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La notion d'espace dans la musique électronique populaire (Musicologie) Mémoire de Master 1 - Musique et Informatique Musicale Université Paris-Est Marne la Vallée - Alexandre PONTE Avec le développement du matériel d'enregistrement, avec la naissance du Reggae, du Dub, de la Disco et jusqu'a la Techno, on assiste à une nouvelle conception de la production musicale qui donne une importance particulière à la notion d'espace simulé et d'espace physique de diffusion de la musique enregistrée (Soundsystems, Clubs).
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PONTE
Alexandre
M1 Musique et Informatique Musicale
La notion d’espace dans la musique électronique populaire
A l’attention de M DAHAN Kévin
2
SOMMAIRE
I. L’ESPACE, UNE NOTION POLYSÉMIQUE P8
I.1 Une considération de l’espace qui évolue au cours de l’histoire
I.2 La notion d’espace en musique
II. LA PERCEPTION DE L’ESPACE P19
II.1 Le processus cognitif de la perception
II.2 la localisation des sons dans l’espace
III. L’ESPACE DANS LA MUSIQUE ELECTRONIQUE POPULAIRE P42
III.1 Musiques savantes et populaires, deux approches de l’espace
III.2 L’espace comme matériau dans la musique électronique populaire
IV. DUB, DISCO, , ORIGINES ET EVOLUTION D’UNE APPROCHE « PRAGMATIQUE »
DU GESTE COMPOSITIONNEL P66
IV.1 La musique populaire jamaïcaine et la culture du sound-‐system
IV.2 L’adaptation de la structure musicale à la danse dans le disco.
IV. CONCLUSION P80
BIBLIOGRAPHIE P85
3
Avant-‐propos
Pour mener à bien ce travail de recherche, il convient d’en définir le champ et les
termes qui seront utilisés. S’il semble que la distinction entre musiques savantes et
populaires pourrait être aujourd’hui repensée, il est par exemple difficile de considérer
le jazz comme une musique simpliste, mais elle nous servira à catégoriser les différents
styles étudiés ou évoqués. La musique populaire englobe en effet des styles très
différents, il ne faut donc pas la considérer en tant qu’ensemble, mais prendre en compte
les spécificités de chaque style. Pour désigner notre champ de recherche sans alourdir la
lecture, nous utiliserons l’expression « musique électronique » pour sous-‐entendre
« musique électronique populaire de danse ».
Nous utiliserons des termes existants et des néologismes qu’il convient de définir
au préalable. Des termes tels que « techno » ou « électro » seront redéfinis car ils sont
aujourd’hui employés de façon inappropriée. Les créateurs de musique électronique
sont souvent autoproduits, ils seront appelés « producteurs » car ils accumulent un
travail de composition et de production (enregistrement et mixage). Le terme
« production » désignera donc un morceau ou un « maxi » (ou « EP » pour « extended
play », un vinyle qui contient un a deux morceaux par face). On parlera de « scène » pour
désigner un ensemble de producteurs, localisés autour d’un style particulier et parfois
d’un lieu géographique : par exemple la « techno de Détroit » ou la « house de Chicago »,
bien que des musiciens d’autre continents puissent être rattachés à ces scènes de par
des similitudes dans leur travail. Nous utiliserons les termes, en opposition, de musique
électronique « commerciale » : qui réutilise les codes de la musique électronique dans le
but de vendre le plus de musique possible, et « underground » : pour désigner le travail
de producteurs qui se veulent indépendants vis à vis des Majors du disque. Enfin, nous
utiliserons le terme « pulsation » pour désigner le battement de grosse caisse sur chaque
temps, quasi systématique dans la musique Techno, qui est donc une musique « pulsée ».
4
Introduction
La musique électronique tient une place de plus en plus importante dans la
musique populaire, tant dans son versant le plus « commercial » que dans son versant
dit « underground ». Pour mener ce travail de recherche, nous partirons du postulat, que
nous argumenterons, que de nouveaux outils et référentiels doivent être mis en œuvre
pour étudier la musique électronique d’un point de vue musicologique. Nous devrons
prendre en compte et définir le processus de création musicale, mais aussi s’intéresser
au geste de l’auditeur et à son contexte. Nous établirons de nouveaux paramètres
d’analyse liés à la qualité de le « production », tels que la dynamique et la spatialisation
du son, qui entrerons dans notre définition de la notion d’espace.
La littérature concernant la musique électronique populaire est majoritairement
d’ordre journalistique ou sociologique. Dans le premier cas, on trouve des
renseignements intéressants sur la naissance des différents sous genres, et sur certains
artistes, notamment au travers d’interviews, plus fiables que les critiques
journalistiques qui font parfois des erreurs détectables si l’on est initié aux techniques
du son1. Si les questions posées ne concernent pas systématiquement le processus de
création des producteurs, on constate tout de même que cette tendance tend se
développer, surtout sur les sites internet spécialisés2.
Concernant les écris de sociologie de la musique, s’il peuvent apporter des
informations quand à la réception de la musique par le public, on ne saurait s’en servir
de support pour un questionnement d’ordre musicologique. De plus, ceux ci on tendance
à se focaliser sur le phénomène des Free Party, et donc sur le versant le plus « extrême »
des musiques électroniques, dont la techno hardcore ou hardtek.
1 En effet, on constate parfois que les journalistes évoquent à tort la « compression » du son, ou des sonorités ou
des synthétiseurs « analogiques »
2 Par exemple, le site http://www.residentadvisor.net/, qui fait référence en matière de musique électronique,
propose une section dédiée à la création musicale, avec interview et photos de home studios à l’appui.
5
Les travaux universitaires portant sur la musique électronique populaire sont
plus rares. Ils nous servirons de base théorique, mais nous tenterons de garder une
certaine distance vis à vis de ceux-‐ci. Nous n’hésiterons pas à critiquer toute imprécision
ou surinterprétation dont nous pourrions être témoins. En effet, la liberté qu’apporte
l’étude de ce champ nouveau incite parfois les chercheurs à faire des raccourcis
historiques, voire des demi-‐vérités. Ainsi, dans sa thèse : « Du minimalisme dans la
musique électronique populaire », Mathieu Guillien évoque Emmanuel Grynszpan, l’un
des « premiers universitaires francophones à avoir conduit une étude solide de la
musique électronique populaire », pour relever plusieurs points contestables dans son
ouvrage Bruyante Techno3 au sujet de la naissance de ce genre musical.
Il ne fait ainsi pour l’auteur « aucun doute que la musique house a engendré la
techno », apparue « à Detroit en 1988, [...] parce qu’elle lui est antérieure, et que
la frontière entre les deux styles reste floue ». La house se serait « inspirée de la
mouvance électronique venue d’Europe (Kraftwerk, Front 242, Tangerine
Dream) » et serait « liée à un espace fermé et fixe (club, entrepôt) tandis que la
techno est aussi mobile que sa source 4.
Pour Mathieu Guillien, Emmanuel Grynszpan adopte « un point de vue très
eurocentré ». Il précise que :
La techno, si elle est effectivement apparue à Detroit, est en germe depuis le
début des années 1980 et, si l’on devait lui attribuer une date d’apparition
précise, ce serait bien davantage 1985 et la création par Juan Atkins du premier
label techno, Metroplex, que 1988, année de parution en Angleterre de la
compilation Techno! The New Dance Sound Of Detroit, qui marque moins la
naissance historique du genre que sa reconnaissance commerciale ».
3 GRYNSZPAN, Emmanuel, Bruyante Techno : réflexion sur le son de la free party, Mélanie Séteun, Nantes,
1999
4 GUILLEN Mathieu, Du minimalisme dans la musique électronique populaire, thèse de doctorat sous la
direction d’ Horacio VAGGIONE, Université Paris 8, 2011
6
De plus, il ajoute que la techno était aussi jouée dans les clubs, dès son apparition,
et critique « l’approche sociologisante » de Grynszpan qui emploie des termes tels que
« mouvement techno ».
C’est en effet parce qu’elle soumise, comme toute les musiques populaires, à
l’industrie culturelle, que la musique électronique est victime d’une vision biaisée du
public et des musicologues. Ces derniers ont tendance à la considérer comme une
« musique de grande diffusion », terme que la musicologue Catherine Rudent, définit
comme étant « a la recherche volontaire et consciente d'un public aussi large que
possible – pour des raisons spécifiquement économiques, mais pas exclusivement»5,
notamment à cause de sa popularité croissante qui a amenée une offre exponentielle
dont une grande partie est « commerciale ». Mais c’est justement aux exceptions que le
musicologue doit s’intéresser, sachant que la musique électronique populaire est par
essence volontairement « underground » comme ont pu l’être certains mouvements
musicaux des années 70 comme le « Krautrock ». De plus, les chercheurs doivent faire
face à l’absence, contrairement à la musique savante, d’écrits exposant la conception des
œuvres par les artistes eux-‐mêmes (qui sont souvent incapables d’en donner des
concepts ou les cachent volontairement pour laisser la « parole » à la musique).
Le choix d’étudier la notion d’espace, qui nous semble être une composante
majeure dans la musique électronique, nous confronte à un terme d’autant plus
polysémique qu’il s’applique à un art qui, contrairement au cinéma ou à la peinture, est
impalpable et fondamentalement non figuratif : il ne « montre » rien. Il peut à la fois
désigner la manifestation de la propagation du son dans un lieu, le silence qui est « entre
les sons », ou le champ de liberté accordé à un interprète.
Nous tenterons dans un premier temps de définir l’espace et sa considération qui
a évolué dans le temps, dans le domaine des sciences (dures et sociales), de la
philosophie puis de la musique. Dans un deuxième temps, nous étudierons les
principaux processus cognitifs de la perception du son dans l’espace. Enfin, dans une
troisième partie, en utilisant les processus mis en exergue, nous tenterons de
5 5 RUDENT Catherine, Avantpropos in Musurgia, IX 2, Paris, Eska, 2002, p. 3
7
comprendre et de contextualiser les procédés techniques qui créent l’espace virtuel, et
leurs effets sur l’auditeur. Nous en déduirons leur place dans le geste compositionnel,
instrumental et de l’écoute, lié aux musiques électroniques. En partant de la House et de
la Techno, nous étudierons ensuite les styles musicaux précédents (Disco et Reggae en
particulier) en y cherchant les prémisses de la conception particulière de l’espace dans
la musique électronique.
8
I. L’ESPACE, UNE NOTION POLYSÉMIQUE
Dans ce chapitre, nous tenterons de définir la notion d’espace afin d’acquérir des
concepts susceptibles de nourrir nos analyses musicales, et de nous apporter des
éléments de réflexion sur l’évolution des musiques électroniques. Ce mot, fréquemment
utilisé tant dans la recherche que dans le quotidien de tout un chacun est utilisé dans
des contextes très divers. Empiriquement, dans le langage courant, l’espace peut être à
la fois une étendue, un lieu délimité ou non où l’on situe des évènements ou des objets,
ou une distance entre deux points ou objets.
Mais outre la désignation dans la pratique d’une réalité physique, on constate
qu’il existe, dans les champs du savoir, une multitude d’attributions, de concepts et
d’idées autour du mot espace. Ainsi, plus que d’une notion, on peut parler d’une idée
d’espace. Dans sa définition lexicale, il s’agit d’une représentation élaborée par la
pensée, abstraite et générale, d’un être, d’un objet, d’un phénomène ou d’une perception.
Mais, face à la multitude d’utilisations de cette idée, nous considèreront cette notion
d’après la définition qu’en donne Gilles Deleuze :
Les Idées sont des multiplicités, chaque Idée est une multiplicité, une variété.
[...] la multiplicité ne doit pas designer une combinaison de multiples et d’un, mais
au contraire une organisation propre au multiple en tant que tel, qui n’a
nullement besoin de l’unité pour former un système6.
En effet, on constate que l’idée d’espace est utilisée dans des contextes très
différents, on parle par exemple d’espace géographique, social, économique,
psychologique, philosophique, acoustique, mathématique, cosmologique… L’espace fait
d’ailleurs partie des idées énigmatiques et multiples dont parle Deleuze, car elle est
composée d’éléments de natures différentes : une même idée d’espace peut réunir des
caractères différents tels que la durée, la distances, la surfaces et le volume. De plus,
chacun de ces aspects impliquent des référents distincts nécessaires à leur perception.
6 DELEUZE, Gilles. Différence et répétition. PUF, 1968, Paris, France. p. 236.
9
Ainsi, avant de nous focaliser sur le domaine musical, qui englobe lui même des
manifestations très disparates de cette idée, nous aborderons la notion d’espace dans les
sciences et la philosophie.
I.1 Une considération de l’espace qui évolue au cours de l’histoire
Chez les penseurs de l’antiquité grecque, sciences pures et philosophie étaient
indissociables pour tenter d’expliquer le monde, ses objets et ces phénomènes.
Cependant, la philosophie avait une place particulière. Ainsi, dans le livre I de la
métaphysique, Aristote considéra que :
Toutes les sciences sont plus nécessaires que la philosophie, mais nulle n’est plus
excellente.7
Pour formuler des idées et énoncer des lois qui définissent les phénomènes
perçus, la philosophie représente pour Aristote :
[...] [La] sagesse par excellence, [qui] est la science de certains principes et
de certaines causes8
La notion d’espace à évolué au cours de l’histoire, et s’est transformée en fonction
de l‘évolution des connaissances, et des conditions expérimentales propres à chaque
champ du savoir.
Chez les Grecs de l’Antiquité, l’espace se définit par les objets qu’il contient.
Démocrite et Leucippe avaient déjà émis l’hypothèse de l’existence du vide et d’atomes
qui constitueraient toute matière, cette idée a été vivement rejetée par Aristote, et c’est
cette position qui a marqué l’époque. En effet, le maitre de Platon considérait l’espace
7 ARISTOTE, Métaphysique. Livre I – Chapitre II. Édition eléctronique in : COUSIN, Victor
<http://www.remacle.org/>
8 ibidem. Chapitre I
10
comme un lieu absolu ou sont placées les choses, niait l’existence du vide, et considérait
que la matière provenait des quatre éléments : eau, feu, terre, air. Le Cosmos, espace du
monde, est fermé et hiérarchiquement ordonné : les différents lieux ne se valent pas. De
plus, l’espace n’est pas neutre, car il y a des directions privilégiées imposées à la
matière : le feu monte, un corps lourd chute.
En observant les vases peints de l’antiquité, on constate que l’espace ou les lieux ne sont
pas représentés, seul les êtres et les objets signifiants pour la compréhension de l’action le
sont.
Plus tard, Euclide à considéré que l’espace est composé de trois dimensions : hauteur,
largeur, profondeur. La géométrie Euclidienne permettra ainsi, et aujourd’hui encore, de
mesurer et tenter de maitriser l’espace, dans le sens d’un volume.
Au XVIème siècle, Descartes a quand a lui postulé que l’espace serait une masse
homogène, statique et continue, dans laquelle les notions géométriques d’Euclide
peuvent êtres appliquées.
Au XVIIème siècle, Isaac Newton émet l’hypothèse que l’espace est absolu et infini, et
que les objets de l’espace Euclidien y sont contenus. Sa conception du vide est critiquée
par Leibniz au début du XVIIIème car se serait pour lui « attribuer à Dieu une production
11
très imparfaite ».9 Il est intéressant de constater que les peintres de la Renaissance, par
leur utilisation de lignes de fuite propres à la perspective, on proposé une
représentation de l’infini bien avant qu’il soit théorisé par Newton.
Enfin, au XXème siècle, Einstein redéfinît la conception de l’univers comme un espace
courbe, qui s’étend continuellement.
La perception de l’espace en philosophie
Au XVIIIème siècle, Emmanuel Kant s’est quand a lui placé du coté de la
perception, considérant que l’espace est une forme à priori de la sensibilité. Pour lui, les
notions abstraites d’espace et de temps sont le résultât de processus cognitifs de
perception, de mémorisation et de raisonnement, permettant d’organiser les perçus : de
se représenter intellectuellement des phénomènes et des objets extérieurs et les
localiser dans l’espace et dans le temps. Les notions de passé, de présent et de futur, d’ici
et de là-‐bas seraient donc des constructions intellectuelles. Dans l’Esthétique
Transcendantale, première partie de son livre Critique de la raison pure, il postule que
ces notions seraient donc des intuitions, produites par la conscience, qui permettent la «
[...] représentation des objets comme extérieurs à nous et situés dans l’espace [...] »10 Ces
processus permettraient également « [...] la représentation d’un espace unique,
[puisque] quand nous parlons de plusieurs espaces, nous nous rapportons à des
différentes parties d’un seul et même espace [...] »11 et ils permettent, selon Kant,
l’intuition de l’espace comme forme a priori de la sensibilité.
La Phénoménologie : une autre manière d’appréhender la perception du monde
La Phénoménologie est un courant philosophique qui est encore dominant
aujourd’hui. Il a été initié au début du XXème siècle par Edmund Husserl, dont les
9 KOYRÉ Alexandre, Du monde clos à l'univers infini [« From The Closed World to the Infinite Universe »,
traduit par R. TARR], Paris, Gallimard, 2003
10 KANT, Emmanuel, Critique de la raison pure, traduit par A.RENAUT, Paris, Broché, 2006 11 Idibdem
12
travaux ont ensuite été repris par Merleau-‐Ponty qui a poussé plus loin la réflexion sur
la perception. Il semble important de le citer car il pourra nous apporter des concepts
intéressants en terme de perception de l’espace. La Phénoménologie repose sur le choix
d’adopter une autre attitude dans la pensée de ce qu’est la perception du monde : la
réduction phénoménologique ou Épochè. On cesse de concevoir le monde comme une
existence, et on se pose la question de sa manifestation. On ne sait pas s’il existe
réellement, mais on sait que l’on pense réellement qu’il existe.
“La réduction phénoménologique est la méthode universelle et radicale par laquelle
je me saisis comme moi pur, avec la vie de conscience pure qui m’est propre, vie
dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu’il
existe pour moi »12
Husserl met l’objet entre parenthèses pour s’intéresser au sujet de l’action, l’individu. La
Phénoménologie fait la distinction entre monde réel et monde « pour soi » : on ne
perçoit pas tout ce qui est dans le monde réel, comme par exemple les ondes radio. On
ne perçoit pas un objet en soi, mais on a conscience de l’interaction dynamique que l’on
peut avoir avec celui-‐ci, on imagine ce qu’on peut faire avec. On le replace dans sa réalité
dynamique et dans la réalité dynamique du monde et on fait émerger une perception.
“Toute conscience est conscience de quelque chose”13
L’approche phénoménologique préconise donc la prise en compte de l’implication du
corps de celui qui perçoit. Ce dernier est dans une posture que l’on nomme Solipsisme :
il est seul, comme dans une bulle, et essaie de fonder la réalité du monde.
"Le monde est cela que nous percevons."
"Le monde est non pas ce que je pense mais ce que je vis." 14
12 HUSSERL Edmund, Méditations cartésiennes: introduction à la phénoménologie, Vrin, Paris, 2007 13 idem. 14 MERLEAU-‐PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1976
13
La conscience n’est ni une chose, ni une instance dans le sujet lui même, mais une
activité, un évènement, un phénomène. Il y a une intentionnalité de la conscience dirigée
vers le monde. Percevoir et décrire ce que l’on perçoit c’est décrire la réalité. La
description des choses permet de découvrir leur essence et c’est la conscience qui les
pense. Et si l’on peut avoir plusieurs points de vue sur un objet, on cherche un invariant.
Ainsi, pour Merleau-‐Ponty la perception est le résultat « d’atomes causaux de
sensations », elle a une dimension active en tant qu’ouverture au monde vécu, et donc
« toute conscience est une conscience perceptive »15.
L’espace : un concept issu d’une transduction métaphorique
Nous avons vu précédemment que le concept d’espace a évolué au cours de
l’histoire, tant dans le domaine des sciences dures que dans la philosophie. Avant
d’aborder sa manifestation dans le domaine musical, il convient de faire référence au
phénomène de transduction métaphorique dont il est l’objet.
La transduction métaphorique est une démarche intellectuelle qui consiste transférer
des idées ou des procédés propres à un champ du savoir vers un autre champ dans
lesquels ils ne s’appliquent pas naturellement. Ainsi, s’il semble logique d’utiliser le
concept d’espace pour décrire un tableau ou une réalité physique, on peut aussi l’utiliser
dans un domaine différent comme la musique. On parle par exemple d’un mouvement,
alors que ce terme est originellement lié a un déplacement dans l’espace. Ainsi, en
musique, on pourra parler d’espace entre les hauteurs, entre les notes sur le plan
temporel (il devient donc synonyme de silence), d’espace évoqué imaginaire, d’espace
de la diffusion, ou d’espace timbral intrinsèque à un son. Mais l’utilisation de l’espace
comme paramètre compositionnel s’est faite tard dans l’histoire de la musique, au
XXème siècle, nous allons donc tenter de comprendre les conditions de son émergence.
15 idem.
14
I.2 La notion d’espace en musique
La prise en compte de l’espace de la performance musicale s’est faite très tôt dans
l’histoire de la musique. Le travail sur l’acoustique s’est par exemple déjà développé
chez les Grecs de l’antiquité qui avaient compris l’importance des propriétés
acoustiques de l’architecture. En effet, les amphithéâtres grecs étaient conçus pour que
tous les spectateurs puissent entendre ce qui se passe sur la scène, ce qui était rendu
possible par leur forme demi-‐circulaire et l’utilisation d’une surface plane derrière la
scène, faisant office de réflecteur. Cette prise en compte pratique de l’espace musical
s’est ensuite retrouvée dans les cathédrales au Moyen-‐Age, avec la encore l’utilisation de
l’acoustique dans la volonté d’augmenter a portée de la diffusion sonore. De la même
manière, la mise au point des ensembles musicaux a très vite été sujette à une prise en
compte de l’espace performatif : les orchestres permettent, en plus d’une richesse
harmonique augmentée, d’atteindre une intensité et une dynamique importante qui sont
en faveur d’une grande portée sonore. Dans un contexte spatial plus réduit, on peut citer
la musique de chambre qui, comme son nom l’indique, était destinée à être jouée en
intérieur pour les nobles. Néanmoins, on constate que cette notion d’espace reste
absente dans la composition musicale jusqu'au XXème siècle.
Contrairement aux arts visuels, qui font de l’espace une notion centrale tant dans
leur tendances tant figuratives qu’abstraites, la musique est un art de l’invisible. Selon le
musicologue Renaud Meric, cette notion de l’invisible se manifeste de deux façons
différentes dans l’histoire de la musique.
Un « au-delà » invisible : le musical est lié à un aspect religieux. La musique est un
moyen privilégié d’approcher cet au-delà - non humain - invisible.
Un « en deçà » invisible : contrairement à la forme d’invisible précédente
métaphysique, cet « en deçà » invisible est proprement humain et trouve son
15
origine dans l’humain même. C’est l’âme, le subjectif (dans une dichotomie
objectif/subjectif), l’intérieur (opposé à la « réalité extérieure »).16
Ces deux notions illustrent bien le fait que cette invisibilité du sonore due à son
immatérialité, relève très tôt dans l’histoire (chez les philosophes antiques par exemple)
d’un caractère mystérieux car insaisissable, « inatteignable ».17 Jusqu’au XXème siècle, la
musique reste donc essentiellement un art du temps. Cette conception semble à priori
évidente si l’on conçoit la musique comme un discours mélodique et harmonique qui
sous entend une progression temporelle. Citons quelques exemples de sa formulation
par Lessing et Schopenhauer.
Dans son livre Laocoon écrit en 1766, G.E Lessing distingue arts du temps (poésie,
musique), et arts de l’espace (peinture, architecture), dont la perception se fait dans
l’immédiateté. Il n’est pas le premier à le faire mais un des plus connus. Notons que cette
distinction a été critiquée par les peintres contemporains Kavinsky et Paul Klee que
nous citons ci-‐dessous:
Lessing insiste beaucoup sur la distinction entre art spatial et art temporel. Mais en
regardant de plus près, ce n’est que illusion et vaine érudition. Car l’espace est aussi
une notion temporelle.18
Au XIXème, le Philosophe Schopenhauer a lui aussi défini la musique comme un
art du temps :
La musique est perçue dans le temps et par le temps, l’espace, la causalité, par suite
l’entendement, n’y ont aucune part.
La musique n’existe que dans le temps, sans le moindre rapport avec l’espace19
16 MERIC Renaud, Appréhender l’espace sonore, L’écoute entre perception et imagination, l’Harmattan,
2012, Paris 17 idem. 18 KLEE, Paul, « Confession créatrice » dans Ecrits sur l’art/I, textes recueillis et annotés par Jurgspiller,
Paris, Dessain et Tolra, p78
16
L’ « exclusion de l’espace » découle donc de l’évolution de la musique tonale, et
d’une conception particulière du son qui s’est formée au fil du temps. Ainsi, si la musique
peut parfois évoquer un espace réel (La Moldau de Smetana par exemple) ou irréel, elle
ignore pendant plusieurs siècles l’espace spectral intrinsèque des timbres et l’espace
physique.
L’espace timbral
En 1619, avec son Compendium Musicae, Descartes établit une distinction entre la
« matérialité objective »20 visible du son comme phénomène acoustique et physique, et
sa finalité subjective, invisible, la passion propre à l’auditeur. Il différencie le son non
musical, les bruits, et le son musical dont les hauteurs et rythmes sont issus de
proportions mathématiques :
Ils peuvent être structurés/déstructurés, construits/déconstruits en un ensemble de
paramètres mesurables et perceptibles.21
Cette conception exclut la prise en compte du son en lui même et ses
caractéristiques timbrales, celui-‐ci renseigne simplement sur le corps dont il émane.
Rameau, en 1722, en fera le point de départ de sa réflexion sur les fondements de
l'harmonie.
Cette idée du son et ses fondements inhérents au système tonal on été remis en
cause bien plus tard, à la fois par Nietzche, puis Debussy. Tous deux prônent un retour à
l’écoute et à une musique physique, charnelle liée au son. Ils critiquent l’écriture au sens
d ‘un développement sémiotique. Par exemple, Nietzsche rejette le romantisme, qui
conçoit la musique comme un langage trop apollinien, considérant qu’il devrait plutôt
19 SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et représentation, trad. A. Burdeau, revue par R.Ross, Parus,
P.U.F., 1984, p.340. 20 Idem. 21 DESCARTES René , Abrégé de musique: Compendium musicae, PUF, Paris, 1987
17
tendre vers le coté dionysien. Il critique ainsi sévèrement Wagner et son art du
développement.
Que Wagner ait déguisé sous couleur de principe son inaptitude à former une
forme organique, qu’il affirme un « style dramatique » la ou nous ne voyons
qu’une impuissance de style…
Debussy s’est quand à lui engagé dans une « voie nouvelle »22, inspiré par la
richesse des « milles bruits de la nature »23, il a privilégié la recherche d’une sensation
provoquée par la richesse du son en lui même, plutôt que de se limiter à une narration
dans le temps.
On cherche trop à écrire, on fait de la musique pour nos yeux au alors qu’elle est
faite pour les oreilles ! 24
Il a donc, comme l’a fait par la suite Schoenberg avec sa klangfarbenmelodie,
amené la considération du timbre sonore, qui se définit comme :
La qualité d’un son qui permet de le différencier de tous les autres sons ayant la
même hauteur et la même intensité25
Ainsi, si au début du XXème siècle on parlait encore de couleur sonore, par besoin
de rester dans une logique visuelle, la considération de l’espace timbral est devenue de
plus en plus importante chez les compositeurs. Selon Renaud Meric, le timbre :
« impliquait la présence d’une voix fantomatique qui s’incarnait alors dans les
instruments ou les personnes sur la scène. »26 , il représentait donc un nouvel espace
sonore mystérieux à exploiter.
22 idem. 23 Ibidem. 24 DEBUSSY Clause, Monsieur Croche et autres récits, Gallimard, 1999, Paris 25 HONEGGER Marc, Science de la musique, tome 2, Bordas, 1976, Paris 26 MERIC Renaud, Appréhender l’espace sonore, L’écoute entre perception et imagination, l’Harmattan,
2012, Paris
18
Au XXème siècle, la notion d’espace […] devient fondamentale, mais par rapport à
une pensée plus abstraite. On rejoint alors les travaux de Schaeffer, pour qui un
objet est proche d’un autre en fonction de son grain, par exemple. On peut donc
travailler sur une notion d’espace beaucoup plus large que celle du pur espace
mélodique.27
Cette notion a notamment été explorée par Schaeffer (a travers l’écoute réduite
notamment) et Stockhausen, mais aussi par les pionniers de l’informatique musicale
comme Jean Claude Risset, avec la volonté de:
Mettre directement en sons des structures ou des concepts. Dépasser la note, faire
jouer le temps dans le son et pas seulement le son dans le temps. Composer les
timbres comme des accords, prolonger l'harmonie dans le timbre.28
Ainsi, on peut donc considérer que cette prise en conscience du timbre à amené
celle du paramètre spatial dans la composition en musique savante.
Si nous nous plaçons dans la logique d’une vision linéaire de l’espace musical, […]
nous serons enclins à conclure que cette émancipation du timbre à donné
naissance à l’espace29
La prise en compte du concept d’espace a donc amené de nouvelles façon
d’influer sur les sens de l’auditeur. C’est pourquoi, avant d’aborder son rôle dans la
composition en musique savante et populaire, nous nous intéresseront dans le deuxième
chapitre à perception de l’espace chez l’Homme.
27 JEANFRENNOU Pierre-‐Alain in CHOUVEL, SOLOMOS, L’espace : Musique/ Philosophie, l’Harmattan, 2009,
Paris. 28 RISSET Jean-Claude, «Synthèse et matériau musical», Les cahiers de l'Ircam no. 2 29 idem.
19
II. LA PERCEPTION DE L’ESPACE
En se référant au travail de spécialistes de la perception tels que Bregman,
McAdams, Bigand, Morais, Jésus Alegria, Canévet et Demany, nous étudierons dans ce
chapitre quelques caractéristiques du phénomène sonore et leur perception auditive.
Nous nous concentrerons plus particulièrement sur les aspects du phénomène
s’appliquant à la diffusion de musique enregistrée. Ceux-‐ci nous apporterons des
éléments de compréhension de la perception des sons dans l’espace que nous
appliquerons plus tard à la musique électronique populaire.
Avant de traiter la perception de l’espace et du son en tant que phénomène
perceptif, il convient de définir le son en tant que phénomène physique. Le son est un
phénomène vibratoire d’origine mécanique qui génère des perturbations dans un milieu
élastique de propagation. Ces perturbations, produites par des variations de pression, se
propagent dans le milieu (le plus souvent l’air). Elles ne provoquent pas de déplacement
de matière mais une transmission d’énergie « de proche en proche » : les particules
autour de la source sonore s’entrechoquent avec les particules voisines puis retournent
à leur position initiale.
Ces variations de pression sont des ondes sonores semblables aux vibrations de
la source sonore qui leur a donné naissance (instrument, voix, membrane de haut
parleur ou bruit de pas par exemple). Ce mouvement de particules se propage en
s’atténuant, car une perte d’énergie se produit au fur et à mesure que le champ sonore
s’étend. De plus, l’amortissement du son par la viscosité de l’air croit avec la fréquence :
à intensité égale, les sons aigus se propagent moins loin que les sons graves (et sont plus
directifs, alors que les fréquences basses se propagent dans toutes les directions.
Pour bien appréhender ce phénomène physique il faut considérer les contraintes
propres au milieu de propagation. En effet, le rayonnement des ondes sonores engendre
des évolutions spatio-‐temporelles qui altèrent l’onde sonore. Les caractéristiques du
milieu et les obstacles physiques provoquent des réfractions, diffractions, des filtrages
qui altèrent le son avant qu’il soit perçu par l’auditeur.
20
Lorsque les vibrations précédemment citées atteignent et stimulent le tympan,
les structures physiologiques du système cognitif entrent en action. Il ne s’agit pas d’un
processus conscient, mais d’un processus cognitif complexe qui renseigne l’auditeur sur
son environnement. Il est à la fois naturellement issu de la programmation génétique de
l’individu, et d’un long processus d’apprentissage commencé des le développement de
son appareil auditif.
Selon Isabel Maria Antunes Pires, dont la thèse porte sur la notion d’espace dans
la création musicale, la compréhension par les compositeurs du processus cognitif de
perception est importante car elle leur permet de « produire intentionnellement des
ambiances sonores susceptibles d’être perçues de telle ou telle façon, parfois comme
ambigües ou au contraire comme très identifiables à des situations réelles ».30 Cette
thèse s’inscrivant dans le domaine de la musique électroacoustique savante, on peut se
demander si cette prise en compte du processus cognitif de perception s’applique aux
compositeurs de musique électronique populaire. Bien qu’il semble évident qu’il s’agisse
d’approches créatives et de finalités différentes dans la diffusion, l’étude des
phénomènes perceptifs et de leur considération par les compositeurs électroacoustiques
pourra former une base solide de réflexion sur le champ de la musique populaire. C’est
pourquoi nous aborderons certains de ces phénomènes dans ce chapitre, avant de les
mettre en œuvre dans le suivant qui sera consacré à la musique électronique populaire.
II.1 Le processus cognitif de la perception
Avant d’aborder plus spécifiquement la perception du son dans l’espace, il est
important de définir le processus cognitif de la perception en lui même, qu’elle soit
visuelle, auditive ou physiologique.
30 ANTUNES PIRES Isabel Maria, La notion d’Espace dans la création musicale : idées, concepts et
attributions, thèse de doctorat sous la direction d’ Horacio VAGGIONE, Université Paris 8, 2007
21
Le travail de la perception, donc, c’est de saisir l’entrée sensorielle et d’en déduire
une représentation utile de la réalité.31
Comme nous l’avons vu dans la première partie, toute connaissance intellectuelle
est d’abord venue à l’homme par la perception, par le biais de ses sens. Ses capacités
rationnelles se sont développées à partir de stimuli provoqués par des situations vécues.
L’intelligence, la sensibilité et la capacité de problématisation de l’Homme lui
permettent de répondre à ces stimuli provenant du milieu extérieur qu’il perçoit, et de
se construire des concepts abstraits. Il convient donc de déterminer ce qu’est un
processus cognitif pour comprendre en quoi la perception en est un.
Le terme cognition désigne l’ensemble des activités et des processus qui
élaborent, organisent, utilisent et modifient les représentations mentales. [...]
L’adjectif cognitif est utilisé pour qualifier l’outil qui nous permet de construire des
connaissances sur le monde mais également le processus de construction de ces
dernières. [...] la cognition se définît donc comme l’ensemble des activités
intellectuelles et des processus qui se rapportent à la connaissance.
L’adjectif cognitif désigne par conséquent à la fois la faculté de connaître et les
processus par lesquels nous traitons les diverses informations de notre
environnement.32
La cognition englobe un ensemble de processus mentaux qui permettent, par la
perception sensorielle et la rétention mémorielle, de prendre conscience des
phénomènes vécus et d’engendrer de nouvelles connaissances et de nouveaux
raisonnements. Une sélection et un stockage d’information s’opèrent, de façon
31 « The job of perception, then, is to take the sensory input and to derive a useful representation of reality from
it. » (Traduction faite par nous-mêmes.) ; in : BREGMAN, Albert. Auditory scene Analysis - The Perceptual
Organization of Sound, Cambridge : MIT Press, 1991. p. 3. 32 BERTRAND, Annie. GARNIER, Pierre-Henri. Psychologie cognitive, Levallois-Perret : Studyrama, 2005.
Collection Principes. p. 57.
22
consciente ou non, en fonction des intérêts personnels de l’individu et de l’ensemble des
informations déjà acquises auparavant.
Percevoir est à la fois une activité psychologique de sélection, d’organisation de
l’information et de construction de significations à partir d’informations
sensorielles cognitives.
Lorsque l’individu repère un stimuli, il tente en le percevant de l’identifier, en le
plaçant dans une de ses matrices intellectuelles. Celles-‐ci comprennent des composants
d’organisation spatio-‐temporelle qui permettent, par captation de relations de
succession, de simultanéités, d’antériorités et de distances, de comprendre ce qui se
produit et de s’adapter à la situation. La perception serait donc le résultat de
l’interaction entre le réel et la conscience, par le biais des sens. Cependant, Isabel Maria
Antunes Pires nous fait remarquer dans sa thèse le fait que:
L’espace (et le temps) est un concept, et donc une construction de la conscience.33
Ce constat est lié à la conception Kantienne d’une considération de l’espace
comme forme à priori de la sensibilité, comme notion produite par l’homme pour se
représenter des phénomènes et les localiser dans l’espace et le temps. Et cette
conception de la conscience implique des différences dans la perception selon les
individus, les points de vue/d’écoute, et la configuration de l’espace environnant.
Les trois niveaux de la perception :
Les spécialistes du processus cognitif de perception considèrent qu’il se déroule
sur trois niveaux : le niveau sensoriel, le niveau perceptif ou de traitement, et le niveau
représentatif cognitif ou de représentation.
Le niveau sensoriel concerne les processus de sélection et de traduction
d’informations dans les stimuli reçus. Il comporte des mécanismes élémentaires de
33 Antunes Pires Isabel Maria, La notion d’Espace dans la création musicale : idées, concepts et attributions,
thèse de doctorat sous la direction d’ Horacio VAGGIONE, Université Paris 8, 2007
23
codage. Mais il n’y a pas encore dans cette étape de processus d’organisation et
d’interprétation des informations reçues. Cependant, ces « [...] premiers traitements
neuro-‐sensoriels aboutissent à une décomposition de la stimulation [...] »34. En effet c’est
dans ce « [...] premier niveau de représentation [...] [que] sont codées séparément
certaines caractéristiques locales de la stimulation [...] »35. Cette réaction
neurophysiologique produite dans le niveau sensoriel de la perception comporte, d’après
la plupart des spécialistes, quatre étapes : la stimulation sensorielle, la transduction, la
conduction et la traduction.
C’est le stimulus que nous avons évoqué précédemment, soit « [...] une cause
interne ou externe capable de provoquer la réaction d’un organisme. »36, qui provoque
une stimulation sensorielle en se produisant dans l’environnement où se trouve le sujet
(l’individu qui perçoit). Cette réaction engendre une stimulation des récepteurs
sensoriels de l’individu qui vont transformer les informations reçues en signaux
nerveux. Ils peuvent ainsi être transmis aux centres nerveux de traitement qui leur
correspondent. On nomme transduction cette transformation des informations reçues
en signaux nerveux.
Par exemple, l’onde sonore est provoquée par une perturbation physique du milieu
[...]. Il y a contraction de l’air que se propage sous la forme d’une onde sonore
jusqu’au tympan. La vibration de la membrane va se propager jusqu’au liquide
contenu dans la cochlée [...]. L’excitation, liée aux déformations mécaniques, va être
convertie en activité électrique (transduction).37
Le mécanisme qui permet de transporter les influx nerveux produits pendant
l’étape de transduction jusqu’au système nerveux central est appelé conduction. La
34 BONNET, Claude. Chapitre 1 : « La perception visuelle des Formes». in : Traité de psychologie cognitive :
Perception, action, langage. Sous la direction de Claude BONNET, Rodolphe GHIGLIONE et Jean – François
RICHARD. Paris : Dunod, 2003. p. 28. 35 Idem. 36 BERTRAND, Annie. GARNIER, Pierre-Henri. Psychologie cognitive, Levallois-Perret : Studyrama,
2005. p. 74. 37 Ibidem p.75
24
traduction (ou codage) est une étape importante du niveau sensoriel de perception car
les informations reçues sont décodées et transformées véritables en informations
sensorielles utiles à la perception, comme l’expliquent. Bertrand et Garnier :
La majorité des sensations ou perceptions conscientes se produisent dans le cortex
cérébral. Le cortex a pour fonction de traduire les influx nerveux en informations
sensorielles. L’organisation et l’interprétation de l’ensemble de ces informations
constitueront l’activité perceptive.38
Le niveau perceptif (ou de traitement) consiste en des processus d’interprétation
et d’organisation des informations sensorielles reçues, il relève l’identification
intentionnelle du stimulus. Ce niveau de traitement du stimulus, où le sujet se focalise
intentionnellement sur les évènements, repose à la fois sur la réception d ‘ informations
provenant de sensations, mais met aussi en œuvre les connaissances préalablement
acquises par le sujet et dépend de sa réceptivité, de ses attentes, et du contexte dans
lequel le stimulus se produit. Les premières représentations liées directement aux
caractéristiques propres au stimulus se produisent dans ce niveau, il ne s’agit pas encore
de significations, mais d’une première unification des caractéristiques perçues de l’objet
ou phénomène producteur du stimulus qui permettront de l’identifier.
On n’assiste pas encore à une association sémantique entre le perçu et le signe qui
le représente dans la mémoire. :
Par exemple, en regardant un carré nous percevons ses caractéristiques (quatre
cotés de la même longueur, perpendiculaires les uns aux autres et parallèles deux
à deux, d’une certaine couleur, localisés à un certain endroit de l’espace) mais c’est
seulement en arrivant à un autre niveau du processus cognitif de perception - celui
des représentations mentales - que l’association entre l’ensemble des
informations reçues et l’idée sémantique de carré s’effectuera. C’est-à-dire que la
correspondance entre l’ensemble des informations reçues et l’image mentale
38 idem.
25
archivée dans le mémoire accordé au mot carré se fera au niveau cognitif ou des
représentations.39
Bonnet prend aussi l’exemple de la perception visuelle et affirme :
Il faut concevoir que les formes dont nous parlons à ce niveau [perceptif ou de
traitement] ne sont définies que par leurs propriétés structurelles et non pas des
propriétés sémantiques. Bien que pouvant correspondre à une apparence
momentanée d’un objet, elles ne permettent pas encore son identification.40
Enfin, le niveau cognitif ou de représentation, est considéré comme le plus
complexe du processus cognitif de perception. Il « [...] est lie aux processus
d’interprétation, de construction de significations à partir des données issues de
l’organisation perceptive [...] ».41 Dans ce niveau, le sujet fait intentionnellement appel à
des schémas mentaux déjà stockés dans sa mémoire pour analyser des nouveaux
évènements et construire d’autres schémas mentaux, qui deviennent des connaissances
nouvelles. Reprenons l’exemple de Maria Antunes Pires :
En revenant à l’exemple de la perception du carré, c’est à ce niveau du processus
perceptif que se produit la correspondance entre l’ensemble des informations
perçues des caractéristiques d’un carré et l’idée de carré – son image mentale et
son correspondant sémantique : le carré.42
Si l’ensemble des informations reçues par le sujet ne correspond pas à un schéma
mental déjà stocké dans sa mémoire, celui-‐ci va confronter les informations reçues avec
celles déjà stockées. Il va comparer des caractéristiques perçues des objets ou
phénomènes, avec des schémas préexistants dans la mémoire qui ont des propriétés
39 Antunes Pires Isabel Maria, La notion d’Espace dans la création musicale : idées, concepts et attributions,
thèse de doctorat sous la direction d’ Horacio VAGGIONE, Université Paris 8, 2007 40 BONNET, Claude. Chapitre 1 : « La perception visuelle des Formes » in : Traité de psychologie cognitive :
Perception, action, langage. p. 6. 41 BERTRAND, Annie. GARNIER, Pierre-Henri. Psychologie cognitive, Levallois-Perret : Studyrama,
2005. p. 72. 42 Antunes Pires Isabel Maria, op cité.
26
semblables. Cette procédure permettra ainsi de classer ces nouveaux perçus dans des
catégories déjà existantes dans la mémoire, par exemple :
Les quadrilatères – carrés, losanges, trapèzes, etc., seront tours rangés dans une
même famille. Dans le cas d’une perception complètement originale, une nouvelle
catégorie de perçus peut également être engendrée.43
L’interprétation réalisée dans le niveau cognitif ou de représentation relève d’une
activité intellectuelle d’explication qui permet la génération de systèmes de
connaissances. L’interaction entre le niveau sensoriel, celui du traitement et celui de la
représentation mentale permet la représentation intellectuelle signifiante du stimulus
perçu et son intégration dans le réseau des connaissances du sujet.
Prendre conscience d’une information, c’est lui donner un sens dans une
représentation du monde et de soi, dans un système d’interprétation, de
symbolisation du monde. Il s’agit d’une activité cognitive qui se traduit plus souvent
par des actions que par des discours.44
Si l’on se focalise maintenant sur la perception auditive, on constate que des
psychologues de l’audition, comme Albert Bregman, optent pour le même type de
tripartition dans le processus perceptif d’analyse d’environnements sonores. Bregman
appelle ce processus « l’analyse des scènes auditives »45, et le définît comme étant « [...]
le processus réunissant en une unité perceptive l’ensemble de signaux provenant, dans
une période de temps donnée, d’une seule source sonore de l’environnement. »46
43 Antunes Pires Isabel Maria, op cité. 44 BONNET, Claude. op. cit. p.6 45 « Auditory Scene Analysis », expression utilisée par Bregman in : BREGMAN, Albert S. Auditory Scene
Analysis: The Perceptual organization of sound. 46 BREGMAN, Albert S. Chapitre II – « L’analyse des scènes auditives: l’audition dans des environnements
complexes ». in : McADAMS, Stephen. BIGAND, Emmanuel. Penser les sons, psychologie cognitive de
l’audition, Paris : PUF, 1994, Psychologie et Sciences de la Pensée. p. 12.
27
De cette façon, il étudie le processus par lequel le système auditif analyse
l’environnement et construit des représentations mentales des évènements sonores qui
s’y présentent.
Bregman considère les trois niveaux du processus cognitif de perception auditive
en les classant en deux types différents dans la construction de représentations
mentales de sensations auditives. Il les appelle ségrégation primitive et ségrégation de
flots basée sur un schéma47, le deuxième type étant sous-‐divise en un processus
activation simple des schémas (quasiment involontaire) et une utilisation volontaire des
schémas mentaux.
Le processus cognitif de perception auditive que Bregman appelle ségrégation
primitive correspond au niveau sensoriel de la perception que nous avons exposé
auparavant. Pour lui la ségrégation primitive est responsable de la construction des
représentations mentales primaires des stimuli reçus, sans intention de comprendre
chez le sujet qui perçoit. En effet, en analysant l’environnement sonore perçu, le système
auditif en produit une première représentation mentale basée sur ses caractéristiques :
« L’analyse primitive de scènes auditives [...] dépend de propriétés acoustiques
générales utilisables dans la décomposition de n’importe quel type de mélange
sonore. »48
Dans ce processus d’analyse primitive, le sujet n’a pas besoin d’être
volontairement attentif et ne fait pas appel à son savoir déjà acquis par le passé.
47 BREGMAN, Albert S. Auditory Scene Analysis : The Perceptual organization of sound. Cambridge : MIT
Press, 1991.
Pour l’approfondissement de la différence entre ces deux types de processus voir : BREGMAN, A. S., Auditory
Scene Analysis : The Perceptual organization of sound. 1991 chapitre 1, p. 38-43 ; chapitre 4, p. 397-411 ;
chapitre 8, p. 641-649 et aussi p. 665-669. 48 BREGMAN, Albert S. Chapitre II – « L’analyse des scènes auditives: l’audition dans des environnements
complexes », in : McADAMS, Stephen, BIGAND, Emmanuel, Penser les sons, psychologie cognitive de
l’audition, 1994, p. 15.
28
François Bayle appelle ce type d’écoute sensorielle, en quelque sorte involontaire,
niveau « sensori-‐moteur (ouïr) »49. Il affirme que « c’est l’audition intuitive ».50
Quant à la « ségrégation de flots basée sur un schéma », elle est selon Bregman
divisée en deux sous-‐types : « Le premier est l’activation purement automatique de
schémas appris. » Tandis que le « [...] deuxième processus est l’utilisation volontaire de
schémas».51 Ces deux types de processus font appel aux schémas mentaux déjà stockés
dans la mémoire. Par des mécanismes de comparaison, ils permettent d’intégrer plus
facilement les informations reçues. Ces deux plans du processus cognitif de perception
auditive correspondent au niveaux perceptif (ou de traitement) et cognitif (ou de
représentation) déjà mentionnés.
Pour François Bayle, le premier cas correspond à une « activation automatique
des schémas », de l’étape de « l’identification ». Il s’agit d’un stade où « [...] l’attention
[est] localisée sur des pertinences (écouter) »52, c’est « [...] l’oreille sélective et
associative qui apprend à écouter, à extraire du signal [...] »53 conduisant à « [...]
l’émergence des formes et des schémas causatifs »54, soit un traitement des informations
reçues au niveau sensoriel. Quant au deuxième processus d’utilisation volontaire de
schémas, Bayle considère qu’il s’agit d’une « [...] expérience des correspondants, qui met
en œuvre la musicalisassions [...] »55, c’est « [...] la correspondance (entendre) »56, il
s’agit de l’interprétation du perçu et la construction de nouveaux schémas mentaux ou la
confirmation de ceux qui existent déjà.
49 BAYLE, François. Musique acousmatique — propositions... ...positions. p. 94, et aussi p. 104. 50ibidem. P104. Pour l’approfondissement de la pensée de François Bayle à ce sujet voir les chapitres 8 et
9 de cet ouvrage. (pp. 93 – 109.) 51 BREGMAN, Albert S. op. cit. pp. 14 – 15. Voir aussi BREGMAN, Albert S. Auditory Scene Analysis : The
Perceptual organization of sound. pp. 397 - 411. 52 BAYLE, François. op. cit. p. 94. 53 ibidem. p. 105. 54 ibidem. p. 104. 55 ibidem. p. 106. 56 ibidem. p. 94.
29
II.2 la localisation des sons dans l’espace
Apres avoir défini le processus cognitif de perception, nous allons maintenant
étudier différents phénomènes sonores, et les sensations de localisation auditive de ces
derniers dans un espace physique. Le champ de la psychoacoustique englobe divers
aspects de la perception sonore, mais nous nous intéresserons tout particulièrement à
ceux qui s’appliquent dans la diffusion de musique enregistrée. Nous aborderons
brièvement l’audibilité sonore dans un premier temps, car elle est cruciale dans la
perception des sons et peut être modifiée par le milieu de propagation. Nous nous
concentrerons ensuite sur la localisation des sons dans l’espace, et sur la perception de
la réverbération. Le but ce cette approche étant de mettre en pratique les concepts
étudiés dans l’analyse musicale d’œuvres électroniques populaires dans le chapitre
suivant.
La capacité de l’oreille humaine à percevoir un son dépend des caractéristiques
de ce dernier, des propriétés du milieu dans lequel il se propage, et des capacités
auditives de l’individu qui y est exposé. Ce dernier perçoit dans le phénomène physique
sonore des rapports de niveau d’intensité et de fréquences qui constituent son spectre.
En premier lieu, [...] le système auditif est sensible à des déplacements du
tympan parfois inférieurs au diamètre d’une molécule d’hydrogène. En outre, il
est sensible à une marge d’intensités très étendue et il permet la
discrimination de différences très faibles d’intensité entre deux sons. [..] Enfin, il est
capable d’analyser la façon dont l’énergie est répartie parmi les différentes
composantes fréquentielles d’un son complexe.57
Le champ d’audibilité, qui correspond à l’ensemble des sons audibles par l’oreille
humaine, et donc fonction de leur intensité et de leur fréquence. Ainsi, l’oreille perçoit
des fréquences qui vont d’environ 16 Hz dans le grave, à 20 000 Hz dans l’aigu, et une
intensité qui va de 0db à 120db. Notons que la perception de la fréquence dépend de
57 BOTTE, Marie-Claire. « Perception de l’intensité sonore » in : BOTTE, Marie-Claire. CANÉVET, Georges.
DEMANY, Laurent. SORIN, Christel. Psychoacoustique et perception auditive. p. 13.
30
l’intensité, ainsi à partir de 1000 Hz, plus la fréquence diminue vers le grave, plus il est
nécessaire d’augmenter la pression acoustique. C’est pourquoi la musique électronique
populaire, souvent riche en basses fréquences, doit être écoutée sur un système
relativement puissant ou idéalement dans le contexte du club, afin de percevoir la
totalité du spectre et ressentir physiquement les vibrations sonores.
On dit souvent que nous "projetons" dans l’espace géométrique les objets de notre
perception externe ; que nous les "localisons".58
La perception de l’espace sonore se définit dans un premier temps par la
localisation des différentes sources qui émettent des sons .
Pour construire notre espace perceptif il nous faut d’abord repérer la position des
sources acoustiques qui nous entourent. Cette opération est désignée sous le nom de
“localisation”. Localiser une source, c’est d’abord identifier son azimut et sa
hauteur, donc sa direction, puis déterminer la distance à laquelle elle se trouve dans
cette direction.59
La perception de la localisation des sons, tout comme l’audibilité précédemment
exposée, est propre à chaque individu et conditionnée par trois critères essentiels : les
caractéristiques physiologiques et psychologiques du sujet, les caractéristiques
physiques du son lui même, et l’environnement dans lequel le son est projeté.
Lorsque plusieurs sources sonores émettent simultanément, le sujet les dissocie
et les localise séparément :
Mais l’environnement acoustique résulte en général de l’action simultanée de
plusieurs sources. La combinaison de leurs rayonnements produit un champ
58 POINCARÉ, Henri, La science et l’hypothèse. p. 82. 59 CANÉVET, Georges. « Audition binaurale et localisation auditive : aspects physiques et psychoacoustiques ».
in : BOTTE, Marie-Claire. CANÉVET, Georges. DEMANY, Laurent. SORIN, Christel. Psychoacoustique et
perception auditive. Paris : Éditions INSERN, 1988. p. 83.
31
acoustique complexe que le système auditif doit traiter pour reconnaître
séparément chaque source.60
La génération d’une image mentale globale de la scène sonore dépend donc de
multiples facteurs. Nous traiterons donc dans un premier temps la localisation des sons
sur les plans horizontaux et verticaux, puis la perception des mouvements et de la
distance.
Plan horizontal
Le champ acoustique issu d’une scène acoustique varie de point en point, et la
nature de la variation dépend de la structure spatiale de la scène. Nos oreilles
prélèvent deux échantillons de ce champ, et infèrent sur cette base la structure
spatiale de la scène sonore.61
Sur le plan horizontal, a localisation de la source sonore se fait par comparaison
entre les signaux perçus par chaque oreille, afin de dégager des différences interaurales :
des disparités dans la perception déterminées par trois indices : les deux premiers étant
d’après Jose Moraïs « [...] les différences de temps et d’intensité entre les stimulations
aux deux oreilles »62, Canévet en ajoute un troisième : « [...] les différences interaurales
de phase. »63
En calculant l’angle dans lequel se trouve la source sonore par rapport à l’auditeur, le
système auditif détecte la direction du son émit, ce que Canévet nomme « l’azimut », et
en déduit la position.
Différences interaurales de temps.
60 CANÉVET, Georges. Op. cité.
61 CHEVEIGNÉ, Alain. « Espace et Son ». in : Colloque Espaces de l'Homme, Collège de France, Octobre 2003.
(18p). p. 3 / 18. 62 MORAÏS, José, « La perception de l’espace et du temps », in : MINOT, Giles, L’espace et le temps
aujourd’hui. 1983, p.155. 63 CANÉVET, Georges, op. cit. p.15.
32
Les différences interaurales de temps relèvent principalement d’une comparaison entre
le temps que met l’onde sonore à atteindre chaque oreille. Mais Canévet explique que
dans certains cas, l’analyse des différences dans la phase de l’onde perçue par chaque
oreille peut entrer en compte.
Lorsqu’il s’agit de sons purs entretenus suffisamment longs, la différence de phase
créée par diffraction autour de la tète permet l’identification de l’azimut de la
source [...]. Mais lorsqu’il s’agit d’impulsions, ou de trains d’ondes brefs, cet indice
disparaît. Le système auditif doit donc évaluer les différences instantanées des
enveloppes des signaux a gauche et à droite, pour en déduire l’azimut. Cet indice est
valable sur tout le spectre audible.64
Différences interaurales de niveau.
Comme nous l’avons vu au début de cette partie, la perception de l’intensité des
sons varie en fonction de la fréquence, mais Canévet précise qu’elle dépend aussi du
positionnement de la source : « [...] [les] différences interaurales de niveau, elles sont
éminemment variables avec la fréquence et avec l’azimut ».65 Le sujet peut donc localiser
la source sonore par comparaison entre l’intensité sonore perçue par chaque oreille, afin
de détecter des différences interaurales de niveau. Cependant il convient de préciser que
ce processus ne fonctionne pas avec les basses fréquences qui son omnidirectionnelles,
ce qui explique que les instruments comme la grosse caisse ou la guitare basse (ou
contrebasse) soient généralement placés au centre du champ stéréophonique dans la
musique enregistrée récente : s’ils étaient placés sur un coté, on distinguerai mal la
localisation tout en perdant en intensité.
64 CANÉVET, Georges, op. cit. p. 16 65 CANÉVET, Georges. « La localisation auditive des sons dans l’espace » in : GENEVOIS, Hugues.
ORLAREY, Yann. Le son et l’espace. p.17.
33
Canévet fait référence aux expériences de Rayleigh66 sur la perception des basses
fréquences : « [...] cette différence [de l’intensité reçue par l’oreille] est faible et sans
doute insuffisante pour être perçue et donc pour permettre la localisation. Il conclut
alors [...] que c’était la différence de phase interaurale qui servait la localisation aux
fréquences basses. »67
Notons que parmi les différences interaurales, celle qui s’applique au niveau est
la plus intéressante pour notre étude. En effet, dans la composition musicale en
stéréophonie on joue sur la répartition de l’intensité sonore d’un élément entre le haut
parleur gauche et droit. Si l’on considère que l’auditeur est placé face aux hauts-‐parleurs
en étant à peu près à équidistance de chacun, les différences interaurales de temps et de
phase entrent peu voire pas du tout en ligne de compte dans le processus de localisation
(des sons internes à la composition).
Différences interaurales de phase.
Nous avons vu précédemment que la perception des différences interaurales de phase
peut être complémentaires de celle des différences interaurales de temps et d’intensité.
Elle peut participer à la perception de la localisation de sons lorsque celle des autres
indices est moins performante. Mais elle n’est pas utile dans toutes les situations:
En effet [...] les différences interaurales d’intensité restent négligeables jusqu’aux
environs de 2000 Hz, puis augmentent avec la fréquence par le jeu de diffraction de
la tête. Par ailleurs [...] les différences de phase, si utiles en basse fréquence,
rencontrent également une limite naturelle aux environs de 1500 Hz. Au-dessous de
cette limite, une différence de phase donnée correspond à un azimut unique.68
66 Lord Rayleigh, physicien anglais du XXe siècle, prix Nobel de Physique en 1904, a étudié les phénomènes
ondulatoires et le son en particulier, il a écrit notamment : Theory of Sound en 2 volumes (1877-1878) et
plusieurs articles scientifiques dont « On our perception of sound direction », paru dans la revue Phil Mag
(philisophical Magazine), vol 13 en 1907. 67 CANÉVET, Georges. « Audition binaurale et localisation auditive : aspects physiques et psychoacoustiques ».
in : BOTTE, Marie-Claire. CANÉVET, Georges. DEMANY, Laurent. SORIN, Christel. Psychoacoustique et
perception auditive. p. 91-92. 68 ibidem. p. 92.
34
Localisation avant/arrière et verticale
Les phénomènes de localisation avant/arrière et verticale n’entrent
généralement pas en compte dans la musique populaire (diffusée en stéréophonie).
Nous les citerons tout de même brièvement.
La détection des différences interaurales de phase, d’intensité et de temps n’est
pas efficace dans la localisation avant et arrière.
La base de la localisation ne pouvait donc être que la différence interaurale
d’intensité : elle est nulle pour une source frontale (azimut de 0 degré) et une source
arrière (azimut de 180 degrés), et elle est la même pour deux directions latérales
symétriques par rapport aux axes qui est approximativement celui des oreilles69
Elle n’est pas non plus efficace dans la localisation verticale :
Les caractéristiques de la localisation dans le plan vertical médian sont assez
inattendues. Tout d’abord les différences interaurales sont particulièrement
réduites. Seules, quelques asymétries du corps et surtout des pavillons, peuvent
encore intervenir.
Cependant, on constate en pratique que ce type de détection est possible. En effet,
le pavillon des oreilles, de par sa forme et son positionnement, effectue un filtrage
sonore qui permet la distinction des sons avant/arrière et la différentiation verticale.
Notons aussi que dans le cas de la localisation sur l’axe vertical, la physionomie
du sujet, principalement sa tête et ses épaules, implique des diffractions qui sont aussi
utiles à la détection. De plus, il semble que la perception du spectre (après filtrage) y
joue aussi un rôle.
En effet on s’est aperçu que, dans le plan vertical, la direction perçue ne
correspondait pas forcement à la direction d’incidence réelle des sons. Plus
35
précisément, on a remarqué que le système auditif semblait localiser la source dans
une direction qui est imposée par le spectre.70
Par ailleurs, il est prouvé que la direction apparente d’une source dépend plus du
spectre d’émission de cette source que de sa position réelle dans le plan vertical.71
Enfin, ajoutons que dans le cas d’une perception auditive active, dans les
situations quotidiennes par exemple, le sujet peut se déplacer pour mieux percevoir.
En penchant la tête de côté nous pouvons réinterpréter ces indices pour juger de
l’élévation. Un déplacement latéral permet d’estimer la distance par triangulation,
et un déplacement jusqu’à la source enlève bien sûr toute incertitude concernant sa
position.72
Sensation de distance et de mouvement
Nous avons vu précédemment que la différence de niveau perçue entre les deux
oreilles représente le facteur le plus important dans la perception de la localisation dans
le cas d’une écoute stéréophonique. Nous abordons maintenant la perception de la
distance et du mouvement. Il s’agit la de processus qui n’ont pas été observés dans le cas
d’une écoute en stéréophonie, mais dans des situations d’écoute musicale ou non, où le
son est produit par un évènement (et non un haut-‐parleur) se produisant aux alentours
du sujet écoutant. Cependant, il s’agit ici d’étudier des phénomènes qui trouvent leur
application dans la composition électronique. En effet, la compréhension de ces
mécanismes nous permettra de comprendre comment les musiciens, savant ou
populaires, parviennent à créer des illusions d’espace.
69 ibidem. p. 91. 70 CANÉVET, Georges. « La localisation auditive des sons dans l’espace » in : GENEVOIS, Hugues.
ORLAREY, Yann. Le son et l’espace. p. 18. 71 CANÉVET, Georges. « Audition binaurale et localisation auditive : aspects physiques et psychoacoustiques ».
in : BOTTE, Marie-Claire. CANÉVET, Georges. DEMANY, Laurent. SORIN, Christel. Psychoacoustique et
perception auditive. p. 94. 72 CHEVEIGNÉ, Alain. « Espace et Son » in : Colloque Espaces de l'Homme. p. 4/18. 123
36
La sensation perceptive de la distance à laquelle se trouve la source sonore résulte
d’une analyse cognitive des caractéristiques de l’environnement sonore et de la
confrontation des informations reçues avec des connaissances antérieurement
acquises par des situations d’écoute semblables.73
Cette citation d’Antunes Pires nous permet de faire référence aux processus
cognitifs de la perception évoqués précédemment, dont le rôle important de la mémoire
dans la perception de la distance, du mouvement et de l’espace. On constate
empiriquement au quotidien que l’on fait inconsciemment appel aux informations
stockées dans la mémoire : lors d’une conversation téléphonique par exemple, on
perçoit des informations sur l’espace qui entoure notre interlocuteur, on reconnaît la
réverbération d’une petite pièce (courte) ou d’une cathédrale (longue)
Trois indices entrent en compte dans l’estimation de la distance d’une source
sonore par rapport au sujet écoutant : la perception de son niveau, de son spectre et de
la quantité de réverbération qui l’entoure. La perception du mouvement d’un son
dépend de l’évolution des paramètres de ces indices : l’intensité de l’onde sonore, le
rapport entre le son direct et le son réverbéré et l’évolution spectrale du son.
Par exemple, la sensation d’éloignement d’une source sonore implique la perception
d’une intensité qui s’affaiblit, d’un spectre qui s’appauvrit en composantes aiguës,
d’un son qui peut éventuellement être « brouillé » par des réflexions sur des objets
présents dans le milieu ou les absorptions et les diffractions provoquées par les
matériaux présents. Une analyse cognitive des caractéristiques des sons et de ses
évolutions, comme celle qui vient d’être décrite, est possible par référence à
l’expérience auditive acquise et par comparaison entre les caractéristiques perçues
des plusieurs informations simultanées et celles d’instants consécutifs du
phénomène sonore entendu.74
73 Antunes Pires Isabel Maria, La notion d’Espace dans la création musicale : idées, concepts et attributions,
thèse de doctorat sous la direction d’ Horacio VAGGIONE, Université Paris 8, 2007 74 idem.
37
Évolution des relations d’intensité.
Pour percevoir l’éloignement ou le rapprochement d’une source sonore, le
système auditif peut jauger la variation de son intensité. Mais notons aussi que dans le
cas d’un son émanant d’une source sonore connue de l’auditeur ce dernier établit un
rapport entre le niveau perçu et son intensité « normale » auparavant enregistrée dans
la mémoire.
Il est évident que lorsqu’une source à émission constante s’éloigne d’un auditeur,
l’intensité diminue aux oreilles de cet auditeur ; inversement, en réduisant
l’intensité globale d’un son il est possible de créer une impression d’éloignement.75
Évolution du rapport entre le son direct et le son réverbéré.
La perception de la réverbération joue un rôle important dans celle de la distance
de la source sonore, rappelons d’abord la définition de ce terme :
La réverbération est une collection d’échos, typiquement des dizaines de milliers, en
se reflétant dans les diverses surfaces d’un espace ils arrivent indirectement de la
source à la position de l’auditeur [...] ».76
En effet, les ondes sonores projetées par la source sont reflétées par les surfaces
présentes. Ainsi, en intérieur, plus le volume de la pièce est grand, plus les ondes
reflétées parviendrons tard à l’auditeur par rapport au son direct, car leur trajet sera
plus long.
75 CANÉVET, Georges. op. cit. p. 100. 76 « Reverberation is a collection of echoes, typically tens of thousands, reflecting from the various surfaces
within : a space arriving indirectly from the source to the listener’s position. » (Traduction faite par nous-
mêmes.) in : CHOWNING, John. « Digital sound synthesis, acoustics, and perception: a rich intersection ».
Proceedings of the COST G – 6 Conference on Digital Audio Effects (DAFX – 00), 2000. p. 5 / 7.
38
77
Lorsque dans une salle un locuteur s’éloigne, le rapport du son direct au son
réverbéré décroit, Par conséquent, tout auditeur associera la décroissance relative
du son direct à l’éloignement de la source, elle deviendra un indice pour l’évaluation
de la distance.78
Dans le schéma suivant, les indicateurs de niveau représentent le son direct D et
le son réverbéré R. La situation (a) représente un son proche de l’auditeur : le son direct
à une amplitude bien plus élevée que le son réverbéré. Dans la situation (b), l’amplitude
globale du son distant est plus faible, et le rapport entre son direct est réverbéré est plus
faible.
79
77 Schéma tiré de ROADS Curtis, L’audionumérique, Dunod, Paris, 1998 78 ibidem. p. 101. 79 Schéma tiré de ROADS Curtis, op. cité.
39
L’intensité et la réverbération ne sont pas les seuls paramètres pris en compte
dans la perception de la distance, l’évolution de la densité spectrale l’est aussi, et elle
modifiée par les deux paramètres précédemment cités.
Évolution de la densité spectrale du son.
En connaissant la différence de qualité de timbre [spectre dans ce contexte] entre la
voix chantée fort et celle chantée doucement, en considérant l’effort vocal,
l’auditeur a apparemment choisi le niveau spectral comme primant sur l’intensité.
Mais si les deux sons dans l’expérience étaient produits par des haut-parleurs au
lieu des chanteurs et il n’y avait aucune différence spectrale en raison de la
différence d’effort? Encore, la réponse est plus probablement que le son le plus
éloigné est le celui de moindre intensité des deux - s’il y a la conséquente
production de réverbération.80
En présentant cette expérience sur perception de la distance, Chowning
démontre que le rapport entre intensité du son direct et la réverbération est plus
important que les modifications spectrales. Des psycho-‐acousticiens comme Jean-‐Pascal
Jullien et Olivier Warusfel vont même jusqu’ à ne pas considérer l’évolution spectrale.81
Néanmoins, d’autres chercheurs, comme Canévet lui attribuent un rôle important :
La densité spectrale d’un signal acoustique varie au court de sa propagation, par
absorption inégale des graves et des aigus. Ainsi un sujet est capable, après
entrainement sur un signal donné, d’évaluer les distances relatives d’émission avec
une certaine précision.[...]
80 « Knowing the difference in : timbral quality between a loudly or softly sung tone, reflecting vocal effort, the
listener apparently chose spectral cue over intensity as primary. But what if the two tones in : the experiment
were produced by loudspeakers instead of singers and there were no spectral difference as a result of difference
in : effort? Again, the answer is most probably the distant tone even though its intensity is the lesser of the two -
if there is reverberation produced as well. » ibidem. p.4 / 7. 81 JULLIEN, Jean-Pascal. WARUSFEL, Olivier. « Technologies et perception auditive de l’espace ». in : Les
Cahiers de l’IRCAM, no 5, – Espaces. 1er trimestre de 1994. Éditions Ircam – Centre Jorges – Pompidou. 1994.
Collection Musique et Recherche sous la direction de Laurent Bayle. p. 68.
40
Il est clair, tout d’abord, que les sons enregistrés en salle réverbérante paraissent
plus éloignés, à niveau égal que ceux enregistrés en chambre sourde. [...] Par
ailleurs la composition spectrale des signaux joue un rôle prépondérant sur la
distance apparente. Les bruits filtrés passe-bas semblent beaucoup plus
éloignés que les bruits filtrés passe-haut.82
Cette citation est intéressante car on peut ainsi concevoir qu’un compositeur peut
jouer sur le spectre d’un son pour donner l’illusion d’un mouvement dans la distance.
Nous vérifierons cette hypothèse dans le chapitre suivant.
Confirmant l’importance du spectre, Jens Blauert considère que le pavillon de
l’oreille fonctionne comme un filtre. Celui-‐ci imposerait différences entre le spectre
original de la source sonore et celui qui est capté par l’oreille. Ces modifications
spectrales seraient dépendantes de la direction et de la distance du le son émis par
rapport à l’auditeur.
Acoustiquement, le pavillon de l’oreille fonctionne comme un filtre linéaire duquel
la fonction de transfert dépend de la direction et de la distance de la source sonore.
En apportant des distorsions linéaires aux signaux sonores arrivants, et dépendant
de sa direction et de sa distance, le pavillon codifie les caractéristiques spatiales du
champ sonore en caractéristiques temporelles et spectrales. Ici se trouve son
importance pour l’audition spatiale.83
Il semblerait donc que la perception de l’évolution spectrale du son joue un rôle
dans cette perception spatiale, tout en résultant de l’évolution des paramètres
d’intensité et de réverbération. On peut donc penser que le son à localiser a une
82 CANÉVET, Georges. « Audition binaurale et localisation auditive : aspects physiques et psychoacoustiques ».
in : BOTTE, Marie-Claire. CANÉVET, Georges. DEMANY, Laurent. SORIN, Christel. Psychoacoustique et
perception auditive. p. 101. 83 « Acoustically, the pinna functions as a linear filter whose transfer function depends on the direction and
distance of the sound source. By distorting incident sound signals linearly, and differently depending on their
direction and distance, the pinna codes spatial attributes of the sound field into temporal and spectral attributes,
Therein : lies its importance for spatial hearing. » (Traduction faite par nous- mêmes.) in : BLAUERT, Jens.
Spatial hearing: The Psychophysics of Human Sound Localization. Cambridge, The MIT Press, 1983. p. 63.
41
empreinte spatiale définie par le spectre propre au son source, et modifiée par les ondes
issues des réflexions, diffractions et absorptions générées par le déplacement de l’onde
sonore dans un espace de propagation. Ainsi, en modifiant les paramètres d’intensité, de
réverbération (principalement artificielle), et le spectre, un compositeur peut créer des
illusions d’ordre spatial, tels que des mouvements ou la perception d’un ou plusieurs
environnement acoustiques. Dans le troisième chapitre, nous nous intéresseront à
l’utilisation de ce matériau dans la musique électronique populaire et ses effets sur
l’auditeur. Cependant, bien que nous tenterons de retrouver les phénomènes
psychoacoustiques précédemment décrits dans nos analyses, notons que la perception
de l’espace dans une œuvre musicale varie selon les individus et ne relève pas seulement
d’un automatisme cognitif. Ainsi, la Phénoménologie de Merleau-‐Ponty propose une
autre conception de la sensation d’espace :
Dans la salle de concert, quand je rouvre les yeux, l’espace visible me paraît étroit en
regard de cet autre espace où tout à l’heure la musique se déployait, et même si je
garde les yeux ouverts pendant que l’on jour le morceau, il me semble que la
musique n’est pas vraiment contenue dans cet espace précis et mesquin. Elle insinue
à travers l’espace visible une nouvelle dimension où elle déferle, comme, chez les
hallucinés, l’espace clair des choses perçues se redouble mystérieusement d’une
« espace noir » où d’autres présences sont possibles.84
On constate donc que la volonté d’écoute joue un rôle dans la perception de la musique,
dans une relation dynamique entre cette dernière et l’individu.
84 MERLEAU-‐PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p 256-‐257
42
III. L’ESPACE DANS LA MUSIQUE ELECTRONIQUE POPULAIRE
Dans la première partie de ce mémoire, nous avons abordé la prise en compte du
concept d’espace dans la composition musicale au XXème siècle. Dans la deuxième
partie, nous avons exposé les principaux processus de perception cognitive du son dans
l’espace. Dans cette dernière partie, nous nous intéresseront aux moyens utilisés par les
compositeurs pour agir sur ces processus, et ainsi utiliser l’espace comme un matériau.
Bien que le sujet de ce travail soit la musique électronique populaire (de danse), nous
feront dans un premier temps des comparaisons avec les développements de la musique
savante (acousmatique et informatique). Dans un deuxième temps, nous nous
focaliserons sur l’utilisation de l’espace dans la Techno et la House, pour ensuite en
chercher les prémices dans d’autres champs de la musique populaire.
III.1 Musiques savantes et populaires, deux approches de
l’espace
La relation entre musiques savantes et populaires
On ne peut étudier de la même manière la musique savante et la musique
électronique populaire, sans prendre en compte leurs différences fondamentales, Bien
que l’on reconnaisse aujourd’hui que :
[…] Les échanges ont de tout temps fonctionné dans les deux sens, et que la
culture savante s'est souvent inspirée de la musique traditionnelle et populaire.
[…]. Les exemples frappants au XXème siècle ne manquent pas, à commencer par
Bartok, ou par l'utilisation du jazz chez Stravinsky. 85
Cependant, il faut prendre en compte le fait que la relation entre musiques
électroniques populaires et savantes et plus complexe que cela, et relève de différences
85 KOSMICKI Guillaume, Musiques savantes, musiques populaires : une transmission ? Conférence donnée
pour la Cité de la Musique dans le cadre des « Leçons magistrales » le 28 novembre 2006
43
et de ressemblances fondamentales, tant liées à la démarque, qu’a la technique ou à la
diffusion.
Premièrement, la démarche compositionnelle est différente, dans l’avant garde
les artistes ont plutôt tendance à partir de la recherche, de la conceptualisation (souvent
expliquée par l’écriture en amont), d’un système sériel ou d’une programmation
informatique par exemple, pour aller ensuite vers la composition. Hors, ce n’est
généralement pas le cas dans la musique électronique populaire, ou l’on va directement
composer avec les outils à disposition, et parfois les détourner de leur usage
initialement prévu. On constate que les outils développés, par les pionniers de la
synthèse sonore par exemple (informatique ou analogique), sont ensuite utilisés par les
musiciens «non académiques ». Guillaume Kosmicki résume ainsi ce phénomène de
transmission :
La musique électronique des années 50 a dans un premier temps le monopole des
appareillages de synthèse sonore, mais ils seront bientôt utilisés aussi par la
musique concrète. On regroupera alors bien vite ces deux tendances sous la
bannière de « musique électroacoustique ». La musique populaire utilisera à son
tour les premiers synthétiseurs au cours des années 60. L'électroacoustique prendra
rapidement en compte les progrès de l'informatique musicale, au cours des années
50-60. L'informatique musicale explosera ensuite dans le domaine des musiques
populaires au cours des années 80, avec l'apparition du système MIDI, premier
standard de communication entre différents appareillages électroniques, et des
premiers échantillonneurs, permettant la numérisation et le traitement numérique
du son, ce qui a permis d'aboutir au concept de home studio, pour studio à la
maison. Pourquoi cet écart temporel ? La musique savante, de par sa position
institutionnelle, bénéficié toujours en premier lieu des avancées technologiques,
travaillant en studio, dans des laboratoires très bien équipés mais confinés (ces
laboratoires se trouvant en général au sein des radios ou des universités). La
musique populaire doit attendre leur mise sur le marché « grand public », comme
dans le cas des premiers synthétiseurs, qui sont vendus en 1964 et 1967 par la firme
Moog. 86
44
Notons que le système midi jouera un rôle très important dans la musique House
et Techno, car il permet de synchroniser les instruments électroniques entre eux. De
plus, on peut aussi faire référence au développement par John Chowning de la synthèse
par modulation de fréquence, qui a été implantée dans le synthétiseur numérique
Yamaha DX787 en 1983 qui a été massivement utilisé dans la musique populaire de
l’époque. Pour Guillaume Kosmicki, la transmission des découvertes technologiques à
permis de développer un travail sur le timbre et l’espace à la fois dans l’avant garde et la
musique populaire :
La technologie au XXème siècle a en outre permis la maîtrise de paramètres
sonores jusqu'alors secondaires et qui sont passés au premier plan : l'intensité, le
timbre et la spatialité du son. Ces paramètres se sont vus renforcés aussi bien dans
la musique populaire que dans la musique savante. Le partage des technologies
a autorisé assez fréquemment des problématiques communes dans ces musiques.88
En effet, s’il s’agit de deux approches différentes, on constate que la frontière est
parfois floue entre compositeurs « savants » et « populaires ». Ainsi, parmi ces derniers,
certains maitrisent les mêmes outils que les musiciens académiques (Max -‐ Msp par
exemple), expérimentent, conceptualisent et collaborent avec les institutions. Robert
Henke par exemple, connu sous le pseudonyme Monolake, développe ses propres outils,
dont des patches Max, des plugins Vst, et il est un des créateurs du séquenceur Ableton
Live)
L’espace dans la musique enregistrée
Nous avons cité dans la première partie les propos de Renaud Meric, qui
considère que le travail sur le timbre a préfiguré et amené la considération de l’espace
comme matériau compositionnel. Cependant, on constate que le paramètre spatial a été
considéré de manières différentes selon les compositeurs. A ce propos, François Bayle
explique que :
86 Idem. 87 Plus précisément c’est la synthèse par modulation de phase qui a été intégrée au Yamaha DX 7
45
Schaeffer ne s’est guère intéressé à l’espace : ce problème ne l’a pas passionné. Au
contraire, Stockhausen a construit une de ses premières œuvres sur ce concept
(Gesang der Jünglinge [1956 -‐ 57], qui utilise cinq canaux). […] La stéréophonie
pour lui [Schaeffer], c’était du « chichi ».89
En effet, Schaeffer s’est plutôt intéressé à l’espace timbral des sons concerts, alors
que Stockhausen a été un précurseur de la répartition des sources sonores dans l’espace
de diffusion.90 Cet exemple nous permet de mettre en exergue une différence importante
entre la musique électroacoustique diffusée lors de représentations via un système
multiphonique adapté, composé de plusieurs hauts-‐parleurs, et la musique populaire,
enregistrée en monophonie puis en stéréophonie, pour une diffusion domestique ou en
discothèque (ou jouée en concert sur une sonorisation en stéréophonie). Ainsi, pour son
œuvre Kontakte (1959-1960), Stockhausen a enregistré des signaux sonores diffusés par
un haut-‐parleur une table tournante entourée par 4 micros. Cette œuvre est donc
destinée à être écoutée sur un système quadriphonique.
On a alors abouti au standard de la quadriphonie : piste 1 à gauche devant la
scène ; piste 2 à droite devant la scène, piste 3 à droite derrière la scène ; piste 4 à
gauche derrière la scène. La succession d’une émission sonore à travers les pistes 1,
2, 3, 4 occasionnait, par exemple, une rotation de la gauche à la droite devant la
scène, en tournoyant ensuite autour de la tête (donc dans le sens des aiguilles d’une
montre)91
88 Idem. 89 BAYLE François in CHOUVEL, SOLOMOS, L’espace : Musique/ Philosophie, l’Harmattan, 2009, Paris. 90 Notons que des compositeurs ont déjà travaillé sur le placement des instruments dans l’espace avant
Stockhausen, comme par exemple Charles Ives (The unanswered question en 1908). Cependant,
Stockhausen a été un précurseur dans le travail du mouvement des sons dans l’espace, notamment autour
de l’auditeur. 91 MENEZES Flo, La spatialité dans la musique électroacoustique, in CHOUVEL, SOLOMOS, L’espace :
Musique/ Philosophie, l’Harmattan, 2009, Paris.
46
Cependant, étant donné la complexité induite par la mise en place d’un tel
dispositif, et pour permettre une écoute domestique de la musique électroacoustique,
les compositeurs sont menés à opérer une réduction stéréophonique, c’est à dire une
adaptation de la quadriphonie sur la stéréophonie.
Une projection de l’espace quadriphonique dans l’espace stéréophonique habituel
est devenue nécessaire dans le cas, par exemple, de l’enregistrement des œuvres
radiophoniques sur disque compact. […]
Dans ce but, l’espace acoustique interne entre la piste 1 (extrême gauche) et la piste
2 (extrême droite) est rempli par les pistes 4 et 3, projetées donc de leur position en
arrière à la ligne frontale stéréophonique constituée par les pistes 1 et 2. L’ordre
des pistes reste alors le suivant 1, 4, 3, 2, sans que l’on perde donc l’effet rotatif.92
La problématique de l’enregistrement a donc amené les compositeurs a chercher
des moyens de créer des illusions d’espace, en manipulant d’autres paramètres que la
panoramisation stéréo, comme les rapports d’intensités, ou le rapport son direct son
réverbéré pour créer de la distance, comme nous l’avons évoqué dans la partie II. Flo
Menezes nous fait remarquer à ce titre que les compositeurs de l’avant garde comme
Stockhausen ont accepté de s’imposer la limite de l’enregistrement stéréophonique :
Bien qu’il s’agisse d’une réduction de la quadriphonie, l’écoute stéréophonique des
œuvres à travers la radio ou les reproductions domestiques était vue, même par les
partisans les plus radicaux de la spatialité quadriphonique, comme quelque chose
d’intéressant du point de vue stratégique. C’est ainsi que Stockhausen écrit dans
« Musique dans l’espace »93 : […] « Il vaut mieux voir une photographie d’une
sculpture que ne rien voir ; l’envie de connaître dans son original naitra peut être
ainsi.
On remarque donc que musiques savantes et populaires sont parfois
dépendantes de l’enregistrement, des artistes différents comme Schaeffer, Cage,
92 Idem. 93 STOCKHAUSEN Karleinz, Musik im Raum, Mainz, C Schott’s Söhne, 1959
47
Stockhausen, les Beatles, Hendrix , ou les Pink Floyd ont abordé la composition par
l’enregistrement, la superposition de couches, et l’utilisation d’effets, dans un processus
qui ne peux pas toujours être reproduit en concert. Guillaume Kosmicki voit dans ce
phénomène :
[…] une sorte de mise à égalité par la médiation de l'enregistrement, aussi bien au
niveau de la réception que de la création. La transmission est effective, en
revanche, dans le cadre des techniques d'enregistrement qui, tout au long de leur
évolution, avancent autant dans les deux domaines musicaux, qui s'enrichissent
l'un l'autre sans suprématie d'aucun des deux.94
Pour Jean-‐Claude Risset, l’enregistrement a permis de travailler sur le paramètre
spatial, jusqu'à créer virtuellement l’espace :
Au XXème siècle, l’enregistrement applique du temps sur l’espace non plus
seulement pour les notes, mais pour le son lui même. On peut alors jouer avec
l’espace. Au lieu d’agencer les notes dans le temps comme on le faisait dans le
passé, on peut désormais faire jouer le temps dans le son, dans la mesure où, le son
étant appliqué sur l’espace, on peut le travailler hors du temps. […]
Quand on crée un espace virtuel, on crée un simulacre de propagation dans un
espace acoustique. C’est la manière de donner du relief à une bande. 95
Pour Risset, John Chowning a été le précurseur dans cette recherche de l’illusion
spatiale, tant en stéréophonie qu’en quadriphonie :
Il fut le premier à avoir exploré cet espace virtuel, qui consiste non pas à occuper
l’espace avec de multiples haut-parleurs, mais à donner l’illusion qu’une source peut
occuper tout l’espace, y compris en dehors de haut-parleurs. Avec deux hauts
parleurs, on n’arrive pas véritablement à faire aller le son en avant, mais on peut le
94 KOSMICKI Guillaume, op. cité 95 RISSET Jean-‐Claude in CHOUVEL, SOLOMOS, L’espace : Musique/ Philosophie, l’Harmattan, 2009, Paris.
48
faire aller en arrière, on peut donner des illusions de mouvement rapide en simulant
l’effet Doppler. Sur quatre haut-parleurs, en jouant sur cet effet et en le calculant
par ordinateur, on arrive à créer des illusions de figures quasi géométriques, quasi
graphiques. Le son de synthèse creuse un espace. Chowning à effectué ces
recherches dans les années 60 : elles sont à l’origine de la notion d’espace virtuel,
qui est à l’œuvre dans le Spatialisateur, mais aussi dans d’autres réalisations
virtuelles.96
Depuis les débuts de l’enregistrement électromagnétique au début du XXème
siècle, et jusqu’a que les moyens de créer artificiellement l’espace ne se développent,
seule la gestion de la réverbération naturelle de la pièce ou étaient enregistrés les
instruments permettait de modeler ce que François Bayle appelle l’espace interne d’un
enregistrement. Cette technique est encore utilisée aujourd’hui, notamment dans la
musique classique, pour garder un rendu naturel de la captation.
[...] si l’on introduit dans sa captation l’espace dans lequel l’objet a émis sa sonorité
– son cri, sa plainte - ,on aura non seulement son image, son contour, mais aussi la
réponse de l’environnement : on entendra cette image avec une légère aura.97
Mais différents moyens de simuler l’espace ont été découverts par la suite. En
plus de la répartition stéréophonique des sons (les premiers disques en stéréo sont
sortis en 1958) les principaux outils de création d’espace virtuel concernent la
réverbération (à plaque, à ressort puis numérique) et le délai (à bande, puis
numérique).98
La technique de la chambre à réverbération à été mise au point en 1926 par RCA
pour la radio, mais sa première utilisation artistique date de 1947, par l’ingénieur du
son Bill Putnam, sur le titre « Peg o’ My Heart » des Harmonicats. Ce principe consiste à
96 Idem. 97 BAYLE, François. « L’espace (post-scriptum...) », in : Les Cahiers de l’IRCAM, no 5, Espaces. p.117. 98 Pour plus d’informations sur les effets présentés, voir l’article Understanding and emulating vintage
effetcs sur le site Soundonsound : http://www.soundonsound.com/sos/jan01/articles/vintage.asp
49
placer un haut-‐parleur qui diffuse le signal à traiter dans une pièce dédiée (Putnam avait
utilisé les toilettes du studio) et à placer des micros dans la pièce.
The Harmonicats, Peg o’ My heart, label Vitacoustic records, 1947
Cette technique a pour avantage de produire une réverbération au son naturel,
mais est peu flexible : on peut jouer sur le placement des micros et du haut-‐parleur pour
modifier légèrement certaines caractéristiques comme les premières réverbération,
mais le travail sur le temps de réverbération ou la « couleur » est plus limité, et nécessite
de modifier l’acoustique de la chambre.
Des 1949, Les Paul (Lester William Polsfuss) utilise deux enregistreurs à bandes
(l’un enregistrant l’autre et le diffusant avec un décalage) pour créer un effet d’écho.99
Les Paul and Mary Ford, How High the Moon, label Capitol Records 1951
En 1957, la société allemande EMT (Elektromesstecknik) invente la
réverbération à plaque (Plate Reverb), basée sur la transduction mécanique. Une plaque
de métal de deux mètres sur trois est suspendue à un cadre en acier par des ressorts
accrochés aux angles. Un transducteur électrique posé au centre de la plaque transporte
le signal entrant, qui la fait vibrer. Le signal sortant qui correspond à la réverbération est
récupéré. Une plaque isolante ajustable permet de modifier le temps de réverbération.
Bien que la réverbération repose néanmoins sur une analogie avec la réverbération
naturelle: la plaque correspond à la pièce, le transducteur à la source et les capteurs au
microphone.
Notons que la réverbération à ressorts, qui est basée sur une technique similaire, a
été créée avant réverbération à plaque pour donner plus de réalisme aux sons d’orgue
Hammond en 1939 (pour imiter les orgues d’Eglise), mais intégrée en 1960 dans un
module de réverbération dédié et portatif : l’Accutronics type 4. Dans ce dispositif, se
99 DOYLE Peter, Echo and Reverb, fabricating space in popular music recording 1900-1960, Wesleyan
University Press, USA, 2005
50
sont des ressorts qui transmettent le signal, contenus dans des tubes remplis d’huile
dont on modifie la quantité pour faire varier le temps de réverbération. Bien que le
rendu soit de moins bonne qualité (la bande passante est limitée et le son métallique), ce
type de réverbération est parfois recherché pour son son particulier et non naturel,
notamment pour imiter les sonorités des productions reggae des années 70.
Enfin, les progrès informatique ont permis de créer des modules de réverbération
(le premier étant l’EMT 250 en 1976) et de délais numériques basés sur des algorithmes
simulant de multiples réflexions (réseaux de délais). Plus récemment, l’utilisation de la
convolution permet de d’enregistrer la réponse acoustique d’un lieu pour l’appliquer à
un signal.
Les outils précédemment exposés, puisqu’ils permettent de modifier
individuellement les paramètres acoustiques, ont progressivement été utilisés, non pas
dans une volonté de réalisme acoustique, mais comme outils compositionnels
permettant de créer des illusions, et de créer des textures en modifiant le spectre des
sons traités. En écoutant attentivement des enregistrements effectués entre les années
60 et aujourd’hui, on constate souvent que des effets de réverbérations différents sont
appliqués selon les pistes, tandis que d’autre instruments sont soumis à un effet de délai
qui simule des réflexions, et ce dans des genres musicaux différents. Ce sont donc des
espace différents qui coexistent. Pour Barry Blesser, la volonté de réalisme acoustique a
été supplantée par l’intention artistique, ce qu’il évoque en décrivant l’exemple d’une
session d’enregistrement en studio.
Dans le mixage final, deux espaces musicaux coexistent : une chambre et une salle
de concert. Le résultat peut être délicieux, artistiquement excitant et
esthétiquement consistant, mais conceptuellement, l’espace est irréel,
contradictoire, comme une peinture d’Escher. Il existe seulement dans l’esprit de
l’auditeur. Depuis que la création d’un espace virtuel est devenu plus une forme
artistique qu’une simulation scientifique d’un processus physique, le recours
traditionnel à un unique espace musical disparaît comme hors de propos. 100
100 In the final mixing, two musical spaces are actually overlaid: a chamber and a concert hall. The result may be delightful, artistically exciting, and aesthetically consistent, but conceptually the space is unreal,
51
De plus, il sont selon lui devenus des instruments à part entière, dont on peut
modifier tout les parametres, et ne doivent donc pas etre seulement utilisés par les
ingénieurs du son, mais aussi par les interprètes.
Des qu’un paramètre spatial est connecté à un interrupteur, un potentiomètre ou
une touche, un effet de réverbération devient effectivement indistingable d’un
instrument musical joué en temps réel par un musicien. Les musiciens peuvent
modifier des paramètres acoustiques autres que la hauteur. Par exemple, un
pianiste peut modifier le temps de résonnance des cordes en pressant une pédale
[…] Les paramètre acoustiques prennent part dans la composition musicale […].
Dans cette perspective, les musiciens, et non les ingénieurs du son, devraient
contrôler les paramètres des modules de réverbération artificielle dans le studio
d’enregistrement. En tant que composante de la composition musicale, l’espace
peut être amené à s’agrandir, les murs peuvent s’approcher ou s’éloigner, les
surfaces peuvent passer de souples à dures, et la source sonore peut s’approcher
et s’éloigner de l’auditeur. Si nous acceptons que l’espace est soumis à une
volonté artistique, il n’a pas besoin de rester statique.101
contradictory, like an Escher picture. It exists only in the listeners' minds. Since the creation of a virtual
musical space is now more an art form than the scientific simulation of a physical process, the traditional
requirement of a single musical space vanishes as irrelevant. BLESSER Barry, SALTER Linda-‐Ruth, Spaces Speak, Are You Listening?: Experiencing Aural Architecture, MIT Press, Massachusetts USA, 2006 101 « Once a spatial parameter is connected to a knob, button, or key, a reverberator becomes effectively indistinguishable from a musical instrument played in real time
by a musician. Musicians can change acoustic parameters others than pitch. For example, a pianist can
change the decay rate of vibrating strings by pressing a pedal […] acoustic parameters are part of the
musical composition […]. From this perspective, musicians, and not the audio mixing engineer, should control
the parameters of artificial reverberators in the recording studio. As a part of a musical composition, space
can then be made to grow in size, walls can move in and out, surfaces can morph from hard to soft, and the
sound source can approach and recede from listeners. If we accept that a virtual space
is subservient to artistic meaning, it need not remain static.” (traduction personelle) in BLESSER Barry,
SALTER Linda-‐Ruth, op. cite.
52
Nous allons donc aborder l’utilisation de ses outils dans la musique électronique
populaire, dont les musiciens en ont une approche particulière, utilisant synthétiseurs et
effets dans une volonté de ne pas créer des sons naturels et de stimuler les danseurs.
III.2 L’espace comme matériau dans la musique électronique
populaire
La musique électronique populaire de danse englobe une multitude de styles
différents, caractérisés notamment par des rythmes et des tempi différents. Nous avons
fait le choix dans cette étude de nous concentrer sur la House et la Techno car leur
apparition marque le début du développement de cette « dance music », une musique
électronique préenregistrée et diffusée par les Disc Jockeys, et préfigure l’apparition des
nombreux genres dérivés qui réemploient des concepts communs à ces deux genres. Ces
deux genres musicaux ont de nombreux points communs. Ils ont été développés en
parallèle dans les années 80 aux Etats-‐Unis. De plus, les producteurs précurseurs de la
House (à Chicago) et de Techno (à Détroit) se sont rencontrés et influencés. Le
principal trait commun entre ces deux genres est sans doute l’utilisation du rythme
« four to the floor » issu du disco : une mesure composée d’un coup de grosse caisse sur
chacun des quatre temps de la mesure, une caisse claire jouant les temps forts (
deuxième et quatrième temps), et une charleston qui joue tout les contre-‐temps ou bien
huit croches. Nous n’analyserons pas de morceaux sur le plan harmonique, car ces
genres sont par essence répétitifs, basés sur des boucles de une, deux, quatre ou huit
mesures. On peut considérer que le langage est tonal ou modal dans certains cas, mais il
se développe dans une logique de répétition et non d’un discours tonal évolutif. D’après
Emmanuel Grynzpan, le travail sur les hauteurs est secondaire dans la techno :
L’importance du paramètre des hauteurs est considérablement amenuisé soit tout
simplement parce qu’il n’y a pas vraiment de hauteurs, les sons de prédilection
étant des sons de percussion ou bien des sons complexes (bruits) sans hauteurs
clairement identifiables par l’oreille. Une analyse paramétrique de la techno
montre que la hauteur s’éloigne en arrière-plan au niveau d’autres paramètres
tels que les registres de durées, masse, dynamique, tandis que rythmes et timbres
dominent le discours. D’une manière générale [...] l’utilisation de hauteurs se limite
53
à de très courts motifs mélodiques sans la moindre sophistication. De courtes
cadences tonales ou modales, des triades. Ce qui est certain, c’est que
l’élaboration n’a jamais concerné la hauteur. Un climat modal ou tonal se créé
parfois dans les morceaux, mais il n’y a jamais d’atonalité. Par contre, pour créer
une tension, l’utilisation d’intervalles répétés avec insistance tels que le triton, les
quintes augmentées et les septièmes ou neuvièmes sont parfois utilisées. L’absence
d’élaboration du paramètre de hauteur trompe souvent le néophyte habitué à
évaluer la qualité d’une musique essentiellement sur le langage mélodique et
harmonique. L’intérêt est déplacé vers d’autres paramètres, en particulier le
timbre et la durée. Un temps d’adaptation est nécessaire pour comprendre le
langage de cette musique.102
Si cette analyse basée sur la techno est relativement juste, il convient préciser
que l’harmonie, bien que très simple, à sa place dans la house et dans une partie de la
techno, notamment celle qui se situe dans la lignée des premiers producteurs de détroit.
Cependant il est vrai que le matériau harmonique repose sur des boucles d’un, deux ou
trois accords. De plus, l’analyse de Grynzpan s’applique bien à l’évolution de la techno
dans les années 90, la techno minimale. Mathieu Guillen confirme cette analyse en
insistant sur l’absence d’une structure couplet/refrain telle qu’on la trouve souvent dans
la musique populaire :
La musique techno […] résulte le plus souvent d’une pratique amateur sans
véritable base théorique. Bien que nombre d’entre eux soient instrumentistes,
suivant l’esthétique de chaque musicien et sa formation musicale, plus ou
moins autodidacte, au contact de divers genres de musique populaire, la
dimension tonale ou modale d’un morceau techno sera plus ou moins affirmée,
mais en l’absence d’une structure imposée de type couplet/refrain et ses
conséquences théoriques (phrasé construit suivant un rapport d’antécédent à
conséquent, tensions harmoniques et résolutions...), une composition de
musique électronique peut aussi bien être tonale, modale, que n’être aucun des
102 GRYNSZPAN, Emmanuel, « Confluences et divergences : La techno face aux musiques savantes »,
Synesthésie n°11: Hétérophonies, 1997, article retranscrit à l’adresse
www.synesthesie.com/heterophonies/theories/ grynszpanconfluences.html.
54
deux et ne travailler que le son lui-même. Insistons enfin sur le fait que cette
éventuelle tonalité/modalité résulte généralement d’une improvisation, dans le cas
d’un artiste instrumentiste, ou plus fréquemment d’un simple tâtonnement à la
recherche de sons et de sonorités concordantes, successivement superposées, d’où
une consonance « tonalisante » mais dénuée de toute fonctionnalité tonale.
Nous nous focaliserons donc sur les paramètres timbraux, spectraux et sur
l’utilisation de l’espace comme matériau compositionnel (et ses effets sur l’auditeur).
Nous commencerons cette série d’analyse par une présentation des deux genres
précédemment cités.
La House music
Avant de devenir le nom d’un genre musical à part entière, l’expression House
music était employée pour désigner la musique que mixait le Dj (et producteur) Frankie
Knuckles dans le club « The Warehouse » à Chicago au début des années 80: des
productions disco comme celles des labels Salsoul, et différents genres de musiques
populaire européennes basées sur l’utilisation de synthétiseurs et de boites à rythmes :
de l’italo-‐disco (disco italienne), new wave, synth-‐pop et notamment la musique de
Kraftwerk, un groupe allemand précurseurs d’une musique pop entièrement interprétés
sur des synthétiseurs (dès les années 70). De plus, il avait mis au point un dispositif pour
faire réagir les danseurs, il superposait des disques disco avec sa boite à rythme Roland
909 pour donner plus de présence à la rythmique. Inspirés par cette musique, certains
musiciens amateurs commencèrent à créer des morceaux répétitifs joués avec des
synthétiseurs et des boites à rythme, que les DJ et journalistes Bill Brewser et Frank
Broughton (témoins de ce phénomène) considèrent comme une réinterprétation de la
musique disco :
La House était du disco produit par des amateurs. C’était l’essence du disco - ses
rythmes, ses lignes de basse, son esprit - recréé sur des machines qui étaient aussi
55
proches de jouets que d’instruments de musiques, par des jeunes qui étaient plus des
clubbers [ personnes fréquentant les discothèques] que des musiciens.103
En effet, des musiciens amateurs enregistraient des cassettes chez eux et les
proposaient à des DJ comme Knuckles ou Ron Hardy (son conccurent direct au club
« The Music Box »).
Jesse Saunders, On and On, extrait du maxi éponyme (label Trax records, 1983)
Ce morceau comporte d’une ligne de basse sur trois notes, faisant référence au
Disco car basée sur une alternance entre une note et son octave, d’une boucle de boite à
rythme, d’un motif mélodique simple joué au synthétiseur, et de voix (non pas du chant
mais plutot quelques phrases parlées ou criées). Un effet de délai exagéré (non appliqué
dans une volonté de recréer un espace naturel) est appliqué à la caisse claire pour
accentuer sa présence. De plus, vers la fin, on constate que le kick (grosse caisse) est
inaudible pendant quelques mesures avant de se faire entendre de nouveau. Il s’agit
d’un procédé qui est a la base de la House et la Techno, un « allègement » de l’espace
spectral du morceau qui surprend l’auditeur habitué à la rythmique, suivi d’une
sensation de dynamisme lorsque le kick fait son retour.
Selon le producteur Marshall Jefferson, ce morceau a motivé de nombreux
musiciens à enregistrer leur propre musique car : « Il ont vu que ce cela avait du succès
[…] Mais sans être très bien […] Ils se disaient : je peux faire mieux »104, ce qui n’était pas
le cas des morceaux de Frankie Knuckles (production) et Jamie Principle (composition
et chant), à la production sonore de meilleure qualité, si bien que « la plupart des gens
103 « House was disco made by amateurs. It was disco’s essence - its rhythms, its basslines, its spirit - recreated
on machines that were as close to toys as they were to musical instruments, by kids who were more clubbers
than they were musicians. » (Traduction faite par nous même), in BREWSER, Bill, BROUGHTON, Frank, Last
night a DJ saved my life, The history of the disc jockey (updated édition), Headline, Londres, 2° édition, 2006
104 « They saw somebody make it big […] But not be that great […] everybody said « I could do better than
that » in BREWSER, Bill, BROUGHTON, Frank, op.cité.
56
pensaient que « Your Love » ou « Waiting for my Angel » étaient des chansons provenant
d’Europe.
Frankie Knuckles, Your Love, extrait du maxi éponyme (label Trax records, 1987
(mais diffusé dès 1983 dans les clubs))
On constate en effet que la production est de meilleure qualité que celle de Jesse
Saunders. Le choix des sonorités synthétiques et des percussions révèlent l’influence de
la musique électronique européenne sur la House. L’utilisation du matériau spatial reste
cependant limité à l’envoi du signal provenant de l’arpège de trois notes dans une
réverbération numérique à 23 secondes du début. Contrairement au morceau
précédent, il s’agit ici d’une chanson avec une forme couplet refrain. Cet aspect est
important dans une partie de la musique House, et révèle une tradition issue du Disco.
Mais d’autres morceaux de House, comme Acid Tracks, ne comportent pas de chant.
Phuture, Acid Tracks, extrait du maxi éponyme (label Trax records, 1988)
Ce morceau, composé par le groupe Phuture (composé de DJ Pierre, Sleezy D et
Herb Jr) en 1985 marque les débuts de l’Acid House, rendue populaire par le DJ Ron
Hardy du club The Music Box, qui mixait ce type de morceau essentiellement
instrumentaux produits à Chicago. DJ Pierre explique ainsi la genèse de ce morceau :
Je voulais faire quelque chose qui sonnait comme ce que j’entendais au Music Box,
ou ce que j’entendais joué par Fairley [Jackmaster Funk] à la radio. Mais quand
nous avons créé « Acid Tracks » c’était un accident. Simplement de l’ignorance. On
ne savait pas bien utiliser la [Boite a rythme Roland] 303. […] J’ai commencé à
tourner les boutons et ils m’ont dit « oui, j’aime bien, continue ce que tu est en train
de faire.105
105 I wanted to make something that sounded like things I’d hear in the Music Box, or I heard Fairley play
on the radio. But when we made « Acid Track », that was an accident. It was just ignorance, basically. Not
knowing how to work the damn 303. […] I started turning the knobs up and tweaking it, and they were
57
Cette citation illustre bien l’approche particulière des instruments électroniques
à l’œuvre dans la House et la Techno. Le morceau commence une boite a rythme Roland
dont le kick est envoyé dans un effet de réverbération (la encore il ne s’agit pas de
chercher le réalisme d’une situation acoustique « réelle »), et dont les différents
éléments rythmiques sont déclenchés progressivement par couches successives. Au
bout d’une minute, le seul élément mélodique apparaît, amené par un « fade-‐in » (le
volume est progressivement augmenté sur la table de mixage en partant de zéro). Le
synthétiseur analogique Roland 303, doté d’un séquenceur, a été utilisé de manière
détournée. Il s’agit originellement d’un instrument créé pour imiter le son d’une guitare
basse, qui a été un échec commercial (la reproduction n’est pas du tout fidèle), et qui
était donc bon marché à cette époque. La fréquence de coupure du filtre passe-‐bas, sa
résonnance et son enveloppe sont continuellement modifiés par de lentes rotation des
boutons. Il s’agit donc d’une modification du timbre de ce son, d’une évolution dans son
espace timbral. Ce procédé est aussi à la base de la musique Techno.
La Techno
Notre musique, c’est la rencontre dans un même ascenseur de Georges Clinton106 et
de Kraftwerk. Elle est à l’image de Détroit, une totale erreur.107
Cette phrase de Derrick May, un des créateurs de la musique Techno dans les
années 80 à Détroit, avec Kevin Saunderson, Juan Atkins et Jeff Mills, fait à la fois
référence au contexte social de la ville à l’époque (désindustrialisation et chômage de
masse) et à la double influence de la musique afro-‐américaine et européenne sur ces
musiciens. Ils ont mis au point une musique de danse avec des machines bon marché,
tout comme les créateurs de la House, ils ont été inspirés par le funk, le disco et la
like « Yeah, I like it, keep doing what you’re doing ». (traduction personnelle). PIERRE JONES Nathaniel (DJ
Pierre) in BREWSER, Bill, BROUGHTON, Frank, op.cité. 106 Fondateur, chanteur et compositeur du groupe Funkadelic 107 MAY Derrick in KOSMICKI, Guillaume, Musiques électroniques, des avants gardes aux dance floors, Le
mot et le reste, Paris, 2009
58
musique électronique européenne qui était diffusée à la radio dans l’émission Midnight
Funk Association du DJ Charles Johnson, surnommé The Electrifying Mojo, diffusée sur
la station de Detroit WJLB entre 1977 et 1982. Juan Atkins et Carl Craig évoquent son
importance :
Si vous voulez comprendre pourquoi c’est à Detroit que la techno est apparue, vous
devez regarder du côté d’un DJ appelé Electrifying Mojo : il présentait une émission
nocturne quotidienne de cinq heures, sans aucune restriction de style. C’est dans son
émission que j’ai entendu Kraftwerk pour la première fois. 108
Tout ce qui m’a réellement influencé, je l’ai soit entendu pour la première fois dans
l’émission de Mojo, ou bien c’est lui qui le programmait le plus fréquemment. [...]
Kraftwerk, Din Daa Daa de George Kranz, Falco, Planet Rock109, toutes ces
musiques électroniques, souvent européennes. La première fois que j’ai entendu
Sharevari110, la première fois que j’ai entendu Alleys of Your Mind, Cosmic Cars et
Clear111, c’était dans son émission.112
Cybotron, Clear, extrait de l’album Enter (label Fantasy, 1983)
108 Interview de Juan Atkins parue dans The Village Voice, New York, 20 juillet 1993, p. 18 et suivantes. La
même remarque est faite par Kevin Saunderson dans le documentaire Universal Techno (DELUZE,
Dominique, Universal Techno, Les Films à Lou, La Sept / Arte, 1996). 109 Afrika Bambaataa And The Soul Sonic Force, Planet Rock, 21 Records, POSPX 497, New York, 1982.
Produit par Arthur Baker, Planet Rock est le premier morceau de rap où se mêlent si largement les instruments
électroniques : synthétiseurs, vocodeur et boite à rythmes. Planet Rock emprunte à Kraftwerk sa mélodie
principale (issue du morceau Trans Europe Express) et son motif rythmique (tiré de Numbers) – les questions
légales seront réglées à l’amiable plusieurs années plus tard. Planet Rock est considéré comme le morceau
fondateur du style électro funk. 110 A Number of Names, Sharevari, label Capriccio, Detroit, 1981. Enregistré quelques semaines avant
Alleys of Your Mind, les deux morceaux se disputent la paternité de la techno de Detroit, sans que ni l’un ni
l’autre n’en soit pour autant la définition exacte. 111 Titres du groupe Cybotron ( Juan Atkins et Richard Davis) 112 Carl Craig in SHERBURNE, Philip, « Digital Discipline: Minimalism in House and Techno », in COX,
Christopher, WARNER, Daniel (éds.), Audio Culture: Readings in Modern Music, Continuum, New York,
2007
59
On peut considérer Juan Atkins comme le précurseur de la Techno car il a sorti le
titre Alleys of Your Mind (présent sur cet album) dès 1981 au sein du duo Cybotron. Ce
morceau illustre bien l’influence du Funk de par sa rythmique et l’usage de synthétiseurs
analogiques comme le Sequential Circuits Pro One pour la ligne de basse.
Juan Atkins se convertit finalement à l’usage des synthétiseurs en découvrant que
c’est avec ces instruments électroniques que Parliament et Funkadelic créent leurs
lignes de basse.113
Remarquons l’utilisation de réverbérations longues sur la voix et les accords de
synthétiseurs, et de délai sur les caisses claires, les sons percussifs aigus et certains sons
de synthétiseurs. Associées aux voix transposées dans l’aigu et le grave, l’utilisation des
effets évoquent un environnement acoustique volumineux.
Si les premiers morceaux de Juan Atkins ont une rythmique qui se rapproche
plutôt du funk, notons qu’il a par la suite adopté le rythme « four to the floor » (un kick
sur chaque temps) issu du disco, qui est devenu quasi systématique dans la Techno.
Des effets de spatialisation au service de la danse
Après avoir recontextualisé les débuts de la House et de la Techno, nous pouvons
nous recentrer sur les effets de spatialisation, et l’utilisation qui en est faite dans la
musique populaire de danse (House, Techno, et leurs dérivés). Cette musique de danse
est composée dans l’intention d’une diffusion par les DJ dans des clubs ou en extérieur. Il
y a donc dans la production, une volonté d’adaptation à l’espace de diffusion et au
systèmes d’écoutes puissants utilisés qui permettent de retranscrire les basses
fréquences. Le DJ devant créer un flux continu de musique en enchainant les disques
sans coupures, il se focalise généralement sur des genres musicaux proches
rythmiquement : la pulsation techno ou house par exemple, est une base rythmique
commune qui permet aux morceaux d’être mélangés car caisse claires et grosse caisse
peuvent se superposer.
113 GUILLEN Mathieu, Du minimalisme dans la musique électronique populaire, thèse de doctorat sous la
direction d’ Horacio VAGGIONE, Université Paris 8, 2011
60
La techno est une musique de danse instrumentale basée principalement ou
exclusivement sur un instrumentarium électronique. Elle est caractérisée par la
présence systématique d’un « pied » [...] c’est à dire la répétition régulière d’une
pulsation. Ce son de registre très grave structure le discours musical sous la
forme d’une grille binaire aussi bien au niveau micro que macrostructurel. La
mesure est systématiquement en 4/4 et les ponctuations rythmiques du
discours interviennent sur des groupes de mesure multiples du chiffre 4.
Pour Mathieu Guillen, la répétition est à la base de la composition électronique
populaire car celle-‐ci destinée à la danse :
La relation du corps au son est sans aucun doute l’une des raisons d’être du
minimalisme dans la musique de danse. Quels que soient les aspects psychologiques
de la répétition, ils sont canalisés par le corps ; comme le sait tout danseur, la
répétition crée un type particulier d’expérience corporelle où le corps entre plus ou
moins en symbiose avec la pulsation. Habituellement, le mix techno est construit sur
un tempo relativement invariable qui, idéalement, favorise l’harmonie des
danseurs.114
On trouve régulièrement dans la presse spécialisée des références aux
compositeurs avant-‐gardistes de la musique concrète ou minimaliste répétitive, mais il
s’agit souvent d’une volonté de légitimer le genre. En effet, les musiciens techno (et
house) n’ont pas été exposés à cette musique, ou alors tardivement.
Il est important de noter que les musiciens qui ont créé le mouvement techno ne
connaissaient pas les œuvres de musique exacadémique, que ce soit la musique
concrète de Pierre Henry ou les minimalistes américains. S’il y a eu transmission,
c’est indirectement par l’intermédiaire du groupe allemand Kraftwerk [dont]
plusieurs membres étaient passés par le conservatoire et connaissaient les avant-
gardes européennes.115
114 GUILLEN Mathieu, op. cité. 115 GRYNSZPAN, Emmanuel, « Confluences et divergences : La techno face aux musiques savantes », op. cité.
61
Cependant on peut considérer que la « dance music » et la musique de Reich et
Riley font appel de manière similaire au fonctionnalisme de la mémoire en créant une
« stase ». En effet, la répétition permet ainsi d’attirer l’attention de l’auditeur sur les
changement qui interviennent au fil de l’œuvre. Ceux-‐ci peuvent êtres progressifs,
évoquant une matière sonore mouvante et organique, ou soudains pour créer un effet de
surprise. Michel Imberty présente ainsi ce processus utilisé dans la musique répétitive :
C’est cette force de la répétition régulière qui, paradoxalement, laisse l’auditeur dans
l’attente de l’imprévisible infime changement, de l’imprévisible infime variation par
dérivation de la répétition et lui donne cette impression étrange de l’immobilité
mouvante et continue. Au contraire de la musique sérielle, la musique répétitive
généralise donc la répétition qui devient fondatrice de la durée et du temps. Elle
accepte l’harmonie tonale ou modale (alors que la série a pour but d’éviter tout
«résidu» tonal), elle s’organise autour d’une pulsation absolument régulière qui
seule permet de repérer la dérivation.116
Pour le producteur Allemand Robert Henke évoque ainsi son rapport à la répétition :
À chaque fois que j’explore des rythmes non linéaires, je finis par y trouver une
séquence spécifique qui pourrait durer indéfiniment, que j’extrais alors. Mais pour
autant [je] considère essentiel que la musique ne se répète jamais exactement, il
faut qu’il y ait toujours du changement. C’est pour cela que j’utilise toujours une
console de mixage analogique et des synthétiseurs MIDI. J’apprécie le fait que la
synchronisation MIDI soit imprécise et imprévisible. [..] une boucle d’une mesure se
répétant pendant cinq minutes doit être traitée avec le même soin qu’un morceau de
cinq minutes sans répétition. 117
Robert Hood, Minus, extrait de l’album Internal Empire (label Tresor, 1994)
116 IMBERTY, Michel, La Musique creuse le temps: de Wagner à Boulez : musique, psychologie,
psychanalyse, L’Harmattan, 2005, p. 187-189. 117 Interview de Robert HENKE réalisée en février 2002, retranscrite à l’adresse
www.monolake.de/interviews/ beauty.html.
62
Dans ce morceau de Robert Hood, créateur de la Techno Minimale (le nom provient
de son album Minimal nation), a rythmique est réduite à un strict minimum. Un motif de
basse est présent durant tout le morceau, ainsi qu’un motif aigu de trois notes dont une est
plus réverbérée que les autres. A 1:53 minutes, une quatrième note s’insère progressivement
entre les autres, dans une boucle qui dure un peu moins de quatre mesures et qui est donc en
décalage constant. De par les rapports d’intensité et de réverbération, cette note semble se
rapprocher (son intensité augmente), puis à partir de 3 :23 minutes, le premier motif semble
s’éloigner (intensité qui diminue). Puis il revient tandis que l’autre perd en intensité. On a
donc un déplacement des motifs dans l’espace, dont l’évolution progressive crée une stase
légèrement mouvante, une répétition de motifs dont les rapports entre eux évoluent en
permanence. On peut aussi y voir une utilisation particulière de l’espace (silence) entre les
notes, par ajout de sons.
Nous avons évoqué précédemment que le rapport à la mémoire dans la musique
répétitive permet d’attirer l’attention sur les changements. Ce processus s’applique au procédé
(qui correspond à un break en musique populaire) consistant à retirer des éléments : ce,
souvent le kick (et/ou la ligne de basse), puis le faire revenir pour susciter une réaction chez
les danseurs. Il permet de créer une attente, voire une sorte de frustration lorsqu’il est
volontairement long (généralement1, 2, 4, 8 , voire 16 mesures). Les effets de spatialisation
sont souvent utilisés à ce moment la. Un filtrage passe haut permet par exemple d’accentuer la
sensation d’éloignement d’un son avant que la rythmique fasse son retour et « englobe » les
danseurs par une sensation de puissance, de proximité, d’un son se rependant brusquement
dans l’espace et suscitant un contraste dynamique (on appelle couramment cela le « drop » du
verbe jeter en anglais). Cet effet peut être accentué par des sons synthétisés du type glissando
vers l’aigu, ou bruit blanc.
La réverbération et le délai, effets souvent utilisés de manière « non réaliste »
permettent respectivement de créer des illusions d’espace dont les caractéristiques évoluent, et
des répétitions qui modifient le spectre initial du son.
Ben Klock, Subzero, extrait du maxi Before one (label Ostgut Ton, janvier 2009)
63
Ce morceau de l’allemand Ben Klock commence avec un kick riche en basse
fréquences doublé d’un bruit blanc sur lequel est appliqué une réverbération qui semble
elle même traitée, et qui donne une atmosphère sombre. On constate déjà qu’il n’y a pas
ici de volonté de réalisme dans l’espace interne, et que la réverbération évoque un grand
espace. Une boucle de synthétiseur de une mesure intervient au bout de vingt secondes
et dure pendant tout le morceau. Un son long, filtré et réverbéré qui paraît lointain se
fait entendre a 00:38 minutes. A 1:40 min, on constate des éléments percussifs se font
entendre, une cymbale charleston sur les contretemps, un son medium à contre temps
entre le 3ème et le 4ème temps de la mesure, et un son qui ressemble à une percussion
inversée ou un bruit blanc avec une attaque longue sur le 2ème temps. Sur le
spectrogramme ci dessous, on peut voir que le break intervient, amené par le motif de
cymbale ride (identifiable par le rectangle orange qui illustre une présence sonore dans
le haut du spectre) à 3 :35 minutes : la piste du kick est progressivement diminuée en
intensité puis inaudible à 3:50 min. Une nappe constituée de son (peut être un des
éléments percussifs) traité par un ensemble d’effets dont des délais gagne en intensité et
est envoyée de façon progressive dans un module de réverbération, puis s’arrête lorsque
le kick reviens.
Paul Woolford presents Bobby Peru, Erotic Discourse, extrait du maxi éponyme
(label 20:20 Vision, février 2006)
Ce morceau de l’anglais Paul Woolford, sous le pseudonyme Bobby Peru, est
représentatif de l’utilisation détournée qui peut être faite d’un effet de delai. Seul un kick
64
de grosse caisse doublé d’un son percussif aigu sur chaque temps assure la rythmique.
Un motif de synthétiseur de deux mesures, très simple, et constitué de sons a
l’enveloppe courte, est répété continuellement. Un delai « ping pong », dont la répétition
se fait entendre alternativement sur les canaux gauche et droite, est appliqué sur ce
motif. Le producteur obtient des timbres différents en modifiant les paramètres de ce
délai.
De 0:00 a 1:00 minute, le feedback (durée de l’effet d’écho) est progressivement
augmenté puis diminué légèrement. A 1 :31, la rythmique s’arrête, le feedback est
augmenté, ainsi que la vitesse des réflexions. Les sons cours deviennent donc des
timbres plus longs, ils paraissent continus car le temps entre chaque répétition est très
faible et plus riches en basses fréquences. Paul Woolford alterne ensuite entre
différentes configurations : sons courts, augmentation de la vitesse des répétition
progressive qui donne une sensation d’accélération, et timbres plus agressifs
précédemment décrits. Notons que la rythmique s’arrête à 4:00 pour attirer l’attention
sur la sensation d’accélération qui se termine sur le retour du kick. On note aussi la
présence d’un break du même type a 6 :45, qui amène une variation mais sans
modification du motif (on reste sur des sons cours avec délai).
On peut voir sur ce spectrogramme le break à 4:00. L’augmentation des répétitions remplit
l’espace spectral et temporel. A 4:10, les sons sont plus longs, leur forme d’onde et leur
timbre sont visuellement plus définissables et précèdent le retour du kick qui intervient
après les deux mesures représentées.
65
DJ Koze, Mrs. Bojangels, extrait du maxi éponyme (label Circus Company, 2009)
Ce morceau de l’allemand Stefan Kozalla connu sous le nom de DJ Koze est un exemple
semblable au précédent d’utilisation détournée de l’effet délai, dont les paramètres sont
modulés pour amener des accélérations et des modifications timbrales comme par
exemple un effet de transposition vers l’aigu. L’effet est appliqué sur des percussions
acoustiques et des voix.
66
IV. Dub, Disco, origines et évolution d’une approche
« pragmatique » du geste compositionnel
IV.I Le dub jamaïcain et la culture du sound-system :
L’étude de la musique populaire jamaïcaine de la deuxième moitié du XXème
siècle apporte des éléments intéressants pour appréhender la création musicale
électronique populaire et sa diffusion. En effet, on peut envisager ce mouvement culturel
comme un modèle d’étude, car il a fait émerger une approche nouvelle de la création
musicale, tant au niveau de la production que de la diffusion. Et c’est justement dans la
relation entre ces deux aspects que l’on décèle une originalité qui se retrouvera plus
tard dans la musique électronique de danse. Si nous tenons à nous écarter de toute
analyse sociologique qui viendrait perturber ce travail musicologique, il semble
important de faire référence au contexte dans lequel les genres musicaux que nous
allons évoquer sont apparus. Enfin, il ne s’agira pas de se limiter à l’évocation de
l’influence de la musique jamaïcaine sur des producteurs de musiques électroniques
exposés à cette musique, mais de mettre en exergue de nouveaux procédés créatifs dans
la composition, la production et la diffusion.
La pratique du sound-‐system a débuté dans les années 50, alors que le jazz et le
rythm’n’blues été apprécié par la population jamaïcaine. Comme il était onéreux de faire
venir des groupes Etasuniens, des soirées en plein air étaient organisées pour diffuser
de la musique sur des dispositifs puissants. Les propriétaires de ces sound-‐systems
faisaient parfois payer l’entrée (et des vendeurs ambulants de boissons et de nourriture
profitaient de ces rassemblement pour faire des affaires), étaient donc en concurrence,
et cherchaient à se démarquer grâce à leur musique et à la puissance de leur installation,
pour fédérer un large public et acquéraient ainsi une certaine reconnaissance.
Seuls les propriétaires des sound-systems les plus importants pouvaient se
permettre d’aller aux Etats-Unis pour acheter des disques. En conséquence, le gros
de la musique qu’on jouait dans les sound-systems arrivait grâce aux équipages de
navires de commerce et aux travailleurs émigrés revenus dans l’ile […] (c’est vrai, il
67
existait des importateurs officiels et une ou deux entreprises qui prenaient des
disques en licence, mais si l’on pouvait trouver un disque dans les boutiques
d’import américain, celui-ci était bien trop facile à dénicher pour représenter un
quelconque intérêt pour un sound-man qui se respecte)118
On peut voir dans ce phénomène les origines du Deejaying qui s’est développé
dans la musique électronique, car les sound-‐men devaient rechercher de la musique
enregistrée, pour proposer un flux continu de musique pour les danseurs. Cette pratique
a préfiguré la composition de musique enregistrée destinée à la danse, et les évolutions
stylistiques de la musique jamaïcaine (chronoliquement Ska, Rocksteady, Reggae) se
sont faite dans l’optique de susciter l’intérêt du public. Les musiciens ont d’abord imité
la musique Nord américaine, d’abord le jazz, avant de la faire fusionner avec des
éléments Caribéens comme le contre-‐temps du Mento par exemple, ce qui a donné
naissance au Ska. Plutôt que de jouer en concert, ils enregistraient dans les studios qui
vendaient leur musique aux sound-‐men. Dans les années 60, Duke Reid and Clement
« Coxsone» Dodd étaient les deux sound-‐men les plus réputés, et avaient ouvert leur
propre studio et chacun fondé leur label : Trojan et Studio One. Ainsi, toutes les
trouvailles rythmiques et sonores découlaient d’une approche que l’on pourrait qualifier
de « pragmatique » : elles étaient destinées aux danseurs, et mixées pour les sound
systems. Il s’agit donc la d’une prise en compte de l’espace de diffusion, et la principale
manifestation de cette approche résiste dans la place importante donnée à la guitare
basse :
« Au milieu des années 60, l’utilisation de ce nouvel instrument était
pratiquement devenu la règle dans les studios de Kingston ; les bassistes avaient
céssé de s’en servir comme d’une simple imitation de son modèle acoustique et
commençaient à expérimenter. Avec témérité, d’ailleurs, et ce, dans une large
mesure, grâce au talent novateur de Lloyd Brevett. Membre originel des Skatalites -
un grand nombre de classiques du Ska doivent leur impact à sa contrebasse -, il
avait adopté la basse électrique avec un enthousiasme certain, rééquilibrant
complètement les arrangements et expérimentant de nouvelles manières d’attaquer
118 BRADLEY, Lloyd, Bass Culture : quand le reggae était roi, Allia, Paris, 2°édition, 2011
68
son instrument tout en ralentissant son jeu. Au lieu de se contenter de suivre la
batterie, il se mit à marquer un rythme plus précis, syncopé (appelé « faire une
pause ») afin de créer un temps et un espace permettant aux musiciens d’insérer des
contre-rythmes. […] Ceci constitua la genèse de ce qui allait devenir une des pierres
angulaires de la musique jamaïcaine pour la vingtaine d’années à venir : la basse
en tant qu’instrument leader. »119
The Skatalites, Guns of Navarrone, label Studio One, 1965
L’apparition du style Rocksteady, plus lent, a été aussi motivé par une
adaptation au public des sound-‐systems, comme l’explique le producteur Bunny Lee :
« Au début des années 60, quand les soirées en sound-system étaient tellement
populaires dans tout les milieux - pas seulement chez les jeunes - il y avait aussi
des gros et des vieux qui commençaient à se plaindre : « A l’époque des blues-
dance il y avait des morceaux lents. Il y avait Shirley and Lee et Johnny Ace,
maintenant cela n’arrive plus ! » Ils avaient besoin d’un changement de tempo,
donc les DJ prirent l’habitude de faire quelque chose pour eux. Ils passaient des
titres calmes pendant une heure, en gros - du Blues, du Rhythm’n’blues et du Ska
lent. »120
Cette évolution a abouti à la création du Reggae, dont le rythme de batterie
s’écarte de la tradition du rythm’n’blues qui place la caisse claire sur les temps forts 2 et
4, pour la déplacer sur ce 3ème temps.
Rythme du morceau Ska « Guns of Navarone
119 idem. 120 LEE Bunny in BRADLEY Lloys, op. cité.
69
Rythme Reggae « One Drop » : silence sur le premier temps
Rythme Stepper (ou Rocker), évolution du One
Drop, créé par Sly Dunbar : « Il y avait déjà le tss tss tss tss sur la Charley, qui était basé
sur le disco américain […] J’ai doublé les frappes, mais en restant au même tempo »121
Rythme Disco « Four to the Floor »
On peut considérer l’accentuation de la pulsation sur tout les temps par la grosse
caisse, inspirée du Disco, comme une autre évolution stylistique destinée à faire réagir
les danseurs, en accentuant le rythme. Mais outre la recherche rythmique et la place
importante de la basse dans le mixage, c’est surtout l’invention du dub qui a introduit de
nouveaux procédés que l’on retrouve dans la musique électronique populaire. La mise
au point de ce procédé repose sur la découverte de l’intérêt suscité chez le public par les
versions instrumentales de chansons Rocksteady et Reggae :
Vers la fin de 1967, Redwood122 tomba fortuitement sur quelque chose qui allait
révolutionner la musique jamaïcaine. Les specials123 fournis par [le label]
Treasure Isle pour son sound-‐system lui parvenaient par l’intermédiaire d’un
graveur de disques appelle Smith, qui lui offrit un jour une prise de « On the
beach » des Paragons sur laquelle il avait oublié de mettre la piste vocale. Alors
qu’il écoutait le morceau, Redwood prit littéralement conscience des possibilités
de retraitement de ce qui était déjà un disque populaire (il était déjà sorti dans le
commerce, et devenu un gros hit), et, ce soir-‐là, diffusa les versions vocales et
121 DUNBAR Lowell « Sly » in BRADLEY Lloys, op. cité. 122 Propriétaire d’un magasin de disques et d’un sound-‐system 123 titres exclusifs destinés à certains sound-‐men
70
instrumentales l’une derrière l’autre. Au bout de quelques mesures du deuxième disque,
la pelouse entière chantait en cœur, et selon ceux qui étaient présents, ce fut un moment
d’intense émotion.124
Des producteurs comme Duke Reid, Coxsone, ou Derrick Harriot entreprirent
donc de créer des versions instrumentales d’ancien titres pour leurs sound-‐systems, en
remplaçant les voix par des instrument solistes. Cette pratique, préfigure celle du remix
dans le disco et la musique électronique de danse, elle permet décliner un même
« Riddim » (dérivé du mot « rhythm »), soit une base instrumentale enregistrée, en de
nombreuse versions agrémentées de soli, d’effets sonores et plus tard de « Toasting » :
improvisation parlée par les « Deejays », qui accompagnaient les sound-‐men dans leur
soirées, pour interpeller le public.
Rapidement, le mot avait acquis le statut de verbe : « to version » signifiait faire un
remix ou réenregistrer pour représenter une nouvelle version de l’original.125
Mais c’est Osbourne Ruddock, surnommé King Tubby, ancien assistant de Duke
Reid qui à fait de cette pratique un genre musical à part entière : le Dub. Il était à la fois
réparateur d’appareils électroniques, producteur et sound-‐man reconnu pour la qualité
de ses installations sonores, comme le rappelle le chanteur Dennis Alcapone :
King Tubby avait un sound-system tel que je n’en avais jamais entendu de toute ma
vie. Les sound-systems, les gros, étaient toujours excitants, mais quand Tubby est
arrivé dans le milieu, c’était extraordinaire. […] La plupart de ces soirées dont nous
parlons étaient en extérieur, où vous aviez toujours ces grosses enceintes, mais
Tubby s’était dégotté des sirènes de navires métalliques pour les aigus et il les
plaçait dans les arbres, comme ça on avait l’impression que le son venait de partout.
[…] Ce sound-system avait de la réverbe, aucun autre sound-system n’avait de la
réverbe à cette époque - Tubby est celui qui la introduite. Tu écoutais ses hauts-
parleurs de basses et c’était de la mélodie pure qui en sortait. Ses basses étaient si
rondes et si riches que tout les chanteurs sonnaient merveilleusement, toutes les
124 BRADLEY Lloys, op. cité. 125 Idem.
71
chansons sonnaient riches. Même un truc qui n’avait pas été très bien enregistré
sonnait bien sur le system de King Tubby. Et l’écho, c’était encore autre chose,
personne d’autre n’avait ça no plus. Quand U-Roy prenait le micro pour entamer sa
séance et disait : « Now this commence up the night… night… night… », les gens
devenaient fous.
En effet, King Tubby utilisait de nombreux effets, comme le délai, la
réverbération, le phasing ou le filtrage, de manière détournée, non pas simplement pour
créer un espace interne naturel dans les enregistrements, mais de manière irréaliste. Le
chanteur et producteur Mickey « Dread » Campbell, qui a été son assistant, explique
comment Tubby parvenait à développer une signature sonore unique pour se
démarquer des autres producteurs.
Il a fait sa première machine a écho avec deux magnétophones a bandes. Il a
fabriqué des interrupteurs à ressors pour ses effets sonores, pour qu’ils soient
sensibles à la pression des doigts, et il pouvait appuyer fortement ou doucement ou
lentement pour chaque effet, comme un coup de tonnerre ou une explosion. Il
imaginait un effet qu’il désirait, puis le concevait et construisait le circuit qui lui
permettait de l’obtenir. Un des choses qu’il a faite, ça s’appelle un filtre passe-haut
et il l’utilisait sur la caisse claire et la charleston et ça faisait comme un
« splassshhhhh » [Mickey produit un son entre l’éclaboussure et le sifflement]. […]
Quand Bunny Lee s’est pointé avec son truc de la flying cymbal (cymbale
volante) - tiisst… tiisst… tiisst… tiisst… tiisst… tiisst… - Tubby, il l’a mixé à
travers son filtre passe-haut et ça coupait certaines fréquences et renforçait
certaines autres, alors quand ça vient de la charleston - qui, en gros, donne les
fréquences les plus hautes que tu vas entendre dans n’importe quel mix - toute
l’octave changeait dans ce mix. Et chaque fois que Tubbs faisait ça, les mecs se
grattaient la tête et disaient « Mais comment diable y fait ça ? » Mais la console de
King Tubby était la seule qui pouvait le faire. […] Il a modifié son module de reverb
Fischer au point que l’usine ne l’aurait pas reconnu ; en fait, il n’y a pas grand chose
dans son équipement qui soit resté dans l’état où il était en sortant de l’usine.
72
King Tubby utilisait sa console de mixage comme un instrument en coupant
certaines pistes pour créer des breaks, et en en envoyant d’autres dans des modules
d’effets. Il créait ainsi de l’espace dans les morceaux, en les épurant, et en spatialisant
certains éléments : les réverbérations a ressort provoquaient des réverbérations
irréalistes, et les échos a bande donnaient l’impression que le son se répétait en
s’éloignant ( de par une baisse de l’intensité et parfois un filtrage passe-‐haut sr certains
modèles comme les Roland Space Echo) ; Mickey Dread décrit ainsi les remix en une
seule prises de King Tubby à partir d’enregistrements multipistes originaux :
Ça se passait généralement comme ça : on passait le morceau, on réglait la table et
on l’écoutait. Puis au bout de quelques petites minutes Tubbs disait « ça va, on
enregistre maintenant », et paf, le mix était en boite. Tout ça venait spontanément
parce qu’il connaissait la table et avait déjà entendu le morceau, donc il savait
quand mettre de l’écho. Il avait déjà entendu le morceau, donc il savait plus ou
moins les différentes séquences au fil de la chanson. En gros, il y a certains points
que tu peux anticiper ; par exemple, quand le batteur fait un roulement,
dgadgadgadgadga, à la fin il va donner un coup violent sur la cymbale parcequ’il
n’a pas le choix, et Tubbs le savait. Au moment ou le gars fait dgadgadgadga…
crash, Tubbs a préparé l’écho depuis longtemps et ça fait crash-crash-crash.
King Tubby, Watch this version, compilation Dub Jackpot - The Aggrovators & King
Tubby's,, label Attack, 1990 (Session enregistrée entre 1974 et 1976)
Dans ce morceau, King Tubby utilise les pistes d’un morceau enregistré par le
groupe the Aggrovators.. la piste de chant (très réverbérée), la piste de guitare « skank »
(contretemps) et cellle des cuivres sont activées et désactivées à plusieurs reprises,. Ce
qui n’est pas le cas de la rythmique basse batterie qui est mise en avant, A partir de la
37ème seconde on entend un filtrage passe-‐haut sur le rythme « Flying cymbal » (cymbale
charleston sur les contretemps) tel que décrit dans la citation de Dennis Alcapone..
73
Augustus Pablo meets The Upsetter (Lee « Scratch » Perry), Vibrate on version,
compilation Lee Scratch Perry - Arkology, label Island Jamaica,
Dans ce titre produit par Lee « Scratch » Perry, la cymbale charleston subit un
effet flanger (piste doublée dont la deuxième est décalée). La guitare est filtrée selon un
mouvement continu de la fréquence de filtrage et envoyée dans un délai.
King Tubby meets The Upsetters, King of Kings in dub, compilation Roots and
Society, label Culture Press, 2000, enregistré en 1975.
On peut entendre un effet de delai sur la cymbale dès le roulement introductif du
morceau, qui débute avec un orgue réverbéré et un « skank » de guitare envoyé dans un
délai. King Tubby fait intervenir la rythmique basse batterie par intermittence, durant
une mesure, à 15 et 22 secondes. A la 28ème seconde, il coupe toute les pistes après
avoir envoyé le son de la guitare dans un délai à bande en feedback dont le l’intensité du
signal augmente, et continue pendant que la rythmique revient. Ce procédé est
comparable à celui du break dans la musique Techno et House, que nous avons
précédemment présenté. A partir du matériau répétitif de la rythmique, King Tubby crée
des variations, des surprises et joue avec le sentiment d’attente de l’auditeur. En
coupant certains pistes, il crée de l’espace, dans lequel il projette des éléments musicaux
via des effets de spatialisation tels que le délai.
La volonté d’adapter la musique à la danse et l’utilisation détournée des effets du
dub se retrouvent dans la musique Disco qui se développe en parallèle dans les années
70 (puis par extension dans la House et la Techno). Les techniques héritées du dub,
associées à la pratique de l’ édit, ont donc trouvées place dans cette musique qui est elle
aussi enregistrée en studio pour être diffusée en club,.
VIL’adaptation de la structure musicale à la danse dans le disco.
Le Disco peut être décrit comme une évolution de la Soul, à qui il emprunte le
chant teinté de Blues et de Gospel, et Funk qui était déjà une déclinaison plus minimale
74
et rythmée de la soul, plus portée sur la danse. Ces genres musicaux étaient mixés dans
les clubs New-‐Yorkais par des DJ comme Larry Levan au Paradise Garage et David
Mancuso au Loft, qui ont introduit les premiers titres disco bien avant que le genre ne
soit repris par les Majors du disque après les succès du film Saturday Night Live. On
attribue généralement sa gestation au duo de compositeurs et producteurs Kenneth
Gamble and Leon Huff, propriétaires du label Philadelphia International Records créé en
1971, qui ont progressivement mis au point une musique soul plus rythmée, en adoptant
notamment le rythme « Four to the floor », et en donnant une place plus importante à la
rythmique basse batterie dans le mixage. Cette approche se retrouve aussi dans les
productions du label Salsoul crée en 1974, puis dans les production de l’Allemand
Giorgio Moroder et le morceau Love to love to baby chanté par Donna Summer en 1975,
premier succès commercial international du Disco (Notons que les productions de
Moroder, qui utilise de plus de synthétiseurs analogiques au cours de sa carrière, est
cité comme une influence majeure par les producteurs Techno). Mais si la musique Disco
était composée en studio pour les clubs, ce sont les DJ eux meme qui l’ont adapté à la
danse.
Le DJ et producteur Walter Gibbons est considéré comme le précurseur de l’edit :
une pratique qui consiste à rééditer un morceau à partit de la piste master, en allongeant
certaines parties, souvent en bouclant les breaks rythmique, et en réarrangeant les
différentes parties du morceau :
Je regardais les gens danser et a cette époque on jouait surtout des disques 45 tours
qui duraient 3 minutes. Ils commencer à vraiment entrer dans la musique, et
soudain une nouvelle chanson arrivait. J’ai pensé que c’était une honte que les
disques ne soient pas plus longs, pour que les gens puissent vraiment entrer dans
la musique.126
126 « I was watching people dance and, at that time i twas mostly 45s that were trhree minutes long,
They’d really start to get off on it and all of a sudden another song would come in top of it. I just thought it
was a shame that records weren’t longer, so people could really start getting off », GIBBONS Walter in in
BREWSER, Bill, BROUGHTON, Frank, op.cité.
75
Walter Gibbons utilisait des magnétophones à bandes pour réaliser ses édits, et
eu accès à la technologie multipiste par les labels qui ont rapidement fait appel à lui
pour créer de nouvelles versions de leurs titres, et créa ainsi un des premiers véritable
remix (dans le sens d’une interprétation : en altérant la structure du morceau), une
version de plus de 10 minutes du titre de « Hit and run » Loleatta Holloway pour le label
Salsoul.
La pratique de l’édit, puis du remix, à rapidement été agrémentée d’effets de
spatialisation inspirés par le Dub, comme le précise François Kevorkian :
Toute ma façon de penser à été bouleversée en entendant le reggae planétaire,
psychédélique et multidimensionnel de gens comme Black Uhuru sur leur album
Black Uhuru in dub [une version dub de Love Crisis]. […] « Après avoir entendu ce
disque, c’était comme si toute ma vie avait changé. J’y ai vu des paysages dont j
’ignorais jusqu'à l’existence, et j’ai compris comment me servir des effets en studio,
et comment en faire la matière même de ma musique.127
Notons que Kevorkian à aussi travaillé pour le Label Prelude qui proposait des
morceaux Disco riches en sonorités électroniques, puis pour des groupes européens
comme Kraftwerk et Depeche Mode. Il est toujours DJ aujourd’hui et mixe à la fois du
Disco, de la House et de la Techno.
C’est la même personne qui a effectivement mixé Electric café [Kraftwerk] et
collaboré avec Depeche Mode et Yazoo. J’étais dans ce trip dès les années 80. Le dub,
ça remonte aux années 70-80. Lorsque je faisais tout ces remixes pour Prelude
Records, le deal était clair : j’avais 12 ou 24 heures pour faire la version vocale.
Après, il me restait toujours quelques minutes à utiliser pour un instrumental. C’est
là que j’y allais vraiment. J’incorporais les techniques d’écho en les incorporant à la
disco, je modifiais des pans entiers des morceaux. Prends Solid d’Ashford and
127 FLEMING Johnathan, What kind of House Party Is This, History of a Music Revolution, MIY Publishing,
Brighton (Angleterre), 1995
76
Simpson, leur single qui a eu le plus de succès… Le dub est plus avancé, excitant. Il
n’a pas vieilli.128
Dinosaur L, Go bang (Francois Kevorkian remix), compilation The World of Arthur
Russel, label Soul Jazz, 2004 (Morceau sorti en 1982)
Dans ce remix d’un morceau du violoncelliste et chanteur Arthur Russel (ici sous
le pseudonyme Go Bang), Francois Kevorkian applique un effet de délai sur la piste de
trombone, sur le violoncelle de Russell qui a été ajouté pour le remix et sur les voix. Le
morceau a été étiré sur 7 minutes et laisse de la place aux instruments dont les
percussions
Smokey Robinson, And I Don’t Love You (Larry Levan Instrumental Dub), tiré du
maxi And I Don’t Love You, label Motown, 1984
Notons que cette version instrumentale d’une chanson de Smokey Robison est
explicitement présenté comme une version Dub, dénomination que l’on retrouve dans
toute la musique électronique populaire car cette pratique a perduré. Ici, on constate
que Larry Levan crée de longs breaks en coupant la rythmique pour laisser entendre la
guitare et quelques sons synthétiques traité par un effet de délai (à 00 :12 minutes par
exemple). On entend aussi un travail important sur les percussions, notamment un délai
et une panoramisation stéréo sur la charleston, et une caisse claire dont de signal est
soudainement envoyé dans un module de réverbération.
Luv You Madly Orchestra, Moon Maiden (12-Inch Mix), compilation Jungle Music -
Mixed With Love: Essential & Unreleased Remixes 1976-1986, label Strut, 2010 (morceau
sorti en 1978 sur Salsoul records)
128 Interview publiée dans le magazine Trax n°114, Mai 2008
77
On constate dans ce titre produit par Walter Gibbons, que la piste de cymbale
charleston est traité par un effet flanger (comme dans le morceau dub de King Tubby
Watch This Version précédemment analysé), ainsi que la piste de cordes. Notons que le
break de percussions débutant à 5:48 minutes est accompagnés d’effets sonores et de
sons synthétisés non mélodiques.
Dans le Disco, les évolutions en termes de production et d’arrangement ont donc
été motivées par le prise en compte de l’espace de diffusion et de la réaction des
danseurs. On retrouve cette même volonté dans la musique Hip-‐Hop, dans une approche
différente de l’arrangement. La focalisation sur les breaks rythmique est à la base de la
création du genre par DJ Kool Herc, immigré Jamaicain vrai nom Clive Campbell, lors
des« Block Parties », rencontres plus ou moins improvisées qui mêlent musique, danse
et rap qu’il a initié sur le modèle des sound-‐systems.
Dans son livre « Can ‘t stop won’t stop », le journaliste Jeff CHANG cite les propos de Kool
Herc :
« En attendant que les disques se terminent, je fumais des clopes. Et j’ai remarqué
que les danseurs attendaient certaines parties des morceaux »
Mais ne s’est pas avec des bandes magnétiques qu’il réarrangeait les morceaux, mais en
direct avec des platines vinyles, comme l’explique le Rappeur et producteur Afrika
Bambaata, qui raconte Il va ainsi devenir l’instigateur.
« Il arrivait à prolonger le beat. Il prenait la musique des groupes comme Mandrill,
comme « Fencewalk », certains titres de disco qui recélaient des breaks percussifs
funky, comme The Incredible Bongo Band quand ils ont sorti Apache, et il arrivait à
faire tourner ce beat encore et encore. Ça pouvait être une certaine partie du disque
que tout le monde attend - alors ils laissent s’exprimer leur moi profond et ils se
déchainent. Le prochain truc dont t’as conscience c’est que le chanteur revient dans
le circuit et ça te rend fou »129
78
Le DJ va donc faire tourner en continu ses « breaks », d'une platine à une autre, de
sorte à ce que les breakers puissent enchaîner leurs figures plus longtemps. Ce schéma
illustre cette technique nommée « Beat-‐Juggling » traduisible par « jonglage de
rythmes », chaque platine est connectée sur la table de mixage, et deux disques
identiques sont joués.
1) Le « crossfader » (curseur latéral situé au bas de la console) est poussé vers la
gauche. La platine de gauche est audible, on entend le break (admettons que celui
ci dure 4 mesures). Pendant ce temps, le DJ positionne la cellule de la platine de
droite quelques mesures avant le break.
2) Lorsque le break est terminé, le DJ pousse le crossfader vers la droite, la platine
de droite devient audible, il doit faire en sorte d’arriver sur le début du break.
3) Le DJ revient en arrière sur le début du break du disque de gauche, puis pousse le
crossfader vers la gauche à la fin du break de droite. La platine de gauche devient
audible et doit jouer le début du break.
Cette technique demande de la dextérité et de la synchronisation. Le break de 4
mesures peut donc être répété plusieurs fois. Cette concentration sur le matériau
rythmique va poser les bases de la musique Hip Hop. Ainsi, avec l’apparition des
« Samplers » ou « Échantillonneurs » en français, des artistes vont puiser différentes
sources sonores (rythmes ou mélodies) dans différent disques, les découper, les
additionner et les transposer, afin de créer un support pour le rap. Notons que cette
129 CHANG, Jeff, Can’t stop won’t stop, une histoire de la génération Hip-hop Allia, Paris, 2°édition, 2011
79
démarche du sampling se retrouve dans toute la musique électronique populaire,
notamment dans la House (à partir de boucles Disco), ou dans la Drum and Bass.
Dillinja, The angels fell, maxi éponyme, label Metalheadz, 1995
Dans ce morceau Drum and Bass du producteur anglais Dillinja, une boucle de
batterie échantillonnée est jouée en accélérée. Il s’agit du break de batterie du morceau
Amen Brother du groupe soul The Winstons (sorti en 1969). Baptisé « Amen Break », il
est à la base de nombreuse productions hip hop, mais surtout de la majorité des
productions Drum and Bass (c’est le sample le plus utilisé). Ce genre musical propose
une gestion de l’espace spectral particulière et une double lecture possible du tempo. Le
rythme de batterie est très rapide et pauvre en basse fréquences, alors que la ligne de
basse, souvent inspirée par le reggae (et le jeu en « arrière » du temps), est lente et
s’étend sur plusieurs mesures. Notons que le producteur à utilisé un sample de kick de
boite à rythme Roland 808 joué (et donc transposé) au clavier, et saturé sur la table de
mixage : il s’agit la d’un autre exemple de détournement des outils de production.
En définitive, l’influence de la musique Jamaicaine sur la musique électronique
populaire semble importante, dans la diffusion, que le rapport à la dans, ou l’utilisation
des effets de spatialisation. Elle peut avoir été indirecte, issue d’une approche détournée
semblable des effets par les musiciens , mais elle est parfois consciente et revendiquée,
ce qui est notamment le cas du duo allemand Basic Channel (ou Maurizio) composé de
Moritz Von Oswald et Mark Ernestus, précurseurs du genre Dub Techno.
Maurizio, M-4, maxi éponyme, label Maurizio, 1995
Autour d’une rythmique techno minimaliste, des sons de synthétiseur (à table
d’onde) sont envoyés dans une chaine d’effets (Filtres, réverbération, délai)
volontairement placé dans un ordre inhabituel (délai appliqué sur la réverbération). Les
modulation très lentes des parametres des effets crée une texture organique, une state
en mouvement perpétuel dont l’espace est le principal matériau.
80
IV. CONCLUSION
Au cours de cette étude, nous avons pu constater que la conception et la
perception de l’espace forment un champ de recherche étendu, encore aujourd’hui
questionné et repensé par les intellectuels. Cette notion a été régulièrement remise en
question au cours de l’histoire, tant par les scientifiques que les philosophes, à la fois
pour tenter de comprendre le monde dans sa réalité physique, ou pour formuler des
idées abstraites. Elle a été formulée et employée très tôt dans l’histoire de ce que Lessing
a nommé les arts de l’espace, la peinture, la sculpture, les arts visuels, justement parce
qu’ils se perçoivent dans l’espace et ont une matérialité qui l’occupe. L’art musical à
quand a lui longtemps délaissé cette notion conceptuelle, pour se focaliser sur le
déroulement temporel de son discours. Ce questionnement sur le paramètre spatial
nous aura permis de rendre compte de la particularité de la relation de l’Homme au
sonore et au musical, qui se différentie des arts visuels car :
[...] dans les arts de l’espace, l’objet est déjà là, tandis que dans les arts du
temps, l’objet n’existe que comme intersection de retentions et de protentions.
L’écoute musicale exige donc de faire face à sa nature non figurative, et de faire
appel à la mémoire à court terme :
L’œuvre musicale, c’est un fait entendu, ne se rassemble dans son unité qu’une fois
dûment exécutée, quand on est libre d’en repasser, dans la mémoire, les différents
moments ; [...] Alors elle peut paraître commettre une infidélité à l’égard du temps :
elle se spatialise. [...] la spatialisation de l’œuvre musicale [...] conditionne la
perception de la forme et elle fourni – rétrospectivement – l’indice qu’il y avait bien
là une forme [...].130
130 CHARLES, Daniel. « Sur la musique, l’espace et le temps : quelques étapes du cheminement de la
réflexion esthétique ». Analyse Musicale, no6, 1987, 1er trimestre. Les réimpressions choisies, novembre
1995 : L’espace-Temps musicale. p. 7.
81
Cette citation de Daniel Charles rend compte d’un phénomène récurrent dans le
recours à la notion d’espace, la transduction métaphorique. Par ce procédé, il est possible
d’organiser à la fois la pensée musicale, et les motifs sonores perçus. Mais ce n’est qu’a
partir de la deuxième moitié du XXème siècle que l’espace devient un matériau
compositionnel. Sa considération conceptuelle débute avec celle du timbre et son espace
interne, par Debussy, puis par Schaeffer pour les sons acousmatiques. Mais c’est
Stockhausen qui exploite le premier l’espace dans la diffusion avec la multiphonie. Nous
avons donc pu déduire que cette évolution dans la musique savante résulte du processus
même qui la définit : la réflexion, la conception, la mise au point de systèmes, alors que
la musique populaire, et encore plus dans son versant électronique, est basée sur
l’appropriation des outils et leur intégration directe dans le processus compositionnel.
Ainsi, en deuxième partie nous nous sommes concentré sur les processif cognitifs
de perception de l’espace, ce que les compositeurs avant-‐gardistes ont du faire pour
exploiter le matériau spatial et travailler sur les sens de l’auditeur, d’abord par la
diffusion multiphonique, puis par le travail informatique de l’illusion d’espace. Nous
avons ainsi pu déduire que la localisation des sons se fait par analyse cognitive des
différences interaurales d’intensité, de temps, et de spectre, et la perception de l’espace
fait appel à des schémas mentaux stockés qui permettent d’imaginer l’espace dans
lequel un son enregistré a pu être produit. Ce chapitre nous a permis de comprendre que
la musique populaire fait preuve d’un rapport différent aux possibilités de l’illusion
d’espace, mais qu’elle s’en est emparée des les années 40, en faisant parfois cohabiter
des espaces différents.
En effet, dans notre troisième partie nous avons puis aller aux origines de cette
approche de l’espace dans les musique populaires de danse. Les techniques du Dub,
transmises par le Disco, ont imprégné la musique électronique populaire jusqu'à faire de
effets de spatialisation un des outils compositionnels principaux. Signal sonore,
traitements et composition deviennent indissociables car le studio devient un
instrument, et si l’approche est moins pensée au préalable que dans la musique savante,
82
on peut tout de même la rapprocher de la notion de Feedback action/perception telle
qu’énoncée par Horacio Viaggione131 , et que Renaud Meric explique ainsi :
La notion de source sonore devient obscure, le son « numérisé devient un signal,
un processus, parmis d’autres. […] Le compositeur doit tester en permanence ses
choix musicaux - ses faits et gestes - en une série de tâtonnements. […] Source
sonore, manipulation (traitement) et résultats ont tendance à se confondre en un
unique geste.132
Jean Clause Risset décrit quand à lui le travail de Viaggione ainsi :
Les musiques de Viaggione font preuve d’une invention morphologique qui peut être
dévoilement, découverte ou symbolisation sonore d’évènements, météorites ou
minéraux, comme si la composition du son retrouvait des modalités physiques,
mécaniques, vibratoires de l’engendrement du sonore. Elles commencent souvent
par une impulsion assez brutale, une perturbation, une sorte d’explosion, suivie de
l’émergence d’une sorte de résonnance ou d’after effect au comportement plus
soutenu.
Ainsi, si le travail sur la perception de l’espace, et sur la création de « modalités
physiques, mécaniques, vibratoires de l’engendrement du sonore » est bien moins pusse
dans la musique populaire, on peut penser que, depuis que la table de mixage et le
studio ont été abordés comme des instruments, on retrouve en partie les notions de
feedback dans la recherche sonore, et celle d’after effect dans les techniques héritées du
Dub, qui impliquent de mettre au point une chaine d’effets, avant de lui envoyer un
signal via le potentiomètre « send » (envoi) de la console.
Cependant, il ne s’agit point ici de tenter de légitimer ou de valoriser la musique
électronique populaire mais de rester objectifs. Nous avons tenté de démontrer que la
composition destinée à la danse a pu amener dans la musique populaire (au sens large)
131 BARBANTI Roberto, LYNCH Enrique, PARDO Carmen, SOLOMOS Makis, Musiques, Arts, Technologies,
pour une approche critique,L’Harmattan, Paris, 2004, P344-‐345 132 MERIC Renau, op. cité.
83
un ensemble d’innovations, et donc une évolution. Cependant, nous avons aussi pu nous
rendre compte la musique électronique de danse semble parfois enfermée dans des
systématismes, surtout en ce qui concerne les « breaks » et les effets (de spatialisation
ou autres) qui les accompagnent. De plus, il convient dans cette conclusion de relativiser
l’hypothèse qui a motivé cette recherche, selon laquelle les producteurs arrivent à
manipuler la perception de l’espace qu’ont les danseurs au point de leur faire ressentir
un agrandissement de l’espace. A force d’écoute nous nous sommes rendus compte que
les effets de réverbération se résument souvent à la variation de l’intensité du signal
envoyé dans le module, ce qui peut être perçu comme une augmentation de l’intensité
des réflexions. Des temps de réverbérations longs sont souvent utilisés pour évoquer de
grands espace, mais en manipulant nous même des logiciels de réverbération, nous
avons pu constater qu’il est difficile de modifier le volume de la pièce modélisée de façon
continue sans artéfacts, ce qui explique peut être que ce paramètre soit peu utilisé.
Cependant, en se positionnant à la place des danseurs, on peut comprendre que les
effets de spatialisations « augmentent » l’expérience de la danse, de la foule et de
l’espace qui nous entoure : en ce sens des morceaux comme Subzéro de Ben Klock
évoquent quasiment le club dont il est le DJ résident, le Berghain, une ancienne centrale
thermique désaffectée. Ainsi, peut être revient-‐il aux musiciens qui se situent à la marge
entre musique électronique de dans et musique savante de pousser leurs
expérimentations dans le sens d’un jeu sur la perception cognitive de l’espace, comme le
fait le duo Autechre dans cet extrait d’ interview, qui résume quelques points évoqués
dans ce mémoire, comme l’utilisation esthétique de la production et du matériau
spatial :
Sean Booth : L’utilisation de reverb et de compression a une façon très satisfaisante
de bousculer notre musique, mais aussi nos oreilles.
Rob Brown : C’est physique et dynamique
[…] … il n’est pas question du contexte social de l’événement […] mais plutôt des
possibilités acoustiques qui sont offertes par le fait de jouer dehors. La façon dont,
d’un seul coup, en dehors des murs d’un club ou d’une salle de concert, c’est la
musique elle même qui devient architecture. D’une certaine manière […]
l’esthétique principale de notre travail c’est cette projection architecturale de la
84
musique. Les technologies de production comme la compression sont des éléments
de cette architecture.
[…] De toute façon, à l’avènement du studio moderne, je dirais même au moment où
Phil Spector133 a inventé le studio moderne, les technologies de production ont
irrémédiablement basculé du coté du champ esthétique et sont devenues un
instrument à part entière.
S.B. : Spector est un génie … Pour moi, la musique repose dans sa plus grande partie
sur la production
R.B. : Ce qui est intéressant avec les techniques de production, c’est que parfois un
type comme Spector ou Kubrick dans le cinéma, réussit à transformer une technique
en esthétique. D’un seul coup, la technologie se met à créer de l’émotion.134
133 Harvey Phillip Spector, ingénieur du son qui a notamment travaillé avec les Beatles, connu pour avoir
mis au point la technique du Wall of sound que l’on peut résumer par l’addition d’un signal enregistrant
un groupe (et l’acoustique de la salle) dont les différentes parties instrumentales sont doublés, triplées etc
(plusieurs guitares, plusieurs pianos…) et de ce même signal enregistré dans une chambre de
réverbération. 134 Magazine Trax n° 112, Mars 2008.
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