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Richard Abibon
Les deux faces de la mère
A propos de Maléfique de Robert Stromberg
Disney entreprend de nous relooker le conte de la belle au bois dormant. Et c’est
drôlement intéressant. Déjà, le conte traditionnel nous en dit long sur le statut de l’humain. Quand un enfant nait, les fées se penchent sur son berceau, lui conférant dons et qualités. C’est une façon de parler de ce qui, dans l’inconscient des parents, va se
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transmettre à l’enfant malgré eux. Les bonnes choses comme les mauvaises, puisque la mauvaise fée s’invite pour proférer des malédictions. Bien sûr qu’elle se venge de n’avoir pas été invitée : qui souhaiterait la présence d’une mauvaise fée ? C’est la raison d’être de l’inconscient : les pensées désagréables ont été chassées dans un autre royaume. Et il n’est pas question de réinviter au festin de la vie quotidienne.
L’idée géniale des scénaristes, c’est de nous apporter les raisons pour lesquelles elle n’a pas été invitée, et de surcroit, le pourquoi de sa méchanceté.
Mais revenons d’abord au conte traditionnel. La malédiction consiste en ceci : « Le jour de tes seize ans, tu te piqueras avec l’aiguille d’un rouet, et tu t’endormiras d’un sommeil éternel. Seul un baiser d’amour sincère pourra te réveiller ». Nous avons la même configuration dans la malédiction qui a frappé Œdipe, et finalement dans toute prédiction, toute prémonition : lorsqu’on est persuadé de la véracité de celle-‐ci, et si c’est un malheur, on va s’ingénier à la fuir, et c’est cela même qui va produire sa réalisation. A cela, deux raisons possibles : la première, c’est qu’il s’agit en fait de la réalisation d’un désir, la seconde, c’est que la parole fonctionnerait comme une sorte de programmation d’ordinateur que rien ne peut arrêter une fois qu’on a cliqué sur « entrée ». Réalisation d’un désir, comme dans un rêve, donc. On comprend qu’Œdipe réalise le rêve de tout enfant : tuer son père pour coucher avec sa mère. Sa conscience morale se dresse avec horreur contre de tels désirs, mais ils sont pourtant là, à son insu. Sa lutte contre la sphinge va lui donner le détour nécessaire pour y parvenir sans le savoir, en voilant sous un savoir universel (la réponse à la question de la sphinge : « l’homme ») son insertion particulière dans la structure humaine.
En quoi l’oracle de la mauvaise fée pourrait-‐il être un désir ? Le désir de se piquer ? De dormir éternellement ? ça paraît un peu bizarre, sauf si on entend la deuxième partie de l’oracle, qui apparaît comme subsidiaire : « Seul un baiser d’amour sincère pourra te réveiller ». Tel est, en effet, le rêve de toute jeune fille. Elle préfère dormir sa vie plutôt que de la vivre sans amour sincère. Elle met en sommeil sa vie affective (et parfois sexuelle, mais de nos jours, c’est ça qui est devenu subsidiaire) jusqu’à l’arrivée du Prince Charmant censé lui apporter ce baiser tant désiré, non en tant que tel, mais comme preuve de l’amour sincère. Elle cherche « le bon ». C’est bien différent de la recherche du garçon du même âge qui lui, ne désire que celle qui sera « bonne ». En guise de baiser, il ne désire que baiser. D’où le désir d’autant plus aigu de la jeune fille pour cette preuve d’amour qui n’a rien à voir avec l’acte sexuel. D’où le profond malentendu entre les sexes.
Dans le conte traditionnel, aussi bien que dans sa version remasterisée, comme Laïos, père d’Œdipe, le roi se dépêche de prendre les mesures censées éviter l’accomplissement de la malédiction. Laïos fait tuer l’enfant (mais l’esclave chargé de la besogne d’osera pas le faire), le père d’Aurore l’envoie au fin fond de la forêt dans une chaumière, se faire élever par trois fées.
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Il fait aussi brûler tous les rouets du royaume. Il espère ainsi cacher sa fille aux yeux de la malédiction (aux yeux de Maléfique ?) et supprimer l’instrument de son accomplissement.
Pourquoi la malédiction doit-‐elle en passer par la piqure de l’aiguille d’un rouet ? Parce que le rouet est l’instrument féminin par excellence, comme l’épée est l’outil masculin. Le rouet file la laine avec laquelle on tisse les vêtements : les femmes voilent ce que les hommes vont trancher, car ils veulent voir ce qu’elles cachent et qui a déjà été tranché : le phallus féminin. La piqure, aussi minuscule soit-‐elle, rappelle la caractéristique fondamentale des femmes : l’émission de sang, les règles. D’où, l’âge de la malédiction, seize ans. Ça fait un peu tard pour les premières règles, me direz-‐vous, mais il s’agit ici de leur mise en œuvre effective dans la procréation, qui nécessite le concours d’un Prince Charmant. L’inconscient est coutumier de ces condensations qui n’ont que faire des temporalités réelles.
Et que rappelle cette gouttelette de sang, à part les règles ? Elles rappellent que la femme a été castrée, et que c’est cela le fondement de la malédiction. Voilà pourquoi ce sont elles qui tissent les vêtements : elles ont honte de ce châtiment injustement attribué et imaginairement causé par une faute qu’elles auraient commise. De plus, l’acte n’est pas accompli une fois pour toutes : la blessure ne cesse de se rouvrir, tous les mois, insistante, venant rappeler ce sort cruel incrusté dans la chair. Cette période est bien connue des femmes pour les douleurs et mauvaises humeurs qu’elle entraine.
C’est là où se place le génie des rénovateurs du conte. Ils nous proposent une explication métaphorique de cette castration. Ils remontent loin dans le temps, lors de l’enfance de Maléfique. Elle vit dans ce beau pays enchanté peuplé de fées, de gnomes, d’arbres qui parlent et bougent. Jolie petite fée heureuse de vivre, elle vole de ci de là grâce à ses grandes ailes gracieuses. Un jour, aux frontières de son royaume, elle rencontre un garçon venu du royaume des humains. Ainsi en est-‐il de notre psyché à tous, divisée en deux royaumes : celui de l’inconscient, ou la castration n‘existe pas, celui de la réalité où il faut bien faire avec, c'est-‐à-‐dire sans… le phallus féminin. Première rencontre de la différence des sexes, premier amour, chaste et pur.
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Après quelques temps de cet amour idyllique, on nous dit que l’ambition du jeune garçon l’empêche de se contenter d’amour et d’eau fraîche. Il retourne dans le royaume des hommes. Plus tard, le roi décide de s’emparer du royaume des fées avec son armée. Il est évidemment battu à plate couture par Maléfique et ses troupes enchantées. Il en concevra une soif de vengeance inextinguible. Il promet la main de sa fille, et donc son royaume, à qui tuera Maléfique. Entendant, cela, le petit amoureux de la fée, devenu jeune homme, se dit qu’il a peut-‐être un avantage lui permettant de parvenir à cette fin : l’amour que Maléfique a eu pour lui.
Il retourne aux abords du pays des fées, maintenant entouré par Maléfique d’une barrière d’épines géantes. Ainsi en est-‐il de l’inconscient lorsqu’on a cherché à en dévoiler les mystères par la force : il développe des résistances. Ce pourquoi les analyses sont longues. Mais c’est compter sans le transfert. Le jeune homme appelle Maléfique, qui se souvient, et l’admet à nouveau en son royaume. Renouveau des amours enfantines. Elle baisse la garde et accepte volontiers de boire à sa gourde. Du coup c’est elle qui, par anticipation, tombe dans le sommeil diaboliquement instillé par son ambitieux amoureux. Je n’évoquerais pas d’interprétation sexuelle quant à cet acte. Qu’on s’en débrouille si on le souhaite. Maléfique endormie, le jeune homme s’apprête à lui enfoncer sa dague dans le corps, comme un violeur du samedi soir qui a drogué sa partenaire. Un sursaut de conscience morale l’arrête. Que faire ? Il trouve un compromis : il lui laisse la vie, mais lui coupe les ailes, qu’il apportera au roi en témoignage d’un meurtre inaccompli.
Voilà : la rencontre sexuelle rappelle aux deux protagonistes qu’elle se place sous l’emblème de la castration. Les ailes de la fée étaient le symbole de son pouvoir. Fini le pays enchanté où les femmes sont munies d’un appendice supplémentaire leur donnant la faculté de se déplacer à leur guise. Le conte nous donne le point de vue féminin de la chose : c’est le garçon qui est responsable de cette castration. D’où le désir de vengeance qui court dans toute la vie de la femme. Cela va être personnifié par Maléfique et sa vindicte. Elle va faire retomber cette vengeance sur la fille que son amoureux aura avec la fille du roi : Aurore. Elle va prononcer les mots fatidiques au-‐dessus de son berceau : «Lorsque, par une goutte de sang, tu t’apercevras que tu es une femme, c'est-‐à-‐dire castrée, tu t’endormiras, jusqu’à ce qu’un homme te démontre, par un baiser d’amour
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sincère, que tous les hommes ne sont pas des cons ». Dans cette clause latérale, emportée par sa rancœur, Maléfique est bien certaine qu’il ne s’en trouvera aucun. Où l’on retrouve un discours féminin bien connu : « tous les mêmes ! », ce qui n’est pas faux. Le sommeil éternel auquel elle condamne la fille n’est donc rien d’autre que la mort.
Le premier rapport sexuel – mais ce peut être la première rencontre avec la différence sexuelle, beaucoup plus précoce –confirme la fille en ceci, que, si phallus il y a, il appartient au garçon et que si elle en est dépourvue, c’est qu’on lui a coupé et que c’est une injustice. Le garçon, quant à lui, se trouve confirmé dans l’idée que la castration est bien une réalité, puisqu’il l’a devant les yeux. Si c’est arrivé à la fille, ça peut lui arriver aussi. Il n’y a pas de preuve plus tangible. Bien que tout cela ne soit qu’imaginaire, c’est cette preuve que le traitre va porter au roi : les ailes de Maléfique, soit, le phallus féminin. Le monarque va les conserver sous verre dans la salle du trône.
D’où la défiance entre hommes et femmes, qui n’aura d’égale en passion que l’attirance. Sous l’influence de la menace de castration, le garçon n’aura de cesse de se prouver qu’il a un phallus, en baisant, au besoin en humiliant les femmes, voire en les frappant s’il n’obtient pas cette satisfaction indispensable. Ça peut aller jusqu’au meurtre, ce qui reste heureusement très rare. La fille n’aura de cesse de désirer se faire aimer pour autre chose que pour ce qu’elle n’a pas, le phallus ; donc, de préférence, tout ce qui n’est pas sexuel. D’où sa plainte réitérée d’être « prise en objet (sexuel) » et sa constante réclamation d’un amour sincère.
Quelque similitude s’impose ici avec le conte de la petite sirène : elle doit perdre sa queue de poisson pour pouvoir aller sur terre aimer son Prince Charmant. Poisson ou oiseau, la fille semble toujours appartenir à un autre royaume que celui des humains. Pourtant, ce dernier repose aussi sur elle. Telle est l’étrangeté de la femme aux yeux de tous, hommes et femmes. Mais, quelque part, ce préjugé a raison puisqu’il s’articule avec cette chimère qui n’appartient qu’aux contes et aux rêves : une femme munie de phallus.
La rénovation du conte nous montre une Maléfique cependant soucieuse de la vie et du bien être de la petite Aurore. Elle constate bien vite que les trois fées chargées de l’élever sont en dessous de tout quant aux besoins les plus élémentaires de l’enfant. Bien sûr, ce sont des fées, elles ont leurs ailes, elles n’ont pas besoin d’enfant. De ce fait, elles n’imaginent pas les besoins de l’enfant. Où se vérifie l’équation : enfant = phallus. Maléfique, qui a perdu ses ailes se révèle bien plus à l’écoute des appels de l’enfant. Le bébé pleure, tout simplement de faim. Les fées n’en ont cure. Maléfique cueille une rose et la fait voler jusqu’aux lèvres du bébé. Oh la belle image : l’enfant tète la rose, il en sort du lait ! La voilà en train de devenir mère de cet enfant qui n’est pas d’elle, mais cependant de l’homme qu’elle a aimé. Pour qu’elle soit intacte à l’heure de la vengeance ? Mais avec les années, l’esprit revanchard s’apaise devant les sourires de l’enfant. Au point qu’un jour, Maléfique lance une nouvelle parole magique, réfutant sa malédiction. Ça ne marche pas ! Ah oui… elle se rappelle avoir ajouté encore une clause de sécurité : que jamais aucune parole magique ne vienne briser l’envoutement. Elle est prise à son propre piège.
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Néanmoins la qualité de ce film reste de nous inviter à plus de nuances dans l’appréciation des personnages : les bonnes fées s’avèrent de bien piètres mères, tandis que la méchante Maléfique se révèle le bon ange de la petite fille. Ainsi en est-‐il de toutes les mères qui ne peuvent pas être parfaites : ni totalement bonnes, ni totalement mauvaises.
Le jour de ses seize ans, Aurore, déjouant la surveillance des fées et de sa mère
adoptive, se rend au château. Un lapsus lui avait révélé la veille qu’elle était la fille du roi. Bien sûr, elle va être très vite attirée par l’endroit où l’on a enfermé tous les rouets. Ce devrait être un message à lire par tous les parents abusifs qui veulent spécialement contrôler leurs filles lorsqu’elles deviennent pubères. Plus on interdit, plus elles y vont quand même ! Aurore se pique donc au rouet et sombre dans le sommeil prédit. Maléfique ne voit alors qu’une parade : aller chercher le Prince Charmant qu’Aurore avait rencontré à un détour de la forêt, et qui avait bien l’air d’être à son goût. Les trois fées le ramènent et le voilà sommé d’embrasser la belle endormie. Las, ça ne marche pas ! Comment ? La tradition serait-‐elle trahie ? Non, mais habilement contournée.
Déçue et sans plus d’espoir, avant de s’éloigner, Maléfique dépose un chaste baiser sur le front de sa « fille ». Et c’est celui-‐là qui la réveille ! Pouvait-‐il y avoir amour plus sincère ? Malgré son caractère momentanément exceptionnel, le Prince Charmant se révélera être comme les autres. Pourquoi ? Parce que, comme les autres, il va avoir besoin de se prouver qu’il a un phallus, et c’est justement ce que sa fiancée ne lui accordera ... pas toujours ! Il ira donc chercher ailleurs. Tandis que l’amour de Maléfique, l’amour d’une mère, s’il respecte l’interdit de l’inceste, reste chaste dans le cadre de la relation illusoire : enfant = phallus.
J’ai bien dit : s’il respecte l’interdit de l’inceste. La relation peut bien avoir des apparences très chastes tout en étant abusive. Le film nous fait apparaître ce baiser comme libérateur. Il en est d’autres qui se substitueront métaphoriquement aux baisers
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des princes, même si la fille se marie, entretenant une chaîne indémaillable entre mère et fille.
Mais un conte de fée n’est pas toujours un compte de faits. Surtout à la fin. Si les récits traditionnels nous renseignent sur les faits de l’inconscient, il faut aussi qu’après une tragédie, ils nous rassurent avec un happy end. Il importe de ne pas castrer tous les espoirs : dans la bagarre finale, le roi félon sera tué et Maléfique retrouvera ses ailes grâce à Aurore qui les a libérées de leur prison de verre. Est-‐ce à dire qu’une fois les enfants partis de la maison, la mère retrouve les ailes de son enfance ? Redevient-‐elle phallique ? Si c’est pour permettre l’envolée de sa progéniture, alors, je veux bien en admettre la métaphore.
Le film de Stromberg respecte ce cadre, pour le plus grand bonheur (momentané) des spectateurs.
31.01.2015
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