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Article
« Textes visibles » Tiphaine SamoyaultÉtudes littéraires , vol. 31, n° 1, 1998, p. 15-27.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
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TEXTES
VISIBLES
T ip h a in e S amoyau l t
• Les processus mo derne s d 'éclatement
des caractères l inéaires et successifs du
texte, qui donnent celui-ci à voir autant
qu 'à l i re , n 'affectent pas seulement le
p o è m e : le rom an se trouve lui aussi atteint
par le visible de l 'éclat fragmentaire. Dans
les année s i9 60 , un renouvel lement d e la
lisibilité passe par un travail sur le visuel et
sur le musical qui dérange des habitudes
de lecture, instaure un protocole de récep
t ion qui se cherch e.
La
représ entation sem
ble défini t ivement remise en cause par
l 'abstraction issue de la démultiplication
des langages con voq ués. Qu'advient-i l dès
lors du lecteur-spectateur des œuvres qui
dé tou rn en t le lisible par le visible et inscri
vent en fait l'illisibilité dans leur projet ?
En quoi cette illisibilité peut-elle être sai
s ie comme une forme poét ique en quête
de langage et non com me u ne vaine expé
rimentation ? En conservan t pou r amon t le
souvenir de
Finnegans Wake,
qui défait la
continuité d'une lecture l inéaire, l ' inven
tion d'un langage exigeant la mise en œu
vre d 'un nouveau mode de lecture, je me
propose de faire reposer l 'étude sur qua
tre textes contem pora ins les uns des autres
où la tentatio n du visible, outre son intérêt
formel, sou me t le lisible à un certain nom
bre de dérèglements . I ls ont pour point
com mu n de se placer dans une forme par
ticulière de filiation avec Joyce et ils offrent,
ensemble, plusieurs modalités de détour
nement de la narration et de la représenta
tion qui défont les ordr es de la figure e t de
l 'expression . Le cor pus est ainsi chronolo
giquement en cadré par deux textes d 'Arno
Schmidt, Kaffauch Mare Crisium ( i 960 )
et Zettels Traum (1970) \ travaillant l 'es
pac e de la pag e et celui du l ivre de façons
distinctes. Il prend appui aussi sur deux
textes publ iés en France entre ces deux
1 Arno Schm idt,
Kaffauch Mare Crisium,
Fischer, i960
; Zettels Traum,
Fischer, 1970 : auc un de
ces deu x textes , malgré leur reconnaissance extraordinaire en Allemagne, n 'a été traduit en français, l 'œuvre
d'Arno Schmidt, en raison de ses formats et de sa complexité linguistique offrant une résistance radicale à la
traduction.
Abend im Goldrand
(1975) a été traduit en français pa r Claude Riehl sous le titre
Soir bordé d'or
(Maurice Nadeau, 1991) ; sa mise en page sous forme de tapuscrit, sa typographie, son format, l ' insertion de
docum ents v isuels p résen ten t des po in ts communs impor tan ts avec
Zettels Traum .
Études Littéraires Volume 31 N° 1 Automne 1998
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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N" 1 AUTO MN E 1 99 8
dates et qui font jouer des configurations
spatiales et des modèles visuels :
Mobile
(1962) d e M ichel Butor et
Compact (1966)
de Maurice Roche
2
. La difficulté à appré
hen der ces œuvres provient certes d 'abord
de leur insoumission à la représentation
mais aussi de leur absence de programma
tion
a priori :
s i tous ces textes peuvent
être considérés co mm e des romans, ils n 'en
admettent pas tous l 'appellation. Les édi
t ions d 'Arno Schmidt n ' indiquent aucune
ment ion archi textuel le ; M obile est sous-
titré « Étude pour une représentat ion des
États-Unis
»
; seul
Compact
est explicite
ment désigné comme roman. Outre que
l ' inscription du genre dépend aussi d 'ha
bitudes éditoriales Ces éditions du Seuil le
font systéma tiqueme nt figurer, ce qui n 'est
pas le cas d 'autres édi teurs , notam me nt en
Allemagne), d 'autres élém ents du p aratexte
per m et ten t de placer ces œu vres dans cer
taines modal i tés de ce gen re : la collection
blanc he de Gallimard publie en général des
roma ns et , en cas d 'exce pt ion, le genre f i
gure sur la page de t i tre, suivant le choix
de l 'auteu r ; les text es d'Arno S chmidt qui
ne sont pas des rom ans l 'indiquent , d 'un e
manière ou d 'une autre
;
par exemple ,
Soir
bordé d'or
porte en sous-t i t re :
«
farce-
féérie ».
Kaff
c o m m e
Zettels Traum
ins
crivent la fiction dans une interprétation
extensive du genre rom anesque . Ce qui est
en quest ion res te ainsi sans conteste la
condition de possibil i té d 'une lecture du
tex te dev enu abstrait par refus du co ntinu,
dans une exp ression dé multipliée et qui ne
renvoie qu 'à el le-même. Devant ces œu
vres ,
le lecteur ret rouve l 'hési tat ion du
spec tateur du tableau abstrait
:
ho rs du l ieu
de la figure, il la re ch er ch e ailleurs, dan s la
matière, dans le grain ou dans la couleur.
L'univers du signe y est , dans les deu x cas,
s ingul ièrement déplacé.
1.
Les do nn é e s du v i s ib l e
Des symptôm es de l 'éclatemen t du tex te
romanesque infléchissent si bien la maté
riali té des pag es et des ouvra ges qu ' i l con
vient de donn er de ceux-ci un e de scription
quasi plas t ique. La première connivence
établie avec le lecteur t ient à l 'exigence
d 'un regard qui n 'opère pas la réduct ion
du signe au signifié, qui invite à contem
pler la pag e com m e on le fait d 'un tableau,
à saisir des masses.
KAFF auch MARE CRISIUM : le titre fonc
t ionne d 'emblée à part i r des données non
habituelles du signe
;
le signifiant p ren d d es
caractérist iques supplémentaires par la ty
pographie , l ' u t i l i sa t ion concurren te des
capitales et des minu scules m ettan t en évi
de nc e le parallèle entre u n substantif de la
langue populaire (« Kaff
»
signifie
«
bled »,
«
pa te l in
»
en al lem and) et les voca bles
nob les de la langue latine. L'entrée dan s le
volum e, qui conserv e ici le format habituel
des romans, révèle aussi d ' importantes va
r iat ions typographiques (al ternances ro
mains / italiques, min uscu les / c apitales) et
surtout une utilisation fort singulière de la
ponctuat ion
:
ensem ble, ces de ux caractè
res dérange nt la lecture successive et cons-
2 Michel Butor,
Mob ile, Étude pour une représen tation des États-Unis,
Gallimard, 1962. Les réfé
rences renvoien t à la réédition d ans la collection
«
l 'Imaginaire », Gallimard, 1991. Maurice Roche,
Compact,
Seuil , 1966. Je renvoie d ans mes notes à la réédition poly chrom e,
«
version originale en co uleurs », publiée par
les éditions Tristram en 1996.
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TEXTES VISIBLES
tituent l'aspect visuel du texte (les œuvres
ultérieures d'Arno Schmidt, texte et docu
men ts graphiques).
.. .
James Joyc e batte kein M ensch
mitgenom'm ;
(auch bei den Russn befand sich kein Exemplar ; : »
Nix. : Forma=List.
«
hattn
sie erkleert.
/ Und nu r gansgans widerwillich,
& zôgernd, fur 1
HAUJI
BABA OF
ISPAHAN.
. .
: » Du Komm nie etwa einfach mit Dei'm >
englischn Fach < an
:
das kenn'ich
«
; (Schmidt,
i960, p. 149)
L'auteur ne se contente pas des signes
habituels du discours il leur ajoute les si
gnes arithmétiques. Il multiplie aussi ces
signes, tirets, croch ets, p oints d'interroga
tion suivis de po ints d'exclamation, succes
sions de parenthèses apparemm ent vides,
qui créent un fort effet visuel. Ils sont par
fois une manière d'accélérer l'écriture en
en simplifiant singulièrement la syntaxe,
mais ils se présentent aussi comme des
me ssages cryp tés. Schmidt l'explique ainsi
dans «
Berechnungen III
» le lecteur doit
voir dans les de ux points un visage ouver
tem ent interrogatif ; dans le point d'inter
rogation, la contorsion d'un corps ; dans
la succession d'un point entre guillemets
et d'un point d'exclamation entre guille
mets (« . » - : « » ) , une réponse banale
ment laconique, suivie d'un haussement
d'épaules de l'interlocuteur ; et dans la
parenthèse, on doit reconnaître la main
creuse, stylisée, derrière laquelle l'auteur
chuchote quelque confidence
3
. La volonté
d'expr essivité p asse par un usage pictural,
quasi figuratif, de la ponctuation et qui
défait, dès lors, son abstraction
4
. L'autre
caractéristique visuelle de Kaff sans doute
la plus frappante, tien t dans la distribution,
sur la page, d es pavés d e tex te dont o n re
trouve certains traits dans les soixa nte pre
mières pages du
Jardin des Plantes
de
Claude Simon. Sur la partie gau che du ro
man de Schmidt, la vie terrestre est pré
sentée à travers l'histoire d'un jeu ne cou ple
en week-end dans un village d'Allemagne du
Nord et la partie droite est constituée d'un
récit d'aventures lunaires. Mais avant même
de construire un sens dans la linéarité de son
double
itinéraire,
le lecteur est
arrêté
par des
blocs qui semblent mobiles un premier sens
naît de c ette plastique mêm e.
Mobile le caractère plastique du texte
mobile est évidemm ent p oussé à un point
plus ex trêm e par Butor puisqu'il s'inspire,
dès son titre polysémique mais dont une
dimension, au moins, fait hommage, des
composit ions imprévis ibles de Calder,
créé es par les dép lacem ents au gré de l'air
des tiges et des palettes métalliques colo
rées. En 1962, l 'année même de Mobile
un tirage, limité à cinq cen ts exemp laires
et intitulé Cycle juxtapose neuf goua ches
de Calder et neuf variations sur un poème
de Butor
5
. Les œu vre s lisibles et visibles se
regardent dans leur confrontation et leurs
3 Arno Schmidt,
«
Berechnugen III », dans
Texte und Zeichen,
prés enté ici d 'après la
«
Note de l 'édi
teur » de
Scènes de la vie d'un faune,
trad. de l 'allemand pa r Jean-Claude Hém ery (Julliard, 1962) rééd ité par
Christian Bourgois, 1993-
4 Je signale ici, afin de créer des passages entre les différents tex tes dont je traite, l ' invention g raphiq ue
et paradoxale, par Maurice Roche, du « point d'ironie », dont Rousseau regrettait l 'abs ence dans la langue fran
çaise et qui prend la forme, dans son texte posthume, Grande humo resque op. 27 (Seuil, 1997), d'un hybride
entr e le poin t d'exclam ation et un point d'interroga tion à l'envers, sembla nt s'affaisser et goutte r sur la page .
5 Michel Butor,
Cycle,
sur neuf gouaches d'Alexandre Calder, La Hune, 1962. Il
s agit d une
pla
quette publiée à l 'occasin de l 'exposition Calder, à la Librairie-galerie La Hune, à Paris. Le texte a été repris
dans
Illustrations,
Gallimard,
«
le Chem in », 1964.
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ETUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 1 AUT OM NE 1 99 8
points de rencontre, dans les interroga
t ions mutuel les qu 'el les dessinent . Lors
qu 'on ouvre
M obile,
c'est d 'em blée un l ieu
à regarder qui es t donné au lecteur : une
carte des États-Unis découpée en tous ses
États, puis une disposit ion du texte sur la
page qu i ob l ige à modi f ier l ' o rd inai re
feuil letage du volume, de bas en haut et
no n d e droite à gauche . Une fois cela posé,
d 'autres m arques vienne nt , là enco re, ins
crire le visible. La disposition tient lieu de
travail syntaxique principal : el le joue à
plusieurs n iveaux , aussi bien sur les carac
tères typographiques que sur la rupture
avec la l inéarité doublée d'une inversion
du rapport à la page, sur l 'entrelacement
des types de don née s (géographiques, cul
turel les , autobiographiques. . . ) , des sup
ports d 'origine et des figures (principale
m en t d ' énum éra t i on e t de r épé t i t i on ) .
Formellement, visuellement, M obile se pré
sente com me u ne succession de notat ions,
comme un mobi le où seraient suspendus
des tas de peti tes fiches arbitrairement rap
prochées , au gré de mouvements aléatoi
res.
C'est un peu comme si toutes les villes
simultanément évoquées tournaient fébri
lement autour de celle de l 'état d'Alabama
qui s'appelle justement Mobile, et que l 'ac
tivité du scripteur était soumise au mouve
ment d'une toupie, ou d'une bil le qui s ar-
rête quand el le veut sur un point de la
roulette. Articles de journaux, affiches pu
blicitaires, panneaux indicateurs, toutes les
cases semblent correspondre à une catégo
rie de matériau où se pose successivement,
mais sans déterminisme, le scripteur. Ceci
constituerait en quelque sorte le récit. La
6 Tableau élaboré par Jean Paris, dans Maw
La cinquièm e c olonn e est par lui t i trée « É léments »,
respondre à l 'occupation provisoire des pronoms.
desc ription est assurée par les no tes prises
en route, rédui tes la plupart du temps à
des énum érat ions prése ntées en l istes, dis
posées vert icalement sur la page, chaque
segment étant précédé d 'un t i ret .
Compact
de Maurice Roc he affirme son
caractère vis ible par la polych rom ie, tech
n ique empruntée év idemment auss i aux
arts plastiqu es. Il ne
s agit
p lus seu leme nt
de mimer une forme et ses dimensions
dans l 'espace, mais de faire de l 'objet-li
vre lui -même un tableau coloré. Une édi
t ion récente nous res t i tue cet te polychro
mie essen t ie l l e : sep t c ou le urs ( roug e,
vert , bleu, violet, noir, jaune, ma rron )
s en-
t rechoquent comme les di fférentes voix
qu'elles signifient, associées au jeu des
pro nom s. Dans la pre m ière vers ion, l ' édi
teur n'ayant pu assumer les frais de cette
polychromie, les variat ions étaient ren
dues par des marquages typographiques
distincts (gras, i tal iques, cap itales, rom an,
poin ti l lés.. .) . Les de ux é dit ions — celle de
1966 au Seui l e t ce l l e de 1996 chez
Tr i s t ram — peuvent donc ê t re cons idé
rées comme originales (dans l 'édi t ion po
lychrome, l es j eux typographiques son t
main tenus) . À l ' a l t e rnance des p ronoms
(ou
«
la loterie des pronoms », pour re
prendre la bel le expression de Jean-Noël
Vuarnet (Vuarnet , p . 47) , hasard d 'u ne
même incarnat ion en un homme malade ,
aveugle, al longé dans sa chambre et clos
dans le noir) corresp ond do nc ch aqu e fois
un temps grammat ica l , une couleur , une
typographie p rop re, des f igures et des thè
mes dont j e donne i c i quat re des neuf
exemples poss ib les
6
:
e Roche, Seghers, « Poètes d'aujourd'hui », 1989, p. 28.
iquel j 'ai préfé ré « Figures » qui me semble mieux cor-
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TEXTES VISIBLES
Pronoms
tu
on
il impersonnel
je
Temps
futur
présen t
imparfait
présent
imparfait
p résen t
imparfait
Couleurs
noir
rouge
bleu
vert
Typographie
ital. gras
rom. gras
rom. maigre
(cap.)
rom. maigre
(cap. ,
min.)
Figures
narrateur/
destinataire
narrateur
actif/objet
t ranscendance
narrateur
direct
Thèmes
douleur
insomnie
céci té . . .
e r rance
physique e t /ou menta le
environnement ,
voix du Nô
je
L'entremêlement des couleurs et des
voix affecte des unités de longueurs diffé
rentes qui peuvent aller jusqu'au mot
même les glissements d une voix à une
autre créent en effet d es superpositions de
couleurs et de lettres venant brouiller la
lecture. À cette polychromie polyphonique
correspond aussi l'insertion de signes non
linguistiques (braille, notations m usicales,
lignes pleines, petits de ssin s...) que le texte
intègre sans effet de collage il ne s agit
pas d'un « roman de montage » au sens où
Manhattan Transfer en est un (voir Morel,
p. 212-233 ), mais des bribes d une commu
nication différente d ans le continuum des
vo ix diffractées. Il serait com m od e d e pro
céder
à
une analyse de la forme en emprun
tant tous ses term es aux arts visuels, en se
gardant toutefois de tomber dans des ana
logies arbitraires. Les notions de collage ou
de montage, qui semblent assez bien cor
respondre à une culture visuelle des ann ées
soixante (notamment celle des collages
picturaux de Peter Blake ou de Derek
Boshier) s'appliquent mal à Compact. Le
visible du livre est davantage hérité
d une
culture textuelle, responsable par ailleurs
d'un certain malentendu sur l'œuvre de
Roche. L'appartenance de l'auteur à « Tel
Quel », la dédicace du livre à Jean-Pierre
Faye, la préface de Philippe Sollers intitu
lé e « la Douleur du nom », sont autant d'élé
m ents par lesquels le livre apparaît com m e
une illustration des théories du texte, for
maliste et structurale. « Au tex te plat et dif-
fus,
écrit Sollers, de la comm unica tion cou
rante (des informations), du récit cod é dans
un ordre mort, répon d [...] un autre tex te ,
comp act, et com m e à trois dimen sions
qui nous raconte nous-mêmes non pas
sous la forme de tel ou tel "personnage"
(nom , signes particuliers), mais anonyme
ment sous toutes les formes
»
(Sollers,
p . 10 ) . Cet te co ï nc i dence h i s tor i que
d une écriture qui paraît nouvelle et de
la théorie a finalement pe sé sur le deve
nir du livre, un peu trop vite considéré
comme un produit d'école alors qu'un
lecteur attentif découvre l'originalité du
propos formel et poétique dans cette
forme d'il l isibil ité issue de la mise en
évidence du visible.
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ÉTUDES LITTERAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTO MN E 19 98
Zettels Traum
7
: du texte de Roche à
celui de Schmidt, le passage peut se faire
par la citation d'un intertex te com m un au x
deux textes, intertexte éminemment visuel
puisqu ' i l
s agit
du carré noir de Tristram
Shandy
:
«
anamnés ie s t ern ienne
»
dans
Compact
(Roc he, p . 105), réitération de la
ra ture chez Schmidt
8
. Visuellement, des
quatre textes chois is pour l 'é tude,
Zettels
Traum est le plus spectaculaire. Tapuscrit
reproduit en fac-similé, d'un format de 45
cm d e long sur 32,5 de large, l 'ouvrage (qui
pès e 12 kg ) s 'étend sur 1330 page s et ra-
dicalise considérablement les expérimen
tat ions typographiques d e
Kaffen
rendant
le texte pratiquement intraduisible et diffi
ci lement reproduct ible (en dehors de la
photographie ou du fac-similé), en récla
mant le respect des traces du geste de fa
brication. La disposition des blocs se fait
sur trois colonnes, qui correspond ent, pou r
la colonne centrale, au texte du roman,
pou r celle de gauche à un com me ntaire de
Poe
9
et pou r celle de droite à un dialogue
de l ' inconscient. Au disposit if particulier
de lecture que cette réparti t ion entraîne
10
,
s 'a joutent de nom breus es annotat ions ma
nuscri tes , des ratures , des documents vi
suels (flammes, cartes postales, photogra
phies publicitaires, dessins au noir), dont
l 'insertion ressortit à la fois à l 'éclatement
de la l inéarité et à la monstrueuse hybri-
dité formelle. Les disposit ions visuelles
varient : les pavé s pren ne nt parfois la forme
de dessins destinés à s ' imbriquer les uns
dans les autres et les term es de m onta ge e t
de collages semblent ici plus appropriés
puisq ue le tex te offre sa fabrique au m êm e
ti t re que son about issement . L 'abondante
i n t e r t ex t ua l i t é r e l ève du m êm e phéno
mène de const i tut ion du roman en épais
seur dans l 'espace. La nouveauté de l 'ex
périmentat ion formel le ne doi t pourtant
pas se saisir dans la directio n un iqu e d'un
travail sur la matérialité du signe. Le lan
gage conserve son pouvoir de communica
tion et ne met pas véritablement en cause
le cadre de la représentation. Derrière le
déconstructivisme formel, une représenta
tion de la conscience reste en jeu qui dé
tourne Arno Schmidt de certaines condi
t ions du modernisme. Le danger serait dès
lors de ne considérer l 'expérimentation que
pour
elle-mêm e,
sans rendre com pte du sens
qui en définitive la porte et la soumet.
2.
Le dé t our ne m ent d u l i s i b l e
Par lisibilité,
il
convient d'enten dre
—
sans
que soit reprise la distinction de Barthes en
tre textes lisibles et textes scriptibles — le
respect d 'un code partagé des lecteurs de
pro se, c'est-à-dire d'ab ord de la successivité
7 Zettel peut signif ier plusieurs choses en allemand, notamment aff iche, morceau de papier , f iche,
mais c 'est aussi le nom d e Bottom (le t isserand) dans la traduction allemande d e
Midsummernights Dream.
Le
sens de fiche fait jouer la polysémie de manière intéressante quand on connaît le rôle primordial joué par les
fiches dans la genèse des textes de Schmidt. Voir, en français, Stefan Gradmann, « Penser, situer, écrire : texte
et configuration spatiale chez Arno Schmidt », dans
Penser, Classer, Écrire, de Pascal à Perec,
Béatrice Didier
et Jacques Neefs éd., Presses universitaires de Vincennes, 1990, p. 55-67.
8
Zettels Traum,
feuillets 18 (« Hier iss doc h ein M ythos geschaffen » : suit le pavé noir de cinq
centimètres d 'épaisseur) ou 719.
9 En 1962, lorsqu'i l com me nce à accum uler les f iches en vue de la « fabrication » de
Zettels Traum ,
Arno Schmidt était en train de réaliser la traduction des oeuvres complètes d'Edgar Allan Poe qu'il avait entre
prise avec Hans Wollschlâger.
10 La seule lecture totale est en effet néce ssaireme nt polyp honiq ue et don c orale.
2
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TEXTES VISIBLES
(encha înem ent de s séquences) , puis de la
compréhension. Tous les textes évoqués
dérangent radicalement l 'un et plus que
partie llem ent l'autre . Leur illisibilité est pro
clamée de manière presque s téréotypée,
comme elle l 'est à propos d'une des gran
des œuvres de la modernité, initiatrices à
bien des égards des directions expérimen
tales du laboratoire des années soixante,
Finnegans Wake (« The first thing to say
about
Finnegans Wake
is that it is, in an
i m por t an t s ens é , un readab l e
»
[Deane,
p . vi i ]) . En 1962, Michel Butor préface
l'adaptation d'extraits du
Wo rk inprogress
par André Du Bouchet e n ces termes :
Non, pour répondre à une question que l 'on m'a
posée vingt fois, notamment depuis que j 'ai dé
claré avoir pris la respons abilité d 'écrire cet avant-
prop os, no n, je n 'ai jamais lu
Finnegans Wake
au
sens où vous entend ez le mot l ire
;
non, ce rtes, je
n'ai jamais réussi, moi non plus, l 'ayant attaqué à
la première ligne, à le suivre jusqu'à la dernière
sans en sauter un seul mot, évidemm ent, ni mêm e
une seule phrase, évidemment, ni même des pa
ges entières.
Le mod e particulier de lecture qu 'exigen t de nous
les particularités de Finnegans Wake est moins
différent qu'il pourrait sembler de celui que nous
appliquons à la plupart des autres livres de fic
t ion. Le dernier ouvrage de Joyce, en no us inter
disant d'avoir à son égard l ' illusion d'une lecture
intégrale (c 'est ce que l 'on entend quand on le
déclare illisible), nous démasque cette illusion en
ce qui concerne les autres, que nous ne réussis
sons jamais à lire aussi intégralement que nous
l'imaginons (Butor, 1962, p. 7-8).
Le pr op os liminaire transform e l 'illisibi
lité en leçon de lecture. Celle-ci nous ap
prendrai t quelque cho se de l 'es thét ique de
la réc eptio n, d e l 'illusion selon laquelle
l in-
t égra l i t é du sens sera i t por tée par l a
successivité et la com pré hen sion alors que
ce sens est, par nature, incomplet. L'illisi-
bili té serait donc un e modalité du transport
direct d 'un au-delà du sens, d 'un autre du
sens, ce qui suffirait déjà à en faire un prin
cipe es thét ique.
Les données du visible sont en même
temps des fac teurs de dé tournement du
l is ible. Ces facteurs sont au nombre de
trois, au moins : il
s agit
d'abord de l ' im
possibil i té de la lecture successive. Tout
ce qu i infléchit le texte dans sa matériali té
affecte considérablement et la lecture l i
néaire et l 'évidence du sens. Aucun de ces
l ivres ne peut se raconter puisque tous
déjouent ainsi la continuité d'une diégèse.
La lecture t radi t ionnel le, c 'es t -à-dire l i
néaire, successive, de mot à mot, de gau
ch e à droite, de hau t en bas et page à page,
ne rencontrerai t , écri t Claudia Reeder à
p ropos de
Compact «
qu e des impasses
s ém an t i qu es , n a r r a t i ves e t v i s ue l l e s »
(R eed er , p . 25 ) . Les t ex t e s b r i s en t l a
mim ésis et l' illusion référen tielle e t en cela,
i l s imposent une dimension cri t ique au
texte romanesque et leur l i t térali té t ient
ainsi dans leur statut conco m itant d e tex te
et de métatexte.
Le deuxième facteur d'illisibilité tient à
la torsion du langage. Renoncer à la lec
ture diachronique, ce à quoi obl igent ces
textes ,
m et évidem ment à mal les coordon
nées du rôle du lecteur. En outre, ce der
nier es t constamment t roublé par le lan
gage qu i lui est soumis
:
dispo sition visuelle
différente bie n sûr, mais aussi syn taxe mal
menée, bouleversements sémant iques ma
jeurs,
autres facteurs d'illisibilité. Lorsque
le lecteur est obligé de voir le texte avant
de lire, lorsqu e la vision globale e t spa tiale
et l 'acte de lecture sont concomitants, i l
éprouve d 'abord une sorte de déroute. Le
par ado xe de toute lectu re est ainsi soulevé
par le texte visible : la lecture se fait avec
les yeux mais l 'habitude des signes et la
rapidité d e l 'analyse fait ou blier l 'obligation
2 1
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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTO MNE 19 98
du regard, q ui n'est plu s vraiment sollicité
comme sens. Les textes visibles induisent
une forme d'illisibilité parce qu'ils démet
tent l'évidence d'un regard imm édiatement
analytique pour inviter à une décomposi
tion de l 'activité en ses multiples lieux ;
partan t, ils exp rim ent le jeu com plex e de s
liens entre signifiants et signifiés et instau
rent un rapport fécond au langage. C'est
ainsi encore que l 'illisibilité peut devenir
une propriété du texte li t téraire, dans le
renouvellement infini qu'elle propose des
langages de la fiction, dans le d éplac em ent
linguistique de ses frontières.
Le dernier facteur d'illisibilité dépend
étroite m ent du p réc éd en t : il tient à la jux
taposition de langages hétérog ènes (dessins,
graphismes, onom atopées , citations, bribes
de récits. . . ). Si la lecture est constam men t
dérangé e par cette déco nstruction, elle doit
aussi s'ouvrir à tous les possibles proposés
par les textes, dont l 'objet est de porter
l'œu vre littéraire vers un
ailleurs,
de repous
ser toujours p lus loin ses marg es.
3 .
La m usiq ue de l ' id iom e
Il serait ainsi difficile de n e voir da ns l ef-
fort du texte visible qu'un simple clin d'œil
de la l i t térature en direction de la peintur e.
L'expérimentation visuelle est au service
d' un e réflexion sur le signe et sur l'« artis-
ticité
»
du genre rom anesq ue qui doit beau
coup à
Finnegans Wake,
œuvre dans la
quelle ce qui est visuel est presq ue toujours
de l 'ordre du signe linguistique, à l 'excep
tion de quelques schémas, de petits des
sins marginaux ou de quelques passages
où le texte se li t sur plusieurs colonnes
Goyce, p. 260-308). L'illisibilité naît d'un
travail sur ces signes dont la plasticité est
évidente G 'auteur joue d e la concaténation,
de l 'agglom ération, q ui sont aussi des tech
niques de l 'art con tem pora in), m ais le prin
cipal enjeu de cet te plast ic i té reste de
mul t ip l ie r l a s igni f iance en c réant un
idiome propre . L' idiome s 'entend ic i en
relation avec ce que dit Derrida, au com
me nc e me nt de
la Vérité en peinture,
lors
qu'il propose de s ' intéresser « à ce qu'il en
est de l 'idiom e, du trait ou du style idioma
tique (singulier, propre, inimitable) dans
le dom aine de la peintu re , ou bien encore ,
autre traduction possible, à la singularité
ou à la spécificité irréductible de l 'art pic
tural, de ce "langage" que serait la pein
ture,
e tc . » (Derrida, p . 5) . Il s agit donc de
déterminer l ' idiome propre du texte visi
ble, ce qui fait sa spécificité et en même
tem ps sa po rté e : l ' idiome du t ex te visible
a ceci de particulier qu'i l se fonde sur l 'hé
térogénéité et sur l 'emprunt à différents
langages. Aussi son abstractio n n e p rovient-
elle pas d'un mimétisme avec une orienta
tion particulière de l 'art pictural. , mais
d'une superposition de références qui doit
autant à la m usiqu e, à l 'abstraction pr op re
de l 'art musical.
Dans cet te problém atique, M obile tient
une place un peu marginale , puisque son
idiome vise d'abord à défaire une abstrac
tion et ne rejoint dès lors que rarement le
langage m usical. Si la réf ére nc e à Jo yce in
tervient dans le pro toc ole o rdinaire de lec
ture, c 'est p lus la forme qu e les signes eux-
mêmes qui fa i t la démonstra t ion de son
caractère plastique. La fabrication d'ion lan
gage intervient pourtant dans l 'entrechoc
per m ane nt des langages, de la pro se la plus
comm unicat ive, par e xem ple la publ ic ité ,
reade r 's digest reader 's digest reader 's digest rea
(Butor, 1991, p. 139),
au langage le plus expressif de la poésie,
en passant par ceu x du livre d'histoire, du
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TEXTES VISIBLES
manuel de géographie, du guide touristi
que, du journal intime, du projet d'un autre
roman, etc. Il y a ainsi
work in progress
en c e sen s que le fragment promet l'œuvre
bien que celle-ci soit incertaine. Elle est
moins qu'une virtualité
un hasard.
Le
frag
ment est aussi le lieu où peuvent s'effacer
les frontières qui séparent les genres. Il
n est ni le roman, ni la poésie. Il n est pas
encore l 'Œuvre mais i l tend vers elle
(comme les fragments de Mallarmé ten
daient vers le
Livre).
La principale qu estion
posée par M obile est cependant d'abord
de l'ordre de la représentation comment
représenter
un pays dans le tex te littéraire
?
Comm ent dire à la fois son espace , sa po
pulation, son histoire, son tem ps présent,
son avenir ? Comment représenter la tota
lité d'un lieu lui-même fragmenté en cin
quante
états,
même « unis
»,
u n nombre bien
plus important de villes et encore plus im
portant de faits
? Le
texte, qui se heurte aux
limites les plus extrêmes de la représentation,
se conten te le plus souvent de nomm er cha
que lieu, en capitales, convoquant les repré
sentations à l'extérieur, dans l'imaginaire du
lecteur. Le seul effort totalisant passe par une
constante dém ultiplication des lieux formels
et par la possibilité offerte au lecteur de re
constituer un e réalité plurielle et d isloquée.
Déd ié à Jackson Pollock, le livre semble bien
constitué de gouttes de peinture jetées de
manière apparemment arbitraires sur une
toile, ou de formes né es de l'informe, e n
sus
pension aléatoire
u
. Comme lorsqu'on re
garde une toile de Pollock, on aperçoit
d'abord la fragmentation d u sujet puis, dans
un second temps, la totalité élaborée par
cette multiplicité rendue à son essentielle
dislocation.
Dans l'ensem ble, les œ uvres ici rappro
chées ont pour point commun romanes
que d e se m aintenir dans le cham p problé
matique de la représentation tout en
travaillant rigoureusement à la constitution
d'un langage prop re, au x mu ltiples signifi
cations du signe — leur idiome. Dans Com-
pact
les effets visuels sont mis au service
d une polyphonie, d une « stéréographie »
visant à une représentation m ultipliée, au
moyen de signifiants parfois altérés, des
voix de la conscience et de l'inconscient.
Les altérations interviennent évidemment
dans les phénomènes d'agglomération de
signes, le mélange des langues (latin,
a n
.
glais, italien, russe, braille), les onomato
pées ; m ais aussi, com m e ch ez Joyce, dans
la création de vocables formés de la con
ca téna t i on i mprobabl e de f ragments
d'autres vocables, de fragments de sons :
J ' a i r e s s o r t i m o n r i g o u r d i n , m o n p e t i t
décorticophone à ressort (loi : F=K A 1 )
[vert]«...
n o u s l e « b r a n c h o n s d a n s l e
babadalgharraghtakdmminarronnkonn.. .
«... le dern ier cri de la tec hn iqu e ... »
[marron]
Je l 'ai planté dans la prise, et me voilà reparti au
radada, à tomb eau ouvert pou r une mort bijou,
un séisme à la mesure de la cervelle, [vert] (Ro
c he ,
p. 152).
La vo ix définitivemen t fragmentée fait
éclater le signe afin de
dire «
l'invisible quand
il affecte le corps » (Pierssens, p. 14). Le
composé linguistique est là pour surmon
ter provisoirement la douleur, celle d une
absen ce, c elle de la disparition du nom :
11 On peu t pens er ici à la grande toile de 1953,
Océan Greyness
(Musée Guggenheim, New York),
où la figuration naît de la défiguration, regards émergeant du gris, absents à tous visages...
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Vous seriez, vous, le fils qui vous regarderait —
Vous le pè re q ue vous regarderiez allongé sur un
chariot dans la chambre frl igorifique de l 'hôpi
tal.
.. [blanc sur fond noir] (Roche, p. 112).
La douleu r devient ainsi un doux leurre
et progressivement une méditation sur le
temps qui ne la fai t pas passer : d'où,
l'heure,
écho du
«
je me demandais quelle
heure i l pouvait être
»
de Combray
12
. Plus
synesthésique que calligrammatique, Com
pact
fait du visuel un moyen d'approcher
le sonore : il ne
s agit
pas , comme le pré
cise Michel Pierssens, de
«
redo uble r le re
présen té par sa représentation
»
(Pierssens,
p .
16), mais de suggérer cette représenta
tion elle-même par un e tradu ction récipro
que des matériaux sonores et visuels.
Les textes d'Arno Schmidt se si tuent
dans une référence cons tan te
à
Joyce qui
permet d 'expl ici ter le rapport du vis ible
à l ' id iom e
1 3
: la créat ion d 'u ne dime nsion
du langage fondée sur l a théor ie des
« Etyms » semble devoir êt re rel iée aux
langages créés par Lewis Carrol l , d 'une
part , à Joyc e, de l 'au tre. Le discou rs écri t
pa r Schm i d t en r em erc i em en t du p r i x
Go ethe — discours fortement intertextuel
et truffé de citations implicites de Goethe
lui-même — est à cet égard éloquent :
Freud a montré comment chaque phrase , vo i re
chaque mot isolé nécessite, pour être prononcé,
la coopération des 3 (ou 4) instances de la per
sonnalité : chacun e y va de sa contr ibution ; soit
pou r autoriser soit pou r interdire par des lapsus ;
toutes parviennent à s 'exprimer autant dans le
choix des mots qu e dans le con tenu de la phrase.
Or, Freud s est borné à exposer tout ceci dans la
théorie de l 'analyse, en fournissant ce qu'on pour
rait appeler la forme en creux d 'une technique
d'écrivain. Cependant, Lewis Carroll, le vrai Père
de l 'Église de ce type de littérature m ode rne, avait,
bien avant lui, fait voir par to ute son œ uvr e : com
ment on peut, par un art délibérément vir tuose,
« charger » ses textes de syllabes et de lettres ap
paremment innocentes mais suggestives ; de fa
çon à ce que ce soient toujours des significations
multiples mais reliées entre elles avec précision
qui arrivent au lecteur.
Pour pren dre un e xem ple tiré de Joyce , qui est l 'un
des grands de ce grou pe
:
q uand la pseudo- héroïne
de son roman t ra i te son an t i -héros de we[a /
ejkling
—
cela désigne d'abord un
«
peinard
»,
tout
le mo nde en conv iendra. Mais puis que l 'auteur, en
vieil étymophile, l 'a écrit avec de ux « e », voici que
s' insinue imperce ptiblement la semaine — ce qui
est une façon d'épingler — vu sous l 'angle du de
voir conjugal — un genre très spécie ux de « peine-
à-jouir » (Schmidt, 1991, p. 111).
Joyce joue le rôle de fondateur d'un lan
gage dont l 'auteur de Zettels Traum four
nit une théorie qui repose sur la convic
tion selon laquelle la prose fictionnelle
puisse surgir des ruines de la mimésis. À
condi t ion de prendre conscience que cha
cun a en lui de ux langages à sa disposit ion,
l 'un consistant en m ots ordinaires
(les
mo ts
usuels uti l isés par la conscience), l 'autre
étant dérivée des
«
Etyms
»,
langage de
l in-
conscient . Ces étymon s exprim ent la pen
sée secrète qui se dissimule habituellemen t
derr ière les énoncés conscients (et peu
importe que parfois i ls n 'aient rien à voir
avec l 'étymologie réelle de ces énoncés).
12 Michel Pierssens fait une belle analyse « p roust ienne » du tem ps dans Compact, dans Maurice
Roche, op. cit.,
p. 15-16.
13 Qu elque s détails hors-texte m éritent d 'être s oulignés : Schm idt a écrit un article assassin sur la
première t raduct ion de
Ulysses
en allemand (par Georg Goyert, Zurich, Rhein-Verlag, 1956). La bibliothèque
d'Arno Schmidt conte nait tren te ouvrages de Joyce ou à lui consacrés, dont
The EssentialJames Joyce
auquel
il est fait référenc e au d ébu t de
Kajf(p.
10) :
The Essential James Joyce,
Harry Levin éd., Lond res, Jo hn Cape ,
1956. Les essais de Schmidt consacrés à Joyce et à
Finnegans Wake
ont été rassemblés en 1969 sous le titre
Der Triton mit dem Sonnenschirm.
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TEXTES VISIBLES
La voix inconsciente (ou subconsciente ,
com m e l 'écrit Schmidt en mettant l 'accent
sur un e dime nsion plu s locale de l 'instance)
pos sède des traits idiomatiques distincts et
ses significations sont presque toujours
sexuel les . Là encore la construct ion vi
suelle a à voir avec la dim ensio n s on ore et
li ttérale d'un e po lyph on ie. Joyce est enfin
présen t par le t ruche me nt d es intertextes,
qu e des cahiers entiers d'étu de s s'efforcent
de préciser et d' inven torier
14
. La présence
constante d'une bibliothèque dans le l ivre
ou les l ivres (par un p hé no m èn e très parti
culier d' inversion m étony miq ue où le con
tenant se re trouve contenu dans le con
t enu) ,
cons titue un autre aspect par lequel
la disposition visuelle est aussi une archi
tecture sonore. Les voix des auteurs du
passé, com me ntées, se disposent selon une
géo mé trie variable sur l 'espac e de la page .
Elles donnent une dimension supplémen
taire à la polyp hon ie.
Les tex tes visibles se pr ése nte nt à la fois
comme sculpture ou peinture dans l 'es
pace e t musique d ans le tem ps. « Je sculp
tais patiem m ent u n totem m usical que j'éti
r a i s d a n s l ' e s p a c e j u s q u ' à l e r e n d r e
transparent », écrit le narrateur de Com
pact. Le fait que le visuel, le plas tique ne
se contentent pas de signifier en eux-mê
m es déjoue la simple lecture mim étique et
conduit l 'expérimentat ion du côté du so
nore ,
la fiction du côté de la diction.
Les quatre œ uvre s ici prése ntées ensem
ble sont ainsi marquées par la recherche
d'un langage qui puisse se projeter dans
plusieurs dimensions. Leur abstraction ne
surgi t pas d 'un e simple déconstru ct ion de
la succession du récit par la suprématie
d'un visuel multiple, mais il naît de la réu
nion dans un même lieu de langages dis
tincts qui, brisant ensemble tout repérage
sûr, conduit le texte du côté de la l igne
expressive
—
visuelle et sono re —, démise
de la figure et de la rep rése ntatio n. L'œuv re
moderne est exposée par Butor en termes
de partit ion
«
d 'un évé nem ent sonore, par
t i t ion d 'un événement en général ; nous
devons travailler au livre, en cette méta
m orp hos e aux déb uts de laquel le nous as
sistons, comme à la partition d'une civili
sa t ion
»
(Butor, 1968 , p . 84) : part i t io n
musicale, partit ion politique, le temps et
l 'espace sont aussi disloqués ; répartit ion
du d i sc o n t in u c he z S c hm id t : « Me in
Leb en ? , ist ke in K on tin uu m [.. .] : ein
Tablett voll glit ternder snapshots »
15
. Par
tout , la composi t ion — quand le sens qu e
ce mot pren d po ur la créat ion des formes
littéraires s'enrichit de ses significations
musicales — tient lieu de travail d'exhibi
tion du discontinu. Chez Roche, la musi
qu e finit progressivem ent par occu per tout
l 'espace. La survie des sons permet jus
qu'au bout de maintenir un lien entre le
langage et un é non ciateu r dém ultiplié. Bien
que définitivement disloqué à la fin, le
rythme peut être qualifié de
«
parfait
»
: il
est le rythme de l 'illisible.
En contribuant à la formation d'un lan
gage,
l 'illisibilité, parc e q u'el le naît d es re
lations que nouent les arts entre eux dans
14 Notam men t les
Bargfelder Ausgabe,
Arno Schm idt Stiftung, Bargfeld. Pou r ne men tio nne r que
quelques-unes de ces références dans Kaff je mentionnerai, outre la référence à peine masquée à « Anna
liewjah », p. 1 25, celle à Ch am ber Music, p. 161 , la lecture de l'odyssée d e Jam es Joy ce, p. 25 6, la pré sen ce de
Circé, des Lestrygons et des mangeurs de lotus.. .
15
«
Ma vie ? , pas du con tinu [.. .] : un tableau surch argé d'in stant ané s étin cela nts », dan s Bargfelder
Ausgabe,
1.1 / 1.2., Bargfeld, 19 87, p. 301 .
2 5
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l 'écri ture, peut être ainsi pensée en termes
esthé tiques . Les raisons po ur lesquelles la
recherche de l ' id iome passe d 'abord par
les données du visible (la page-tableau),
t iennent non seulement à la capacité d' in
tégration du roman mais au désir concur
rent et peut-êt re contradictoire de d onn er
forme aux expér imenta t ions , fo rme qu i
seule le relierait à l 'art — l'art abstrait cons
ti tuant dès lors le comble de
l art.
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TEXTES VISIBLES
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