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Cycle de conférences du Conseil d’État (section du rapport et des études) Entretiens sur l’Europe
Huitième conférence :
Le droit européen de la concurrence est-il adapté à l’économie mondialisée ?
Dossier du participant
Mercredi 19 octobre 2016
(17h30 – 19h30)
Conseil d’État Salle
d’Assemblée générale
Le droit européen
de la concurrence est-il adapté
à l’économie mondialisée ?
Le modérateur :
Bruno Lasserre Président de la section de l’intérieur du Conseil d’État, ancien président de l’Autorité de la concurrence
Les intervenants :
Thierry Breton, Président-directeur général du groupe Atos, ancien ministre
Olivier Guersent, Directeur général Stabilité financière, services financiers et Union des marchés de capitaux (FISMA) à la Commission européenne
Andreas Schwab, Député au Parlement européen
Présentation du cycle Le 6e cycle de conférences du Conseil d’État porte sur l’avenir de l’Europe à la lumière des défis auxquels elle doit faire face.
Plus de 60 ans après la déclaration Schuman et la création de la Communauté économique européenne, toutes les enquêtes d’opinion attestent qu’en dépit de réussites éclatantes, avec notamment la réunification du continent et l’intégration des démocraties de l’Europe de l’Est, les peuples s’éloignent de l’Union, perçue comme trop bureaucratique et distante. Le « non », lors du référendum en 2005, de la France et de la Hollande, puis le rejet par l’Irlande du traité de Lisbonne en 2008 lors d’une première consultation ont eu déjà valeur d’avertissement. Le vote spectaculaire des britanniques, qui ont choisi le 23 juin de quitter l’Union, est un électrochoc lourd de conséquences encore difficiles à mesurer.
Et pourtant, l’Union est plus que jamais nécessaire pour faire face aux nouveaux enjeux de la globalisation. Elle est devenue un acteur majeur de la régulation économique mondiale,
notamment dans les négociations commerciales internationales et le droit de la concurrence, permettant ainsi de défendre les intérêts vitaux des États et d’incarner une vision européenne. L’Union joue également un rôle essentiel dans l’aide au développement et dans la recherche d’un nouveau modèle de croissance plus équilibré, afin de mettre en œuvre l’indispensable transition énergétique et de parvenir à une économie sociale de marché alliant l’exigence de compétitivité avec un haut niveau de solidarité.
Aujourd’hui l’Union continue d’ailleurs de jouir d’un grand prestige à l’extérieur de ses frontières, comme en témoignent les demandes d’adhésion ou de partenariat qui ont conduit à définir une nouvelle politique de voisinage. La société civile internationale, les ONG et les défenseurs des droits de l’Homme comptent sur l’Union pour peser en faveur d’un monde plus juste. Le rayonnement de la jurisprudence de la CJUE et de la CEDH contribue à faire de notre continent celui d’une certaine idée des droits de l’Homme.
L’Union est dans une certaine mesure victime de son succès et de son attractivité. Elle a grandi très vite et les élargissements successifs
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ont conduit à une complexification de son architecture et à une Europe à plusieurs vitesses. Malgré les réformes successives donnant davantage de poids et de légitimité au Parlement européen, et associant davantage les parlements nationaux, le sentiment d’appartenance à la Nation demeure primordial et les concepts de citoyenneté et de démocratie européennes restent largement abstraits.
Enfin, la création de la zone euro a changé profondément la nature de l’Union. Si elle a permis de doter les États membres qui en font partie de l’une des monnaies les plus fortes du monde et a rendu irréversible une approche communautaire des questions budgétaires et économiques, elle a aggravé le risque de faire de l’Union le bouc émissaire d’opinions publiques lasses des efforts demandés pour restaurer la compétitivité et retrouver une croissance durable. À la suite de la crise économique et financière de 2008, face à la nécessité de conjurer le risque des dettes souveraines, le rôle de la Banque centrale européenne s’est considérablement accru. La question est posée d’une plus grande convergence fiscale, économique et sociale et de la gouvernance de la zone euro.
L’Union doit aussi faire face à de nouveaux défis pour assurer la sécurité du continent. Bien que les traités aient posé les bases d’une politique étrangère et de sécurité commune, et malgré la création d’un Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, l’Europe n’est pas encore parvenue à s’approprier la place qui lui revient au sein du concert des grandes puissances. Plus fondamentalement encore, l’Union est fragilisée par le sentiment diffus qu’elle n’est pas en mesure de véritablement contrôler ses frontières extérieures, problème rendu encore plus aigu par la récente crise migratoire. Pour rester une terre d’asile fidèle à sa vocation sans enclencher une spirale dangereuse qui conduirait à une remise en cause du principe fondamental de la libre circulation des personnes et des marchandises dans l’espace européen, l’Union doit trouver les moyens de démontrer aux opinions publiques qu’elle a la capacité, en partenariat avec les États, de gérer l’espace Schengen et de rendre le dispositif « Dublin » plus efficace.
Il s’agit donc pour le Conseil d’État, en conviant des personnalités nationales et européennes reconnues pour leurs compétences, de s’interroger sur les moyens pour l’Union de faire face à ces nouveaux défis afin de continuer à incarner au 21e siècle, dans notre monde globalisé, un idéal européen plus que jamais nécessaire.
Organisés par la section du rapport et des études sur une durée de deux années, les Entretiens sur l’Europe abordent trois thèmes principaux :
‐ La première série de conférences porte sur l’architecture de l’Europe et traitera des institutions nécessaires à une Europe différenciée : la gouvernance de la zone euro, les convergences possibles entre États membres dans les domaines sociaux et fiscaux, ainsi que la question de la capacité de l’Union à gérer ses frontières.
‐ La deuxième série de conférences concernera les politiques de l’Union : poids et rayonnement de l’Union dans un monde globalisé, l’Europe commerciale, l’enseignement et la recherche, le rôle du droit dans la compétitivité économique de l’Union ou encore la place dévolue au service public.
‐ La troisième et dernière série de conférences sera consacrée à la question souvent débattue de l’identité de l’Europe, en approfondissant les concepts de démocratie et de citoyenneté européenne et la définition des valeurs communes à l’Union.
Présentation de la conférence :
Le droit européen de la concurrence est-il adapté à l’économie mondialisée ?
La politique de la concurrence de l’Union est elle adaptée aux défis de la mondialisation ? La politique de concurrence de l’Union repose sur des fondements économiques et éthiques. Dans une économie de marché, le choix de la libre concurrence est supposé encourager l’adaptation de l’offre à la demande, inciter à l’innovation et aux gains de productivité et profiter aux consommateurs. Mais le choix de la concurrence est aussi celui d’un modèle social et politique : en garantissant la liberté d’initiative et d’entreprendre et en permettant la diffusion du pouvoir économique, il protège l’équilibre démocratique de la société. Les règles européennes de concurrence, qui ont joué un rôle essentiel dans la construction européenne en accompagnant la réalisation du marché commun et en rendant impossible le retour au nationalisme économique, n’ont cessé d’être critiquées par les défenseurs de la souveraineté nationale et du dirigisme
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économique. Aujourd’hui, le débat central est celui de la place de l’Europe dans la mondialisation et de la nécessité ou non d’adapter la politique européenne de concurrence afin de défendre les intérêts stratégiques de l’Union. Élément moteur de l’intégration communautaire, la politique européenne en matière de concurrence tire sa force d’un corps de règles uniformes et d’un système de gouvernance efficace (I). Emblématique de l’Union, la politique européenne de concurrence est au cœur du débat sur la place de l’Europe dans la mondialisation (II). Avec l’accélération de la globalisation, la politique de la concurrence doit s’inscrire dans une stratégie d’ensemble pour défendre la compétitivité de l’Union sur le marché mondial et promouvoir l’harmonisation des règles à l’échelle internationale (III). I‐ Élément moteur de l’intégration communautaire, la politique européenne en matière de concurrence tire sa force d’un corps de règles uniformes et d’un système de gouvernance efficace. Les pères fondateurs de l’Europe avaient une grande méfiance envers le nationalisme économique considéré, comme l’une des principales causes des deux conflits mondiaux, en raison notamment du rôle joué par les grands conglomérats industriels 1 . Dans le contexte de la guerre froide, le choix de la libre concurrence avait aussi une dimension idéologique : il s’agissait de défendre l’économie de marché et la démocratie en luttant contre une trop forte concentration des moyens de production. Enfin et surtout, dans l’esprit des rédacteurs des traités, il fallait éviter que les opérateurs économiques ou les autorités publiques ne réintroduisent des obstacles aux échanges. Les règles de la concurrence ont une fonction intégrationniste au service de l’unification du marché intérieur. L’article 3 du traité de Rome2 disposait déjà que « l’action de la Communauté comporte un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun ». Et à la différence de la plupart des régimes
1 Jean Monnet, Mémoires, Le Livre de Poche, Paris, pp. 511‐514 ; v. également Déclaration Schuman du 9 mai 1950 : « A l’opposé d’un cartel international tendant à la répartition et à l’exploitation des marchés nationaux par des pratiques restrictives et le maintien de profits élevés, l’organisation projetée assurera la fusion des marchés et l’extension de la production » (…). 2 Traité de Rome, Art. 3 : « Aux fins énoncées à l'article précédent, l'action de la Communauté comporte, dans les conditions et selon les rythmes prévus par le présent traité : (…) f) l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le marché commun (…) ».
« antitrust » en vigueur, notamment aux États‐Unis, les règles de concurrence concernent non seulement les entreprises 3 mais aussi les autorités publiques, afin de lutter contre les pratiques susceptibles de cloisonner les marchés nationaux. La politique européenne de la concurrence repose ainsi depuis l’origine sur un corps de règles uniforme d’application directe. S’agissant des entreprises, deux types de pratiques anticoncurrentielles sont prohibés : les ententes et l’abus de position dominante. Aux termes de l’article 101 du TFUE4, toute entente entre entreprises qui a pour effet ou pour objet de restreindre la concurrence est interdite et nulle de plein droit. La rigueur de cette prohibition est toutefois atténuée par la possibilité d’exempter des ententes présentant un bilan positif. L’article 102 du TFUE5 stipule que l’abus de position dominante étant incompatible avec le marché intérieur, il est interdit. Il se manifeste par des comportements de l’entreprise dominante visant, directement ou indirectement, à l’éviction des concurrents, qu’il s’agisse, par exemple, de refuser de fournir à ceux‐ci un produit nécessaire à leur activité, ou l’accès à une « infrastructure essentielle », ou encore de soumettre une telle fourniture ou un tel accès à des conditions ou des délais déraisonnables6. Sont également prohibés les comportements intervenant dans le cadre des relations verticales de l’entreprise dominante ayant pour effet de rendre captive sa clientèle 7 . S’ajoute aux dispositions répressives un volet structurel avec le contrôle préalable des concentrations. Absent des traités, ce dispositif a été introduit par voie règlementaire8.
3 V. Traité de Rome, Art. 85 et 86. 4 TFUE, Art. 101 : « 1. Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché intérieur (…) 2. Les accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit. 3. Toutefois, les dispositions du paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables (…)». 5 TFUE, Article 102 : « Est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui‐ci (…) ». 6 CJCE, 14 février 1978, aff. 27/76, United Brands, CJCE, 13
février 1979, aff. 85/76, Hoffmann‐La Roche, CJCE, 26 novembre 1998, aff. C‐7/97, Bronner. 7 V. les affaires Microsoft et Intel : décision de la
Commission C(2004)900 dans l’affaire COMP/3/37.792 du 24 mars 2004 et IP/04/382 du 24 mars 2004, IP/09/ 745 du 13 mai 2009. 8 Règlement n°4064/89 remplacé aujourd’hui par le
règlement n°139/2004.
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L’interdiction de principe des aides d’État par l’article 107 du TFUE est destinée à prémunir le marché commun contre tout interventionnisme qui fausserait la concurrence9. La jurisprudence a fait prévaloir une conception large de l’aide d’État. Outre les conditions habituelles relatives à l’impact sur le commerce entre États membres et à l’atteinte à la concurrence, l’applicabilité de l’article 107 du TFUE suppose que soient satisfaites trois autres conditions relatives respectivement à l’origine publique de l’aide, à l’avantage qu’elle procure et à son caractère sélectif. L’encadrement européen des aides d’État est aussi dans une certaine mesure un instrument de politique économique car l’interdiction de principe des aides d’État est tempérée par la possibilité d’exemptions permettant de prendre en compte des objectifs plus larges
10. Le Conseil de l’Union peut prendre tous règlements utiles pour fixer les catégories d’aides exemptées, la Commission européenne étant ensuite chargée de les mettre en œuvre11. La Commission européenne a ainsi adopté un grand nombre de lignes directrices spécifiant les catégories d’aides autorisées afin de concilier politique de concurrence et considérations relevant d’autres politiques, en mettant en balance la poursuite de l’intérêt général et la nécessaire limitation de la distorsion de concurrence
12. La politique de la concurrence relève de la compétence exclusive de l’Union en vertu de l’article 3 du TFUE 13 . Les règlements ou directives utiles en vue de l'application des principes du droit de la concurrence sont établis par le Conseil de l’Union, statuant sur proposition de la Commission européenne et après consultation du Parlement européen14. Mais à l’intérieur de ce cadre règlementaire, qui se caractérise d’ailleurs par une grande stabilité, l’efficacité du système de gouvernance communautaire en matière de concurrence repose sur les pouvoirs importants de deux institutions : la Commission européenne et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Les décisions de la première, les arrêts de la seconde ont progressivement dessiné les contours du droit européen de la concurrence.
9 TFUE, Art. 107 al.1. 10 TFUE, Art. 107, al. 2 et 3.
11 TFUE, Art. 109 et art 108, al. 4.
12 Les lignes directrices adoptées par la Commission
spécifient les investissements éligibles au soutien public, l’intensité d’aide maximale des projets pouvant être approuvés ainsi que d’autres conditions auxquelles est soumise la concession de l’aide (…). 13 TFUE, Art 3 : « 1. L'Union dispose d'une compétence
exclusive dans les domaines suivants: a) l'union douanière; b) l'établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur, (…) ». 14 TFUE, Art. 103 à 109.
La puissante direction générale de la concurrence (DG COMP) cumule à la fois un pouvoir de règlementation et des fonctions d’instruction et de répression. La Commission européenne dispose ainsi d’importants moyens pour mettre en œuvre les interdictions énoncées aux articles 101 et 102 du TFUE, qu’il s’agisse de ses larges pouvoirs d’enquête ou de la possibilité d’infliger des sanctions financières pouvant s’élever jusqu’à 10% du chiffre d’affaires mondial des entreprises concernées. La procédure de contrôle préalable des concentrations ou des aides d’État15 relève également de la Commission européenne. Le système repose sur une obligation de notification à la Commission européenne des concentrations et des aides d’État16, qui ne peuvent être mises en œuvre en l’absence d’autorisation de la part de celle‐ci. La jurisprudence de la CJUE a joué un rôle essentiel pour préciser le droit européen de la concurrence et garantir que les pratiques de la Commission obéissent à des critères objectifs et soient respectueuses des droits de la défense
17. La lutte contre les pratiques anticoncurrentielles exige une coopération étroite entre les autorités et juridictions nationales et les institutions communautaires. Dès les années 90, des dispositions sont prises pour préciser le cadre de cette coopération18. Un progrès décisif intervient avec l’entrée en vigueur du règlement 1/2003 19 qui clarifie l’articulation entre les règles communautaires et les droits nationaux en matière de concurrence et rationalise la répartition des compétences entre la Commission européenne et les autorités de concurrence nationales. Afin de préserver l’efficacité du contrôle ex ante des concentrations, un règlement spécifique a été adopté pour préciser les critères qui définissent les concentrations communautaires dont le contrôle continue de relever de la Commission européenne 20 . Le réseau européen de concurrence ainsi constitué a fait la preuve de son efficacité.21 L'uniformisation des règles de fond et la décentralisation de
15 Règlement n°4064/89 précité.
16 Sauf concernant les aides d’État, les mesures couvertes par le règlement général d’exemption par catégorie ou les aides de minimis. 17 Cyril Nourissat, Blandine de Clavière‐Bonnamour, Droit
de la concurrence – Libertés de circulation, Hypercours Dalloz, 4
e éd., 2013, p. 259.
18 Ibid., pp. 259‐260.
19 Règlement (CE) n°1/2003 du Conseil du 16 décembre
2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité. 20 Règlement (CE) n°139/2004 du Conseil du 20 janvier
2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises. 21 Bruno Lasserre, « Dix ans après : quel avenir pour le
Réseau Européen de la Concurrence », Concurrences, n°4‐2014, pp. 74‐82.
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leur traitement ont permis de garantir la cohérence sur le territoire de l’Union des réponses données aux stratégies des multinationales. La politique de concurrence européenne protège les intérêts de consommateurs en garantissant l’ouverture du marché unique et en veillant à ce que les entreprises, quelle que soit leur nationalité, soient assujetties aux mêmes règles. Cela lui confère une puissance normative qui, en raison de la contrainte qu’elle exerce sur les entreprises et les États, est au cœur du débat sur la place de l’Europe dans la mondialisation. II Emblématique de l’Union, la politique européenne de concurrence est au cœur du débat sur la place de l’Europe dans la mondialisation. En raison de l’étendue de son champ d’application et de ses répercussions sur la vie économique, la politique de concurrence a toujours été un enjeu majeur du débat public au sein de l’Union. Ainsi, l’interprétation large de la notion « d’entreprises » par la Cour de Justice 22 qui étend l’emprise des règles concernant les ententes ou les abus de position dominante aussi bien à une profession libérale qu’à une société multinationale ou à une entreprise publique du secteur marchand, a alimenté les critiques de tous ceux qui craignent que l’ouverture à la concurrence fragilise les services publics et plus largement que le mode de vie et les préférences collectives23 des Européens soient sacrifiés sur l’autel de la mondialisation. Prenant en compte les résistances du corps social et politique, l’Union, sans remettre en cause les principes inscrits dans les traités, a su faire preuve de réalisme et de flexibilité. De nombreuses exemptions ont été introduites pour tenir compte de la sensibilité des États et des opinions publiques. D’abord, les activités se rattachant directement à l’exercice de prérogatives de puissance publique24 ou à but exclusivement social, tels que les régimes obligatoires de sécurité sociale, n’entrent pas dans le champ
22 CJCE, 23 avril 1991, aff. C‐41/90, Höfner et Elser. Toute
entité exerçant une activité économique ou commerciale constitue une entreprise au sens des art. 101 et 102 du TFUE. 23
Sur la défense des préférences collectives des européens, v. dossier du participant, Conseil d’État, Cycle des Entretiens sur l’Europe, conférence 6, Le poids de l’Union dans les négociations commerciales internationales, p. 8. 24 Aurélien Antoine, Prérogatives de puissance publique et
droit de la concurrence, tome 26, LGDJ, 2009.
des dispositions applicables aux entreprises25. Ensuite, les traités prévoient pour les secteurs sensibles, soit une exemption comme dans le domaine des matériels militaires26, soit des aménagements pour prendre en compte des exigences spécifiques comme dans les secteurs agricole27 ou culturel28. Enfin, s’agissant du sujet éminemment conflictuel des entreprises ayant des missions de service public, le Conseil s’est efforcé de trouver un compromis équilibré. Elles sont assujetties aux règles de concurrence dans les limites compatibles avec l’accomplissement de leurs missions d’intérêt général
29. En parallèle, à partir des années 1990, dans le cadre de la réalisation du marché intérieur, des directives sectorielles ont ouvert progressivement à la concurrence des domaines stratégiques (transports, énergie, télécommunications, service postaux), tout en garantissant le maintien d’un « service universel »
30 . Cette évolution s’est accompagnée de la création d’autorités nationales de régulation sectorielle chargées de définir les règles nécessaires à la construction progressive d’un marché permettant l’émergence de nouveaux acteurs, en lieu et place de l’ancien monopole31. Ce système décentralisé, illustration du principe de subsidiarité, a contribué à faciliter l’acceptation par les opinions publiques de l’ouverture à la concurrence des secteurs
25 CJCE, Arrêt du 23 avril 1991, Hoefner et Elser, C‐41/90,
puis, par exemple, arrêts du 17 février 1993, Poucet et Pistre, C‐159/91 et C‐160/91, du 26 mars 1996, Garcia, C‐238/94, et du 16 mars 2004, AOK Bundesverband, C‐264/01, C‐306/01, C‐354/01 et C‐235/01. 26 TFUE, article 346 : « 1. Les dispositions des traités ne font pas obstacle aux règles ci‐après: (…) b) tout État membre peut prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d'armes, de munitions et de matériel de guerre; ces mesures ne doivent pas altérer les conditions de la concurrence dans le marché intérieur en ce qui concerne les produits non destinés à des fins spécifiquem nt militaires » (…). e27 TFUE, Art. 42.
28 TFUE, Art.107 : « (…) 3. Peuvent être considérées comme
compatibles avec le marché intérieur: (…) d) les aides destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence dans l'Union dans une mesure contraire à l'intérêt commun, (…) ». 29 TFUE, Art. 106.
30 Livre vert de la Commission européenne sur les services
d'intérêt général du 21 mai 2003, COM(2003) 270 final, Point 50 : « La notion de service universel porte sur un ensemble d'exigences d'intérêt général dont l'objectif est de veiller à ce que certains services soient mis à la disposition de tous les consommateurs et utilisateurs sur la totalité du territoire d'un État membre, indépendamment de leur position géographique, au niveau de qualité spécifié et, compte tenu de circonstances nationales particulières, à un prix abordable ». 31 Jean‐Ludovic Silicani, « Quelle concurrence pour les
infrastructures ? », Revue mensuelle du Jurisclasseur, Energie, Environnement, Infrastructures août‐septembre 2016, p. 1.
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protégés en permettant de prendre en compte les spécificités économiques et juridiques nationales dans la mise en œuvre des objectifs communautaires. La jurisprudence de la CJUE a clarifié les conditions de financement des services d’intérêt général et des obligations de service public 32 . Enfin, pour rassurer les citoyens et les États attachés à la défense des services publics, le traité de Lisbonne a ajouté un protocole sur les services d’intérêt général qui conforte leur protection au niveau européen33. Le contrôle des concentrations et, plus encore, l’encadrement européen des aides d’État ont souvent été critiqués comme illustrant la « naïveté européenne » face à ses concurrents sur le marché mondial. En ce qui concerne le contrôle des concentrations, depuis 1989, date à laquelle le règlement fusions a été adopté
34, la Commission européenne en a interdit moins d’une par an en moyenne alors qu’elle en a autorisé plusieurs milliers. Et si les fusions majeures qui auraient abouti à créer un monopole ont été assorties de conditions, celles‐ci n’ont pas empêché la constitution de « champions européens » de taille mondiale
35. Surtout, le champ territorial de la politique européenne de concurrence ne se limite pas aux frontières de l’Union. La jurisprudence de la CJUE se fonde sur le critère de l’effet sur les échanges intra‐européens36. Le droit européen de la concurrence s’applique par conséquent aux entreprises étrangères ou implantées hors de l’Union dès lors que leurs comportements sont susceptibles d’affecter les échanges entre États‐membres et que leurs effets peuvent ainsi être localisés au sein de l’Union. L’Union dispose donc d’instruments juridiques adaptés à la mondialisation économique, garantissant que les règles applicables aux entreprises européennes le soient également aux firmes transnationales. A plusieurs reprises 37 , la Commission européenne a ainsi opposé son veto à des fusions entre multinationales américaines qui auraient conduit à des abus de
32 CJCE, 7 février 1995, Aff 240/83, Adbhu ; CJCE, 22
novembre 2001, Aff. C‐53/00, Ferring ; CJCE, 24 juillet 2003, Aff. C‐280/00, Altmark Trans. 33 Protocole n°26 sur les services d’intérêt général.
34 Règlement (CEE) n° 4064/89 du Conseil, du 21 décembre
1989, modifié par règlement (CE) n° 1310/97 du Conseil, du 30 juin 1997. 35 Parmi lesquels : Air France‐KLM (2004), GDF‐Suez (2006),
EDF‐British Energy (2008), BNP‐Fortis (2009), ou encore Alstom‐Areva et Schneider‐Areva (2010), cf Joaquin Almunia, « La concurrence ne nuit pas à la compétitivité », Le Monde, 25 janvier 2011. 36 CJCE, 27 septembre 1988, Aff. 89/85, Ahlström.
37 Décision de la Commission C(97)2598 dans l’affaire
IV/M.877 du 30 juillet 1997 sur la fusion Boeing et McDonnel Douglas et décision de la Commission C(2001)1746 dans l’affaire COMP/M.2220 du 3 juillet 2001 sur l’interdiction de l’acquisition de Honeywell par GE.
position dominante sur le marché commun ou subordonné son accord à des engagements contraignants pour garantir le respect des règles européennes. Si ces décisions spectaculaires ont évidemment provoqué des tensions avec les États‐Unis accusant l’Union de protectionnisme déguisé, elles n’en ont pas moins été appliquées. En raison de la taille et de l’importance du marché unique, aucune multinationale ne peut prendre le risque d’en être exclue. La Commission s’est d’ailleurs dotée des moyens de surveiller le respect des engagements pris en n’hésitant pas à prendre des mesures correctives, assorties d’amendes qui peuvent être considérables en cas de manquement
38. L’encadrement des aides d’État est plus vulnérable à la critique, car il s’agit d’un particularisme du droit de l’Union, ce type de contrôle ne faisant généralement pas partie du droit de la concurrence tel que le connaissent les pays développés. Face à des concurrents qui n’hésitent pas à subventionner leurs entreprises ou à leur attribuer des marchés publics dans des conditions préférentielles, ce dispositif européen est donc régulièrement accusé de créer un handicap concurrentiel pour les entreprises européennes sur le marché mondial même si des règles voisines existent dans le cadre de l’OMC. L’Union sait d’ailleurs se montrer réaliste et prendre en compte les circonstances exceptionnelles et les intérêts stratégiques européens. La réactivité de l’Union en 2008, alors que la crise financière mondiale mettait en péril la solvabilité des banques européennes, et que le risque était grand que les États réagissent en ordre dispersé, en est l’illustration. Confrontée à une menace systémique pour le système financier européen, l’Union a autorisé39 en urgence les États membres à accorder leur garantie et à mettre en place des plans de capitalisation et des facilités de trésorerie, sous réserve que ces dispositifs soient temporaires, et respectent les lignes directrices fixées par la Commission pour éviter les distorsions de concurrence. Ce dispositif adopté en 2008
40 a été actualisé en 2010 et en 2013 pour poursuivre l’adaptation du cadre juridique à l’évolution du marché et prendre en compte la politique de la BCE et la création d’une union bancaire. En clarifiant les
38 V. Les affaires Microsoft : décision de la Commission
C(2004)900 dans l’affaire COMP/3/37.792 du 24 mars 2004, décision de la Commission C(2009)10033 dans l’affaire COMP/39.530 du 16 décembre 2009, décision de la Commission C(2013)1210 dans l’affaire COMP/39.530 du 6 mars 2013. 39 Sur le fondement de l’article 87 TCE b) et c), dispositions
reprises à l’art 107 du TFUE. 40 Commission européenne, 2008/C 270/02 et 2013/C
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conditions d’application des règles en matière d’aides d’État aux aides accordées aux banques dans le contexte de la crise financière, ce dispositif a puissamment contribué à rassurer les investisseurs. A l’heure de la globalisation et de la montée des puissances émergentes, la politique de la concurrence de l’Union est confrontée à de nouveaux défis. Afin de convaincre des citoyens européens sceptiques, elle doit démontrer sa capacité à préserver la compétitivité de l’Union sur le marché mondial et à exporter ses règles pour les faire respecter au‐delà de ses frontières. III‐ Avec l’accélération de la globalisation, la politique de la concurrence doit s’inscrire dans une stratégie d’ensemble pour défendre la compétitivité de l’Union sur le marché mondial et promouvoir l’harmonisation des règles à l’échelle internationale. La politique de concurrence doit être articulée avec les autres politiques communautaires qui ont pour objectif d’accroître la compétitivité de l’Union sur le marché mondial. Il est en effet indispensable pour lutter contre l’érosion du soutien politique et social en faveur du marché unique41 et le risque de retour au nationalisme économique, de convaincre les citoyens européens que la politique de concurrence contribue à la croissance et à la création d’emplois. 42 Par exemple, si la politique de concurrence ne peut à elle seule suppléer l’absence d’harmonisation fiscale au sein de l’Union, elle peut contribuer utilement à limiter les effets pervers de la course au « moins disant fiscal », en garantissant une concurrence fiscale loyale sur le territoire de l’Union. Le scandale provoqué par les révélations du « Luxleaks »
43 sur l’ampleur des avantages fiscaux sélectifs accordés par certains États aux multinationales pour qu’elles s’implantent sur leur territoire, risquait d’affaiblir dangereusement la crédibilité de la politique européenne de concurrence dans les opinions publiques. Il démontrait en effet les
41 Même si selon les enquêtes d’opinion menées par la
Commission, les citoyens européens ont une appréciation plutôt positive de la politique de concurrence s’agissant de la protection des consommateurs, cf. Commission européenne, Eurobaromètre flash 403, Les perceptions des citoyens à l’égard de la politique de la concurrence, mars 2015. 42 Mario Monti, Rapport au Président de la Commission
européenne, Une nouvelle stratégie pour le marché unique, 9 mai 2010. 43 « Luxleaks » est le nom du scandale financier révélant le
contenu de centaines d'accords fiscaux très avantageux conclus avec le fisc luxembourgeois par des cabinets d'audit pour le compte de nombreux clients internationaux.
limites de la compétence exclusive de l’Union en matière de concurrence en l’absence d’harmonisation des règles d’imposition sur les sociétés. Pour sortir de cette contradiction apparente, la Commission européenne a décidé de réagir en lançant plusieurs enquêtes approfondies sur des avantages fiscaux sélectifs accordés à des multinationales en Irlande, Hollande et Luxembourg. Par une série de décisions spectaculaires, elle a conclu que les « ruling fiscaux » 44 qui aboutissent à réduire artificiellement la charge d’une entreprise, sont illégaux au regard des règles de l’UE en matières d’aides d’État. Et elle a enjoint aux États concernés de récupérer l’impôt non payé par les multinationales afin de supprimer l’avantage concurrentiel injustifié dont elles ont bénéficié et de rétablir l’égalité de traitement avec les autres entreprises45. Tout dernièrement, la Commission européenne a confirmé sa détermination en imposant à l’Irlande de récupérer les aides illégales correspondant aux avantages fiscaux indus accordés à Apple entre 2003 et 2014, pour un montant de 13 milliards d’euros46. Cette décision, qui a eu un retentissement international, a suscité de vives réactions aux États‐Unis, et l’Irlande a annoncé son intention de saisir la CJUE. L’issue de ce bras de fer sera un test pour la cohésion de l’Union et sa crédibilité face aux stratégies d’optimisation fiscale des multinationales. De même, l’Union a pris conscience de la nécessité de développer, en appui de la politique de concurrence, une politique industrielle active encourageant l’innovation, la recherche et les investissements d’avenir. Elle a mis en place des règles permettant d’assurer la compatibilité de la politique industrielle et de recherche avec le droit de la concurrence
47. L’éducation, la formation et la recherche sont d’ailleurs au cœur de la
44 Un « ruling fiscal » est une pratique permettant aux
entreprises de s’adresser directement à l’administration fiscale pour obtenir de cette dernière une "décision anticipée" concernant l’impôt auquel elles seront soumises, décision qui engage l’État. 45 Commission européenne, communiqués de presse du 7
octobre 2014 sur l’enquête concernant l’imposition d’Amazon au Luxembourg, du 21 octobre 2015 sur l’illégalité des avantages fiscaux sélectifs accordés à Fiat au Luxembourg et à Starbucks aux Pays‐Bas, du 3 décembre 2015 sur l’ouverture d’une enquête formelle sur le traitement fiscal accordé par le Luxembourg à McDonald’s. 46 Commission européenne, communiqué de presse du 30
août 2016. 47 Règlement (UE) n°651/2014 de la Commission du 17 juin
2014 déclarant certaines catégorie d'aides compatibles avec le marché intérieur en application des articles 107 et 108 du traité, publié au JOUE le 26 juin 2014 ; Communication de la Commission (2014/C 198/01) publiée au JOUE du 27 juin 2014 relative à l’encadrement des aides d’Etat à la recherche, au développement et à l’innovation.
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stratégie « Europe 2020 », qui se traduit par des budgets très importants pour renforcer l’espace européen de la recherche48 . Et le « plan Junker », qui a pour objectif de compenser le déficit d’investissements dont souffre l’UE en mobilisant 315 milliards d’euros en trois ans, s’appuie sur le fonds européen pour les investissements stratégiques qui a pour objectif explicite de remédier aux défaillances du marché 49 . En matière de défense, un débat est en cours sur les moyens de protéger les intérêts stratégiques européens en ayant notamment la possibilité de soumettre à autorisation les prises de contrôle non européennes dans ce secteur50.
La stratégie européenne pour la mise en place d’un marché unique numérique est une bonne illustration de cette nécessaire complémentarité entre la politique européenne de concurrence et les autres politiques publiques pour faire face aux nouveaux enjeux de la globalisation. Certes, la Commission a déjà démontré sa capacité à imposer des mesures correctives
51 à des firmes transnationales en position de quasi‐monopole sur une technologie clef, afin qu’elles ne portent pas préjudice aux consommateurs et à l’innovation en abusant de leur pouvoir de marché. Elle est ainsi déterminée à aller au bout de son enquête fleuve aux ramifications multiples sur les abus de position dominante de Google52. Dans ce combat, la Commission européenne peut d’ailleurs compter sur le soutien politique du Conseil de l’Union et du Parlement européen53. De même, la récente publication des conclusions préliminaires de l’enquête sectorielle sur le commerce électronique54 vient utilement compléter les
48 V. dossier du participant, Conseil d’État, Cycle des
Entretiens sur l’Europe, conférence 7, Enseignement et recherche, l’Europe continue‐t‐elle de former les élites mondiales ? p. 7. 49 Règlement (UE) n°2015/1017 du Parlement européen et
du Conseil du 25 juin 2015 sur le Fonds européen pour les investissements stratégiques, la plateforme européenne de conseil en investissement et le portail européen de projets d’investissement et modifiant les règlements (UE) n°1291/2013 et (UE) n°1316/2013. 50 Jean‐Marie Guéhenno, « La Commission européenne,
adversaire ou alliée de l’industrie de défense européenne ? », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, 1999, p. 671. 51 V. supra note 6.
52 Commission européenne, Communiqués de presse du 20
avril 2016 informant Google des griefs concernant le système d’exploitation et les applications Android et du 14 juillet 2016 concernant la violation présumée des règles de l’UE par le service de comparaison de prix et les pratiques publicitaires de Google. 53 Le Parlement européen discute d’une résolution appelant
à démanteler Google, Lemonde.fr, 26 novembre 2014. 54 Pratiques anticoncurrentielles: la Commission publie les
conclusions préliminaires de l’enquête sectorielle sur le commerce électronique, IP/16/3017, 15 septembre 2016.
propositions législatives destinées à améliorer l’accès des consommateurs et des entreprises aux biens et aux services numériques. Mais la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles ne peut évidemment pas à elle seule créer les conditions d’une économie numérique performante en Europe. Le chantier législatif à mettre en œuvre pour faire tomber les barrières réglementaires et transformer les 28 marchés nationaux (ou 27 après le départ du Royaume‐Uni) en un marché unique est considérable 55 . Une politique industrielle ambitieuse est nécessaire pour le déploiement rapide de réseaux à très haut débit, la mise en place d’un écosystème favorable aux start‐up, le développement des moteurs de recherche européens ou encore de l’industrie du « Cloud »56 afin de préserver l’indépendance stratégique de l’Union. Enfin, l’affirmation de la dimension externe de la politique de concurrence européenne est essentielle pour permettre à nos entreprises de rester compétitives sur le marché mondial. La politique commerciale commune, qui donne à l’UE en raison de son poids dans les échanges internationaux le pouvoir d’agir efficacement à l’échelle mondiale, est l’instrument privilégié pour promouvoir les intérêts européens et la convergence de la règlementation internationale57. L’UE a ainsi exporté le droit européen de la concurrence dans les accords de libre échange conclus avec les États voisins. L’accord EEE est régi par des règles de concurrence identiques à celles qui prévalent dans l’UE 58 . Récemment, un accord de coopération en matière de concurrence, dit de « deuxième génération » a été signé avec la Suisse 59 . Des dispositions incitant au rapprochement des règles de concurrence ont été également insérées dans les accords créant une union douanière60 et plus largement dans
55
Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, (…), (2015)192 Stratégie pour un marché unique en Europe. 56 Interview de Thierry Breton, Business, n°2179, 12
décembre 2013. 57 V. dossier du participant, Conseil d’État, Cycle des
Entretiens sur l’Europe, conférence 6, Le poids de l’Union dans les négociations commerciales internationales, p.9. 58 L'Espace économique européen (EEE) a vu le jour en
1994 et a permis d'étendre les dispositions de l'Union européenne applicables à son marché intérieur aux pays membres de l'Association européenne de libre‐échange (AELE). 59 Accord du 17 mai 2013 entre la Confédération suisse et l’Union européenne concernant la coopération en matière d’application de leurs droits de la concurrence est qualifié de « deuxième génération » parce qu’il contient des dispositions concernant l'échange d'éléments de preuve obtenus par les autorités de concurrence dans le cadre d'enquêtes portant sur une même affaire. 60 V. par exemple, l’accord d’Ankara du 6 mars 1995 créant
l’union douanière entre l’Union européenne et la Turquie.
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Conférence du 19 octobre 2016 – Le droit de la concurrence est-il adapté à l’économie mondialisée ?
tous les accords passés dans le cadre de la politique européenne du voisinage61.
Au‐delà de sa sphère d’influence économique « naturelle », l’UE s’est efforcée depuis 25 ans de développer des accords bilatéraux de courtoisie destinés à résoudre les difficultés liées à l’application extraterritoriale du droit européen de la concurrence et plus largement à définir des règles du jeu communes pour trancher les litiges, conformément d’ailleurs aux recommandations de l’OCDE et de l’OMC. L’exemple le plus ancien et le plus approfondi est celui de l’accord de coopération en matière de contrôle des concentrations qui lie l’Europe aux États‐Unis depuis 199162. Depuis, plusieurs accords de courtoisie ont été signés par l’UE63, notamment avec le Canada, le Japon et la Corée. La Commission s’efforce également d’avoir un dialogue approfondi en ce domaine avec les autres puissances commerciales que sont le Brésil, la Chine et l’Inde64 et est très active au sein du réseau international de coopération qui permet aux autorités de concurrence du monde entier de partager leurs bonnes pratiques 65 . Mais il reste beaucoup à faire pour uniformiser les règles du jeu au niveau mondial et dissiper l’ambivalence des sentiments des citoyens et acteurs économiques européens à l’égard de l’ouverture du marché unique à la libre concurrence. Beaucoup estiment que les entreprises européennes sont soumises à un régime strict concernant les aides d’État alors que leurs concurrents bénéficient d’un soutien public sous forme de subventions ou d’attribution de marchés publics. L’inquiétude
61 Sur la base notamment de l’article 8 du traité sur l'Union
européenne ; « La politique européenne de voisinage (PEV) a été mise en place en 2004 afin d'éviter l'émergence de nouvelles lignes de division entre l'Union élargie et ses voisins, ainsi que pour renforcer la prospérité, la stabilité et la sécurité de tous. Cette politique s'appuie sur les valeurs qui sont celles de la démocratie, de l'état de droit et du respect des Droits de l'homme, et elle s'applique à 16 des voisins les plus proches de l'Union, à savoir l'Algérie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Biélorussie, l'Égypte, la Géorgie, Israël, la Jordanie, le Liban, la Libye, le Maroc, la Moldavie, la Palestine, la Syrie, la Tunisie et l'Ukraine » (fiches techniques du Parlement européen sur l’Union européenne). 62 Cf Accord du 31 mars 1999 concernant les arrangements
administratifs entre les autorités de concurrence des Communautés européennes et des États‐Unis, v. Bull. UE 3‐1999, Concurrence, 18/43. 63 « Internationalisation du droit de la concurrence »,
Jurisclasseur Concurrence ‐ Consommation, fascicule 52, paragraphe 101. 64 V. dossier du participant, Conseil d’État, Cycle des
Entretiens sur l’Europe, conférence 6, Le poids de l’Union dans les négociations commerciales internationales, p.12. 65 Cf. « Internationalisation du droit de la concurrence »,
art. cit., paragraphe 53. Le réseau international de coopération ‐ dénommé International Competition Network (ICN) ‐ créé en 2001 compte près de 130 autorités nationales et régionales de la concurrence.
est particulièrement vive pour ce qui concerne la compétitivité de l’industrie européenne dans les secteurs stratégiques (énergie, transports, défense), dans lesquels l’Europe est accusée de naïveté par rapport à ses concurrents66. A cela s’ajoutent les barrières non tarifaires que peuvent constituer les normes techniques ou le non respect des droits de propriété intellectuelle ou encore la crainte d’une concurrence fiscale déloyale. L’UE a développé beaucoup d’efforts pour lever ces obstacles dans le cadre de l’initiative plurilatérale sur les services (TISA) ou de la négociation des accords préférentiels commerciaux (APC)67, qui ont comme objectif de progresser en matière de reconnaissance mutuelle des normes. Mais si un accord a été signé avec la Corée du Sud et le Canada, la négociation avec les États‐Unis du Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement s’est enlisée en raison de la défiance des opinions publiques des deux côtés de l’Atlantique 68 . Un des points de blocage réside précisément dans la difficulté à trouver un mécanisme permettant d’arbitrer les litiges. D’une façon plus générale, l’élaboration de règles internationales de concurrence se heurte à l’attachement des États à leur souveraineté et à la diversité des droits et des intérêts nationaux. La suppression de la question de la concurrence de l’agenda de l’OMC en 2003, à la suite de l’échec de la conférence de Cancun, a été le révélateur de divergences qui demeurent profondes, notamment entre les pays émergents et les pays développés69.
La politique européenne de concurrence a joué un rôle déterminant dans la mise en œuvre du marché unique. Elle a bénéficié aux consommateurs et a contribué en créant un environnement hautement compétitif à faire émerger des champions européens sur le marché mondial. Néanmoins, en dépit de ces réussites, sa légitimité continue d’être régulièrement remise en cause dans le débat public. Et avec la crise économique, la montée en puissance des thèses protectionnistes fragilise l’Union dans son combat pour uniformiser les règles du commerce mondial et garantir une concurrence loyale.
66 Mario Monti, rapport précité, p. 100 ; v. également,
Jean‐Marie Guéhenno, « La Commission européenne, adversaire ou alliée de l’industrie de défense européenne ? », art. cit., p. 671. 67 Cf. dossier du participant, Conseil d’État, Cycle des
Entretiens sur l’Europe, conférence 6, Le poids de l’Union dans les négociations commerciales internationales, p. 7. 68 Ibid., p. 8.
69 Cf. « Internationalisation du droit de la concurrence »,
art. cit., paragraphe 55 et suiv.
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L’Union, et c’est son honneur, est une construction par essence démocratique. L’avenir de la politique européenne de concurrence dépend donc avant tout de la capacité des institutions communautaires et des États, à convaincre les citoyens européens qu’elle est un levier efficace pour préserver la compétitivité des entreprises, les emplois et les préférences collectives des européens et faire face aux défis de la mondialisation.
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Biographies des intervenants
Bruno Lasserre Diplômé de l’Institut d’études politiques de Bordeaux, ancien élève de l’École nationale d’administration, Bruno Lasserre entre au Conseil d’État en 1978. Responsable du centre de documentation (1982‐1984), il est
nommé commissaire du gouvernement près les formations contentieuses du Conseil d’Etat (1984‐1986). Il rejoint en 1986 le ministère des postes et télécommunications, en qualité de directeur de la réglementation générale (1989‐1993), de vice‐président du Comité de coordination des télécommunications (1990‐1997) puis de directeur général des postes et télécommunications (1993‐1997). De retour au Conseil d’État en 1998, il occupe les fonctions de président de la 1e chambre (1999‐2002), de président adjoint (2002‐2004) de la section du contentieux et de membre du tribunal des Conflits (2003‐2004). Membre de l’Autorité de la concurrence (ancien Conseil de la concurrence) depuis 1998, il est nommé président de l’Autorité en 2004, fonction qu’il quitte lorsqu'il est nommé président de la section de l’intérieur du Conseil d’État le 30 septembre 2016. Bruno Lasserre est l’auteur de plusieurs rapports remis au Premier ministre : L’État et les technologies de l’information : vers une administration à accès pluriel (2000) et Pour une meilleure qualité de la réglementation (2004) et d’un ouvrage consacré à La transparence administrative (1986, en coll. Avec Bernard Stirn et Noëlle Lenoir). Il a également été membre de la Commission pour la libération de la croissance française présidée par Jacques Attali ( rapport 300 décisions pour changer la France ‐ 2008). Il est, depuis 2012, vice‐président de l'International Competition Network (ICN).
Thierry Breton
Diplômé de l’Ecole supérieure d’électricité (Supélec) et ancien auditeur de l’IHEDN, Thierry Breton débute sa carrière comme professeur d’informatique et de mathématiques avant de créer « Forma Systems » société spécialisée en ingénierie informatique
dont il est le président directeur général de 1981 à 1986, avant d’être nommé chef de projet du Futuroscope (1986‐1990) puis directeur général du groupe CGI (1990‐1993). Il entre ensuite chez Bull comme directeur de la stratégie avant d’être nommé directeur général et vice‐président du Conseil d’administration (1993‐1997). Il est ensuite Président‐directeur général de Thomson (1997‐2002), puis de France Télécom (2002‐2005). En 2005, Thierry Breton est nommé ministre de l’Économie, des finances et de l’Industrie (2005‐2007). Professeur à la Harvard Business School de 2007‐2009, il devient en 2009 le président directeur général du Groupe Atos, société internationale de services informatiques et de technologies numériques. Il est élu président de l’Association nationale des technologies en décembre 2015 et membre de l’Académie nationale des technologies en décembre 2016.
Olivier Guersent
Diplômé de l'Institut d'Études Politiques de Bordeaux en 1983, Olivier Guersent rejoint en 1984 le ministère français de l'Économie et des Finances où il réalise de nombreuses enquêtes pour l'Autorité française de la
concurrence. En 1992, il intègre la Commission Européenne et rejoint la « Merger Task Force » de la direction générale de la concurrence. Il alterne ensuite pendant 22 ans des postes au cabinet de différents Commissaires européens (successivement Karel Van Miert, Michel Barnier et Neelie Kroes) et dans les services de la DG concurrence où il est successivement chef d'unité adjoint en charge des cartels, chef d'unité en charge de la politique générale et de la coordination des cas, chef d'unité « contrôle des concentrations », directeur ad interim de la direction « Transports, postes et autres
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services » et, à partir de 2009, directeur de la direction « lutte anticartels ». Il dirige le cabinet de Michel Barnier, commissaire en charge du marché intérieur et des services, entre 2010 et 2014 puis est nommé directeur général adjoint en charge des services financiers de 2014 à 2015. Le 1er septembre 2015, Olivier Guersent a pris ses fonctions de directeur général au sein de la direction générale Stabilité financière, services financiers et Union des marchés de capitaux. Il intervient de manière régulière dans le cadre de formations universitaires de troisième cycle.
Calendrier du cycle (2015-2017)
Quelle souveraineté juridique des États et de l’Union ? Mercredi 21 octobre 2015
Quelles institutions pour l’Europe de demain ? Mercredi 16 décembre 2015
Quelle gouvernance pour la zone euro ? Mercredi 10 février 2016
L’Europe des frontières : enjeux et défis Mercredi 30 mars 2016
Andreas Schwab Faut-il accroître la capacité d’intervention diplomatique et militaire de l’Union ? Mercredi 18 mai 2016
Andreas Schwab est docteur en droit, diplômé de l’Université de Fribourg, de Sciences‐Po Paris et de l’université du Pays de Galles. Il a travaillé en qualité de consultant pour la Convention européenne au département des affaires européennes du
ministère d’État du Bade‐Wurtemberg. Député au Parlement européen depuis 2004, il est le coordinateur de la commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs au sein du groupe du parti populaire européen, membre suppléant de la commission des affaires économiques et monétaires, membre du Bureau du groupe du parti populaire européen et membre suppléant du groupe CDU/CSU au Parlement européen.
Le poids de l’Union dans les négociations commerciales internationales Mercredi 6 juillet 2016
Enseignement et recherche : l’Europe continue-t-elle de former les élites mondiales ? Mercredi 14 septembre 2016
Le droit européen de la concurrence est-il adapté à l’économie mondialisée ? Mercredi 19 octobre 2016
Quelle place pour les services publics dans l’Union ? Mercredi 7 décembre 2016
Peut-on parler d’une démocratie européenne ? Mercredi 1er février 2017
Quels droits pour les citoyens européens ? Mercredi 8 mars 2017
Quelles sont les valeurs qui définissent l’Union ? Mercredi 26 avril 2017
L’Union européenne dans le monde Mercredi 14 juin 2017