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Op.cit.REVUE DES LITTÉRATURES

ET DES ARTS

ALTER EA 7504Arts/Langages

Transitions & Relations

OP. CIT.REVUE DES LITTÉRATURES ET DES ARTS

« Origami, le pli dans les littératures et lesarts », N° 22, printemps 2021En ligne :

https://revues.univ-pau.fr/opcit/658© Copyright 2016 CRPHLL UPPA

Avant propos. De l’Orient à l’Occident, le pli all over ?

CharlĂšne Clonts

§1 « Peut‑ĂȘtre appartient‑il profondĂ©ment au Baroque de se confronter Ă  l’Orient1. »Ainsi, Ă©crit Gilles Deleuze dans Le Pli, Leibniz et le baroque. Si d’aprĂšs le philosophe lebaroque est le pli infini qui perturbe l’idĂ©e de vide, alors il semble lĂ©gitime d’interroger d’un mĂȘme geste l’origami de l’Orient et le pli de l’Occident, voire de confronter les deuxet de dĂ©velopper toutes les perceptions et les rĂ©flexions qui en sont issues. Ce numĂ©ro dela revue Op. cit. – Revue des littĂ©ratures et des arts a pour ambition d’actualiser certainscheminements qui marquent l’attraction irrĂ©pressible de deux pans d’unmĂȘmemonde.C’est cette attraction pour « l’idĂ©e d’un systĂšme symbolique inouĂŻ, entiĂšrement dĂ©prisdu nĂŽtre2 » qu’évoque Roland Barthes dans L’Empire des signes et dans laquelle il fautaussi chercher « la fissure mĂȘme du symbolique3 ». Il ajoute que « ce qui peut ĂȘtrevisĂ©, dans la considĂ©ration de l’Orient, ce ne sont pas d’autres symboles, une autre mĂ©-taphysique, une autre sagesse [
] ; c’est la possibilitĂ© d’une diffĂ©rence, d’une mutation,

1G. Deleuze, Le Pli, Leibniz et le baroque, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1988, p. 51.2R. Barthes, L’Empire des signes, Paris, Seuil, coll. « Points/essais », 2005, p. 11.3Ibid., p. 12.

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d’une rĂ©volution dans la propriĂ©tĂ© des systĂšmes symboliques4. » De la sorte, prendrepour point de dĂ©part l’origami permet d’interroger l’esthĂ©tique occidentale du pli, toutcomme la philosophie et la critique occidentales permettent d’évoquer sous un autreangle l’art nippon. Cela laisse aussi la possibilitĂ© d’étudier d’un autre point de vue lafaçon dont les imaginaires dans les littĂ©ratures et les arts se reprĂ©sentent les choses et lemonde, et la maniĂšre dont les rĂ©seaux symboliques les structurent.

Aux origines de l’origami : un art aux multiples facettes

§2 Pratique ancestrale des lettrĂ©s japonais, introduite par lesChinois5 et apparued’aborddans sa forme plate qui n’autorise qu’une feuille carrĂ©e et sa manipulation6, l’origami(折玙) est l’art de plier (oru, dont le radical est l’idĂ©e de « main »,手) le papier (kami).Bien plus qu’un pliage ludique, l’origami pourrait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une voie (道,dĂŽ en japonais, dao/tao en chinois), c’est‑à‑dire un « domaine spĂ©cialisĂ© exigeant uneinclination spĂ©cifique7 » et qui s’applique dans tous les aspects de la vie et Ă  tous les ni-veaux de l’échelle sociale. La« Voie ne concerne pas uniquement les guerriers, mais toutĂȘtre aux prises avec un monde changeant oĂč l’adresse et la fluiditĂ© se rĂ©vĂšlent des outilsessentiels8 ». Barthes le constate aussi lorsqu’il Ă©crit :

GĂ©omĂ©trique, rigoureusement dessinĂ© et pourtant toujours signĂ© quelque part d’un pli, d’un nƓud, asymĂ©triques, par le soin, la technique mĂȘme de sa confection,

4Ibid.5Voir les documents chinois du ixᔉ siĂšcle rassemblĂ©s lors de l’expĂ©dition Pel-

liot : ils indiquent la pratique usuelle de la rĂ©glure par pliage, comme c’est lecas pour le Si fen jie ben shu (曛 戆 戒 æœŹ 疏), BNF, Gallica, https ://galli-ca.bnf.fr/ark :/12148/btv1b83004006.r=rĂ©glure%20par%20pliage%20pelliot ?rk=150215 ;2 [consultĂ©le 19 octobre 2020].

6D’aprĂšs J.‑P. Delahaye, « Les MathĂ©matiques de l’origami », Pour la Science, n° 448, fĂ©vrier 2015,p. 76.

7T.Cleary,La Voie du samouraĂŻ, Paris, Seuil, coll. « Points», 1992, p. 34‑41.ThomasCleary dĂ©finit ainsile bushidĂŽd’aprĂšs les Ă©crits deMiyamotoMusashi. Auxviiᔉ siĂšcle, lesmaĂźtres du sabre sont aussi des lettrĂ©set considĂšrent que l’art de la guerre ne peut se faire sans une maĂźtrise des lettres et des arts traditionnels,puisqu’il contient intrinsĂšquement une part de connaissance abstraite et une part d’action concrĂšte. Defait, cette perception de la sociĂ©tĂ© s’appuie sur des classiques taoĂŻstes, comme leHuainanzi, et sur des Ă©critsbouddhistes japonais, comme ceux de YagyĂ» Munemori ou ceux du moine Takuan, qui soulignent quetoute tĂąche demande un investissement vital et profond (mais sans obsession et dans une certaine vacancede l’esprit), qui en fait une voie : « Quoique vous fassiez, vous ĂȘtes dans la Voie », Ă©crit YagyĂ»Munemori(citĂ© p. 43‑45).

8Ibid., p. 43.

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le jeu du carton, du bois, du papier, des rubans, il n’est plus l’accessoire passager del’objet transportĂ©, mais devient lui‑mĂȘme objet ; l’enveloppe, en soi, est consacrĂ©ecomme chose prĂ©cieuse, quoique gratuite ; le paquet est une pensĂ©e9 ;

§3 Au Japon, le repli du tissu ou du papier qui enveloppent dĂ©passe en importance lecontenu qu’il vĂ©hicule. Il souligne aussi un rythme et ses mĂ©canismes, comme toute voiese doit de le faire10. Il est un signifiant, marqueur de l’intention qui est placĂ©e dans la rĂ©a-lisation et du temps qui y est consacrĂ©, tout en indiquant le geste et l’offrande. Suivant lesprĂ©ceptes bouddhistes zen, ces marqueurs abstraits ou concrets matĂ©rialisent la « flui-ditĂ©11 » essentielle dans les relations humaines, autrement dit une forme de continuitĂ©entre l’intĂ©rieur et l’extĂ©rieur, entre soi et l’autre, entre les ĂȘtres et le monde.

§4 TĂ©moignant de l’importance de ces relations et de la prĂ©sence d’un sacrĂ© dans lepliage du papier, l’un de ses usages les plus anciens est liĂ© Ă  la pratique du shintĂŽ, autrereligionmajeure au Japon : le shide (ć››æ‰‹) est un pliage de papier cĂ©rĂ©moniel qui sert no-tamment aux rituels de purification. On en attache plusieurs sur une branche de cleyerajaponica (Figure 1) afin de purifier les hommes et les lieux lors de cĂ©rĂ©monies comme cellede setsubun (節戆) qui salue le dĂ©part de l’hiver et chasse les dĂ©mons hors du logis.

Figure 1. Rituel de purification de setsubun, Kushida‑jinja (sanctuaire shintĂŽ), Fu-kuoka, Japon, 2019 © C. Clonts

9R. Barthes, op. cit., p. 64.10T. Cleary, op. cit., p. 58. DĂ©crivant les aspects pratiques de la voie, le maĂźtre du sabre Musashi Ă©crit :

« Dans chaque domaine, il y a des rythmes diffĂ©rents, des bas et des hauts [
]. Apprenez Ă  discerner lerythme ascensionnel et le rythme dĂ©cadent en toutes choses. » Il insiste aussi sur le fait d’« embrassertous les arts ».

11Ibid., p. 106‑107. LiĂ©s au bouddhisme zen, les Ă©crits de YagyĂ» soulignent l’importance de « la dyna-mique d’une situation » et de « l’énergie de chaque personne prĂ©sente dans un groupe ».

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§5 Signalant un espace sacrĂ© habitĂ©, les shide peuvent ĂȘtre accrochĂ©s Ă  une corde quiceint un Ă©lĂ©ment naturel (rocher, arbre centenaire – Figure 2)12 ou que l’on suspend Ă  laporte du temple (Figure 3).

Figure 2.Hokora (ç„ , oratoire) en l’honneur de la divinitĂ© arboricole, Kato‑jinja, Ku-mamoto, Japon, 2018 © C. Clonts

Figure 3. Porte principale du Miho‑jinja, Mihonoseki, Japon, 2020 © C. Clonts

§6 On trouve aussi des shide attachĂ©s Ă  la corde qui dĂ©limite un enclos sacrĂ© (焞籏, hi-morogi) (Figure 4), cernant un espace vide et purifiĂ© qui sert de« “reposoir”aux divinitĂ©s

12Soulignant en mĂȘme temps les orientations matĂ©rialistes du shintĂŽ, Thomas Cleary Ă©crit que cettereligion « n’est pas Ă  proprement parler – comme on le clame çà et lĂ  – une forme de culte rendu Ă  lanature. [
] ce prĂ©tendu culte des Ă©lĂ©ments n’a jamais empĂȘchĂ© la Japon moderne de ravager, de piller etde polluer la nature Ă  l’intĂ©rieur comme Ă  l’extĂ©rieur du pays d’une façon qui ne le cĂšde en rien Ă  celle desnations chrĂ©tiennes industrialisĂ©es. » (Ibid., p. 140)

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invoquĂ©es13 ». Un autre rituel shintĂŽ consiste Ă  enterrer un pliage de papier en forme deboĂźte, lors de pratiques d’apaisement (ćœ°éŽźç„­, jichinsai) de la divinitĂ© qui habite un lieuoĂč l’on va construire un bĂątiment14. Cette boĂźte est parfois maintenue par une petitecorde et comporte l’inscription « shizume mono », c’est‑à‑dire « apaiser l’ñme / im-merger, phonĂ©tiquement15 ».

Figure 4. Himorogi du Miho‑jinja, Mihonoseki, Japon, 2020 © C. Clonts

§7 Lepliagenoshi16 (Figure 5), lui aussi fermementmaintenupar les liens indestructiblesdumizuhiki (æ°ŽćŒ•) et que l’on retrouve par exemple sur les enveloppes de dons d’argentpour les mariages, en est le prolongement car il constitue un symbole de bonheur. L’enveloppe elle‑mĂȘme est un pliage rĂ©alisĂ© sans colle.

13U. Wieser Benedetti, « Himorogi », Vocabulaire de la spatialitĂ© japonaise, Ph. Bonnin, M. Nishida,S. Inaga (dir.), Paris, CNRS Éd., 2014, p. 173.

14Ph. Bonnin, M. Nishida, « Jichinsai », Vocabulaire de la spatialitĂ© japonaise, ibid., p. 194.15Ibid.16D’aprĂšs J.‑C. Correia, Ph. Rappart, « De l’Art
 les plis », Les Cahiers de mĂ©diologie, 1997/2, n° 4,

Paris, Gallimard, p. 268‑269.

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Figure 5. Pliage noshi (en haut, Ă  droite de l’enveloppe) avec lienmizuhiki (au centre),Fukuoka, Japon, 2019 © C. Clonts

§8 Outre ces originesmystiques et Ă©sotĂ©riques, l’origami est employĂ©pour des fonctionsadministratives. LeDictionnaire historique du JaponprĂ©cise que l’origami est d’abordundocument « qui reçoit un Ă©crit dans la partie supĂ©rieure17 ». Par des mĂ©thodes de pliagehorizontal et par des zones d’écriture trĂšs prĂ©cises, le texte qui est inscrit sur le papierapparaĂźt dans un sens dĂ©terminĂ© dĂšs que l’origami est dĂ©ployĂ©. De l’ùreHeian (794‑1192)Ă  l’ùre Muromachi (1392‑1573), son usage est rĂ©servĂ© aux listes diplomatiques (kyĂŽmyĂŽorigami), aux rĂ©pertoires, mais aussi aux lettres d’ordres administratifs. PliĂ© Ă  la verticalepar l’administration de l’ùreMuromachi, l’origami est alors considĂ©rĂ© commeune formeplus cĂ©rĂ©monieuse de document (tategami)18. Pendant l’ùre Edo (1603‑1868), l’origamisert aussi Ă  l’authentification de certains cadeaux, sabres ou Ɠuvres d’art (tachi origami,kantei origami, origami‑tsuki). Cette forme d’origami se mĂ©tamorphose pendant l’ùreMeiji (1868‑1912) en prenant la forme d’un simple certificat d’authentification. En outre,Ă  la mĂȘme Ă©poque, les grands maĂźtres du sabre dĂ©laissent l’origami au profit d’un signegravĂ© sur le manche de l’arme19.

§9 En dehors des pliages du papier, et ce depuis l’ùre Heian, l’art des jardins japonaiset l’architecture nipponne font aussi un usage particulier du pli, notamment dans lacrĂ©ation de zones cachĂ©es au regard puis progressivement montrĂ©es (comme dans les jar-dins‑promenades kaiyĂ»shikiteien20, ć›žéŠćŒćș­ćœ’), mais aussi dans l’alternance de zonesd’ombre et de lumiĂšre dans les maisons traditionnelles (Figure 6). Il s’agit alors d’une

17S. Iwao et alii, « Origami », Dictionnaire historique du Japon, vol. 16, 1990, p. 140‑141.18D’aprĂšs le Dictionnaire historique du Japon, ibid.19Y. Kubo, Swords of Japan, Tokyo, Éd. TĂŽkyĂŽ Bijutsu, 2016, p. 110‑111.20M. Hladik, « Jo‑ha‑kyu », Vocabulaire de la spatialitĂ© japonaise, op. cit., p. 202.

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« perpĂ©tuelle dĂ©couverte » et de la « “mise en suspens”de nos sens21 ».

Figure 6. Jeux d’ombre, de lumiĂšre, de panneaux coulissants et de fenĂȘtres recou-vertes de papier dans la bessĂŽ (villĂ©giature, ćˆ„ïżœ) du banquier Oshima, Karatsu, Ja-pon, 2018 © C. Clonts

§10 Certes, lemot français pli Ă©voque lui aussi lamissive et le rabat du papier contenant lalettre. Cependant, l’emploi du terme origami pour ouvrir ce numĂ©ro thĂ©matique permetde souligner Ă  la fois la dynamique entre l’écriture et le pli du papier (cachĂ©/dĂ©voilĂ©), etl’interaction qui existe entre la dĂ©licatesse artisanale des rabats et le document, le plein etle creux, le geste et l’intention, l’esthĂ©tique et la matĂ©rialitĂ©. L’usage de ce terme japonaiset de ses variations peut donc ĂȘtre un point de dĂ©part pour Ă©tendre nos interrogations Ă  l’Occident qui a aussi subi l’influence des arts nippons auxxixᔉ et xxᔉ siĂšcles. L’Occident aĂ©videmment sonpropre usage dupli : on trouve dĂ©jĂ  des feuilles de papyrus pliĂ©es chez lesGrecs22, des lettres carolingiennes savamment pliĂ©es pour laisser place Ă  une inscriptionmanuscrite sur l’une de ses faces23, des plis de chartes pour archivage aux xᔉ‑xiᔉ siĂšcles etdes notes dorsales sur ces pliages Ă  des fins de classement24, des Ă©crits diplomatiques auMoyen‑Âge25. En outre, l’art des Ă©ventails, du plissĂ© de la couture, des cocottes en papier(ces derniĂšres Ă©tant connues depuis le xviiiᔉ siĂšcle), existe aussi en Occident.

21Ibid.22P. Bourgain, compte rendu « Recherches de codicologie comparĂ©e
 », BibliothĂšque de l’École des

Chartes, 1998, t. 156, livraison 2, p. 592.23J. Calmette, « UneLettre close originale de Charles le Chauve»,MĂ©langes d’archĂ©ologie et d’histoire,

t. 22, 1902, p. 138.24D’aprĂšs P. Bertrand, « De l’art de plier les chartes en quatre. Pour une Ă©tude des pliages de chartes

mĂ©diĂ©vales Ă  des fins de conservation et de classement »,Gazette du livre mĂ©diĂ©val, n° 40, printemps 2002,p. 25‑35.

25Ibid.

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Aspects modernes et contemporains de l’origami et du pli

§11 L’origami a suscitĂ© un engouement en rapport avec la fascination moderne de l’Oc-cident pour l’Orient, et un enthousiasme liĂ© aussi Ă  une redĂ©couverte et Ă  une rĂ©appro-priation de l’origami par les loisirs puis par les sciences. Les sciences dites « dures »ont trouvĂ© des applications Ă  cet art du pliage que des congrĂšs scientifiques internatio-naux vĂ©hiculent rĂ©guliĂšrement auprĂšs d’un public de plus en plus large (Singapour 2011,Tokyo 2014)26. Elles ont fait de l’exactitude de l’origami un fondement pour dĂ©mon-trer certaines thĂ©ories plus anciennes, mais aussi pour crĂ©er de nouvelles technologies etpour Ă©tablir de nouveaux thĂ©orĂšmes. Évoquant les chercheurs qui travaillent sur l’origa-mi, on parle mĂȘme de « mathĂ©maticiens origamistes27 ». DĂšs lors, sciences, artisanat etart se rejoignent, comme dans l’Ɠuvre du chercheur Robert J. Lang qui s’appuie sur lessciences de l’ingĂ©nieur pour crĂ©er des origami troublants de rĂ©alisme. DemĂȘme, JunMi-tani, artiste et professeur en sciences de l’informatique, collabore Ă  la collection 132.5 d’Issey Miyake dont les crĂ©ations de 1993 et le catalogue Pleats Please ont connu un grandsuccĂšs. Nuançant la suggestion deleuzienne qui attribuerait davantage le pli du papier Ă l’Orient et essentiellement le pli du tissu Ă  l’Occident28, les plis extrĂȘme‑orientaux dans lacouture (contemporaine mais aussi traditionnelle avec le pliage et le plissage des kimonoet des hakama) et les usages pliĂ©s des documents de la GrĂšce antique rappellent que l’onne peut attribuer de prĂ©sĂ©ance ni Ă  l’Orient, ni Ă  l’Occident.

§12 L’origami devient donc le creuset d’une intermĂ©dialitĂ© mĂȘlant les sciences, les artsplastiques et la crĂ©ation textile, ce que Dick Higgins appelle plus gĂ©nĂ©ralement l’inter-media, qui dĂ©signe ce « domaine qui s’étend entre la sphĂšre gĂ©nĂ©rale des mĂ©diumsartistiques et celle des mĂ©dias quotidiens29 ». Le pliage apparaĂźt dans de nombreusesƓuvres comme l’une des composantes du processus crĂ©ateur intermedia. On pourraitmettre ce processus en rapport avec les forces plastiques de la monade baroque ouvrantun domaine mixte qui « est interindividuel et interactif plus encore que collectif30. »D’ailleurs, le verbe « dĂ©plier » Ă©voque le mouvement vers un autre, une dĂ©couverte, unassemblage dynamique. La palpitation des deux (plier et dĂ©plier) rappelle la pulsationcardiaque, mais aussi le mouvement de l’éventail et la vaporisation de la perception liĂ©e

26D’aprĂšs J.‑P. Delahaye, op. cit., p. 76 et p. 81.27Ibid., p. 78.28G. Deleuze, op. cit., p. 53.29D. Higgins, « Intermedia », Something else newsletter, 1966, trad. par P. Krajewski dans « Sur les

intermĂ©dia », Appareil, 18/2017, « Art et mĂ©dium 2 : les mĂ©dia dans l’art », Paris, Éd. MSH Paris Nord,2017, p. 3.

30G. Deleuze, op. cit., p. 155.

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au battement qui disperse les grains de poussiÚre et les images, entre visible et invisible31.§13 Pliant des pans entiers de bùche qui masquent et soulignent à la fois une forme ca-

chĂ©e, Christo emballe ainsi les monuments. De la sorte, il devient difficile de distinguerfermement lamatiĂšre porteuse qui crĂ©e des plis et des bosses, et lamatiĂšre plissĂ©e qui la re-vĂȘt. À la duretĂ© de la pierre du PontNeuf se substitue la souplesse de la toile (Christo, Pa-ris, 1985),mise en abyme des lignesminĂ©rales ensachĂ©es dans les plis Ă©lastiques de la bĂąchemaintenue par des cordes. Comme dans le cas des sculptures baroques pour lesquelles laville constitue un dĂ©cor32, Christo dĂ©ploie un nouveau paysage urbain dans le labyrinthede la ville et sur les plis de l’eau. Cettemise en pli paysagĂšre rappelle que l’origami est aus-si un ensemble de plis rentrĂ©s (nommĂ©s vallĂ©es) et de plis Ă©mergents (montagnes). AncrĂ©sdans des territoires faits de tensions (descente, ascension ; intĂ©rieur, extĂ©rieur), le pli et l’origami sont les matiĂšres de vies possibles. SiphoMabona se tourne ainsi vers un art ani-malier Ă  taille rĂ©elle qui le rapproche en toute logique de la sculpture naturaliste Ă  grandeĂ©chelle. Alma Haser, quant Ă  elle, fait de la photographie un kalĂ©idoscope de portraitsayant l’origami pour fondement. Dans le domaine de la musique, Pierre Boulez crĂ©e lecycle monumental Pli selon pli Ă  partir de l’adjonction de piĂšces musicales inspirĂ©es parle poĂšte StĂ©phaneMallarmĂ©. Le design n’est pas en reste puisque les objets du quotidienreprennent les fondements (et le nom) de l’origami, faisant en mĂȘme temps du japo-nisme un argument de vente : pliage d’un café‑filtre individuel proposĂ© par une chaĂźnede cafĂ©s internationale, tables d’appoint de formes gĂ©omĂ©triques diverses, abat‑jour depapier multi‑facettes
 L’origami dans le design pose en mĂȘme temps la question de lasĂ©rialitĂ©, tout comme elle se pose dans une moindre mesure avec le dĂ©veloppement desloisirs crĂ©atifs liĂ©s au pliage selon un mĂȘme modĂšle.

§14 Par une « continuitĂ© des arts33 » dont le baroque aurait permis la rĂ©alisation, le plipeut donc concrĂ©tiser le croisement de systĂšmes sĂ©miotiques ou bien matĂ©rialiser plusgĂ©nĂ©ralement la rencontre des arts et de l’artisanat (ou de l’industrie), des arts et dessciences, des arts et de la nature, des arts et de la littĂ©rature, enrichissant de la sorte lerĂ©pertoire des possibilitĂ©s. Ce numĂ©ro thĂ©matique s’intĂ©resse donc au prĂ©cipitĂ© crĂ©Ă© parla rencontre de champs divers dans les emplois du pli, et Ă  la complexitĂ© de leurs relations.Comme dans la fabrication de l’origami, il s’agit de rapprocher des points distants entreeux afin de faire Ă©merger une forme et un volume depuis l’état le plus plat qui soit.

§1531Voir S. MallarmĂ©, « Éventail de Madame MallarmĂ© », PoĂ©sies, Paris, PoĂ©sie/Gallimard,

coll. « NRF », 1992, p. 47.32D’aprĂšs G. Deleuze, op. cit., p. 168.33Ibid.

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Évidemment, le pli, le drapĂ©, suscitent depuis fort longtemps l’intĂ©rĂȘt des chercheurs.De nos jours encore, les questionnements foisonnent. « L’Espace pliable » (2011) estĂ©voquĂ© lors du colloque dumĂȘme nom Ă  l’ÉcoleNationale SupĂ©rieure d’Architecture deParis, en collaboration avec l’UniversitĂ© Paris 1 – Sorbonne PanthĂ©on. Il s’agit d’étudierle rapport du pli Ă  l’espace, dans une transversalitĂ© disciplinaire qui va de l’architectureaux arts plastiques.AuMusĂ©eNational Japonais‑AmĂ©ricain deLosAngeles, l’exposition« Folding paper : the infinite possibilities of origami» [Plier le papier : les ressources in-finies de l’origami] (2012) rĂ©vĂšle des artistes tels Brian Chan, Vincent Floderer, TomokoFuse, Giang Dinh, Miri Golan, Éric Gjerde, David Huffman, Éric Joisel, Daniel Kwanou Richard Sweeney. Le colloque interdisciplinaire sur « Le Pli » (2016) Ă  l’École Na-tionale SupĂ©rieure des Arts DĂ©coratifs de Paris analyse quant Ă  lui les rapports entre laphilosophie et la mĂ©canique‑morphogenĂšse des matĂ©riaux.

§16 Par‑delĂ  la recherche universitaire, les galeries et les musĂ©es s’emparent du phĂ©no-mĂšne, signalant la patrimonialisation d’un certain emploi artistique du pli. Le MusĂ©eMatisse de Cateau‑CambrĂ©sis propose ainsi un cycle de confĂ©rences autour du pli et dudrapĂ© dans l’histoire de l’art (2014). La Galerie parisienne Binome organise une exposi-tion intitulĂ©e« L’ƒil plié» (2017) qui rassemble des artistes aussi divers qu’HĂ©lĂšne Bel-lenger, AnaĂŻs Boudot, Marie Clerel, Alfredo Coloma ouThomas Sauvin. L’exposition apour ambition de souligner la prĂ©sence du pli dans l’art photographique contemporain,notamment sa dimensionmĂ©taphorique (« replis de la pensĂ©e», pli du rĂ©el) et sa dimen-sion matĂ©rielle (dĂ©ploiement des points de vue, « configuration spatiale des images »,intermĂ©dialitĂ©, « texture du pli », contact et relief, apparition et disparition)34. Enfin,le MusĂ©e d’Orsay ouvre une rĂ©trospective intitulĂ©e Degas, la vie dans les plis (2018), quia pour prisme le regard de Paul ValĂ©ry sur l’Ɠuvre du peintre.

§17 Y a‑t‑il donc un effet « pli all over35 », comme l’évoqueGilles Deleuze Ă  propos de l’art moderne ? Les nouveaux emplois artistiques du pli et plus particuliĂšrement de l’ori-gami trouvent‑ils des points de convergence ? Qu’en est‑il de la mise en mouvement del’origami, de sa manipulation et de sa combinaison avec d’autres arts ou avec les sciencesdesquelles il est aussi issu ? En effet, le pliage est aussi un calcul mathĂ©matique et resteune manipulation de la gĂ©omĂ©trie dans l’espace. Quant Ă  l’origami, il Ă©voque cette pro-pension japonaise aux coudes et aux dĂ©tours qu’Augustin Berque, en s’appuyant sur lesĂ©crits de Mitsuo Inoue Ă  propos de l’architecture, relie « Ă  un souci d’ordre kinesthĂ©-

34D’aprĂšs le dossier de presse de l’exposition L’ƒil pliĂ©, Galerie Binome, Paris, du 3 fĂ©vrier au25 mars 2017.

35G. Deleuze, op. cit., p. 166.

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sique : donner l’impression du mouvement36 ».§18 En littĂ©rature, la mĂ©taphore textile a souvent Ă©tĂ© employĂ©e. Ce leitmotiv poĂ©tique

Ă©voque la Vie dans les plis d’HenriMichaux, les plis sensuels apparaissant dans les Fleursdu Mal deCharlesBaudelaire,mais aussi l’éventail de StĂ©phaneMallarmĂ©, et par ricochetcelui de Madame Edwarda (Georges Bataille). Il est aussi caractĂ©ristique de l’étude dela peinture et de la danse, du pliĂ© et des pliures37 par Paul ValĂ©ry dans Degas, Danse,Dessin. Chez Gherasim Luca, le pli de la langue est celui qui cache et dĂ©voile Ă  la fois, Ă  lamaniĂšre des diptyques et triptyques de cubomanies : le pli poĂ©tique est une anamorphoselinguistique qui prĂ©sente une image avant de se mĂ©tamorphoser en quelque chose deneuf. La poĂ©sie contemporaine fait d’ailleurs rĂ©guliĂšrement rĂ©fĂ©rence, explicitement ouimplicitement, aux plis de la langue ou Ă  ceux de la chair, comme dans la Conversationavec les plis de Marie Rousset, dans le recueil iL de Dominique Fourcade qui rappellel’Ɠuvre de Simon HantaĂŻ ou dans Le Cours du Danube de MichĂšle MĂ©tail qui parlede « vers repliĂ©s38 ». La critique littĂ©raire Ă©voque quant Ă  elle le tissage du texte Ă  lafaçon de Roland Barthes ou le nƓud borromĂ©en lacanien qui rĂ©side entre symbolique etimaginaire. En outre, Françoise Bort et ValĂ©rie Dupont rassemblent des Ă©tudes autourdes Textes, texture, textile, variations sur le tissage dans la musique, les arts plastiques etla littĂ©rature39 (2013).

§19 Gilles Deleuze fait aussi le lien entre le baroque dĂ©fini par le pli infini et le « modĂšletextile tel que le suggĂšre la matiĂšre vĂȘtue » ; car en art comme en couture, il faut que« le tissu, le vĂȘtement, libĂšre ses propres plis de leur habituelle subordination au corpsfini40 », ce qui se produit selon le philosophe aprĂšs la Renaissance. Une relation existeainsi entre la mĂ©taphore textile couramment employĂ©e par la critique et l’idĂ©e de pli. Eneffet, Ă©tymologiquement, l’un des premiers sens attestĂ©s du mot « texture » (selon laforme tisture en ancien français) contient l’idĂ©e de « liaison41 », celle qui existe entre les

36A. Berque, « Oku », Vocabulaire de la spatialitĂ© japonaise, op. cit., p. 374.37Voir E. Phitoussi, La Figure et le pli : Degas, Danse, Dessin de Paul ValĂ©ry, Paris, L’Harmattan,

coll. « EsthĂ©tiques », 2009, 233 p.38A.‑C. RoyĂšre (dir.), Interview de MichĂšle MĂ©tail, MichĂšle MĂ©tail – La PoĂ©sie en trois dimensions,

Marseille, Les Presses du RĂ©el, 2019, p. 9. Voir aussi C. Clonts, « RĂ©pĂ©titions et variations dans les listesvi-lisibles de MichĂšle MĂ©tail », Formes PoĂ©tiques Contemporaines, n° 15, LiĂšge, Presses Universitaires deLiĂšge, mai 2020, p. 55‑65.

39Voir F. Bort et V. Dupont (dir.), Textes, texture, textile, variations sur le tissage dans la musique,les arts plastiques et la littĂ©rature, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Art, ArchĂ©ologie etPatrimoine », 2013, 186 p.

40G. Deleuze, op. cit., p. 164.41D’aprĂšs le TrĂ©sor de la Langue Française, article « Texture ».

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fibres tissĂ©es. La liaison apparaĂźt aussi dans la formation du pli qui positionne un pan surun autre, chacun restant attachĂ© Ă  l’autre par un effet de charniĂšre. De plus, en tant quemarques, les pliures sont la trace de ces conjonctions et l’ensemble qu’elles constituentse nomme d’ailleurs le canevas de l’origami. Enfin, le croisement des pliures forme ce quel’on appelle en mathĂ©matiques « un graphe » qui comporte des nƓuds.

§20 En ce sens, le pli constitue‑t‑il une façon d’envisager la texture ? Comme dans le casdu baroque, peut‑on dire que « c’est la maniĂšre dont une matiĂšre se plie qui constituesa texture42 » ? Peut‑on parler d’esthĂ©tique du pli, Ă  l’Ɠuvre dans la trame du texte ?Quels sont les nouveaux apports de la critique dans l’étude de la mĂ©taphore du pli et decelle de l’écriture du pli ? L’esthĂ©tique du pli met‑elle en Ă©vidence des transformationshistoriques et culturelles ? Ce numĂ©ro de la revue Op. cit. souhaite rendre compte desderniĂšres recherches sur l’imaginaire liĂ© au pli mais aussi en examiner les continuitĂ©s etles ruptures.

§21 Le pli peut ainsi se considĂ©rer selon diffĂ©rents points de vue. Il cohabite en effet avecle repli et le dĂ©ploiement. Quelle(s) relation(s) Ă©tablissent‑ils ? L’un coexiste‑t‑il nĂ©ces-sairement avec l’autre ? Se dĂ©terminent‑ils mutuellement ? De fait, Gilles Deleuze Ă©critque « plier ne s’oppose pas Ă  dĂ©plier, c’est tendre‑dĂ©tendre, contracter‑dilater, compri-mer‑exploser43 ». Plier, dĂ©plier, replier constitueraient alors des modes de l’augmenta-tion et de la rĂ©duction, du dĂ©veloppement et de l’enveloppement, procĂšs qui ramĂšnentencore Ă  la missive. D’autres processus entrent‑ils en jeu ? De fait, si les plis de la ma-tiĂšre font volume et crĂ©ent de la densitĂ©, seules rĂ©sident les « puissances formelles dumatĂ©riau, qui montent Ă  la surface et se prĂ©sentent comme autant de dĂ©tours et de replissupplĂ©mentaires44 », comme l’écritGillesDeleuze. Elles effacent les contours clairementdĂ©limitĂ©s et crĂ©ent des turbulences dans la prĂ©hension de l’objet, posant la question dela fonction opĂ©ratoire du pli. De la sorte, la figure implique le geste et un point de vuesur le pli qui cache et dĂ©voile Ă  la fois. Doit‑on considĂ©rer avec le philosophe que le plis’inscrit dans une forme d’infinitĂ© oĂč « tout pli vient d’un pli, plica ex plica45 » ? Oubien faut‑il considĂ©rer avec Georges Didi‑Huberman que le visible peut constituer unetopologie du repli oĂč « l’interstice serait en quelque sorte porteur de la diffĂ©rence, dusens46 » ?De fait, le « double » est en latin duplus, c’est‑à‑dire « double, deux fois plus

42G. Deleuze, op. cit., p. 51.43Ibid., p. 11.44Ibid., p. 23.45Ibid., p. 16.46G. Didi‑Huberman, La Peinture incarnĂ©e, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 34.

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grand, partagé en deux47 ». En outre, le latin duplex évoque une épaisseur formée pardeux parties reliées.

§22 Plus concrĂštement, le pli implique un dessus et un dessous, un dedans et un dehors,ou un recto et un verso, comme pour les paravents. D’ailleurs, le verbe « rĂ©pliquer » estissu du latin re‑plicare, pris au sens de « plier en arriĂšre, replier, dĂ©plier », d’oĂč le senssecond de « dĂ©rouler un manuscrit, le lire, le parcourir et le replier48 ». Comme Hu-bert Damisch49, faut‑il voir la littĂ©rature, mais aussi les arts plastiques, comme un tissutramĂ© composĂ© de plusieurs Ă©lĂ©ments dont le dessus et le dessous apparaissent en tantque surface d’échanges ? L’idĂ©e de « double » et son Ă©tymologie prennent dĂšs lors toutleur sens. Elles en appellent au fait de « dupliquer », issu du latin duplicare qui signifieĂ  la fois « doubler » mais aussi « faire le double d’un document50 ». Au Moyen‑Âge,le terme latin devient dupliquier, c’est‑à‑dire « rĂ©pondre Ă , rĂ©pliquer51 ». En ce sens,les diffĂ©rentes surfaces supposĂ©es par le pli peuvent‑elles ĂȘtre reliĂ©es Ă  une forme d’in-tersubjectivitĂ© ou bien n’est‑ce qu’une illusion et n’y a‑t‑il pas d’échange possible maisdes bifurcations ? Le pli matĂ©rialise‑t‑il essentiellement une relation Ă  soi ou bien unerelation Ă  l’autre, pris dans son acception la plus large ?

§23 On conçoit dĂ©jĂ  que les manipulations de l’origami et la notion de pli qui en dĂ©-coule soulĂšvent bon nombre de questions auxquelles les travaux rĂ©unis dans ce numĂ©roproposent des rĂ©ponses possibles.

De nouvelles propositions

§24 Ces nouvelles propositions sont issues d’un ensemble de communications prĂ©sen-tĂ©es lors du colloque international et interdisciplinaire Origami, du nouveau entre lesplis ? Le pli dans la littĂ©rature et les arts / Origami, is there something new between thefolds ? The fold in literature and arts qui s’est dĂ©roulĂ© du 23 au 24 mai 2019 Ă  l’universitĂ©de Kyushu, Fukuoka (Japon)52. Les Ɠuvres, les thĂšmes et les genres qui y sont abordĂ©s

47D’aprĂšs le Gaffiot.48Ibid.49H. Damisch, « La Peinture est un vrai trois », catalogue Rouan, Paris, Centre Georges Pompidou,

1983, p. 15‑32.50D’aprĂšs le Gaffiot.51D’aprĂšs le TLF, article « Dupliquer ».52Le programme du colloque (resp. C. Clonts) du DĂ©partement de

Langue et LittĂ©rature françaises est disponible Ă  l’adresse Internet suivante :https ://www.academia.edu/39766091/_De_lorient_Ă _loccident_le_pli_all_over_international_and_interdisciplinary_symposium_Origami_du_nouveau_entre_les_plis_Le_pli_dans_la_littĂ©rature_et_les_arts_peer_review_Kyushu_University_Japan_23_24_May_2019_Proceedings_peer_review_to_be_published[consultĂ© le 7 novembre 2020]. Le partenariat avec l’Institut Français du Japon est consultable Ă  l’adresse

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parcourent une vaste Ă©tendue entre l’origami et le pli, de l’Orient Ă  l’Occident et viceversa. Ils traversent les Ă©poques et les lieux, les temps et les espaces, montrant la validitĂ©du pli et de l’origami comme« matiĂšres d’expression53 »qui font apparaĂźtre des formesd’expression trĂšs diverses.

§25 Tout d’abord, les recherches rassemblĂ©es proposent des cheminements dans l’imagi-naire et l’esthĂ©tique du pli au travers d’Ɠuvres trĂšs diffĂ©rentes dans leur temporalitĂ© etdans leur forme, depuis l’écriture libertine jusqu’à la peinture contemporaine. Commechez Gilles Deleuze, les premiĂšres Ă©tudes rappellent que le pli entretient un lien Ă©troitavec le textile. D’une part, Marie‑Paule deWeerdt‑Pilorge montre que le fantasme liber-tin trouve un support dans les plis des vĂȘtements fĂ©minins dĂ©crits dans l’Histoire de mavie de Casanova. Fonctionnant comme des virtualitĂ©s textuelles, les plis de la culotte, duruban, de la chemise ou du vĂȘtement oriental sont autant d’exemples de l’érotisme qui secache dans le drapĂ© des vĂȘtements. Lisser le pli et le drapĂ© reviendrait alors Ă mourir.DanssamĂ©taphore textuelle et sexuelle, le plimarque une charniĂšre entre une vie de jouissanceet l’inĂ©vitable condition humaine. De la sorte, cette texture « se dĂ©finit moins par sesparties hĂ©tĂ©rogĂšnes et rĂ©ellement distinctes que par la matiĂšre dont celles‑ci deviennentinsĂ©parables en vertu de plis particuliers54 », comme l’écrit Gilles Deleuze Ă  propos dubaroque, vĂ©ritable texturologie55. Dans le texte de Casanova, la force du corps nu s’exercesur la matiĂšre tissĂ©e, en mĂȘme temps que le corps mortel appartient Ă  l’imaginaire desplis du tissu. Comme avec l’origami, ce qui est au‑dessous soutient ce qui apparaĂźt Ă  lasurface.

§26 D’autre part, Ă©voquant les reliefs sur/de la toile traitĂ©s eux aussi comme des drape-ries, GĂ©rard‑Georges Lemaire soulĂšve la question de l’iconoclastie du plissage par uneĂ©tude comparative des Ɠuvres de trois peintres italiens contemporains, et notammentde leurs sĂ©ries de plissages. Ces derniers, de façons trĂšs personnelles, s’appuient commel’origami sur le jeu, la gĂ©omĂ©trie et les mathĂ©matiques. Chez Umberto Mariani qui sou-haite y condenser l’histoire de l’art tout en l’élargissant, le sujet se trouve au creux de lamatĂ©rialitĂ© du pli, et non cachĂ© derriĂšre le rideau, signalant une dialectique du voilementet du dĂ©voilement, du fixe et du mobile, du moderne et de l’ancien. Accroissant les ef-fets de la spirale de la perception, le tournoiement des plis de Massimo Arrighi crĂ©e desliens avec la musique et fait que l’Ɠil Ă©coute. Enfin, dans l’Ɠuvre de Giampiero PodestĂ ,

suivante : https ://www.institutfrancais.jp/kyushu/fr/agenda/colloque-origami/ [consulté le 1er no-vembre 2020].

53G. Deleuze, op. cit., p. 49.54Ibid., p. 51.55Ibid., p. 155.

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la plissure de la toile peut aller jusqu’à rappeler le baroque, tout en s’en dĂ©tournant et eninsistant sur une matĂ©rialitĂ© sans signes.

§27 Les Ă©tudes rĂ©unies ensuite analysent le pli et l’origami comme une trace ou commeun procĂ©dĂ© symbolique particulier pour Ă©voquer le temps, la reprĂ©sentation, lamĂ©moireet la psychĂ©. Étant trĂšs diffĂ©rentes dans leur approche de ces thĂ©matiques, elles ont pour-tant pour point de dĂ©part lointain les recherches de ThĂ©odule Ribot sur l’imaginationcrĂ©atrice (1900), aux balbutiements de la psychologie des « profondeurs » et des ques-tions de la mĂ©moire et de la science56.ThĂ©odule Ribot insiste en effet sur la rĂ©union de lacrĂ©ation artistique et de la crĂ©ation scientifique57, qu’il distingue de ce qui est reproduitpar habitude. Ainsi, Ă©tablissant aussi un lien entre les arts et les sciences, Gabrielle Deca-mousmet en Ă©vidence les pliuresmĂ©morielle et culturelle qui paraissent avec le nuclĂ©aire.Elle prend pour point de dĂ©part l’origami en forme de grue crĂ©Ă© par Sadako Sasaki, jeunevictime de la bombe atomique, qui constitue aujourd’hui un symbole d’espoir pour lefutur et une trace mĂ©morielle de l’évĂ©nement historique (Figure 7). Dans une perspec-tive mĂ©taphorique et transversale, les arts du nuclĂ©aire oscillent entre les plis et les fauxplis que l’on pourrait prĂ©senter comme des « signes ambigus58 ». Ceux‑ci permettentde saisir les variations qui s’étirent depuis le foisonnement de la crĂ©ativitĂ© qui traversel’ùre atomique et ses espaces, jusqu’aux catastrophes. Dans un tout autre registre maisavec la mĂȘme volontĂ© de souligner l’existence de stigmates, Sabine Kraenker Ă©tablit unlien entre le pli et la reprĂ©sentation du monde japonais Ă  l’Ɠuvre dans la bande dessinĂ©efrançaise. Face Ă  la pliure engendrĂ©e par des stĂ©rĂ©otypes plus anciens et en s’appuyantsur les travaux de Jean‑Paul HonorĂ©, ses recherches Ă©voquent de maniĂšre mĂ©taphoriquele dĂ©ploiement d’un nouvel imaginaire chez des dessinateurs français rassemblĂ©s dans l’album Japon aprĂšs un sĂ©jour nippon. Il semble donc que le point de vue des dessinateursfrançais sur la culture japonaise prend un autre pli, c’est‑à‑dire une inclination59 nou-velle qui n’est ni rectiligne, ni prĂ©formĂ©e, mais plus souple comme l’est l’origami, touten vallĂ©es et en montagnes.

56A. Binet, « Th. Ribot Essai sur l’imagination crĂ©atrice », L’AnnĂ©e psychologique, vol. vii, 1900,p. 619.

57Ibid., p. 621‑622.58G. Deleuze, op. cit., p. 29.59Dans le Baroque, le « motif n’est pas une dĂ©termination mĂȘme interne, mais une inclination. Ce n’

est pas l’effet du passĂ©, mais l’expression du prĂ©sent. [
] j’écris, je voyage
 » (G. Deleuze, ibid., p. 95)

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Figure 7. Offrande de guirlandes de grues en origami, Mémorial de la bombe ato-mique, Peace park, Nagasaki, 2018 © C. Clonts

§28 Les catastrophes et les perceptionsnĂ©gatives fondentdoncdes imaginaires qui peuventse prĂ©senter simultanĂ©ment comme une rĂ©action et une action. En mĂȘme temps, ils at-testent d’un dĂ©placement et d’un changement de paradigme. Parler de stigmates dansla mĂ©moire suppose que la production d’une Ɠuvre soit le rĂ©sultat d’un processus rĂ©ac-tif. L’imaginaire qui redouble la mĂ©moire signale l’existence d’un pli. Cette pliure de lamĂ©moire n’est pas seulement colĂšre, ressentiment ou incomprĂ©hension : c’est un enga-gement pour un avenir collectif et l’affirmation d’un dĂ©sir de mĂ©tamorphose. Au‑delĂ du pouvoir de dĂ©nonciation, l’artiste et l’écrivain font advenir une communautĂ© quimanque et portent une critique intrinsĂšque. La mĂ©moire d’une expĂ©rience (voyage oucatastrophe) et de sa trace dans les Ɠuvres littĂ©raires et plastiques pose aussi la ques-tion de l’oubli. Ce dernier phĂ©nomĂšne va Ă  l’encontre de la cure psychanalytique quipropose l’excavation comme une rĂ©gĂ©nĂ©ration. Si les Ɠuvres de la pliure mĂ©taphoriquemontrent la nĂ©cessitĂ© d’expurger les confusions et les tabous, et si l’espace littĂ©raire n’estpas Ă  proprement parler clinique, on peut nĂ©anmoins considĂ©rer avec les sciences psy-chanalytiques que la langue et la lettre sont aussi des empreintes qui s’inscriraient sur lecorps, ce « livre de chair », « signifiant des signifiants60 ». Il est d’ailleurs intĂ©ressantde faire un parallĂšle avec la morphogĂ©nĂšse organique oĂč le pli est l’une des formationsdu vivant qui se gĂ©nĂšre par la projection d’une intĂ©rioritĂ© vers une extĂ©rioritĂ©61. Dans lessciences humaines, cette projection peut ĂȘtre Ă©criture. Suivant l’interprĂ©tation psycha-nalytique, Jacques Lacan Ă©crit ainsi qu’avec Sigmund Freud, « le rĂȘve a la structure d’

60J. Lacan, « La Direction de la cure », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 630.61G. Deleuze, op. cit., p. 23.

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une phrase, ou plutĂŽt [
] d’un rĂ©bus, c’est‑à‑dire d’une Ă©criture62 ». Le rĂȘve, le corps etses symptĂŽmes sont structurĂ©s comme un langage. Ce sont des espaces pliĂ©s qui ouvrentplusieurs niveaux de lecture. Dans la maison baroque, si « [l’]inflexion est une idĂ©alitĂ©ou virtualitĂ© qui n’existe actuellement que dans l’ñme qui l’enveloppe. Aussi est-ce l’ñmequi a des plis, qui est pleine de plis63. » Ces plis de l’ñme (l’ñme baroque n’est pas, biensĂ»r, une conscience ou un inconscient psychanalytique mais son Ă©vocation permet decrĂ©er des passerelles) trouvent en mĂȘme temps une rĂ©actualisation par la crĂ©ation et parla lecture, permettant de la sorte de dĂ©ployer les plis en cascade et de remettre en branleun devenir sujet. En outre, la littĂ©rature a le pouvoir de transcender les effets nĂ©gatifs dela tracemĂ©morielle,mais aussi ceux de lamĂ©moire‑colĂšre ou de lamĂ©moire‑ressentiment,car les plis de l’imaginaire sont aussi des virtualitĂ©s. Les plissements de la cure psychana-lytique, en s’extĂ©riorisant, agencent une autre intĂ©rioritĂ©, celle du texte qui fonctionnealors selon ses propres principes.

§29 Abordant la poĂ©ticitĂ© de la prose et proposant des schĂ©mas qui reprĂ©sentent les in-flexions et les inclusions d’une pratique d’écriture non‑fictionnelle, YunjooHwang sou-ligne ainsi le travail du temps de la psychanalyse mais aussi l’existence de plis‑souvenirset de poches de lamĂ©moire dans les expĂ©riences littĂ©raires et psychanalytiques deGeorgesPerec.À l’opposĂ©, bienque toujours en relation avec l’approche introspective,Anne‑MariePicard met en valeur les effets d’un nouveau rĂ©alisme dans le roman Un Monde Ă  portĂ©ede main deMaylis de Kerangal. Ce nĂ©o‑rĂ©alisme se prĂ©sente au ras du texte, avant de fairevolume dans les plis de la langue, dans les strates gĂ©ologiques et dans les traces de la pein-ture rupestre. On pourrait presque se trouver dans la caverne64, terme de Jacques Lacanqui voit dans l’art pariĂ©tal le lieu d’apparition du langage parlĂ©, sa prise de volume65. N’étant pas tout Ă  fait lacanien, l’ouvrage de Maylis de Kerangal s’écarte de l’« ontologieplate » qui lisse les faux plis pour se rapprocher d’unmille‑feuilles expĂ©rimental et pouren souligner la marbrure. Il superpose pour Ă©viter la succession chronologique et fairecoexister les temps. MalgrĂ© l’aspect linĂ©aire et/ou chronologique de la phrase, l’écritureet la conscience perceptive chez Maylis de Kerangal s’éloignent de la poche mĂ©morielleprĂ©sente chez Georges Perec, voire la dissolvent par le vertige des dimensions infiniesdes plis du temps. Mais, finalement, Georges Perec et Maylis de Kerangal superposenttous les deux des pans pour s’affranchir de la linĂ©aritĂ© et pour permettre une connexiondes temps, chemins par lesquels la littĂ©rature devient l’actualisation d’une autre dimen-

62J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, op. cit., p. 267.63D. Deleuze, op. cit., p. 32.64J. Lacan, « Position de l’inconscient », op. cit., p. 844.65M. Grangeon, « Lacan prĂ©historien amateur avisĂ© », Essaim, n° 15, Toulouse, ÉrĂšs, 2005, p. 159‑160.

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sion. (Se) connaĂźtre (Ă©pistĂ©mĂš), s’affranchir de certaines fonctions (politique), retrouverune forme de pouvoir sur soi‑mĂȘme (psychanalytique), ne suffisent plus et laissent laplace dans un troisiĂšme temps Ă  la crĂ©ativitĂ© (esthĂ©tique), Ă  des mondes possibles et Ă  desformes de vie (ontologie).

§30 Semblables au canevas origamique, ces failles spatio‑temporelles, ces grottes ou cespoches, ces intĂ©rioritĂ©s humaines ou rupestres que l’on retourne comme un gant pourlesmettre Ă  jour, forcent Ă  penser le texte commeun relief 66. Les travaux qui suivent per-mettent plus particuliĂšrement un parcours dans la spatialitĂ© du texte ou dans une autreforme de gĂ©otextualitĂ©, qu’elle soit cartographie des phĂ©nomĂšnes inhĂ©rents Ă  la traduc-tion ou topologie de lamatĂ©rialitĂ© du support. On Ă©voque ainsi les plis qui se produisentlors de la traduction d’un texte d’une langue Ă  une autre, mais aussi les lignes du pli for-mĂ© dans l’objet‑livre et pendant la lecture. Maria BĂŒttner montre ce qui se produit enpoĂ©sie lors de la traduction, qui doit s’appuyer sur les nĂ©buleuses du sens dans les plis dutexte. Elle prend pour exemples la traduction de l’OdyssĂ©e par EmilyWilson et l’ouvrageplurilingue de haiku deDursGrĂŒnbein, traduit par YujiNawata. Combinant les travauxde Roman Jakobson et de Gilles Deleuze, elle souligne les liens qui s’établissent dans lepli de la traduction entre ses aspects linguistiques (horizontaux) et ses aspects spatiaux(verticaux). EnmĂȘme temps, parler de spatialitĂ© dans le livre implique que l’on considĂšreson support. Les historiens du livre mettent en Ă©vidence la multiplicitĂ© et la complexitĂ©des pliages et de leurs combinaisons dans lesmanuscrits et les parchemins67. S’intĂ©ressantau support du texte, ils soulignent le pli inhĂ©rent Ă  la forme du codex, ainsi que son dĂ©-ploiement et sa manipulation. Les lignes du pli s’inscrivent donc Ă  la fois dans un espacepalpable et dans un espace plus abstrait. La spatialitĂ© dans les processus de la traductionet de sa lecture indique aussi que le pli et sa forme interactive et/ou complexe qu’est l’origami constituent un ancrage potentiel pour dĂ©crire la matĂ©rialitĂ© des Ă©critures et desarts, constamment en mouvement. Dans l’Ɠuvre de GĂ©rard Titus-Carmel, notammentdans ses livres illustrĂ©s, apparaĂźt ainsi une charniĂšre entre le dedans et le dehors, entre l’envers et l’endroit. En Ă©voquant l’infini baroque et le plissĂ© du tissu, mais aussi la miseen variation continue de la matiĂšre et le dĂ©ploiement continu de la forme, Isabelle Cholsouligne les voies de passage et les interstices mĂ©nagĂ©s par les pratiques multiples de GĂ©-rard Titus‑Carmel. De la sorte, l’organisation de son ouvrage Le HuitiĂšme Pli et sondĂ©ploiement sĂ©riel interrogent la notion de pli et sa capacitĂ© Ă  rendre compte de l’acte decrĂ©ation, dans ce qu’il plie et dĂ©plie Ă  la fois. Il est alors possible de mettre en regard le

66Pour la comparaison lacanienne de la grotte et du sac, voir M. Grangeon, ibid., p. 161‑162.67D’aprĂšs L. Gilissen, « La Composition des cahiers, le pliage des parchemins et l’imposition », Scrip-

torium, t. 26, n° 1, 1972, p. 3‑33.

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labyrinthe de plis deleuziens et un infini volume origamique.§31 DĂ©plaçant les frontiĂšres Ă©tablies entre les arts, l’Ɠuvre de nombreux artistes contem-

porains s’inscrit donc Ă  la croisĂ©e des systĂšmes sĂ©miotiques, dans des zones intermĂ©diaireset intermĂ©diales, qui se jouent des codes et des frontiĂšres, et oĂč le pli et l’origami ontune fonction opĂ©ratoire. Interrogeant la relation entre le pli et le texte, Annie Jisun BaeĂ©voque ainsi l’Ɠuvrede SimonHantaĂŻ, qui fait de lamatĂ©rialitĂ© de l’écriture et de la trans-cription d’échanges Ă©pistolaires un nouvel espace artistique qui dialogue. Gilles Deleuzeayant Ă©crit que « [Simon HantaĂŻ] ne cesse d’affronter une autre possibilitĂ©, qui est laligne d’Orient68 », il est particuliĂšrement pertinent de mettre sa pratique en regard decelle de Kyoo Choix (Afour Rhizome) dont le pliage de fiches cartonnĂ©es et la combinai-son de cellules sont associĂ©s Ă  son rapport particulier Ă  la langue française et Ă  la questionde l’intime. Afin de souligner la fonction opĂ©ratoire des plis chez ces deux artistes, l’ar-ticle montre que ces Ă©lĂ©ments d’articulation constituent de vĂ©ritables interfaces entre levisible et l’invisible, l’intĂ©rieur et l’extĂ©rieur. De mĂȘme, si les arts plastiques ont depuislongtemps intĂ©grĂ© le matĂ©riau de l’écriture, la matĂ©rialitĂ© de certaines pratiques dyna-miques d’écriture poĂ©tique et ses emplois en tant que forme‑sens sont aussi Ă  prĂ©sent desphĂ©nomĂšnes acquis de la poĂ©sie moderne et contemporaine. À considĂ©rer la forme‑senscomme une identitĂ© (mĂȘme en partie) de la forme et du contenu, on soulĂšve la questionde l’existence du pli sur soi‑mĂȘme, donc du repli. Cependant, l’écriture perçue commeune dynamique permet de souligner le fait qu’elle est soumise Ă  des mouvements et desforces, mais aussi qu’elle se renouvelle selon des processus crĂ©ateurs incessants, Ă©vitantainsi les rabougrissements. Mon article prend donc pour point de dĂ©part l’imaginaireextrĂȘme‑oriental du pli et du repli dans le recueil de poĂ©sie PrĂšs d’eux, la nuit sous laneige de DĂ©borah Heissler. En soulignant un va-et-vient entre le repli de la nuit et l’ou-verture de la neige, il met en relief des entrebĂąillements poĂ©tiques (celui des pierres, desstĂšles, des jardins secs) et la courbure des floraisons qui se produisent entre l’ombre et lalumiĂšre. S’appuyant sur ces processus microscopiques69, la poĂ©tique origamique de DĂ©-borah Heissler trouve son plein accomplissement par l’éploiement du pli qui se rĂ©alisedans l’organisation de la page et par la typographie qui crĂ©e des mouvements de disper-sion et de condensation, de diastole et de systole, auxquels s’associent des Ă©tagementscitationnels. L’écriture implique alors un devenir, une extraction hors de tout recroque-villement qui se rĂ©alise dans le corps poĂ©tique. Cette composition organique est Ă  la foismatiĂšre et mouvement, et produit des forces plastiques.

68G. Deleuze, op. cit., p. 51.69Lemot « microscopique » est ici à entendre dans le sens employé par Gilles Deleuze comme ce dont

dépend une forme macroscopique.

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§32 De la sorte, les Ɠuvres littĂ©raires et artistiques constituent de nouvelles formes depossibilitĂ©s qui rĂ©sident entre le performatif et le cognitif, d’oĂč dĂ©coule l’absence dechoix dĂ©finitif entre les deux pans d’un mĂȘme pli, d’oĂč dĂ©coule aussi l’agencement dephĂ©nomĂšnesdivergents (ouverture/fermeture, droite/courbe, dedans/dehors, dire/se taire,matĂ©rialiser/abstraire
). Ainsi, signalant la coexistence d’une grande diversitĂ© de plis, lesarticles de ce numĂ©ro thĂ©matique Origami, le pli dans les littĂ©ratures et les arts ne sou-haitent pas non plus trancher dĂ©finitivement. Ils ouvrent au contraire un grand nombrede pistes plus ou moins tangentes, soulignent les connexions possibles et montrent se-lon le principe de la variation continue que l’on ne saurait ni clore irrĂ©mĂ©diablementla rĂ©flexion, ni la rendre systĂ©matique. Si l’on peut considĂ©rer avec Gilles Deleuze qu’ilsfondent en partie un nouveau baroque, ils donnent surtout naissance Ă  des questionne-ments nomades.

Quelques mots Ă  propos de : CharlĂšne ClontsCharlĂšne Clonts est associate professor de Langue et LittĂ©rature fran-çaises Ă  l’universitĂ© de Kyushu (Japon) et membre de l’équipe ALTERde l’universitĂ© de Pau et des Pays de l’Adour. Ses recherches portent surla poĂ©tique, la poĂ©sie et les arts, la mĂ©diation et l’espace poĂ©tiquesdans les littĂ©ratures de langue française des xixᔉ‑xxiᔉ s. Publications rĂ©-centes : l’ouvrage Gherasim Luca. Texte, image, son (Bern/Oxford, Pe-ter Lang, 2020), le chapitre « L’avant‑garde bucarestoise : Alge, de larevue Ă  l’affiche » dans LiVres de pOĂ©sie Jeux d’Espace (Paris, Hono-rĂ© Champion, 2016) et de nombreux articles (voir https ://cv.archives-ouvertes.fr/charlene-clonts).

Pour citer cet articleCharlĂšne Clonts, « Avant propos. De l’Orient Ă  l’Occident, le pli allover ? », Op. cit., revue des littĂ©ratures et des arts [En ligne],« Origami, le pli dans les littĂ©ratures et les arts » n° 22, printemps2021 , mis Ă  jour le : 14/07/2021, URL :https ://revues.univ-pau.fr/opcit/658.

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