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Incipit de Madame Bovary - Flaubert PREMIERE PARTIE I. Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études : - Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l'appelle son âge. Resté dans l'angle, derrière la porte, si bien qu'on l'apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d'une quinzaine d'années environ, et plus haut de taille qu'aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu'il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d'études fut obligé de l'avertir, pour qu'il se mît avec nous dans les rangs. Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres ; Pauline VIDAL & Sarah TAGLANG Étude de l’incipit de Madame Bovary Page 1

Incipit de madame bovary

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Incipit de Madame Bovary - Flaubert

PREMIERE PARTIE 

I. 

Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. 

Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études : 

- Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l'appelle son âge. 

Resté dans l'angle, derrière la porte, si bien qu'on l'apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d'une quinzaine d'années environ, et plus haut de taille qu'aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu'il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. 

On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d'études fut obligé de l'avertir, pour qu'il se mît avec nous dans les rangs. 

Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c'était là le genre. 

Mais, soit qu'il n'eût pas remarqué cette manœuvre ou qu'il n'eût osé s'y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces coiffure d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait. 

- Levez-vous, dit le professeur. 

Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire. 

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Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup de coude, il la ramassa encore une fois. 

- Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d'esprit. 

Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux. 

- Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom. 

Le nouveau articula, d'une voix bredouillante, un nom inintelligible. 

- Répétez ! 

Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe. 

- Plus haut ! cria le maître, plus haut ! 

Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu'un, ce mot : Charbovari. 

Ce fut un vacarme qui s'élança d'un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d'un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.

Flaubert - Madame Bovary

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Flaubert - Madame Bovary

Introduction

Développement

 I - un incipit vivant1. Un début in medias res2. Une scène d’introduction théâtrale3. Les éléments informatifs de l’incipit4. Un incipit qui ne remplit pas ses fonctions

II - Un antihéros 1. Le portrait de Charles, un personnage inadapté2. Un personnage ridicule3. la dureté des relations humaines.

III - L’ironie Flaubertienne1. La mise à distance de ce qui est présenté2. La tendre ironie envers le personnage

Conclusion

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En 1857 paraît Madame Bovary un symbole du réalisme. Mme Bovary c’est l’histoire de la vie conjugale dramatique d’une jeune provinciale prénommée Emma Bovary . Cette jeune femme, premièrement connue sous le nom d’Emma Rouault s’avère être dans une vue d’ensemble l’héroïne du roman. C’est pourtant bien Madame Bovary le titre du livre et non Emma Bovary ou encore Emma Rouault . L’explication la plus évidente du choix de ce titre pourrait tout simplement être ce statut marital qui causera sa perte. Une autre explication qui pourrait être mise en évidence serait l’ouverture et fermeture du roman sur le personnage de Monsieur Bovary et non de Madame Bovary, comme si le héros de l’œuvre était en fait Charles Bovary (mari et hantise d’Emma). D’une autre manière, on pourrait également penser que ce titre évoque en fait un antagonisme, entre le mari et la femme, entre le statut marital et la volonté d'émancipation, entre le rêve et le réel. Emma devient alors indissociable de sont mari, seul et unique détenteur du drame de sa femme. C'est sans doute pour cette raison que le roman s'ouvre sur ce personnage, dans un incipit  fortement déroutant par rapport au reste du roman: la première scène du roman se concentre en effet sur l'arrivée de Charles, le "nouveau", dans une salle de classe et décrit ce personnage.  Nous exposerons ainsi quel'incipit de Madame Bovary, s'il s'écarte  apparemment des fonctions attribuées aux incipits les remplit dans le même temps parfaitement, mais d’une façon particulière. Ainsi, cet incipit apparemment déroutant, qui présente un personnage ridicule, met en place le "ton" du roman, en ce qu'il installe d'emblée la caractéristique essentielle du style flaubertien: sa tendre ironie.

 L'incipit de Mme Bovary est d'une façon très singulière assez innatendu. On découvre en effet une ouverture plutôt vivante selon différentes méthodes utilisées par l’auteur et pourtant tellement éloignée de l’intrigue du roman.

Premièrement, le récit est introduit en pleine action (In medias res). Des verbes de mouvement rédigés au passé simple en font preuve : « entra », « se leva ». De plus, entre les actions du jeune Bovary, de la classe et les répliques du maître, l’alternance de parties descriptives, narratives et dialoguées se fait très insistante et souligne la vivacité du récit.La diversité la typographique en est également le témoin, avec des mots importants en italique : « nouveau », « dans les grands », « genre », « Charbovari ».

Cette scène d’introduction est construite comme une scène de théâtre. On y trouve un décor : la salle de classe; des costumes : la tenue vestimentaire de Charles, et sa casquette; des personnages : Le personnage principal (Charles), et les personnages secondaires (le Proviseur, le maître, les autres élèves). Pour finir nous y trouvons également un registre comique très présent. On citera d’abord le comique de gestes : « Il se leva:sa casquette tomba »…, le comique de situation avec la présence du nouveau, et le comique de mots avec : « débarrassez vous donc de votre casque », « Charbovari ».

Beaucoup d’éléments informatifs se trouvent dans l’incipit. On connaît la localisation de l’action qui se déroule dans une école (le champ lexical est omniprésent). « le maître d’études », la mode vestimentaire, et la prière sont des éléments du fonctionnement scolaire qui laissent deviner l’époque, contemporaine de celle de l’auteur à laquelle il est fait référence. On connaît également la situation de cet élève : « un gars de la campagne ». Toutefois l’incipit ne remplie pas ses fonctions. En effet, l'incipit ayant plusieurs fonctions (présenter les personnages principaux, présenter le décor et les thèmes du roman), celui de Madame Bovary ne les respecte pas soigneusement. Certes, Charles est décrit, mais sa description n'a pas réellement d'incidence sur la suite. L’Écolier qu'il est n'informe que partiellement l'adulte qu’il s’apprête à devenir. Par ailleurs, en dehors de Charles, aucun des personnages que ce début peut impliquer ne reviendra par la suite. Enfin, l'héroïne, Emma,

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n'est non seulement pas présentée mais en plus elle est remplacée dans son rôle de personnage principal par son futur mari. Il en est de même pour les décors, la salle de classe n’est qu'un décor éphémère du roman, et aucune indication géographique précise n'est donnée sur cette école.

Les thèmes du roman sont pour le moment absents, rien ne permet de les deviner à ce stade.

Comme nous avons pu le voir dans la première partie, l’incipit ne remplit pas ses fonctions. Toutefois le portrait qui est fait du personnage de Charles n’est pas sans nous laisser insensible du réalisme qui en émane.

Le portrait qui nous est fait de Charles est celui d’un personnage inadapté. Il se signale d'emblée par le fait qu'il se tient à l'écart. La première dénomination qui lui est attachée, un "nouveau" l'isole du reste de ses camarades La distance est d’autant plus accentuée par l'usage de l'italique. La focalisation en "nous" contribue aussi à l’opposition de Charles et du groupe. La masse compacte des écoliers qui connaissent les conventions de l'école s'oppose à ce nouveau qui n’en connaît rien. "Le maître d'étude fut obligé de l'avertir pour qu'il se mît avec nous dans les rangs": cette citation met en valeur cette distance, par ce qu'elle dit, d'abord: Charles n'est pas habitué aux cérémoniaux de l'école; mais aussi par sa construction: le but est d'associer le "Le" au "nous" de manière forcée. Inadapté et ridicule c’est ce que nous inspire l’apparence de ce « gars de la campagne » « habillé en bourgeois » dans une classe où « plus haut de taille [que les autres élèves] » il ne devrait pas être ( il à 15 ans en cinquième). Ses vêtements le rendent pathétique. Des détails péjoratifs et ridicules les désignent : « bas bleus » (féminisation, raffinement) qui contrastent avec les « souliers forts, mal cirés, garnis de clous ». Il nous inspire également la pitié dans ses relations avec les autres (plaisanterie du professeur, moquerie des camarades.). Ce personnage est terrifié et sa maladresse en témoigne. C’est un pantin désarticulé : immobile pendant le cours, « n'osant même croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude », il ne s'anime qu'au son de la voix du maître d'études. Il semble incapable d'une initiative personnelle. Cette impression se confirme lorsque le maître lui fait répéter son nom. Son attitude est hésitante : « il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux. », il bredouille de surcroit.

L’incipit met en évidence la dureté des relations humaines dans cette scène universelle et quotidienne d’un nouveau arrivant dans sa nouvelle école. Les élèves sont cruels avec Charles et même le maître se moque de lui « Débarrassez vous donc de votre casque », et le presse « dites moi votre nom », « Répétez », « Plus haut ! cria le maître, plus haut ! ». Charles est humilié devant toute sa classe marquée par la répétition des rires : « Toute la classe se mit à rire. », « Il y eut un rire éclatant », Le nom de Bovary étant déjà en soit ridicule: (du latin bovem: boeuf), il en devient humiliant lorsque le maître le transforme en une sorte d'onomatopée « Charbovari » qui fait référence à « charivari » signifiant « désordre, tumulte ». Le vacarme des élèves y fait écho :« on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait » . Cette gradation amène le fait que les élèves ne peuvent se calmer, et finissent « comme un pétard mal éteint », donc prêts à recommencer à se moquer de « Charbovari ». De son côté Charles à une réaction passive et se place loin de l’héroïsme traditionnel des héros de roman, faisant de lui un vrai anti-héro. Dans cette partie nous avons pu souligner que Flaubert porte une vision réaliste sur les hommes, et même sur les enfants en montrant leur dureté.

L’incipit est marqué par l’ironie flaubertienne, cette dernière sert à mettre à distance ce qui nous est présenté.

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Dès le début, Flaubert marque une distance en traitant son thème de la salle de classe avec une grande implication. L’Usage des majuscules et des italiques peuvent être interprétés comme une marque d'ironie: chez Flaubert, l'usage de l'italique dénote une mise à distance, il signale un effet de citation. Ce qui est en italique est un emprunt fait à un certain type de langage stéréotypé. Dans l’éducation sentimentale, lorsque Frédéric Moreau aperçoit pour la première fois Mme Arnoux, Flaubert commente "ce fut comme une apparition". Ici l'usage de l'italique a pour effet de souligner le caractère clichéique de l''expression, empruntée aux pires romans d'amour. La situation est semblable à celle qui se produit ici : le "nouveau" aussi bien que "dans les grands" renvoient à un langage d'écoliers, et mettent donc à distance cette manière de parler. Sans être satirique ou agressif, Flaubert joue à déjouer les codes: ce monde écolier est le décor de ce début de roman, mais c'est un leurre. En effet, le roman ne se poursuivra pas dans ce cadre, et Flaubert n'adoptera pas vraiment ce langage. Pour finir, le personnage présenté n'est pas vraiment le héros. Finalement, le "nouveau" initial peut être réinterprété comme une pétition de modernité: le personnage de Charles, antihéros, est nouveau, comme son œuvre, et l'italique prendrait alors une tout autre valeur.

L’ironie est également présente envers le personnage de Charles mais d’une façon beaucoup plus tendre. Derrière focalisation externe, apparaît en effet la personnalité du romancier qui parvient ainsi à être "comme Dieu dans la création, présent partout mais visible nulle part". Cette implication est visible dans l'attendrissement que le romancier ressent pour son personnage. La timidité de Charles et sa gaucherie (qui serait moqueuses si elles émanaient du point de vue d'un personnage) sont ici touchantes pour le lecteur qui compatit à la position du héros. C'est une des caractéristiques du rapport de Flaubert à ses personnages, il s'en moque, en dépeint les travers pour mieux en pardonner les faiblesses. Charles Bovary annonce ainsi l’image qu’il aura pour la suite du roman, celle d’un homme maladroit, timide et touchant.

 Dans sa manière de présenter la scène, l’incipit déroute le lecteur en réinventant les

codes d’un incipit traditionnel puisque certains éléments manquent pour nous laisser deviner le thème du roman. L’incipit immerge brusquement et étonnement le lecteur dans un moment précis de la vie d’un des personnages principaux du livre, Charles Bovary. Ce dernier entre en cinquième et rencontre fasse à sa nouvelle classe, isolement et humiliation. Flaubert marque à travers une ironie évidente dans l’incipit, plusieurs ruptures avec l’œuvre dans sa globalité. Charles Bovary n’est en effet pas le personnage principal de ce livre en réalité centré sur le drame d’Emma Bovary. Déconcertant, l’incipit annonce toute l’originalité du roman. Entre cynisme et ironie, le ton flauberien est donné, c’est ainsi que Flaubert fonde la nouveauté de son roman.

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