Penser la trace numérique : quels paradigmes, quels possibles ?
Article co-écrit par Cléo Collomb (Université de Technologie de Compiègne)
et Olivier Sarrouy (Université Rennes 2)
Proposition pour les SMC Research Awards - Décembre 2013
Qu’est-ce que l’informatique en réseau fait aux hommes et à la façon dont ils
vivent ensemble ? Si certains anthropologues comme André Leroi-Gourhan
(1964) ont pu montrer que les outils ont un impact très fort sur l’homme jusqu’à
modeler par exemple la forme de son cerveau – en effet la taille du silex a
impliqué des facultés d’anticipation (quels enchaînement de coups dois-je
entreprendre pour obtenir un côté tranchant ?) et de représentation induisant le
développement des parties antérieures du cortex – comment concrètement le
numérique comme technique modifie notre être-ensemble ? Le
développement du web 2.0, des réseaux sociaux, des interfaces incitant à et
accueillant la participation des individus – rares sont en effet de nos jours les
pages web qui ne proposent aucunes fonctionnalités de partage, de like ou
aucun espace de commentaires –, le succès des blogs, des tumblr, des éditeurs
de textes collaboratifs, ou encore des forums semblent donner lieu à un
renouveau des formes de sociabilité (Beaudoin, 2002) et des relations de « face
à face à distance ». D’un autre côté, toutes ces actions et interactions génèrent
des données qui peuvent être récoltées et stockées par défaut et subir
différents traitements de type datamining qui vont permettre de faire émerger
des corrélations, des patterns (Anderson, 2008) et de définir des profils. Ces
profils offrent de multiples possibilités d’anticipation : prédire des épidémies à
partir des mots-clés entrés dans la barre de recherche de Google, devancer les
désirs d’achat pour les susciter à l’aide d’une publicité toujours plus ciblée,
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prévoir autant que possible des attentats terroristes afin d’intervenir avant leur
réalisation ou plus simplement personnaliser les résultats proposés par les
moteurs de recherche. Ces pratiques de dataveillance aussi bien que de
profilage ne vont pas sans susciter de grandes questions : droit à l’oubli,
protection de la vie privée, thèse de la bulle (Pariser, 2011), digital labor, etc.
L’informatique en réseau semble donc à la fois rendre possible une sociabilité
rejouée tout en traçant ces nouvelles interactions de façon à les offrir à des
traitements algorithmiques qui sont autant de récupérations économiques pas
toujours au goût de tous. L’analyse des médias sociaux parait ainsi s’échouer
dans un dramatique va-et- vient : d’un côté la liberté renouvelée de s’exprimer,
de s’exposer, de partager, d’interagir ; de l’autre une récupération
économique de cette liberté et des formes de gouvernementalité par
individualisation où la vie privée se trouve au cœur des enjeux politico-
économiques. Et si les dispositifs numériques temporisaient des potentiels
relationnels qui excèdent cette alternative, mais qui – pour exister – exigeaient
une variation des cadres théoriques avec lesquels nous tâchons de penser le
contemporain? Le jeune chercheur embarqué dans son temps a donc une
responsabilité : celle de distribuer la question contemporaine dans des termes
qui nous donnent envie de l’habiter. Cet article a donc une double visée.
D’abord, celle d’emmener la question des relations et des traces numériques sur
un terrain où ce qui nous intéresse – à savoir les potentiels communautaires –
puisse exister ; ensuite et par ce geste même, celle de montrer que la pensée
est importante car elle a le pouvoir de faire exister ce à quoi l’on tient et de
distribuer les questions dans des termes qui peuvent ou non susciter le désir de
nous investir dans ce qui nous arrive.
La question qui va nous occuper est celle de la trace numérique. Elle se trouve
au cœur des enjeux de traçabilité et suscite un engouement général (Galinon-
Ménélec, 2012-2013) dans le contexte francophone du moins (dans le monde
anglo-saxon, on a plutôt tendance à parler de data, de big data, de digital
footprint ou encore de trail, le terme de digital traces n’apparaissant presque
que sous la plume d’auteurs francophones traduits en anglais). Cette spécificité
francophone traduit-elle une certaine orientation de la pensée ? Nous
proposons donc un travail d’ordre théorique sur le concept de « trace
numérique » en montrant que les cadres de pensée ont un impact sur les
mondes qu’ils font à chaque fois exister. Concrètement, nous montrerons en
quoi la référence au paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg (1989) pose
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Penser la trace numérique : quels paradigmes, quels possibles ? – Cléo Collomb et Olivier Sarrouy
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nécessairement – nous semble-t- il – la question des traces numériques dans les
termes de l’aliénation et de la résistance, en faisant notamment référence aux
travaux récents de Louise Merzeau (2013). Nous chercherons ensuite à éprouver
en quoi la trace, comprise à partir des travaux de Derrida (1971), permet
d’ouvrir la possibilité d’une certaine éthique de l’effacement, temporisant – au-
delà d’une résistance à l’aliénation – des potentiels communautaires à même le
dispositif technique. Il s’agira donc de dépasser la position de résistance à
l’aliénation dans laquelle nous place une compréhension indiciaire de la trace
numérique, pour chercher à dégager des potentiels grâce au concept
derridien de trace.
La trace numérique à l’aune du paradigme indiciaire : entre aliénation et
résistance
Carlo Ginzburg, historien italien bien connu, s’est intéressé de près à la question
de la trace, notamment dans un texte intitulé «Traces. Racine d’un paradigme
indiciaire » (1989). Il y met en évidence deux des dimensions fondamentales de
la trace comme indice, à savoir qu’elle est nécessairement non-intentionnelle
du côté de l’émetteur et interprétée du côté du récepteur. La trace est ce qui,
laissé involontairement, appelle un art de l’interprétation. Par exemple,
l’empreinte que laisse un animal dans la boue est involontaire et requiert une
interprétation de la part du chasseur qui le traque ; un faussaire pourrait être
repéré, par le critique d’art qui le guette, à la façon dont il peint, sans y prendre
garde, les lobes des oreilles de la Joconde qu’il cherchait à copier ; un
psychanalyste freudien se tient à l’affût des lapsus par définition involontaires
afin d’interpréter les signes de la personnalité profonde d’un patient ; on
encore, Sherlock Holmes flaire les mèches de cheveux oubliées par mégarde sur
le lieu d’un crime pour remonter au suspect.
Dans le même ordre d’idée, on pourrait considérer que les données
automatiquement générées à l’occasion d’actions et interactions en ligne sont
largement non-intentionnelles et peuvent faire l’objet d’interprétations
automatisées et massives (datamining) qui conféreraient ainsi une forme de
scientificité toute galiléenne à l’art interprétatif toujours singulier des indices,
radicalisant en cela l’ambition de la statistique (Ginzburg, 1989). Mais si un lien
indiciaire est toujours maintenu entre la trace et son origine à laquelle il s’agit
donc de remonter, la numérisation malmène profondément ce lien en
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conférant aux traces une volatilité inédite : on peut alors parler de « déliaison
des traces » (Merzeau, 2013). L’individu peut donc se retrouver « dépossédé du
sens de ses agissements » dans la mesure où ses moindres clics et partages, ses
commentaires, ses navigations, bookmarks ou retweets, bref ses moindres faits
et gestes, ses « actes d’énonciation » au sens le plus large possible génèrent des
données qui peuvent largement être sorties de leur contexte de production
pour intégrer des bases de données qui serviront de terreau aux pratiques de
profilage. Cette rupture du lien indiciaire offre la subjectivité à des phénomènes
de déterritorialisation, l’arrache à ses contextes d’énonciation pour la
reterritorialiser dans les codes économiques et algorithmiques du profilage non
sans une forme de violence. Puisque les données numériques sont volatiles, le
lien indiciaire entre la trace et son émetteur est rompu, dépossédant ainsi – pour
quiconque se référerait au paradigme indiciaire – le sujet de ses empreintes
alors infiniment offertes à différents traitements. Les traces, écrit par exemple
Louise Merzeau, « se détachent ainsi de la personne pour mener une existence
autonome, hors de notre contrôle ou de notre assentiment. » L’individu se
retrouve pillé de ses propres énonciations et il s’agit de travailler à rendre
possible des réappropriations individuelles et collectives de nos propres traces.
La numérisation faisant violence à la trace dans sa dimension indiciaire, il faut
donc chercher à protéger le lien indiciaire des effets de décontextualisation
récupérés par une idéologie de la personnalisation : par exemple en posant «
un droit de désactiver nos traces afin de les soustraire aux effets de la
décontextualisation » (2013 :1) ou en travaillant la construction de traces
mémorielles dans une perspective de réappropriation collective.
Lorsqu’elles sont comprises à l’aune d’un paradigme indiciaire, les traces
numériques apparaissent donc dans leur dimension potentiellement aliénante,
et ménagent pour les chercheurs et praticiens des Internets des espaces de
résistance reposant sur des formes de réappropriations individuelles et
collectives. Mais puisque la rupture du lien indiciaire entre l’émetteur et sa trace
est le propre de toute écriture et puisqu’elle est radicalisée par la numérisation,
une référence à un cadre théorique qui postule un tel lien ne nous
emmène-t-elle pas nécessairement vers le constat d’une perte, impliquant une
distribution de la question des traces numériques dans les termes de l’aliénation
et de la résistance ? Et alors, est-ce qu’un cadre théorique qui aborderait la
trace dans sa force essentielle de rupture du lien indiciaire ne nous permettrait-il
pas de déployer un nouvel espace de questions, à même de neutraliser le
sentiment de cette perte originaire et de faire exister d’autres possibles ? C’est à
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faire exister ces possibles que nous souhaitons travailler en cherchant à faire
varier les termes du problème pour l’emmener au-delà du jeu entre aliénation
et résitance. Cela, grâce à un autre cadre théorique que celui de l’indice :
celui de la trace, au sens de Jacques Derrida.
Penser la trace numérique avec Derrida : faire exister des potentiels
Derrida (1972) s’est attaché à montrer que le contexte d’une énonciation,
d’une écriture n’est jamais absolument déterminable, ni assuré ou saturé. Pour
lui, tout acte de communication – toute écriture – excède par définition son
contexte, aussi bien du côté de l’émetteur de la trace que de son destinataire.
Difficile donc, dans une perspective derridienne, de voir dans la volatilité des
traces hors de leur contexte de production un potentiel désappropriant puisque
toute trace est par définition dissémination. Du côté du destinataire d’abord, la
notion de contexte n’a pas de sens puisque toute écriture signe l’absence du
destinataire. « On écrit pour communiquer quelque chose à des absents. » (1972
: 372) Mais des absents qui ne sont pas seulement présents au-delà de ma
perception spatio-temporelle. « Un signe écrit s'avance en l'absence du
destinataire. Comment qualifier cette absence ? On pourra dire qu'au moment
où j'écris, le destinataire peut être absent de mon champ de perception
présente. Mais cette absence n'est-elle pas seulement une présence lointaine,
retardée ou, sous une forme ou sous une autre, idéalisée dans sa représentation
? (...) Il faut, si vous voulez, que ma “communication écrite” reste lisible malgré
la disparition absolue de tout destinataire. » (374-375) Toute trace, pour être ce
qu’elle est, doit fonctionner « en l’absence radicale de tout destinataire
empiriquement déterminé en général. »
Du côté de l’émetteur, aussi, insiste l’absence « à la marque qu’il abandonne,
qui se coupe de lui et continue de produire ses effets au-delà de sa présence et
de l’actualité présente de son vouloir-dire, voire au-delà de sa vie même, cette
absence qui appartient pourtant à la structure de toute écriture – et, j’ajouterai
plus loin, de tout langage en général ». Il y a donc une dérive essentielle de la
trace, « qui se trouve coupée de toute responsabilité absolue, de la conscience
comme autorité de dernière instance » (376). C’est-à-dire que la trace est une
marque abandonnée, qui excède ce qu’a pu vouloir dire son émetteur et qui
mène une vie autonome, qui pourra continuer à fonctionner – être comprise –
au-delà de son contexte de production ; qui pourra travailler d’autres situations
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et être interprétée ailleurs, autrement – différemment. « Ecrire, c’est produire une
marque qui constituera une sorte de machine à son tour productrice, que ma
disparition future n’empêchera pas principiellement de fonctionner et de
donner, de se donner à lire et à réécrire. Quand je dis “ma disparition future”,
c’est pour rendre cette proposition plus immédiatement acceptable. Je dois
pouvoir dire ma disparition tout court, ma non-présence en général, et par
exemple la non-présence de mon vouloir-dire, de mon intention-de-
signification, de mon vouloir-communiquer-ceci à l’émission ou à la production
de la marque... » (376)
La trace, au sens de Derrida, implique donc essentiellement l’absence de
l’émetteur et du destinataire et c’est en ce sens qu’il faut comprendre qu’« un
signe écrit comporte une force de rupture avec son contexte, c’est-à-dire
l’ensemble des présences qui organisent le moment de son inscription. » (377)
Une force de rupture avec le contexte dit « réel », c’est-à-dire le « présent » de
l’inscription, le présent du scripteur et de son intention. Mais aussi avec le
contexte « sémiotique et interne » : « en raison de son itérabilité essentielle, on
peut toujours prélever un syntagme écrit hors de l'enchaînement dans lequel il
est pris ou donné, sans lui faire perdre toute possibilité de fonctionnement, sinon
toute possibilité de “communication”, précisément. On peut éventuellement lui
en reconnaître d'autres en l'inscrivant ou en le greffant dans d'autres chaînes.
Aucun contexte ne peut se clore sur lui. » (377) Par définition, donc, la trace est
en rupture avec son contexte ; elle est essentiellement dérive, marque
abandonnée et peut être insérée dans des chaînes de significations qui ne sont
pas celles de son « contexte » de production. Derrida nous permet donc d’acter
l’excès de la trace sur son contexte et d’explorer les effets de cette
dissémination des données numériques puisque chercher à les contrer n’a
désormais – hors de tout paradigme indiciaire – plus de sens. Il ne s’agit pas de «
donner raison » à Derrida plus qu’à Ginzburg, mais d’écouter ce que pourrait
rendre possible une compréhension derridienne et non pas indiciaire des traces
numériques. Plutôt que de chercher à résister à la décontextualisation des
traces – aliénante lorsqu’elle est récupérée par des idéologies de la
personnalisation –, il s’agit de la prendre pour acquise et d’explorer en quoi elle
peut être porteuse de potentiels communautaires inédits. L’être-en-commun
passerait ainsi par des formes de dissémination subjective, organisées par le
dispositif technique dans un agencement homme-algorithme.
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Vers des agencements hommes-algorithmes
La dissémination inhérente à toute trace – numérique – est activement
organisée par le dispositif technique (informatique en réseau) : les traces sont
manipulables, asignifiantes, disctètes, calculables (Bachimont, 2012), déliables
et la plupart des plateformes web disposent d’une API – Application
Programming Interface – permettant le partage de l’accès aux données entre
différentes applications renforçant ainsi la mobilité des traces. Elles peuvent en
effet être réagencées, décontextualisées, intégrées. L’autonomisation des
traces n’est pas un mécanisme accidentel des plateformes web, elle est
activement précipitée par le dispositif qui va jusqu’à en radicaliser le principe
en offrant les traces à leur profonde décontextualisation. L’application toute
récente « What Would I Say ? »1 consiste par exemple en un bot capable de
générer des phrases que l’on pourrait dire, à condition bien sûr qu’on lui
accorde l’accès à nos traces abandonnées sur Facebook. Toutes les actions et
interactions que j’ai pu réaliser sur le réseau social depuis que j’y suis inscrit se
trouvent ainsi sorties de leur contexte de production pour leur faire dire ce que
je pourrais dire. Et voilà que je me retrouve dans la peau du destinataire
imprévu d’un émetteur absent, dont la rencontre a été organisée par un robot.
Quant au moteur de recherche de Google, l’algorithme de hiérarchisation et
de personnalisation de l’information organise, dans les réponses qu’il apporte à
chaque requête, la rencontre entre des émetteurs absents et des destinataires
imprévus grâce à un agencement des traces. En effet, chaque acte
d’énonciation abandonne des traces qui, sorties de leur contexte, vont
alimenter les bases de données à partir desquelles la hiérarchisation des pages
web calculée par Google va avoir lieu. Chaque internaute – par ses faits et
gestes abandonnant des traces – a ainsi un effet sur l’ensemble de la
communauté des utilisateurs de Google, dont la rencontre est organisée par
des algorithmes. L’informatique en réseau semble donc, en plus de rendre
possible un renouveau de la socialité et des rapports interpersonnels de « face à
face à distance », organiser les relations de côte à côte des multitudes. La
récolte massive et par défaut des traces rendue possible par le dispositif
technique numérique ouvre certes sur des pratiques de profilage qui peuvent
revêtir des dimensions aliénantes, mais aussi sur des formes d’être-ensemble qui
engagent la rencontre accidentelle et algorithmiquement organisée de sujets
disséminés – à condition que l’on accepte de penser la trace numérique à 1 http://what-would-i-say.com/
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partir d’un paradigme différent de celui de l’indice. C’est toute l’architecture
des sites, les achitextes qui sont écrits de manière à organiser la dissolution des
auteurs dans leurs actes d’énonciation et l’absence de leurs destinataires. Les
dispositifs de captation des traces, l’architecture des interfaces qui cadrent les
actions des utilisateurs leur permettant par exemple de voter, de noter, de
cliquer, de liker, de « juger ce commentaire utile » ne sont-ils pas autant de
manières de suspendre l’identité et l’intention de l’énonciateur en l’exposant à
une énonciation impersonnalisée ? Ne s’agit-il pas ici de protocoles
interactionnels qui n’octroient aucune autorité spécifique au vouloir-dire originel
de l’auteur ? L’organisation algorithmique de ces traces – lorsqu’elle classe par
exemple des commentaires par ordre de pertinence – n’invite pas à
reconstituer derrière le dire (la trace), les intentions de l’énonciateur qui n’a
d’ailleurs pas à s’en justifier. L’énonciation impersonnalisée – ce qu’on dit –
devient ce qui est dit pour un destinataire absent aux yeux duquel l’émetteur
est absent lui aussi. Les algorithmes organisent donc les traces, c’est-à-dire la
rencontre accidentelle entre des sujets disséminés, anonymes, impersonnels, qui
font certes l’économie d’une relation de face à face mais ne s’en retrouvent
pas moins à partager quelque chose comme un monde commun. Et c’est à
l’exploration de ce monde commun que nous souhaitons consacrer nos
recherches, c’est-à-dire aux modes d’expression inédits des collectifs à l’heure
du web, en tant qu’ils reposent sur des dissolutions subjectives et des formes de
désœuvrement (Nancy, 1986) – c’est-à-dire qu’ils ne sont pas le fruit d’un projet
(Sarrouy, 2013 ; Cardon, 2013).
Les cadrages théoriques auxquels on se réfère pour aborder les questions que
nous adresse le contemporain n’ont rien ni d’anodin, ni de superflu. Ils ont au
contraire le pouvoir de distribuer les problèmes dans des termes qui feront que
l’on aura envie de s’en saisir ou non. Nous avons cherché à montrer ici que si la
référence au paradigme indiciaire pour penser la trace numérique induisait
nécessairement le sentiment d’une perte première liée à la rupture du lien
indiciaire radicalisée par la numérisation, l’appel aux travaux de Derrida
permettait de prendre acte de la rupture de ce lien et d’explorer comment
l’autonomie des traces algorithmiquement agencée pouvait donner lieu à des
formes d’être-ensemble qu’il nous reste encore à explorer mais qui reposent sur
des dissolutions subjectives et ne sont pas le fruit de quelconques projets. Si la
référence au paradigme indiciaire a tendance à nous faire comprendre la
sociabilité à l’ère de la traçabilité généralisée dans les termes d’une délégation
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ou d’un asservissement machinique, l’appel aux textes de Derrida nous permet
de la comprendre comme des agencements hommes-algorithmes.
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