Gérard Boi*elle
2013
Les Livresques
Accompagnés des “Mots pour les Livresques”
A propos des « Livresques » Les « Livresques », est-‐ce de la sculpture, une installa;on ou autre chose ?
Je me suis donné pour contrainte d’u2liser le livre comme ma2ère-‐première d’une proposi2on ar2s2que où chaque pièce créée laisse systéma2quement apparaître le livre comme objet originel mais l’accès à son contenu y est rendu impossible. Dans ces créa2ons, les livres connaissent des transforma2ons et agressions mul2ples (déchirure, pliages, coupures, perçage, collage, broyage, caroFage…) et des associa2ons avec d’autres matériaux (peinture, bois, métal, cordes…). Ainsi, ils se métamorphosent en des objets plas2ques qui n’existeront plus jamais en tant que simples livres à lire. C’est de la sculpture parce que le matériau est « travaillé » et que je recherche une certaine « beauté » des formes mais il existe aussi un aspect conceptuel qui interroge l’objet-‐livre dans notre civilisa2on numérique et communicante. Dans mon esprit, les Livresques sont comme des livres dans une bibliothèque, ils doivent être présentés à plusieurs, « au pluriel », et dans ce sens on peut parler d’une installa2on. Au delà des formes obtenues, l’u2lisa2on du livre apporte une sensibilité qui ne serait pas mobilisée de la même façon si un autre matériau était employé. Par sa forme reconnaissable mais surtout par sa présence, le livre porte déjà en lui une émo2on.
Pourquoi des « Mots pour les Livresques »?
J’ai proposé à celles et à ceux que cela pouvait intéresser d’écrire quelques mots pour accompagner ce travail et tendre ainsi vers la réalisa2on d’une œuvre collec2ve. J’ai souhaité qu’ils me racontent dans un texte assez court leur rapport personnel avec les livres, un souvenir, un lieu, une expérience par2culière ou bien des impressions en correspondance avec un Livresque.
3
4
Qu’en est-‐il de l’influence de « Fahrenheit 451 » ?
Je garde en mémoire des photos d’autodafés commis par les nazis mais surtout le film « Fahrenheit 451 » que François Truffaut a réalisé en 1966 à par2r du roman de Ray Bradbury (1953). Fahrenheit 451 (environ 233°C) est la température d’auto-‐inflamma2on du papier. CeFe fic2on décrit un monde où les livres sont interdits, ils sont brûlés et leurs propriétaires condamnés. Beaucoup de personnes de ma généra2on ont été marqués par ce film qui, par d’autres aspects, évoque un monde proche du nôtre, où règnent l’individualisme, l’hyperconsomma2on et le diver2ssement systéma2que dans une vie complètement normée.
Comment les livres sont-‐ils choisis ? Est-‐ce un critère important ?
Le premier livre était une histoire du XXème siècle, un « livre-‐monde » qui me paraissait intéressant à la fois pour la beauté de sa reliure et pour son contenu. La qualité physique du livre (reliure et papier) est primordiale pour supporter les contraintes (pliages, peinture…) et conserver les formes souhaitées. J’emploie de préférence des livres dont le contenu m’est peu important. Mais où se trouve la fron2ère des livres « intouchables » ? Le sacrilège absolu serait par exemple d’u2liser des livres de Malraux que j’ai lus et relus. Parmi les livres intouchables se trouvent ceux rela2fs à la créa2on ar2s2que et comportant notamment des reproduc2ons de peinture. J’u2lise plus volon2ers des livres d’essais devenus obsolètes, des livres scolaires, des guides touris2ques avec de solides reliures et du papier épais. J’efface tous les 2tres, il est important de se demander de quel livre il peut s’agir. Je crois que l’esprit peut voyager grâce à la mémoire d’une forme.
Comment savoir l’abou;ssement de ce travail, comment conclure ?
Une des caractéris2ques de l’art est de pouvoir se dérouler à l’infini et le livre m’apparaît comme un support inépuisable dès lors qu’il est associé à d’autres matériaux.
5
J’ai voulu évoquer la détresse du livre dans notre civilisa2on mais je ne veux pas employer le mot « crise » que j’entends con2nuellement depuis mon enfance et je ne veux surtout pas faire un procès à la modernité. Le livre cons2tue simplement le symbole majeur des modifica2ons profondes dans les domaines de la transmission des connaissances et de la représenta2on de la réalité. On ne peut pas développer ici tous les axes de réflexion mais on peut en citer quelques uns :
-‐ Nous vivons une érosion de la diversité des cultures sur terre. Au delà du clivage cultures de transmission orale / cultures du Livre, il est clair que la couverture technologique de toute la planète nivelle de plus en plus vite l’appréhension du monde qui nous entoure.
-‐ La diffusion de l’informa2on est de plus en plus virtuelle et son support physique disparaît. La traçabilité d’une quan2té exponen2elle d’informa2ons devient quasiment impossible. Il est désormais assez courant d’assister à des retournements spectaculaires dans de nombreux domaines (poli2que, historique, scien2fique…) comme si la vérité elle-‐même était considérée comme éphémère. Une expression comme « c’est écrit dans le journal » appar2ent au passé, nous sommes entrés dans l’ère du « rela2f » et d’une communica2on où le rapport « signal sur bruit » tend vers zéro.
-‐ La culture écrite n’est-‐elle pas elle-‐même en train de disparaître au profit d’une culture cyberné2que ? Au delà même des mots, de la langue « parlée », n’existe-‐t-‐il pas déjà des glissements sémio2ques avec de nouvelles formes de communica2on ?
Les milliers de livres mis au pilon par les éditeurs, les bibliothèques désormais appelées des médiathèques, la dispari2on des librairies… ne sont que des épiphénomènes symboliques d’une transforma2on rapide de civilisa2on. Il ne faut pas considérer ces réflexions comme un cri d’alarme mais comme un constat sous la forme d’une interroga2on: « Que se passe-‐t-‐il ? ».
-‐-‐-‐-‐-‐-‐-‐-‐-‐-‐-‐-‐-‐
6
Son choix
Elle m’a d’abord choisi, moi, bien calé et coincé entre tous mes frères sur l’étagère de sa chambre. J’ai pu alors ressenBr la chaleur de sa main sur le cuir de ma peau et, de temps à autre, la caresse de son doigt qui tournait une page. Je me faisais le plus léger possible. Nous nous sommes parlés quelques courts chapitres, le temps qu’une heure passe. Je n’ai pas su l’emporter au delà de son temps, de ce rendez-‐vous qu’elle ne devait absolument pas manquer. Alors, comme toutes les autres, peut-‐être un peu plus tôt qu’un autre, elle m’a quiLé.
7
8
L’addic;on
Longtemps je me suis droguée aux livres, addicBon forte et lumineuse où, sans disBncBon parBculière, j’avalais tout ou presque ce qui me tombait sous la main. Grâce aux livres, j’ai eu l’impression d’avoir pu mener plusieurs vies. Il s’agit plutôt du senBment d’avoir vécu des morceaux de vie très différents dans mon existence. C’est trop compliqué à expliquer. Je ne suis pas un écrivain. Mais un simple lecteur. Tout bêtement.
9
10
Cime;ère
Récemment, j’ai traversé le cimeBère pour prendre un raccourci et il m’est venu une idée étrange: les stèles mortuaires me sont apparues comme des couvertures de livres avec leurs Btres gravés dans le marbre. Chaque vie après tout ne vaut-‐elle pas d’être contée ?
11
12
Le compar;ment
Lorsque le train s'ébranla, Frédéric retourna s'asseoir dans le comparBment et s'empressa d’ouvrir un recueil de poésie, une anthologie du dix huiBème siècle. Il en reBra un peBt morceau de papier plié en quatre, froissé et jauni par le temps. La jeune femme assise en face de lui le regarda discrètement sans pour autant lever son visage penché sur le roman qu'elle paraissait lire, l'édiBon américaine de "The Secret Hotel" de John Bowhning, l'auteur du fameux « Monde Inversé ». Elle se demandait si le jeune homme lisait une leLre d'amour ou s'il tentait de déchiffrer un vieux poème chinois. De sa place n'importe qui aurait opté pour le poème chinois mais sa nature romanBque la ramenait sans cesse vers la première soluBon. Etant donné la pénétraBon dans laquelle il semblait plongé, elle songea à une amoureuse sensaBonnelle, quelqu'un qui devait se pâmer rien qu'en écrivant. Comme elle avait croisé les jambes, elle voulut s'en assurer en remuant doucement la cheville gauche mais Frédéric n'en parut nullement dérangé et conBnuait la lecture de son papier en fronçant légèrement les sourcils. L'homme assis à la droite de Frédéric avait la tête d’un père de famille nombreuse qui rentrait d'un enterrement. Avec une curiosité différente, il se sentait lui aussi adré par la leLre mais il ne manqua pas de remarquer la cheville ondulante de la jeune femme que flaLait un soulier bien dessiné. Elle s’en aperçu vite et, de son index dont l’ongle était peint d’un rose soutenu, elle rehaussa ses luneLes et reprit véritablement la suite de « The Secret Hotel », à l'instant où le porBer de nuit monte une orangeade de sa confecBon à la célèbre cantatrice nymphomane, Nancy Bocknell, l'héroïne de tous les romans de Bowhning. Sa cheville s'était immobilisée. Elle avait définiBvement opté pour le poème chinois.
13
14
Ecrire, écrire, écrire …
Mots, phrases, paragraphes, chapitres. Un livre … Pourquoi ? Ecrire, c’est meLre au jour, remonter à la lumière la part secrète de soi-‐même. Vider ce cœur trop plein d’émoBon, de douleur ou de joie, se retrouver et se senBr si bien. Et quand ces senBments, ces mots griffonnés se rassemblent, s’aggluBnent autour d ‘un fil conducteur ils deviennent nourriture du roman, de l’autobiographie, du fantasBque. Un livre en sorte. Mais, un livre n’est-‐ce que cela ? J’ai chez moi des livres qui ne seront jamais lus « Livre de plomb, de cuir ou tarlatanne Livre d’ardoise Sculpture magique enfermant à tout jamais les mots dans sa nuit » Le livre porte alors son secret, sa fascinaBon, celle de l’objet. Je le caresse, le regarde et rêve à tous ces mots enfouis, ces poèmes, qui ne verront jamais le jour. Alors c’est à nous-‐même de recréer l'univers qu'il conBent.
15
16
En un certain ordre assemblés
Qu’est-‐ce exactement un livre ? Tout peut-‐être contenu dans l’assemblage des mots. Un livre, c’est un recueil de mots jetés par hasard (ou par Dieu) dans la tête d’un « auteur » et par lui dans un « certain ordre assemblés ». C’est court ou c’est long, c’est une ficBon romanesque ou une démonstraBon savante, c’est du voyage poéBque ou des trouvailles philosophiques. Tout cela nous apparaît bien différent à chacun de nous « lecteurs » qui filtrons les mots et les recomposons dans le cheminement de notre imaginaBon. On regarde des mots et voilà qu’un nouveau monde apparaît. Un livre, c’est les mots, c’est le monde.
17
18
LA ROUE DE LA CONNAISSANCE
Le livre que j'approche peu, me manque. CeLe roue : c'est moi ! Celle qui entoure, emprisonne ce livre : emprisonne la connaissance. Je l'enserre et ne laisse rien dépasser mais lui n'est pas fermé, il se roule, ses feuilles fines et serrées les unes contre les autres demeurent présentes, emplies de leLres, de mots de phrases qui ne demandent qu'à être lues. CeLe couleur jaune, brillante, intense tel un soleil à son zénith m'adre, ce livre m'adre. A quand ceLe libéraBon, cet éclatement de l'étreinte ? CeLe soif de connaissance, telle une pépie non assouvie, que je reBens au plus profond de moi...
19
20
Envie de rêve
J’ai tant envie de rêve, j’ai tant envie d’écrire, Je n’ai jamais osé, j’avais si peur de vous voir rire. Il a fallu qu’un jour d’été, je découvre sur mon journal Un peBt entrefilet : un concours. Est-‐ce bien à mon niveau ? Alors, je me suis dit : Vas y, tu ne connais pas ces gens là N’aie plus peur, écris. Tu verras bien ce qui adviendra Timidement, farouchement, je vous envoie ces quelques pages Et j’aLendrai bien paBemment le verdict de votre équipage.
21
22
Envie d’écrire
L’envie d’écrire était toute ramassée en moi, Comme un bourgeon à peine éclos, comme une vie naissante qui ne peut accoucher. Il a fallu la fraicheur d’une pluie d’été, de ses dards cinglants pour que ce bouton s’ouvre et déploie ses pétales. Je me sens revivifiée, lavée de la gangue et la poussière accumulée dans une vie trop mondaine. Trop de monde va et vient, ne sait rien goûter de ceLe vie si belle La pluie a fait de la plage un désert, nu et presque vierge, pareil au premier maBn. Le ciel a embrassé la mer d’un si long baiser. Et la mer s ‘est hissé jusqu’au ciel qui avait pris sa robe de deuil Dans son amour, la mer a embrassé ce ciel, lui volant sa couleur d’argent, Les voici enlacés, dans un si long baiser, dans un si doux baiser Quand ils se sont embrassés dans ceLe clarté éblouissante, Le vent s’est calmé Le vent les a laissé Dans ce si long, dans ce si doux baiser Moi, je me suis baignée, portée, dans ce baiser d ‘amour Si rempli de tendresse, de fraicheur, Que mon âme en a été toute renouvelée. Alors seulement j’ai pu reprendre ma plume et me libérer.
23
24
Les fleurs oubliées
Un soir d’été, Les Fleurs du Mal oubliées sous l’orage, Au maBn, dans l’herbe du jardin, Gorgés d’une eau tellurique, les mots de Baudelaire éparpillés…
25
26
Le gâteau
Comment doit-‐on l’appeler ? Un gâteau-‐livre ou un livre-‐gâteau ? Selon l’ordre des mots, faut-‐il considérer le livre comme une gourmandise, une nourriture pour l’esprit ou bien comme un support de communicaBon devenu bien indigeste aujourd’hui ? Faut-‐il parler de l’industrie du livre comme on parle de l’industrie alimentaire ? En lisant certains romans il est vrai que j’ai souvent l’impression que leurs auteurs ont un peu trop recours aux conservateurs, aux agents de texture et aux arômes arBficiels.
27
28
Le grenier
Sans que j’eu besoin de la pousser très fort, la porte du grenier s'ouvrît avec un grincement aigu. Dans l'ombre, sous des toiles d'araignée qui semblaient posées là comme des voiles de navire, les caisses de livres m’aLendaient. J’y trouvai des romans du début du 20ème siècle aux reliures cartonnées, un livre de géographie avec des gravures de cartes anciennes, un manuel d'histoire pour jeunes filles de bonne famille : "De Jeanne d'Arc à Marie-‐AntoineLe", puis encore d’autres ouvrages scolaires et de vieilles cartes postales. Un prospectus vantait les bienfaits de la chicorée Leroux, un autre présentait le "sirop du père Cagnon", une poBon contre les effets indésirables de la sénilité. Dans la seconde caisse, après avoir exBrpé l'une des premières édiBons de "Cinq semaines en Ballon", la pêche devint miraculeuse : je dénichai successivement les "Mémoires d'Outre-‐Tombe" dans un épais volume puis "Le Comte de Monte Cristo" en deux tomes, dans une belle édiBon reliée en cuir. Puis il y eut une troisième et une quatrième caisse avec beaucoup d’autres trésors dont quelques romans de « la Comédie Humaine ». Ce n’est qu’après deux bonnes heures que, je suis descendue du grenier en entendant les voix familières qui m’appelaient. Cela faisait longtemps que je n’avais pas prêté aLenBon au temps qui passe. Etait-‐ce les livres, ou bien cet endroit oublié, ces souvenirs lâchés, livrés au temps, ce monde clos qui m’avaient fait « lâcher prise » ? Et dire que j’y ai même oublié ma peur des souris et des araignées !
29
30
Grognon
J’ai décidé depuis longtemps de ne plus ouvrir aucun livre. Un livre ce ne sont que des bêBses, des mensonges, des racontars, des histoires à dormir debout (ou assis ou allongé comme vous pourrez), des mieLes de vies, des illusions perdues à jamais, des paroles en l’air, des chansons tristes, des contes de fées pour les bécasses, des rêveries de promeneur solitaire qui me donnent la nausée, des fleurs du mal, des terres promises et jamais trouvées, des nœuds de vipères, des crimes et des châBments, des vanités, de la barbarie et j’en passe !
31
32
Mes Héros
Vos Livresques m’apparaissent comme des tombes, ou plutôt des cercueils où reposeraient les personnages des romans que j’ai aimés. Vous avez ainsi embaumé une parBe de ceLe liLérature qui me consBtue. Par votre faute, le monde de mes héros s’est écroulé. Mais c’est vous qui avez peut-‐être raison de remuer ainsi l’un des piliers de notre civilisaBon. Je veux vous pardonner en vous accompagnant dans ceLe œuvre un peu folle. Je vous propose donc de renommer une trentaine de vos Livresques du nom de mes héros de romans préférés. Voici donc trente noms piochés au hasard de ma mémoire. A vous de vous y retrouver : Julien Sorel, Zazie Lalochère, Emma Bovary, Clapique, Vautrin, Le Grand Meaulnes, CoseFe, E2enne Lan2er, Yseult, Eugène de Ras2gnac, Madame Rosa, Edmond Dantes, Ludvick Jahn, Salammbô, Le Prince Mychkine, Octave Mouret, Lucien de Rubempré, D’Artagnan, Charles Swann, Grandgousier, Michel Djerzinski, Antoine Roquen2n, Meursault, Raskolnikov, Garp, Thérèse Desqueyroux, Choukhov, Gilles Gambier, Goldmund, Jean Valjean. J’ai terminé par Jean Valjean, parce j’étais tombée amoureuse du personnage quand j’avais douze ans.
33
34
L’insoumis
J’ouvre, lis plie déplie rature salis touche maltraite tourne annote empoigne barre érafle surligne tourne rabats tord replie jeLe pose tâche planque marque rature entoure referme Toujours ce même corps à corps entre moi et cet insoumis livre de poche !
35
36
L’Inventaire
J’ai chez moi quatre meubles remplis de livres. La bibliothèque héritée de mes parents, en merisier avec des portes vitrées dans la parBe haute, occupe tout un mur de mon bureau. C’est là que je range mes beaux livres et mon encyclopédie Larousse et tout cela représente deux cent vingt sept volumes. J’ai ensuite deux meuble-‐étagères IKEA, de la collecBon « Billy », en quatre vingt cenBmètres de larges et deux mètres vingt de hauteur avec les rehausses. J’y range tous mes romans en « Livre de Poche » (au nombre de deux cent quatre vingt six) et mes revues de gemmologie et minéralogie que je n’ai pas dénombrées (mais comme j’y suis abonné depuis une dizaine d’années et qu’il s’agit de numéros mensuels, je dois bien en avoir deux cent quarante, sans compter les numéros hors-‐série). Et puis, à côté du gros radiateur en fonte du salon, se trouve la bibliothèque que j’ai fabriquée à parBr d’une vieille armoire, une « bonneBère » raccourcie. Elle n’est pas très belle ni très praBque mais je ne peux me résoudre à la remplacer. Là, je range mes livres de sciences et techniques, dont beaucoup se rapportent à l’espace, aux infiniment grands et peBts, et puis aussi la philosophie et les sciences sociales. Cela représente tout de même cent soixante quinze volumes. Je possède donc en tout six cent quatre vingt huit volumes soigneusement rangés chez moi. J’ai encore besoin de temps pour te dire ceux que j’ai vraiment lu, sans compter ceux de la bibliothèque municipale et tous ceux qu’Antoine a pu me prêter.
37
38
« Le » Livre
J’avais une vie terne, sans surprise, pleine d’ennui. La solitude, c’est à dire le creux, le vide relaBonnel absolu, cela peut remplir une vie enBère. Je me trainais donc d’années en années et j’en étais presque à ma quarantaine, complètement préparée à terminer le reste de mon existence comme elle s’était toujours déroulée. Je lisais très peu, voire même pas du tout, excepté quelques revues et des rapports administraBfs pour mon travail au ministère. C’est en fait une jeune collègue, toute nouvelle dans le service qui, forçant ma carapace, me tendit un jour « le » livre qui a bouleversé ma vie. Etait-‐ce la façon dont elle me l’avait présenté ? Etait-‐ce justement ce livre et pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Je n’ai toujours pas la réponse. Je l’ai dévoré en deux jours et ma vie a basculé, j’ai appris à m’aimer et surtout à aimer les autres et tout ce qui m’entoure. Je me suis mariée (trop tard pour faire des enfants) et je me sens aujourd’hui parfaitement heureuse. Ce livre avec qui j’avais rendez-‐vous c’était « Le chemin le moins fréquenté » de ScoL Peck.
39
40
Des livres pour l'Empire
Miguel de C. s'était installé sur une vaste terrasse caillouteuse dominant le rivage d'une dizaine de mètres.
Il pourrait de là contempler l'épave du vaisseau spaBal livrier « La nef d'Ishtar », lequel n'accosterait jamais plus à la planète Trantor, capitale de l'Empire, où il devait enrichir l'Encyclopedia GalacBca des millions de volumes que lui avaient confiés la plupart des Médiathèques des Planètes Unies du Système solaire. Miguel de C. s'affairait à construire sa future maison. Il uBlisait à ceLe fin des conteneurs parallélépipédiques de livres de trois dimensions uniformes : peBte, moyenne et grande. Parmi les blocs jonchant le sol, il avait d'ailleurs reconnu certains des ouvrages transportés par le vaisseau spaBal, épaves maintenant rejetées comme lui-‐même par l'éther inhospitalier. Une parBe en était encore entourée de leur enveloppe.
Celui-‐ci, fait d'hydrium réBculé et conçu pour les condiBons spaBales extrêmes, avait résisté le plus souvent au contact brutal avec le sol de ceLe planète qui les avait recueillis, d'autant plus miraculeusement qu'elle ne figurait sur aucune base de données sidérale. Ces conteneurs étaient de plus munis d'un système d'assemblage mécanique desBné à rigidifier la cargaison du vaisseau, qui, ici, le dispenserait de l'uBlisaBon de tout morBer. Il consBtuait un matériau idéal, léger, isolant, élégant, dur et résistant.
41
Miguel de C. avait systémaBquement orienté vers l'intérieur de la maison l'ouverture de ces boîtes porte-‐livres, dont il avait reBré le couvercle. De ce fait, par construcBon, chacune des pièces formait une bibliothèque, aux murs enBèrement tapissés de volumes. En effet, il avait pris soin de doubler l'épaisseur des cloisons intérieures, pourtant en général non porteuses, afin d'éviter les arbitrages difficiles entre deux pièces conBguës. Il occupait ainsi toute la place murale disponible. Disposant donc de matériaux modulaires interchangeables, Miguel de C. avait pu affecter à chacune des pièces, cependant trop peu nombreuses à son gré (il avait dû sacrifier la poésie), un ou plusieurs domaines liLéraires. Par le couloir d'entrée, consacré à la philosophie et aux religions, on accédait à l'histoire dans un peBt fumoir. De là on pouvait gagner le théâtre et le roman classique dans les deux chambres à coucher. Puis c'était l'apothéose : livres d'aventures et de science ficBon régnaient sur le vaste bureau-‐salon ouvrant sur la falaise et la rivière qui la baignait. On passait ensuite à la psychanalyse dans la cuisine puis aux sciences occultes dans les « lieux ».
Miguel de C. dénomma sa villa "Dulcinée". L'étoile Beta Pictoris brillait au zénith, se détachant sur un magnifique ciel vert.
42
Les piliers
Il faut entrer dans une bibliothèque ou une librairie comme on pénètre dans une forêt. Je veux dire par là qu’il faut aimer les livres comme on aime les arbres. Ils sont à leur manière des piliers dans nos vies. Et puis les livres viennent des arbres. Ils ont aussi des feuilles. Et parfois même elles bruissent et jaunissent aussi.
43
44
Une an;quité
J’ai dans ma bibl iothèque un l ivre avec une couverture vraiment bizarre inBtulé "Précis méthodique de l'histoire ancienne et moderne des liFératures européennes et orientales, des2né à la jeunesse et aux gens du monde », suivi d’un long paragraphe sur l'auteur et sur le contenu de l'ouvrage, comme si le Btre n'y suffisait pas. Il est aussi menBonné « Nouvelle EdiBon 1867 ». Enfin, pour clore ceLe couverture plutôt chargée, figure une citaBon de trois lignes signée Bacon en épigraphe : "Sans l'histoire liFéraire, l'histoire du genre humain est comme la statue de Polyphème dont aurait arraché l'œil." J’hésite à trouver cela ridicule ou bien franchement hilarant mais pour faire encore plus cocasse je préfèrerai quelque chose comme: "Avec l'histoire liFéraire, l'histoire du genre humain est comme la Vénus de Milo à qui on aurait recollé les bras" Cela peut aussi foncBonner avec la victoire de Samothrace et toutes les statues grecques muBlées.
45
46
La Rehausse
Les premiers livres dont je me souvienne remontent à très très loin dans mon enfance, lorsque je ne savais pas encore lire et me trouvais encore loin des bancs de l’école. Oh non, il ne s’agissait pas de ces livres qu’on offre aujourd’hui aux bébés, ces livres aux formes, couleurs et textures étudiés pour soi-‐disant les éveiller au plaisir de la lecture ! C’était les deux seuls livres que mes parents possédaient, une édiBon en deux volumes du dicBonnaire Larousse. Et si je m’en rappelle si fort, c’est que maman s’en servait toujours pour me rehausser sur ma chaise. Bien sûr, il n’y avait ni place ni argent pour acheter une chaise haute. Je devais avoir trois ou quatre ans et je me rappelle de ceLe reliure de cuir ouvragé qui me chatouillait la peau des fesses à chaque repas. Si nous avions eu le téléphone, j’aurais peut-‐être gagné en confort avec les Bodns…
47
48
Pleins et déliés
Voilà quelques années, je furetais sans but précis dans la bibliothèque du château de ma grand-‐mère et je suis tombé sur un livre ancien ayant appartenu à mademoiselle Gabrielle Pasturier, étudié par elle en l'année 1896. Elle avait écrit son nom avec une magnifique écriture. L’élégance de ses pleins et déliés emporta alors mon imaginaBon vers ceLe jeune fille du dix-‐neuvième siècle. Une robe ample, un corsage blanc brodé de fleurs, des étoffes à n'en plus finir devaient ponctuer de froissements le moindre de ses gestes. Je la devinais rêveuse, sylphide lointaine et calme, endormie et souriante. Je vous l’assure, l’écriture magique de ceLe femme m’a inspiré une sensaBon d'humanité absolue, j’ai gouté au charme mystérieux de son intelligence raffinée, et j’ai suivi dans les méandres de son nom les gestes délicats d’un corps féminin, imprégné d'un parfum envoutant. J’ai ensuite laissé planer mon regard sur les choses incertaines qui occupaient la pièce. Il régnait une atmosphère parBculière, une lumière diffuse, une sorte de brouillard bleuté. De la poussière se mouvait lentement dans un faible rayon de soleil. Je suis sorB dehors, dans le grand parc qui entoure le château. Et j’ai marché jusqu’à la nuit tombante.
49
50
Les puces
Les livres anciens passionnaient mon père. Ce n’était pas la qualité liLéraire des ouvrages qui l’intéressait, mais l'empreinte du temps, ceLe sensaBon parBculière que procurent les feuilles piquées et jaunies, un commentaire dans le haut d’une page ou bien une fleur séchée, oubliée là par une âme rêveuse. Il m’emmenait souvent au marché aux puces pour fouiller les étalages des brocanteurs et marchander des livres au contenu parfaitement insignifiant. S’il lui arrivait de parcourir des passages en feuilletant les pages usagées, il ne les achetait pas pour les lire. C’était l'objet en soi qui le fascinait, le contact avec le papier rugueux, la fragilité des reliures, ces livres ouverts par tant de mains plus ou moins expertes, plus ou moins iniBées. Et puis il y avait ceLe odeur piquante, bien caractérisBque du livre épuisé qui venait terminer là sa course dans le temps, juste entre ses doigts. Il aurait pu préférer les meubles anciens, les vierges d'églises moisies, les pendules poussiéreuses et détraquées, les ouBls rouillés, les rideaux brodés, les vieilles croûtes représentant des saints oubliés comme toutes les originalités extravagantes que prisent souvent les collecBonneurs mais son goût pour la nostalgie s'était arrêté sur les livres. Je crois bien qu’il m’a communiqué une part de sa passion. Je ressens la fragilité des livres. Quoi de plus éphémère qu'un ouvrage édité à quelques centaines d'exemplaires? Quoi de plus relaBf que l'intérêt porté à l'auteur, désormais inconnu? Et moi aussi je m’aLarde parfois devant l’étal d’un brocanteur.
51
52
Un rêve
C’est l’histoire d’un rêve, ce genre de rêve dont on se rappelle toute sa vie. Je devais être adolescent ou presque. Je lisais déjà beaucoup, je dirais même abondamment. Ce rêve commença lorsque j’entrai dans une immense forêt, haute et profonde en suivant un senBer étroit. Les troncs d’arbres me faisaient un peu peur, ils semblaient se rapprocher de moi à mesure que je m’enfonçait dans les ténèbres vertes émeraude, tendant vers le noir. Je pouvaient alors toucher les troncs, l’écorce devenait lisse sous mes doigt, des leLres gravées apparaissaient : chaque tronc se transformait peu à peu en livre et s’alignait parfaitement avec ses voisins. C’était merveilleux. C’était mulBcolore. J’ai finalement abouB dans une grande clairière, une rotonde de livres, la plus grande bibliothèque du monde ! Je me suis alors réveillé et ma tête tournait, tournait…
53
54
La sépara;on
Je m’étais bien promis de le lire jusqu’à la fin mais je l’ai quiLé comme on quiLe un homme. C’est presque toujours la même histoire : la fascinaBon des premières pages, la beauté des lieux traversés, la force du personnage principal. Un début éblouissant, une vraie histoire d’amour. Et puis c’est une phrase qui s’écroule par un mot, un seul écart et voilà le doute qui s’installe. On commence à ne plus y croire, on se Bent à distance, on observe, on gueLe les imperfecBons, on aLendait autre chose. Mais avec celui là, je suis peut-‐être juste allée un peu plus loin qu’avec les autres.
55
56
Un jour, bientôt
Ma pendule romanesque et poéBque s'est arrêtée à mes 22 ans, du côté de Henri FOURNIER, Francis JAMMES, CADOU... Ensuite, mes lectures n'ont plus été que documentaires. Depuis longtemps, je suis sans doute infirme et très, très en retard, mais je recommencerai à lire un jour, lorsque je serai plus vieux, ou plus jeune peut-‐être...
57
58
Mémoire
A quoi cela m’a t-‐il servi de lire autant de romans ? Combien en ai-‐je lu? Est-‐ce que je m’en rappelle vraiment ? Ai-‐je lu l’ensemble des « Rougon–Macquart » disposés en bon ordre et occupant toute une étagère de ma bibliothèque ? Et « Les Thibault » ? Et « Jean-‐Christophe » ? Et « A la recherche du temps perdu » ? Tous les personnages se mélangent dans ma mémoire : Jacques LanBer qui aimait bien trop sa locomoBve, Swann et le salon des Verdurin, RoquenBn qui voulait tout connaître dans l’ordre alphabéBque. Tchen a-‐t-‐il finalement frappé à travers la mousBquaire ? Je me suis longuement demandé pourquoi personne n’avait aidé Jean Valjean à soulever la charreLe.
J’ai vécu avec les livres comme avec les films, comme avec toutes les personnes avec qui un jour j’ai parlé et dont je ne me souviens plus.
59
Je 2ens à apporter tous mes remerciements à toutes celles et ceux qui ont bien voulu éclairer les Livresques par leurs mots et leur enthousiasme!
Monique BALDOSKI Patricia CAIL CHARLIE Anne DELARIVIERE Yann DUBAC Vincent DUBOIS Jean-‐Eric DUCHESNAY Victor DUPEUX Jean Paul DUPUIS Laurence DUVERGER François GAUTHIER Laurent HUMELIN Claude KARR Marie LANGEVIN Jean LAPIERRE Cécile MONTAUBERT Mar;ne PESLERBE Françoise PLESSIS Dominique RETIERE Laurence SARDON Florence TADELEC Isabelle THEBAULT Guy WAMBERGUE