte. Voir : Hélou, Nada, Destinée de l’art chrétien sous le califat omeyyade. Rupture ou continuité, dans : Byzantium in Early Islamic Syria, éd. par el-Sheikh, Nadia Maria and O’Sullivan, Shaun (Proceedings of a Conference organized by the American

78 Nada Hélou Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

considérable d’églises et de couvents fut détruit en 1012. La prescription des droits des chrétiens vivant en milieu musulman n’a atteint son paroxysme qu’avec ce calife qui, selon l’historien arabe, al-Makrisi, démolit et pilla 30’000 églises dans le Bilad al-Sham et en Egypte.21 L’absence totale de vestiges chrétiens remontant à cette époque (milieu du VIIe–fin du XIe siècle) est due certainement à ces restrictions interdisant aux chrétiens de pratiquer ouvertement leur croyance.

II. Les églises de Beyrouth à l’époque des Croisés

Les chrétiens locaux jouissent sous les Croisés de la période la plus pros-père de leur histoire. Ceci est surtout visible à travers le nombre considé-rable d’églises qui furent érigées et dans le comté de Tripoli et dans les villes de la côte phénicienne qui étaient rattachées au Royaume de Jérusalem telle Beyrouth, Sidon, Tyr. Ici, dans ces régions, vivaient des chrétiens apparte-nant à différentes confessions et à des ethnies diverses, telles les orthodoxes arabes (melkites) et grecs, les Syriens jacobites monophysites (appelés aussi miaphysites ou Syriens orthodoxes), les maronites appartenant à la culture syriaque, et, bien sûr, les catholiques occidentaux venant des quatre coins du continent européen, mais où prévalent les éléments français et italien, sans pour autant oublier les Arabes musulmans. Une telle coexistence se mani-feste particulièrement à travers l’architecture et l’expression artistique. L’on peut voir par exemple une église construite dans un style roman, où sont utilisés des chapiteaux provenant d’une ancienne structure proto-byzan-tine, et où les murs sont décorés de fresques de style byzantino-local.22 Tel devait être le cas dans les églises de Beyrouth.

Notons que les témoignages des pèlerins et voyageurs occidentaux concernant les églises et les chrétiens de Beyrouth sont plutôt rares car la

University of Beirut and the University of Balamand, June 18–19 2007), Bei-rut 2011, pp. 101–128.

21 Ahmed ben ‘Ali al-Maqrizi, Kitab al-Khitat, Cairo 1853, vol. II, p. 496. 22 Le modèle le plus caractéristique montrant d’une façon évidente le mélange ou

la synthèse des cultures se rencontre à l’église de Mar Charbel (Saint-Charbel) à Maad, village situé dans le Mont Liban et faisant partie du comté de Tripoli. Voir : Nordiguian, Lévon, Sur les pas de Renan […] La christianisation des temples païens dans l’arrière pays de Byblos, dans : Mélanges de l’Université Saint-Joseph 62 (2009), pp. 147–187 ; Hélou, Nada, Fresques du Liban. Ré-gions de Jbeil et Batroun, vol. I, Beyrouth 2007, pp. 23–26 ; Immerzeel, Mat,

79Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

majeure partie des habitants chrétiens de la ville sont melkites orthodoxes.23 Or les Occidentaux ne visitaient que les sanctuaires qui leur appartenaient et parfois, ceux des Maronites, leurs alliés.

Denys Pringle dans son inventaire des églises de Beyrouth à l’époque des Croisés en dénombre quatorze, ce sont : les églises de Saint-Jean, Saint-Georges intra muros, Saint-Georges (al-Khodr), Saint-Marc, Sainte-Marie-Latine, le Saint-Sauveur (Saint-François), Saint-Bartholomée, l’église et hôpital Saint-Nicolas, le monastère de Saint-Michel de Clusa, et les chapelles de Saint-Simon (et Saint-Jude), de Saint Laurent, de Sainte-Barbe, la chapelle des Maronites et une chapelle dont le vocable est resté inconnu.24 De ces églises il ne subsiste pratiquement aucune, hormis l’église Saint-Jean qui a été convertie en mosquée mais qui a gardé son aspect originel d’architec-ture religieuse chrétienne. Les autres, soit n’existent plus, soit sont recons-truites complètement comme Saint-Georges des Orthodoxes, soit démolies et converties en mosquées comme Saint-Georges Al-Khodr et la mosquée du Sérail qui était à l’origine la Cathédrale du Sauveur.

II.1 Saint-Jean de Beyrouth25

Comme l’église Saint-Jean est la seule église construite par le Croisés qui subsiste encore, sa description nous servira à reconstituer le schéma d’autres églises de Beyrouth (Ill. 11). La cathédrale fut érigée par le premier évêque latin de Beyrouth, Baudouin de Boulogne, dès 1113, les travaux ne furent terminés qu’au milieu du siècle.26 En 1291 Saint-Jean fut convertie par les nouveaux occupants de Beyrouth, les Mamelouks, en la Grande mosquée Al-Omari, qui l’est jusqu’à nos jours. Malgré ceci l’aspect originel du XIIe siècle n’a pas subi de grandes modifications. L’église fut probablement élevée sur l’emplacement d’une ancienne église byzantine de laquelle des spolia

Identity Puzzle. Medieval Art in Syria and Lebanon (Orientalia Lovaniensia Analecta 184), Leuven/Paris/Walpole 2009, p. 105.

23 Moukarzel (note 8), p. 46.24 Pringle, Denys, The Churches of the Crusader Kingdom of Jerusalem. A cor-

pus, vol. I, A–K (excluding Acre and Jerusalem), Cambridge 1993, pp. 111–119, nos. 42–55

25 Pour la bibliographie de Saint-Jean de Beyrouth voir : Pringle (note 24), p. 115 ; voir aussi : Folda, Jaroslav, The Art of the Crusaders in the Holy Land (1099–1187), Cambridge 1995, p. 70, pl. 4.16 a–16c.

26 Enlart, Camille, Les monuments des Croisés dans le Royaume de Jérusalem. Architecture religieuse et civile, Paris 1925, vol. II, p. 72.

80 Nada Hélou Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

restent visibles dans la structure des murs tels les chapiteaux proto-byzan-tins, le linteau de la porte ouest etc.

De plan basilical, l’église possède trois nefs formées de cinq travées, diri-gées vers l’est se terminant par une abside centrale et deux latérales plus petites. A l’origine elle était ouverte uniquement sur la façade ouest par une porte centrale précédée d’un porche. Deux rangées de quatre piliers à colonnes engagées pourvues de chapiteaux sculptés, soutiennent, de chaque côté de la nef, des arcs en plein cintre (Ill. 12). L’espace central, extrême-ment plus large et plus élevé que les bas-côtés est couvert par une voûte en berceau légèrement brisée, supportée par des doubleaux, alors que les nefs latérales sont couvertes de voûtes d’arêtes plus basses et plus étroites que la partie centrale. Dans la partie supérieure des murs de la nef s’ouvrent de petites fenêtres cintrées formant l’étage du clerestorium. Celles-ci assurent avec les trois fenêtres des absides et des murs latéraux la lumière à l’intérieur qui n’est pas très forte. A l’origine tous les murs de l’église étaient recouverts de fresques ; celles-ci ont été détruites au XIVe siècle, tel que le témoigne l’historien de la ville de Beyrouth, Saleh ben Yehya, mort en 1516.27

Ce type d’architecture basilicale de provenance romane où prédomine la voûte légèrement brisée apparaît au Proche Orient avec l’arrivée des Croisés. Il obtient une large expansion non seulement dans les constructions stricte-ment latines mais aussi dans les églises appartenant aux communautés chré-tiennes locales comme c’est le cas dans certaines églises rurales. L’utilisation de l’arc brisé se répand dans l’architecture croisée aux environs du milieu du XIIe siècle, où on le rencontre dans des églises de cette époque. Ce type d’architecture se retrouve dans toutes les constructions latines du Levant : à Notre Dame de Tartous (reconstruite par les Templiers après sa reprise des mains de Nour ed-Din en 1152),28 à Saint-Jean de Jbeil (commencée autour de 1115 puis reconstruite vers 1170),29 à Saint-Jean de Ramla (reconstruite

27 Saleh ben Yahya, Tarikh Bayrout, éd. par Hours, Francis et Salibi, Kamal, Beyrouth 1969, p. 58.

28 Sa construction se poursuivait jusqu’au XIIIe siècle ; elle ressemble aux églises de Jérusalem. Voir : Deschamps, Pierre, Les Châteaux des Croisés en Terre Sainte, III, Paris 1973, pp. 45–54 ; Enlart (note 26), pp. 395–426 ; Folda, Jaros-lav, The Art of the Crusaders in the Holy Land, 1098–1187, Cambridge 1995, pp. 302–306, pl. 8B12a–12f.

29 Deschamps (note 28), pp. 227–230, figs. 72–78 ; Enlart (note 26), pp. 118–122 ; Folda (note 28), p. 72–73, pl. 4.17a–17c.

81Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

après 1150),30 de Saint Jean de Gaza (1152–1163).31 Ces églises se distinguent toutes par leurs formes relativement réduites en comparaison des églises romanes d’Europe, leurs formes sont plutôt nettes, les toits plats ou repro-duisant la forme semi-circulaire de l’extrados de la voûte, bref ce sont des constructions romanes dans la version levantine.32

A part cette église encore debout sous son aspect originel, Pringle mentionne l’église Saint-Marc des Vénitiens, celle de Sainte-Marie Latine, la chapelle de Saint-Simon-et-saint-Jude, le monastère de Saint-Michel-de-Clusa, l’église et hôpital de Saint-Nicolas, la chapelle des Maronites.33 De toutes ces églises il n’existe aucune trace, sauf qu’elles ont été mentionnées par des confirmations papales vers la fin du XIIe siècle. La chapelle Sainte-Barbe, l’église de Saint-Georges hors-les-Murs et l’église du Sauveur devenue au XIVe siècle l’église de Saint-François, ou couvent des Franciscains,34 ont été toutes converties plus tard en mosquées.

Une petite chapelle d’une seule nef (9,60 x 4,33m) abritant un fragment, très détérioré, de peinture,35 fut découverte en 1941 non loin de la Mosquée du Sérail (l’ancienne église du Sauveur) et en contrebas de celle-ci. L’on ne sait quel était son vocable, mais Lauffrey l’attribue à l’église du Saint-Sauveur qui devait se situer non dans la crypte de la mosquée mais dans ses alentours.36

II.2 L’église Saint-Georges-des-Orthodoxes ou des-Melkites

L’église de Saint-Georges-intra-Muros, qui existe toujours mais fonda-mentalement reconstruite et transformée (Ill. 13), aurait porté un autre vocable qu’on ignore. Le Père Henri Lammens parle de l’église de

30 Ici sont utilisés les larges arcs brisés qui sont très caractéristiques de l’archi-tecture croisée levantine. Enlart (note 26), pp. 329–335 ; Folda (note 28), pp. 306–307, pl. 8B.13a–13d.

31 Les arcs sont brisés mais ce qu’il y a de plus caractéristique c’est l’emploi exclusif des voûtes d’arêtes. Enlart (note 26), p. 112 ; Folda (note 28), pp. 308–309.

32 Folda (note 28), pp. 70, 302, 306, 382.33 Pringle (note 24), pp. 111–119, nos. 42–55.34 Jabr-Mouawad (note 17), pp. 153–173.35 L’église n’existe plus, mais le fragment de fresque a été enlevé et conservé

au Musée Nationale. Il dû attendre plus de 60 ans avant d’être restauré pour retrouver sa place sur les murs du Musée et ce, en septembre 2013.

36 Lauffrey, Jean, Forums et monuments de Béryte (suite) II. Le niveau médiéval, dans : Bulletin du Musée de Beyrouth VIII (1946–1948), pp. 7–16, voir p. 15.

82 Nada Hélou Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

Saint-Georges-des-Génois, qui aurait pu servir de lieu de culte pour la communauté génoise qui était assez importante à Beyrouth à l’époque de la domination latine. Malheureusement l’auteur ne mentionne pas la source de laquelle il a puisé cette information.37 Il est probable que cette église des Génois soit devenue, plus tard, l’église portant le même vocable et appartenant à la communauté grecque orthodoxe, appelée aussi Melkite, de Beyrouth.

Dans cette étude je m’arrêterai aux deux églises de Saint-Georges pour deux raisons : Georges est le saint patron de Beyrouth et c’est aussi le saint protecteur des marins et des voyageurs.

L’église de Saint-Georges est l’une des rares églises de Beyrouth qui n’a été ni détruite ni convertie en mosquée à l’époque mamelouke. Son aspect originel, celui du XIIe siècle est conservé jusqu’à la deuxième moitié du XVIIIe siècle quand elle est détruite puis reconstruite sous une nouvelle allure.38 Cette dernière subira de nouveaux remaniements à la fin du XIXe–début du XXe siècle. Endommagée de nouveau avec la guerre civile du Liban (1975–1990), elle est complètement reconstruite et inaugurée en 2010.

L’histoire et la destinée de la cathédrale Saint-Georges des Orthodoxes s’avère fort complexe et très controversée.39 Une chapelle de Saint-Georges, mentionnée dans une confirmation papale issue de Lucius III en 1184, aurait été sous l’autorité de l’évêque de Beyrouth ;40 cependant l’on ne peut déterminer laquelle des deux églises. Dans la litanie que j’ai mentionnée au début de cette étude, qui a été publiée et étudiée par Michele Bacci, l’on ne sait de quelle église Saint-Georges il s’agit.41 Est-ce la cathédrale intra muros ou la chapelle extra muros ?

D’après May Davie, « le couvent de Saint-Georges occupe l’emplace-ment d’une ancienne église médiévale, qui aurait été restaurée au XIIIe siècle, après le départ des Croisés, puis consacrée cathédrale sous le vocable de

37 Lammens, Henri, La seigneurie franque de Baruth, dans : Relations d’Orient (1933), pp. 103–127, voir p. 125 ; Moukarzel (note 8), p. 92.

38 Suite au tremblement de terre de 1759 qui ébranla ses murs, l’église sera com-plètement détruite en 1764, et achevée en 1767 mais écroulée après quelques mois lors de l’office, provoquant ainsi la mort de plusieurs fidèles. Elle fut reconstruite en 1772. Voir Davie, May, Le couvent Saint-Georges de Bayroût al-Qadimat, dans : Chronos. Revue d’histoire de l’Université de Balamand 1 (1998), pp. 7–31, voir pp. 18–19.

39 Ibid., pp. 8–12. 40 Pringle (note 24), p. 116.41 Bacci (note 3), p. 243.

83Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

Saint-Georges ».42 Il est de fait que les témoignages citant l’église de Saint-Georges ne remontent pas au-delà du milieu du XIVe siècle. La mention la plus ancienne est aux environs de 1350, avec Peter de Pennis qui situe l’église Saint-Georges à l’intérieur des murs de la ville.43 Cette évocation est très importante dans la mesure où toute évocation de l’église de Saint-Georges renvoie les historiens et chercheurs à l’église se situant hors des murs de la ville. Le sanctuaire mentionné par Peter de Pennis serait, sans doute, celui des Orthodoxes. Parlant des ruines retrouvées à quelques cent mètres au sud de l’église, Pringle les attribue à l’église byzantine de ‹ Saint-Anastase › (qui devrait être l’Anastasis) qu’il suppose avoir repéré sous le cloître de l’église actuel de Saint-Georges.44 A la fin du XVIIe siècle Henri Maundrell décrit l’église la qualifiant d’ancienne, et d’ « abondamment décorée d’an-ciennes images ».45 La description des images que l’auteur nous livre, laisse deviner des figures de saints tels Nestorius, Nicéphore et Onophrius qui sont tous les trois des saints d’Orient très vénérés par les Orthodoxes.46 C’est le témoignage le plus ancien évoquant les fresques médiévales se trou-vant dans l’église de Saint-Georges des Orthodoxes. Deux décennies plus tard, le récit du pèlerin russe Vassili Gregorovitch-Barsky, de passage à Beyrouth en 1728, nous rend des informations intéressantes plus ou moins détaillées des deux églises de Saints Georges. Il nous renseigne qu’il existait à Beyrouth, lors de son passage, trois églises : une grecque, qui est l’église de Saint-Georges, une deuxième, maronite se trouvant sous l’église ortho-doxe et une troisième, romaine ou française où habite le consul français. D’après la description du pèlerin russe, la cathédrale de Saint-Georges est ancienne, aussi longue que large, spacieuse, divisée par beaucoup de piliers possédant beaucoup de salles, et s’ouvre par deux portes, l’une à l’ouest,

42 Davie (note 38), p. 10.43 Le Libellus de locis ultramarinis de Pierre « de Pennis » O.S.D., éd. par Kohler,

Charles, dans : Revue de l’Orient latin 9 (1902), pp. 313–383, voir p. 380.44 Pringle (note 24), p. 115.45 Wright, Thomas, Early Travels in Palestine. Comprising the Narratives of Ar-

culf, Willibald, Bernard, Saewulf, Sigurd, Benjamin of Tudela, Sir John Maun-deville, de la Brocquière, and Maundrell, London 1848, p. 417.

46 Immerzeel (note 22), p. 120.

84 Nada Hélou Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

l’autre au sud ; le prêtre habite dans une maison au-dessus de l’église.47 De plus il nous informe que ses murs « sont peints de beaucoup d’icônes ».48

Les fouilles archéologiques effectuées en 1994 et 1995 sous l’église de Saint-Georges ont dégagé plusieurs niveaux dont les plus anciens datent de l’époque protobyzantine. Deux couches de mosaïques de pavement ont été mises à jour (Ill. 14), dont, la plus ancienne a été identifiée par l’archéo-logue qui l’a dégagée Leila Badr, à l’église de l’Anastasis, celle qui devait jouxter l’école de Droit de Beyrouth.49 Mais ceci reste une hypothèse car aucun vestige confirmant cette identification n’a été trouvé (ni inscription, ni abside, ni élément de rituel). La deuxième couche appartient à l’église médiévale : ici ont été dégagés un fragment de pavement dallé de grosses pierres, le début du mur séparant l’abside centrale et l’abside sud, mais aussi des piliers de plan rectangulaire couverts d’enduit (Ill. 15). Certains piliers gardent encore des traces très détériorées de peintures, où on peut deviner sur les deux faces de l’un d’eux des figures de saints debout, desquelles il ne reste visible que la partie inférieure de leurs vêtements (Ill. 16).

Sur l’un de ces piliers l’on voit la moitié inférieure d’une figure, proba-blement debout, elle est insérée entre deux colonnes de marbre qui sont représentées en dégradé de couleurs qui varient du rose à l’ocre, créant ainsi la sensation de relief. Cette sorte d’encadrement de la figure sainte se retrouve dans grand nombre de peinture au Liban, en Syrie et même à Chypre, ce qui témoigne qu’il s’agit d’un motif régional, très apprécié au XIIIe siècle.50 D’après Tania Velmans ce motif proviendrait d’une ancienne

47 Григорович-Барский, Вaccилий, Странствования по святым местам Ч. 2 : 1728 –1744, Москва 2005, pp. 120–122 (en russe : Grigorovitch-Barski, Vas-sili, Voyages en terres sacrées d’Orient).

48 Ibid., p. 122. Barski ajoute un détail comme quoi en dessous de l’église se situe l’église des Maronites.

49 Nos connaissances sont basées sur la documentation tirées des articles dans la presse locale (voir note 4). An-Nahar, vendredi 8 septembre 2000, p. 13 (quotidien en arabe) ; L’Orient le Jour, mercredi 8 mai 2002, p. 5 (quotidien en français).

50 Le motif d’arc ou arcade insérant un saint debout se retrouve dans les fresques des églises de Behdidat, Maad, Amioun, Hammatoura, Kfar Qahel, Beyrouth (toutes au Liban) et à Qara en Syrie. Voir : Immerzeel (note 22), pp. 69, 89, 94, 102, 106 ; Cruikshank Dodd, Erica, Medieval Paintings in the Lebanon (Sprachen und Kulturen des christlichen Orients 8), Wiesbaden 2004, p. 85 ; Nordiguian, Lévon et Voisin, Jean Claude, Châteaux et églises du Moyen Âge au Liban, Beyrouth 1999, pp. 250–255, 305–306 ; Zibawi, Mahmoud, Images chrétiennes du Levant. Les décors peints des églises syro-libanaises au Moyen Âge, Paris 2009, pp. 35, 57, 62, 66, 79, 91–92 ; Hélou, Nada, La représenta-

85Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

tradition orientale qui imite l’arcade aveugle en stuc ou en pierre courant le long de l’abside.51 C’est une manière de glorifier ou de vénérer le saint. La figure est habillée d’un chiton rouge et est couverte d’un manteau bleu aux plis tombant jusqu’aux pieds qui sont invisibles. D’après ces menus détails, il devient impossible de l’identifier. L’image est dessinée à l’aide de lignes épaisses, et de contours larges ; cependant les nuances de bleu et de blanc qui sont très délicates, accentuent la plasticité de la matière et rendent le modelé plus réel. On est loin ici des prototypes de la peinture locale libanaise, celle qui a prospéré dans le comté de Tripoli, telles les fresques de Saint-Théodore à Behdidat où le graphisme domine et où prévaut le traitement en aplat.52

La deuxième figure, représentée sur l’autre face du pilier (Ill. 17), est plus révélatrice car elle offre une image de pan de draperie qui ondule et se retourne sur lui-même de telle sorte qu’il laisse apparaître le revers. Gonflé et mouvementé, celui-ci offre un dessin énergique, construit sur des grada-tions de couleurs subtiles cherchant à rendre le volume. La lumière trans-paraît à travers des traits de blancs typiques de la peinture byzantine. Tout ceci fait resplendir le drapé qui est emporté dans un jeu compliqué de plis. Ces caractéristiques sont propres non seulement à l’art byzantin mais au fameux style d’art qui s’est répandu dans tout l’empire byzantin et sa péri-phérie à la fin du XIIe siècle et qui est connue sous différentes appellations tel style dynamique, style comnénien tardif etc. (Ill. 18).53 Des échos de ce

tion de la Déisis-vision dans deux églises du Liban, dans : Parole de l’Orient 23 (1998), pp. 33–59, voir p. 40. Pour la Chypre voir : Mouriki, Doula, The Wall Paintings of the Church of the Panagia at Moutoullas, Cyprus, dans : Byzanz und der Westen. Studien zur Kunst des Europaïschen Mittelalters, éd. par Hutter, Irmgard (Sitzungsberichte der Österreichischen Akademie der Wissenschaften 432), Wien 1984, pp. 171–213, figs. 10, 29.

51 Velmans, Tania, L’image de la Déisis dans les églises de la Géorgie et dans celles d’autres régions du monde byzantin, dans : Cahiers archéologiques 29 (1980–1981), pp. 47–102, voir p. 67.

52 Immerzeel (note 22), pp. 101–105 ; Zibawi (note 50), pp. 30–37 ; Nordiguian/Voisin (note 50), pp. 138–144 ; Cruikshank Dodd (note 50), pp. 338–343 ; Hélou (note 22), pp. 11–16.

53 Beaucoup de chercheurs ont traité l’art de cette époque, nous nous limitons à quelques uns : Djurič, Vojslav, La peinture murale byzantine : XIIe et XIIIe siècles, dans : Actes du XVe Congrès international d’études byzantines (Athina 1976), Athina 1981, vol. 1, pp. 1–96 ; Hadermann-Misguish, Lydia, Tendances expressives et recherches ornementales dans la peinture Byzantine de la deu-xième moitié du XIIe siècle, dans : Byzantion 35 (1965), pp. 429–448 ; ead., Kurbinovo : les fresques de saint Georges et la peinture byzantine du XIIe siècle, Bruxelles 1975, vols. 1–2 ; ead., La peinture monumentale tardo-com-

86 Nada Hélou Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

style se retrouvent même au Mont Liban avec les fresques de Saint-Saba à Eddé Batroun (Ill. 19), qui datent de la fin du XIIe–début du XIIIe siècle.54 Il est à noter que parallèlement au style local, il existait au Liban un style très byzantinisant ou même byzantin telle les peintures de Kaftoun, Kfar Hilda et Eddé.55 Vantant la splendeur du palais de Jean d’Ibelin (c. 1108–1236), Seigneur de Beyrouth, le pèlerin Wilbrand d’Oldenbourg de passage à Beyrouth en 1212, souligne l’origine syrienne, grecque et sarrasine des peintres, mosaïstes et fresquistes qui y ont décoré l’intérieur.56 C’est pour-quoi l’on peut affirmer que les peintures de l’église Saint-Georges, au style byzantin, auraient pu être exécutées soit par un peintre grec, soit par un artiste local qui maitrise la manière byzantine.

Tout ceci nous laisse déduire que l’église de Saint-Georges intra muros, était construite à l’époque des Croisés et plus probablement vers la fin du XIIe siècle, à l’emplacement d’une ancienne église protobyzantine qui était de rite orthodoxe. Cette église protobyzantine, dont on ignore le vocable, aurait pu être celle de l’Anastasis, ou de tout autre patron tel Saint-Georges par exemple. Cette église des Croisés qui existait déjà à la fin du XIIe siècle et même avant, possédait une architecture proche de celle de Saint-Jean car elle était construite selon le modèle des églises romanes levantines. L’on sait que Georges était très vénéré par les Génois depuis le XIe siècle, il devint officiel-lement le patron de leur ville au XIVe siècle. Comme les Génois possédaient

nène et ses prolongements au XIIIe siècle , dans : Actes du XVe Congrès inter-national des études byzantines (Athina 1976), Athina 1981, vol. 1, pp. 97–128, pl. XXI–XXV ; Mouriki, Douli, Stylistic Trends in Monumental Paintings of Greece During the Eleventh and Twelfth Centuries, dans : Dumbarton Oaks Papers 34–35 (1980–1981), pp. 77–124, pl. 83. Enfin le livre d’Olga Popova qui vient de paraître, traite la question de style dans l’art byzantin : Popova, Olga S., Paths of Byzantine Art, Moskva 2013, pp. 314–329 (en russe avec résumé en anglais).

54 Erica Cruikshank Dodd fait remonter ces fresques au style de la renaissance paléologue aux formes volumineuses, carrées et bien modelées et où prévaut le retour aux idéaux de l’Antiquité classique. Or ici, à Eddé Batroun, les fi-gures sont plutôt émincées, frêles et fragiles et où domine un tragisme pro-noncé dans les expressions des visages. Il est évident qu’il s’agit ici d’une autre époque et d’une autre approche esthétique. Voir : Cruikshank Dodd (note 50), pp. 97–99 ; Immerzeel (note 22), pp. 108–111 ; Hélou, Nada, L’église de Saint-Saba à Eddé Batroun, dans : Paroles de l’Orient 28 (2003), pp. 397–434.

55 Hélou, Nada, Le patrimoine peint, dans : Fascination du Liban. 60 siècles d’his-toire de religion, d’art et d’archéologie. Catalogue d’exposition au Musée Rath, Genève du 30 novembre 2012 au 31 mars 2013, Genève 2012, pp. 169–175.

56 Wright (note 45), p. 417 ; Immerzeel (note 22), p. 120.

87Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

une grande colonie à Beyrouth aux XIIe et XIIIe siècles, il est fort plausible que cette église ait été l’église de Saint-Georges-des-Génois, tout comme il existait à Beyrouth même, l’église de Saint-Marc-des-Vénitiens. Par ailleurs les archéologues ont trouvé, enterré sous le sol de l’église, une sépulture avec un squelette féminin portant beaucoup de bijoux et une tiare en bronze sur la tête.57 On se pose alors la question : quelle personne féminine pouvait-elle avoir le privilège d’être ensevelie dans une église ? Il est évident qu’il s’agit d’une dame de la haute société dirigeante, dont l’identité nous reste inconnue. Plus tard, avec le départ des Croisés, les Orthodoxes auraient repris l’église. Mais tout ceci reste bien sûr au niveau des hypothèses tant qu’il n’y a pas de rapports des fouilles.

II.3 L’Eglise de Saint-Georges-Al-Khodr

La chapelle de Saint-Georges-Al-Khodr est historiquement mieux connue et plus citée. D’après les voyageurs européens qui commencent à mentionner la chapelle de Saint-Georges dès le XIVe siècle, l’église se situe à l’est de Beyrouth et hors des murs de la ville.58 Pour eux c’est l’endroit où le saint a vaincu le dragon et sauvé la fille du roi.59 Elle serait une chapelle funéraire où l’office n’est pas célébré régulièrement.60 Actuellement c’est la mosquée Al-Khodr qui est pour les musulmans l’équivalent de Georges. D’après une inscription gravée sur ses murs, l’église fut convertie en mosquée en 1633–34, puis reprise provisoirement par les chrétiens en 1655, mais retournée

57 La tiare est exposée dans la crypte de l’église de Saint-Georges qui a été amé-nagée en musée.

58 Giorgio Gucci (1384–1385) la situe à un mille aux environs de Beyrouth. Voir : Visit to the Holy Places of Egypt, Sinai, Palestine and Syria in 1384 by Fresco-baldi, Gucci, Sigoli, Translated from the italian by Fr. Th. Bellorini and Fr. Eugène Hoade, Jerusalem 1948. Voir aussi Jacques de Vérone (1335), Peter de Pennis (vers 1350), le Seigneur d’Anglure (1395). Pour Jacques de Vérone voir : Le pèlerinage du moine augustin Jacques de Vérone (1355), éd. par Röhricht, Reinhold (Revue de l’Orient latin III), Paris 1895, pp. 155–302, voir pp. 296, 302. Pour Peter de Pennis (note 41), p. 380. Pour le Seigneur d’Anglure voir : Le saint voyage de Jherusalem du Seigneur d’Anglure, éd. par Bennardot, François et Longnon, Auguste, Paris 1878, pp. 10–11. Brygg, Thomas, Voyage en Terre Sainte d’un maire de Bordeaux XIVe siècle, éd. par Riant, Paul E. D. (Archives de l’Orient latin II/2) Paris 1884, pp. 378–388, voir p. 386.

59 Moukarzel (note 8), p. 90.60 Ibid., p. 90, notes 123 et 124.

88 Nada Hélou Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

définitivement aux musulmans en 1661.61 De son aspect originel il ne reste que très peu de choses, car elle a subi beaucoup de remaniements surtout au XXe siècle.62

Un groupe de vestiges intéressants était rattaché à la petite mosquée Al-Khodr à l’est de la ville. Le R. P. Mouterde pense que la chapelle aurait pu être dans les premiers siècles chrétiens un martyrium de Bérytus, le sanctuaire du saint martyr se trouvant au-milieu d’une très vaste nécropole d’époque romaine ;63 hypothèse, à mon avis très plausible. La chapelle aurait donc servi d’église funéraire pour les chrétiens orthodoxes de Beyrouth, tel que Giorgio Gucci (1384–1385) et Johannem Shumann de Lutzenburg (1434) le témoignent.64

L’on sait, d’après les récits des voyageurs que le site était constitué d’un groupe de bâtiments65 mais la description du pèlerin russe, Vassili Barsky en 1728, est plus révélatrice.66 Celui-ci précise que c’est ici que le saint a tué le dragon qui sortait de la rivière pour dévorer les gens. En cet endroit les chré-tiens ont bâti une église et creusé un puits en l’honneur du saint, et l’auteur de rajouter que le monument a été transformé en mosquée.67 Le plus intéres-sant dans le témoignage du pèlerin russe c’est le dessin fait de sa propre main qu’il nous livre et à travers lequel nous pouvons imaginer le site tel qu’il se présentait dans la première moitié du XVIIIe siècle (Ill. 20). Un bâtiment de forme cubique ou en parallélépipède pourvu d’un clocher est précédé d’un porche plus bas à la manière des églises médiévales du Mont Liban. Il y a très peu d’ouvertures, et il est entouré par une enceinte créant une sorte de court intérieure. A côté, plus au nord, s’élève un autre bâtiment en forme de parallélépipède qui s’identifierait au monastère mentionné par du Mesnil du Buisson en 1926.68 Plus au sud, un édicule couvert d’une coupole reposant sur quatre supports s’assimile au puits. Du côté nord-est coule la fameuse

61 Mesnil du Buisson (Comte du), Les anciennes défenses de Beyrouth, dans : Syria : Revue d’art oriental et d’archéologie, publiée sous le Haut-Commissaire de la République française en Syrie II (1921), pp. 317–327.

62 Pringle (note 24), p. 116. 63 Mouterde, Réne, Regards sur Beyrouth phénicienne, hellénistique et romaine,

Beyrouth 1966, p. 52. 64 Cités dans Moukarzel (note 8), p. 90, note 123. 65 Voir note 58.66 Barsky (note 47), pp. 51–52. 67 Ibid., p. 51.68 Mesnil du Buisson, Robert du, Le lieu du combat de saint Georges à Beyrouth

(Mélanges de l’Université Saint-Joseph XII/4), Beyrouth 1927, pp. 251–265 ; id., Recherches archéologiques à Beyrouth : la légende de saint Georges,

89Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

rivière où le saint a accompli son exploit, à côté de laquelle le dessinateur a imaginé l’acte du héros terrassant le dragon.

D’après le patriarche Stephane Doueihi (1630–1704), historien de l’église et de la communauté maronite, l’église de Saint-Georges hors les murs appartenait aux maronites.69 Elle serait restée aux mains de la communauté jusqu’en 1661 quand elle fut convertie en mosquée, connue actuellement sous le vocable de Al-Khodr.70 D’après Doueihi, les Maronites ne possé-daient que cette église seulement à Beyrouth. Or des textes manuscrits du XVIIe siècle retrouvés dans les archives de l’archevêché grec orthodoxe de Beyrouth rattachent l’église tant aux orthodoxes qu’aux maronites.71 L’on comprend qu’elle était même connue comme l’église « des Nassarah et des maronites » c’est-à-dire des chrétiens et des maronites ; les chrétiens étant les orthodoxes. D’après Doueihi, suite à la confiscation de l’église maronite par les musulmans en 1570, qui était à l’intérieur des murs de Beyrouth, il ne leur restait que l’église Saint-Georges qui se trouvait extra muros.72 De ce fait l’on comprend que cette chapelle a servi aux maronites pendant un siècle avant d’être convertie en mosquée en 1661. Il se peut qu’après cette date les orthodoxes aient invité leurs confrères maronites à célébrer leurs offices à « l’étage inférieur » de l’église Saint-Georges intra muros comme le témoigne Barsky en 1728.73

De l’architecture ancienne de l’église, il ne subsiste que la structure inté-rieure, l’extérieur ayant été remanié par les musulmans dans le but d’agrandir le bâtiment auquel ils ont juxtaposé d’autres pièces. La partie ancienne consiste en une pièce voûtée en berceau (Ill. 21), elle est terminée à l’est par une abside. Cet intérieur est typique des constructions des chapelles médié-vales. De telles structures on en retrouve en grande quantité dans les villages du Mont Liban : ce sont des chapelles de plan rectangulaire, à une seule nef,

dans : Bulletin de la Société française des fouilles archéologiques VI (1925–1926), pp. 81–134.

69 Stephane Doueihi, Tarikh al-Ta’ifa al-marounniya, éd. par al-Khoury al-Chartouni, Rachid, Beyrouth 1890, p. 173.

70 Doueihi (note 69), p. 236.71 Des documents, découverts par Souad Slim, datés de 1642, 1665, 1673 nous

laissent déduire que les Grecs orthodoxes et les maronites payaient ensemble leurs impôts, fréquentaient la même église lors des cérémonies liturgiques, et ensemble se chargeaient de sa réparation et sa restauration.

72 Doueihi (note 69), p. 236.73 Barsky (note 47), p. 51.

90 Nada Hélou Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

voûtées en berceau, et parfois précédées d’un porche.74 Ces églises remon-tent généralement aux XIIe et XIIIe siècle, époque de la domination latine au Liban. De ce fait il devient très probable d’attribuer la chapelle de Saint-Georges-Hors-les-Murs à l’époque des Croisés.

Il existe par ailleurs d’autres sanctuaires, ou plutôt d’autres endroits sacrés à Beyrouth et sur la côte libanaise dédiés à saint Georges. Plus au sud de la mosquée Al-Khodr, à l’embouchure du fleuve de Beyrouth, actuellement, dans l’un des quartiers de la ville, existait une grotte que les Beyrouthins appelaient la grotte aux sept anses du dragon. D’après la tradition c’est le lieu où le dragon se retirait pour dévorer sa proie. Les chrétiens firent de cette grotte un sanctuaire dédiée à la Mère de Dieu et à Saint-Georges qu’ils nommèrent Notre-Dame-des-Mamelles à cause des stalactites et stalagmites qui s’y formaient et à cause de soit disant l’icône de la Vierge allaitante qui s’y trouvait.75 Une autre grotte ou sanctuaire dédié au saint héros et appelée Battiyée se trouve au nord de Beyrouth, sur la côte de Jounieh, à Sarba. Un peu plus au nord, à Tabarja, surplombant le rivage, se tenait la triple église de Saint-Georges dans la structure de laquelle on pouvait voir de grands blocs de pierre provenant d’une construction romaine. En descendant plus bas vers le rivage on se retrouve dans la Grotte de Saint-Georges qui est parfois submergée par l’eau de mer. Cette eau avait, comme celle de la Battiyée et celle du puits d’Al-Khodr, pour les croyants, une faculté curative. Le plus intéressant est que chaque endroit est considéré le lieu du miracle de saint-Georges et, pour les chrétiens locaux, il n’y a pas de doute que le miracle a bien eu lieu ici.

74 Nordiguian, Lévon, Chapelles rurales médiévales dans le territoire du comté de Tripoli (Liban). Essai typologique, dans : Les églises en monde syriaque, éd. par Briquel Chatonnet, Françoise (Etudes syriaques 10), Paris 2013, pp. 169–196, voir pp. 169–176.

75 Je remercie ma collègue Marlène Kanaan, de l’Université de Balamand d’avoir eu la grande gentillesse de me procurer ses documents consacrés au culte de saint Georges au Liban. Voir : Kanaan, Marlène, Contribution à l’étude du culte du saint et glorieux mégalo-martyr Georges le tropéophore au Liban, dans : Les Cahiers de Saint-Michel de Cuixà XXIX (1998), pp. 103–112 ; ead., Légends, Places and Traditions Related to the Cult of Saint George in Lebanon, dans : Aram. Society for Syro-Mesopotamian Studies 20 (2008), pp. 203–219.

91Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

III. Saint Georges dans la tradition orale et picturale

Saint Georges jouit d’une grande vénération au Liban et plus précisément à Beyrouth et sur la côte où son culte est le plus populaire. Jusqu’à nos jours les Beyrouthins, orthodoxes, maronites et musulmans, considèrent que c’est dans leur ville qu’a eu lieu le miracle. Saleh ben Yehya, historien de la famille druze des Bohtor vivant au XVe siècle, relate, dans son Histoire de Beyrouth, la légende de saint Georges telle qu’elle était conçue par les chrétiens de l’époque. « Les chrétiens, écrit-il, prétendent qu’un dragon est sorti jadis à Beyrouth et que la population a décidé de lui offrir chaque année une jeune fille pour contenter sa méchanceté. Une de ces années le sort est tombé sur le gouverneur de Beyrouth qui a fait sortir sa fille de nuit jusqu’au lieu où se trouvait le dragon. Elle se mit à implorer Dieu. Saint Georges lui apparut alors et quand le dragon s’approcha de lui il le tua. Le gouverneur de Beyrouth fit construire alors une église à cet endroit près du fleuve. Les chrétiens ont peint cet évènement dans toutes leurs églises. Ils prétendent que Georges est de Lydda en Palestine, qu’il a été tué par un roi idolâtre au Hauran et qu’il a une fête célèbre chez eux dans tout le pays ».76

Dans les traditions chrétiennes et musulmanes, le nom du soldat martyr, Saint Georges se rattache aux cultes païens agricoles qui s’associent au renou-veau.77 Il incarne la réminiscence de la vie au printemps. Il est le motif de la vie dans la mort, et symbolise la mystique chrétienne du martyr. Sa victoire contre le monstre chtonien le confond avec les exploits les plus populaires accomplis par les dieux démiurges tels Mardouk, Doummouzi, Apollon, ou les héros de l’antiquité tels Gilgamesh, Bellerophon, Persée, ou Adonis le dieu héros des Phéniciens par excellence.78 Le culte de Georges s’enracine donc bien loin dans l’antiquité.

L’on ne sait à quelle époque le culte de Saint-Georges se rattache à la ville de Beyrouth, mais ce qui est sûr c’est qu’il était déjà connu et vénéré en Syrie et en Palestine dès le VIe siècle.79 Il est le protecteur des marins navigateurs

76 Traduction en français de V. Sauma. Voir : Sauma, Victor, Sur les pas des saints au Liban I, Beyrouth 1994, pp. 413–414.

77 Les recherches les plus récentes sur le cultes de saint Georges : Walter, Christopher, The Warror Saints in Byzantine Art and Tradition, Ashgate 2003, pp. 109–144 ; Grotowski, Piotr L., The Legend of St. George Saving a Youth from Captivity and its Depiction in Art, dans : Series Byzantina I (2003), pp. 27–77.

78 Walter (note 77), pp. 15–22.79 Le patriarche Doueihi attribue l’histoire du dragon de Beyrouth au VIe siècle.

Voir : Doueihi (note 68), p. 173.

92 Nada Hélou Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

des dangers du large, comme il défend les paysans de la menace des loups et des serpents et, en tant que soldat, il est le garant de la paix. Bref c’est le ‹ super héros › qui a vaincu le mal.

Hormis quelques représentations de saint Georges provenant du VIe siècle en Egypte (Bawit) aucune image du saint n’a été retrouvée ni à Beyrouth, ni même dans toute la région de la Syrie et de la Palestine avant la période des croisades. Or à cette époque, au XIIe et XIIIe siècle, saint Georges était représenté non pas terrassant le dragon mais sauvant l’en-fant de l’esclavage et, la plupart des fois, le saint héros traversait sur son cheval blanc une mer poissonneuse. Cette sorte de représentation se retrouve dans plusieurs fresques du Liban et de la Syrie, et aussi dans les icônes de provenance palestiniennes. La représentation la plus intéressante et la mieux conservée se retrouve dans la fresque de l’église de Saint-Théodore à Behdidat, village du comté de Tripoli. Saint Georges est représenté à cheval ; derrière lui se tient l’enfant qui fut livré à l’esclavage en tant qu’échanson chez le sultan turc seljoukide dans l’île de Lesbos. Le Saint répondant aux prières et supplications de la mère de l’enfant accomplit un miracle en déli-vrant celui-ci de l’esclavage. Les poissons rouges nageant dans une eau bleue indiquent le passage du cavalier à travers les mers pour rendre l’enfant à sa mère. L’aiguière et la coupe qu’il porte dans ses mains désignent son escla-vage. L’enfant échanson accompagnant saint Georges se retrouve non seule-ment dans les fresques médiévales du Liban mais bien plus tard, dans les icônes post-byzantines appelées melkites (XVIIe–XIXe siècle). L’iconogra-phie arabe melkite combine ces deux miracles, celui du dragon et celui de l’enfant échanson, pour les représenter dans une seule composition qui est celle de Saint Georges.

Georges a délivré l’enfant de l’esclavage et l’a rendu à ses parents, comme il a percé le dragon de son arme et a rendu la fille à son père. La popularité de la légende de saint Georges dans sa version de l’époque des Croisés est fort compréhensible car elle glorifie le pouvoir du Dieu des chrétiens en cette période de grands troubles marqués par la menace musulmane perma-nente. Dans ces différentes versions de la légende, Georges jouit de plusieurs qualités : il apparaît à la fois comme héros, prêcheur de la vrai foi, cavalier défenseur de l’innocence, vainqueur de l’injustice.

Dans son témoignage l’historien beyrouthin Saleh ben Yehya affirme que les chrétiens représentaient saint Georges terrassant le dragon dans toutes leurs églises. Mais, comme on l’a déjà signalé, aucune image de saint Georges et du dragon remontant à l’époque de Saleh ben Yehya n’est connue, l’on

93Les lieux sacrés de Beyrouth au Moyen Âge

déduit que cette sorte de composition était déjà connue à Beyrouth mais aucune ne nous est parvenue.

IV. Déduction

Enfin, après cette étude des deux églises de Saint-Georges, l’on se repose la question concernant les matelots italiens et leur invocation de l’église dédiée à ce saint. Avec les données minimes que l’on possède la tâche qui consiste à distinguer les deux églises s’avère difficile. Néanmoins l’on peut supposer que l’église de Saint-Georges Al-Khodr extra muros était la plus ancienne, probablement remontait à la période protobyzantine, avec laquelle se ratta-chait le miracle de saint Georges et que les voyageurs, pèlerins et navigateurs imploraient vu son emplacement non loin de la côte et de l’embouchure de la rivière. Elle aurait pu être reconstruite plus tard, à l’époque des Croisés.L’autre, intra muros, était érigée à l’emplacement d’une église plus ancienne, elle fut dédiée, plus tard, au saint héros par comparaison à celle hors les murs, mais en plus grand. Les bâtisseurs de celle-ci étaient les Croisés ou, plus précisément les Génois qui possédaient une colonie assez importante à Beyrouth. Georges étant devenu plus tard, au XIVe siècle, le saint patron de Gênes, l’on peut supposer que l’origine de ce vocable était leur église de Saint-Georges à Beyrouth.

Illustrations

360 Illustrations Hélou

Ill. 9 – Les excavations de Beyrouth avec, au fond, l’église de Saint-Georges.

Ill. 10 – Plan d’après le Comte du Mesnil du Buisson. Emplacement des églises de Beyrouth au VIe siècle.

Illustrations HélouIllustrations Hélou 361

Ill. 12 – Beyrouth, Église de Saint-Jean (1113), Intérieur.

Ill. 11 – Beyrouth, Église de Saint-Jean (1113), vue du côté Est.

362 Illustrations Hélou

Ill. 13 – Beyrouth, Église Saint-Georges-des-Orthodoxes (2010), Façade Ouest.

Ill. 14 – Beyrouth, Crypte de l’église Saint-Georges-des-Orthodoxes, deux couches de mosaïques (Ve–VIe siècles).

Illustrations HélouIllustrations Hélou 363

Ill. 15 – Beyrouth, Crypte de l’église Saint-Georges-des-Orthodoxes, vestige de l’église médiévale, Pilier.

364 Illustrations Hélou

Ill. 16 – Beyrouth, Crypte de l’église Saint-Georges-des-Orthodoxes, fresque sur un pilier, figure debout.

Ill. 17 – Beyrouth, Crypte de l’église Saint-Georges-des-Orthodoxes, fresque sur un pilier, figure debout ou assise, pan de vêtement.

Illustrations HélouIllustrations Hélou 365

Ill. 18 – Kourbinovo, Macédoine, Église Saint-George, fragment de l’An-nonciation, l’Archange Gabriel, fresque (1191).

366 Illustrations Hélou

Ill. 19 – Eddé, Liban, Église Saint-Saba, fragment de la Dormition de la Vierge, Denis l’Aréopagite, fresque (vers 1200).

Illustrations HélouIllustrations Hélou 367

Ill. 20 – Saint-Georges Al-Khodr, dessin fait par le pèlerin russe V. Barsky, 1728.

Ill. 21 – Saint-Georges Al-Khodr, intérieur de la mosquée, ancienne chapelle médiévale.