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Archim. Grigorios D. PAPATHOMAS

Professeur de Droit Canon à l’Institut de Théologie Orthodoxe “Saint Serge” à Paris

Théologie ecclésiale : Enjeux et problématiqueà notre époque européenne et mondialisée

— Introduction (Le contexte expérimental de la question)A. Les caractéristiques de la Théologie ecclésiale1. Théologie trinitaire2. Théologie distinctive3. Théologie au sein de l’Économie

a. La théologie au sein de l’Égliseb. La théologie au sein de la Création

4. Théologie de “co-salut” et eschatologiqueB. Théologie déviée et contextuelle : l’autonomisation de la théologie

— Épilogue

Colloque-Journée d’Études“Théologie universitaire et Science des Religions”

organisé par les CNRS-“Centre PRISME-Société, Droit et Religion en Europe”-U‘RS’SPalais Universitaire

Strasbourg, le 30/11-01/12/2005

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Prof. Hdr. Archim. Grigorios D. PAPATHOMAS Strasbourg, 1.12.2005Paris-Tallinn

Théologie ecclésiale : Enjeux et problématiqueà notre époque européenne et mondialisée1

J’imagerai mon propos de façon triviale, mais n’est-il pas plus présomptueux qu’intrépide de vouloir s’adonner à une présentation de la théologie du christianisme qui se veut ecclésiale ou de la théologie tout court, alors qu’il en existe tant ? Est-ce le sentiment d’en avoir plus à dire sur ce qu’on appelle l’expérience de la théologie, l’expérience théologique, alors que nos moyens, tant matériels qu’humains restent si limités ? Que l’on me pardonne si c’est d’un point de départ plutôt personnel que j’essaierai ici d’esquisser les écueils, les difficultés, les caractéristiques, et, autant qu’il se peut, la vision d’une telle entreprise. Car, tout simplement, je voudrais essayer de me définir comme un amateur, mais au sens fort : celui qui aime, qui essaie de vivre de cette réalité qu’il aime.

En arrière-fond de ce style de s’exprimer doit toujours s’incarner un message que je proposerai de moi-même comme mon propre témoignage de vie. Mais le plus souvent, il n’est perceptible ou tout au moins percevable que par ceux qui en ont une certaine connaissance, et même par ceux qui cherchent à le comprendre. Pour les autres, cela restera hermétique, comme quelque chose qui se prête plutôt à toutes sortes de quiproquos. Quant aux sympathisants inconditionnels comme aux détracteurs acharnés, ils sont le plus souvent portés à n’y retrouver que leurs propres projections.

Telles sont, parmi d’autres, les difficultés que rencontre tout homme qui se prend à vouloir formuler une quelconque expérience. Alors, pourquoi parler ? « On peut toujours opposer une parole à une parole, mais aucune parole ne peut être opposée à la vie », dit saint Grégoire Palamas2, et les paroles que l’on tente d’émettre trahissent toujours les idées, trahissent souvent les événements et quelquefois même les hommes. Savoir transmettre donc la vie d’un corps ecclésial, dont la théologie est toujours plus significatif que l’histoire, n’est

1 Texte publié dans M. DENEKEN et Fr. MESSNER (sous la direction de), La Théologie à l’Université. Statut, programmes et évolutions, Strasbourg, éd. Labor et Fides/CNRS (coll. Religions et Modernités, n° 5), 2009, ch. 5, p. 73-89.

2 Triades, I, 3, 13.

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pas chose facile. Pourtant, c’est la seule justification d’une telle tentative, la raison d’être à la fois indispensable et, somme toute, quelque part impossible. Mais, n’est-ce pas « l’impossible qui est la voie ? », demande Paul Evdokimov. Mais c’est cet “impossible” qui devient réalité dans la perspective eschatologique (orientée vers la fin du temps, la fin d’histoire, la fin inéluctable de toutes choses). Le monde créé s’est élargi pour nous. Les limites n’en sont pas dans la réalité matérielle. Ce qui nous intéresse n’est point enclos dans les limites de la nature créée. Dans cette perspective eschatologique donc de théologie, ce qui se passe en ce monde-ci prend une autre dimension.

Aujourd’hui, devant le choc des cultures, l’homme en désarroi “ne sait plus à quel saint se vouer”. Hésitant entre rigorisme et laxisme, au niveau de la théologie, il oscille entre progressisme et intégrisme, au niveau de la foi. Est-il une tâche plus urgente que de réfléchir ensemble sur ce discernement nécessaire pour trouver son chemin, toujours périlleux et semé d’embûches mais, en même temps, créatif et plein de promesses, entre “tradition” et “modernité” ?

Si, très modestement, mon propos parvenait à transmettre une meilleure compréhension de notre démarche, pour une grande communion et un échange plus authentique avec notre entourage, cette rencontre académique scientifique d’aujourd’hui ne serait pas tout à fait vaine. Mieux se connaître et se comprendre, n’est-ce pas un début de justification ?… Mais entrons maintenant dans le vif du sujet.

Tout d’abord, il faut bien distinguer le théologique du religieux. Car, la théologie est née dans le cadre de la rencontre physique et personnelle entre le Dieu et l’homme, juste après la création de celui-ci par Dieu Lui-même. L’homme était voué à cette vie en communion (mise en commun). La théologie reflète donc d’une certaine façon l’effort de ces deux entités, bien distinctes (l’incréé et le créé), de rester en communion ontologique permanente entre elles. S’il faut citer en quelques mots le cadre historique de cet événement unique, on doit rappeler que le début de la Bible (Genèse), témoin de cet événement de la rencontre après la création de l’homme, nous révèle que cette communion directe a été altérée et conditionnée, à un moment donné, par l’impossibilité de l’homme d’y participer du fait de son choix qui a pratiquement changé son statut existentiel. En effet, issu de la création, animé par le souffle de Dieu afin de mener le cosmos à une ultime rencontre avec le créateur, l’homme, être d’altérité et pourtant participant tant à la communion avec l’incréé qu’au créé, a adopté une voie de la “liberté négative” qui a détruit cette communion avec l’incréé, la cause essentielle de sa chute. La chute de l’homme alors a altéré sa nature, si bien que sa disposition à la vie en communion a été restreinte. Depuis lors, l’homme a gardé dans sa mémoire corporelle l’expérience de cette communion directe avec Dieu, mais il restait toujours dans

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l’impossibilité — après avoir vêtu les vêtements de la chair3, c’est-à-dire son corps, autrement dit cette nouvelle manière d’existence après sa chute —, de communier directement avec Dieu.

À cause de cet événement, la théologie a connu deux phases dans son cheminement : a) la recherche de l’homme effectuée dans sa nouvelle situation existentielle et avec ses propres moyens (notamment l’intelligence, la philosophie etc.) pour acquérir à nouveau cette communion perdue, et b) à cause de l’incapacité hypostatique de l’homme, l’initiative de Dieu lui-même de se révéler à travers son incarnation, incarnation qui devient par la suite le pont de communion entre Dieu et l’homme. Ces deux phases historiques de la théologie peuvent se présenter de façon schématique, révélant une chose principale et essentielle pour notre recherche scientifique :

Dieu

(a) (Religion) Découverte Révélation (Apocalypse) (b)

Homme

Il s’agit de deux phases, mais aussi de deux approches [mouvements] diamétralement opposées, qui montrent la différence d’opposition entre la Révélation de Dieu via l’Incarnation et la Religion conceptuelle. Or ces deux approches qui se sont historiquement poursuivies jusqu’à notre époque. Il est donc clair que l’articulation entre le cadre de la Théologie ecclésiale, qui nous occupe, et le cadre de la Philosophie ou de la Religion en général, n’est pas une identification. On pourrait dire, au contraire, pour ce qui est de leurs perspectives, qu’elles vont en sens opposé. La Philosophie en effet s’épuise au sein du créé, malgré ses considérations métaphysiques qui demeurent par définition spéculatives, tandis que la théologie touche des réalités qui existent au-delà du créé et qui ne sont pas des réalités métaphysiques ou conceptuelles. C’est pour cette raison aussi que la théologie n’a rien à voir avec la Religion en général ou avec les religions telles qu’elles existaient autrefois ou telles qu’elles existent toujours dans le monde.

L’approche [mouvement] <a> représente l’effort plus ou moins philosophique de l’homme pour découvrir Dieu, effort qui a donné naissance à la notion de religion et de toutes les religions historiques dans le monde entier. L’approche [mouvement] <b> présente la révélation de Dieu Lui-même à l’homme, tel que celui se trouve dans sa nouvelle situation existentielle, et reflète ainsi un point de départ diamétralement opposé, qui s’identifie pratiquement avec le cheminement historique de la théologie biblique. L’Ancien Testament 3 Ce sont les « les tuniques de peau » ; Gn 3, 21.

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offre tous les éléments nécessaires de la démarche historique de la théologie bien distincte de la philosophie, qui reste identique à la première démarche historique de l’homme, de même que de toute religion dans le monde entier. Ces éléments historiques figurent dans la tradition théologique chrétienne mais aussi, d’une manière ou d’une autre, dans la tradition théologique juive et dans la tradition théologique musulmane, ce qui montre que ces trois traditions font référence à un point de départ biblique commun. Mais avant d’examiner ce point de départ commun, tentons de clarifier les caractéristiques de la théologie ecclésiale qui constitue notre propos.

A. Les caractéristiques de la Théologie ecclésiale

La théologie chrétienne ecclésiale, aussi bien vétéro-testamentaire que néo-testamentaire, s’est historiquement manifestée dans la Bible. Elle est basée sur le cheminement suivant, décrit déjà depuis longtemps par l’expérience biblique et patristique :

---------------------------------------------------------------------------------------------------------• Sainte Trinité• Création• [Chute de l’homme]• Re-Création• Eschata-Royaume.

---------------------------------------------------------------------------------------------------------

D’après cette approche biblico-patristique diachronique, la théologie ecclésiale a quelques caractéristiques spécifiques que l’on ne trouve pas dans la méthodologie de la Philosophie religieuse ou même des Sciences religieuses (Religiologie4), d’où sa difficulté à s’inscrire nettement par rapport à ces démarches opposées.

1. Théologie trinitaire

La théologie présuppose l’Incréé comme sa source ainsi que comme la source de son développement ; c’est pour cette raison d’ailleurs que l’Incréé constitue la Théologie par excellence. En effet, en tant que théo-logie, logos (= parole) sur/de Théos (= Dieu), elle fait référence à Dieu qui se révèle comme Dieu trinitaire5, dont le mode de vie est communion. La théologie est une réalité qui a pour source la Sainte Trinité, Dieu lui-même. Elle plonge ses racines dans l’existence et dans la vie de la Trinité ; l’identité de la théologie trouve justement là sa source. La contribution de la Théologie ecclésiale ne repose donc pas sur le fait de parler 4 Voir infra.5 Cf. Is 6, 3.

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de Dieu ; cela est déjà un acquis de la Philosophie religieuse ou de la Philosophie tout court. Sa contribution repose notamment sinon exclusivement sur le fait que Dieu demeure trinitaire. C’est exactement cela la signification de la parole biblique que « Dieu est amour »6, qui veut dire que « Dieu est communion », « communion entre Trois Personnes ». L’amour trinitaire est donc intimement lié à la réalité de la communion des personnes. Car, si Dieu était un seul être, et unique, l’amour et la communion ne pouvaient pas lui être attribués. C’est cela qui représente le fondement de la Théologie ecclésiale, malgré le risque du “polythéisme” que cela importe. D’ailleurs, d’un point de vue philosophique (et religiologique7), cette théologie, il est vrai, est “trithéiste” ([i] « sans mélange »8 : Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu le Saint Esprit), malgré le fait qu’elle insiste pour parler d’un “Dieu Tri-unique”, un “Dieu Trini-Un”, d’un “Dieu Tri-personnel”, d’une “Triade en Monade” : c’est l’amour, la communion ([ii] « sans division »9) des Trois Personnes qui fait que Dieu est aussi Monade, “Dieu Uni-Trine”.

2. Théologie distinctive

Si maintenant il faut distinguer les niveaux de sa manifestation pour pouvoir l’étudier de manière dialectique, il faut noter qu’elle adopte de façon identique la distinction biblique et, par la suite, patristique entre créé et incréé. Or c’est ainsi que nous avons deux niveaux distincts et bien à part :

---------------------------------------------------------------------------------------------------------• Incréé Sainte Trinité Théologie

• Créé Création — [Chute de l’homme] — Re-Création Économie---------------------------------------------------------------------------------------------------------

Il s’agit en fait d’une démarche qui commence par/de l’Incréé ; ainsi se définit (le niveau de) la Théologie, qui continue à travers le Créé, qui représente (le niveau de) l’Économie. Cette démarche révèle donc finalement la relation dialectique qui existe entre les deux niveaux, avant de montrer la forme des rapports qui existe entre les deux.

3. Théologie au sein de l’Économie

6 1 Jn 4, 8. 16.7 Voir également infra.8 Cf. le Horos (Définition de Foi) du IVe Concile œcuménique de Chalcédoine (451).9 Cf. ibid.

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Partant de la Théologie proprement dite, et conséquente à son cheminement, la théologie trouve sa suite au sein de l’Économie. Là, sa mission repose sur la perspective de bien clarifier le cheminement de l’Économie et de montrer la possibilité d’arriver à la vision initiale de la création, la communion du créé avec l’incréé. Or, pour que la théologie soit conséquente vis-à-vis de sa mission, elle doit suivre le même cheminement que le corps ecclésial, elle doit s’identifier à son expérience vécue et, enfin, elle est appelée à guider finalement ce corps ecclésial.

Cette théologie vise deux espaces : a) l’espace de l’Église et b) l’espace de (l’ensemble de) la Création (et c’est justement dans ce cadre que l’on voit bien comment l’Écologie devient un chapitre de la Théologie).

a. La théologie au sein de l’Église

---------------------------------------------------------------------------------------------------------Saintes Écritures-Pères (Horoi-Définitions)

Théologie Vie et praxis liturgique [Conciles](dans le cadre de l’Économie) Canons ecclésiaux-Praxis pastorale (Canons)---------------------------------------------------------------------------------------------------------

D’emblée, la Philosophie présuppose la conception humaine d’une chose et essaie par la suite de la réaliser, de la mettre en œuvre, en pratique, dans la vie quotidienne et même institutionnelle, par ses moyens propres ou parfois par les moyens de la politique. Il s’agit en fait d’une conception qui correspond certes aux besoins humains mais qui demeure, dans sa vision, spéculative. Au cours des siècles, pour correspondre à ces besoins humains, on a vu l’apparition de plusieurs théories philosophico-religieuses, ou ce que l’on peut également appeler des cosmothéories (visions du monde-weltanschauung), chacune revendiquant l’exclusivité de leur application dans la société humaine, ainsi que l’exclusivité de son “approche du divin”, comme on l’appelle de façon abstraite. Au contraire, dans l’Église, le corps ecclésial demeure “vie-centrique”, praxicentrique. Rappelons ici la parole patristique : la praxis forme la base de toute forme de théorie (= expression de l’expérience vécue)10. L’Église sauvegarde l’événement de la Révélation et la perspective de l’économie divine. Or la vie dans l’Église se caractérise directement par le vécu, par l’expérience ecclésiale qui est la sienne. Par conséquent, la foi est un événement avant d’être un enseignement, avant même de donner naissance à une notion. C’est une démarche et une rencontre. Les formules de la foi 10 St Grégoire le Théologien, Discours IV, contre l’empereur Julien (ch. 113), in P. G., t. 35, col.

649-652.

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(par exemple les horoi) sont de courtes maximes, et les systèmes théologiques échouent en fait à tenter d’en esquisser le contenu. La foi inclut une conversion, un retournement, elle est consécutivement irréductible à toute normalisation rationnelle.

La Théologie s’identifie donc avec l’expérience de la vie “lit-urgi-que” (= en grec, œuvre du peuple), de la “vie qui contient l’expérience de communion entre le créé et l’incréé”. De cette communion sont sorties les Saintes Écritures d’abord et, par la suite, au sein de l’Église, la littérature patristique et les canons ecclésiaux qui animent toute praxis pastorale. C’est pour cette raison d’ailleurs que les Conciles ecclésiaux ont été convoqués pour exprimer en “syn-ode” (= en grec, faire route ensemble) l’expérience vécue de la vie liturgique. Et ce n’est pas par hasard que les mêmes Conciles qui ont publié des Horoi (= définitions de foi), ont également promulgué des Canons au sein de l’Église (1er-9e siècles). Ces écrits (bibliques, patristiques, conciliaires et canoniques) décrivent la Vérité révélée, manifestent l’expérience vécue. Certains Pères disent11 que de nombreux écrits patristiques — ou même bibliques — doivent leur existence à des problèmes qui se sont posés dans l’ensemble de la vie ecclésiale ou ont été écrits pour répondre aux conséquences d’un vécu erroné de la Vérité révélée. L’Église était alors obligée par le biais des écrits des Apôtres ou des Pères, ou par le biais des Conciles œcuméniques et locaux, de décrire ou d’exprimer (par les définitions [foi] et les canons [taxis] des Conciles) la Vérité révélée qu’elle vivait, qu’elle vit.

Les écrits de l’Église ne constituent pas un corpus de théories philosophico-religieuses, mais un essai de présentation de ce qu’elle vit, lorsque, à un moment donné, elle a estimé nécessaire de le faire ou lorsque différentes circonstances l’imposaient. On doit donc recevoir ces textes de l’Église comme l’expression de son expérience ontologique pour nous orienter et indiquer le chemin vers les eschata, et pas comme les notions abstraites d’une philosophie conceptuelle humaine. L’apôtre Paul donne déjà le stigma de cette expérience vécue : « Je vous le déclare, frères : cet Évangile que je vous ai annoncé n’est pas de l’homme ; et d’ailleurs, ce n’est pas par un homme qu’il m’a été transmis ni enseigné, mais par une révélation de Jésus Christ »12. Il faut donc dire ici que les notions sont inspirées ou même empruntées ailleurs pour exprimer des réalités existantes. C’est là leur fonction naturelle. On ne conçoit pas des notions pour créer des situations existantes, mais pour exprimer des situations existantes. Ceci est particulièrement vrai dans le cas de la théologie ecclésiale.

Or l’écart entre les deux approches est très vaste. La théologie ecclésiale se réfère à une réalité existante qui a besoin d’être reconnue, tandis que la philosophie religieuse en

11 Cf. St Jean Chrysostome, Commentaire à l’Évangile de Matthieu, in P. G., t. 57, col. 13-14D.12 Ga 1, 11-12.

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appelle à une “réalité” conceptuelle pour pouvoir se concrétiser dans l’avenir, sans, bien entendu, pouvoir dire avec certitude quelles sont ses potentialités de réalisation.

Le schéma ci-dessus représente, entre autres, la distinction que l’on peut réellement faire en trois divisions de la matière théologique dans l’espace de l’enseignement académique, qui suit parfaitement le fonctionnement de la vie ecclésiale et de la praxis liturgique de l’Église à travers les siècles, depuis Adam, Noé, Abraham et Moïse jusqu’à nos jours.

b. La théologie au sein de la Création

------------------------------------------------------------------------------------------------------------ Judaïsme

Théologie • Vie et praxis liturgique Saintes Écritures • Église - Christianisme Islam ----------------------------------------------

Religio-logie (toutes les Religions)

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Tout d’abord, la première chose qu’on doit clarifier avant tout ici, c’est la distinction d’ordre prospectif entre Théologie (Qeologiva) et Religiologie (Qrhskeiologiva), un terme qu’on doit nécessairement créer en français pour pouvoir distinguer leur démarche historique à travers les siècles. Partant de son étymologie, le terme veut dire “parole sur les Religions”, la matière scientifique qui englobe l’étude des/sur les Religions. C’est le terme qu’on doit adopter aussi dans le Programme de la formation et de l’enseignement académique théologiques, justement pour ne pas confondre l’espace de la Théologie avec l’espace des Religions. C’est encore là où on peut dépister les racines communes de la Philosophie et de la Religiologie, qui, tout au début de l’Histoire et aux temps les plus reculés, n’étaient pas vraiment distinguées jusqu’au moment de l’apparition réactionnaire de la Philosophie athéiste, qui marque la dichotomie de la Philosophie poétique, au sens étymologique de ce terme, qui soumettait par la force tout au doute et à l’examen à la fois, en refusant les distinctions idéologiques et les a priori conditionnés par l’entourage socio-politique. Ici encore, il faut rappeler aussi un détail historique. Depuis la Grèce homérique, les philosophes n’ont jamais pu se mettre d’accord sur la nature de Dieu, de l’Homme et de l’Univers, et les écoles de pensée philosophico-religieuse ont varié d’une époque à l’autre. Actuellement, la mode est au

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“mécanisme”13 et au “matérialisme”14, des philosophies qui remontent à l’Égypte et à la Grèce antique. Elles affirment que tout est matière, en un sens que toute chose s’épuise au sein du créé. Mais aussi plausibles que soient leurs explications, une réalité demeure flagrante : leurs théories métaphysiques ou conceptuelles n’éliminent pas la possibilité que d’autres facteurs existent au-delà du créé qui demeure, depuis l’apparition de l’espèce humaine sur la planète, l’endroit d’inspiration de toute idée philosophico-religieuse. En tout cas, une chose est certaine : depuis le 5e siècle avant J.-C., ou même des temps plus anciens, les esprits les plus brillants n’ont jamais réussi à se mettre d’accord sur la “pomme de discorde” : la religion ou l’anti-religion. Sauf que la Théologie présentée plus haut ne fait pas partie de cette lutte à la corde.

Par ailleurs, le Christianisme, le Judaïsme et l’Islam font partie de la même mouvance de la Théologie au sein de l’Économie. Cela constitue un grand a priori théologique et une chance unique pour mettre en route un dialogue trilatéral, tripartite et holistique, qui commencera par leur point de départ commun (cf. Rm ch. 9-11). Cette recherche théologique commune peut constituer un premier volet à côté d’un autre, le deuxième volet de dialogue, qui peut être vraiment un dialogue entre la Théologie et les Religions, entre la Théologie et la Religiologie-Philosophie. En d’autres termes, la Théologie chrétienne ne vise pas seulement l’Église, mais aussi l’intégralité de la Création. Nous sommes appelés à se rendre conscients de ce que nous faisons : Théologie pour l’Église ou Théologie pour la Création toute entière ? Peut-on vraiment diviser ces deux perspectives ? Apparemment non, car, si on le fait réellement, on divise et on fragmente la théologie et sa mission, en faisant un choix sélectif… Dans ce cas, la théologie n’est plus cohérente avec son origine et sa vision, et alors “mauvaise théologie” signifie “mauvaise Église”, ce qui serait vrai aussi pour le Judaïsme et l’Islam.

Pour conclure ici, les deux niveaux auxquels doit s’articuler le dialogue actuel sont le niveau interchrétien et le niveau interreligieux :a) Le niveau interchrétien : Catholiques-Protestants-Orthodoxes, etb) Le niveau interreligieux : i) Chrétiens-Juifs-Musulmans, et

ii) Théologie-Religiologie.

4. Théologie de “co-salut” et eschatologique

13 Théorie philosophique selon laquelle toute vie est de la matière en mouvement et obéit à de lois physiques. Cette théorie a été avancée par Leucippe (5e siècle av. J.-C.) et Démocrite (460-370 av. J.-C.), qui l’ont probablement empruntée à la mythologie égyptienne. Les adeptes de cette philosophie considéraient la religion comme une quantité négligeable, car ils ne parvenaient pas à la “mathématiser”. Des mouvements religieux attaquèrent les mécanistes, lesquels se mirent à leur tour à attaquer la religion en général (anti-religion).

14 Comme l’on sait, ce courant philosophique est également une famille des théories métaphysiques et conceptuelles.

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C’est la théologie qui détruit toute sorte d’individualisation aussi bien au sein de l’Église qu’au sein de la Création. Face à toute forme de prière religieuse individuelle, d’approche verticale de Dieu, de pastorale personnelle et de mission individuelle, la Théologie ecclésiale persiste sur l’expérience biblico-patristique qui témoigne de la susswthriva (syn-sôtéria, co-salut). En grec patristique, “salut” veut dire “sauver l’intégralité de quelque chose et, dans notre cas, l’intégralité de la création” ; il n’est pas question d’un salut vertical et individualiste. Cette démarche co-salutaire de la théologie est encore en marche, étant donné que sa vision s’accomplit dans les Eschata, la fin du temps et de l’Histoire.

B. Théologie déviée et contextuelle :l’autonomisation de la théologie

Ayant précisé la place de la théologie ecclésiale au sein de l’Église et dans la Création, il est nécessaire, toujours dans la perspective de notre recherche, d’esquisser les déviations que l’Histoire avec ses vicissitudes temporelles provoque sur la théologie. Il faut reconnaître en effet que la difficulté pour un dialogue théologique aujourd’hui dans le monde ne repose pas seulement sur d’éventuelles divergences d’approche possibles, mais aussi sur des événements historiques contextuels qui influencent fortement toute démarche théologique et rend le dialogue difficile et parfois même impossible.

Alors que le premier millénaire de l’existence historique de l’Église a été marqué par des querelles et des questions principalement christologiques, plus ou moins résolues, l’ensemble du deuxième millénaire l’est par des problèmes ecclésiologiques, qui, du reste, n’ont pas encore trouvé de solution, même rudimentaire, mais qui, néanmoins, influencent fortement et profondément la théologie et son cheminement. En effet, trois problèmes ecclésiologiques majeurs se sont posés en ce deuxième millénaire : a) la “rupture de la communion”, la “désunion” des Églises d’Orient et d’Occident (1054), et l’institution du Ritualisme ecclésiastique (1099) qui en découle, b) la naissance du Confessionnalisme au moment de la Réforme en Occident (1517) et c) l’émergence de l’Ethno-phylétisme ecclésiologique en Orient (1872). En d’autres termes, au cours du premier millénaire, grâce à la Théologie développée par l’Église, les Conciles œcuméniques et locaux avaient su efficacement faire face aux problèmes christologiques, qui avaient été formulés de manière précise et systématique. Les problèmes ecclésiologiques du deuxième millénaire ont suivi d’autres voies, pris d’autres formes, se sont autonomisés et perdus dans l’imprécision, sans qu’il y ait aujourd’hui, non seulement la possibilité, mais parfois même la moindre velléité de les régler de façon non seulement synodale mais de façon au moins théologique. C’est

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justement là où on peut constater l’importance de la Théologie de tout temps et notamment à notre époque. Mais cela s’est passé à l’intérieur de l’Église et du Christianisme15.

S’il faut récapituler les difficultés apparues au cours du cheminement historique de la Théologie durant les deux millénaires, d’après ce qu’on vient d’analyser plus haut, on peut donner maintenant le cadre concret de ces difficultés :

------------------------------------------------------------------------------------------------------------• La rupture entre la Synagogue et l’Église, à cause de leur unique différence, la personne du

Christ en tant que Dieu (1er siècle).• L’apparition de l’Islam sur la scène historique (7e siècle).• La “rupture de la communion” ecclésiale (1054), ce qu’on appelle — à tort — schisme (sic),

et l’institution du Ritualisme ecclésiastique (1099) par l’établissement des Églises rituelles catholiques (12e siècle).

• La naissance du Confessionnalisme au moment de la Réforme (1517) et l’établissement des Églises confessionnelles protestantes (16e siècle).

• L’émergence de l’Ethno-phylétisme ecclésiologique en Orient (1872) et l’établissement des Églises nationales orthodoxes (19e siècle).

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À côté de ces vicissitudes majeures et ces transmutations à long terme, pour arriver à notre époque moderne, il faut compter aussi la victoire sur Tamerlan (1402) et la naissance des ultimes projets politiques impériaux, la chute de Constantinople (1453) et la fin de la domination du droit romain, la multiplication des idéologies politiques étatiques (État-Nation etc.) et l’installation définitive de l’Islam en Europe, la découverte de l’Amérique (1492), la Révolution française (1789), les différentes Révolutions balkaniques ethniques (Nation-État etc.) à partir de la Révolution hellénique (1821) et ainsi de suite, et surtout la Révolution bolchevique (1917) qui a marqué la vie politique tout au cours du 20e siècle, sans oublier l’influence non maîtrisée du cinéma, de la télévision et, tout récemment, de l’Internet. Si la chute de Constantinople était une “fermeture” vers l’Est (1453), la découverte de l’Amérique était une “ouverture” vers l’Ouest (1492), un double événement qui demeure providentiel. Les intérêts géopolitiques des Européens alors se partageaient et se divisaient, avec toutes les conséquences qui sont visibles aux siècles qui suivent :• La domination exclusive de l’étatisme national qui a fait naître le concept de l’Église nationale notamment dans l’univers orthodoxe (19e-20e siècles).

15 Pour des informations supplémentaires sur cette question déjà assez ancienne et toujours d’actualité, voir notre article intitulé “Le temps de la post-ecclésialité. La naissance de la modernité post-ecclésiologique”, publié dans les Revues Istina, t. 51, n° 1 (2006), p. 64-84, et Kanon, vol. 19 (2006), p. 3-21.

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• Les deux Guerres mondiales (20e siècle).• La fin de la Guerre froide et la chute du mur de Berlin (années 1990). Et enfin,• La fermentation profonde mais constante de la mondialisation survenue durant les dernières décennies et la culture qui en découle d’une société multiculturelle de citoyens ont bouleversé les sociétés de type nationalo-étatique. Dans l’espace européen, nous, européens, nous avons plus concrètement vécu cette fermentation dans l’opération, qui est loin de son achèvement, celle de l’intégration et de l’unification européennes.

Toute esquisse théologique du 1er millénaire avait comme caractéristique principale l’épanouissement et le développement de la théologie ecclésiale ainsi que sa capacité de dialoguer avec un monde païen en plein recul historique. Il en va de même pour toute esquisse théologique de ce 2e millénaire. Sauf que là c’est la suppression de l’exclusivité monocamérale du christianisme en Europe et la naissance du pluralisme chrétien, mais également religieux dans la société, ainsi que la naissance d’une théologie chrétienne diversifiée cette fois-ci, en raison de la prolifération brutale des confessions chrétiennes au cours des siècles qui suivent, notamment à partir du 16e siècle. C’est aussi l’effort de réconciliation ecclésiale entre l’Orient et l’Occident (Conciles de Lyon (1274), de Ferrare-Florence (1438-1439) et de Brest-Litovk (1596) ) mais aussi la confirmation de leur éloignement réciproque. C’est également le mélange de la culture avec la religion et l’aube de la confusion récemment apparue de la nationalité avec l’appartenance ecclésiastique ou religieuse (ethno-phylétisme ecclésiologique). Ce tournant historique qu’on vient d’esquisser depuis le Moyen Âge pose aussi de nouvelles questions et ouvre de nouveaux chemins pour la recherche scientifique sur le devenir historique de la Théologie, parvenue de l’Antiquité tant en Orient qu’en Occident, mais aussi sur les paramètres géopolitiques qui conditionnent ce nouveau devenir historique de la théologie apparue juste avant la Renaissance européenne.

Or le passé de la Théologie influencée par tous ces événements, est lourd en ce qui concerne notamment ses a priori mais aussi les orientations qui en résultent, créant en permanence à son égard la tentation d’une théologie contextuelle, qui demeure, par définition, une théologie déviée. Tout au long de cette période historique, dont nous faisons partie, elle a été recrutée ses adeptes grâce aux conflits entre religions, aux conflits confessionnalistes et également aux conflits ethno-phylétiques, et elle a subi des transformations qui ont profondément altéré sa nature profonde. De même, la relation théologique et ecclésiastique d’opposition confessionnaliste entre les Catholiques et les Protestants ainsi qu’entre les Orientaux orthodoxes et les Occidentaux latins juste auparavant donna naissance à une approche normative et très limitative ainsi qu’à un développement contextuel flagrant de la théologie. C’est ainsi que plusieurs aspects de la théologie ont été touchés par ces bouleversements historiques. Depuis lors, la théologie a changé de camp : elle était

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auparavant principalement une théologie constructive et elle est devenue dorénavant une théologie réactionnaire, par opposition ou par réaction vis-à-vis d’une autre théologie confessionnelle…

À travers ces événements se dégagent tous les éléments qui forment l’identité de la théologie, notamment à partir du 16e siècle, et qui ont conduit cette même théologie à des transmutations qui ont pratiquement conditionné les cinq derniers siècles de notre époque moderne et contemporaine. Il faut donc prendre sérieusement en considération tous ces événements historiques qui influencent par définition le devenir de la théologie au sein de l’Économie pour arriver à des résultats cohérents à notre recherche.

À côté de tous ces changements — fermentations — et transmutations, on pourrait en ajouter sans doute encore beaucoup d’autres. Ces changements ont néanmoins entraîné de graves conséquences quant à la fonction de la théologie. S’étant développée à l’intérieur de la sphère religieuse, ritualiste, confessionnaliste ou ethno-phylétique, elle n’avait pas eu la possibilité de porter un regard universel sur la réalité, puisque, cette réalité, elle ne pouvait la voir qu’à travers une optique étroite et les œillères de la sphère séculière, éonistique, qui demeure fragmentée. Par ailleurs, la longue évolution historique des divisions ecclésiastiques a conduit au développement autonome, non seulement de la théologie orthodoxe, tantôt dans l’isolement, tantôt dans l’opposition, mais aussi des autres théologies qui affirment, comme elle-même d’ailleurs, qu’elles sont omniscientes et qu’elles portent l’exclusivité ainsi que la totalité de la vérité. Cette position a eu également des répercussions dans le domaine de l’Ecclésiologie, où les divisions ecclésiales s’en sont encore plus aggravées. Néanmoins, le « retour » au passé, à une époque où son action était universelle, ne signifie pas qu’elle puisse avoir la même fonction de nos jours. C’est pourquoi elle est obligée de viser à l’universalité, en collaboration avec les autres et en communion avec les autres, notamment aujourd’hui dans le cadre de l’Université européenne fondée dorénavant sur le traité de Bologne (1999). Toutefois, de nos jours, elle requiert une approche multilatérale bien plus complexe, qui doit faire la synthèse des éléments d’une réalité humaine et ecclésiale maintenant bien fragmentée. Et l’Université demeure la place appropriée pour une telle démarche.

Cette synthèse, et c’est là notre tâche, appelle une nouvelle interprétation de la réalité, qui ne saurait être élaborée dans un esprit passéiste et pré-critique, ni dans un contexte pré-moderne et foncièrement confessionaliste, mais au contraire, dans un contexte post-moderne, voire même post-postmoderne, ce qui signifie un dépassement et une transcendance de la modernité et de la post-modernité, qui est le résultat inévitable de toutes ces vicissitudes historiques présentées plus haut. Et cela, pour la simple raison que la post-modernité va de pair avec l’absolutisation de l’individualité et ses conséquences immédiates, mais aussi avec

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l’aggravation des aspects négatifs de la modernité. Au contraire, aujourd’hui, à notre époque néo-européenne et à une époque d’un monde mondialisé et unifié, il est indispensable de trouver un moyen pour que les différences culturelles, acquises et reçues du passé, coexistent pacifiquement et pour valoriser les éléments positifs du moderne, en veillant en particulier à respecter la liberté de chaque homme, laquelle a d’ailleurs de solides assises théologiques. C’est justement là la contribution d’une théologie consciente de sa vision ontologique. La noblesse et la dignité de l’être humain viennent de sa possibilité de répondre au dialogue que Dieu lui propose.

Dans cette recherche en effet d’une nouvelle catholicité, il est possible, en proposant à toutes les théologies chrétiennes d’adopter la même démarche, de trouver un point de rencontre. Toutefois, cette nouvelle catholicité ne peut pas ne pas laisser de place aux autres. Catholicité (Kaqolikovth") et approche catholique (kaq∆ oJliko;") signifient qu’on doit se débarrasser d’interprétations mono-confessionnelles, mono-culturelles et de pratiques mono-polistiques et unilatérales ou de celles qui finissent par s’imposer comme telles. Dans cette perspective, ce à quoi il faut s’intéresser avant tout est à l’homme lui-même, l’être central de la Création, et non aux particularités que l’Histoire lui a prêtées. Il est légitime que ces dernières diffèrent et coexistent avec les particularités de l’autre. Il suffit qu’on ne les exploite pas pour se construire une identité en opposition à l’autre, mais qu’on les envisage dans un esprit de (ré)conciliation. Car il existe en fin du compte, et il faut le répéter aussi ici, deux possibilités pour construire : soit par initiative propre (théologie constructive) soit par réaction à l’autre (théologie réactive)… La première possibilité est par définition positive, constructive, confirmant avant tout l’altérité personnelle ou culturelle, tandis que la seconde demeure profondément oppositionnelle, réactionnelle, plaidant pour l’exclusivité du soi personnel ou culturel.

De nos jours, le domaine le plus propice à la collaboration et au témoignage créateur, demeure le social et la société multiculturelle de citoyen — beaucoup plus, il faut le dire que l’ecclésial. Il y a une vingtaine d’années, il aurait fallu argumenter sans fin pour convaincre que les questions sociales étaient aussi du ressort de la théologie ecclésiale. Aujourd’hui, notamment après les prises de position ecclésiastiques officielles allant ouvertement dans ce sens, on peut dire que cette question ne se pose plus avec autant d’acuité. Mais, à présent, la question est de savoir comment la théologie va pouvoir aborder les problèmes tant ecclésiologiques que sociétaux de nos jours, d’une société en intégration européenne et en pleine mondialisation.

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Voici les points que présente un penseur contemporain16, sur lesquels la théologie est appelée indispensablement à porter son attention :• Premièrement, poursuivre la difficile recherche des causes des problèmes, en utilisant les outils fournis par la science moderne et la méthodologie universaliste.• Deuxièmement, s’intéresser aux problèmes en eux-mêmes et commencer par eux, et non en tirer parti, afin de trouver la tâche qui nous incombe ou se trouver un rôle à jouer.• Troisièmement, aider les hommes, d’une part, à prendre conscience des problèmes actuels, et, d’autre part, leur faire comprendre qu’ils sont des sujets agissants et que, par conséquent, ils doivent assumer leurs responsabilités. Bien entendu, il est nécessaire, pour ce faire, d’abandonner une mentalité qui nous vient d’un passé lointain, du temps où l’on attendait que la solution aux problèmes tombe d’en haut, ainsi que la mentalité d’un pouvoir qui se croit omniscient et donc, tout naturellement, décide de tout et pour tous. Les problèmes n’ont pas besoin de « sauveurs » ; au contraire, ils ont besoin que ceux qui sont directement intéressés, c’est-à-dire les hommes, en prennent conscience afin de se mobiliser et agir pour y faire face. C’est là le changement positif survenu dans le monde moderne, un changement que l’Église doit comprendre et accepter non pas pour les adopter, mais pour que toutes ses déclarations en faveur de l’homme en tant que personne soient en rapport avec ce changement.• Quatrièmement, considérer le monde positivement comme une création de Dieu et non négativement, seulement comme un péché.• Cinquièmement, prenant en considération, d’une part, la responsabilité de l’homme et, d’autre part, sa liberté et sa dignité, la Théologie ne peut pas ne pas reconnaître qu’il est capable d’actions positives, comme, bien entendu, d’actions mauvaises et négatives.• Sixièmement, développer chez les hommes une conscience de leur solidarité, afin qu’ils développent de nouvelles relations de communion et non d’opposition. Dans cette perspective, elle contribuera à la création d’une culture nouvelle, comme c’était par exemple le cas de la théologie du 4e siècle, où elle est devenue un facteur de création d’une culture nouvelle.• Enfin, pour qu’un homme puisse apporter sa contribution à l’œuvre de notre temps, il lui faut absolument apprendre que, s’il est choisi, l’autre peut l’être aussi. Cela peut être un a priori pour construire un dialogue avec l’autre et ouvrir une relation en priorité dialectique. Il n’est pas possible d’inaugurer un dialogue avec l’autre et de l’autre avec lui, lorsqu’on croit que la seule voie vers la vérité et la justice est la sienne. Mais comment peut-on dialoguer avec l’autre, au moment où ce n’est pas avec ses semblables qu’on est en dialogue, mais qu’on occupe la place du décideur ? Pour qu’on soit en dialogue avec l’autre, il est indispensable que le regard qu’on porte sur la réalité soit tellement catholique (universel) qu’il laisse assez de marge pour que s’y glisse la différence de l’autre avec ses propres

16 L’idée de présenter ces éléments ici nous est revenue en lisant le livre fort intéressant de J. S. PÉTROU, Multiculturalité et liberté religieuse, Thessalonique, éd. Paratiritis, 2003, 260 p. (en grec), notamment les p. 77-80.

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principes fondateurs et interprétations. Il ne faut pas oublier qu’un problème théologique est toujours et par définition un problème d’interprétation. Ce sont ces différentes interprétations qui font surgir les différentes approches qui, à leur tour, présupposent et exigent le dialogue. Ce dernier temps, le renouveau dans les dialogues entre Chrétiens divisés — mais aussi avec les Juifs et les Musulmans — est l’un des aspects du renouveau de la théologie chrétienne au 20e siècle, que, l’on espère, il va continuer dans l’avenir.

En tout cas, la théologie ecclésiale, dans son ensemble, doit trouver son chemin vers le dialogue et doit prendre des initiatives de dialogue, comme c’était le cas dans son passé patristique. Autrement, elle restera entravée dans l’isolement et dans l’introversion. D’une manière ou d’une autre, le monde est devenu un “village” où beaucoup trouvent leur place. Il se peut que les interprétations du monde et de ses problèmes diffèrent, mais elles ne peuvent s’arrêter au seuil du « par conséquent » des choses sans en rechercher la cause. Il arrive souvent qu’en lisant la théologie contemporaine, on ait le sentiment qu’elle élude ce qui serait trop précis. Si l’on appelle les choses par leur nom, il faut s’attendre en effet à susciter de la résistance, voire de l’hostilité. Parce que les problèmes demandent des sacrifices et exigent souvent qu’on abandonne son confort. Ce qui ne fait pas l’affaire de tout le monde.

Si de nos jours la Théologie ecclésiale a l’apparence d’une théorie philosophico-religieuse, c’est sans doute en raison d’une faute de méthode voire d’une expérience déficiente ou peut-être inexistante… L’absence d’expérience théologique vécue pose toujours la question de l’interprétation et des différentes approches ou, plus communément, celle de l’approche “de point de vue”… Cela pourrait, peut-être, expliquer pourquoi nos grands efforts théologiques de nos jours aboutissent à des conclusions qui ne sont pas toujours identiques ou même convergentes au moins au minimum. Si l’on néglige cet a priori dans notre dialogue théologique, la Théologie se dépouille des paramètres ontologiques de son témoignage et se transforme en « cymbale qui retentit »17… Tout œuvre théologique du dialogue vise à dépasser la division ecclésiale établie et à rendre chacun conscient de ce qui reste à faire pour que l’unité des chrétiens se réalise. De nos jours, la théologie doit surmonter aussi certaines hésitations basées sur l’indifférence générale qui domine partout, ou sur la sérénité individuelle, qui s’expliquent sans doute par le désir d’éviter à tout prix des discussions sur des problèmes théologiques qui puissent être source de désaccord profond ou de division. Par ailleurs, à notre époque également, la mission de la théologie demeure double : d’une part, travailler pour une restauration de la juste relation de l’homme avec Dieu et avec tout l’univers, et d’autre part, jeter les bases d’une écologie théologique pour établir la communion brisée avec l’univers.

17 1 Cor 13, 1.

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Pour s’adapter au monde moderne, la théologie a encore une longue route à parcourir. Mais, si l’on n’est pas vigilant aux signes des temps, il est impensable qu’on puisse tenir un rôle de poids et contribuer à la création d’une culture nouvelle, pourtant si nécessaire de nos jours, à notre époque néo-européenne, ou, tout simplement européenne, et mondialisée.