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8/10/2019 Sommes-nous Les Hritiers Des Lumires
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PHARES
Revue philosophique tudiante
Vol. 8 2008
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Nous remercions nos partenaires :
Facult de Philosophie de lUniversit Laval Confdration des associations dtudiants et dtudiantes de
lUniversit Laval (CADEUL) Association des tudiantes et des tudiants de Laval inscrits aux
tudes suprieures (LIS)
Revue Phares
Bureau 514Pavillon Flix-Antoine-SavardUniversit Laval, QubecG1K 7P4
revue.phares@fp.ulaval.cawww.phares.fp.ulaval.ca
ISSN 1496-8533
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PHARES
DIRECTION
Matthias Pich
RDACTION
Dominic ClicheJulien Delangie
Mlanie Turmel-Huot
COMITDERDACTION
Franois ChassDominic ClicheJulien Delangie
Claire GrinoJean-Michel Lapointe
Dominique LepageOlivier Marcil
Caroline MineauMatthias PichVicki Plourde
Mlanie Turmel-Huot
INFOGRAPHIE
Pierre-Louis Cauchon
MISEJOURDUSITEINTERNET
Pierre-Louis Cauchon
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Comme son nom lindique, la revue Phares essaie de porter quelqueslumires sur lobscur et redoutable ocan philosophique. Sans prtendreoffrir des rponses aptes guider ou claircir la navigation en philosophie,cette revue vise, en soulevant des questions et des problmes, signaler
certaines voies fcondes lexploration et mettre en garde contre lesrcifs susceptibles de conduire un naufrage. En outre, le pluriel dePharesmontre que cette revue entend voluer dans un cadre aussi vari et contrastque possible. Dune part, le contenu de la revue est form dapprocheset dclaircissements multiples : chaque numro comporte dabord un ou
plusieurs DOSSIERS, dans lesquels une question philosophique est abordesous diffrents angles ; puis, une section COMMENTAIRES, qui regroupe destextes danalyse, des comptes rendus, des essais, etc. ; et, enfin, une sectionRPLIQUES, par laquelle il est possible de rpondre un texte prcdemment
publi ou den approfondir la problmatique. Dautre part, la revuePharesse veut un espace dchanges, de dbats et de discussions ouvert tousles tudiants intresss par la philosophie. Pour participer aux prochainsnumros, voir la politique ditoriale publie la fin du prsent numro.
PROCHAINDOSSIER:La distinction corps-esprit est-elle encore valableaujourdhui ?
DATEDETOMBE: 1erseptembre 2008
Nous vous invitons consulter notre site Internet (www.phares.fp.ulaval.ca), o vous aurez accs tous les articles parus dans Phares.
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In Memoriam Richard Rorty (1931-2007)
temps et du hasard2. Il voulait rendre compte de la contingence denotre monde en dmasquant les prsupposs mtaphysiques la base
de nos systmes de valeurs. Du mme coup, il tait un penseur libralaffirm nous offrant des outils pragmatiques3visant propulser leniveau de solidarit humaine vers des sommets ingals. Au bout du compte, peut-tre bien que lamoureux desorchides sauvages dfendait un type de relativisme bien lui. Iltait nanmoins un penseur dtermin et inspirant. Il nous apprenait croire lucidement en lespce humaine et en la capacit de lhomme redfinir son propre langage afin damliorer le sort de lhumanit. Sa
pense, esprons-le, restera une importante rfrence philosophique,autant pour ses admirateurs que pour ses rivaux intellectuels.
1. Richard RORTY, Contingence, ironie et solidarit, Paris, Armand Colin,coll. Thories , 1993, p. 17.2.Ibid., p. 16.3. Pensons notamment ses thses sur les substitutions langagires.
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Le projet des Lumires est avant tout un idal de libert etdindividuation, une volont de recommencement radical, derefondation de lactivit humaine sur la base de la Raison. Un tel
projet, en lui-mme ouvert, pluriel, et sous-tendu par lidal delHomme en progrs, sincarne dans les domaines politique (parla promotion de la dmocratie et du libralisme par exemple) etscientifique (notamment dans les penses empiristes, sceptiques, et
dans le dveloppement de la physique), mais interroge galementla tradition morale et lorganisation sociale. Lesapere aude kantienjette incidemment les bases de la modernit ; modernit qui estaujourdhui la fois clbre et critique, voire, selon certains, djdpasse. Notre situation actuelle nous amne donc questionnernotre rapport aux Lumires. Ces dernires cherchaient dpasser latradition, voire sy soustraire, ainsi cherchaient-elles se dfinirelles-mmes. Mais la question quest-ce que les Lumires ? qui
se posait au XVIIIesicle devient pour nous aujourdhui sommes-nous les hritiers les Lumires ? , savoir : que nous reste-t-il de leuridal, de leurs thmes ? Que penser de leur pertinence : la situationactuelle peut-elle encore tre analyse et comprise dans le cadre dela pense des Lumires ? Nous sommes nous loigns des Lumires ?Si tel tait le cas, devrions-nous y revenir ? Sintressant dans leur article lvolution du matrialisme
moderne, MATHIEU
AURY
et CHARLES
T. WOLFE
constatent unediscontinuit dans le legs des Lumires. La transformation et lerepositionnement des sciences depuis la Renaissance ont contraintles penseurs matrialistes continuellement revoir leurs fondementsconceptuels, posant de ce fait lpineuse question des rapports entre
philosophie et sciences. Abordant de front la question du dossier,FILIPPO PALUMBO affirme pour sa part que si les Lumires nousont lgu un hritage, il sagit dun hritage vide, qui confine
labsence, lalination et finalement langoisse. Le sujet kantienest lirruption dune discontinuit : la rflexion sur soi demandeau sujet opre en lui une scission, lenferme en lui la recherchedune unit soi qui ne serait jamais ralise. la recherche de soi,
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Dossier: Sommes-nous les hritiers des Lumires?
le sujet ne trouve rien. Les Lumires signifieraient alors, en tantquelles nous engagent dans la recherche des fondements, une perte
des fondements. Les auteurs des deux derniers articles du dossier sepenchent plus particulirement sur lhritage politique des Lumires.Dabord, MICHELESDRASFRANCKMIAMBANZILAanalyse la conceptionde la loi chez Rousseau pour en montrer la pertinence dans le cadrede nos dmocraties modernes. Il affirme que cette conception,mergeant de lesprit des Lumires, a su par sa richesse influencerla thorie politique et quelle a encore y apporter, quelle peutencore tre le levier de rformes. Finalement, JULIEPAQUETTEaborde
travers la pense rpublicaine du Marquis de Sade la question desrapports de lHomme avec la tradition, la nature, la raison et autrui.Elle montre comment Sade fait sien lidal des Lumires, mais touten le rinterprtant, le radicalisant et le corrigeant, dvoilant ainsi ledynamisme qui devrait se trouver la base de toute institution. Idalen mouvement, pense de la refondation, lhritage sadien mriteraitselon elle dtre rclam par la pense politique contemporaine.
DOMINICCLICHEJULIENDELANGIE
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Sommes-nous les hritiers des Lumires
matrialistes ?Mathieu Aury, Universit Paul-Valryet Charles T. Wolfe,University of Sydney
Notre hritage nest prcd daucun testament. Ren Char1
Le matrialisme scientifique est
constamment en instance de nouvellefondation.
Gaston Bachelard2
Le matrialisme na plus mauvaise presse comme autrefois.Il ntait pas tonnant dentendre au milieu du XVIIIe sicle que la matire est le plus vil des tres3, et mme aussi tardivement
quen 1873, un certain Docteur Desgrange pouvait affirmer dansune confrence prononce devant la Socit de mdecine de Lyon,que lennemi le plus redoutable de la socit, aujourdhui, nest-ce pas lcole matrialiste, dont les doctrines, situes dabord ausommet de la science, descendent ensuite dans les classes infrieureset faussent les ides avec une rapidit fulgurante4? . Aujourdhui, lematrialisme a mme ses apologistes et, depuis peu, une revue pour ledfendre,Matire premire. Non seulement des ouvrages paraissent
rgulirement sur ce thme5, mais dans la somme la plus rcentesur les Lumires,Radical Enlightenment(Les Lumires radicales) deJonathan Israel6, la philosophie matrialiste est prsente comme unecomposante importante de ce mouvement de pense. Mais rien detout ceci ne rpond notre titre, qui pose une question apparemmentsimple : Sommes-nous les hritiers des Lumires matrialistes ? Car cette question en sous-entend plusieurs autres, sans compter
lapproche scolaire typique (appelons-la la mthode Lalande ) quiconsisterait sinterroger dabord sur le sens de Lumires et de matrialisme pour formuler ensuite une conclusion tire de cesdeux dfinitions. Non, les difficults suscites par la question qui
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Dossier: Sommes-nous les hritiers des Lumires?
nous occupe ici sont la fois mthodologiques et historiques : dequel hritage sagit-il au juste (quels sont les lments constitutifs du
matrialisme des Lumires ), et comment nous serait-il possibleden hriter, si lon considre que les poques se suivent comme desensembles clos et incommensurables ? Cette incommensurabilitsemble tre particulirement significative dans le cas du matrialisme :comment rflchir historiquement une doctrine qui est constammenten train de muer au fil de lvolution des sciences ?
Afin dtre en mesure de rpondre la question de lhritage,il nous faut dabord (1) procder une clarification conceptuelle
de lide mme dune transmission ou continuit doctrinale entrele XVIIIe sicle et le ntre, puis (2) arriver une dfinition clairedes thses essentielles du matrialisme des Lumires, sur lesquellesnous ferons (3) quelques remarques rtrospectives, notamment surle statut du vivant dans ce matrialisme classique, avant de conclureen examinant lvolution du rapport entre le matrialisme et lessciences, du XVIIIesicle aujourdhui.
1. Problmes lis la continuit Si nous pouvons hriter dun bien ou prouver un gouvernement
quune terre appartenait jadis notre tribu, cela signifie que nousavons tabli une continuitentre un tat antrieur et le prsent. Maisquel est cet tat antrieur, et quel est notre prsent ? Pour le dire en une
phrase, le matrialiste des Lumires forge ou pouse typiquement uneposition mtaphysiquesur la nature de la ralit, de lunivers physique
et de notre appartenance cet univers, alors que le matrialiste duXXesicle, surtout partir des annes 1960 avec les travaux de U.T.Place, H. Feigl, J.J.C. Smart et D.M. Armstrong sur la thorie delidentit entre processus mentaux et processus crbraux, affirmeune position plus locale sur les rapports cerveau-esprit7. Littrle soulignait dj dans son Dictionnaire de mdecineau milieu duXIXesicle : si le matrialisme ancien tait mtaphysique, et essayait
dexpliquer la formation du monde, le matrialisme nouveau renonce toute spculation sur lorigine de la matire8.Cependant, affirmer une thse forte et unifie sur la nature
du monde (tout est matire et mouvement, tout est corps, lesprit
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indirecte : le matrialiste des Lumires se rclamera ple-mle deSpinoza, dpicure, de Lucrce ou de Gassendi ; de Dmocrite, de
Bacon, de Locke ou de Toland sans forcment les avoir lus, et enutilisant parfois des rsums crits par des ennemis du matrialisme.De plus, le matrialiste invoquera frquemment une ou plusieurstraditions scientifiques, notamment mdicales (et non pas celleslies aux sciences dures telles que la gomtrie, la mcanique,lastronomie ou la physique, cette dernire nexistant pas vraiment cette date), souvent fabriques pour les besoins de largument.
Quel est le credo minimal du matrialiste cette poque ?
Quelles sont ses thses ? Une telle liste risque dobscurcir lescaractristiques fascinantes de penseurs individuels, ou de gommerles contradictions qui existent en leur sein : pour ne citer quequelques exemples, Diderot dteste limmoralisme de La Mettrie,critique vivement laspect mcaniste de la thorie de lesprit et ducomportement chez Helvtius, et avance une dfinition dune matireanime, vitalise qui ne correspond pas du tout la matire dcrite par
le Baron dHolbach ; les consquences politiques proto-communistesque le cur Meslier et dHolbach tirent de leurs mtaphysiques de lanature auraient vivement dplu La Mettrie llitiste17 et auraientsembles dangereusement utopiques Diderot.
Voici nanmoins un survol des thses essentielles du matrialismedes Lumires :
Premirement, tout ce qui existe est matriel, ou le produitde linteraction entre entits matrielles, une causalit forte liant
lensemble des phnomnes entre eux (dHolbach : Lunivers,ce vaste ensemble de tout ce qui existe, ne nous offre partout quede la matire et du mouvement18. Tout est toujours dans lordrerelativement la nature, o tous les tres ne font que suivre les loisqui leur sont imposes19. Si nous jugeons des causes par leurseffets, il nest point de petites causes dans lunivers. Dans une natureo tout est li []20. ). Il sagit donc dune forme de ralisme ,
contrairement aux subjectivismes de type cartsien, kantien ouhusserlien, puisqu la suite de Spinoza,21 le matrialiste soutientque lordre et la connexion des ides sont les mmes que lordreet la connexion des choses. Comme laffirme le moine bndictin (!)
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labandon des causes finales implique lexclusion radicale de toutprincipe daction surnaturel ou non-corporel qui relverait dune
intelligence suprme, et donc de tout lment explicatif relevant in finedune mtaphysique tlologique (comme lentlchie leibnizienne).Le postulat de lautosuffisance ontologique de ltre et la conceptionmcaniste de la causalit se soutiennent rciproquement. Lematrialisme des Lumires comme le matrialisme contemporain lesaffirment tous deux dun bloc, ce qui revient dire que la Nature estaveugle une thse qui trouvera au XIXesicle un soutien fort avecla thorie darwinienne.
Quatrimement, une consquence des trois lments prcdents lapproche matrialiste du monde extrieur puis de lesprit, et larduction de toute causalit la causalit efficiente est llaboration, la suite du mcanisme et de la philosophie corpusculaire du XVIIesicle, dun rductionnisme philosophique cohrent, la fois auniveau des thories et des explications, et au niveau ontologique.Comme le dit le mdecin nerlandais Boerhaave, matre de La
Mettrie, si la structure des organes tait exactement connue, si lanature sensible des humeurs nous tait dvoile, la mcanique nousferait apparatre comme les consquences de principes trs simples,des phnomnes dont le mystre excite aujourdhui au plus hautdegr notre tonnement29.
Cinquimement, il ny a pas de sparation nette entre lhommeet lanimal. Comme en tmoigne lantimatrialiste Abraham-JosephChaumeix, cest un principe fondamental chez cette sorte de
philosophes, que les animaux sont peu diffrents de lhomme30.Approfondissant des ides dj suggres par Spinoza, puis Hume(les animaux sentent, ont des motions, et leurs tats cognitifs nediffrent des ntres que quantitativement) et sinspirant de recherchesanatomico-anthropologiques, notamment sur lorang-outang, lesmatrialistes comme La Mettrie affirment que des animaux lhomme, la transition nest pas violente31.
Siximement, lathisme est une vrit, mais ce nest pas unevrit ncessaire pour le matrialiste, ce qui peut surprendre. Eneffet, il existe des penseurs pour lesquels lunivers est entirementmatriel, lme ntant quun mode du corps mais cet univers est
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par les penseurs de cette poque, car leur originalit apparat pluttpar un regard rtrospectif (ou interprtatif). La premire est un trait
spcifique de ce matrialisme, particulirement celui de La Mettrie,Diderot et Buffon, qui a disparu du matrialisme daujourdhui. Ilsagit de son inspiration foncirement biologique, ce qui a fait dire certains commentateurs quil sagissait dun vitalo-matrialisme ou dun matrialo-vitalisme . La seconde est une mta-caractristique qui, au contraire de la premire, est un legs dumatrialisme des Lumires qui trouve son aboutissement, voire sonaccomplissement, dans la philosophie contemporaine de tendance
naturaliste (celle de Dewey, de Quine, dun certain Dennett ; etdans un tout autre univers, celle du dernier Althusser, le thoriciendu matrialisme alatoire ) : nous pourrions appeler ce trait laphilosophie sans fondements. Mais procdons dans lordre.
Diderot rpte qui veut lentendre que le nouveau champqui souvre son poque est celui des sciences biologiques, quilnomme histoire naturelle et physiologie (le nom de biologie
apparat la fin du XVIIIe
sicle, avec Treviranus et Lamarck). Cessciences doivent jouer le rle rducteur ou rductionniste auquelon sattend : comme on la vu plus haut, laction de lme surle corps est laction dune portion du corps sur lautre , et toutenotre individualit sexplique par notre organisation physique.Globalement, il est bien difficile de faire de la bonne mtaphysiqueet de la bonne morale, sans tre anatomiste, naturaliste, physiologisteet mdecin34. Mais, ce qui est plus curieux, ces sciences ne sont
pas rductibles la physique, car lorganisation des tres vivantsdpend leurs yeux de proprits intrinsques la matire vivante,
par opposition la matire morte.Prenons un exemple purement textuel : on sait que lEncyclopdie
de Diderot et DAlembert se dmarque pour de nombreux articles delHistoria critica philosophiaede Johann Jakob Brucker. Or, commela signal Claire Salomon-Bayet35, il ny a pas darticle Galile
dans ldition originale de lEncyclopdie(il napparat quavec leSupplment) alors que Brucker donne une grande place Galile.Acontrario, dans lEncyclopdiecomme lAcadmie des Sciences(ou la Royal Society, de lautre ct de la Manche), on assiste une
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vritable explosion de mmoires, rapports et projets de recherche surlanatomie, la physiologie, la mdecine et la gnration (cest--
dire lembryologie et la biologie du dveloppement en gnral). Onretrouve la dominante diderotienne des sciences de la vie contre ou par-dessus les mathmatiques. Curieusement, les historiens dessciences ont longtemps ignor cette dimension, proccups commeils le furent par les modles physico-mathmatiques des sciences dures durant la Rvolution scientifique au sicle prcdent. Ainsi,mme un minent historien de la pense mdicale (mais spcialistedu XVIIe sicle), Mirko Grmek, peut juger que le XVIIIe sicle
est beaucoup moins original que le XVIIe. Le Sicle des Lumiresdveloppe les programmes de recherche invents par la Rvolutionscientifique de lge baroque36.
Mais ce que Grmek ne semble pas voir, cest lattentionnouvelle porte la nature du vivant, au XVIIIesicle et, ce quicaractrise plus particulirement le matrialisme, linvention denouvelles passerelles entre les dcouvertes exprimentales et
largumentation philosophique, qui se passe dsormais des principesultimes qui dominaient les dbats entre des figures comme Descarteset Spinoza, ou Locke et Malebranche, au sicle prcdent. La
philosophie matrialiste se proccupe du vivant, cette poque,car son indcidabilit, son caractre alatoire compar lespacerigoureusement ordonn de la physique mathmatique galilenne37,lui fournissent de nombreux arguments subversifs contre la physico-thologie et plus gnralement contre limage dun univers rationnel,
stable et organis comme une horloge. Le vivant tel que lentendentles matrialistes est essentiellement imprvisible, ainsi que lemanifestent avec clat les naissances monstrueuses.
En somme, le matrialisme dinspiration biologique du XVIIIesicleprend le vivant comme cible explicative, comme motivation de sonprojet pistmologique. Comme le dit Gusdorf, pour les matrialistesfranais, la matire nexplique pas la vie ; ce serait plutt la vie qui
expliquerait la matire38
. Mais si cest la vie qui explique la matire,et que la matire dfinit ce qui est rel, notamment le monde qui nousentoure, alors surtout si on ne connat pas lorigine de la vie on vientde refuser ou en tout cas de mettre en suspens le principe de raison.
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croit [en cette thorie] de manire provisoire, mais croit aussique certaines parties en sont fausses. Il tche damliorer,clarifier et de comprendre le systme de lintrieur. Il est le
marin affair, voguant sur le bateau de Neurath45.
Le projet de naturalisation aboutit, de manire assez humienne, une destruction des fondements. Lempirie justifie la science maisne la fonde pas ; ou encore : Aucun nonc nest vrai ; cest la ralitqui le rend tel46. Que ce soit au sujet de lorigine du monde ou de lanature du moi, le matrialisme est un anti-fondationnalisme.
Conclusion : sommes-nous, oui ou non, les hritiers du matrialismedes Lumires ?
Dun point de vue anhistorique, le matrialiste (celui desLumires ou celui daujourdhui) naturaliselme et les phnomnesmentaux ; il soutient que le mental, cest le physique (ou le corps ;et cela ne prjuge pas de lexistence de lois psychophysiques) ; ilaffirme une notion forte de la causalit qui, associe son ontologie
(notamment sous sa forme physicaliste), conduit une notion de clture causale, selon laquelle aucun agent immatriel ne peut trela cause dun effet matriel. part son athisme et son hdonisme
probables, il refuse le principe de raison.En revanche, dun point de vue historique, comme la bien
montr Gnther Mensching, le matrialisme ne procde pas par unenchanement de doctrines transmises et modifies de gnration en
gnration47
; au contraire, sil est une tradition, elle est de nature discontinue48, puisque chaque poque est oblige de refonder nouveau une forme de matrialisme sur des bases neuves : la thologieelle-mme, partir dlments aristotliciens et averrostes, puislhistoire naturelle et les dbuts de la biologie , au XVIIIesicle ;la biochimie au XIXesicle ; la physique durant la premire moitidu XXesicle et les neurosciences depuis.
Si en plus, comme nous lavons vu, il existe des particularits
scientifiques ou mta-scientifiques du matrialisme desLumires (son rapport au vivant), comment pourrions-nous en treles hritiers inconditionnels ? Reprenons la phrase de Bachelard cite
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du matrialisme54 ou serait en tout une vitalisation de la matirequi friserait le vitalisme mtaphysique. Une option plus sduisante
qui conserve un rle pour la philosophie serait daccepter le verdict humien de Nancy Cartwright : les lois de la nature nexistent pas,ce qui ne signifie pas que nous sommes autre chose que des partiesde la nature, simplement que lide de loi est une projectionrationaliste sur le monde. Cette perspective est ouverte au matrialiste,qui tend croire en lexistence de lois de la nature, sans sy engagerncessairement. Cette obstination ne pas dfinir le matrialismecomme une simple philosophie spontane des savants ne reflte
donc pas une volont de conserver un monopole jaunissant ; ellerappelle plutt lambition dune mtaphysique matrialiste qui nese passera pas de la puissance explicative du rductionnisme et
prendra comme fondement empirique la clture causale impose parla physique. Mais sur ce fondement, le matrialisme aura construiredes ontologies rgionales, autour des neurosciences, de la physique,ou de la biologie du dveloppement, sans pour autant se rduire la
physique,car dans ce cas il ne serait quune vrit triviale55
.Ajoutons que si le matrialisme est une thorie complte durel et de notre appartenance ce rel, non seulement en tant quecerveaux, mais avec tout ce qui nous constitue dans notre artificialit(mais un vrai spinoziste dirait que le cerveau est toujours djsocial56), alors il nest pas seulement une thorie de la science, etinversement, comme le suggre Olivier Bloch, la science nest
pas le laboratoire du matrialisme57, ou alors dans un sens trs
pluraliste. Pour le dire autrement, il est idiot daffirmer que lascience est matrialiste , formule que lon peut encore trouver denos jours. A part la confusion vidente des genres, on songe toutde suite quelques exemples frappants : le plus grand mdecin(-
philosophe) matrialiste, La Mettrie, napparat pas dans les histoiresde la mdecine, et inversement, aucune des figures majeures de laRvolution Scientifique (Galile, Kepler, Boyle, Newton, Descartes)
nest matrialiste.Lavantage du dcouplage suggr par Bloch est quil permetde reconnatre une vidence historique qui nous empche de nousconsidrer en toute honntet comme les hritiers du matrialisme
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des Lumires : le changement de statut de la science elle-mme, quinest plus un contre-pouvoirface au censeur royal ou lInquisition,
mais plutt un pouvoir. Cela ne signifie pas que les explicationsrductionnistes qui sont au cur du matrialisme devraientaujourdhui tre refuses parce quelles seraient politiquementsuspectes, ni quil faille opposer navement lunivers alin dela science un univers naturel soi-disant plus authentique. Celasignifie simplement que le matrialisme est sans fondements et quenous ne vivons plus dans lunivers duDictionnaire de Trvoux, selonlequel matriel, signifie aussi, massif, grossier58. Nous sommes
les hritiers btards des Lumires : ce qui tait interdit cette poqueest devenu courant aujourdhui.
1. Ren Char, Feuillets dHypnos, no. 62, dans Fureur et mystre, Paris,Gallimard, coll. Posie/Gallimard, 1967, p. 99.2. Gaston Bachelard, Le matrialisme rationnel, Paris, PUF, 2e dition,2000, p. 7.3. Denesle,Examen du matrialisme, relativement la mtaphysique, Paris,Imprimerie de Vincent, 2 vols., 1754, I, p. 90.4. Dr Desgrange, Du matrialisme contemporain, Lyon, A. Vingtrinier,1873, p. 15.5. Outre les travaux essentiels dOlivier Bloch, on citera Pascal Charbonnat,Histoire des philosophies matrialistes, Paris, Syllepse, 2007 (un livre tropexhaustif pour tre satisfaisant) ; lun dentre nous a dirig en 2000 unrecueil darticles intitul (signe des temps ?) The Renewal of Materialism,
New York, Graduate Faculty Philosophy Journal22 :1.6. Jonathan Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the making ofmodernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; traduction,Les Lumires Radicales : La Philosophie, Spinoza et la naissance de lamodernit, 1650-1750, trad. C. Nordmann et al., Paris, ditions Amsterdam,2005. Voir les actes du colloque important consacr ce thme, qui sesttenu lENS-LSH (Lyon) en 2004 : C. Secretan, T. Dagron et L. Bove(d.), Quest-ce que les Lumires radicales ? Libertinage, athisme
et spinozisme dans le tournant philosophique de lge classique, Paris,ditions Amsterdam, 2007.7. Sur la gense et les arguments fondamentaux de la Thorie de lIdentit,voir Charles T. Wolfe, Un matrialisme dsincarn : la thorie de
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Sommes-nous les hritiers des Lumires matrialistes ?
lidentit cerveau-esprit dansMatire premire, vol. 1 (2006) :Nature etnaturalisations.8. mile Littr, Charles Robin, Dictionnaire de mdecine, Paris, J.-B.
Baillire, 12edition 1863, p. 908.9. Paul-Henri-Thiry, Baron dHolbach, Le Bon sens, ou ides naturellesopposes aux ides surnaturelles, Londres, 1772 ; d. J. Deprun, Paris,ditions Rationalistes, 1971, I, 42.10. J.J.C. Smart, Materialism dansEncyclopedia Britannica, http://www.
britannica.com/eb/article-68535/Materialism, 2000 (reprenant quarante ansde recherches sur le sujet).11. David Lewis, An Argument for the Identity Theory (1966, 1971)
dans Lewis,Philosophical Papers, vol. 1, Oxford, Oxford University Press,1983, p. 105 (notre traduction).12. Quine, Facts of the Matter dans R.W. Shahan et C.V. Swoyer(d.), Essays on The Philosophy of W.V.O. Quine, Norman, University ofOklahoma Press, 1979, p. 163 (notre traduction).13. Il existe depuis 1996 une excellente revue qui se consacre la traditionclandestine :La lettre clandestine.14. Diderot, Observations sur Hemsterhuisdans uvres, vol. I :Philosophie,
d. L. Versini. Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1994, p. 721 ;Rve deDAlembertdans ibid., p. 664.15. Cest le sujet de la confrence de Montral (1966) intitule Lobjetde lhistoire des sciences , dans Canguilhem, tudes dhistoire et dephilosophie des sciences, 7e dition, Paris, Vrin, 1968, pp. 20-22.16. Voir ltude classique dOlivier Bloch, Sur les premires apparitionsdu mot matrialiste dans Raison prsente, no. 47 (1978), reprise dansBloch,Matire histoires, Paris, Vrin, 1998.
17. La Mettrie dit ceci du peuple, certes de manire image : A table, avecdes amis [] on peut et on doit se foutre des prjugs du sot Univers ;mais en public [], au lit dun patient crdule, il faut plus de masques un mdecin que nen mettent les danseurs de lopra Isis (LOuvrage dePnlope ou Machiavel en mdecine, Genve [Berlin], Cramer et Philibert,1748-1750, 3 vols., II :Politique des mdecins, conclusion, p. 172).18. dHolbach, Systme de la nature(2ed., 1781), 2 vols., rdition, d. J.Boulad-Ayoub, Paris, Fayard, coll. Corpus, 1990, livre I, ch. i, p. 44.19.Ibid., p. 268.20.Ibid., pp. 271-272.21. Spinoza,thique, Livre II, proposition 7.22. Deschamps,La Vrit ou le Vrai Systme par demandes et rponses(1761, 1770-1772) dans uvres philosophiques, d. B. Delhaume, Paris,
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Sommes-nous les hritiers des Lumires matrialistes ?
Lifschitz (d.),Epicureanism in the Enlightenment, paratre.34. Diderot, Rfutation dHelvtius, cit par Gerhardt Stenger, Nature etlibert dans la pense de Diderot aprs lEncyclopdie, Oxford, Voltaire
Foundation / Paris, Universitas, 1994, p. 249.35. Claire Salomon-Bayet, Linstitution de la science et lexprience duvivant : mthode et exprience lAcadmie Royale des Sciences, 1666-1793, Paris, Flammarion, 1978, p. 384.36. Mirko Grmek, La thorie et la pratique dans lexprimentation
biologique au temps de Spallanzani dans G. Montalenti et P. Rossi (d.),L. Spallanzani e la biologia del Settecento. Teorie, esperimenti, istituzioniscientifiche, Florence, Olschki, 1982, pp. 323-324.
37. Georges Gusdorf, Les sciences humaines et la pense occidentale, V :Dieu, la nature et lhomme au sicle des Lumires, Paris, Payot, 1972,p. 326.38.Ibid., p. 316.39. Georges Louis Leclerc de Buffon, Premier discours de lHistoirenaturelle(1749), et livre II, De la reproduction en gnral dans uvresphilosophiques, d. J. Piveteau et al., Paris, PUF, coll. Corpus Gnral desPhilosophes Franais, 1954, p. 242b.
40. Jean Meslier, Mmoire (1720-1727 ?), Septime Preuvedans uvres,vol. 2, Paris, Anthropos, 1974, pp. 171, 193.41. picure,Lettre Hrodote, 44.42. Cudworth, The True Intellectual System of the Universe(1678), rdition,Hildesheim, Olms, 1977, pp. 679, 736-737.43. Dans son article Naturalism, Materialism and First Philosophy (1975), repris dans The Nature of Mind, Ithaca, Cornell University Press,1981.
44. Louis Althusser, Le courant souterrain du matrialisme de la rencontre (1982) dans crits philosophiques et politiques, d. F. Matheron, vol. 1,Paris, Stock/IMEC-Livre de Poche, 1994 ; voir le beau commentaire deJean-Claude Bourdin, La rencontre du matrialisme et de lalatoire chezLouis Althusser dansMultitudes, no. 21 (t 2005).45. W.V.O. Quine, Five Milestones of Empiricism dans Theories andthings, Cambridge, Harvard University Press, 1981, p. 72 (notre traduction).Limage du bateau de Neurath court travers son uvre, la citation originalede Neurath lui-mme figurant en exergue de Word and Object.46. Quine, cit par Sandra Laugier, Lanthropologie logique de Quine,Paris, Vrin, 1992, p. 263.47. Mensching, Le matrialisme, une tradition discontinue dans M.Bentez et al. (dir.),Materia actuosa, p . 513.
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Les hritiers dshritsFilippo Palumbo, Universit de Montral
Kant et le problme de lauto-claircissement du sujet Le texte que nous prsentons ici constitue avant tout une tentativede rpondre la question suivante : quest-ce que lAufklrung(les Lumires) a lgu aux poques postrieures ? Il nest pas sansintrt de prciser dentre de jeu que par le terme Lumiresnousentendons un mouvement intellectuel qui embrase le XVIIIesicle et
qui soumet une rvision radicale la conception du monde transmisepar la pense religieuse.;Kant, qui dfinit son propre sicle commele sicle de la critique, soutient que lAufklrung est lpoqueo laraison stant leve la conscience de soi ne veut ni ne peut pluschercher lextrieur delle-mme les critres en fonction desquelselle doit sorienter. De ce fait, la particularit desLumiresconsiste
prcisment en ce quelles provoquent une rupture radicale avec latradition en revendiquant comme proprit du sujet ce qui autrefoisappartenait Dieu. La vision thocentrique ou clrico-centrique estremplace par une vision anthropocentrique1. partir de ce moment,la raison devient la pierre de touche pour toute question concernantlhomme, le monde et Dieu. Elle incarne lautorit absolue en matirede connaissance, morale et religion ; du haut de son tribunal, elleaccorde sa sincre estime tout ce qui peut soutenir son libreexamen .
Or, dans laCritique de la raison pure, Kant nous dit que rien nedoit chapper ce libre examen et que la raison elle-mme doit sesoumettre limpratif de la critique. Elle doit prouver la lgitimitde ses propres prtentions afin de dissiper toute perplexit lendroitde la transparence des procds par lesquels elle discrimine ce quirelve de lerreur de ce qui relve de la vrit. La raison doit selibrer de tout ce qui pourrait exciter contre elle le soupon quelleait usurp lautorit dont elle jouit. La raison est somme de se prsenter devant son propre tribunal ;en quelque sorte, elle est somme de se ddoubler. Cest pourquoi,elle finit par se retrouver deux places diffrentes : elle est la fois
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juge et imput dans un procs qui nest quune tentative dramatiquedauto-claircissement. Or, au cours de ce procs, elle est confronte
un problme fcheux : savoir, le problme de dfinir le terme auto-claircissement (ou autorflexion). Que signifie-t-il au juste ? quoile suffixe auto renvoie-t-il ? Faut-il entendre par l quil existe uneessence subjective prexistante, laquelle, ne se connaissant pas elle-mme, sortirait delle-mme pour sobserver de lextrieur ?
Le paradoxe du criticisme kantien Le criticisme kantien jette une ombre troublante surle sujet qui
se fait jour au Sicle desLumires. En effet, comme lont remarquNietzsche et Adorno, Kant semble mettre le doigt sur une vritfoncirement inactuelle pour la conscience moderne : cest--dire, leclivage du sujet pensant. Selon Adorno, Kant remplace le conceptsubstantiel de raison hrit de la tradition mtaphysique par celuidune raison fragmente dont lunit nest plus que formelle2. Ilspare les facults de la raison (raison thortique, raison pratique,
facult de juger), plaant chacune dentre elles sur des fondementscenss, paradoxalement, se fonder eux-mmes. Le philosophe deKnigsberg nprouve nullement comme une lacration le clivagedu sujet;en effet, il continue de croire que derrire les personnagesque la raison joue dans le drame de la critique de soi, il y a quelquechose de stable. Nanmoins le systme kantien lgue la postrit une sorte desentiment de claustrophobie. Par exemple, Hegel montre que le mythe
kantien de la libration par la raison savre un leurre et que lhommelibre est celui qui senferme dans le rduit de sa folie. Lhommekantien est porteur dune double raison . Autrement dit, il existe enlui deux compartiments crbraux : lun pour la raison qui critique,lautre pour la raison qui est critique. Perdu dans le labyrinthe decette rationalit clive, Kant ne peut clbrer quune victoire laPyrrhus ; en effet, lautorflexion de la raison ne fait pas que rompre
tous les liens de la tradition pour permettre au moi dcentr de vivredans le bonheur que lui procure la parfaite jouissance de lui-mme.Elle clive aussi le sujet en le condamnant errer dans un labyrinthesans voies dissue la recherche de lgalit avec soi.
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promet de se rattraper en cours de route. Pouss par sa propre nature,il est amen poursuivre son vrai moi convaincu que bientt il
finira par latteindre. Cependant, de manire paradoxale, son dsirdtre au plus prs de lui-mme le condamne se diviser en deux.Avec Kant, lopinion nave selon laquelle tout moi a une
meilleure connaissance de lui-mme, puisquil en est le plus proche,saute en mille morceaux. Le propre de lhomme, comme le disaitHeidegger, consiste ne pouvoir atteindre lgalit avec soi quausein de lalination la plus radicale. Lhomme est ltre le plus loign de lui-mme, condamn chercher sa propre consistance
en ce qui nen a pas.
Le non-legs des Lumires Dans cette perspective, nous pouvons maintenant essayer derpondre la question formule au tout dbut de cette tude, cest--dire la question concernant le legs de lAufklrung. Comme nouslavons montr plus haut, le sujet qui fait son entre sur scne au
Sicle des Lumires, est pour emprunter lexpression de Sloterdijk un fond sans figure, un cran sans texte, une surface sansprofondeur3. Or, le vide tant sa dimension essentielle, lhommemoderne ne trouve rien en lui quil puisse transmettre la postrit,aucun contenu positif de pense. On pourrait alors soutenir quelesLumiresne nous ont rien lgu et que par consquent nous nesommes pas leurs hritiers. Lide consolante de lautorflexion entant que conservation et transmission dun sens dissimul dont le
sujet serait le dpositaire, prend fin avec Kant. Lautorflexion, enfait, ne laisse rien sur son passage. LAufklrungne produit que deshommes vides qui ne peuvent rien transmettre leurs successeurs.
On pourrait nanmoins rtorquer cette manire de voir leschoses que lesLumiresnous ont tout de mme lgu au moins ceci :limpossibilit de lguer quoi que ce soit. cet effet, nous sommes leshritiers desLumiresdans la mesure o nous sommes des dshrits
spirituels qui nont de cesse de poser des questions nigmatiques surla manire dont lhomme vide devrait assumer une existence quil neconnat que trop bien mais quil semble contempler de loin, sans y
participer.
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Or, selon Taubes, la pense de lternel Retour constitueprcisment une tentative de surmonter lide typiquement moderne
suivant laquelle toute chose serait subordonne une fin. LternelRetour allgoriserait le fait quil ny a dans le devenir cest--diredans le monde ici-bas, qui pour Nietzsche est le seul existant lamoindre trace de causalisme ou de finalisme, voire dhumanisme. Unefois toutes les idoles renverses, une fois dpasss tous les succdansde lautorit divine, nous dit Nietzsche, il ne restera plus que la vie quisaffirme elle-mme ; il ne restera plus quun homme libre marchantsans appuis. Nietzsche interprte toutes les valeurs (lHomme, Dieu, la
Raison) comme des manifestations particulires dune force cratriceanonyme la volont de puissance qui ne connat aucune contrainteet qui joue avec les formes infinies dans lesquelles elle saffirme.Comme la dmontr Deleuze9, cette force nest pas une substancefixe qui reposerait au-del ou en de du monde manifest. Cest
plutt une capacit dtre inconditionnellement tout ce quelle veuttre ; il nexiste aucune nature propre laquelle elle serait astreinte.
La multiplicit contradictoire est ce qui dfinit cette force scinde,schizode, qui est en tat de conflit permanent avec elle-mme et quisidentifie avec toutes les dterminations opposes quelle engendre.
Or, remarque Taubes, par rapport la volont de puissance toutedistinction disparat : dans cette perspective, on pourrait se demander
pourquoi alors le monde de lAufklrung, le monde de la vrit etdu sujet centr sur lui-mme, ne serait quune forme imparfaite,voire mme dgrade de volont de puissance. Si tout est volont
de puissance, il sensuit que la dcadence qui, selon Nietzsche,caractrise les Lumires et plus gnralement toute lhistoire duchristianisme nest elle-mme quune varit particulire du mme
principe qui se manifeste partout, en dehors de toute tlologie. Letype pathologique et aberrant de lhomme moderne participe lui-mme de ce principe. Nietzsche, qui aurait voulu rendre au devenir son innocence en le
librant de tout finalisme, de toute superstructure rationnelle, semptrelui-mme dans une conception finaliste lorsque, pour donner un sens la dcadence rationaliste et chrtienne, il prsente comme une fin
pour laquelle il faut se sacrifier, lhomme qui supportera le poids le
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plus lourd (lternel Retour). Lhomme nietzschen est celui qui nesera pas terroris, mais exalt par la perspective dun retour indfini
de lidentique, cest--dire par lide quil recommencera tre cequil est, dinnombrables fois. Lternel Retour qui, selon Adorno,savre une radicalisation de lAufklrung semble rintroduireau cur du rationalisme moderne lautorit crasante du destin. cet effet, comme le soutiennent Adorno et Horkheimer, la critiquenietzschenne de lAufklrungfinit par se renverser elle-mme. Chez
Nietzsche, la force libratrice de la rflexion acquiert une autonomieabsolue et la subjectivit centre sur elle-mme se transforme en un
mcanisme de domination anonyme qui cloue lhomme la croixdune immanence aveugle : ds lors, lmancipation ne peut plus semuer quen servitude. Dans laDialectique de la raison, les matresde lcole de Francfort affirment en effet que : [l]es assertions de
Nietzsche se rfutent en se ralisant et rvlent en mme temps cequelles contiennent de vrit qui, en dpit de tous ses hymnes lavie, tait tout de mme hostile lesprit de la ralit10.
Sommes-nous sortis de la dialectique des Lumires ?Selon Habermas, les Lumires ont fix le programme
philosophique qui allait rester lordre du jour pour les sicles venir : partir de Kant, le problme consistera pour la modernit trouver ses propres assises en un sujet centr sur lui-mme. Nietzschenous montre, nanmoins, que le prix payer pour la constitutiondune subjectivit autorfrentielle est le renoncement la libert et
lunit du moi. Nous sommes confronts ici au paradoxe dun sujetqui ne peut sindividuer que par une scission qui fragmente le moilui-mme et fait sauter en mille morceaux son enveloppe. Les auteursqui, tout comme Nietzsche, nont accept lhritage desLumiresque
pour soumettre la raison une critique immanente et pour trouver,par l, une voie dissue aux impulsions schizodes de la philosophiedu sujet, se sont enliss dans une contradiction performative en
demeurant ainsi prisonniers des tranges renversements engendrspar la dialectique quils essayaient de transgresser. Comme nous avons essay le de montrer plus haut, Nietzschene peut rsoudre les apories de la philosophie du sujet quen relayant
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la dialectique des Lumirespar lide dune productivit anonyme,dun processus sans sujet la base de toute individuation subjective.
Considre sous cet angle, la pense nietzschenne reflte la situationdun homme qui subit lactivit dune force contraignante qui nelui laisse aucun choix. Les efforts que le philosophe de Sils-Maria
produit pour justifier, de manire immanente, la libert dun sujetcentr sur lui-mme nont pas dautres consquences que de renvoyerlindividu dans les limites du destin.
La pense contemporaine, par sa critique immanente de lamodernit, est tributaire des prsupposs sur lesquels se fonde la
philosophie du sujet autorfrentiel. La critique des Lumires deNietzsche jusqu Derrida, en passant par Heidegger poursuit ladialectique quelle stait donne pour tche dinterrompre. En
prtendant congdier la modernit, la philosophie continentale duXXesicle demeure enchane aux ides que la modernit a delle-mme si bien que sa revendication est structurellement condamne retomber en de de son objectif car elle est comprise dans le projet
de domination de la raison. Comme nous lavons vu dans le cas deNietzsche, lautorflexion qui sapplique elle-mme se transformeen destin. En devenant totale la critique se change en son contraire. Eneffet, au moment o elle smancipe de ses propres fondements, ellese renverse en un processus autonome et dpersonnalis. La raison
post-rflexive ne fait que pousser la rflexion jusqu exaspration,cest--dire jusquau point o il ne reste plus rien sur quoi rflchir,car lintrieur de la thorie est vide et le sujet est remplac par un
systme clos qui se reproduit de faon immanente, sans avoir recours ce qui lui serait extrieur. La raison finit, alors, par se confondre avecune force anonyme et dsindividuante en renonant dfinitivement sa puissance de libration et dindividuation.
Le tableau que nous avons bross au fil des pages prcdentessavre assez sombre : en effet, nous avons essay de montrer quelhomme moderne est, vis--vis de lui-mme, dans la mme position
de dpendance que lanimal affam lgard de la nourriture, ceciprs quil est inconcevable quil puisse sattraper. Le sujet qui sefait jour au Sicle de lAufklrungest condamn poursuivre sonessence, en un processus qui, en fait, ne peut jamais aboutir une
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vritable possession. Avec les Lumires, lobjet de notre aspirationmtaphysique la plus profonde est mis hors datteinte, mais nous
sommes tout de mme forcs de le talonner inlassablement.En ce qui concerne la question de lhritage, les Lumiressemblent avoir lgu lhomme contemporain le sentiment dunedette paradoxale lgard de lui-mme ; une dette dont il ne peutsacquitter quen se condamnant une fuite en avant pouremprunter lexpression de Bernanos dans lespoir datteindre,au terme de la course, son vrai moi. En ralit, lexaspration de laqute de soi ouvre le chemin une forme anonyme de rationalit
qui dcharge lexistence de toute dtermination personnelle etla noie dans le conformisme. Cette rationalit anonyme nest riendautre quune pure contrainte astreignant les individus reproduirede manire irrflchie des comportements mimtiques. Lhritierdes Lumiresest un individu qui tout en ayant le sentiment dtreautonome et indpendant, laisse cependant le contrle de sa vie des entreprises spcialises en amusement ou problem solving.
La consquence ultime de la dialectique du sujet centr sur lui-mmeest le dressage des cerveaux et des corps. Dans ce contexte, ce quenous lguent lesLumiresce sont des processus de dsindividuationcollective. Paradoxalement, lindividualisme effrn des Lumiresmne, au cours dun processus de libration de lhomme, unevolte-face dans la direction oppose. LAufklrungaboutit au typedhomme vide, rpt en srie, produit multipliable et insignifiantqui se laisse organiser dans des foules artificielles, dans le On, dans
ltre abstrait et impersonnel.
1. Kant ne rejette pas pour autant lide dun monde transcendant. Nanmoins,ce monde doit tre tir de la contemplation et de la connaissance du mondeici-bas.2. Voir ce sujet, Max Horkheimer, Theodor W. Adorno,La dialectique dela raison : fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1974.3. Peter Sloterdijk,Essai dintoxication volontairesuivi deLheure du crimeet le temps de loeuvre dart, Paris, Hachette Littratures, 2001, p. 31.4. ce sujet, voir : Jean Grondin,Introduction la mtaphysique, Montral,Presses de lUniversit de Montral, 2004, p. 207.
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5. Martin Heidegger, Quappelle-t-on penser ?, Paris, Presses Universitairesde France, 1999, p. 141.6. Rainer Maria Rilke cit par Peter Sloterdijk in Peter Sloterdijk,Le palais
de cristal. lintrieur du capitalisme plantaire, Maren Sell diteurs,2006, p. 296.7. Voir ce sujet : Jacob Taubes, Lexode hors de la religion biblique :Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud dans La Thologie Politique dePaul, Paris, Seuil, 1999, pp. 113-141.8. La thmatique de Nietzsche est bien connue : par dfaut de vitalit, parune maladie de linstinct on a invent un monde de la vrit, qui est dtachde celui-ci voire mme oppos , qui lui confre un caractre de fausset
et lui dnie toute valeur ; on a invent un monde de ltre et de la vritqui est la ngation et la condamnation de celui du devenir et de la ralitvivante. Ce monde de ltre et de la vrit est la fois celui du christianismeet desLumires.9. Voir ce sujet : Gilles Deleuze,Nietzsche et la philosophie, Paris,Presses Universitaires de France, 1983.10. Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 110.
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Lautorit de la loi chez Rousseau
1) Lide rgulatrice du contrat socialLacte fondateur de la socit
La pense politique de Rousseau sest affirme en opposition la conception classique de la communaut politique. Selon cettedernire, en effet, la socit est un ensemble complexe qui esttoujours l et qui voit se succder en son sein de multiples gnrationsdhommes. Cette conception classique de la communaut politique
prsente comme une difficult le fait de remonter lhistoire, ouencore la prhistoire, et de dcouvrir les conditions dans lesquellesles socits humaines auraient pris naissance. En dautres mots,
il est dlicat, voire impossible, de dire avec exactitude ce qui estpremier entre la communaut et lindividu ; toutefois, sappuyantsur lexprience au quotidien, cette conception semble bien pluttindiquer que le tout serait antrieur par rapport aux individus prisisolment1. Cest justement contre une telle conception de la socit politiqueque Rousseau sinscrit en faux. Selon la philosophie politique de
Rousseau, les individus vivent dabord de manire isole et, de cepoint de vue, nentretiennent entre eux que des rapports vanescents.Il y aurait une sorte dtat de nature qui prexisterait la socit
politique2. Il va sans dire que les hommes sont avant tout de simplesindividus et ne deviennent des citoyens que par la suite par leur
propre vouloir. Pour Rousseau, lhomme nest pas immdiatementun animal politique, contrairement ce que suggre la formulearistotlicienne.
La consquence la plus directe que nous pouvons tirer de cetteinversion de perspective, cest le fait que la socit humaine nestgure naturelle, elle est au contraire un artifice, une invention, mieux :une cration des humains. Ce sont les hommes eux-mmes qui sont lorigine de la vie en collectivit et qui en dfinissent les rgles defonctionnement.Dans le Contrat social, Rousseaucrit ce proposque lordre social est un droit sacr, qui sert de base tous les
autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est doncfond sur des conventions3. Cette affirmation signifie que lacte fondateur de la socit
politique nest pas trouver dans la volont dune parole divine,
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ni encore moins dans une nature sous quelque forme quelleapparaisse, mais dans la volont humaine sous le symbole dun
contrat. Le contrat est ici un acte dengagement citoyen que lesindividus doivent en permanence accomplir pour crer et adapter lesstructures politiques leurs ralits en vue dune plus grande libertet dune plus grande responsabilit. Ce sont en effet des individusqui, originellement, auraient dcid de mettre librement en placeune association qui dfende et protge de toute la force communela personne et les biens de chaque associ, et par laquelle chacunsunissant tous nobisse pourtant qu lui-mme et reste aussi libre
quauparavant4. Dans ces conditions, les individus, aprs la crationde la socit par un contrat, cest--dire en tant que peuple, ont ledevoir dtre continuellement les auteurs des lois qui sont destines harmoniser leurs rapports intersubjectifs. Cette ide de contrat socialcontinue, en effet, dexercer une grande influence dans nos socitscontemporaines. Elle est dautant plus importante quelle rappelleque les individus, en tant quils sont citoyens, devraient investir
lespace public pour participer activement la marche de leur socit,et que le retranchement dans les plaisirs que peut procurer la vieprive nest pas une garantie de conservation de la libert. Rousseaupeut donc aider comprendre que nos socits contemporaines nepeuvent chapper un despotisme doux que par la mobilisation et laparticipation de tous les citoyens la chose publique.
Le peuple comme dtenteur de la puissance lgislative
Contrairement certaines interprtations populaires, lareprsentation que Rousseau se fait des hommes, dans sonDiscourssur lorigine de lingalit,est trs loin dtre ngative. Quand ceux-ci sont dans ltat de nature, ils sont caractriss, entre autres, parune attitude de frugalit, par le sentiment de piti et par la facultde se perfectionner. Un fois installs dans la socit du contrat, ilssont perptuellement ports par la recherche de lintrt collectif5.
Chez Rousseau, en effet, il ne fait pas de doute que le peuple ne peutvouloir son propre mal, il ne peut dsirer son propre anantissement.Ainsi thoriquement, la pense et laction du peuple sontconstamment orientes vers tout ce qui est susceptible de construire
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Lautorit de la loi chez Rousseau
Face cette mfiance envers les partis politiques, Rousseau affirmeainsi avec vigueur que dans une cit bien conduite chacun vole aux
assembles
10
. Il est donc hors de question de confier le pouvoir certains au motif quils vont nous reprsenter, mais il sagit pour tous lesindividus citoyens sans distinction aucune de se rendre aux assembles
pour lgifrer, de participer, sans intermdiaire, la dfinition ducontenu des affaires de ltat et llaboration des stratgies pourleur mise en uvre. Il apparat ainsi que le peuple assembl ou encorele souverain, et non le peuple reprsent, jouit, chez Rousseau, de la
puissance lgislative et il ne peut en aucun cas se laliner11.
La philosophie politique de Rousseau reconnat une sorte desparation institutionnelle du pouvoir. Comme dans toute dmocratie,il y a, institutionnellement, les pouvoirs excutif, lgislatif et
judiciaire. Mais soulignons que Rousseau est loin de rentrer dansle cadre traditionnel de la division des pouvoirs tel que trac parMontesquieu12. Pour le dire plus clairement, pour Rousseau, seul le
pouvoir lgislatif se trouve tre indpendant par rapport aux deux
autres pouvoirs. Car, cest bien videmment le peuple assembl,le souverain, qui nomme les membres du gouvernement et installeles juges. Il leur trace la ligne politique sous laquelle ils doiventsubsumer leurs actions. Il est tout aussi libre de les dmettre sil le
juge ncessaire. Les pouvoirs excutif et judiciaire sont donc infods,subordonns, au lgislatif et de ce point de vue nont aucune autorit,aucune autonomie. Il est donc possible de dire que, chez Rousseau,nous assistons davantage, en pratique, une sparation des pouvoirs
de faade. Seul un pouvoir existe rellement, celui lgislatif. Cette conception de Rousseau a fait lobjet de vives critiquesde la part de certains penseurs comme par exemple, titre indicatif,Benjamin Constant13, Emmanuel Kant14, etc.15Daprs ces penseurs,Rousseau, habitu voir un seul homme au pouvoir selon les principesdu droit naturel classique et du droit divin, aurait mis en place une
philosophie politique qui dplace le problme du despotisme sans
le rsoudre. Selon ces auteurs, avec Rousseau, on passe du pouvoirdespotique dun monarque, auquel du reste on peut faire face, aupouvoir despotique dun peuple abstrait, diffus, insaisissable,immatrisable, prt craser les minorits.
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Toutefois, soulignons que Rousseau avait certainement pressentiles abus, les drives auxquelles pouvait donner lieu sa thorie du
souverain. Il avait peru que fonder la collectivit sur la toute-puissance lgislative du peuple assembl contribuait plus la rendreinstable, prcaire, que solide. Cest dans ce sens quil apportera un
bmol la puissance du peuple assembl, du souverain, en ayantnotamment recours la figure du lgislateur et au rle de la religioncivile.
travers ces deux lments aussi importants que le peupleassembl, Rousseau parat montrer que la vie en collectivit nest
pas aussi simple quon pourrait le croire de prime abord, elle estcomplexe et de ce point de vue elle semble tout autant chapper lamatrise des individus. Elle nest donc pas simplement redevable la
pure autonomie des individus, car pour son fondement interviennentgalement des autorits extrieures. Comme nous pouvons le voir,lautoconstitution de la socit chez Rousseau saccommode sansconteste dune intervention extrieure, dune htronomie. Tout ne
vient donc pas, en termes de lois, du peuple assembl, mais aussi decertaines ralits qui lui sont extrieures et sur lesquelles il na pasprise.
2) La figure du lgislateur
Le lgislateur, une figure contraignante
Lintroduction de la figure du lgislateur ct de celle du peupleassembl peut paratre contradictoire premire vue, car elle vient
incontestablement modrer, quilibrer, contrebalancer loptimismeexcessif que Rousseau semblait placer dans la puissance lgislativedu peuple assembl comme voulant son propre bien et devant prendre
part, en amont comme en aval, aux dcisions politiques. Rousseau met en lumire le fait que le peuple est seulementlauteur du pacte social qui fait tre la socit ; mais cette socit,
pour mieux fonctionner, a besoin dune lgislation qui doit rgler
tous les secteurs de la vie collective. Ainsi crit-il : Par le pactesocial nous avons donn lexistence et la vie au corps politique : ilsagit maintenant de lui donner le mouvement et la volont par lalgislation. Car lacte primitif par lequel ce corps se forme et sunit
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Cest pour cette raison que Rousseau pense que le lgislateur doittre un tranger23et possder une intelligence suprieure, des aptitudes
extraordinaires, qui lui permettent de rassembler lessentiel de cequi caractrise lesprit dun peuple dans un texte juridique au traversduquel les individus doivent immdiatement se reconnatre. Il faut quele lgislateur ait le gnie de prsenter au peuple une lgislation quisoit comme sa seconde nature, un miroir qui lui rflchit sa propreimage. Le lgislateur met ainsi en scne, de faon juridique, lescaractristiques dun peuple. Dans Considrations sur le gouvernementde Pologne,Rousseau affirme ce propos : Cest sur ces mes-l
quune lgislation bien approprie aura prise. [Elles] obiront aux loiset ne les luderont pas, parce quelles leur conviendront, et quellesauront lassentiment interne de leur volont24. De plus, pour Rousseau, un lgislateur extrieur est moins,ou pas du tout, soumis aux influences des intrts particuliers quitraversent une socit. Il est comme au-dessus de la mle et sonintrt personnel est sans aucun doute de voir lintrt collectif
prendre corps au sein dune communaut travers la lgislationquil va proposer. Avec un lgislateur extrieur, lintrt gnrala plus de chance de sexprimer et de sincarner. Rappelons que le
but du lgislateur tel que le conoit Rousseau nest pas de crer desdivisions intestines au sein dun peuple. Le lgislateur est un sageinstituteur , il institue la socit sur des bases essentiellement solides
pour lui viter de sombrer dans la violence, le dsordre, lanarchie. Par ailleurs, la figure du lgislateur peut signifier encore
plus. Dans la prsentation des caractristiques fondamentales dulgislateur, Rousseau crit :
[P]our dcouvrir les meilleures rgles de socit quiconviennent aux nations, il faudrait une intelligencesuprieure, qui vt toutes les passions des hommes et qui nenprouvt aucune, qui net aucun rapport avec notre nature etqui la connt fond, dont le bonheur fut indpendant de nous
et qui pourtant voult bien soccuper du ntre ; enfin qui, dansle progrs des temps se mnageant une gloire loigne, puttravailler dans un sicle et jouir dans un autre. Il faudrait desDieux pour donner des lois aux hommes25.
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Lautorit de la loi chez Rousseau
Ce qui nous semble capital dans ces propos de Rousseau,cest la relation que lauteur tablit entre la figure du lgislateur et
llment de la temporalit. Le lgislateur apparat ici comme celuiqui est cheval entre le pass et le prsent, comme celui qui connatla raison historique, ce que Rousseau dsigne sous le terme de raisonsublime, qui a marqu et continue de marquer lvolution dun
peuple travers les ges. Cest cette personnalit qui sait que les loisdoivent leur autorit un principe gnrateur non pas fig, mais qui
prend sa source dans la temporalit. Cest la raison fondamentalepour laquelle il est appel scruter le peuple quil doit instituer : le
sage instituteur ne commence pas par rdiger de bonnes lois en elles-mmes, mais il examine auparavant si le peuple auquel il les destineest propre les supporter26. Le lgislateur est donc cette figure quisait pertinemment que le fil conducteur qui nous permet de penserlautorit est le temps cest le temps qui fait autorit27. Avec le
principe de la temporalit, nous comprenons que les valeurs danslesquelles se reconnat un peuple ne sont jamais fixes une fois pour
toutes, elles se renouvellent, de telle sorte que, dans la mme socit,un principe qui tait autrefois considr comme une valeur pourraitdevenir pour les jeunes gnrations une simple injustice. Par exemple,lingalit entre lhomme et la femme au sein des familles, et mmequant laccs certains postes de responsabilit sociale et politique,reprsentait jadis une valeur respecter pour lquilibre de la vieconjugale et de la vie politique. Dans nos dmocraties, elle nest plusquune contre-valeur, une injustice. Si une certaine poque, le vote
tait interdit aux femmes, ce qui semblait normal pour les anciennesgnrations, cette interdiction est aujourdhui indfendable : elle nefait plus sens. Si jadis le rapport entre deux cultures tait conu sous lemode de lassimilation, une des cultures cherchant dominer lautreet la rduire au nant, le modle de lassimilation aujourdhui estvu comme une politique inhumaine qui ne respecte pas la diffrenceou la diversit culturelle. Le lgislateur devrait donc tre capable
de percevoir tous ces changements luvre pour les traduire enlois. Son travail de lgislation serait prjudiciable la socit silcontinuait de maintenir de manire rigide des autorits du pass sanstenir compte des bouleversements intervenus dans les mentalits.
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Pour Rousseau, le lgislateur nest donc pas un personnagebanal. Il est plutt investi de certaines qualits hors du commun qui
lui donnent presque lallure dun dieu. Pour le dire plus simplement,il est un tre sacr, un sage. Cest la raison pour laquelle le produitde son travail, cest--dire la loi quil prsente au peuple, est aussisacr. Or, ce qui est sacr est inviolable et se trouve ainsi soustraitaux multiples manipulations qui peuvent venir de larbitraire desindividus. La loi que le lgislateur labore constitue au plus haut
point la boussole du souverain, du peuple assembl. Et elle ne peuttre viole ni par les individus, ni encore moins par le souverain lui-
mme. Le peuple assembl, le souverain, nest donc pas au-dessus dela loi28. Lapparition de la figure du lgislateur ct de celle du peupleassembl signifie que la loi nest pas le simple produit des fantaisies,de larbitraire humain, mais tire son autorit de trois facteurs bien
prcis. Premirement, elle est autofonde ; deuximement, elle nestpas le rsultat du nant mais lie certaines valeurs sacres que partage
un peuple, qui sont la fois historiques, culturelles et traditionnelles ;enfin, elle doit tre formule par un personnage sage dont lautoritest reconnue par les individus. En dautres termes, la loi est lgitime
parce quelle vient en grande partie dabord du peuple, ensuite parcequelle plonge en partie ses profondes racines dans un lointain ou
proche pass, un hritage, qui a forg lesprit de ce peuple, enfinparce quelle trouve galement en partie sa formulation dans uneautorit lgislatrice actuelle que le peuple reconnat. Mais la figure
du lgislateur nest pas, en plus du peuple assembl, la seule ralitqui donne autorit la loi. Rousseau est galement convaincu que lareligion a un rle jouer, une contribution non moins essentielle apporter.
3)La religion civile chez RousseauLanalyse critique de la religion politique
Nous tenons souligner, pour viter tout malentendu, que lareligion politique, chez Rousseau, est distinguer de la religion civile.Ce sont l deux types de religion qui sopposent. Tandis que la religion
politique mle inextricablement le politique et le religieux, la religion
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Lautorit de la loi chez Rousseau
civile les spare. La religion politique nest possible que dans unesocit thocratique alors que la religion civile ne peut se concevoir
que dans une socit laque. Nous reviendrons sur la religion civiledans la troisime section de cette partie. Pour linstant, nous allonsnous attacher lanalyse que Rousseau fait de la religion politique. La religion politique, chez Rousseau, est cette religion qui nefait aucune distinction entre le ciel et la terre. Cest une religionqui est fortement enracine dans la vie sociale et politique dunecollectivit. Elle invoque les dieux non seulement pour demanderla protection en faveur des individus, mais encore et surtout pour
demander la sauvegarde et la stabilit de la communaut. Les dieuxsur lesquels elle sappuie, auxquels elle voue son culte, sont aucur de la vie sociale, lintrieur de la socit ; ils lui sont commeimmanents. Nous navons donc pas affaire ici une divinit quiserait en dehors de la socit. La divinit se manifeste et se confondaux diffrents rites, crmonies, lois et institutions de la socit. PourRousseau, une telle socit est une thocratie o le politique et le
religieux constituent une mme chose. Le roi est en mme temps lechef religieux qui veille la perptuation des pratiques ancestrales.Il sagit par exemple des religions primitives ou, pour reprendrelexpression de Rousseau, des religions des premiers peuples29. Cette religion, selon Jean-Jacques Rousseau, constitue le cimentde la socit en ce sens quelle permet de faire participer tous lesindividus la vie politique. travers elle, les individus trouvent lesens de leur existence dans les affaires publiques. Elle ne dtache
donc gure le regard des individus de lici et maintenant, des chosestemporelles, mais les en rapproche toujours davantage. Cest dansce sens que Rousseau peut la considrer comme une religion ducitoyen. Il affirme : [La religion du citoyen] est bonne en ce sensquelle runit le culte divin et lamour des lois, et que faisant de la
patrie lobjet de ladoration des citoyens, elle leur apprend que servirltat cest en servir le Dieu tutlaire30.
Toutefois Rousseau, qui semble manifester un certain intrtpour cette religion du citoyen, reste conscient du fait quelle est,en rgle gnrale, porte se durcir, se crisper. De la sorte, cestune religion qui peut tre la source de plusieurs drives despotiques.
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Elle rend dabord les citoyens crdulesetsuperstitieux. Ensuite, elledveloppe un esprit sanguinaireet dintolrance lgard de tout ce
qui lui est tranger. Enfin, nous laurions compris, tant une religionqui sexerce dans le cadre des micro-nations, elle a pour destin dedresser les peuples les uns contre les autres, et de les mettre dans untat naturel de guerre. Cette intolrance dont la religion du citoyenest porteuse conduit Rousseau la rejeter, car elle ne peut que donnernaissance des citoyens fanatiques, incapables desprit critique.Mais avant daborder la religion civile que Rousseau appelle de tousses vux, cherchons ici analyser la position de Rousseau vis--vis
du christianisme, qui est loin dtre une religion politique31.
Rousseau et lesprit du christianisme Le christianisme, ou encore la religion du prtre32, se trouveexactement loppos de la religion politique ou religion du citoyen.Ici, on na plus de toute vidence une religion qui encourage la
participation des individus aux affaires politiques. Selon Rousseau,
avec le christianisme, on assiste une pdagogie de la rupture entrele sacr et le temporel. De ce point de vue, le christianisme est unereligion du dchirement de la conscience individuelle. Dsormais,les individus devront faire le choix entre les lois de la rpublique etles commandements dun royaume qui nest pas de ce monde. Cestdans cette perspective que Rousseau crit : [Il y a une] sorte dereligion bizarre, qui donnant aux hommes deux lgislations, deuxchefs, deux patries, les soumet des devoirs contradictoires et les
empche de pouvoir tre la fois dvots et citoyens33. Contrairement aux dieux de la religion politique qui avaient leurdemeure dans la cit, le Dieu des chrtiens apparat transcendant,donc hors de la communaut politique, et revendiquerait mme unecertaine supriorit par rapport cette dernire en la confinant toutce qui est phmre. Le christianisme, tel quil se manifeste travers la religion
du prtre, ne semble point convenir Rousseau parce quil a pourdfaut majeur de dtourner le regard de lhomme des ralitsterrestres, mais surtout politiques, pour le fixer sur un au-del dutemps prsent. Il dveloppe donc chez lhomme une attitude plus
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statique , ni la cration mcanique, automatique, arbitraire, duncorpus juridique. Elle est toujours redfinir en fonction des attentes
des citoyens. Ainsi tire-t-elle son autorit de trois facteurs bien prcis.Elle est dabord autofonde, ensuite elle nest pas le rsultat du nantmais lie certaines valeurs sacres que le peuple partage, qui sont la fois historiques, culturelles, traditionnelles, et enfin elle doit treformule par un personnage sage dont lautorit est reconnue parles individus. Cette conception rousseauiste de lautorit de la loiest certes prsente dans les dmocraties actuelles, mais, elle pourraitencore contribuer leur renforcement pour peu quon la revisite
et quon en comprenne le sens profond : en fait de lgislation, laconsultation des citoyens devrait tre privilgie, elle est la voieroyale pour une dcision lgislatrice quilibre. Troisimement,Rousseau, conscient des bienfaits de la lacit, est fort convaincu queles religions sont utiles aux socits humaines, lors mme quellesont un caractre civil et non politique, cest--dire quand elles
permettent leurs adhrents dassumer pleinement leur citoyennet,
leur ralit concrte, tout en professant leur foi en un au-del sanstomber dans lintolrance, le fanatisme, la superstition. Une telleconception de la religion ne devrait-elle pas nous interpeller face lamonte grandissante des intgrismes religieux notre poque ?
1. On pourra se reporter louvrage dAristote pour se faire une imageparfaite de cette conception classique de la communaut politique. Aristote,
La politique, Paris, J. Vrin, 1995, 597 p.2. Jean-Jacques Rousseau,Discours sur lorigine de lingalit. Essai surlorigine des langues, Paris, Librairie Larousse, 1972, 161 p. Il est importantde souligner que lauteur est tout fait conscient que cet tat de nature na
peut-tre pas exist historiquement. Il sagit de ce point de vue dune sortedhypothse de travail.3. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, Flammarion, 2001,
p. 46.
4.Ibid.,p. 56.5. Rousseau ne sempchera cependant pas de critiquer le raffinement etle luxe de la socit de son temps, qui selon lui, dnaturent les qualitshumaines de simplicit, de sincrit. Car ces raffinements conduisent les
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reporter Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique,Paris, J. Vrin, 2002, p. 18.23. Rousseau nexclut toutefois pas la possibilit que le lgislateur provienne
du peuple. Voir : Considrations sur le gouvernement de Pologne. Et sur sarformation projete, Paris, Flammarion, 1990, p. 163.24.Ibid.,p. 172.25. Jean-Jacques Rousseau,Du contrat social, p. 79.26. Jean-Jacques Rousseau, Considrations sur le gouvernement dePologne. Et sur sa rformation projete, p. 172.27. Myriam Revault dAllonnes,Le pouvoir des commencements. Essai surlautorit, Paris, ditions du Seuil, 2006, p. 15.
28. Jean-Jacques Rousseau,Discours sur lconomie politique, pp. 65-66.29. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social,p. 174.30.Idem.31. La religion politique chez Rousseau renvoie, nous lavons vu, auxreligions primitives ; le christianisme par contre nen est pas une. Selonla terminologie de Marcel Gauchet, le christianisme est une religion de latranscendance. Cette terminologie peut bien sappliquer Rousseau qui
pense que le christianisme spare lici-bas de lau-del et invite les chrtiens
thoriquement tendre vers lau-del.32. Le christianisme romain nest pas la seule religion faisant partie dela catgorie de religion du prtre. Rousseau cite galement dans la mmerubrique la religion des Lamas, et la religion des Japonais. Ces termes sontde Rousseau lui-mme.33. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, p. 174.34.Idem.35.Ibid., p. 178.
36.Ibid., p. 179.
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Sade et linstitution du social ; quel
hritage pour la rpublique ?1
Julie Paquette, Universit dOttawa
Aborder la question de linstitution, cest ouvrir un universdes possibles qui srige en deux sphres distinctes. Il sagit, dune
part, de lide dinstitutionnalisation du social cest--dire duquestionnement des modalits de lavnement du social et dautre
part, de lide de linstitution en tant que lieu symbolique dintgrationde ces modalits nous pensons entre autres lglise, lcoleet la famille. La prsente tude, bien quelle traite davantage dela premire forme, accordera galement une place la seconde. Ilsera ici question dexplorer luvre de Sade, La philosophie dansle boudoir les instituteurs immoraux,afin den faire merger lesquestionnements relatifs dune part, au mode dinstitution du socialet dautre part, ldifice institutionnel rpublicain tel que pens
autour de Thermidor2. Cet exercice mettra en relief le regard alerteet peut-tre visionnaire de Sade qui, sduit par les Lumires, compritaussi les dangers de lblouissement quelles peuvent provoquer.
Voici donc le jeu auquel nous nous prterons ici : en pensantlide de linstitution dans La philosophie dans le boudoir, noustenterons, au terme de notre exercice, dlaborer une conceptionsadienne de la rpublique. Cette rflexion prendra pour assise le faitque lon puisse faire de Sade un penseur politique, que cela ait t savolont, ou pas. Nous ferons donc fi des thses qui, ou bien rduisentle roman ici tudi un exercice de style pervers ou encore, appliquentle qualificatif dopportunisme politique la pense rpublicainede Sade. Elles peuvent, certes, apporter quelques lments lacomprhension du roman. Cependant, elles semblent rductriceset dsenchantent, notre avis, le rcit sadien. Nous mettrons donclaccent sur Sade vu comme un penseur de lAufklrung et ayant
rflchi la question du politique pendant la Rvolution franaise. la limite de notre argumentaire, nous tablirons quel est lapportspcifique de Sade dans la pense rpublicaine. Cela nous permettra
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de rpondre la question qui nous est soumise ici : Sommes-nous leshritiers des Lumires ?
Introduction : Sade, lhomme et le boudoir Cest lpoque de la Rvolution franaise que Sade rdigelensemble de son uvre3. Il crit la plupart de ses romans alors quilest derrire les barreaux, o il passera au total plus de trente annesde sa vie, entre autres pour sodomie et trahison politique. Sade, nousdit Maurice Blanchot dans La raison de Sade4, estsa prison. Saseule libert est celle du tout dicible, cest l sa folie dcrire : Tout
ce qui se fait se dit, tout ce qui se rve aussi et, Sade a limaginationfertile Selon Claude Lefort,La philosophie dans le boudoirest la
plus politique des uvres de Sade : Sade nous dit, l, ce que doittre la rpublique. Quoi de plus srieux en apparence ? Nous sommesdans la priode thermidorienne, pendant la chute de Robespierre et deSt-Just. Le dbat est vif entre ceux qui considrent que la rvolutionest termine et ceux qui sont partisans dun retour au jacobinisme5.
Sade prendra une place bien dfinie dans ce contexte historique quenous prsente Lefort. DansIdes sur le mode de la sanction des lois,Sade affirme : Jai tudi les hommes et je les connais ; je sais quilsrenoncent avec bien de la peine au pouvoir qui leur est confi, etquil nest rien de difficile comme de poser les bornes lautoritdlgue. Jaime le peuple ; mes ouvrages prouvent que jtablissaisle systme actuel bien avant que les bouches de feu qui renversrentla Bastille ne les annonassent lunivers6. Sade adoptera alors une
position politique contre la fin de la rvolution, pour la perptuationdes ides la base de celle-ci ; nous y reviendrons.
Le roman La philosophie dans le boudoirraconte lducationsexuelle dune jeune fille de 15 ans prnomme Eugnie. Linstigatricede ce projet pdagogique, Madame de Saint-Ange, aide de soncomplice Dolmanc, exposera Eugnie aux plaisirs les plus interdits.Dautres personnages, plus secondaires, contribueront aussi
lentreprise de manire plus sporadique. Le lieu de lducation, leboudoir, choisi par Madame de Saint-Ange, na ici rien danodinpuisque cest entre le salon o lon se rencontre pour philosopher et la chambre coucher lieu usuel des bats que lon retrouve
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Sade et linstitution du social ; quel hritage pour la rpublique ?
cette pice. Le boudoir est donc cet espace clos sparant la sexualitde la philosophie o, pour paraphraser Sade, on gorgerait un buf
que personne nentendrait. Ce lieu est tapiss de miroirs, afin que lesprotagonistes se voient sous tous les angles possibles, augmentant dece fait la volupt des actes et lefficacit de la pdagogie.
Par-del ces entremlements de corps, o les pollutions et lescots saccumulent, une ducation philosophique et politique estaussi dispense la petite, et au lecteur. Pendant lenseignement, leChevalier autre personnage du boudoir et cousin de Madame deSaint-Ange saffaire la lecture dun pamphlet politique provenant
de lextrieur du boudoir et intitul Franais, encore un effort sivous voulez tre rpublicains , dans lequel Sade laisse percerses intentions politiques7. La part politique de ce roman dpassetoutefois ledit pamphlet ; cest tout au long de lducation sexuelledEugnie que se profile une ducation, ou plutt, en termes sadiens,une dsducation des murs de la cit. Cette ducation exploitedes concepts tels que la nature, laltrit, la raison8. Le dialogue ne
cesse jamais, mme pendant les acrobaties initiatiques : la thorieet la pratique se trouvent alors jumeles car, comme le dit Sade : Lexprience ne sacquiert quavec lexercice des sens9. Dans le
boudoir, les principes sont lpreuve des faits.La philosophie dansle boudoirest donc ce que lon pourrait nommer unBildungsromandans le sens o il propose un projet pdagogique alliant thorie et
pratique.
Partie 1 : Sade, la nature, lautre et la raisonSade et la nature laube des Lumires, lide de la nature prend une importanceconsidrable. Elle est lide matresse du sicle10. Cest elle,et non la morale, que la science se rfre pour expliquer le rel11.Thierry Hentsch dans Le temps aboli ouvre un chapitre intitul Sade, la jouissance absolue en affirmant que la nature est la
principale actrice du rcit sadien12
. Dans luvre de Sade, la naturesert tout coup de justification et de rfrent pour labolition desrgles morales de la socit. La nature laquelle fait rfrenceSade nest ni ordonne, ni dsordonne. La nature est. La nature
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est elle-mme sa vrit, elle ne fait rien dautre qutre, elle na pasde finalit, pas de consquences, elle a plusieurs voix13. La nature
sadienne ne porte donc pas en elle les conditions eschatologiquesdu salut. Nanmoins, elle vhicule, par son existence, certainesides. Pour le dire autrement, il y aurait des lois dans la nature quelon pourrait dcouvrir par la raison. Dolmanc tmoigne de cette
perception lorsquil confie Eugnie : En un mot, sur toutes ceschoses, je pars moi, toujours dun principe. Si la nature dfendait les
jouissances sodomites, les jouissances incestueuses, les pollutions,etc., permettrait-elle que nous y trouvassions autant de plaisir ? Il est
impossible quelle puisse tolrer ce qui loutrage vritablement14. Plus loin, dans le pamphlet politique Franais, encore un effort sivous voulez tre rpublicains , Sade, toujours en sappuyant surlide de nature, explique le rle de la finitude :
Si tous les hommes taient ternels, ne deviendrait-il pasimpossible la nature den crer de nouveaux ? Si lternitdes tres est impossible la nature, leur destruction devient
donc une de ses lois. Or, si les destructions lui sont tellementutiles quelle ne puisse sen passer, si elle ne peut parvenir ces crations sans puiser dans ces masses de destruction quelui prpare la mort, de ce moment, lide danantissementque nous attachons la mort ne sera donc plus relle ; il nyaura plus danantissement constat ; ce que nous appelons lafin de lanimal qui a vie ne sera plus une fin relle, mais unesimple transmutation, dont est la base le mouvement perptuel,
vritable essence de la matire et que tous les philosophesmodernes admettent comme une de ses premires lois. Lamort, daprs ces principes irrfutables, nest donc plus quunchangement de forme, quun passage imperceptible duneexistence une autre15.
En fait, comme on le remarque, Sade dduit de la finitude, tatinvitable dans la nature, une loi de la destruction. Lhomme est
mortel, sa mort est ncessaire au renouveau, donc la destruction estune loi de la nature. Dans lexemple voqu par Sade, la destruction
permettrait le mouvement ; une destruction cratrice, annonciatricede nouveaut et de changement. Sade use ensuite de cette logique de
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Sade et linstitution du social ; quel hritage pour la rpublique ?
la destruction, inhrente, nous dit-il, la nature, pour penser lide derpublique. Il fait alors des guerres et de lanantissement des murs
de la cit le foyer du social :Mais en voil plus quil ne faut pour convaincre tout lecteurclair quil est impossible que le meurtre puisse jamaisoutrager la nature. Est-il un crime en politique ? Osons avouer,au contraire, quil nest malheureusement quun des plusgrands ressorts de la politique. Nest-ce pas force de meurtreque Rome est devenue la matresse du monde ? Nest-ce pas force de meurtre que la France est libre aujourdhui16?
En se basant ainsi sur ce quil nomme les lois de la nature,Sade institue une conception de la rpublique qui cautionne ladestruction, le meurtre, la sodomie, linceste. Qui plus est, en prenantune perspective plus large de cette conception, on peut soutenir queSade met de lavant cette ide quau fondement du politique, il ya toujours violence. Cest invitable, et Sade fait appel la nature
pour dmontrer cette invitabilit17
. Cette ide de la violence aufondement du politique est aussi prsente chez Machiavel, qui justifiedansLe prince les interventions violentes du lgislateur pour fonderun nouveau pouvoir18.
Nature et politique semblent donc entremls chez Sade. Lon nesaurait penser lun sans se rfrer lautre. En ce sens, la rpubliquene serait pas la rsultante dun ailleurs instituant, ni dun contratentre gaux mais serait plutt cette forme politique qui ctoie la
nature, qui se meut avec elle. Elle nest jamais fixe, elle est toujoursen mouvement.
Sade et lautre Il a t mentionn brivement ce que Sade pensait de la natureet
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