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TRASSARD Jean-Loup Communication d’Alain Grosrey Actes du Colloque International d’Angers

Trassard

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TRASSARD Jean-Loup

Communication d’Alain Grosrey Actes du Colloque International d’Angers

Trassard en compagnie des vaches Expérience sacrée

et enjeu de la non-dualité

Alain Gro srey

L’écriture du bocage : sur les chemins de Jean-Loup Trassard

Actes du Colloque International organisé en septembre 1999 par le Centre d’Études et de Recherches

sur Imaginaire, Écriture et Cultures.

Presses de l’Université d’Angers, 2000. Textes réunis par Arlette Bouloumié.

Jean-Loup Trassard

« À chaque réveil, chuchotement sur les bords d’une casserole : le lait s’enlève. Je bois le silence interstellaire, la rosée sur les pointes d’herbe. »

TRASSARD Nous sommes le sang de cette génisse

« Je retrouve dans la terre cette partie de moi-même qui n’est pas encore née. »

TRASSARD L’érosion intérieure

« Par la vache, l’homme est amené à réaliser son identité avec tout ce qui vit. »

GANDHI

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es drames récents de santé publique à caractère alimentaire ont soulevé des débats de fond sur les

notions de précaution et mis une nouvelle fois en cause le vide éthique qui entoure une technique de plus en plus puissante et envahissante1. La nécessité de réfléchir aux portées de l’agir humain est désormais une évidence et Hans Jonas2 n’a certainement pas eu tort d’affirmer qu’il n’était pas dépourvu de sens de se demander si l’état de ce qui est extra-humain – la biosphère et ses parties – n’est pas devenu un bien confié à l’homme, un bien porteur d’une certaine prétention morale à notre intention.

La conception scientifique dominante de la nature ne l’a pas seulement désacralisée, mais a également soustrait toute attitude de respect élémentaire à son égard. Une telle

1 Voir le dossier qu’a consacré la revue Esprit et qui s’intitule « Après la "vache folle". Alimentation, santé, environnement : vers une politique de la précaution », N° 11, novembre 1997. 2 Cf. Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Les Éditions du Cerf, ouvrage qui date de 1979 et qui n’a été publié en français qu’en 1990. 3 La nature dé-naturée, Delachaux et Niestlé. 4 Le livre de Ferry a paru chez Grasset en 1992. Avec les manipulations génétiques, le débat sur le droit de l’environnement, et plus particulièrement des animaux, s’est intensifié. À ce sujet, on consultera l’article de Gilles J. Martin, « Environnement : nouveau droit ou non-droit », in La nature en politique, sous la direction de Dominique Bourg, Association Descartes, Éditions L’Harmattan, 1993, pp. 86-95.

situation n’est pas nouvelle. En 1965, Jean Dorst3 constatait déjà le divorce profond entre l’homme et la nature, conséquence directe du fulgurant progrès technique et industriel. Mais il faut attendre les années 90, avec la parution du Nouvel ordre écologique de Luc Ferry, pour constater à quel point les questions d’éthique rejoignent finalement la problématique du droit des êtres non-humains4.

La « chosification » du monde minéral, végétal et plus particulièrement animal a engendré, avec l’appui de ce que François Dufour5 appelle « les savants fous de l’agroalimentaire », un productivisme effréné, une politique du rendement à tout prix, une zootechnie qui réduit les animaux au silence6 et des administrations internationales

5 Le Monde diplomatique, juillet 1999. Sur la Toile : http://www.monde-diplomatique.fr/1999/07/DUFOUR. 6 Voir à ce propos le livre d’Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, Paris, 1998. Elle relit l’ensemble du corpus occidental, des présocratiques aux penseurs contemporains, à travers le prisme de l’animalité. Les multiples discussions sur le statut de l’animalité y sont rassemblées et analysées. Signalons que les méthodes d’élevage intensif, les techniques de reproduction artificielle, la mise en vente sur Internet de veaux de « grande valeur génétique », produits de la sélection, la « traçabilité », cette marque de série fixée à l’oreille des vaches deux jours après leur naissance et qui les suit de la salle de traite jusqu’à l’abattoir sont, parmi d’autres, des techniques mises en œuvre par la zootechnie.

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qui soutiennent de telles pratiques, se conformant en cela à la mondialisation aveugle des échanges et aux diktats des lobbies pharmaceutiques.

Toutefois, ces dérives couplées à leurs effets désastreux ont pour le moins l’avantage de mettre en évidence la folie des hommes et l’importance des particularismes régionaux face au gommage des différences et au spectre d’une nature uniformisée par la gent scientifique1. Elles révèlent également le caractère profondément interdépendant de tous les êtres vivants. Ce n’est finalement que lorsque la nature est très gravement menacée et que son déséquilibre met en danger de manière patente la survie de l’espèce humaine que nous réalisons de manière collective à quel point l’homme se place en son sein2.

Le caractère tragique voire catastrophique d’une telle situation souligne le degré d’arrachement à la terre qui fait

1 Sur le pouvoir particulier des scientifiques et des lobbies américains, voir « Europe-USA. OGM, commerce, culture, etc. Quand mondialisation rime avec indigestion. », Courrier International, N° 462, pp. 32-37. L’article signale les actions menées par José Bové, animateur de la Confédération paysanne, qui s’en est pris le 12 août 1999 à ce qu’il appelle lui-même « les multinationales de la mal-bouffe ». Emprisonné, il a su interpeller les médias et l’opinion publique sur la question, entre autres, de la survie de la paysannerie mondiale (cf. « Les nouvelles frontières des paysans », Le Monde, jeudi 9 septembre 1999). La Confédération paysanne est un syndicat agricole qui milite pour une agriculture paysanne et contre les méfaits du

disparaître les véritables paysans au profit « d’agriculteurs chefs d’entreprises n’entretenant avec la terre que des rapports technico-économiques, instrumentaux et utilitaristes3. »

Plus grave est sans doute l’occultation et finalement la disparition des contenus symboliques associés aux techniques ancestrales du travail de la terre et à ce contact privilégié avec les puissances fécondantes et destructrices de la nature. Jung a très bien montré que ces effacements, qui concourent à terme à exorciser la nature, privaient l’être humain de joies et de satisfactions essentielles, et provoquaient, par résorption et introjection des forces préalablement diffuses en elle, une inflation de l’ego et une

productivisme. Elle publie un mensuel, Campagnes solidaires (104, rue Robespierre, 93170 Bagnolet). Elle est présente sur la Toile à l’adresse : http://www.confédérationpaysanne.fr. 2 Dans L’Homme artifice (Gallimard, coll. « Le débat », 1996, p. 319 et 345), Dominique Bourg a souligné le caractère pertinent d’un anthropocentrisme d’extériorité qui « place l’homme non plus au milieu mais à la fois dans et en dehors de la nature » et qui semble « l’ancrage mental adéquat aux responsabilités qui sont désormais les nôtres face à la biosphère. » 3 P. Alphandéry, P. Bitoun et Y. Dupont, L’équivoque écologique, La Découverte/essais, 1992, p. 197.

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prolifération des démons et autres conditionnements psychiques inconscients1.

Dans un tel contexte, la vache est souvent réduite à n’être qu’une simple laitière dont on décuple les capacités de lactation, qu’un animal à haut rendement né des techniques « d’amélioration » élaborées au XVIIIe siècle en vue de répondre à une production accrue. On ne voit plus en elle qu’un animal apathique qui regarde passer le train…, qu’une « bête à viande » que l’on peut « travailler », « modeler » et « développer », avant que les professionnels des abattoirs ne la transforment en une « bête en souliers vernis » avec ce « soin de faire joli en fleurant les carcasses ». Puis, les couteaux du boucher effacent l’identité même de la vache en sculptant sa chair pour la déguiser parfois en végétal.

En évinçant l’un de nos principaux socles culturels - la civilisation rurale -, nous négligeons une mémoire et un patrimoine où s’alimente notre atavisme paysan, nous déracinons l’affection pour un animal qui était l’un des

1 L’âme et la vie, Buchet/Chastel, 1963, pp. 189-190 et Aspects du drame contemporain, Georg Éditeur, 5e édition, 1990, pp. 156-159. 2 Le Plateau de l’Albatros. Introduction à la géopoétique, Grasset, 1994. 3 « Ce n’est pas d’un département qu’il regarde le monde, pas même d’une commune, mais du pré qui est devant sa maison natale », affirme Georges

centres de l’activité populaire d’antan, nous parachevons finalement l’abolition d’une certaine forme de « civilisation de la vache ». Rappelons que notre propre langue porte en elle des expressions dégradantes qui signent cette annihilation : « mort aux vaches », « peau de vache » et aujourd’hui le sobriquet si répandu de « vache folle »…

RESTER ICI

Trassard tourne le dos à l’agitation et au confinement de la bulle purement humaine en dressant une forme de géopoétique, pour reprendre le terme inventé par Kenneth White2. Il procède à la manière du sourcier qui remonte vers l’amont, perçoit la part invisible du visible, revient à l’origine et s’y tient, demeure en ce géo qui est un « ici », le pré devant sa maison natale3, le lieu du continuum entre enfance et état présent. L’ailleurs n’est constitué que d’images mentales évanescentes ou ne se réduit qu’à l’inéluctable fuite incessante des choses. Quant à l’accès à

Monti, directeur des éditions Le Temps qu’il fait. Entretien avec Philippe Savary, Le Matricule des Anges, N° 5, décembre 1993-janvier 1994. À consulter sur la Toile à l’adresse : http://www.oike.com/Imda/mat/MAT00506.html

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l’universel, il ne nécessite pas le départ, mais l’enracinement dans le local, le dasein, le pays qui meurt, qui s’enfonce dans son propre silence.

Nous sommes restés ici, écrit-il dans L’érosion intérieure. Nous avons refusé tous les métiers possibles afin de nous tenir à la lisière du monde (…). Plusieurs fois nous avons survolé la terre. Et nous avons écouté les mers où résonnent encore les battements de cœur des dernières baleines. Mais nous sommes revenus ici. Immobiles. L’été parmi les lys orange de nos jardins sauvages. (…) En ville l’agitation et le bruit nous trompaient. Ici, notre attention n’est point troublée. Nous observons l’uni et incessant courant qui nous traverse.

Le géo est aussi une combinaison de temps. Dans Nous sommes le sang de cette génisse, le fleuve du présent s’unit à l’in illo tempore mythologique où hommes, animaux et dieux se mélangent. Sans doute faut-il voir dans ce chevauchement, une réminiscence de la vision sacrée de la vache : Io prenant la forme de la déesse Isis en Égypte avant d’incarner au Ier siècle de notre ère le principe féminin, le symbole de la fertilité dans les religions à mystère.

1 Nous sommes le sang de cette génisse, p. 54 et p. 60 pour les fragments qui suivent.

L’évocation des vaches rend compte de cette approche sacrée où la Vache renvoie à la Terre mais aussi à la Mère.

Se rappelant qu’enfant, il s’émouvait de boire la blanche chaleur animale, Trassard écrit1 : « Dans la tiédeur protectrice des étables je les ai tôt reconnues comme nourrices. » Et plus loin, il évoque encore les goûts de « l’herbe fraîche et acide, le foin gris et vert parfumé, les betteraves juteuses sucrées, la farine d’orge » intimement fondus dans la « blanche sève que nous avons sucée, dont nous faisons, tétant les vaches, quotidiennement notre chair. » Vache, Terre, Mère… La justesse de cette triple assimilation situe le géo comme un territoire qui, pleinement vécu, révèle l’empreinte physique de cette dynamique unifiante et constitue finalement l’envers de la situation moderne.

L’ICI, UN POINT D’ÊTRE

Le géo, l’ici, dans ses strates les plus intimes, est également un point d’être, une posture intérieure ou une géographie du dedans. Il prend forme dès la plus petite

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Trassard en compagnie des vaches. Expérience sacrée et enjeu de la non-dualité

enfance dans l’apprentissage à l’art d’habiter une heureuse simplicité du corps. Il s’agit en quelque sorte de se conformer à la joliesse des roulements musculaires qui ponctuent la lente progression des vaches. Ressentir l’absence de tension comme un laisser être qui rend plus libre. Pour cela, il faut avoir été éduqué près du berceau qu’est l’étable. À peine né, Trassard partage sa vie avec un veau, un « frère de lait ». Il est donc très tôt au cœur de leur aura, absorbé par leur présence et noyé dans leur énergie vitale - leur esprit, pourrait-on dire - qu’incarne ce souffle humide qui s’étend en rosée sur les mufles1.

LA RÉCIPROQUE DÉPENDANCE L’ENSEIGNEMENT DU LAIT

Puis naît l’empathie, la capacité à ressentir profondément la joie du bétail qui retrouve l’herbe printanière, la souffrance de cette vache malade contrainte d’abandonner l’étable où elle est née, la fatigue des vêlages rapprochés et de la traite, ressentir la malédiction qui les

1 Voir le très beau passage dans Paroles de laine (p. 21) où le jeune Trassard, allongé dans la crèche devant les vaches, relate cette expérience. 2 Cf. Nous sommes le sang de cette génisse, p. 66.

poursuit d’avoir été domestiquées2, reconnaître sa part de responsabilité et admettre finalement qu’il est insuffisant de « penser que chacune a perdu ses prairies familiales, d’imaginer leur peur3. » La conscience de la réciproque dépendance qui s’élabore dans le silence et qui unit le paysan aux vaches devient alors une évidence.

Vient ensuite l’enseignement du lait : transmission de toute la saveur des « longues prairies, des pièces fleuries parcourues d’eau, (…) des étourneaux, grillons, taupinières » - art d’étendre les ailes de la perception jusqu’au « silence interstellaire, (…) rosée sur les pointes d’herbe. » Laisser entrer en soi la lune blanche, le fruit d’une alchimie invisible, les terres et les herbes que foulent les vaches ; s’enivrer du désir de baigner dans un océan de lait quand il fait orageux ; se coller à leur ventre dans l’obscurité de l’étable pour épier « la gestation silencieuse et la chaude circulation du lait » ; sentir enfin la présence permanente de ces « grands corps lents, chauds comme des demeures [qui] dorment respirent se lèvent et marchent parmi nos pensées. »

3 Ibid., p. 53. Les citations du paragraphe suivant sont également extraites de cet ouvrage.

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L’ICI SUBLIMÉ

Plus profondément encore, ressentir, dans la bonté, la tranquillité et la paix fondamentales de ces animaux, l’amour qui lie à jamais l’homme au monde. Le géo sublimé est en quelque sorte cette expérience intense d’entrelacement que nous qualifions d’expérience sacrée. Le sacré est ce qui se vit lorsque l’ego a atteint ce degré de transparence qui permet de percevoir le monde tel qu’il est, dans la présence totale à l’ici et maintenant. L’expérience colorée par l’ego est celle de la limitation. Au niveau collectif, elle s’amplifie dans la solidification de la bulle purement humaine qui caractérise si proprement notre situation actuelle. Au rebours de cette vie qui se referme sur elle-même, l’expérience sacrée est celle de l’immensité, de l’ouverture. Elle est une expérience intégrale du présent : l’instantanéité, avant que ne se vive la notion même d’un instant et donc avant toute pensée discursive.

Gagner l’étable, c’est rejoindre le foyer – image de la bienveillance en action ; entrer en toute conscience au centre du mandala de toutes les expériences ; aller de ce qui a été modelé par les mains de l’homme à ce qui est brut. La compagnie des vaches est un éveil au monde primordial, à ce qui est de l’ordre de la non-dualité – un véritable éveil à la vacuité. En l’absence d’ego, il n’est plus personne pour

aller au-delà de quoi que ce soit d’autre ! Voici la forme ultime de la connaissance expérimentée dans le silence a-conceptuel. Et l’on sait l’importance majeure que joue l’évocation du silence dans l’œuvre de Trassard.

LA VOIE DES VACHES

Cet état est aussi l’aspect ultime de la compassion et de l’amour, car repose en lui une participation à l’autre – ici la tripartition Vache-Terre-Mère – dans une union immédiate et non-duelle qui transcende toutes les différences. L’intelligence de la langue porte d’ailleurs en elle ce sens. Le terme latin qui sert à désigner la vache –soit vacca – possède la racine vac qui exprime l’idée de vide. Une idée qui est représentée en français par vacant, vacance, vaquer. En laissant s’épancher la vacance en soi, on gagne un plein allègement de l’être, une véritable simplicité et humilité qui aide Trassard à reconnaître puis à cultiver en son cœur la bonté foncière dont les vaches sont une des manifestations. C’est tout le propos, certes dans un autre registre, du non-vouloir, du non-connaître et du non-désir chez Maître Eckart, et de la dialectique du Todo y

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Trassard en compagnie des vaches. Expérience sacrée et enjeu de la non-dualité

Nada (le Tout et le Rien) de saint Jean de la Croix1 : « Pour parvenir à être tout, ne cherche à être rien de rien. »

Il existe indéniablement chez Trassard une « voie des vaches », au sens littéral du terme. Elle est d’abord proprement matérielle, géographique, dans la mesure où elle désigne le réseau de chemins que parcourt le bétail et qui sont autant de « voies de l’oubli » et de portes d’entrée qui mènent au silence2. Cette trame qui colle au paysage est imprégnée de l’harmonie, de l’ordonnance naturelle, ce que Martin Heidegger appelle le Simple3 : ce Simple « qui garde le secret de toute permanence et de toute grandeur », qui protège « les choses à demeure autour du chemin, dans leur ampleur et leur plénitude », ces choses qui « donnent le monde. »

Suivre le parcours des vaches - lenteur de la foulée, sabots qui façonnent les langues de la sente, petites taches brunes, noires et blanches qui égrènent le silence - revient à remonter en soi-même pour goûter l’expansion illimitée et positive de la conscience qui s’accompagne de ce bien-être

1 Œuvres complètes, Les Éditions du Cerf, 1990, p. 259. 2 Cf. L’ancolie, p. 108.

souverain que Romain Rolland a qualifié de « sensation océanique ».

Mais il est aussi une « voie des vaches » qui est une voie d’alchimie spirituelle et, en fait, une voie d’alchimie tout court, avant même la distinction entre le spirituel et le matériel. Gagner l’étable est une invitation à prendre refuge, au sens d’entrer en soi, d’entrer en le Soi, avec un grand « S ». Autrement dit, vivre la plénitude au-delà de l’ego, vivre au cœur de notre personne authentique, au cœur de notre nature éveillée. Dans cette perspective, les rapprochements qu’opère Trassard entre la nuit et le lait, l’encre et l’écriture4, nous invitent à saisir le sens des glissements du noir au blanc. L’étable n’est pas seulement le ventre de la Terre, mais l’oratoire où se transforment les forces indifférenciées de la nature. Elle devient le lieu du solve, de la dissolution ou de la liquéfaction des coagulas. Le lait est alors la matière purifiée et sa blancheur, qui masque sa noirceur secrète – la bouse –, est la couleur du silence absolu qui regorge de tous les possibles. Il en va ainsi de l’encre, substance boueuse et chaotique, qui se libère d’elle-même dans la clarté de l’écriture.

3 Cf. Le Chemin de campagne, in Questions III, Gallimard, 1966. Les fragments qui suivent sont extraits de la page 12. 4 Cf. Nous sommes le sang de cette génisse, pages 45, 72 et 108.

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L’ÉCRITURE, GARDIENNE DE L’EXPÉRIENCE SACRÉE

En recevant en garde les terres de ses parents, Trassard devient le gardien et le protecteur de la terre et, pour en venir à la poétique et dresser une analogie, je dirais qu’il fait de son écriture la gardienne et la protectrice de l’expérience sacrée. La parole faite chair dans les mots retient cet héritage. Elle renouvelle les plis et replis de la voix paysanne, en livre la dimension et la profondeur. Notons que le mot voix vient du sanskrit vâk qui signifie « hymne ». La parole est ainsi comme la terre. Il faut l’ensemencer, la travailler, l’entretenir, la célébrer, l’aimer, la chanter... Finalement, il n’existe peut-être qu’une seule et vraie parole, celle qui célèbre la relation à la Terre-Mère en la rendant visible, celle qui donne à ressentir l’immense silence du monde rural rendu muet.

C’est un peu toute la problématique soulevée dans Reconnaissance des dedans et des dehors et le paradoxe que traite Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible et L’œil et l’esprit. Comment rendre le silence des forêts ou le silence des vaches par la parole ? Comment laisser-parler les

1 On ne dira peut-être jamais assez combien est éclairante ici la « pratique du lait » comme pratique d’intégration en soi de la totalité du monde et combien le rôle des vaches est essentiel, ces vaches dont Trassard sait

choses et la nature, dira Merleau-Ponty ? Le langage, écrit ce dernier, « est la voix même des arbres, des vagues et des forêts. » Le monde parle à l’intérieur de nous et s’étire dans la langue en la nourrissant de résonances terrestres, semble faire écho Trassard. En définitive, ce n’est pas nous qui parlons du monde.

En ce sens, s’il est une parole juste, c’est celle qui offre une voie à double sens, semblable au double balancement du souffle :

INSPIRATION (le flux) – activité de manducation, d’assimilation lente du silence du monde en préservant celui-ci dans la reconnaissance de son anima mundi1. L’écriture est alors une tentative d’intégration du sauvage, du brut dans le refuge de la langue ;

EXPIRATION (le reflux) – art de parvenir, dit Merleau-Ponty2, à « un silence qui enveloppe la parole de nouveau ».

qu’elles broutent pour lui ou plus justement encore : qu’elles lui évitent de brouter. Cf. Nous sommes le sang de cette génisse, p. 63. 2 Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p. 233.

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Si le « chemin [de campagne] commence au silence »1, le chemin poétique aboutit, comme l’a très bien formulé Octavio Paz2, à « l’abolition de l’écriture », à la révélation de « cette réalité visible seulement par l’annulation du langage. » Il existe un parallèle éclairant entre les deux chemins. Ainsi, l’écriture témoigne de cette réversibilité du couple expérience/compréhension. Elle éclaire l’expérience sacrée par la compréhension de ce qui l’induit et, en retour, la compréhension éclaire plus intensément l’expérience.

L’ŒUVRE, UN POÈME DU MONDE

Pour illustrer ce propos, il faut se frotter aux entrelacements magnifiques qui font de l’œuvre de Trassard un « poème du monde »3. Ces entrelacements je les appelle volontiers des enluminures. J’entends par enluminures ces images pures qui se dressent vivement devant l’esprit et qui, rappelant parfois le haïku du bouddhisme Zen, font surgir l’évidence qu’elles désignent. Racontant qu’après avoir

1 L’ancolie, p. 108. 2 Le singe grammairien, Les Sentiers de la Création, Flammarion, 1972, p. 122. 3 Expression empruntée à Kenneth White qui évoque ces lecteurs en quête d’une « littérature qui soit véritablement une initiation au dedans et au

nourri et trait ses vaches, il les reconduit au champ, Trassard relate une expérience avec une charge expressive très dense4 : « Soir de juillet : l’une d’elles a un pétale de rose sur le dos, tombé de la haie. » Ici, les mots, au service d’un rythme ternaire, ne font pas office d’ornementation, mais servent, par leur justesse, l’expérience d’immédiateté qu’ils véhiculent. Ils ont un pouvoir inhérent d’effacement qui devient opérant dès que l’on visualise l’objet de la contemplation et que rayonne le silence qui excède toute parole.

En cela, il est des enluminures qui n’ont pas d’ombre parce qu’en elles les choses et la présence au monde y resplendissent. Ces enluminures renforcent la lisibilité du monde pour en dévoiler la splendeur, son indéniable unité. Elles nous parlent dans la mesure où elles produisent cette subite étincelle d’éveil, où elles opèrent – ne serait-ce que le temps de la lecture – la réintégration de l’homme dans sa nature primordiale en laquelle la séparation, la dualité ou l’ego se trouve dépassé. La possibilité de ce sacrifice, véritable naissance à la vie totale, les rend effectives.

dehors de nous-mêmes, un poème du monde. » Extrait de « Petit album nomade », Pour une littérature voyageuse, Éditions Complexes, coll. Le Regard Littéraire 1992 et 1999, p. 180. 4 Nous sommes le sang de cette génisse, p.60.

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Comme si, en définitive, le silence reposant de la vache et du monde conduisait Trassard à sa propre langue.

Sans doute est-ce tout cela qui exprime le sens et la saveur de la compagnie des vaches : aller des formes au sans forme, du silence du dehors au silence du dedans, des mots à l’expérience, du multiple à l’un, partir à la découverte de nos racines dans la vie totale1.

RENOUER AVEC LA GRÂCE NATURELLE

Pour clore cette communication, j’aimerais rapidement évoquer un souvenir indien tant Trassard m’a parfois paru si proche de la mentalité de l’Inde, cette terre d’accueil de la vache. À Mahâbalipuram, au sud de Madras, il est une grotte taillée au VIIe siècle qui présente des scènes animées où l’on voit Krishna soulever le Mont Govardhana pour protéger les bouviers et les laitières de l’orage déclenché par Indra. L’une des plus belles scènes est certainement celle de

1 « Même si je n’accède pas au lieu de ma réintégration — germe qui rentre dans la graine, préférant sa rondeur, sa plénitude close, aux feuilles vulnérables — dans cette nuit d’avant la lumière je me changerai tout entier.

ce bouvier accroupi occupé à traire une vache qui lèche tendrement son veau. On regarde cette sculpture et l’on sent monter en soi le don d’amour qui est au centre de la vie des vaches.

Plus à l’est, se trouve Arunâchala, la montagne sacrée dont Bhagavan Râmana Maharshi, l’un des plus grands saints de l’Inde moderne, a dit qu’elle est la montagne-médecine, un swayambû lingam, une manifestation spontanée de Shiva. Là, au pied du versant sud s’étend le Sri Ramanashram. Râmana Maharshi y vécut jusqu’au 14 avril 1950. À l’entrée de ce domaine, se trouvent des tombes d’animaux : celle de Valli la biche, celle du corbeau anonyme, celle de Jackie le chien et de Lakshmi la vache.

Lakshmi était très attachée à la personne de Râmana Maharshi et ce dernier lui accordait une bienveillance et une affection exceptionnelles. Des témoins rapportent que lors de l’agonie de Lakshmi, Bhagavan, qui l’appelait Amma (la Mère), s’assit à côté d’elle et mit sa tête sur ses genoux. Il la fixa dans les yeux, puis porta une main sur sa tête et l’autre sur le centre-cœur. Il colla ensuite sa joue contre la sienne et la caressa. Il ne prit congé d’elle que lorsqu’il fut

La terre me lavera, d’elle je recevrai les forces qui toujours me manquèrent (…), c’est après avoir recouvré la totalité de mon être que je gagnerai les surfaces à nouveau. » L’érosion intérieure, pp. 20-21.

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certain que son cœur était entièrement pur et libre. La vache Lakshmi quitta paisiblement son corps le 17 juin 1948. Sur sa tombe, on peut lire encore l’épitaphe composée par Râmana Maharshi qui déclarait qu’elle était parvenue à la libération.

L’amour et l’empathie que cultiva Râmana Maharshi envers les êtres non-humains sont des attitudes que nous retrouvons dans l’œuvre de Trassard. De la France à l’Inde, monte cette voix qui nous dit la douceur et l’amitié qu’il nous est offert de développer en cette vie à l’égard de tous les êtres. En écoutant Trassard parler des vaches sur un mode enchanté, nous renouons avec cette attention ouverte, cette courtoisie et cette grâce naturelle.

Alain Grosrey Docteur d’État | PhD Chercheur-associé Université d’Angers

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Extrait de la quatrième de couverture Le présent ouvrage se propose d’explorer l'imaginaire terrien de cet écrivain né en Mayenne qui retrouve les mythes antiques et restitue sa dimension sacrée au monde quotidien. Dans ces pages d’auteurs latins et d’une pratique réelle et actuelle de l’agriculture, l’esprit du paganisme est encore vivant. Par un travail sur la langue, comme par l’appréhension de l’image –l’auteur est aussi photographe –, en renouant avec le monde des origines, Trassard réveille notre attention à l’espace et au temps. Liens http://bu.univ-angers.fr/taxonomy/term/596 http://bu.univ-angers.fr/zone/Patrimoine/archives-litteraires/fonds-trassard-jean-loup http://www.jeanlouptrassard.com

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