PourRob,CameronetEllen.
PROLOGUE
Aujourd’hui
C’étaitdanslespetiteschosesqu’elleprenaitduplaisir.Levolvrombissantd’ungrosbourdonveluquibutinaitdefleurenfleur,sanssavoirquedesonactivitédépendaitl’ensembledel’espècehumaine.Leparfumenivrantetlaprofusionextraordinairedenuancesdespoisdesenteurqu’ellecultivaitdanslepotager, un espace qui aurait pu être dévolu à leurs cousins plus comestibles. Et aussi, voir sonmarifrottersondosdouloureuxsansseplaindretandisqu’ilmettaitdel’engraisdanslesrosiers,luiquiauraitpréféréfairemilleautreschoses.Elles’agenouillapourarracherquelquesmauvaisesherbesetsentitlamaindesapetite-fillesefaufiler
dans la sienne, unemainminuscule, chaude et pleine de confiance. C’était encore une de ces petiteschoses–etundesesplusgrandsplaisirs–quiàchaquefoisluidonnaitlesourireetluifaisaitchaudaucœur.«Tufaisquoi,mamie?»Ellesetournaverssapetite-filleadorée.Lesoleilde l’après-midiavait rosises jouesetdes tracesde terrenoircissaient leboutdesonnez.
Ellesortitsonmouchoiretlesessuyad’ungestedélicat.«J’arrachecesmauvaisesherbes.—Pourquoi?»Elleréfléchituneseconde.«Ehbien,parcequ’ellesnedevraientpasêtrelà.—Ahbon?Ellesdevraientêtreoù?—Cesontjustedesmauvaisesherbes,machérie,ellesnedoiventêtrenullepart!»Lapetitefitlamoue.«C’estpastrèsgentilpourelles…Ilfautbienquetoutsoitquelquepart.»Elleluiplantaunbaisersurlatêteensouriantetjetaunregardverssonmari.Sescheveuxautrefois
trèsbrunsétaientparsemésdegris,etquelquesridess’étaientdessinéessursonvisage,maislesannéesl’avaient plutôt épargné, et elle se félicitait chaque jour de l’avoir rencontré. Par un hasardextraordinaire,leurscheminss’étaientcroisés,etdésormais,ilsétaientlàl’unpourl’autre.«Tuasraison,dit-elleàsapetite-fille.Onvalesremettrelàoùellesétaient.»Pendantqu’ellecreusaitunpetit trou,elle s’émerveillade laquantitédechosesquepouvaientvous
apprendre les enfants, de cette sagesse qui était la leur et que si souvent on sous-estimait, ou mêmeignorait.«Mamie?»Elles’arrachaàsesrêveries.«Oui,machérie?—Vousvousêtesrencontréscomment,toietpapy?»Elleseredressaenlaprenantparlamain,puisécartaunemècheblondedesonpetitvisage.«Ehbien,
voyonsvoir…C’estunetrèslonguehistoire.»
PREMIÈREPARTIE
1
Mars1973
Cettefois,elleallaitmourir.Convaincuequ’ilneluirestaitplusquequelquessecondesàvivre,ellepriapourquetoutsetermineauplusvite.Dusangchaudpoisseuxluicoulait lelongdelanuque.Elleavaitentendulebruitécœurantqu’avaitfaitsoncrâneaumomentoùsonmari luiavaitfracasséla têtecontrelemur.Ellesentaitdanssabouchecommeunmorceaudegravier;ellesavaitquec’étaitunedentetessayadésespérémentdelacracher.Illuiserraitsifortlagorgequ’illuiétaitimpossiblederespireroud’émettrelemoindreson.Sespoumonshurlaient,enquêted’oxygène,etlapressionderrièresesyeuxétaitsiatrocequ’ilsallaientjaillirdeleursorbites.Sespenséescommencèrentàsebrouillerquand,toutàcoup–Dieusoitloué!–,elleperditconnaissance.Laclochedel’écoleretentit,etcesonqu’elleavaitoubliédepuislongtempslaramenasoudainàl’âge
decinqans.Lesbavardagesdesescamaradessenoyaientaumilieudelasonnerieincessante.Cefutaumomentoùelleleurcriadesetairequ’elles’aperçutque,finalement,elleavaitencoreunevoix.Tinafixauninstantleplafond,puisjetauncoupd’œilauréveilquivenaitdel’arracherausommeil.
Unfiletdesueurfroideluidégoulinaitdansledos;elleremontalescouverturessoussonmentonpoursavourerleurdoucechaleurquelquessecondesencore.Lecœurbattantàtoutrompreaprèslecauchemarqu’ellevenaitde faire, elle expira lentement.Son souffle tiède resta en suspensdans l’airglacéde lachambre.Auprixd’uneffortgigantesque,elleselevaettressaillitensentantlefroidduplancherrugueuxsoussespieds.PuisellesetournaversRick,quiparchancedormaitàpoingsfermés,entrainderonfleretdecuverlabouteilledewhiskyqu’ilavaitdescenduelaveille.Ellevérifiaquesescigarettesétaientbiensurlatabledenuitoùelleavaitprissoindelesposer.Cars’ilyavaitunechosequinemanquaitpasdemettresonmaridemauvaisehumeur,c’étaitdenepastrouversonpaquetàlasecondeoùilouvraitlesyeux.Ellealladanslasalledebainssurlapointedespiedsetrefermalaportesansfairedebruit.Pourle
réveiller, il aurait fallu une explosion comme on n’en avait pas vue depuis Hiroshima, mais elle nevoulaitsurtoutpascourircerisque.Tinaremplitunecuvetteetfitunerapidetoiletteavecdel’eauglacée,comme d’habitude. Parfois, ils devaient choisir entre acheter à manger ou mettre des pièces dans lechauffe-eauélectrique.DepuisqueRickavaitperdusonemploiàlacompagniedebus,ilnerestaitplusassezd’argentpour se chauffer.Mais toujours bien assez pour picoler, fumer et jouer aux courses !songea-t-elle.Descendueau rez-de-chaussée,Tina remplit labouilloire et laposa sur la cuisinière.Voyantque le
livreurdejournauxétaitpassé,ellelessortitdelaboîteauxlettresd’unairabsent.TheSunpourelle,TheSportingLifepourlui.Legrostitreàlauneattirasonœil.C’étaitlejourduprixGrandNational.Les épaules affaissées, elle frémit en pensant à tout l’argent queRick allait engloutir aux courses. Etcommeilseraitsansdoutetropsaoulàl’heuredudéjeunerpourserendrechezlebookmaker,ceseraità
elled’allerparierpourlui.Lebureaudesparisétaitvoisindelaboutiquecaritativeoùelledonnaituncoup de main le samedi, et, au fil des années, le patron, Graham, était devenu un ami. Bien qu’elletravailletoutelasemainecommesecrétairedansunecompagnied’assurances,Tinaattendaitsajournéeàlaboutiqueavecimpatience.Rickjugeaitridiculequ’ellelapasseàtrierbénévolementdesvêtementsdegensdécédés,alorsqu’elleauraitpu travaillerdansunevraieboutiqueetcontribuerencoredavantageauxdépensesduménage.Tina,elle,ytrouvaituneexcusepourpasserlajournéeloindesonmari,etelleaimait bien bavarder avec les clients, avoir des conversations normales, sans être obligée de prendregardeàchaquemotqu’elleprononçait.Elle alluma la radio et baissa légèrement le volume. Les blagues scabreuses de Tony Blackburn
parvenaienttoujoursàlafairesourire.Ilétaitentraind’annoncerlasortiedunouveausingledeDonnyOsmond,TheTwelfthofNever,quandlabouilloiresemitàsiffler.Tinal’attrapaenvitesseavantquelesifflementnedeviennetropstrident,puismitdeuxcuilleréesdefeuillesdethédanslavieillethéièretoutetachée.Assiseàlatabledelacuisine,elleattenditquelethéinfuseetouvritsonjournal.Soudain,elleretintsarespirationenentendantlachassed’eauàl’étage.LeplanchercraquatandisqueRickretournaitaulit,etellesoupiradesoulagement.Maisd’unseulcoup,ellesetétanisaenl’entendantcrier:«Tina!Oùsontmesclopes?»MonDieu!Ilfumecommeunpompier.«Surtatabledenuit,làoùjelesaiposéeshiersoir»,répondit-elleenarrivantprèsdelui,lesouffle
court.Dans lapénombrede lachambre,elle lescherchaà tâtonssur la tabledenuitsans les trouver.Elle
ravalasapanique.«Jevaisdevoirentrouvrirlesrideaux…Jen’yvoisrien.—Bonsang!C’estvraimenttropdemanderqu’unhommepuissefumeruneclopeàsonréveil?J’en
peuxplus…»Sonhaleineâcredumatinempestaitlewhisky.Tinafinitpartrouverlepaquetdecigarettesparterre,entrelelitetlatabledenuit.«Lesvoilà.Tuasdûlesfairetomberendormant.»Rickladévisageauninstantavantdeluiarracherlepaquetdesmains.Ellesursautaet,instinctivement,
seprotégealevisage.Ill’agrippaparlepoignet.Leursyeuxsecroisèrentunesecondeavantqu’ellenelesfermeenretenantseslarmes.
Elleserappelaitlapremièrefoisqu’ill’avaitbattuecommesic’étaithier.Àceseulsouvenir,sajouela brûlait. Et ce n’était pas seulement à cause de la douleur physique, mais de la soudaine prise deconsciencequejamaisriennechangerait.Etquecesoitarrivélesoirmêmedeleurnuitdenocesrendaitla chose encore plus dure à encaisser. Jusqu’à cemoment-là, la journée avait été parfaite. Rick étaitsuperbedanssonnouveaucostumemarron,avecsachemiseblanccrèmeetsacravateensoie.L’œilletblancpiquéàsaboutonnièreconfirmaitqu’ilétaitlemarié,etTinapensaitimpossibled’aimerquelqu’unplusqu’ellene l’aimaitencetteseconde.Tout lemonde luiavaitditqu’elleétaitsplendide.Ses longscheveuxbrunsétaientrelevésenunchignonlâcheparsemédepetitesfleurs.Sesyeuxbleuclairbrillaientsous d’épais faux cils et sa peau rayonnait d’un éclat naturel qui n’avait besoin d’aucunmaquillage.Aprèslemariageàlamairie,lafêteavaiteulieudansunhôtelbonmarché,oùl’heureuxcoupleetleursinvitésavaientdanséjusqu’auboutdelanuit.Ce soir-là, alors qu’ils allaient semettre au lit dans leur chambre d’hôtel,Tina remarquaqueRick
s’étaitrenfermédansunsilenceinhabituel.«Çava,monchéri?demanda-t-elleenl’enlaçantparlecou.Quellejournéemagnifique!Jen’arrive
pasàcroirequejesuisenfinMrsCraig…»Elles’écartasoudain.«Oh,maisilfautquejem’entraîneà
fairemanouvellesignature!»Ellepritunstyloetunpapiersur la tabledechevetetécrivitavecdeslignesamples:MrsTinaCraig.Toujourssansriendire,Ricksecontentadelaregarder.Ilallumaunecigarette,puisseversaunverre
demauvaischampagnequ’ilavalad’untraitavantderejoindresafemmeassisesurlelit.«Lève-toi!»ordonna-t-il.Sontonlasurprit,maiselleobtempéra.Illevalamainetlafrappaenpleinefigure.«Net’aviseplusjamaisdemefairepasserpourunimbécile!»Etsurcesmots,ilsortitentrombede
lachambre.Rick avait passé la nuit affalé dans le hall de l’hôtel entouré de verres vides, et plusieurs jours
s’étaientécoulésavantqu’ilnepréciseàTinacequ’elleavaitfaitdemal.Apparemment,iln’avaitpasappréciélafaçondontelleavaitdanséavecundesescollèguesdeboulot.Ellel’avaitregardéd’unœilprovoquant et avait flirté avec lui devant leurs invités. Tina ne se souvenait même plus du type enquestion, et encore moins de ce dont Rick lui parlait, néanmoins ce fut là que commença la fixationparanoïaquedesonmari,selonlaquelleellenepouvaits’empêcherdedraguertousleshommesqu’ellecroisait. Elle se demandait souvent si elle n’aurait pas dû le quitter dès le lendemain.Mais la jeunefemme romantique qu’elle était voulait donner à sonmariage toutes les chances de réussir. Elle étaitpersuadéequ’untelincidentnesereproduiraitplus,etRickavaitfinidedissipersesdoutesenluioffrantunbouquetdefleurspours’excuser.AvectantderemordsetdecontritionqueTinan’avaitpashésitéàluipardonnersur-le-champ!Cenefutquequelquesjoursplustardqu’elleremarquaunecarteaumilieudes fleurs.Elle laprit en souriant et lut :Avecnotre tendre souvenirpournotreNanbien-aimée. Cesalaudavaitvolélesfleurssurlatombed’uncimetière!
Quatre ans plus tard, ils étaient dans leur chambre et se fixaient, les yeux dans les yeux. Rick larelâcha.«Merci,machérie,dit-ilensouriant.Soisgentille,vamechercherduthé.»Soulagée,Tinafrottasonpoignetécarlateensoupirant.Depuisl’incidentsurvenulesoirdesanuitde
noces,elles’était jurédenepasêtreunevictime.Ilétaithorsdequestionqu’elledevienneunedecesfemmesbattuesquitrouvaientdesexcusesaucomportementignobledeleurmari.D’innombrablesfois,elle l’avaitmenacédepartir,mais elle reculait toujours à ladernièreminute.Cependant, cesdernierstemps,ilbuvaitbeaucoupplus,etsescrisesdevenaientplusfréquentes.Elleavaitatteintunstadeoùellenesupportaitpluslasituation.Leproblèmeétaitqu’ellen’avaitnullepartoùaller.Ellen’avaitaucunefamille,etbienqu’ilsaientun
coupled’amisproches,ellenevoulaitpass’imposerenleurdemandantdel’héberger.Etvuquec’étaitsonsalaireàellequipayaitleloyer,Ricknepartiraitjamaisdesonpleingré.Aussiavait-ellecommencéàmettredel’argentdecôté.Illuifallaitjustedequoipayerlacautionetunmoisd’avancepourprendreunnouvelappartement,etensuite,elleseraitlibre.Cequiétaitplusfacileàdirequ’àfaire.Ellen’avaitquasiment jamaisd’argent à économiser,mais, quel que soit le tempsque cela lui prendrait, elle étaitdécidéeàpartir.Lavieilleboîteàcaféqu’ellecachaitaufondduplacardde lacuisineseremplissaitpetitàpetit–elleavaitdéjàunpeuplusdecinquantelivres.Cependant,lamoindrechambredebonnecoûtait huit livres par semaine, plus la caution qui se montait au moins à trente, il lui faudrait doncéconomiser encoreunmoment avant depouvoir s’en aller.D’ici là, elle sedébrouillerait commeellepourrait,enrestantleplussouventpossibleloindeRicketenessayantdenepasl’énerver.
TheSportingLifesouslebras,Tinaluimontaunetassedethé.
«Tiens»,dit-elle,ens’efforçantdenepasavoirl’airessoufflé.Pasderéponse.Àmoitiéavachicontrel’oreiller,ils’étaitrendormi,laboucheouverte,unecigarette
colléeenéquilibreprécairesursalèvregercée.Tinalaluiretiraetl’écrasadanslecendrier.«Pourl’amourduciel!marmonna-t-elle.Tuvasnoustuertouslesdeux!»Elleposalatasseensedemandantquoifaire.Devait-elleleréveilleretendurersacolère?Laisserla
tassesurlatabledenuit?Quandilseréveillerait,lethéauraitsansdouterefroidi,cequinemanqueraitpasdelemettreenrage,saufque,heureusement,elleseraitàlaboutiqueetloindesessautesd’humeur.Ladécisionluiéchappalorsque,tantbienquemal,ilouvritlesyeux.«Tonthéestlà,dit-elle.Jefileàlaboutique.Çaira?»Rickseredressasurlescoudes.«J’ailaboucheaussisèchequ’unchameau,grommela-t-ilenreniflant.Mercipourlethé,machérie.»Iltapotalacouetteenluifaisantsignedes’asseoir.«Viensici…»LavieavecRickétaitcommeça.Onauraitditundémon,ilsecomportaitcommeunebruteignoble,et,
laseconded’après,ilavaitl’airaussiangéliquequ’unenfantdechœur.«Désolépourtoutàl’heure.Àproposdescigarettes…Jeneteferaisjamaisdemal,Tina,tulesais
bien.»Elle eut de la peine à en croire ses oreilles,mais, commecontrarierRickn’était jamais unebonne
idée,ellesecontentad’acquiescer.«Dis-moi,reprit-il,tumerendraisunservice?»Ellepoussaunpetitsoupirinaudibleetlevalesyeux.Etc’estparti.«Tupourraisallerparierpourmoi?»Cettefois,elleneréussitpasàseretenir.«Tucroisvraimentquec’estraisonnable,Rick?Tusaisbienquenousavonsunbudgetserré…Avec
seulementmonsalaire,ilnerestepasbeaucoupd’argentàjouerauxcourses.—Avec seulement mon salaire, répéta-t-il en l’imitant. Tu ne rates jamais une occasion deme le
rappeler,hein,espècedesaledonneusede leçons !»Tinas’étonnadecette réaction fielleuse,mais iln’avaitpasencoreterminé.«Bonsang,c’estleprixGrandNational!Toutlemondevaparier.»Ilramassalepantalonqu’ilavaitbalancéparterrelaveilleausoiretensortituneliassedebillets.«Ilyalàcinquantelivres.»Ildéchiralerabatdesonpaquetdecigarettesetécrivitdessuslenom
d’uncheval.«Cinquantelivrespourgagner.»Illuitenditl’argentetleboutdecarton.Tinaleregardad’unairmédusé.«Oùas-tutrouvécetargent?demanda-t-elle.—Çaneteregardepas,mais,puisquetumeposeslaquestion,sachequejelesaigagnésgrâceàun
canasson.Tuvois,quiaditquelescoursesétaientunattrape-nigaud?»Menteur.Latêteluitournait.Ellesentitsoncous’empourprer.«Rick,çareprésenteplusquelesalairequejegagneenunesemaine…—Jesais.Jesuisunpetitmalin,non?»rétorqua-t-ild’unairsuffisant.Ellejoignitlesmainsdevantsabouche.S’appliquantànepasperdresoncalme,ellesoufflalentement
entresesdoigts.«Maiscetargentpourraitpayerlafactured’électricitéetdequoinousnourrirpendantunmoisentier!—Ohlala,cequetupeuxêtreennuyeuse…»Elledéployalesbilletsenéventailentresesmainstremblantes.Donnerautantd’argentàunbookmaker
étaitau-delàdesesforces,ellelesavait.«Tunepeuxpasyallertoi?implora-t-elle.—Tubossesàcôtédubureaudesparis,jenetedemandepasdefaireungrosdétour.»
Elle sentit les larmes lui piquer les yeux. Toutefois, sa décision était prise. Elle allait prendre cesbilletsetdiscuteraitavecGrahamdequoienfaire.Illuiétaitdéjàarrivédeprendrel’argentqueluiavaitremisRicketdenepasparier.Lecheval,bienentendu,avaitperdu,etiln’enavaitriensu.Iln’empêcheque,pendantquesedéroulaitlacourse,Tinaavaiteul’impressiondevieillirdedixansd’uncoup.Cettefois,ceseraitencorepire.Lesparisétaientnettementplusélevés.Cinquantelivres,bonDieu!Brusquement, un sentiment de panique inexplicable la saisit. Elle sentit la chaleur remonter de ses
orteilsàsanuqueetéprouvadelapeineàrespirer.Elleredescenditenprétextantavoir laissédupaindans le toaster et se précipita à la cuisine.Grimpée sur un tabouret, elle chercha la boîte de caféquicontenaitseséconomiesaufondduplacard.Dèsquesesdoigtsserefermèrentsurlaformefamilière,ellel’attrapa et la serra contre sa poitrine. Les mains tremblantes, elle essaya de dévisser le couvercle.Commesesdoigtsmoitesglissaient,elleattrapauntorchon.Lecouverclefinitparcéder,etellejetauncoupd’œildanslaboîte,oùilnerestaitplusquequelquespièces.Ellesecoualaboîte,puisregardaunedeuxièmefoisaufond,n’encroyantpassesyeux.«Salaud!cria-t-elle.Salaud,salaud,salaud!»Ellesemitàpleurer,lesépaulessecouéesparlessanglots.«Tucroyaisquoi,Tina?Quetupouvaismeberner?»Seretournantensursaut,elleaperçutRickappuyéauchambranledelaporte,unecigaretteauxlèvres,
vêtudesonmaillotdecorpsgrisâtrecouvertdetachesdethéetd’uncaleçoncrasseux.«Tul’aspris!Commentas-tuosé?J’aitravaillédesheuresetdesheurespouréconomisercetargent!
Ilm’afalludesmois…»Sanslâcherlaboîte,elleselaissaglisserparterreetsebalançad’avantenarrière.Ricks’avançaà
grandesenjambéesetlarelevad’ungestebrusque.«Reprends-toi.Tu t’attendais à quoi en cachant de l’argent à tonmari ?Tu économises pour quoi,
d’ailleurs?»Pourpartirleplusloinpossibledetoi,espècedeparasiteivrogneetmanipulateur!«C’étaitcenséêtre…unesurprise,pournousoffrirdespetitesvacances.Jemedisaisqu’unepause
nousferaitdubienàtouslesdeux.»Rickréfléchituneseconde,puisilluidesserraunpeulebrasetfronçalessourcilsd’unairsceptique.«Excellente idée.Tu saisquoi ?Une foisque ce cheval auragagné commedansun fauteuil, on se
paieradessupervacances,peut-êtremêmeunpetitvoyageàl’étranger.»L’airmisérable,elleacquiesçaetessuyaseslarmes.«Vatelaver,dit-il.Tuvasêtreenretardauboulot.Jeretournemecoucher.Jesuisvanné.»Illuiposaunbaisersurledessusdelatêteetremontaàl’étage.Tina se retrouva toute seule debout au milieu de la cuisine. Elle ne s’était jamais sentie aussi
désespéréedesavie,maiselleétaitdéterminéeànepasmisercetargent.Cescinquantelivresétaientàelle ;prixGrandNationaloupas, iln’étaitpasquestiondelesgaspillerenpariantsuruncheval.Ellefourralesbilletsdanssonporte-monnaie,puisjetaunregardsurlenomqueRickavaitnotésurlepaquetdecigarettes.RedRum.Toi,monvieux,tun’aspasintérêtàgagner!
Arrivéedevantlaboutique,Tinacherchalesclésaufonddesabesace.Unepancarteavaitbeauprierden’enrienfaire,quelqu’unavaitlaisséunsacdevieuxvêtementssurlepasdelaporte.Bienquevolerdesvêtementsdonnésàuneœuvredecharité luiparaisse inconcevable,c’étaitdéjàarrivéàplusieursreprises. Même en ces temps économiques moroses de grèves et de coupures d’électricité, il étaitsurprenantdevoiràquelpointpouvaients’abaissercertainespersonnes.Ellejetalesacsursonépaule,
déverrouilla laporteetentra.Depuisdeuxansqu’elle travaillait ici, l’odeurde laboutique lui faisaittoujoursfroncerlenez.Lesvêtementsd’occasionavaientuneodeurparticulière,quel’onretrouvaitdanstoutes les boutiques de ce genre ou dans les braderies.Unmélange d’antimite, de vieille sueur et debiscuits.Tinamitdel’eauàchaufferpourlasecondefoisdelamatinéeetouvritlesac.Elleensortitunvieux
costumequ’elletenditàboutdebraspourl’examiner.Trèsvieux,maisextrêmementbiencoupé,ilétaitd’une qualité comme elle n’en avait encore jamais vu. Un tissu en pure laine d’un vert inhabituel,agrémentéd’unefinerayuredorée.Lasonnetteretentitenl’interrompantdanssonexamen.« Chouette costume, dis-moi… Et quelle couleur ravissante ! Pas étonnant qu’on ait voulu s’en
débarrasser!»C’étaitGraham.«Bonjour.Que tu aies le temps de parler chiffons un jour comme aujourd’huim’étonne ! plaisanta
Tina.—Ouais,pourmoi,c’estleplusgrosjourdel’année,maisjenem’enplainspas,répliqua-t-ilense
frottantlesmains.C’estNigelquisechargedel’ouverture.J’aidoncquelquesminutesdevantmoi.»Tinaleserradanssesbras.«Çamefaitplaisirdetevoir,dit-elle.—Commenttuvas?»Sa question n’était pas innocente. Graham savait parfaitement ce qu’il en était de sa situation
conjugale.Plusd’une fois, il avait fait des remarques sur sesbleusou sa lèvre éclatée. Il semontraittoujoursd’unetellegentillessequ’ellesesentitsoudainvaciller.Ill’attrapaparlecoudeetlafitasseoirsurunechaise.«Qu’est-cequ’ilaencorefait,cettefois?demandaGrahamenluiredressantlementonetenscrutant
sonvisage.—Jet’assure,parfois,ilm’arrivedelehaïr…»Illapritdanssesbrasetluicaressalescheveux.«Tuméritesmieuxqueça,Tina.Tuasvingt-huitans.
Tudevraisêtreinstalléedansunmariageheureux,peut-êtreavoirunoudeuxenfants…»Elle se dégagea et chercha son regard de ses yeux maculés de mascara. « Tu n’es pas venu pour
m’aider,àcequejevois!—Jesuisdésolé.»Illuicaressadenouveaulatête.«Raconte-moicequis’estpassé.—Tun’aspasletempspourça,surtoutaujourd’hui.»Elle savait cependant que Graham aurait toujours du temps pour elle. Il était fou amoureux d’elle
depuislejouroùilss’étaientrencontrés.Tinal’aimaitbienelleaussi,maiscommeunamitrèscher,ouunesortedepère.Ilavaitvingtansdeplusqu’elle,sanscompterqu’ilavaitdéjàunefemme.Piquerlemarid’uneautren’étaitpassongenre.«Ilveutparier.»Ellerenifla.Grahamsortitunmouchoirimmaculédesapocheetleluitendit.«Cen’estpasnouveau,dit-il.C’estundemesmeilleursclients.Etpuis,c’estlejourduprixGrand
National…—C’estcequ’ilm’adit.Saufquelà,c’estdifférent.Ilveutjouercinquantelivres!»Grahamlui-mêmetressaillit.«Oùdiablea-t-iltrouvéunetellesomme?—Ilmel’avolée!»sanglotaTina.Grahamsetroubla.«Àtoi?Jenecomprendspas…—J’avaiséconomisécetargent.Je l’avaismisdecôtépourm’enf…»Ellese tut,préférantnepas
s’engagersurcettevoie.Grahamluiavaitdéjàproposédeluiprêterdel’argent,maiselleavaitrefusé.Illuirestaitencoreunminimumdefiertéetd’amour-propre.«Peuimportepourquoijel’aimisdecôté.Le
faitestquecetargentm’appartientetilveutquejelejouesuruncheval!»Elleélevalavoixcommesielleavaitdelapeineàlecroire.Grahamnesutpastropcommentréagir,maislebookmakerenluis’exprima.«Surquelcheval?»Tinaledévisageasanscomprendre.«Quelleimportance?Iln’estpasquestionquejepariepourlui!—Désolé,Tina…Jeteposaislaquestionparcuriosité,c’esttout.»Ilhésita.«Etsijamaisilgagne?—Ilnegagnerapas.—Ils’appellecomment?»insistaGraham.Tinasortitleboutdecartonensoupirant.Illutlenometrelâchaunpetitsoupir.«RedRum!fit-ilensecouantlatête.Pourêtrefranc,cechevalaseschances.Ceserasonpremier
GrandNational,maisilsepourraitbienqu’ilpartecommefavori.Cegrandchevalaustralien,Crisp,peutaussiparveniràseplacersur la ligned’arrivée.» Il lapritpar lesépaules. « Ilaseschances,Tina,mêmesi,auNational,rienn’estjamaisgaranti.»Elleselaissaallercontrelui,apprécialeréconfortdesesbras.«Jenemiseraipas»,dit-elletoutbas.Àlafroideurdesavoix,ilcompritqu’ilneserviraitàriendediscuter.«C’esttoiquichoisis,Tina.Quoiqu’ilarrive,jeserailàpourtoi.»Ellesouritetl’embrassasurlajoue.«Tuesunboncopain,Graham…Merci.—Detoutefaçon,onnesaitjamais,peut-êtrequetuvastrouverunbilletdecinquantelivresdansla
pochedecevieuxcostume.»Tinapouffaderire.«Parcequeçaexiste,lesbilletsdecinquante?Personnellement,jen’enaijamais
vu!»Grahamseforçaàsourire.«Bon,jeferaismieuxdefiler.Nigelvasedemandercequejefabrique.—Oui,vas-y.Jeneteretienspaspluslongtemps.Àquelleheureestledépartdelacourse?—Troisheuresetquart.»Tinajetaunœilsursamontre.Plusquesixheuresàattendre.«Sijamaistuchangesd’avis,préviens-moi.—Jen’enchangeraipas!Maisjeteremercie.»
DèsqueGrahamfutparti,Tinaseconcentrasurlesacdevêtementsqu’elleavaittrouvédehors.Ellesoulevalavesteducostumeet,toutenrepensantàcequ’avaitditsonami,elleplongealamaindanslapoche intérieure.D’unseulcoup, soncœur s’emballa,puiselle se sentitunpeubêtequandsesdoigtseffleurèrentcequiressemblaitàunpapier.Ellelesortit.Cen’étaitpasunbilletdecinquantelivres,maisunevieilleenveloppejaunie.
2
Tinalissal’enveloppecouleurcrèmeenlacontemplantd’unœilintrigué.Puisellelapressacontresonvisageetrespiralavagueodeurdemoisi.LalettreétaitadresséeàMissC.Skinner,33,WoodGardens,Manchester.Enhaut àdroite était colléun timbrequ’ellene connaissait pas– à l’effigied’unhommequ’ellesupposaêtreleroiGeorgeVIetnonpasdelareineElizabethIIcommesurtouslestimbres.Elleretournal’enveloppeetvitqu’elleétaitcachetée.Enregardantdenouveauletimbre,elles’étonnadenepasyvoirun tamponde laposte.Pourunemystérieuse raison,cette lettren’avait jamaisétéenvoyée.L’ouvrir reviendrait à une sorte d’intrusion épouvantable, comme si elle fouillait les affaires d’uninconnu,etenmêmetemps,ellenepouvaitpassimplementlajeter.Lasonnettelafitsursauter,etellesesentitrougirlorsqu’ellefourral’enveloppedanssonsacavantd’alleraccueillirsapremièreclientedelajournée.«Bonjour,MrsGreensides!—Bonjour,machèreTina.Jeviensfairemonpetittour…Ilyadunouveau?»Tinabaissalesyeuxsurlesactrouvésurlepasdelaporteetlepoussaduboutdupiedderrièrele
comptoir.«Euh,peut-êtreunpeuplustard…Ilfautd’abordquejefassedutri.»Avantdemettrelesvêtementssurlesportants,ellevoulaitregarderdanslesacsiellenetrouvaitpas
unindicesusceptibledeluiindiquerleurprovenance.Un flot continu de clients défila tout au long de lamatinée, ce qui lui évita de penser à la course
hippique,mais,àtroisheures,elleallumalapetitetélévisionnoiretblancinstalléedanslebureau.Leschevauxprenaientplace sur la lignededépart.Tinacherchaceluiqui s’apprêtait à sceller sondestin.Avecsagrossemuserolleenpeluche,ilétaitfacileàrepérer,etlejockeyportaitunecasaqueimpriméed’unlosange–decouleurjaune,précisalecommentateur.Leschevauxs’alignèrentderrièrelacordeenpiaffant,impatientsdes’élancer.Pourfinir,àtroisheuresquinze,ledrapeauselevaetlecommentateurhurla:«Etlesvoilàpartis!»Tinaeutdumalàlesregarderapprocherdupremierobstacle.Jusque-là,lenomdeRedRumn’avait
mêmepasétémentionné.Unchevaltomba,elleessayadevoirsic’étaitlui…Non,ilavaitfranchilahaiesansproblème.Unautrechutaaudeuxièmeobstacle,maisRedRumétaittoujoursdanslacourse,quoiquetrès loinderrière.Elle imaginaRickchezeuxen traindehurlerdevant la télévision, l’encourageantetchevauchantlefauteuilcommesic’étaitluilejockey,unecanettedebièredansunemain,unecigarettedansl’autre.Iln’avaitmêmepasdûs’habiller.AumomentoùleschevauxabordèrentpourlapremièrefoisleBecher’sBrook,ellemitsamaindevantsesyeux.Elleavaitbeaunepasconnaîtregrand-choseauxcourseshippiques,ellesavaitquecetobstacleétaitréputédifficileetfaisaitdenombreusesvictimeschaqueannée.C’étaitàprésentJulianWilsonquicommentait.«AuniveauduBecher’s,GreySombreroestentête,Crispdeuxième,BlackSecrettroisième,Endless
Folly quatrième… Sunny Lad est en cinquième position, Automn Rouge sixième, Beggar’s Way
septième…et,ohmonDieu,ilvientdechuter!Beggar’sWayesttombéauBecher’s!»Tina relâchaungros soupir.Elle se rendit comptequ’elle avait retenu son souffle et que la tête lui
tournaitlégèrement.RedRumn’avaitmêmepaseudroitàunemention…Elles’autorisaàsedétendreunpeu.Mêmedansunecourseensolo,Rickn’auraitpasétécapabledemisersurlegagnant.Laportede laboutique s’ouvrit.Tinaalla servir lenouvelarrivanten jurantentre sesdents.Àson
granddésarroi, elle aperçutMrsBoothman.Lavieilledameadoraitvenirpasserdu tempsàbavarderavecelle,et,n’importequelautrejour,elleauraitétéraviedeluifaireceplaisir.Depuislamortdesonmari,MrsBoothmanvivaituneexistencesolitaire,etsesdeuxfilsnesedonnaientpassouventlapeinedeluirendrevisite.BoireunetassedethéetfaireunbrindecausetteavecTinareprésentaitlemomentfortdesasemaine.«Bonjour,MrsBoothman!Jesuisoccupéederrière,maisceneserapaslong…Prenezvotretemps
pourregarder.»Lavieilledameparutperplexe–etTinasavaittrèsbienpourquoi.MrsBoothmann’avaitpasbesoin
deregarder,vuqu’ellen’avaitjamaisachetélamoindrechoseàlaboutique.«Pasdeproblème,majolie…Jevaismepercherlà-dessusenvousattendant.»Elletirauntabouretetposasonsacsurlecomptoir.«C’estlatéléquej’entendslà-basderrière?—Euh,oui,réponditTinaensesentantcoupable.JeregardaisleprixGrandNational.—J’ignoraisquevousvousintéressiezauxcourseshippiques,s’étonnaMrsBoothman.—Jenem’yintéressepas,mais…—Vousavezparié?—Non!Oh,monDieu,non…»,bafouillaTina.Ellenecomprenaitpascommentelleseretrouvaiten
traindedevoirs’excuserauprèsdeMrsBoothman.«Moi,jen’aijamaisjouédemavie!repritlavieilledame.MonJackdisaittoujoursquec’étaitpour
lesimbéciles.Pourquoiallergaspillerdel’argentqu’onadurementgagné?—Jen’aipasparié,MrsB.,expliquapatiemmentTina.Çam’intéresse,c’esttout.»Elle resta entre la boutique et le bureau pour écouter la télévision. Peter O’Sullevan avait pris le
relais.«C’estCrispquimènedevantRedRum,maisRedRumgagneencoreduterrain…»Ilétaitdeuxième!Commentétait-cepossible?Tinaeutl’impressiondenepluspouvoirrespirer.«Vousvoussentezbien,machère?Vousêtestoutepâlotte,d’unseulcoup.—Oui,oui…çava.— Vous ne devinerez jamais ce qui est arrivé ! chuchota Mrs Boothman en prenant un air de
conspiratrice.Celledunuméro9–voussavezbien,cettepetitecatin…c’estquoidéjàsonnom?—Trudy,réponditTinad’unevoixdistraite,l’oreilletendueverslatélévision.—Ahoui,c’estça…Ehbien,figurez-vousqu’elles’estfaitprendreentraindevolerchezWoolies!»
EllecroisalesbrassoussonamplepoitrineenfaisantunemoueoutréeetattenditlaréactiondeTina.«Oh,vraiment?—C’est toutcequevous trouvezàdire?»s’exclamaMrsBoothman.Elleparaissaitdéçuequece
potinréjouissantsoitaccueilliaussifraîchement.TinaneprêtapasattentionàsonairindignéetseconcentrasurcequedisaitPeterO’Sullevan.«Crispesttoujoursdevantetn’aplusquedeuxobstaclesàfranchirdansleGrandNational1973…Il
portesoixante-troiskilossursondos,etilyenasoixante-dix-neufsurceluideRedRumquiletalonnede près, on dirait qu’ils ne sont plus que tous les deux en course…À l’avant-dernier obstacle,CrispmènedevantRedRum,quilesauteloinderrière…»Tinas’agrippaaumontantdelaporteetrespiraprofondément.«Vousêtessûrequeçava,Tina?»
LavoixdePeterO’Sullevancontinuaàbraillerenarrière-fond.«VoilàmaintenantledernierobstacleduNational,etCrispmènetoujoursavecgrandstyle!Illesaute
avecaisance…RedRumlefranchitquinzelongueursderrière…Crisparriveauniveauducoude,ilneluiresteplusquedeuxcentcinquantemètresàparcourir!»Tinaétaitsûred’avoirprislabonnedécisionennepariantpas.RedRumsemblaitêtreàlatraîneet
avaitdésormaistropdeterrainàrattraper.Elleserassérénaquelquepeu.«Oui,çava.Onboitunetassedethé?»C’étaitunebonneexcusepourretournerdans lebureauetvoir la télévision.Ellemit labouilloireà
chauffer,pritdeux tassesetdeuxsoucoupes,puis se figeadevant l’écran.Toutàcoup, le tondePeterO’Sullevanvenaitdechanger.«Crispcommenceàperdresaconcentration.Ilamenétoutseulpendantunbonboutdetemps,etvoilà
queRedRumleremonte…Ilsn’ontplusqu’unepetitedistanceàparcourir,plusquedeuxcentsmètrespourCrisp…maisRedRumlerattrape!»Lestassesetlessoucoupess’entrechoquèrenttandisqueTinafixaitlatélévisiond’unœilépouvanté.«Non…non!murmura-t-elle,lavoixrauque.MonDieu,jevousensupplie,non!»«Crispesttrèsfatigué…RedRumledépasse,etc’estluiquitermineenmeilleureforme.RedRumva
gagner le prix…Sur la ligne d’arrivée, il arrache la victoire àCrisp… et…oui, c’estRedRumquiremportelacourse!»Tinatombaàgenoux.Alorsqu’ellesentaitlesangseretirerdesonvisageetsesentraillesseliquéfier,
ellelâchalestassesquisebrisèrentenmillemorceaux.Tenantsatêtequilamartelaitentresesmains,ellesemitàtremblercommeunanimalprisdansunpiège.DeslarmesbrûlantesroulèrentsursesjouestandisqueMrsBoothmanentraitdanslebureausansyavoirétéinvitée.«Mais…qu’est-cequisepasse?Vousavezparié,c’estça?Qu’est-cequejevousdisais?Dujeu,il
nesortjamaisriendebon.MonJackdisaittoujours…—S’ilvousplaît,MrsBoothman,j’aibesoinderesterseule.»Ellelapoussahorsdubureau,puisverslaportedelaboutiqueetenfindanslarue.Lavieilledamene
trouvapasquoidirequandellelavitclaquerlaporte,tirerleverrouetretournerlapancarteindiquantFermé.Tinapressasonfrontcontrelavitre.Lafraîcheurluifitdubien.Elleavaitl’impressionqu’elleallaitvomiretsentitlabileluimonterdanslabouche.Ellelaravalaetsefrottalevisage.Terrasséededésespoir,elle retournadans lebureauetéteignit toutes les lumières. Il fallaitqu’elle réfléchisseàcequ’elleallaitfaire.Rickdevaitattendrequ’ellerentreavecDieusaitquellesomme.Ellenesavaitmêmepasquelétaitlemontantminimum,n’avaitpasimaginéunesecondequ’elleauraitbesoindelesavoir,etmaintenant…Jamaisilneleluipardonnerait.
Tina aurait été incapable de dire depuis combien de temps elle était assise dans le noir lorsqu’onfrappaàlaporte.Elleécarquillalesyeuxdefrayeuràl’idéequeçapuisseêtresonmari.«C’estfermé!cria-t-elled’unevoixlasse.—Tina?C’estGraham…Laisse-moientrer.»C’estbienladernièrechosedontj’aibesoin,songea-t-elle.Àcoupsûr,lacompassiondeGrahamet
sagentillesseallaientlafairecraquer.Elleserelevapéniblementetdéverrouillalaporte.«Désolédenepasavoirpupasserplustôt.Çaaétédelavraiefolie,aujourd’hui!—Pasdeproblème,Graham.»Ilobservasonvisagestriédelarmes.«Alors,tuasregardélacourse?—Ilvametuer…Ilvametuerpourdebon.»
Grahamsortitdesapocheuneliassedebillets.«C’estquoi?demandaTina.—Quatrecentcinquantelivres.Tiens!»Illuimitl’argentdanslamain.«Jenecomprendspas…—Chut!J’aipariépourtoi.—Toi?Maisc’esttoilebookmaker,tunepeuxpasparieravectoi-même…—Jesais.J’aienvoyéNigelchezLadbrokes.»Ellesentitsonmentontrembloter.«Tu…tuasfaitçapourmoi?—C’estjustequececheval,jelesentaisbien.Jen’aipasvoulucourirderisque…Detellessommes
ontétéplacéessurluiqu’ilestpartifavorià9contre1.—Maisils’enestfalludepeu,Graham…Ilafailliperdre.»Ilhaussalesépaules.«Écoute,tuastesquatrecentcinquantelivresàdonneràtonseigneuretmaître,
ettuastoujourstescinquantelivres.Parconséquent,toutlemondeestcontent!—S’ilavaitperdu,tum’auraisavouéquetuavaisjoué?»Ilfitsignequenon.«Maisiln’apasperdu.Onnevapass’appesantirsurcequiauraitpuavoirété.—Jenesaisvraimentpasquoidire…Enfait,jecroisbienquetuviensdemesauverlavie.—Allons,allons,nesoispasaussimélodramatique!»TinapritlevisagedeGrahamentresesmainsenl’attirantverselleetluiplantaunbrefbaisersurles
lèvres.«Merci»,secontenta-t-ellededire.Il rougit.« Iln’yapasdequoi.»Puis, surun tonplusgrave, il ajouta :«Pour toi,Tina, je ferais
n’importequoi,nel’oubliepas.—Jen’oublieraipasça,dit-elleenrangeantl’argentdanssonsac.Bon,jeferaismieuxd’yaller, il
doitêtreentraindem’attendre…Pourunefois,aumoins,ilvaêtredebonnehumeur.»
3
Sa tête lamartelait, elle avait labouche sècheet, aumomentoùellemit la clédans la serrure, sesmainstremblaientsifortqu’elleeutdumalàlatourner.Dèsqu’elleavançadansl’entréeobscure,elleentenditlebruitdelatélévision.DickieDaviesétaitentraindeconclurel’émissionWorldofSport.Rickdevaitêtreaffalésurlecanapé,probablementassoupietcertainementsaoul.Ellejetauncoupd’œildanslesalon,maisellenevitpersonne.«Rick,jesuisrentrée…—Là-haut!»cria-t-il.Ellesortitlesbilletsdesonsactoutenmontantl’escalier.«Danslasalledebains»,précisa-t-il.Tinapoussalaporteetsefigeasurplace.Ilavaitfaitcoulerunbainavecdelamousse–deslitreset
deslitresd’eauchaude.Ilavaitmêmeallumédeuxbougies.Desgouttesdecondensationruisselaientsurlesfenêtres,etelleeutdemalàvoiràcausedelavapeur.Penchéau-dessusdelabaignoire,ilagitalamoussedelamain.«J’aiallumélechauffe-eau,expliqua-
t-il.—Lechauffe-eau?Maisçacoûte…»Illuiposaundoigtsurleslèvrespourlafairetaire.«Tun’aspasquelquechosepourmoi?»Elleluitenditl’argent.«J’aigardélescinquantelivres,siçanetedérangepas»,dit-elle,avecplusd’assurancequ’ellen’en
ressentaitenréalité.Rickn’yprêtapasattentionetpassalesbilletssoussonnez.Ilreniflal’odeurdel’encreavantdeles
rangerdanssapochearrière.«Àpartirdemaintenant,toutvachanger,Tina,jetelepromets.Regarde-moi.»Elledevaitadmettrequ’ilavaitfaituneffort.Ilétaithabillé–cequi,unsamedienfind’après-midi,
n’allaitpasdutoutdesoi–,rasédeprèsets’étaitaspergéd’OldSpice.Ellen’enétaitpascertaine,maisilavaitdûégalementse laver lescheveux.Etbienquesonhaleinesenteencore l’alcool, ilavait l’aircomplètementsobre.«Cematin,jen’étaispasenétatdefonctionner.Jelesais.Tuveuxbienmepardonner,Tina?Jesuis
sincèrementdésolé.»Ill’attiracontreluietenfouitsonvisagedansseslongscheveuxbruns.Tinaseraidit.Ilsavaientdéjà
vécuçatantdefois…Ilsecomportaitcommeunparfaitsalaud,elleétaitcontrariée,ilsesentaitrongéparlesremordsetlasuppliaitdeluipardonner.Ellelerepoussadoucement.«Tuasbesoind’aide,Rick.Jeparledel’alcool.—Jevaisbien,Tina.Jepeuxm’arrêterdeboirequandjeveux.Regarde…J’aiarrêté,là,çayest.»Ellepoussaunsoupirenmontrantlebain.
«C’estpourmoi?—Évidemment!Viens,laisse-moit’aider.»Ilfitglissersavestesursesépaulesetlalaissatombersurlesol.Puisildéboutonnasonchemisier,
qu’illaissatomberégalement,toutenl’embrassantdanslecou.Ellefermalesyeuxlorsqu’illapoussadoucementcontrelemurencherchantsabouche.Illuidonnaunbaiservorace.«L’eauvarefroidir»,dit-elleensedégageant.Ricks’efforçademasquersadéception.«D’accord,machérie,excuse-moi.Tuvasprendreunlongbainchaud,etensuite, jeteprépareraià
dîner.»Elleluijetaunregardsceptique.«Qu’est-cequ’ilya?Jepeuxlefaire,tusais.Jetepromets,Tina, j’ai changé…Gagner cet argent a été le nouveau départ dont on avait besoin. » Il avait l’air siconvaincantque, si ellen’avaitpasdéjà entenducegenredepromesses, elle aurait puy croire.MaisRick était champion dans l’art demanipuler les femmes, un talent qu’il avait développé dès son plusjeuneâge,etellesavaittrèsbienparlafautedequi.
RichardCraigétaitunbébédelaguerre,lefilsuniquedeGeorgeetMollyCraig.Pendantquesonpèresebattaitauloinpoursonpays,samèrel’avaitemmenévivreàlacampagnechezsasœurpourlemettreà l’abri. Adulé par samère et par sa tante qui n’avait pas eu d’enfant, le petit Ricky avait vécu uneenfanceidyllique.Lesdeuxfemmesexauçaientlemoindredesescaprices,sibienque,àl’âgedetroisans, le petit garçon avait été stupéfait le jour où il s’était vu refuser un train en bois repéré dans unmagasindejouets.«C’estbeaucoupd’argent,monchéri,leraisonnasamère.—Jeleveux!exigeaRicky.—Peut-êtrequetul’auraspourtonanniversaire…—Jeleveux,là,toutdesuite!»Rickycroisalesbrasetsemitàbouder.Sa tante s’interposa. « Ton anniversaire est seulement dans quelques mois. Tu n’auras pas très
longtempsàattendre.»Lepetitgarçonneréponditpas,maisjetaunregardnoirauxdeuxfemmes.Puisilinspiraungrandcoup
etbloquasarespiration.«Qu’est-cequetufais?s’affolasamère.—Vite,faisquelquechose!»hurlalatante.Cettedernièreattrapaletrainenboisetlebranditdevantl’employésidéré.«Onleprend.»QuandRickyrevintàluiquelquesinstantsplustard,lapremièrechosequ’ilaperçutfutlepetittrainen
bois.Ilsouritintérieurement.Dèscetinstant,ilcompritquesamèreetsatanteseraientcommedelapâteàmodelerentresesmains.Lorsqu’il eut cinq ans, la guerre prit fin, et son père rentra à lamaison. Rick commença à aller à
l’école où, comme on aurait pu le prévoir, il ne se plut pas du tout. Il avait un problème avec ladiscipline,desortequ’ilseretrouvaexcludeplusieursétablissements.Quandilarrêtasesétudesàl’âgede quinze ans, il s’inscrivit à une formation de receveur de bus, dans l’idée de passer l’examen deconducteurpar la suite.Grâceà soncharmedebrun ténébreux, iln’était jamaisenmanqued’attentionféminine,etilavaitunrapportsympathiqueavectouslespassagers,surtoutlesdames.Sesseulsautrescentresd’intérêtétaientleschevauxetleschiens.Touslessamedismatin,ilaccompagnaitsonpèrechezle bookmaker, après quoi ils allaient boire quelques pintes au pub. Il passait tous ses jeudis soir auxcoursesdelévriersàBelleVue.CetteexistenceroutinièreavaitprisfinlejouroùTinaétaitmontéedanssonbus.Sesyeuxavaientcroisélessiens,etilss’étaientregardésunesecondedeplusquenécessaire.Rickluiavaitrépétémaintesfoisque,dèscetinstant,ilavaitsuqu’elleseraitàluietqu’ilnelaquitterait
jamais.
Aprèsavoirparessélonguementdanssonbain,Tinasesentitunpetitpeumieux.Lajournéeavaitétééprouvante,aussibienphysiquementquepsychologiquement.Sespaupièressefermaientdefatigueetsoncorpsluiparaissaitaussilourdqueduplomb.Elleentenditlafriteusebouillonnerfurieusementdanslacuisine.Ceneseraitpasunrepasdegourmet,maisaumoinsRickfaisait-iluneffort.Quandelleentradanslacuisine,ilétaitentraindefairecuiredesœufssurleplat.«Assieds-toi,machérie,dit-ilenluiavançantunechaise.Ceneseraplustrèslong…J’aiouvertune
boîtedepêchesausiroppourledessert.Onpourralesmangeravecdulaitconcentré.—Super,merci.—Comments’estpasséetajournéeàlaboutique?Tuaseuletempsderegarderlacourse?—Euh,oui…J’enaivuunbout.—C’étaitsensationnel,non?J’aicruqu’ilallaitperdre,mais ilestremontédejustesseà lafin.Je
pariequeGrahamétaitfurieux…J’adorequelebookiesoitfurieux!—Ilaempochépasmaldetonargentaufildesannées.—Tina,necommencepas…—Jenecommenceriendutout.—Écoute, aujourd’hui, on a touché le gros lot.Quatre cent cinquante livres !Dans le bus, je n’en
gagnaisquetroismilleparan.Ondevraitfêterça!Surveillelapoêle,jevaisfaireunsautchezMannyacheterunebouteilledechampagne.—Duchampagne?Pourquituteprends,Rick?JedoutequeMannyenaitenstock…Iln’yapasune
grossedemandedanslequartier.»Ilsebalançasurses talonsetsepassalamaindanslescheveux.«Ehbien,cetautre truc,alors,du
Pomagne,duBabychamoujenesaispluscommentilsappellentça.—Cen’estpaslapeine.Jeneboispasvraiment,ettoi,tuasarrêtédeboire,tuterappelles?»Ilhésitauneseconde.«Quandjedisquej’aiarrêté,çaneveutpasdirecomplètement.Jepeuxbienboireunverrepourles
occasionsspéciales,etjen’envoispasdemeilleurequecelle-ci!—Tuesunalcoolique,Rick.Tunepeuxpasboireunverredetempsentemps.—T’esquoi?Unespécialiste?—Àvraidire,oui,vivreavectoiafaitdemoiunespécialistedeseffetsdel’alcoolisme.—Arrêteaveccemot!Tuesquipourmediagnostiquercommeunalc…commeundemecs-là?»Il
enfilasaveste.«Jereviensdanscinqminutes.»Tinasecoualatête.Ricknechangeraitjamais.Ilnepouvaitmêmepasprononcerlemot,encoremoins
sefaireaiderparunprofessionnel.Siellelelaissaitfaire,ill’entraîneraitaveclui.
Sesdébutsdans lavie s’étaientpourtant annoncés remplisdepromesses, cequi rendait sa situationd’autantplusdéchirante.Filleuniqueetexcellenteélèveàl’école,elleavaitpassésonexamend’entréeen sixième et avait été admise dans un lycée public. Ses résultats étant parmi les meilleurs del’établissement, aussi bien elle que sa prof principale pensaient qu’elle irait à l’université.Tina avaitespéréfairedesétudesdelettresavantdeselancerdansunecarrièredejournaliste.Maisledestinenavaitdécidéautrement.Sonpère,JackMaynard,étaitdécédébrutalementàl’âgedequarante-cinqans,et,en dépit des protestations à la fois de l’école et de sa mère, Tina n’avait pas hésité. Elle avaitimmédiatement abandonné ses études et trouvé du travail dans une petite agence d’assurances pourparticiperauxbesoinsdesafamille.Lestâchesqu’onluiconfiaitétaientdérisoires,etlesalaireassorti,
mais elle suivait des cours du soir pour apprendre la dactylo et la sténo. Son obstination et sadétermination se révélèrent payantes, si bien qu’elle monta en grade, devenant vite la meilleuresténographe de l’agence. Cependant, le travail était ennuyeux, et les heures affreusement longues. Lemomentdelajournéequ’ellepréféraitétaitceluioùellerentraitchezelleenbus.Lechauffeurdu192était terriblement séduisant et la saluait toujours en lui faisant un sourire et un clin d’œil.Un jour, iltrouvalecouragedel’inviteràboireunverre,et,àpartirdecejour-là,ilsdevinrentinséparables.Tinaavaitdû renoncer à ses rêvesde journalisme,maisRichardCraigcompenseraitplusque largement cesacrifice.
Ilspassèrentausalon,oùRickavaitbranchéunedesbarresdelacheminéeélectrique.Dépourvuedechauffagecentral, lamaisonétaitenpermanenceglaciale.Ilenétaitàsontroisièmeverredemédiocrevinpétillantetcommençaitàavoirdelapeineàarticuler.C’était làleproblème:Ricknedessaoulaitjamaiscomplètement,desortequ’ilneluienfallaitpasbeaucouppourêtredenouveauincohérent.Tinaétaitencoreentraindesirotersonpremierverre.D’ailleurs,ellen’aimaitpaslegoûtduvinmousseux,qui,enplus,luidonnaitmalàlatête.RickétaitaffalésurlecanapéentrainderegarderTheGenerationGame.«Tuasdéjàvudesprixaussinuls?Bonsang,c’estquoi,unserviceàfondue?—Unpetitcaquelondanslequelonfaitchaufferdufromagepourytremperdesmorceauxdepain.—Çadoitêtredégueulasse…—C’estcenséêtrelemustduraffinement.»Iltapotalecanapé.«Éteinslatéléetvienst’asseoirprèsdemoi,machérie.»Tinaposasonverreetlerejoignitentraînantlespieds.«Ilresteencoredesbulles?demandaRick.—Oui,unpeu,maistunecroispasquetuenaseu…—Assez ?Non.Çava. Je t’enprie,Tina, arrêtedem’asticoter commeça.Tugâches tout…Viens
ici.»Illapritdanssesbrasetvoulutl’embrasser.Instinctivement,elleserraleslèvresetseraidit.«Qu’est-cequ’ilya?demandaRick.—Rien.»Ellelerepoussadoucement.«Jevaistechercherceverre.»Illuiagrippalespoignetsd’unemainferme.«Çaattendra.»Il la renversasur lecanapéet s’allongeasurelle.Ensentant sa langue forcerses lèvres,elle faillit
vomir.Ellelesuppliad’arrêter,maisellen’étaitpasdetailleàlutter,sibienqu’elleneputl’empêcherdeluibaissersonpantalonetdeluiécarterlescuisses.«Rick,attends,dit-ellepourgagnerdutemps.Montonsdanslachambre…Ceseraplusagréable.»Illagifladetoutessesforces.« Tu crois que je suis né de la dernière pluie ? Tu n’es qu’une pauvre fille frigide… Tais-toi et
profite!»Tinatournalatêteetfermalesyeux.Cen’étaitpaslapremièrefoisqu’illaprenaitdeforce,maiselle
sejuraqueceseraitladernière.Ilfallaitqu’elleparte.Savieendépendait.
Ledimancheétantpourellelepirejourdelasemaine,ellecherchaittoujoursuneexcusepoursortirdelamaison.Rickavaitfinilanuitsurlecanapé,tropivrepourmonterl’escaliermêmeàquatrepattes,cedontelles’étaitréjouie.Assisedanslacuisine,elleseréchauffaitlesmainsautourd’unetassedethétoutencontemplant ledésordre.Lapièceempestait la friture, lapoêleavait congelédans lacuvetted’eau
glacéeoùill’avaitlaissée…Ilapparutsurlepasdelaporte,lescheveuxdressésdanstouslessens,lespaupièresensommeillées.Iln’avaitpasenlevéseshabitsdelaveille.«Oùsontmesclopes?»Savoixétaitéraillée,etilrenifladefaçonrépugnantetoutensetapantsurle
torse.Tinafitunegrimace.«Bonjour.Jevaisbien,merci,ettoi?—Qu’est-cequ’ilya?Oh…C’estàcaused’hiersoir?»Elleluilançalepaquetdecigarettesau-dessusdelatable.«Tiens.»Ils’assitfaceàelle.«C’estpossibled’avoirduthé?—Labouilloireestlà.»Ricktiraunelongueboufféesursacigarette.«Tuasraison.Jesuisunparfaitsalaud,tuméritesmieux
queça.Etmaintenant,s’ilteplaît,sers-moiunetassedethé.—Çaafiniparfairetilt.—Toutdemême,cen’estpasentièrementmafaute!s’exclama-t-il,aussitôtsurladéfensive.Tuyes
toiaussipourquelquechose…»Tinareposasatasseetsecoualatête.«Enquoiest-cemafaute?Jet’aiditdenepasacheterd’alcoolhiersoiraprèstapromessedeneplus
jamaisboire.Maisnon, tuétaismieuxplacéquemoipouren juger !Tum’asexpliquéqu’unverreoudeuxneteferaientpasdemal,quec’étaituneoccasionspéciale,etpatatietpatata…»Rickluisoufflaunnuagedefuméegrisedanslafigure.«Jemerappelleaussiquetum’asdithierdenepaspariersurcecheval.Alors?Quiétaitlemieux
placépourjuger,là?—Cetargentétaitàmoi,réponditposémentTina.—Cequiestàtoiestàmoi.Onestdespartenaires.—D’accord.Danscecas,donne-moilamoitiédecequeçat’arapporté.»Ilrenifla.«C’estàmoi.Etpuis,tudésapprouveslejeu,l’aurais-tuoublié?»Discuteravecluiétaitimpossible;dureste,ellen’enavaitplusl’énergie.Quandellerepritlaparole,
cefutd’unevoixplusbravequ’ellenesesentait.«Jetequitte.»Rickeutsoudainl’aird’avoirreçuuncoupsurlatête.Illuipritlamain.«Bonsang,Tina…Jesaisqu’hiersoir j’aiétéunpeu…disons,enthousiaste,maiscen’estpasune
raisonpourêtreméchante…Jet’aime,ettulesais.»Elleperçutsondésespoir.Cettescène,ellel’avaitdéjàvécuedetropnombreusesfois.Ilallaitmaintenantfaireetdiren’importequoipourl’amadouer.Elleconnaissaitmalheureusementcescénarioparcœur.«Tunecomprendsdoncpas?J’aipeurdetoi,Rick.Peurdecequetuvasmefairelaprochainefois.
J’enaimarrededébarquerauboulotetd’êtreobligéedementirparcequej’aidesbleus,marrededevoirmarchersurdesœufsàlamaison,marredevivredanscetteporcherieglacialeetdedevoirtravaillerdesheurespourpayerlesfactures…—Mais…—Jen’aipasterminé.As-tuseulementidéedecequec’estdevivredanslapeur?Etpourquoiest-ce
quejeledevrais?C’estmoiquinousfaisvivre.Tunecontribuespasànosdépensesd’unseulcentime.Tunefaisqueponctionnernotrebudgetetponctionnermessentiments!—Charmant!Jet’aipréparéàmanger,hiersoir…—Desœufs et des frites ? semoquaTina.Si c’est ça que tu appelles accomplir ta part, tu te fais
encoreplusd’illusionsquejenepensais!»Rick,lespoingscrispés,respiraitbruyamment,néanmoinsellecontinua.Ellenes’étaitencorejamais
opposéeàluidecettemanièreetsesentitsoudaincapabledelefaire.«Tuasbesoind’uneaidequejenepeuxpast’apporter.»Sansprévenir,ilselevaetl’empoignaparlescheveuxau-dessusdelatable.«Ilyaquelqu’und’autre,c’estça?C’estqui?Jevaisletueretjetetueraiensuite!»Tinaleregardadroitdanslesyeux.«Iln’yapersonned’autre,Rick.Tunepeuxpasaccepterque,sijetequitte,c’estuniquementàcause
detoi?Cen’estdelafautedepersonnesinondelatienne.»Illuilâchalescheveux.«Pourquoitumepoussesàmecomportercommeçaavectoi?dit-iltoutbas.Jet’ensupplie,net’en
vapas…J’aibesoindetoi.»Elleattrapasonmanteauetpritsapetitevalise.«Tuasdéjàpréparétesaffaires?Espècedesalope…Depuisquandtuavaisprévudepartir?—Oh,jenesaisplus…Depuislejouroùtum’asfrappéeavecunetelleviolencequej’aidûmefaire
recoudreunœil.—Cen’étaitpasdemafaute,mabagues’est…—Depuislejouroùtum’asflanquéuncoupdepoingenm’éclatantlalèvre,depuislejouroùtuas
écrasé tacigarette surmonbras,depuis le jouroù tum’asviolée,depuis le jouroù tum’asvolémonargentpourparierauxcourses.Depuislejourdenotrefoutumariage…Jecontinue?»Elles’avançadansl’entrée.Aumomentoùelleouvritlaporte,ellegardalatêtehauteets’enallasans
regarderenarrière.«Tina,reviens…Jesuisdésolé.»Sesgenouxcédèrent,etils’effondraparterre.Unefoisdanslarue,Tinadutprendresurellepournepasprendresesjambesàsoncou.Elleavait
l’impression qu’elle aurait pu courir sans plus jamais s’arrêter. D’ailleurs, elle allait devoir le fairelorsqu’ils’apercevraitqu’elleavaitfaitunedescentedanssapochependantqu’ildormaitetavaitpristoutl’argentqu’ilavaitgagné.
Un peu plus tard ce jour-là, Tina frappa à la porte d’une petite maison élégante et attendit avecnervosité.Unejoliefemmeblonde,trèsmaquilléeetcouvertedebijoux,vintouvrir.«Jepeuxvousrenseigner?—VousdevezêtreSheila…JesuisTina.»Elleluitenditsamain,queSheilaignora.«Euh…est-cequeGrahamestlà?—Ilvousconnaît?—Oui,jesuisuneamie.Jetravaillelesamedidanslaboutiquevoisinedelasienne.—Quiest-ce,Sheila?»s’écriaGrahamdufonddelamaison.Sheilaouvritunpeuplusgrandlaporteetluifitsigned’entrer.«Elleditêtreunedetesamies.—Tina!s’exclamaGrahamenarrivantdansl’entrée.Ils’estpasséquelquechose?»VoirsonexpressioninquièteémutTina.Savoixtrembla.«Jel’aiquitté.—Oh,monDieu!Vienslà…»Illaserratrèsfortdanssesbras.Safemmeleregardad’unairperplexe.Ilsetournaverselle.«Sheila,metslabouilloireàchauffer,tuveux?»Tinaseressaisit.«Çaira,Sheila,jenerestepas…JevoulaisseulementprévenirGraham.Ilaétéun
bonamipourmoi,ets’iln’avaitpasfaitcequ’ilafaithier,jen’auraispaspupartir.—Tuasprissonargent?»s’enquitGrahamd’unairstupéfait.Tina esquissa un sourire. « Jusqu’au dernier centime ! J’ai trouvé une chambre à louer. Je l’avais
repérée ilyadéjàquelques semaines,mais jen’avaispasdequoi lapayer.Etpuisqu’elleest encoredisponible,jem’ysuisinstallée.Lemobilieresttrèsvétusteetlesmurssontsimincesquej’entendsletyped’àcôtéchangerd’avis,mais,aumoins,c’estchezmoi.—Ilvavenirtechercher,tulesais,observaGrahamd’unairsombre.— Je n’en doute pas une seconde… Il sait où je travaille, et il pourrait très bien se pointer à la
boutique,mais jem’enfiche! Iln’oserapas lever lamainsurmoienpublic. Ilestbeaucouptropfutépourça.—Maisilpourraittesuivre…—S’ilteplaît,Graham…Tucroisquejenelesaispas?D’aprèstoi,pourquoiçam’apristoutce
tempsavantdemedécider?—Pardon.Tuasbesoind’aidepourdéménagertesaffaires?—Jesuispartieavecseulementunepetitevalise.Iln’yadoncpasgrand-choseàdéménager.Bon,il
vautmieuxquejefile.J’aiencorepasmaldechosesàfaire.—Commetuvoudras.Jepasseraitevoirsamediàlaboutique.Prendsbiensoindetoi.»
Enfindesoirée,Tinas’installadevantunetassedechocolatchaudetsedétenditunpeu.Épuisée,elleappuya sa tête sur le dossier du canapé en fermant les yeux. Penser aux quatre années qu’elle avaitpasséesencouplelalaissaitdansunétrangesentimentdevide.Elleignoraitcequel’avenirluiréservait,cequilaremplissaitàlafoisdepeuretdejoie.Ellecherchaunmouchoirdanssonsacet,n’entrouvantpas, le vida sur le sol. Au-dessus était posée la lettre qu’elle avait trouvée dans la poche du vieuxcostume. Prise d’une curiosité irrépressible, elle décacheta l’enveloppe en prenant soin de ne pasl’abîmer.L’écritureévoquaitcelled’unenfantappliqué,commesilapersonnequil’avaitécriten’avaitpasl’habitudedeseservird’unstyloplume.Tinarepliasesjambessouselleetcommençaàlire.
180,GillbentRoadManchester
4septembre1939
MachèreChristina,
Tumeconnais, jenesuispas trèsdouépourcegenredechoses,maisavoir lecœurbrisémedonneducourage.La façondont jemesuiscomportéhierest impardonnable,mais, je t’ensupplie,sachequec’étaitàcauseduchoc,etnonlerefletdessentimentsquej’aipourtoi.Cesderniersmoisontétélesplusheureuxdemavie.Jenetel’aiencorejamaisdit,maisjet’aime,Chrissie,alors,situveuxbien,jevoudraisqu’onpassechaquejourquinousresteàvivreensemblepourteleprouver.Tonpèrem’aditque tunevoulaisplusmevoir,et jene te lereprochepas,mais ilnes’agitplusseulementdenousàprésent– il fautpenseraubébé.Jeveuxêtreunbonpèreetunbonmari.Oui,c’estmafaçonmaladroitedetedemandertamain.S’ilteplaît,Chrissie, dis-moi que tu seras ma femme et qu’on pourra élever notre enfant ensemble. La guerre aura beau nous séparerphysiquement,lelienquiunitnoscœursresteraàtoutjamaisindissoluble.
Ilfautquetumepardonnes,Chrissie.Jet’aime.Àtoipourtoujours,
Billyxxx
Tina réprima un frisson. Elle avait beau ne jamais utiliser son nom entier, elle avait été baptiséeChristina,sibienqu’ellesesentitunlienimmédiataveccetteChrissie.Quellehistoiretriste…Pourquoi
Billyn’avait-ilpaspostélalettre?Qu’étaientdevenusChrissieetsonbébé?Peut-êtrepourrait-elleserenseignersureuxetfaireparvenirlalettreàsajustedestinataire.Ceseraitdetoutefaçonunedistractionbienvenuepouroubliersespropresproblèmes.
4
Printemps1939
BillyStirlingavaittoujourssuqu’ilétaitbeaupourlabonneraisonquesamèreneselassaitjamaisdeleluirépéter.Àl’âgedevingtetunans,personnenes’étonnaqu’ilnesoitjamaisenmanquedepetitesamies.Sescheveuxnoirs,qu’ilportaitunpeutroplongs,étaientplaquésenarrièreavecdelabrillantine,sonvisagerasédeprèsrévélaitunteintmatpresquebasanéet,curieusement,comptetenudunombredecigarettesqu’ilfumait,sesdentsétaientd’unblancétincelantetparfaitementdroites.Dèsqu’ilriait,sonsourire illuminait tout son visage et ses joues se creusaient de fossettes qui lui donnaient un air decollégien insolent. La cicatrice qui lui barrait le sourcil gauche ne faisait qu’ajouter à son charmeexotique, et il s’attirait toujours des exclamations de compassion de la part de filles en adorationlorsqu’il racontait comment il se l’était faite. Lui-même n’avait aucun souvenir de l’incident,mais samèreleluiavaitracontéd’innombrablesfois.Alice Stirling aimait follement son fils et se montrait extrêmement protectrice avec lui. Son mari,
Henry, estimait qu’elle le gâtait trop, et étaitmême un peu jaloux de l’amour et de l’attention qu’elleprodiguait aupetitgarçon.Lorsque leurpremier fils,Edward, étaitmort enbasâgede la tuberculose,Alice avait été inconsolable et s’en était voulu. Rien de ce que pouvait dire ou faire son mari nel’empêchaitdepenserqu’elleétaitresponsable.S’ilavaitréussiàêtreplusconvaincant,peut-êtreaurait-ellefiniparlecroire.LaseulechosequesavaitHenry,c’étaitqu’ilétaitrevenudelaGrandeGuerreetquesonfilsétaitmort.Sansqu’iln’aitjamaiseul’occasiondeletenirdanssesbras.Edwardétaitmortàseulementcinqmois,sonpetitcorpstropfragilepoursupporterdecrachersans
cessedusang,lessuéesnocturnesetlespousséesdefièvrecaractéristiquesdelamaladie.Bienquelatuberculose soit associée à des mauvaises conditions d’hygiène, Alice s’était occupée de son fils dumieux qu’elle avait pu. Elle savait bien qu’ils étaient pauvres. Depuis le rationnement imposé enjanvier1918,lanourrituresefaisaitrare,cependant,ilenallaitdemêmepourlamajoritédesfamillespendantlaguerre,etleursbébésn’étaientpasmorts.L’appartementqu’ilslouaientétaituntaudisd’uneseule pièce, mais elle faisait tout pour le tenir propre. Les murs étaient tellement humides que lamoisissure s’infiltrait partout. Edward avait été malade depuis sa naissance, et l’odeur du lait qu’ilrégurgitaitimprégnaitl’atmosphèreenpermanence.Àl’heureducoucher,Alicel’emmitouflaitdansdescouverturesetleprenaitdanssonlit,oùelleleserraitcontreelletoutelanuit,seréveillantrégulièrementpours’assurerqu’ilrespiraitencore.Etendépitdetoussesefforts,Edwardétaitmort,desortequelaculpabilité l’avait rongée,démolissantpeuàpeusescertitudesquantà sacapacitéàêtremère.Àsonretourdes tranchées,Henry s’était renfermé sur lui-même, etAlice trouvadeplus enplusdifficile decommuniqueraveclui.Ilétaitrarequ’ilsseparlent,etcetteexistencemisérablesemblaitêtrelerefletdeleurvie conjugale.Mais elle avait beaudouterd’elle-mêmeen tantquemère,Alice rêvait d’avoirunautrebébé.Levidequ’elleressentaitaufondd’ellenepourraitêtrecombléqu’endonnantdenouveaula
vie.Cependant,seschancesdetomberenceinteétaientnullesétantdonnéladistancequis’étaitinstalléeentreelleetsonmari.Un jour, peu de temps après le décès du petit Edward, Alice entendit deux femmes bavarder à
l’épicerie du coin de la rue. Ses oreilles se dressèrent, et elle s’approcha pour écouter ce qu’ellesdisaient.Unefoisqu’elleeneutassezentendu,ellerentrachezelle,lecœurbattantàtoutevitesse.Àsongrandsoulagement,Henryn’étaitpaslà.Ellesechangeaetmitsatenuedudimanche,qu’ellecomplétaavecunchapeauen fourrureetdesgants.Lechapeausentait lemoisi,maisça ferait l’affaire.Elle luidonnaunpetitcoupdebrosseetleplaçadélicatementsursonchignon,puiselleseregardadanslepetitmiroircarréau-dessusdel’évierdelacuisine,quiservaitaussidesalledebains,etajoutaunsoupçonderosesurseslèvres.Ellesavaitqu’elleauraitdûmettredeschaussuresplatespourfairelelongtrajetquil’attendait,toutefois,destalonsseraientplusélégants.Aprèsavoirjetéunderniercoupd’œildanslemiroir,sonvisageexprimantladéterminationmême,Alicefermalaporteets’enallad’unpasalerteetdécidé.La façade grise de l’orphelinat était mouchetée par des décennies de poussière, et des mauvaises
herbespoussaientàfoisondanslesgouttières.Lapeinturenoiredelaporteavaitdepuislongtempsperduson éclat et était écaillée. L’endroit tout entier dégageait une austérité qui n’avait rien d’accueillant.Néanmoins,Aliceravalasonappréhensionetgravitlesmarchesenpierrequimenaientauperron.Elleécarta une toile d’araignée qui s’était accrochée à son chapeau. L’énorme heurtoir en cuivre était sirouilléqu’elleeutdelapeineàlesouleverpourproduireunsonassezfort.Aprèscequiluiparutuneéternité,lalourdeportes’ouvritsurunefemmeentenued’infirmièrequilatoisa.«Oui?Jepeuxvousrenseigner?»Alices’aperçutqu’ellen’avaitpasréfléchiàcequ’elleallaitdire.«Bonjour…Euh…Je…MonnomestAliceStirling,bredouilla-t-elle.Jepeuxentrer?»L’infirmièrecroisalesbrassursapoitrineetladévisagea.«Vousavezunrendez-vous?—Non,jecrainsquenon…Çaposeunproblème?»L’infirmièresoupiraensecouantlatête,maiselleouvritplusgrandlaporteetluifitsigned’entrer.«Attendez ici…Jevais chercher l’infirmière-chef. »Alice la regarda s’éloignerdans levestibule.
Uneodeurdedésinfectantetdechoubouilliimprégnaitlamaison–unmélangequiluidonnalanausée.Elle avait la bouche sèche et desgouttes de sueurperlaient sur sanuque.Elle commençait à regretterd’avoirmiscechapeau.«Enquoipuis-jevousaider?»Elleseretourna.L’infirmière-chefavaitunvisageexpressifetbienveillantquinecorrespondaitpasà
savoix,desortequ’Alicerestadécontenancéeuninstant.«Jem’appelleAliceStirlingetjesuisvenuepourlebébé.—Quelbébé?Nousavonsdenombreuxbébés,ici.—Oui,biensûr,s’excusaAlice.Jesuisdésolée,jeneconnaispassonnom.—Pourriez-vousêtreplusprécise?»Auloin,unbébésemitàpleurer.Alicesentitsagorgeseserreretsesyeuxseremplirdelarmes.Elle
lesessuyadesamaingantée.«Vousvoussentezbien?demandal’infirmière-chefd’untonplusdoux.—Pasvraiment.J’aiperdumonbébé,vouscomprenez…—Etvouspensezqu’ilpourraitêtrecheznous?»Alicesetroublauneseconde.«Oh,non…biensûrquenon.Ilestmort.»Devant labrusqueriedecetteréponse, l’infirmière-chefarrondit lesyeux.PuisellepritAlicepar le
bras,l’emmenadanssonbureauetrefermalaporte.«Etsivousmeracontiezdequoiils’agit?»
Aliceéprouvasoudainledésirdesedélesterd’unpoids.«Monbébé,monbeaupetitEdward,estmortquandilavaitseulementcinqmois.Delatuberculose,
m’a-t-ondit.Jen’airienpufaire,maisjesaisqueHenry…—Henry?—C’estmonmari.Jesaisqu’ilm’enveut.Ilprétendquenon,maisjen’aimêmepasétécapablede
garderEdwardenviejusqu’àcequ’ilreviennedelaguerre…Quelgenredemèrefaut-ilquejesois?Iln’ajamaispuvoirsonproprefils.Etmaintenant,c’esttoutjustesinousnousadressonslaparole.Ilboittropetnemetémoigneaucuneaffection.Ilpensequesonchagrinestpirequelemienparcequej’aiaumoinspassécinqprécieuxmoisavecEdward…»L’infirmièreluitenditunmouchoir.«Allons,allons,nevousfaitespasdereproche…Denombreuxbébésmeurentdelatuberculose.C’est
hélastrèsfréquent.Jesuiscertainequevousavezfaittoutvotrepossible.»Alicesemouchabruyamment.«Maisçan’apassuffi.»Ellenesavaitpaspendantcombiendetempsencoreelleallaitsupporterce
malheur.L’infirmièrejetauncoupd’œilàlapendulesurlemur.«C’est bientôt l’heure du dîner. Il faut que j’aille superviser le repas.Voulez-vous vous joindre à
nous?—Vousêtestrèsgentille…Oui,volontiers.—Etensuite,vousmeraconterezcequivousamène.Vousavezparléd’unbébé…»Alicelasuivitauréfectoire,oùlesenfantsavaientdéjàprisplacedevantdelonguestablesenbois.Le
dînerétaitd’uneextrêmesimplicité:desgrossestranchesdepainbeurréetunbouillon.Àlasecondemêmeoùellel’aperçut,Alicesutquec’était lui.Et l’entailleau-dessusdesonsourcil
gauchenefitqueleluiconfirmer.Ilétaitassisdansunechaisehautesurlaquelleiltapaitavecsacuiller.Dèsqu’Alices’approcha,ilarrêta,luidécochaunsourireédentéetluitenditlesbrascommes’ilvoulaitqu’elleleprenne.Ellelefitetrespirasonodeurdelait.Ilportaitaubrasunpetitbraceletenpapiersurlequelétaientinscritssonnometsadatedenaissance.WilliamEdwards.20mars1918.«Toutvabien,murmura-t-elleaucreuxdesonoreille.Mamanestlà.»Un peu plus tard, dans le bureau de l’infirmière-chef, elle apprit toute l’histoire du petit Billy , et
commentilavaitatterriàl’orphelinat.ToutcommeAlice,FrancesEdwards,avaitaccouchépendantlaguerre, mais, de façon tragique, son père, Albert, avait été tué sur le front, unmois avant la fin deshostilités.Le11novembre1918, jourde l’armistice,alorsque lesclochesdeséglisescarillonnaientàtravers tout le pays, Frances avait serré fort son bébé contre elle et avait sauté du haut d’un pont dechemindefer.Elleavaitététuéesurlecoup,mais,parmiracle,l’enfantavaitsurvécu,avecpourseuleblessureuneentailleausourcilgauche.Endépitdenombreuxappels lancés,aucunparentn’étaitvenuréclamerlebébé,quelesautoritésavaientfiniparplaceràl’orphelinat.Aliceécrasaunelarmeaucoindesonœil.«Etmaintenant,queva-t-illuiarriver?—Nousallonsnousenoccuper, répondit l’infirmière-chefenhaussant lesépaules.Onprendrabien
soindelui.—Jevaisleprendre,déclaraAlice.C’estunbébéquin’apasdemère,etjesuisunemèrequin’apas
debébé.Jevousenprie…»L’infirmière-chefparuthésiter.«Nousn’avonspasdepolitiqued’adoptionofficielle,mais il faudra
fairedesvérifications,ainsiquedespapiers.»Ellevitleregardimplorantd’Alice.«Jevaisvoircequejepeuxfaire.»Aliceesquissaunsourire.«Merci.Jevaisenparleràmonmari.»Une semaine plus tard, Billy avait quitté l’orphelinat avec seulement deux choses : la bague de
1
fiançaillesde sadéfuntemère et un coquelicotdesFlandres, que sonpère avait glissédansune lettreenvoyéedestranchéesàsafemme.
12octobre1918
MachèreFrances,
J’aimeraisquetupuissesvoirlescoquelicotsdansleschamps.Ilssontencoreplusétonnantsquandilssecouchentdanslevent.J’aisauvécelui-cidelabouedesFlandres.Veillebiensurnotrepetitgarçon.Ilmetardedeleconnaître.
Monamouretmatendresseàtoutjamais,
Albertxx
Deuxjoursplustard,ilavaitététuéaucombat.
Enceprintemps1939,âgédevingtetunans,Billyétaitdévouéàsamèreadoptive.Sesrapportsavecsonpèreétaient,pourdire lemoins,unpeucompliqués. Il estimaitque lemeilleurmoyendegérer lasituationétaitdegardersesdistances.EtcommeHenryStirlingpassaitbeaucoupdetempsaupubouàsepromenerdanslesrues,cen’étaitpasdifficile.Iln’avaitjamaisvraimentacceptéBillycommesonfils,etlaquantitéd’amouretd’attentionqu’Aliceluiprodiguaitn’avaitfaitqu’accroîtresonressentiment.Unsoir,Billyetsonmeilleurami,Clark,étaientaccoudésaubardeleurpubfavori.«Jesuisdésolépourtoi»,ditClark.Billytiraunelongueboufféesursacigaretteetregardasonami.«Etpourquoiça?—Parcequetun’asjamaisconnulefrissonqueprocurelachasse.C’estvrai,lesfillessejettentàtes
pieds…Iltesuffitderentrerdansunepiècepourquelesyeuxdetouteslesfemmessetournentverstoi.Danscesconditions,oùestledéfi?»Billyhaussalesépaulesetclaquadesdoigtspourappelerlebarman.«S’ilteplaît,monvieux,quandtuaurasuneminute,tunousremettrasdeuxrhums.»Il se tourna vers son ami. « C’est ce que tu penses ? Tu ne t’es jamais dit que les filles qui sont
obsédéesparl’apparenced’untypeétaientcomplètementcreuses?Ellesn’ontaucunesubstance,rien…etsiellessontamusantespourunenuit,aprèsça,ellesm’ennuient!Jevoudraisbienavoirunerelationsérieuseetstable,commetoutlemonde.»IlpassaunverreàClark.«Santé!»Clarkn’avaitpasl’airconvaincu.«Entraînantavectoi,jen’aiaucunechance»,grommela-t-il.Et c’était vrai. Au bal, les filles accouraient vers eux, mais c’était avec Billy qu’elles voulaient
tourbillonnersurlapistededanse,c’étaitparBillyqu’ellesvoulaientêtreraccompagnéeschezellesàlafindelasoirée.«Tuesmonmeilleurami,Clark.Onestcopainsdepuisqu’onétaitdesgaminsenculottescourtesaux
genouxécorchésetàlafigurecrasseuse.Tuvoudraisvraimentqu’onarrêtedesortirensemblepourquetuaiesplusdechancesaveclesfilles?— Non, ce n’est pas ce que je dis… Seulement, j’ai l’impression que je ne rencontrerai jamais
personne.»Billy luidonnauneclaquedans ledos.«Arrêtede te lamenter !Aucunefilleneveutd’un typequi
s’appitoiesursonsort.»Clarkleregardadansl’atmosphèreenfuméedupub.S’ilétaitvraiquesescheveuxrouxetsestaches
derousseurn’étaientpasunaimantpourlesfilles,sesyeuxbleussemblaientvoirdirectementvotreâmeet brillaient au milieu de ce qui était en réalité un très joli visage. Sa petite taille pouvait être uninconvénient pour celles qui portent des talons hauts, et son accent traînant du Pays noir paraissaitdéplacé à Manchester, donnant l’impression qu’il avait l’esprit un peu lent alors que c’était tout lecontraire.Enrevanche,ilauraitétédifficiledetrouverungarçonplussolide,plusfiableetaussicorrect.«Désolé,Billy…Tuenveuxunautre?»Billy regarda samontre. «Vautmieuxpas.Mamanadûmepréparer àdîner.On sevoit demainau
Buck,d’accord?»
Levendredisoir, lasalledebalduBuccaneerétait leur terrainde jeuxpréféré.Desribambellesdefillesgloussaientavecnervositéauborddelapistededanse,jetantdediscretscoupsd’œilalentourdansl’espoir qu’un garçon les invite à danser. Un orchestre de trois musiciens assurait l’ambiance, et leslumières étaient suffisamment intimes pour créer une atmosphère romantique lorsqu’il le fallait. Lecontraste était saisissant avec lesbalsorganisés à la salleparoissiale, où levicaire tenait à jouer leschaperonsetséparaitlescouplesqui,selonlui,serapprochaientunpeutrop.Unsoir,Billyavaitétémisdehorspouravoirlaissésesmainss’égarertropbassurlesreinsdesapartenaire.InutiledepréciserqueClarkavaittrouvécetépisodehilarant.AuBuck, les règles n’étaient pas aussi strictes, et, après leur conversation de la veille, Billy était
décidé à trouver pour Clark une jolie fille qui l’emmènerait chez elle pour le présenter à sa mère,l’épouserait et lui ferait des bébés. Ou, à défaut, au moins une qui voudrait bien danser avec lui.L’orchestre était engrande forme, et lamusique si fortequ’il était difficilede separler.Billymit sesmainsencoupeautourdesaboucheetsepenchaàl’oreilledeClark.«Tuenasrepéréunequetuaimeraisinviteràdanser?—Hé,jenesuispassourd!s’exclamaClarkensefrictionnantl’oreille.—Qu’est-cequetupensesdecesdeux-là?»Billymontradeuxfillesquin’avaientpasarrêtédeleur
jeter des coupsd’œil de la soirée.L’uned’elles était grande, assez exubérante et trèsmaquillée.Ellerenvoyaseslongscheveuxbrunsenarrièred’ungesteprovocantencroisantleregarddeBilly.Sonamie,qui à l’évidence étaitmal à l’aise, s’empressade fixer le plancher.Brusquement,Billy se redressa etdonnauncoupdecoudeàsonami.«NomdeDieu,ellesviennentparici!»Tousdeuxobservèrentlaplusgrandedesfillessefaufilerentrelesdanseurs,sonamielasuivanttant
bienquemalenprenantgardeànepasrenversersonverre.«Bonsoir,mesdemoiselles!ditBilly.—Bonsoir,renchéritClarkenlessaluantd’unsignedetête.—Onavuquevousnousregardiez,ditlagrandeenbalançantdenouveausescheveuxenarrière.Moi,
c’estSylvia,maisvouspouvezm’appelerSyl,etvoicimonamieChrissie.—Enchanté.Jem’appelleBilly,etlui,c’estClark.»Cedernierhochadenouveaulatêteetessuyasapaumemoitesursonpantalonavantdeserrerlamain
auxdeuxfilles.Chrissiesourittendrement,sesyeuxbleusbrillantd’unairamusé.Quoiqueplusréticentequesonamie,
elleétaitdeloinlaplusravissantedesdeux.Descheveuxblondsjolimentbouclés,lapeaurayonnante,elleportaitunlégersoupçonderosesurleslèvres.Billyavaitdumalàendétacherlesyeux,maisSyl
avaitautrechoseentête.Elleletiraparsacravate,l’obligeantàposersonverre.«Viens,onvavoirdequoituesfait!»Billyvoulutprotester,maisilétaittroptard.Sylletenaitdéjàfermementparlebrasetlepoussaitvers
lapistededanse.Enseretournant,ilvitClarketChrissies’asseoiràunetableetressentitunpincementdejalousiequilesurprit.Sylavaitbeauêtreunedanseuseformidable,lamodestienesemblaitpasfairepartiedesesqualités.«Hé,onfaituncoupleéblouissant,pasvrai?»Lorsqu’ils rejoignirent leursamisà la table,ClarketChrissieétaientengrandeconversationet leur
prêtèrentàpeineattention.L’orchestrejouaitunmorceaupluslent,etaussitôtdescouplesenvahirentlapistepourunesériedeslows.Billysavaitquec’étaitlemomentdelasoiréequeClarkredoutaittoujours–quoique,pascesoir,apparemment!Sansunmot,iltenditsamainàChrissie,quilaprittimidementetseleva.Billyneputqueregardersonamiescorterlajeunefillesurlapisteetl’enlacerparlataille.IlssebalancèrentaurythmedelamusiquesousleregarddeBillyetdeSyl.«Ouah…Ilsfontuncouplecharmant,non?»Billy ne put répondre. Il avait l’épouvantable sentiment qu’il venait de perdre quelque chose
d’infinimentprécieux.Quelquechosequ’iln’avaitencorejamaiseuetquin’enauraitpasmoinsdûêtreàlui. Clark serra Chrissie plus près, puis il se tourna vers son ami et leva les deux pouces d’un airtriomphantenluisouriant.Billyseforçaàsourireetlevasonverreàleursanté.Bienqu’ilsoitincapabledel’expliquer,c’étaitsoudaincommesionluiavaitarrachélecœurpourleremplacerparunmorceaudeplomb,etilréalisaalorsqueChrissieétaitdestinéeàêtrel’amourdesavie.Malheureusement,elleétaitdanslesbrasdesonmeilleurami.
1.«Billy»estlediminutifde«William»,enanglais.
5
Printemps1939
Chrissie posa son vélo contre unmur et jura entre ses dents. La chaîne avait sauté, ses socquettesblanchesétaienttachéesdecambouis,etelleallaitdevoirfairelerestedutrajetàpied.Heureusement,cettejournéedeprintempsressemblaitàl’été,etétantdonnéqu’elleavaitpresqueterminésatournée,çaauraitpuêtrepire.Entantquefilled’unmédecinetd’unesage-femme,elleétaithabituéeàleurdonneruncoup demain. Ce jour-là, elle faisait les livraisons quotidiennes demédicaments que son père avaitprescritsàsespatients.ElletravaillaitaucabinetdeconsultationdeWoodGardensàManchester,oùsestâchesconsistaient
aussibienàrédigerdesordonnancesqu’àcirerlesarmoiresmédicalesenacajousculpté.LeDrSkinnerétait unmédecin très respecté, qui inspirait de l’admiration à sa fille et la terrifiait plusqu’unpeu. Ilimposaitunedisciplinetrèsstricteàsafemme,àsafilleetmêmeàsespatients.Iln’avaitpasdetempsàperdreaveclessimulateurs,sibienquelesrécidivistessevoyaientsouventdonneruneconcoctionquinecontenaitriendeplusqu’unmélangedelactoseetd’unesubstanceaugoûtamer.Outrequecettepotionsentait suffisammentmauvais pour les persuader qu’elle les guérirait de leurmaladie imaginaire, elleavaitenoutrel’avantagedepermettreaumédecindeleurfairepayertroisshillingsetsixpenceleflacon.Plusd’unemèreavaitregrettéd’avoiramenésonenfantchezleDrSkinnerpourunsimplemaldegorge.Lelendemain,lemalheureuxgaminseretrouveraitallongéchezluisurlatabledelacuisineoù,aprèsluiavoirfaitrespireruntampondechloroforme,lemédecinluienlèveraitlesamygdales.La considérationdont jouissait le bondocteur était telle quepersonnene remettait sesméthodes en
question, et il avait acquis la réputation d’être capable de tout soigner. Les gens aisés des environsvenaienttousvoirleDrSkinner.Ilsétaientautorisésàutiliserlaported’entréeducabinetetàattendredans lapièce agréablequ’était la salle àmanger familiale.Chrissie leur servaitmêmedu thépendantqu’ilsattendaient.Iln’yavaitpasdesystèmederendez-vous,maistoutlemondeacceptaitlefaitquelespatientsdelaported’entréesoientreçusavantceuxquidevaientpasserparl’arrière.Ceux-làétaientdesgens moins fortunés, qui avaient du mal à payer les notes du médecin, et que ce dernier considéraitcommeunenuisance.Malheureusement,cespersonnessemblaient tombermaladesplussouventque lesprivilégiésdeManchesterquiavaientlesmoyensdelepayerentempsetenheure.Chrissieétaitsouventgênéeparl’attituderigidedesonpère,aupointque,plusd’unefois,elleavaitlaissépartirdespatientssanspayer.Elleétaitdevenueplutôthabileàdissimulercesmauvaisesdettesdepuisqu’elles’occupaitde la comptabilité du cabinet. Le Dr Skinner avait beau être un médecin talentueux, il n’était pascomptable.Elledécidadelaissersonvélolàetpritlesacenpapierbrundanslepanierfixéàl’avant.Ilcontenait
encore quatre flacons à déposer. Chrissie avait préparé les concoctions elle-même, puis appliqué lecachetdecireetl’étiquetteblanchesurlequelétaitindiquélenomdupatient.Elleconstataavecjoieque
deuxdes flaconsétaientdestinésà lamêmepersonne,cequi signifiaitqu’ilne lui restaitplusqu’à serendredanstroismaisons,etelleauraitterminésajournée.Il était crucial qu’elle soit de retour chez elle à l’heure car, ce soir, elle avait l’intention de
transgresserlesrèglesrigoureusesqueluiimposaientsesparentsetd’alleraubalduBuccaneeravecsonamieSylvia.Elles s’étaient connuesà l’école,oùSylvia l’avaitprise sous sonaile et était restée sonamiedepuislors.Etbienqu’ellessoientopposéesàtouslespointsdevue,leuramitiéavaittriomphédetouslesobstacles,ladésapprobationdesparentsdeChrissien’étantpasdesmoindres.IlsestimaientqueSylviaexerçaitunemauvaiseinfluencesurleurfilleetfaisaienttoutleurpossiblepourlesdissuaderdese fréquenter.Cependant, ce soir, ledocteuretMrsSkinner sortaient, etChrissieenavaitprofitépourprévoird’aller faireun tourensecretauBuccaneer.Sielle rentraitchezelleavantminuit, sesparentsn’ensauraientjamaisrien.Unefoisseslivraisonsterminées,ellerepritsonvéloetlepoussajusquechezelle.Devantleportail
dujardinl’attendaitLeo, leurfidèleairedale-terrier, lacréature laplusloyale, laplusbraveet laplusintelligentequeChrissieait jamaisconnue.Lorsqu’ellepartait faire sa tournée, il attendaitpatiemmentsonretourdevantleportailetl’accueillaitavecunejoiesansretenue.Toutsoncorpss’agitaittandisqu’ilremuaitlaqueueetretroussaitsesbabinescommepourluisourire.SileDrSkinnerétaitenvisitechezdespatientsetqu’onavaitbesoindeluienurgenceaucabinet,onenvoyaitLeolechercheravecunmotattachéàsoncollier.«Salut,Leo!»ditChrissieenluifrottantlesoreilles.Elleouvritleportailrouillépourlefaireentrer,
mais le chien sauta par-dessus le mur et fonça dans l’allée vers la maison. Lorsqu’elle entendit sesparents parler dans la cuisine, son cœur se serra.Même si l’on n’était qu’à l’heure du thé, il fallaitqu’elle se prépare pour le bal. Elle voulaitmettre des bigoudis pour boucler ses cheveux, ce qui luiprendraitunebonneheureetnepourraitpassefairetantqu’ilsseraientencoreàlamaison.Elleentradanslacuisineenessayantd’avoirl’airnaturel.«Àquelleheurevouspartez?—Bonsoiràtoiaussi!rétorquaMrsSkinner.Touts’estbienpasséavecleslivraisons?—Pardon?Oh,oui,saufquemachaînedevéloaencoreunefoissauté,ditChrissieenmontrantle
cambouissursessocquettes.—Tonpèrelaréparerademain,n’est-cepas,Samuel?»LeDrSkinnerécrasasacigaretteetenallumauneautre.« Il serait tempsque tuapprennesàmieux
prendresoindecevélo.Quandcen’estpaslachaîne,c’estunpneuquicrèveoulesfreinsquilâchent.—Papa,cen’estpasdemafaute…»MrsSkinnerluijetaunregardnoirquilaréduisitausilence,puissetournaverssonmari.«Allons,Samuel,nesoispasaussigrincheux.Vadoncprendreunbain…Jet’apporteraiunwhisky.—Bonneidée,c’estcequejevaisfaire.Jesuistellementfatiguéquejevaispeut-êtremedispenserde
cedînerdansant.»Prisedepanique,Chrissieretintsarespiration.Sylviaallaitpasserlachercherdansdeuxheures…MabelSkinnerpoussasonmarihorsdelacuisineetlesuivitaupremierétage.«Tutesentirasmieux
aprèsavoirprisunbonbain,et,detoutefaçon,j’aiachetécettenouvellerobe…Ceseraitdommagedenepaslaporter.»Chrissiepoussaunsoupirsoulagéetcriaàsamère:«Qu’est-cequ’ilyapourlegoûter?»Laréponseassourdieflottadansl’escalier.«Fais-toiunetartinedepainetdeconfiture…Tonpèreet
moiprendronslethélà-bas.»Charmant,pensaChrissie,quisecoupaunegrossetranchedepainqu’elletartinadebeurre,puisen
jetaunboutàLeoquibavaitpatiemmentàsespieds.Sesparentsfinirentpars’enaller,nonsansluiavoirfaitplusieursrecommandations.«N’oubliepasde
mettre à jour les dossiers des patients d’aujourd’hui, fais la liste de tous ceux qui doivent encore de
l’argentpourlesmédicamentsetemmèneLeofaireunedernièrepromenadeversdixheures.»Quandilseurentterminé,Chrissielesmitquasimentàlaporte.«Jen’oublieraipas.Amusez-vousbien!—Etsoisbiensage,ditleDrSkinnerenprenantlebrasdesafemmeetenl’entraînantdansl’allée.On
seraderetourversminuitetdemi.»Chrissieattenditqu’ilssoienthorsdevuepourrefermerlaporte,puisellefilaàl’étageenmontantles
marchesdeuxàdeux.Aumomentoù lasonnette retentit,elleavaitprisunbain,bouclésescheveuxetenfilé sa seule robe convenable. Elle entrouvrit la porte juste assez pour que Sylvia se faufile àl’intérieur.«Personnenet’asuivie?»chuchota-t-elle.Sylvialevalesyeuxauciel.«Onvaàunbal,onnevapass’engagerdanslesservicessecrets!Bon,
voyonsunpeuàquoituressembles…»Elletoisasonamiedehautenbaspourenjuger.«Pasmal.Maistupourraismettreunetouchederougesurlesjouesetsurleslèvres.—Oh,jenesaispas…Jen’aipasenvied’avoirl’aird’unclown.—Regarde-moi…Est-cequej’ail’aird’unclown?»Chrissieobserva levisage trèsmaquilléde sonamie.Ses sourcils à l’arcparfait étaientnoircisde
khôl et sa peau pâle sans défaut attirait l’attention sur ses lèvres rubis.Un style queChrissie n’auraitjamaisespéréavoir.«Non,maistuestellementplussophistiquéequemoi!Tuesgrande,élégante,sûredetoi…—Ettoi,tuesjolieetcharmante,commeunepetitepoupéeblonde!»Chrissien’étaitpassûrequecesoitunréelcompliment,maisellelaremercianéanmoins.«Jeferaispeut-êtremieuxdemettreunpeuderougeàlèvres.—Ah,voilàquiestsage!s’exclamaSylviaenouvrantsonsacàmain.—Oh,non,pas le tien…Ilest trop…Enfin,cen’estpasmoi.Jemonteenvitessevoircequ’ama
mère.»Ellerevintquelquesinstantsplustard,leslèvresbrillantd’unrosepâlequeSylviasemblaapprouver.«C’est nettementmieux ! déclara-t-elle.Etmaintenant, viens, une soiréededanse inoubliable nous
attend.»Elleouvritlaporteets’éloignaentrottinant.Chrissies’empressadeluiemboîterlepas.
Lorsqu’ellesarrivèrent,lasalleétaitencoreàmoitiévideetlesgensn’avaientpasvraimentcommencéà danser. Sans s’en préoccuper, l’orchestre continua à jouer, et Sylvia proposa qu’elles aillent secommanderàboireavantqu’iln’yait tropdemonde.Auboutdedeuxminutes,elledonnauncoupdecoudeassezdouloureuxdanslescôtesdesonamie.«Hé,pourquoituasfaitça?—Chut!Viseunpeucesdeux-làquiviennentd’entrer…»Chrissieseretournaetaperçutdeuxjeunesgensquisedirigeaientverslebar.«Legrandestcarrémentsuperbe,tunetrouvespas?Ilestpourmoi.»Chrissieneputqu’acquiescer.Legarçonenquestionavaitunpetitairexotique,etelleétaitsûrequ’il
ne la regarderaitpasuneseule fois,etencoremoinsdeux.«Super,dit-elle.De toute façon, jepréfèrel’autre.Ilaunvisagegentil,maisilal’airnerveuxetpastrèssûrdelui,exactementcommemoi!—Jeleurproposedesejoindreànous?»Chrissiefuthorrifiée.«Onnedevraitpasplutôtattendrequecesoiteuxquilefassent?Ceseraitun
peueffrontéde…—D’accord,concédaSylvia.Jeleuraccordeunedemi-heure,etensuite,j’yvais!»Ellecroisaseslonguesjambesetremontalégèrementsajupequandlesdeuxgarçonspassèrentdevant
elles.Chrissiesecoualatêteetcontemplalefonddesonverre.Sonamieétaitdécidémentincorrigible!Alorsquelapistededanseseremplissait,Sylviaremarquaquelesdeuxgarçonsn’avaientpasbougé
deleurplaceprèsdubar.Brusquement, leplusgranddesdeuxfitungestedansleurdirection.Elleneperditpasunesecondepouraccrochersonregard.«Viens,Chrissie…C’estlemoment.»Elleavançadanslasalleensedéhanchantetentraînasonamie
danssonsillage.Dèsquelesjeunesgens–BillyetClark–sefurentprésentés,Sylviaentraînalepremiersurlapiste.«On va s’asseoir ? proposa Clark en tirant une chaise à l’intention de Chrissie. Tu veux un autre
verre?—Non,merci.Jen’aipasterminécelui-ci,répondit-elle.—Tonamieestunesuperdanseuse.—Tonamiaussi.—Billy?Oui,ilapasmaldepratique…Jecroisqu’aucunefilleneluiajamaisrefuséunedanse.»Chrissieperçutlamélancoliequ’exprimaitsonregard.«OublieBillyetparle-moidetoi.—Demoi?»Clarkeutl’airétonné.«Ehbien,queveux-tusavoir?»Chrissieserenditcomptequ’ilétaitencoreplusnerveuxqu’elle,cequilarassuraunpeu.Ellehaussa
lesépaules.«Tuviensd’où?Pasd’ici,àcequej’entends.—Tuasraison.JesuisnéàBirmingham,maisonestvenusvivreàManchesterquandj’avaisseptans.
J’airencontréBillyàl’écoleetnoussommestoujoursrestésamis.Lesautressemoquaientdemoiparcequejeneparlaispascommeeux,maisBillymedéfendait,etcommeilétaittrèsappréciédanslaclasse,toutlemondel’écoutait.Sanslui,mesannéesd’écoleauraientétéunenfer…Enéchange,ilm’arrivaitdefairesesdevoirsàsaplace.Pasparcequ’ilnecomprenaitpas,maisilétaittoujourstellementprisparlesportetlerestequ’iln’accordaitpasunegrandeimportanceàsesétudes.Etenplus,samèrelegâtetrop.Cegarspeutsurpassern’importequi.»ChrissieregardaBillyetSylévoluersurlapistededanse.Billysemblaitdistraitetjetaitsanscesse
descoupsd’œilducôtédeleurtable.Quandils’aperçutqueChrissieleregardait,illuiadressaunpetitsourire.Ellesesentitrougiretseretournad’unairgêné.«Ondiraitquetonamiatrouvécequ’illuifautavecSyl.—Oh,sûrement…Elleestsuperbe.Billyattiretoujourslesplusbellesfilles.»ChrissiefixalesyeuxbleusdeClarketattenditqu’ilserendecomptedecequ’ilvenaitdedire.Ilprit
soudain un airmortifié. «Oh, pardon…Je ne voulais pas dire que…Tu es très jolie, et d’une façonbeaucoup plus subtile, bredouilla-t-il. C’est vrai, tu n’as pas besoin de tout ce maquillage, tu esravissanteaunaturelet…»Ellel’interrompitensouriant.«Çasuffit!Jetepardonne.»Chrissiejetauncoupd’œildiscretàsamontre.«Jeneteretienspas,j’espère?demandaClark.—Pasdutout.Maisjedoisêtrechezmoiàminuit,cequiveutdireque,letempsderentrer,ilfautque
jeparteversonzeheuresetdemie.—Alorsonatoutletemps,rétorquaClarkensedétendantunpeu.Tuveuxunecigarette?—Non,merci,jenefumepas,maistoi,vas-y.—Tuessûre?»ClarkouvritsonpaquetdeCapstan.«Parle-moiunpeudetoi.—Iln’yapasgrand-choseàraconter.Jetravailleaucabinetdemonpère,leDrSkinner.Etcommema
mèreestsage-femme,jel’aideaussidetempsentemps,seulement,jesuisunpeusensible…J’aiassistéàunnombresuffisantdenaissancespourêtredégoûtéedusexepourdebon!»Àpeinecettephrase lui eut-elleéchappéequ’elleeut enviede ramper sous terre.Chrissie se sentit
devenirécarlate.Ellenecomprenaitpascequil’avaitpousséeàdireunechosepareille…Clarkfaillit
s’étoufferdanssonverreetrecrachaunpeudeliquideambréquicoulasursonmenton.«Jesuisdésolée.Jenevoulaispas…»Iléclataderire.Ellel’imita,ettousdeuxpartirentd’ungrandfourire.Lorsque Billy et Syl revinrent à la table, ils étaient de nouveau plongés en grande conversation.
L’orchestrejouaitunairpluslent,etClarkseleva,lamaintendue.Chrissieselaissaguidersurlapistededanse.Audébut, ils semontrèrent timideset empruntés. Il luimarchaplusieurs fois sur lesorteils,mais ilss’habituèrentpeuàpeuàsentir lecorpsde l’autreetcommencèrentàapprécier. Iln’étaitpasbeaucoupplusgrandqu’elle,desortequ’ellepouvait leregarderdanslesyeux.Il luisouritet laserraplusprès.Chrissiesentitl’odeurdesapeau,uneodeurfraîcheetcitronnée,àpeinevoiléeparcelledutabac.D’unseulcoup,elle s’affolaensedemandants’ilallaitessayerde l’embrasser.Ellese forçaàrespirerpoursecalmer.Diable,elleavaittoutdemêmedix-neufans!Lesmainsnouéesderrièresanuque,ellel’attiraversellepourregardersamontre.Ilsepenchasurson
couetrefermasesbrasplusfortautourdesa taille.Étonnée,Chrissievitqu’ilétaitdéjàpresqueonzeheuresetdemie. Il fallaitqu’elleparte,maisellen’avaitpasenviederompre lamagiedecemoment.Ellemauditsonpèreensilence.Quandlamusiques’arrêta,ilss’écartèrentdoucementl’undel’autre.«Jesuisdésolée,maisilfautvraimentquejem’enaille.—Jecomprends.Tuveuxquejeteraccompagne?»ChrissiejetaunregardversBillyetSylvia.Elleétaitentraindeluicaresserlevisage,d’effleurerdu
doigtsacicatrice,etluiavaitl’airfranchementmalàl’aise.«Ceseraittrèsgentil,merci.JevaisjustedemanderàSylviasiçaneladérangepas.»Çaneladérangeaitbienentendupasdutout.ElleétaitsouslecharmedeBilly,ettrèssatisfaiteque
ClarketChrissies’enaillentenleslaissantentêteàtête.Clarkentraînasonamiàl’écart.«Jen’arrivepasàlecroire…Cettefilleestadorable!dit-ilavecenthousiasme.Jeluiaiproposéde
laraccompagner.Çanet’ennuiepas?Detoutefaçon,tuasl’aird’avoirlesmainsoccupées.—Non,non,monvieux,vas-y…Bonnechance!»Chrissielesrejoignit.«Tuesprêtàpartir?demanda-t-elleàClark.—Oui,jesuisprêt,dit-ilenlaprenantparlamain.—Bonsoir,Billy.J’aiétéraviedeterencontrer.»Chrissieluitenditsonautremain,illaprit,etilsse
fixèrentdu regarduneseconde.Ellesesentit troubléeparcequ’ellevitdanssesyeux,unmélangedegrandetristesseetdedésir,etilsétaientd’unbrunsisombrequ’ondistinguaitàpeinesespupilles.«Bonsoir,Chrissie.PrendsbiensoindeClark.»Leclind’œilqu’illuiadressaendisantcelalafit
rougir;prisesoudaind’unlégervertige,elleserattrapaaubrasdeClark.«Euh…oui.Aurevoir.»Billy soutint son regard et garda sa main encore une seconde, jusqu’à ce que Sylvia vienne le
réquisitionner.«Viens,onaletempspouruneautredanse…»Maindanslamain,ClarketChrissies’éloignèrentverslasortie.Aumomentoùilluitintlaporte,elle
résistaàl’enviedeseretourner.Clarkétaitcharmant,ellesesentaittrèsàl’aiseensacompagnie,maisalorspourquoiavait-ellel’impressiondenepaspartiraveclebongarçon?
Bien que la soirée d’avril soit un peu fraîche, marcher d’un pas alerte les avait réchauffés, et aumomentoùilsarrivèrentchezelle,Chrissieétaitunpeuessoufflée.Clarkregardasamontre.«Minuitcinq.C’estplutôtpasmal.»Chrissieétaitsoulagée.Lamaisonétaitplongéedanslenoir,signequesesparentsn’étaientpasencore
là.Venaitmaintenantleplusdur…«Jenepeuxpasteproposerd’entrer.Mesparentsnevontpastarderàarriveret…»Illuiposaundoigtsurleslèvres.«Net’enfaispaspourça.Enrevanche,j’aimeraisbienterevoir.»Elle hésita en pensant àBilly et à l’abattement qu’elle avait perçu dans son regard. Elle l’imagina
tournoyer avec Sylvia dans la morosité soporifique de la salle de bal. De toute façon, jamais il nes’intéresseraitàunefillenaïveetinnocentecommeelle.C’estalorsqu’elleserenditcomptequeClarkattendaitsaréponse.«J’aimeraisbienmoiaussi,dit-elleenhochantlatête.—Vraiment?»fit-il,l’airétonné.Chrissieéclataderire.«Oui,vraiment!Jesuislibredimanche.Onpourraitallersepromener.—Parfait.Jepasseraiteprendreàuneheure.»Chrissie s’affolaun instant.«Euh,non…Jeviendrai te retrouverdans leparc,devant lekiosqueà
musique.J’apporteraidessandwichesetduthé,situveux.—Vivementdimanche!»Illuibaisalamain,puis,sansajouterlemoindremot,ilseretournaets’en
alla.À l’instant où elleouvrit le portail,Chrissie se tétanisad’horreur.Assis sur le perron, tremblant et
gémissant, attendaitLeo.Et comme elle était certaine de l’avoir laissé enfermédans lamaison, ça nepouvaitsignifierqu’unechose.Sesparentsétaientrentrésplustôtqueprévu.
6
Chrissiecherchasacléaufonddesonsac.Danssonaffolement,ellelefouilladeuxfoisdesuiteavantdeserappelerqu’ellel’avaitmisedanslapochedesonmanteau.Leoluitournaitautourenréclamantdescaresses.«Arrête,Leo…Ilfautquejerentre.»Retenant sa respiration, elle entra dans le vestibule. Tout était sombre et silencieux. C’était très
étrange… Peut-être que ses parents n’étaient pas encore là. Peut-être qu’elle avait laissé la porte deserviceouverteetqueLeos’étaitéchappé…Elleavançaà tâtonsvers lacuisineetallumala lumière,dontl’éclatsoudainl’éblouit.Laportedeserviceétaitverrouillée,etilyavaitdeuxtassesdecafésurlatable.Soncœurs’emballaenentendantcraquerl’escalier.Sapaniquesemuaenréelleterreurquandellese
retournaetaperçutsonpèresurlepasdelaporte.Ilétaitabsolumentfouderage; leteintcramoisietrespirant rapidement, ilavaità l’évidencedumalà trouver lesmotsquiconvenaientpourexprimersacolère.Elle resta là à trembler,Leo fila se cacherderrière elle, puis leDrSkinner s’avança, lamainlevée, et la gifla. Chrissie tomba à la renverse sur son chien et se cogna la tête sur le sol en pierre.Toujourssansprononcerunseulmot,sonpèretournalestalonsetremontaàl’étaged’unpaspesant.Legoûtdusangdanssaboucheluidonnaunhaut-le-cœur.Ellevoulutseredresser,maislapiècesemit
àtanguer,sibienqu’elleserallongeaetsemitàpleurer.Leolui léchales jouesavantdeseroulerenboule à côté d’elle, et ils passèrent le reste de la nuit à dormir par intermittence sur le sol dur etimpitoyable.
Lesamedimidi,BillyetClarkseretrouvèrentaupubpourboireunepinte.«Jesuisimpatient,ditClarkenluitendantunverre.—Tularetrouvesoù?»Billysavaitqu’ilauraitdûseréjouirpoursonami,quiavaitattendudepuissi
longtempsd’avoirunrendez-vous,maisilétaitjalouxetavaitdumalàlecacher.«Auparc,devantlekiosqueàmusique.Ellevaapporterunpique-nique.—Formidable.Tul’asembrassée?»SaquestionsembladécontenancerClark.«Euh,non…enfin,justesurlamain.»Billyparutsoulagé.«Peut-êtrequetuleferasdemain,alors?—Jen’aipasenviedelabousculer.Jenevoudraispastoutgâcher…Jecroisbienqueçapourraitêtre
elle.—Tunel’asvuequ’unefois.—Jesais,c’estridicule,maiselleesttellementchaleureuse,tellementsympathiqueet…—Commeunlabrador?»Clarks’étranglasursabière.«Tire-toi…»Puisilsefenditd’unsourire.«Tucomprendsbienceque
jeveuxdire.»C’était justement le problème.Billy comprenait, pour la bonne raisonqu’il ressentait exactement la
mêmechose.
Lelendemain,Clarkattenditavecanxiétédevantlekiosqueàmusique.Ilétaitdéjàuneheuredix,etChrissie n’était toujours pas là. Il n’y avait pas encore de raison de s’inquiéter, se raisonna-t-il enregardantpourlaénièmefoissamontre.Cettejournéedeprintempsétaitd’unechaleursiexceptionnellequ’ilregrettaitd’avoirmisuncostumeetunecravate.Ilavaitl’estomacnouéetl’impressiondedevoirallerauxtoilettes.Ilyavaitdestoilettespubliquesunpeuplusloin,maisiln’osaitpasyaller,depeurqueChrissiearrivependantsonabsenceetcroiequ’iln’étaitpasvenu.Basculantd’unpiedsurl’autre,iltiranerveusementsursespoignetsdechemiseetlissasacravate.Denouveau,ilregardaverslesgrillesduparcenespérantlavoir.Ill’imagina,leteintfraisetleregardrayonnant,portantunpanierdepique-nique enosier et une couverture écossaise, se répandant en excuses d’être en retard. Il l’embrasseraitpolimentsurlajoueenluiassurantquenon,ellen’étaitpassienretardqueça,puisilluidiraitàquelpointelleétaitbelle.Elleseraitlégèrementessouffléed’avoircouru,etilsselaisseraienttombersurlacouverture,oùilss’allongeraient,lesdoigtsentrelacés,commes’ilss’étaientconnustouteleurvie.Àuneheureetdemie,ClarkeutlacertitudeabsoluequeChrissieneviendraitpas.Commentavait-ilpu
être assez stupide pour croire le contraire ?Les filles comme elle n’avaient jamais été pour lui, rienn’avaitchangé.Ilselaissatombersurl’herbeetarrachasauvagementlatêted’unejonquille.Lespétalesépaisetunpeufanésseraientbientôtflétrisetaffreux,trèsloindel’espoiretdubonheuréclatantsqu’ilsavaientsymbolisésauparavant.
Chrissieseregardadanslemiroirdesacoiffeuse.L’entaillenesaignaitplus,maissalèvreétaitencoreenflée,etelleavaitmalà la tête.Lecœurserré,elle jetauncoupd’œilà lapenduleensedemandantcombien de tempsClark allait attendre près du kiosque àmusique avant de renoncer. Elle fulmina ensilence.Sonpèren’avaitpasledroitdelagarderprisonnière.Elleavaitpassélesamedientierenferméedans sa chambre avec à peine de quoi boire oumanger.Aujourd’hui, on était dimanche, et elle avaitabandonnétoutespoird’êtrelibérée.Lesamedimatin,elleavaiteudroitàuninterrogatoiredesesparentssursonescapadedelaveille.«JesuisjustealléeaubalavecSyl,protesta-t-elle.—Oùça?demandasonpère,commesiçachangeaitquoiquecesoit.—AuBuccaneer.—Danscelieudeperdition?Jetel’avaisbiendit,Mabel,notrefillen’aaucunelimite!»Chrissieneputs’empêcherderire.«Samuel,n’exagèrepas ! le rabrouaMabelavantdese tournerverssa fille.Si tuvoulaissortir, tu
auraisdûnousenparler.Cequenoustrouvonsintolérable,c’estlemensonge,est-cequetucomprends?—Jemedoutaisquevousneseriezpasd’accord…—Quiestlegarçonavecquituétais?»demandasoudainSamuelSkinner.Ilavaitdûlesvoirparla
fenêtre.Heureusementqu’ilsnes’étaientpasembrassés!songeaChrissie.Sonpèreauraitétérévolté.«Ils’appelleClark,répondit-ellesurletondudéfi.Etcommec’estungarçonconvenableettrèspoli,
ilatenuàmeraccompagner.—Qu’estdevenueSylvia?s’enquitsamère.—Jel’ailaisséeaubalavecl’amideClark,Billy.—Cettefilleatoujourseuunetrèsmauvaiseinfluence»,marmonnaSamuel.Chrissie voulut prendre la défense de son amie,mais elle ouvrit trop grand la bouche, et sa lèvre
recommença à saigner. Elle la tamponna avec un mouchoir. Son père détourna les yeux en ayant ladécenced’avoirl’airunpeuhonteux.«Écoute, jesuisdésolédet’avoirgiflée,confessa-t-il.Onsefaitdusoucipour toi,c’est tout.Si tu
veux,nouspouvonstrouverunarrangementpourtelaissersortirunpeuplussouvent.Iln’empêcheque,hiersoir,tuasdépassélesbornes,ettuméritespourçad’êtrepunie.»Commesiunegifleetunenuitpasséesurlesoldelacuisinen’étaientpasunepunitionsuffisante!
seditChrissieavecamertume.«Tupasseraslerestedelajournéedanstachambre»,décidasamère.Elleregardaparterrepourne
pasvoirleressentimentsurlevisagedesafille.«Leresteduweek-end»,rectifialeDrSkinner.Mabel jetaun regardnoirà sonmariavantde répéter :«Tupasseras le resteduweek-enddans ta
chambre.»Chrissiepensaàsonrendez-vousavecClarketvoulutprotester.Maisdèsqu’ellevitsonpèreleverla
main,elleseravisa.«Çasuffit!cria-t-il.Fileimmédiatementdanstachambre!»L’airmalheureux,elleselevaetsedirigeaversl’escalier.Samèrel’interpella:«Jet’apporteraiquelquechoseàmangerplustard.—N’oubliezpasdesortirLeo,rétorquaChrissie.Etlesflaconsrendusdoiventêtrelavésavantlundi.
Oh,etilfautaussidésinfecterlesinstrumentschirurgicaux…»Direcelaluifitl’effetderemporterunepetite victoire. Un sourire narquois se dessina sur ses lèvres tandis qu’elle refermait la porte de sachambre.Laisser tomberClark lamettait trèsmal à l’aise,mais elle pria le ciel pour qu’il ne vienne pas la
chercherchezelle.Lacolèredesonpèreseraittellequ’ellecraignaitdeneplusjamaissortirdesquatremursdesachambre.Ellen’avaitaucunmoyendelecontacterétantdonnéqu’elleneconnaissaitpassonnomdefamille,etencoremoinssonadresse.Elleauraittantvoulus’expliquerquesonimpuissanceetsaculpabilitélalaissèrenthorsd’haleine.Clarkallaitcroirequ’elles’étaitmoquéedelui,etilneméritaitpasça.Ilavaitl’aird’ungarçongentiletprévenant,bienquedévoréparledouteetunvraimanquedeconfianceenlui.Chrissierepensaà l’expressionqu’ilavaiteueaumomentoùelleavaitacceptéde lerevoir. Un air de profonde incrédulité, qui avait laissé place à une réelle allégresse dès qu’il avaitcomprisqu’elleétaitd’accord.Àprésent,ilseraittoutsimplementaccablé.
Ce soir-là, quandBilly entradans lepub à l’heuredesdernières commandes, le barman luimontrad’un signede tête le fondde la salle.Affalé surune chaise,Clark était entourédeverresvides et decendriersdébordantsdemégots.«Ilestlàdepuisl’ouverture,précisalebarman.Jel’aitrouvéentraindetambourinersurlaporteen
faisantunraffutdetouslesdiables.»Billys’approchaetpritplacesuruntabouret.Clarkavaitdénouésacravateetremontésesmanches.
Sespaupièressefermèrentsursesyeuxinjectésdesang.«Çava,monvieux?demandaBilly.Jecroiscomprendrequeçanes’estpasbienpasséavecChrissie.—Çanes’estpaspassédutout!»LecœurdeBillys’accéléra.«Commentça?—Ellen’estmêmepasvenue.»Clarkneparvintpasàmasquer l’amertumedanssavoix. Ilallumaunenouvellecigaretteet futpris
d’uneviolentequintedetoux.«Regardedansquelétattutemets…Tunecroispasqueçasuffit?—Queçasuffitquoi?Letabac,l’alcool…ouencoreplusdedéception?
—Allons,reprends-toietraconte-moicequis’estpassé.»Clarks’adossaàsachaiseetsefrottalevisage.«Jeviensdeteledire,ellen’estpasvenue.Ellem’alaissépoireauterlà-bascommeunimbécile…Je
l’aimaisvraimentbien,tusais.Pourquoiellem’afaitça?— Il doit y avoir une explication, réponditBilly en espérant se tromper. Pourtant, l’autre soir, elle
avaitl’airaccrochée…Ellenepeutpasavoirchangéd’aviscommeça.—Lesfilles,c’estterminépourmoi…Ellescréentplusdeproblèmesqu’ellesn’envalentlapeine.»
Lelundimatin,BillyseplantadevantlecabinetmédicaldeWoodGardens.ÉtantdonnéqueClarkluiavait révélé le nom de famille de Chrissie et qu’elle était la fille d’un médecin, il n’avait pas éténécessaire d’avoir les talents de déduction de SherlockHolmes pour découvrir où elle habitait. Il nesavait pas très bien ce qu’il faisait là, et encoremoins ce qu’il allait lui dire,mais il se sentait dansl’obligationdelarevoir.Levendredisoir,elleavaitéveilléenluiquelquechosededifficileàexpliquer.Peut-êtreétait-ceparcequ’elleavaitparus’intéresserdavantageàClark–unesituationinéditepourlui.Pendant tout le temps où il s’était coltiné la belle et terrible Sylvia, il n’avait pas arrêté de penser àChrissie. Chaque fois qu’il avait jeté un regard vers la table où elle était assise avec Clark, il avaitressentil’aiguillondelajalousie.Ilsavaitquesonamis’étaittoujourssentiinférieuràcausedelapopularitédontlui-mêmejouissaità
l’école, alors que, à la vérité, c’était lui qui était en admiration devant Clark. Il travaillait dans uneboulangerie,unboulotnitrèsstimulantnitrèsbienpayé,alorsqueClarkétaitemployéàlaManchesterCo-Operative,pour laquelle il collectait lepaiementen liquidedemarchandisesachetéesàcrédit.Unjour,illuiavaitmontréunénormeregistrereliédecuirenluiexpliquantquetouslespaiementsdevaientyêtrereportésetensuiteadditionnés.Émerveillé,Billyavaitsecouélatête,enregrettantdenes’êtrepasmieuxappliquéà l’école.Sontravailà laboulangeriesefaisaitparéquipes,desortequ’il luiarrivaitsouventdebosser lanuitetdedormir toute la journée le lendemain.Leseulavantageétaitqu’il avaitdroitàsonlotdetartesàlacrèmegratis.Soudain,ilentenditaboyer.Ungroschienaupoilfrisénoiretmarronsurgitdelaruellequilongeaitla
maison,suivideChrissieentraindepoussersonvélo.Dissimuléderrièreunbuisson,Billyl’observasedébattrepour retourner levélo, et lâcherun juronquandcelui-cibasculapar terre. Ilhésitaun instantavantdesortirdesacachetteetd’allerouvrirleportail.«Tuasbesoind’aide?»demanda-t-il.Lechienseruaversluicommes’ilétaitunvieilami.Chrissielevalesyeuxd’unairétonné.Billyvit
toutdesuitequ’ellel’avaitreconnu.«Merci,c’esttrèsgentilàtoi.»Aprèsavoirretournélevélosurlaselle,ilremarqual’entaillesursalèvreetl’ecchymosejaunâtresur
sajoue.«Lachaîneasauté…Monpèredevaitlaréparer,maisilaoublié,expliqua-t-elle.—Tuveuxquejem’enoccupe?—Siçanetedérangepas,çamerendraitbienservice.»Billyôtasavesteetremontalesmanchesdesachemise.Auboutdequelquessecondes,ilavaitremis
lachaîneenplaceetretournélevéloàl’endroit.«Etvoilà,c’estfait!»dit-ilenfrottantsesmainstachéesdecambouis.Pendant qu’il réparait le vélo, il ne lui avait pas échappé que Chrissie jetait des regards anxieux
alentour.Etàprésent,ellesemblaitpresséedes’enaller.«Tuvasbien?luidemanda-t-ilgentiment.—Viensavecmoi,s’ilteplaît.»
Ellepoussasonvéloauboutdel’alléeet il luiouvrit leportail.Ilsmarchèrentquelquesminutesensilenceavantd’arriver aucarrédeverdureauquelWoodGardensdevait sonnom.Chrissie laissa sonvélocontrelagrille,puisilsallèrents’asseoirsurunbanc.«Qu’est-ilarrivéàtonvisage?»interrogeaBillyenregardantdroitdevantlui.Horrifié,ilécoutasonrécit.«C’esttonpèrequit’afaitça?—Cen’estrien…C’estdemafaute.Jen’auraisjamaisdûsortircommeçaendouce…Mesparents
sonttrèsstricts.Ilssefontdusoucipourmoi.»Danssonforintérieur,Billyétaitfurieuxàl’idéequeleDrSkinneraitlevélamainsursafilleetl’ait
enferméeensuitetoutleweek-end.Toutdoucement,ilpritsonvisageentresesmainseteffleurasalèvrefendueduboutdupouce.Ungesteaudacieuxdelapartd’unquasi-inconnu,etqu’iln’avaitpasdutoutprévu.Chrissieeutl’airsurpris,maiscontentedelelaisserlaregarderdanslesyeux.Auboutdequelquessecondes,ellepritlaparole.«CommentvaClark?»Laquestionbrisalelienquivenaitdes’établirentreeux.Billylaissaretombersesmainsetdétournale
regard.«Jesuisdésolée,reprit-elle.Maisjemesensaffreusementmaldel’avoirlaisséattendrehier.—Tuavaisunebonneraison.Tuétaisprisonnièrecheztoi…— Est-ce que tu l’as vu ? Je voudrais bien lui expliquer, seulement, je ne sais pas comment le
contacter.—Jel’aivu,oui.Etpourêtrefranc,ilavaitl’airplutôtcontrarié…Maisj’imaginequ’ils’enremettra.—Surtoutquandjeluiauraiexpliquépourquoi.—Tutiensvraimentàlefaire?—Oui,pourquoi?»Billysavaitqu’iln’étaitpasraisonnable,qu’ilétaitmêmeméchant,maisc’étaitplusfortque lui.Et
bienqu’ilaithontedel’admettre,ilvoulaitcettefille,fût-ceauprixdubonheurdesonami.«Chrissie, écoute-moi…Quand je t’ai rencontrée vendredi soir, je n’ai pas pu te quitter des yeux.
C’estavectoiquejevoulaisparleretdanser,seulement,cettemauditeSylviam’aquasimentkidnappé,ettoietClarkaviezl’airdetrèsbienvousentendre…Quandiladitqu’ilallaitteraccompagnercheztoi,jemesuissentidévasté.»Chrissie eut l’air peiné. « J’ai ressenti la même chose, mais je n’ai jamais rêvé que quelqu’un
d’aussi…d’aussi,enfin…quequelqu’und’aussibeauquetois’intéresseàmoi.»Illuipritlamainetlaserradoucementdanslasienne.«Tuesmagnifique,Chrissie.Tuasdel’allure,
delagrâce,del’élégance…Sylvianet’arrivepasàlacheville.»Ellerougitetluiadressaunsouriretimide.«Ils’estpasséquoi,entretoietSylvia?—Rien.»Ilhaussalesépaules.«Jel’airaccompagnéechezelleparpolitesse,maisjel’aiprévenue
quejenepourraispaslarevoirparcequ’ilyavaitquelqu’undansmavie.—Etc’estvrai?»demandaChrissieavecnervosité.Illuifitunclind’œil.«Pasencore.»Affolée,elleserelevad’unbond.«Ilfautvraimentquej’yaille…—Est-cequejepourraisterevoir?—J’aimeraisbien,mais…etClark?»Billy,gêné,dutavouerqu’ilavaitoubliésonami.«Jeluiparlerai»,promit-il.
Billy avait décidé de ne rien dire àClark de sa romancenaissante avecChrissie,mais il se renditcomptequeceseraitimpossible.Quiplusest,c’eûtétéunesolutionlâche.Orilavaitbeauêtreunepetiteordureetunsalefourbe,iln’étaitpasunlâche.Laconversationauraitpumieuxsepasser.«Commentça,tusorsavecChrissie?demandaClarkd’unairsurpris.—Jesuisdésolé,sincèrement,mais,entreChrissieetmoi,çaafait tilt.Onressent tous lesdeuxla
mêmechoseet…»IlneterminapassaphrasepourlabonneraisonqueClarklesaisitàlagorge.«Tunesupportespasdemevoirheureux,hein?Qu’est-cequiteprend?Tusaispourtantàquelpoint
j’étaisemballéde lavoir, et tu saiscombiende temps j’ai attenduune fillecommeelle,oun’importequellefille,d’ailleurs,maistoi,tuesvenutoutfoutreenl’air!Bonsang,tuesincroyable!»Sesyeuxfulminaient de rage, et de la salive écuma aux coins de ses lèvres lorsqu’il poussaBilly violemmentcontrelemur.«Calme-toi,monpote…,ditBilly,stupéfaitparlaréactioninhabituelledesonami.—Jenesuispastonpote!Jeneveuxplusjamaisterevoir…Jamais!»Clarks’enalla,fouderage,enlelaissantsansvoix.Etvoilà…Uneamitiéd’enfanceréduiteànéantà
caused’unefille.Lachoseavaitdûseproduired’innombrablesfoisunpeupartout,maiscettepenséenele consola nullement. Désormais, il était décidé à rendre Chrissie heureuse, coûte que coûte.Malheureusement,deuxhommes,dontBillyignoraitencorel’existence,allaientconspirercontrelui.L’unétait le Dr Skinner, le père de Chrissie, l’autre était occupé à envahir l’Europe, désirant à tout prixétendresonempire.
7
L’été 1939 fut le plus heureux de sa vie.Malgré la menace de la guerre, Billy vécut dans un étatpermanent d’euphorie. Son histoire avec Chrissie était devenue une réalité tangible, en dépit de ladésapprobation de son père.Car, ainsi que n’importe qui aurait pu le prédire, leDr Skinner détestaitprofondémentlejeunehomme.Àsesyeux,iln’étaitpasdignedesafille,n’étaitqu’unorphelinparasiteavec un emploi sans avenir, qu’idolâtrait une mère remplie d’illusions et que négligeait un pèrealcoolique.Lemédecinsesouvenaittrèsbiendecettefamille.AliceStirlingétaitunefemmeangoissée;aprèslamortdesonfils,elleavaitamenél’enfantqu’elleavaitadoptéàsoncabinetavecunerégularitéfastidieuse.EtquesafillesesoitamourachéedeceBillyStirlingagaçaitledocteurpar-dessustout.AumoinsChrissieavait-elleeulebonsensdeluienparlerplutôtquedelefréquenterendouce.Le
DrSkinneravaitétécertainquantà luique leur relationn’étaitquesuperficielleetqu’ellenedureraitpas,unjugementquis’étaitavéréerroné.Àprésent,sonseulespoirétaitqueBillysoitappeléauservicemilitairedansunfuturpastroplointainetquec’ensoitterminéunefoispourtoutesdeleurhistoire.Lapremièrerencontreentrelesdeuxhommesnes’étaitpastrèsbienpassée.Lemédecinn’avaitpas
revuBillydepuisl’enfance,maisilreconnutsonnometcompritsur-le-champ.Lacicatricequ’ilavaitausourcilgauchesevoyaittoujoursautant.«Bonsoir,DrSkinner»,ditBillyenluitendantlamain.Lemédecinl’ignoraetsetournaverssafille.«Jeveuxquetusoisrentréeàlamaisonàdixheuresetdemie.»MabelSkinner,encoredanssonuniformedesage-femme,sortitdelacuisine.«VousdevezêtreBilly,dit-elle.Jesuisraviedefairevotreconnaissance.»Sonmari lui lançaunregardnoiren lavoyantserrer lamainau jeunehomme. Ilavait fallu toute la
force de persuasion de Mabel pour le convaincre qu’ils devraient laisser un peu plus de liberté àChrissie.«Merci,MrsSkinner.Jeveilleraisurvotrefille.—Viens,Billy,allons-y!»lepressacelle-ci.Mabel retourna dans la cuisine. Les jeunes gens s’éloignèrent dans l’allée, sous le regard du
DrSkinnerquilesobservaitdepuisleseuildelaporte.Brusquement,BillyretintChrissieparlebras.«Attends-moiuneseconde,tuveux?»Revenantsursespas, ilarrivadevant laporteà l’instantoù lemédecins’apprêtaità la refermer. Il
coinçasonpieddansl’embrasureetapprochasonvisagetoutprèsdusien.«Sivouslevezencoreunefoislamainsurvotrefille,jevousjurequejevoustueraidemesmains!»LeDrSkinner,quipourtantn’étaitjamaisàcourtdemots,regardaBillyd’unairstupéfaittandisqu’il
repartaitetenlaçaitChrissieparlatailled’ungesteprotecteur.
Billyn’avaitencorejamaisvécudegrandehistoired’amour.Lessentimentsqu’ilsentaits’éveillerenlui le ravissaient, et il était tellement amoureux que même l’infâme Dr Skinner ne parvenait pas àdécouragersesardeurs.Ilétaitterrifiéàl’idéequelaguerresoitbientôtdéclarée,etqu’onl’expédiesurquelquelointainchampdebataillepourprendrepartàunconflitqu’ilnecomprenaitpasvraiment.Billyavaitbeaun’avoirétéqu’unbébéàlafindelaGrandeGuerre,ilsavaitqu’elleavaitdétruitlaviedesonpère et, indirectement, celle de sa mère. Tout cela paraissait insensé, pourtant, une nouvelle guerremenaçaitdesabordersarelationnaissanteavecChrissie.
Ilsmarchaientmaindanslamainlelongd’unerivièretranquille.Lesoleilresplendissaitdanslecielbleuazuretlesoiseaux–bruantsjaunes,alouettesdeschampsetgrivesmusiciennes–semblaientjoueràquichanteraitleplusfort.Uneodeurd’ailsauvageflottaitdansl’air,ducressonpoussaitenabondanceauborddel’eau.Chrissieavaitmissarobed’étépréférée,bleuclairàpetitspoisjaunesavecuneceintureblanchequisoulignaitlafinessedesataille.Billyportaitsavestesurl’épaule,tenantdansl’autremainun énormepanier depique-nique.Leobondissait devant eux, pourchassant tous les lapins envue sansjamaisenattraperaucun.«Oùveux-tuqu’ons’installe?»demandaBilly.Chrissiebalayalabergeduregard.«Parlà,souscechêne…Ilyferafrais.»Ilsétalèrentlacouverturedansl’herbehaute.Chrissiesortitdupanierdesœufsdurs,dessandwiches
auxrillettes,destomatesbienmûresetuncakeauxfruitsfaitmaison.Leovints’asseoirentreeuxsansquitterdesyeuxlessandwiches.Auboutd’unmoment,unlongfiletdebaves’échappadesagueuleetdégoulinasurlacouverture.«Pourl’amourduciel,va-t’endelà,Leo!s’écriaChrissie.Lechiens’éloignaàpasfurtifs,laqueueentrelesjambes.«C’esttellementcalme,ici…Qu’ilyaitànouveaulaguerreparaîtimpossible.»Billy baissa les yeux sur les masques à gaz que tout le monde avait désormais pour consigne
d’emportertoujoursetpartout.«Jenesaispas,dit-ild’untongrave.Maiss’eninquiéternechangerarien…Autantprofiterdutemps
qu’ilnousresteàpasserensemble.»Chrissiesemblasoudainaffolée.«Tuparlescommesilaguerreétaitdéjàdéclarée!»Illuipritlesmainsetlaregardadanslesyeux.«J’espèrequ’onn’enarriverapaslà,maisilvautmieuxêtreréaliste…Auminimum,jedevraialler
fairemonservicemilitaire.»Il lui remituneboucleégaréederrière l’oreille.Lesyeuxembuésde larmes,Chrissiebaissa la tête.
Billyselevad’unbond.«Viens,allonsbarboter!—Quoi?Maiscetteeauestglacée!»s’esclaffa-t-elle.Ilétaitdéjàentrainderetirerseschaussuresetseschaussettesetderoulerlebasdesonpantalon.Leo
seredressavivementetsautadansl’eau.Chrissieenlevaàsontourseschaussuresetsessocquettes,puis,maindanslamain,ilss’approchèrentduborddelarivière.Billyfutlepremieràyplongerunorteil.«MonDieu,cetteeauestglacée!»Chrissieéclataderire.«Jetel’avaisdit!—Jesuissûrqu’ellen’étaitjamaisaussifroidequandonétaitpetits.»Chrissies’assitsurlaberge.«Tuesdéjàvenuici?»Billys’étaitavancédansl’eaujusqu’auxchevillesetavaitlespiedsgelés.Ilportaleregardauloin.«Oui,avecClark.Onyallaitensortantdel’école.Etmêmeparfoisaulieu
d’alleràl’école!Larivièreauxpierres,onl’appelait…Jenemerappelleplussic’étaitsonnomousi
onl’avaitinventé.Onpêchaitdelafritureavecdesboutsdecotonattachésàunbouchonenliège.Cespetitscrétinsboulottaientlecoton,etnous,onlessortaitdel’eau…»Évoquercesouvenirluiarrachaunsourire.«Etpuis ilyavaitaussi lesécureuils…LeservicedesEauxetForêtspayaitdeuxsouspourtoute queue d’écureuil qu’on lui apportait. Les pauvres, ils sont considérés pire que la peste…Maisuniquementlesgris,paslesroux.Onlesappelaitlesratsdesarbres.Etonavaitbeaupasserdesheuresàlancerlescatapultesqu’onsefabriquaitpourenprendreun,onn’ajamaisréussi…»Leregardtriste,ilsetournaversChrissie.«Iltemanque?»demanda-t-elle.Billypataugeadansl’eauetlarejoignitsurlaberge.«Plusquetunel’imagines…Quandjesuispassé
chezluilasemainedernière,samèrem’aditqu’ilétaitsorti.Maisjesaisqu’ilétaitlà.Jevenaisdelevoirrentrer.»Illuitenditlamainetl’aidaàselever.«Viens…Allonsdéjeuner.»Chrissieramassaunpeudecressonetlesecouapourl’égoutter.Billylaregardad’unairintrigué.«Çairatrèsbienaveclesrillettes»,expliqua-t-elle.Alorsqu’ilsétaientétenduscôteàcôteàl’ombreduchêne,leventrelourddesandwichesetdecake,
Billy ferma lesyeux.AvecChrissie, il sesentaitvraimentheureux–malgrésonpère.C’étaitune filleadorable,quiferaituneparfaiteépouse.Elleétaitjolie,intelligente,etelleavaitl’âmesibellequ’elleavaitdelapeineàdiredumaldequiquecesoit.PasétonnantqueClarkensoittombéamoureux,etquedécouvrirleurduplicitél’aitensuiteanéanti…BillyseredressaetobservaChrissiequis’étaitassoupie.Ils’émerveilladevantseslongscilsépais,
seslèvrespleinesetsesjouesparseméesdetachesderousseurquelesoleilavaitrosies. Ilcueillitunbrind’herbeetlepassadoucementsursajoue.Ellebougeaetagitalesmainsdevantsonvisage.«Oh,jeviensdesentirquelquechose…»Elleseredressaetvitsonsourireespiègle.«Oh,c’était
toi!»Elleserallongeasurlacouvertureenriant,unemainderrièrelatête.Billysepenchaetl’embrassadoucementsurlabouche.Elleouvritlesyeux,puisellepritsonvisage
entresesmainsenl’attirantverselle.Il l’embrassaplusfort,avecplusdeferveur.Chrissieréponditàsonbaiser,etilroulasurelle.Quandilvoulutluiécarterlesjambes,ilfutstoppédanssonélanparungrondementsourdtoutprèsdesonoreille.Enrelevantlatête, ilaperçutLeoquigrognaitdoucementetmontraitpresquelesdents.Chrissiepouffaderirelorsqu’ellevitBillyselaisserretombersurledos.«Va-t’en,lechien!dit-ilenlechassantdelamain.Cetanimalestunvraitue-l’amour!»Ilébouriffalatêtedel’animalquiagitalaqueued’unairenthousiaste.«Seigneur,ilprendçapouruneinvitationànousrejoindre!»
Chrissie aimait Billy de tout son cœur, elle en était certaine. Les rapports avec son père étaientpénibles,pourdirelemoins,maiselleespéraitqu’ilfiniraitparaccepterBilly.Ilétaitsonpremierpetitami,etlecôtécharneldeleurcouplel’inquiétait.Ellen’avaitrienàcraindre.Enparfaitgentleman,ilnelaforçaitjamaisàallerplusloinqu’ellenesesentaitprête.Toutefois,l’autrejourauborddelarivière,s’iln’yavaitpaseuLeo…Elleserenditcomptequecettepenséel’excitaitetenéprouvadelahonte.N’avait-ellepasétémieuxélevéequeça?Sonpèreseraitfurieuxs’ilsavaitjusqu’oùallaitleurrelation.
Àmesurequelessemainess’écoulaient,lesjoursdevenaientpluschauds,etilspassaienttouslesdeuxdes heures au bord de la rivière aux pierres.Le gargouillis de l’eau qui se déversait sur les caillouxluisantsétaitapaisant,lespectacledubétailbroutantd’unairsatisfaitdanslesprésétaitrassurantet,plusimportant, ils trouvaient un vrai réconfort à être ensemble loin du regard désapprobateur du docteur.
C’étaitunendroitparticulier,unhavredepaixdanslesfaubourgsdeManchester,unmondetrèsdifférentdecetteimmensevillelargementétendue,avecsescheminéesquicrachaientdelafuméeetsesvéhiculesàmoteurpétaradants.Cejour-là,lecielavaitunaspectmenaçant.Bienqu’ilfasseunechaleurétouffante,lecielavaitune
myriade de couleurs, principalement du gris, du noir et du violet – un vrai rêve d’artiste peintrepaysagiste.Ilyavaitdel’oragedansl’air.AlorsqueBillyetChrissieapprochaientdeleurcoinfavorisous le chêne, ils s’immobilisèrent enmême temps.La silhouette était reconnaissable entre toutes.Là,accroupidansl’eauetleurtournantledos,setrouvaitClark.«Qu’est-cequ’onfait?murmuraChrissie.—Jenesaispas…Ilnenousapasencorevus.—Valuiparler.Jet’attendraiici.»Billy n’hésita qu’une seconde avant de s’approcher sans faire de bruit, le cœur battant comme s’il
voulaits’échapperdesacagethoracique.«Çava,monvieux?»Clarksursauta,puisserelevaetledévisageaenmettantquelquessecondesàlereconnaître.Ilfautdire
queBillyavaitlescheveuxpluscourtsetleteinttoutbronzé.«Diable,tum’asfaitsursauter!—Qu’est-cequetuas,là?»Clarkbranditunpotenverreauboutd’unecordeélimée.«Desépinoches!»Sesyeuxbleusbrillèrentdejoieunesecondeavantdes’assombrir.Ilpassasamainmouilléedansses
cheveuxrouxetlesécartadesonvisage.Sestachesderousseurétaientplusprononcéesqued’habitude,etl’espaced’uninstant,Billycrutlerevoiràl’âgedeonzeans.Ilsentitsagorgesenouer,desortequesaphrasesuivanteressemblaàuncroassementétouffé.«Ons’estbienamusés,pasvrai,Clark?»Celui-ci marmonna quelque chose dans sa barbe et posa le pot rempli de poissons sur une grosse
pierre.Puis ilsortitde l’eauetse laissa tomberdetoutsonpoidssur laberge.Timidement,Billyvints’asseoiràcôtédelui.«Netesenspastropàl’aise,grommelaClark.—Écoute,onnepourraitpasredeveniramis?—Onnepourraitpasredeveniramis?répétaClarkenl’imitant.Onn’estplusaujardind’enfants!»
Ilréfléchituninstant.«Fautvoir…Tiens!»dit-ilensortantuneenveloppedesapoche.Billyl’ouvritetregardacequ’ilyavaitàl’intérieur.«Tuasétéappelé?—Jeparsauservicemilitaire.»Billysavaitquecen’étaitpluspourluiqu’unequestiondetemps.DepuisqueleParlementavaitvoté
la loi en avril, tous les hommes âgés de vingt et vingt et un ans devaient faire six mois de servicemilitaire.Nesachantquoidire,illuirenditl’enveloppe.«Clark,écoute…—CommentvaChrissie?»demandacelui-cienleregardantdroitdanslesyeux.L’entendrementionnersonnomlesurprit.Ilarrachaunbrind’herbe.«Ellevabien,jeteremercie.Enfait,elleestlàavecmoi.»Clarkregardadansladirectionqu’illuimontrait.Chrissiesortitdederrièreunarbre.Billyluifitsigne
devenirlesrejoindre.C’étaitlapremièrefoisqu’ellerevoyaitClarkdepuislasoiréeaubal.«Clark…Çamefaitplaisirdetevoir.»Ilselevaetlasaluad’unsignedetête,l’airmalàl’aise.«Jeferaismieuxd’yaller…Ondiraitqu’ilvapleuvoir.»À lamême seconde, une grosse goutte atterrit sur l’enveloppe en laissant une tache sombre. Clark
enfilasavesteetremontasoncol.« À un de ces jours ! » Il s’éloigna sur la rive, accélérant le pas à mesure que les gouttes
s’intensifiaient.ChrissieregardaBillyd’unairdésespéré.Ilrappelasonami.«Clark,attends!»Cederniers’immobilisaetseretourna.Billycourutversluiens’arrêtantàunmètrededistance.Tous
deuxsedévisagèrentpendantplusieurssecondes.«Bonnechance,monvieux!»finitpardireBilly.Illuitenditsamain.Clarklafixasansbouger.Puis,trèslentement,ilsortitlasiennedesapoche,lalui
serraavecfermetéenleregardantdroitdanslesyeuxetesquissaunpetitsourire.Ilsn’échangèrentpasunseulmot,maisilscomprirenttouslesdeuxqu’ilsvenaientd’enterrerlahachedeguerre.Clarks’éloignasansseretourneret rentrachez luisousunepluiediluvienne.Billyrevintenvitesse
prèsdeChrissiequis’étaitabritéesousunarbre.«Toutvabien?»s’enquit-elled’unairanxieux.BillyregardalepotdeconfiturequeClarkavaitlaissésurlapierre.Deuxpoissonsnageaientenrond
etsecognaientauverreententantdésespérémentderetrouverlaliberté.Ilattrapalepotetlerenversadanslarivière.Dansunéclatargenté,lespetitspoissonss’enfuirentchacundansunedirection.BillysetournaversChrissieetluisourit.«Maintenant,toutvabien.»
Bienquel’arbrelesprotège,desgouttesdégoulinaientdesfeuillesettombaientsurlacouverturesurlaquelleilsétaientétendus.Unéclairdéchiraleciel,puisletonnerregronda,semblableaubruitquefaitleventred’unéléphantaffamé.«Jenesuispascertainequecesoitl’endroitleplussûrpours’abriter»,ditChrissie.Billyjetaunregardalentour.«Cen’estpasl’arbreleplushaut,çadevraitaller.»IlobservalevisageinquietdeChrissie.Elleavaitlescheveuxtrempés,desmèchesboucléesétaient
plaquéessursonvisage.Illapritparlamainpourl’aideràselever.«Rapproche-toidutronc,onseraplusausec.»Ilss’appuyèrentcontrelegrandarbreenattendantquepassel’orage.Danslepré,lesvachess’étaient
rassembléescontrelahaie.Lelitdelarivièregonflécoulaitàtoutevitessecommepourmieuxabsorbercesoudainaffluxd’eau.«Noschaussures!s’écriaChrissieenvoyant l’eaulesengloutir làoùils lesavaient laisséessur la
berge.Onvadevoirrentrercheznouspiedsnus!»Billy courut récupérer les chaussures et les vida dans la rivière. Il resta là quelques secondes, le
visagetenduversleciel,et,ensentantdel’eauluicoulerdanslecou,ilfrissonnamalgrélui.Ilrepensaàun incident survenu dans son enfance, un jour oùClark et lui s’étaient fait surprendre par l’orage icimême.LabergeétaitsiglissantequeBillyétaittombésurunrocheretavaitdéchirésonshort.Ilsavaitquesamèreallaitledisputeretavaiteupeurderentrerchezlui.Sibienque,quandClarkavaitproposéqu’ilséchangentleursshorts,illuienavaitétéfollementreconnaissant.Unefoisdeplus,sonamil’avaittiré d’affaire.Ce n’était que desmois plus tard qu’il avait appris queClark s’était fait copieusementenguirlanderparsamèrelorsqu’elleavaitvul’étatdushort.«Billy,reviens!criaChrissie.Tuestrempé!»Savoixleramenaauprésent,etils’empressadelarejoindresousl’arbre.«Désolé,j’étaistrèsloin
d’ici…—Tuasunemineaffreuse…Qu’est-cequ’ilya?—JepensaisàClark.Jen’arrivepasàcroirequ’ilvapartir.Parfois,jecontinueàlevoircommeun
petitgarçon,etlà,ilpartsebattre!Jenesuispassûrqu’illesupportera.—Ilnepartpassebattre,ilpartfairesonservicemilitaire.Onn’estpasenguerre,nel’oubliepas.
—Jesais,tuasraison,maisilvapartirsixmoisetàcemoment-là,onserapeut-êtredéjàentrésenguerre…»Chrissieluiplaqualamainsurlabouche.«Tais-toi.Iln’yaurapaslaguerre.Jen’aipasenviedeteperdre.»Billyplongeasonregarddanssesyeuxbleusbrillantsdelarmes,puisillapritdanssesbrasetlaserra
toutcontrelui.«Tachemiseesttoutemouillée,dit-elle.Attends,laisse-moifaire…»Lentement, sans lequitterdesyeux,elledéboutonna levêtementet le lâchapar terre.Billysemità
respirerplusvite,salangueforçaseslèvresalorsqu’ill’embrassaitavecfougue,puisillaplaquacontrel’arbre. En sentant l’écorce rugueuse dans son dos, elle poussa un petit cri. Billy ferma les yeux ensongeantàClark.C’étaitluiquiauraitdûêtrelàavecChrissiecontrecetroncd’arbre…Laseulechosequ’il avait réussi à faire avait été de prendre ce qui était à son ami.À l’école, il lui avait donné sesdevoirsà terminer,et il lesavait tousfaitsàsaplace,heureuxqueBilly l’aitchoisipourêtresonamialorsquepersonned’autrene s’intéressait à lui.Àcet instant,Billy sedétesta si fortque sespenséess’embrumèrent. Il se colla plus violemment contre Chrissie, qui laissa échapper un cri étouffé. Il luireleva lesbras au-dessusde la tête en lesmaintenantd’unemain contre l’arbre et souleva sa jupedel’autre.Ellesursauta,maisquandilvitqu’ellenecherchaitpasàsedégager,illuilâchalesbrasetouvritsabraguette.Ilenfouitsonvisagedanssoncou,lesouffledeplusenpluscourt,brûlantetsaccadé.
Ce n’était pas de cette façon que Chrissie avait imaginé perdre sa virginité. Néanmoins, elle étaitrassuréedesavoirqu’ilétaitimpossibledetomberenceintequandonfaisaitl’amourdebout.
8
Septembre1939
Incapablededormir,Chrissieétaitlevéedepuisenvirondeuxheures.Assiseàlatabledelacuisine,elleseservitunetroisièmetassedethé,puisytrempaunautrebiscuitaugingembrequ’ellesuçotad’unairmalheureux,unremèdecenséfairepasserlanausée.Maisilnes’agissaitsûrementquedesracontarsdevieillesfemmes,carelleavaittoujoursaussimalaucœur.Elleentenditclaquerlerabatdelaboîteaux lettres où le livreur de journaux venait de jeter leDailyTelegraph, apportant d’autresmauvaisesnouvellesdanssavie.Elleselevapéniblementetallalechercher.Letitredelauneluisautaauvisage:DERNIER AVERTISSEMENT DE LA GRANDE-BRETAGNE. La veille, Adolf Hitler avait envahi la Pologne. Laguerre paraissait désormais inévitable. Des abris antiaériens avaient étémis en place et desmilliersd’enfantsavaientdéjàétéévacués.Chrissie se tint le ventre à deuxmains et poussa un soupir. Elle portait en elle un secret qui allait
générerplusde troubleetdecontrariétédanscettemaisonquene le ferait jamais ladéclarationde laguerre.Elletressaillitenentendantsonnerdefaçoninsistanteet jetauncoupd’œilsurlapendule.Quipouvaitêtrelààsixheuresetdemiedumatin?Quiquesoitcettepersonne,elletambourinaitmaintenantsurlaporte.«C’estbon,j’arrive!»criaChrissie,agacée.ElledécouvritsurleseuilMrCutler,unvoisinetundespatientsdesonpère.«Oùestvotremère?Maudadescontractionsetellehurleàfaires’écroulerlamaison!»Ilentradans
levestibule.«Oùest-elle?»Ilappeladubasdel’escalier.«MrsSkinner?—Elleestdanssonlitetelledort…dumoins,elledormaitavantquevoussoyezvenutapersur la
porteaurisquedeladémolir!»MabelSkinnerapparutsurlepalieretnoualaceinturedesarobedechambreàlahâte.«MrCutler?s’exclama-t-elle.Quesepasse-t-il?—Maudestsurlepointd’accoucher…Jevousensupplie,venezvite!»Chrissie et samère échangèrent un regard inquiet.Le bébé deMaudCutler n’était pas censé naître
avantquatrebonnessemaines.«Chrissie,vat’habilleretpréparemasacoche!ordonnaMabel.JevaisemmenerMaudàl’hôpital.»MrCutlers’affola.«Vousn’allezpasl’accoucheràlamaison?Voussavezbienqu’ellevoulaitmettre
lebébéaumondedanssonlit…—Non,MrCutler, jenepeuxpas.Étantdonnéque lebébéneseraà termequedansunmois, ilse
pourraitqu’ilyaitdescomplications.Etcomptetenudel’âgedeMaud,jepensequ’ilseraitpréférabled’alleràl’hôpital.Retournezchezvousetattendez-moi.»Chrissiedemeurafigéesurplace.Dansquelquesmois,elleseretrouveraitdanslamêmesituation,les
piedscoincésdanslesétriersethurlantdedouleur,entraind’endurerlesregardsréprobateursdessages-
femmes,lafureurdesonpèreetladéceptiondesamère.Ayantsoudaindumalàrespirer,elleessayadesepersuaderque tout iraitbien.Billyserait làauprèsd’elle,et, tantqu’elle l’aurait,ellepourrait toutsupporter.Elleserattrapaauchambranledelaportepournepastomberquandlavoixaiguëdesamèrelafitsursauter.«Chrissie,dépêche-toi!»
Lelendemain, ledimanche3septembre,selevasuruntempsmagnifiqueetensoleillé.Qu’onpuissedéclarerlaguerreparuneaussibellejournéeparaissaitimpensable.LesSkinnerétaientassisautourdelatabledelacuisine,laradioposéeaumilieu,chacunperdudanssespenséesdevantunetassedethé.Chrissie songeait à son bébé à naître, car elle ne pensait à rien d’autre.Mabel songeait au bébé desCutler,nélaveille,troptôtettroppetit,enespérantqu’ilvivrait.QuantauDrSkinner,ilsongeaitdéjààlafaçondefêterlefaitqueBillyStirlingseraitbientôtsortidelaviedesafillepourdebon.Sonordredemobilisationnemanqueraitpasd’arriveraucoursdesprochainessemaines.Descoupsfrappésàlaportebrisèrentlesilence.LeDrSkinnerallaouvrird’unairméfiantetaperçut
ladernièrepersonneaumondequ’ilavaitenviedevoiràl’instant.«Quevoulez-vous?—JevoulaisécouterlesnouvellesavecChrissie.Elleestlà?»EnreconnaissantlavoixdeBilly,celle-ciselevad’unbond.«Viens,assieds-toiavecnous.»Il l’embrassa sur la joue avant de prendre place à la table. Puis il attrapa lamain de Chrissie en
regardantleDrSkinnerdroitdanslesyeux.Lemédecindétournalatêteettripotaunboutondelaradio.Àonzeheuresquinze,lePremierministre,NevilleChamberlain,s’adressaàlanationens’efforçantde
masquerl’anxiétédanssavoix.«Cematin, l’ambassadeurbritanniqueàBerlinaremisunenoteaugouvernementallemandstipulant
que,àmoinsqu’ilnousassureavantonzeheurescematinêtreprêtà retirer sansdélai ses troupesdePologne,nosdeuxpaysseraientenguerre.Jedoisvousfairesavoirquenousn’avonsrienreçudetel,etque,parconséquent,notrepaysestentréeenguerrecontrel’Allemagne.»Chrissie,quiavaitretenusonsouffle,éclataensanglots.Billylapritdanssesbrasetelles’accrochaà
lui.LeDrSkinnerallumatranquillementunecigaretteetsoufflalafuméeau-dessusdelatable.«Ehbien,cettefois,çayest,dit-il.Vousferiezmieuxd’allerpréparervotrepaquetage,Billy.—Samuel!s’écriaMabel.Tais-toi…Tunevoispasquetafilleestbouleversée?»Billyseleva.«C’estbon,MrsSkinner…Viens,Chrissie,allonsfaireuntour.»Dansl’allée,ellelevalesyeuxenscrutantleciel.«Tucroisqueçanerisquerien?»Iléclataderire.«JenepensepasquelaLuftwaffevadébarqueraussivite!»Lesruesétaientquasidésertes,endehorsdequelquesmèresquiserraientleurbébédansleursbras.
Ellesserendaientàl’églisepourlesfairebaptisersanstarder.L’atmosphèredepaniqueétaitpalpable.ChrissieagrippaBillyparlebras.«Jesuisdésoléepourmonpère…—Tut’excusespourluidepuislejouroùons’estrencontrés.Jamaisiln’accepteradenousvoiren
couple,autants’yhabituer…D’ailleurs,ilaraison.Jevaisdevoirpartir.»Ellesefigeaetsecouvritlevisageàdeuxmains.Billyl’enlaçaparl’épaule.«Jenesaispasquoidire,Chrissie…C’estépouvantable,jesais,maisje
n’ypeuxrien.»Ilsvenaientd’arriverdansleparc.Chrissieselaissatombersurunbanc.«C’est encorepirequeceque tu imagines,dit-elled’unairmisérable, sesmains tremblant sur ses
genoux.Jepeuxavoirunecigarette,s’ilteplaît?»
Étonné,BillyarronditlesyeuxetsortitsonpaquetdeWoodbine.Elleentiraunedupaquet,maissesdoigtstremblaientsifortqu’ellen’arrivapasàl’attraper.«Tupeuxmel’allumer?—Maisoui.»Ilallumaunecigaretteettiraunelongueboufféeavantdelaluipasser.Ellelamitentreseslèvresetlasuçota.«Tunet’yprendspascommeilfaut…Inspireaveclespoumons.»Chrissieaspiraunegrandeboufféeetsentitlafuméeserépandredanssapoitrine.Aussitôt,ellesemit
àétoufferetàtoussertandisquelafuméeenvahissaitsesnarinesetluipiquaitlesyeux.«Merci…,parvint-elleàdire,enluiredonnantlacigarette.Jemesensmieux.»Billyéclataderireetluiposaunbaiserlégersurlefront.«Tuverras,ons’ensortira.»Chrissiedemeurasilencieuseetobservalesenfantsquicouraientdansleparc.Ellesedemandas’ils
avaient compris ce qui s’était passé ce matin. Pour eux, la guerre devait représenter une aventureexcitante.Cependant,bientôt,ilsseraientévacués,séparésdeleurfamillependantdesmoisetdesmois,voiredesannées.Ellefrémitàcetteseulepensée.Billy s’adossa au banc, lesmains croisées derrière la tête, le visage tendu vers le soleil, les yeux
fermés.Elleposa samain sur son torseet sentit soncœurbattredoucement.Sachaleur, l’odeurde sachemiselavéedefraiset lecontactrassurantdesapeauluifirentdubien.Ellenesavaitpascommentelleallaitsupporterd’êtreséparéedelui.«Billy?finit-elleparmurmurer.—Oui?répondit-ilsansouvrirlesyeux.—Jesuisenceinte.»Ilsefigeauneseconde.Ellesentitlesbattementsdesoncœurs’accélérer.Puisillarepoussaunpeu
pourlaregarderdanslesyeux.«Quoi?Maiscomment…Cen’estpaspossible!»Ellevitlesangseretirerdesonvisagetandisqu’ilattendaituneexplication.«Manifestement,c’estpossible,parcequejelesuis,répliqua-t-elle,quelquepeuindignée.—Mais la seule foisoùona fait l’amour,c’était souscechênependant l’orage…» Il se leva, les
poingssurleshanches.«Commentas-tupulaisserarriverunechosepareille?»Chrissieserecroquevillasurelle-mêmecommes’ilvenaitdeluiflanquerunegifle.«Moi?Jepense
quetudécouvrirasquepourfaireunbébé,ilfautêtredeux!—Unbébé!répétaBilly.Jen’arrivepasàlecroire…Tulesaisdepuisquand?—Deuxmois.—Ettunem’enasrienditavantaujourd’hui…Tuenessûre?—Jesuislafilled’unmédecinetd’unesage-femme.Naturellement,j’ensuissûre!—C’estunecatastrophe.Commentas-tupuêtreaussi…aussi…—Aussiquoi?»Ilrevints’asseoirsurlebancetsepritlatêteentresesmains.«Tul’asditàtesparents?—Àtonavis?raillaChrissie.—Tuveuxbienmelaisseruneminute?Jenepeuxpas…Écoute,j’aibesoind’êtreseulletempsde
digérerça.Jesuisdésolé.C’estunchoccomplet.»Ilselevaets’éloigna,sansmêmeseretourner.Chrissielevitsemettreàcouriretdisparaîtreaubout
del’allée.Jamaisellenes’étaitsentieaussiseuleetabandonnéedesavie.Lapeurquil’envahitsemuabrusquementencolère.CommentBillypouvait-il lui faireça?Elle jetades regardsalentour,espérantquequelqu’unluivienneenaide,maischacunétaitabsorbéparsaproprevie.Elleauraittoutaussibienpuêtre invisible.Attrapantsonventreàdeuxmains,ellese laissa tomberpar terreàgenoux, lecorpssecouédesoubresautstandisqu’ellesanglotaitàchaudeslarmes.
AliceStirlinglevalesyeuxdesacouturequandsonfilsouvritlaporteetentraentrombe.Elleavaitmalauxdoigtsàforcedepousserl’aiguilledansl’épaistissuopaque,maiselleavaitpresqueterminélesrideauxpourleurminusculemaison.Lescheveuxenbatailleetlefrontensueur,ilavaitl’airdanstoussesétats.«Billy!s’exclama-t-elle.Oh,viensici…Quellenouvelleépouvantable…»Ellelefitasseoirdevant
latabledelacuisineetmassaseslargesépaules.«Quelchoc…Jesaisbienqu’ondevaits’yattendre,mais…»Ilseretournaverssamèred’unairsurpris.«Commentlesais-tu?—Commentça,commentjelesais?Jel’aientenduàlaradio.JesuisalléechezReg,etilm’alaissée
écouterlesinformationsaveclui.—Oh,tuparlaisdelaguerre…Oui,c’estterrible.Mais,commetuledis,ons’yattendait.Cen’était
qu’unequestiondetemps.»Ilbalayalapièceduregard.«Oùestpapa?»Alicetoussota.«Jenesaispas.Ilestsortidebonneheurecematin.»Billyserrasamèredanssesbras.Elleméritaittellementmieux…Un rôti cuisait dans le four et, endépit des événements, l’odeur alléchante le réconforta.Cen’était
qu’unmorceaudeviandedequalitémédiocre,maisune foisqu’Alice l’aurait accommodé, il aurait lamêmetextureetlemêmegoûtqu’unbonsteakdanslefilet.Imaginerlasaucebruneentraindemijoterluimit l’eau à la bouche. Sa mère était une excellente cuisinière. Ses pommes de terre rôties étaientlégendaires,lesmeilleuresdumonde,tendresetmousseusesàl’intérieur,croustillantesetbiengrilléesàl’extérieur.Elleavaitégalementpréparéunetarteauxpommes,sondessertpréféré,quiattendaitquelerôtisoitcuitpourêtremiseaufour.«Tuvaslaserviravecdelacrème?demandaBilly.—T’ai-jedéjàserviunetarteauxpommessanscrème?»Il leva le regard vers samère, les yeux remplis de larmes.Que serait-il devenu si elle n’avait pas
débarquédanscetorphelinatetnel’avaitpasprisdanssachaisehauteencréantcelienimmédiatentreeuxdeux?Laguerreallaitlesséparer,etsoncœurseserraenpensantàlasouffrancequesamèredevraitendurer.Ill’observa,deboutdevantl’évieretledostremblant,alorsqu’ellefrottaitlespommesdeterre.«Jet’aime,maman.»Alice agrippa lebordde l’évier en s’efforçantde se ressaisir.Puis elle s’essuya lesmains sur son
tablieretsetournafaceàsonfils.«Moiaussi, je t’aime,Billy.Ne l’oublie jamais.»Ellevint l’embrasser sur le front.Sans fairede
remarqueàproposde la larmequi roula sur sa joue.«Àprésent, tuveuxbienmettre la table, s’il teplaît?—Biensûr.Combiend’assiettes?»Aliceretournaàsespommesdeterreensoupirant.«Trois.Undecesjours,peut-êtrequetonpèrese
rappelleraoùilhabiteetnousferalagrâcedesaprésenceaudéjeuner.Mieuxvauts’ypréparer.Oh,etsorsdesverrespourlevin…—Levin?—Oui.Etaussidesserviettes.Puisqu’onvientd’apprendredemauvaisesnouvelles,unbondéjeuner
nousrassérénera!Ilyaunebouteillederougeaufonddeceplacard.Jenemerappelleplusd’oùellevient,maisjesuispersuadéequeçaira.—Elledoitêtrebiencachée,sipapanel’apasencoretrouvée!—Allons,allons,Billy…Montreunpeuderespectpourtonpère.—Oui…Désolé,maman.»Unetelleloyautéenverssonirresponsabledepèreledépassait.
Aprèsqu’ilseurentfinidemanger,Billyrepoussasonassietteets’appuyaaudossierdesachaise.«J’aiunenouvelleàt’annoncer,maman.»Alicedébarrassalatable.«Ahoui?Laquelle?»Illuipritlamain.Aprèsdesannéesdetâchesdomestiques,sapeauétaittouterêche,etils’étonnade
nel’avoirencorejamaisremarqué.«Assieds-toi,s’ilteplaît.Laisseçapourl’instant.»Leregardinquiet,Aliceobtempéra.«Quesepasse-t-il,monchéri?—Chrissieestenceinte.»Elleportasesmainsàsabouche.«Oh,monDieu,Billy…Commentas-tupuêtreaussibête?»Ilselevaetfitlescentpasdanslacuisine.«Tuasraison.Jesuisunimbécile.Qu’est-cequejevais
faire?»Samèreselevaàsontouretleserradanssesbras.«Çavaaller…Ontrouveraunesolution,dit-elle
enjetantunregardanxieuxverslaporte.Maismieuxvaudraitnepasenparlertoutdesuiteàtonpère.»Billyacquiesça.«PauvreChrissie…Jen’arrivepasàcroirequej’aiepuréagiravecuntelégoïsme.»Samèreparuthorrifiée.«Billy!Ilfautquetuluiparles,elledoitêtresensdessusdessous…Oh,mon
Dieu,quelgâchis!Quellejournée!—Tuasraison.Ilfautquejeretournelavoir.Jemesuiscomportéd’unefaçondétestable.»Ilattrapa
savestesurledosdelachaiseetembrassasamèresurlajoue.«Àtoutàl’heure.»
Il parcourut les deux kilomètres jusque chezChrissie au pas de course, son déjeuner lui pesant surl’estomac.Ilarrivahorsd’haleine,sachemiseimbibéedesueurcolléeàlapeau.Ilsedirigead’abordverslecabinetmédical,puisseravisaetallaàlaported’entrée.Ilappuyasurlasonnetteenlaissantsondoigtdessus.Ilressentitsoudainunehostilitéincroyableàl’égardduDrSkinneretsemoquaitpasmaldeledéranger.EnentendantLeoaboyercommeunfou,ilpriapourquecesoitChrissiequivienneouvrir.Malheureusement,cefutlavoixbourruedesonpèrequirésonnadanslevestibule.LeDrSkinnerouvritlaporteetleregardaduhautdelamarche.«DrSkinner,est-cequeChrissieestlà,s’ilvousplaît?—Non.»SaréponsesurpritBilly.«Ah…Etpouvez-vousmedireoùellesetrouve?—Non.—Savez-vousquandellerentrera?—Non.»Billydétestaitcethomme.Ilpritsur luipourparlercalmement.«Danscecas,vousvoulezbien lui
transmettreunmessage?Non,àlaréflexion,inutiledevousdonnercettepeine…Jevaisl’attendre.»Sansunmot,leDrSkinnerrefermalaporteetlaverrouilla.
Cachée en haut de l’escalier, Chrissie sourit. Elle savait que Billy viendrait, seulement, il s’étaitcomporté d’une façon monstrueuse, et elle avait besoin d’un peu de temps pour se remettre de sesémotions.Dureste,çaneluiferaitpasdemalderéfléchiràl’attitudeabominablequ’ilavaiteue.Elleallaitlelaissermarinerunedemi-heure,aprèsquoielleiraitleretrouver.
Assisauborddutrottoir,Billyfumadescigarettesàlachaîneencontemplantsonavenir.Dequelquefaçonqu’ill’envisage,ilnes’annonçaitguèreprometteur.Sapetiteamieétaitenceintesansêtremariée,son père le haïssait, et la guerre venait d’être déclarée de sorte que, qu’il le veuille ou non, il allaitdevoir se battre. Il sursauta en entendant des pas derrière lui. Samuel Skinner s’accroupit et lui parlad’unevoixmenaçanteàl’oreille.«Elleestlà,maiselleneveutpasvousvoir.»Billyseretournavivement.«Pardon?Jenevouscroispas.—Commevousvoudrez,mais,jevousassure,vousperdezvotretemps.Ilsembleraitquevousayezeu
unedispute.Elleneveutpasmedireàquelsujet,néanmoins,jevoussuggèrederentrerchezvousetdel’oublier.»Billyselevapourfairefaceàsonennemi.«Celavousplairait,n’est-cepas?Malheureusement,vousn’êtespasenpossessiondetouslesfaits.»
Iljetasavestesursonépaule.«DitesàChrissiequejerepasseraidemain.»
Rentréchezlui,leDrSkinnerseplantaaubasdel’escalierets’adressaàsafille:«Ilestparti,Chrissie.Iladitqu’ilenavaitassezd’attendre,qu’ilnepensaitpasquetuenvalaisla
peineetque,detoutefaçon,ilneseraitbientôtpluslà.Ilaajoutéquetuferaismieuxdenepasl’attendreetdecontinuertavie.Tusais,jenesuispassûrqu’onreverracejeunehomme.»Sidérée,Chrissieserelevaenseretenantà larambardede l’escalier.Ellenepouvaitpas lecroire.
Elle avait juste eu l’intentionde le faire attendreunpeu, et lui, il l’avait quittée !Non, cen’était paspossible…Ellecourutà la salledebainsetvomitdans les toilettes,prised’unenauséequicette foisn’avaitrienàvoiraveclebébéquigrandissaitenelle.
9
LetempsqueBillyreviennechezlui,samèreavaitrangélacuisineettricotaitaucoindufeu,faceàsonpèreendormidanssonfauteuil.Elleluifitsignedenepasfairedebruit.«Tuluiasparlé?»demanda-t-elletoutbas.Ill’invitad’ungesteàlesuivredanslesalon.«N’allumepas,ditAlice.Jen’aipasencoremis lesrideauxobligatoirespour lecouvre-feu. Il fait
sombre,maisjepréfèrenecouriraucunrisque.»IlsrestèrentdeboutdanslapénombrependantqueBillyluiracontaitsonentrevueavecleDrSkinner.« Cet homme est abominable… Je ne comprends pas comment il peut exercer la profession de
médecin!Tucroisquecequ’ilt’aditestvrai,etqueChrissieneveutplustevoir?—Jen’ensaisrien,maman.C’estpossible.J’aiétémoi-mêmeassezabominable.—Ellechangerad’avis, il lefaudrabien.Elleportetonbébé.Laisse-luiunpeudetemps.N’oublie
pasqueseshormonessontcomplètementchamboulées.Maissiellesaitquetuesvenulavoir,ellet’ensauragré.Elleteparleraquandellesesentiraprête.Enattendant,pourquoineluiécris-tupasunelettre?—Unelettre?Oh,jenesaispas…—Réfléchis-y,Billy.Direcequ’onpenseparécritestbeaucoupplusfacile.Tupourrast’excuseret
luifairepartdetessentimentssanstepréoccuperdedirecequ’ilnefautpas.Tun’aurasqu’àlaposter,ceseraitungestedélicat,quiluimontreraquetuasfaituneffort.Qu’enpenses-tu?—D’accord.Jeleferaidemain.Là,jesuistropfatiguépourréfléchir…Cettejournéeaétéhorrible.—Jesuissûrequ’ons’ensouviendralerestantdenotrevie…Tum’aideraisàaccrochercesderniers
rideaux?—Volontiers.J’aigrandbesoindem’occuper.»Lorsqu’ilseurentterminé,lanuitétaittombée,etuncalmeétrangerégnaitdanslesrues.Billy écarta légèrement le rideau en scrutant l’obscurité. Le couvre-feu avait déjà été strictement
imposé.«Onn’yvoitrien.»Samèrearrivaderrièreluietjetauncoupd’œildehors.«Jesais…Ilsontéteinttouslesréverbères.
Apparemment, sions’aventuredehorsaprès la tombéede lanuit, il faututiliserune torche recouverted’unsacenpapierkraft.Etceuxquisedéplacentenvoituren’ontpasledroitd’allumerleursphares.—Etc’estpournotrepropresécurité?rétorquaBillyd’unairsceptique.—Ilfautfaireconfianceauxresponsables.Ilssaventcequ’ilsfont.—Espérons-le!»Ilembrassasamèresurlajoue.«Siçanetedérangepas,maman,jecroisqueje
vaisallermecoucher.—Va.Bonnenuit,monfils,dorsbien…Demain,toutparaîtradifférent.»
Assiseparterredevantlestoilettes,Chrissierepliasesbrassurlesiège.Ellen’auraitpaspuimaginerunesituationplus indigne.Sonpetit aminevoulait plus rien avoir à faire avec elle, elle allait devoirsupporterlahonteetl’humiliationtouteseule.L’idéedeparleràsesparentsluidonnadenouveauenviedevomir.Sonnezetsagorgeétaientirritésparlabileetlesmusclesdesonventrelatiraillaient.Elleentendaitsesparentsdiscuterdanslacuisineàvoixbasse.Etbienqu’ellenecomprennepascequ’ilssedisaient,elle ledevinait.LeDrSkinnerdevait jubilerdesavoirqueBilly l’avaitquittéeetd’avoirvujusteàsonsujet.Elles’immobilisaenentendantquelqu’unmonter l’escalier.Tendant l’oreille,elle futsoulagéedereconnaîtreunpaslégerquiressemblaitplusàceluidesamèrequ’àceluidesonpère.Etsoudain,onfrappauncouphésitantàlaporte.«Chrissie?murmuraMabel.Combiendetempsencorevas-turesterdanscettesalledebains?Tues
làdepuisdesheures!»Elleattendituneseconde.N’obtenantaucuneréaction,ellerevintàlacharge.«Machérie,tunepeuxpasypassertoutelanuit.Laisse-moientrer…Onparlera.»Chrissienerépondittoujourspas.«Trèsbien,jevaism’asseoirdevantcetteporteetattendrequetusoisprêteàsortir…Tonpèren’est
pascontent,tusais.Iladûallerauxtoilettesdanslacour.»Cette information arracha un petit sourire àChrissie. Son père avait horreur d’être obligé de sortir
pour aller aux toilettes.Elle voulut se relever,mais ses jambes étaient si ankylosées qu’elle réussit àpeineàbouger.Lentement,elleseredressa,aussivacillantequ’unenfantquifaitsespremierspas.Sesmainstremblaientsifortqu’elleeutdumalàfairecoulisserleverrou.Dèsqu’elleouvritlaporte,ellevitleregardstupéfaitdesamère.«MonDieu!Qu’est-cequit’arrive,machérie?Tuasunemineépouvantable!»Chrissiesecontentadepasserdevantelleetallasejetersursonlit.Mabellasuivitdanssachambre,
oùellelatrouvaétenduesurleventre,latêteenfouiesousl’oreiller.Ellevints’asseoirauborddulitetluicaressaledos.«Allons,cen’estpassigrave…Cen’estpascommesiBillyétaitleseulgarçonsurlaterre!Ilest
sympathique,certes,maisnousavonstoujourssuquetupouvaistrouvermieux.»Chrissieseredressa,levisageluisantdetranspirationetdelarmes,lesyeuxrougisettoutgonflés.«Je
l’aime,maman»,dit-ellesimplement.Mabelhésita.«Jesaisquec’estcequetucrois,maisas-tuvraimentidéedecequ’estl’amour?Iln’a
étéquetonpremierpetitami…—Tupourraisarrêterdeparlerdeluiaupassé?Iln’estpasmort.»Chrissie ravala labilequi luimontadenouveaudans lagorge.Elle recommençaà frissonner et se
rallongeasursonlit.Mabell’observaavecattention,et,brusquement,ellepâlitetsemitàtremblerelleaussi.Malgrésaconsternation,ellearticuladefaçontrèsdistincte:«Petitegarce!—Riennet’échappe,hein,maman?—C’est tout ce que tu trouves à dire ?De combien es-tu enceinte ? Je suppose que c’estBilly le
père…MonDieu,c’estpourcetteraisonqu’ilt’alaisséetomber?»Chrissie se redressa. La réaction de sa mère lui donna envie de se rebeller. « À quelle question
préfères-tuquejerépondeenpremier?»Mabelselevaetmarchadelongenlargedanslachambre.«Pauvrepetitesotte,jen’arrivepasàle
croire!Tonpèreavaitvujustedepuisledébut!dit-elleenélevantlavoix.Oh,Seigneur,tonpère…»Elle s’empressa d’aller fermer la porte à laquelle elle s’adossa en prenant de longues inspirationsplusieursfoisdesuite.Chrissiecrutqu’elleallaits’évanouir,maissamèreditsimplement:«Ilfautquejeréfléchisse.»
Lelendemain,alorsquelaGrande-Bretagnes’efforçaitd’accepterlefaitqu’elleétaitenguerre,BillyécrivitsalettreàChrissie.«Maman,onestquelledate,aujourd’hui?cria-t-il.—Le4!»réponditsamèredelacuisine.Ilécrivit l’adresseenhautdelapageet inscrivit ladateau-dessous.Leplusdifficilerestaitàfaire.
Dansd’autrescirconstances, ilauraitdemandéàClarkde l’aiderpourveniràboutdecette tâche ;enréalité,ilauraitsansdoutefiniparl’écrireàsaplace.Billychassasonamidesespenséesetessayadeseconcentrer.Nesachantpascommentilallaits’yprendre,ilcommençapar«MachèreChristina»,ensedisantqu’écriresonnomentierdonneraitplusdesincéritéàsalettre.Aprèscela,lesmotscoulèrentavec une facilité surprenante, et il s’estima satisfait du résultat. Il écrivit l’adresse de Chrissie surl’enveloppe,collauntimbre,puismitlalettredanslapochedesaveste.«Jesorsposterça»,dit-ilàsamère.Il avait pensé la glisser sous sa porte, cependant il ne se sentait pas prêt à affronter de nouveau le
DrSkinner.Non,ilallaitlaposteret,quandChrissieauraiteuletempsdedigérercequ’illuidisait,iliraitlavoir.Pleind’entrain,ilmarchadanslarueenayantsoudainlacertitudequetoutfiniraitparallerbienpoureuxdeux.Oui,ilavaitagicommeunparfaitimbécile,maiscettelettreallaittoutarranger.
10
1973
Tinareluttroisfoislalettreavantdelareplieretdelaposersurlatablebasse.Ellebutunegorgéedesatassedechocolat.Ilétaitcomplètementfroid.Cettejournéeéprouvantel’avaitépuisée,maislesdrapsgrispoisseuxdupetit litn’étaientpas trèsengageants.Etbienque la lettredeBilly luiait faitoublierRick un instant, elle se sentit à nouveaumal en pensant à l’énormité de ce qu’elle avait fait. Elle seretrouvaitentièrement livréeàelle-mêmeet, au lieud’éprouverunsentimentde liberté, elle se sentaitaffreusement seule.Toutau fondd’elle, elle savaitquequitter sonmariviolent était l’unique solution,néanmoins,elleavaitpeurdecequil’attendait.Elle s’allongea sur le petit canapé élimé et ferma les yeux en essayant denepaspenser à lui.Elle
imagina Billy trente-quatre ans auparavant en train d’écrire sa lettre à Chrissie. La guerre avait étédéclarée laveille, et l’atmosphèregénéraledevait être à l’incertitude,maispourquoine l’avait-il paspostée?Peut-êtrequ’ilavaitchangéd’avisetpréféréallerluiparlerdevivevoix.Àmoinsqu’iln’aitététué tandis qu’il se rendait à la boîte aux lettres… Tina frissonna, se reprochant d’être aussimélodramatique.Il était presqueminuit lorsque, enfin, elle se mit au lit, se tournant et se retournant sur le matelas
cabossé avant de trouver une position confortable. En cette seconde, elle aurait donné n’importe quoipourêtrepelotonnéedanssonproprelit,mêmeavecRickronflantàsescôtéscar,quandilsdormaient,saprésence avait quelque chose de réconfortant. Elle n’avait pas l’habitude de dormir sans lui, et lemoindre bruit paraissait comme amplifié. Elle entendait des pas sur le palier qui semblaient s’arrêterjustedevantsaporte.Leréfrigérateurbourdonnait trèsfortet le robinetde l’éviergouttaitàunrythmerégulier.Étenduelesyeuxgrandsouverts,osantàpeinerespirer,elleseforçaàsecalmeretrepensaàlachansonquesamèreluichantaitlesoirquandellevenaitlaborderdanssonlit.
Dorsmonenfant,lapaixt’accompagneraToutaulongdelanuitSesangesgardiens,leSeigneurt’enverraToutaulongdelanuit.
Cetteberceuse lancinante l’avait toujours rassurée,etconvaincuequ’aucunmonstrenesecachaitaufonddel’armoire.Maiscettenuit,lachansonnefaisaitpasdutoutsoneffet,etbienqu’elleaithontedese l’avouer, si Rick était venu frapper à la porte, elle l’aurait suivi sans hésitation pour retrouver la
familiaritédeleurchambre.Telunagneaupartantàl’abattoir.
Le lendemainmatin,Tinaavait retrouvéunpeu lemoral.C’étaitcurieuxcommetoutparaissaitallermieuxàlalumièredujour.Ellefitsatoilette,s’habillaetpritlebuspourserendreàsonbureau.Arrivéelapremière,commed’habitude,ellefilabrancherlabouilloireetsortirlestasses.«Bonjour,Tina!ditLinda,unedesesprochescollègues.Tuaspasséunbonweek-end?—J’aiconnumieux»,répondit-elleenlaregardantaccrochersonmanteau.Lindas’approchaetlaregardaenface.«Rick?»Tinasedétournapourpréparerlethé.«Jel’aiquitté.»Lindal’attrapaparlesépaules.«Ehbien,ilétaittemps!Ettuespartieoù?»Elle lui raconta les événements de la veille, et comment elle avait atterri dans cette petite chambre
minable.«Tuauraisdûvenirchezmoi!Qu’est-cequejet’aidit?Ilyauratoujoursunlitpourtoi.»Tinalaserradanssesbras.«Jesais,etjet’enremercie,maisilfallaitquejemedébrouilleparmoi-
même.—Tuessifière,sientêtée…Tuaseudesesnouvelles?»Tinajetaunregardinquietversl’entréecommesielles’attendaitàvoirRickfaireirruption.Envoyant
laportes’ouvrir,ellesursauta,maisc’étaitseulementAnnequiarrivait.«Regardezcequej’aitrouvésurlepalier!»dit-elleenbrandissantunsacremplidevêtements.Tina
etLindas’approchèrent.«Ilyaunmotavec»,ditcettedernière.Ellel’arrachaetletenditàsonamie.«C’estpourtoi.»Puisquetuasprismoncœurettoutmonargent,autantquetuprennesaussilesvêtementsquej’ai
surledos.«C’estdelapartdequi?»demandaAnne.Tinacourutàlaporteetregardadepartetd’autredanslarue.ElleaperçutRick,vêtuseulementd’un
vieuxslipkangourougris,quis’éloignaitd’unpasnonchalant.Ellel’imaginaentraindesifflotertoutenarrachantdesfeuillessurlahaie.Ellesecoualatête.Seigneur,j’avaisbienbesoindeça!
Unesemaines’écoula,puisunedeuxième,sansqu’elleaiteudecontactavecRick.Malgréelle,elles’inquiétaitpourlui.Letempsquipassaitémoussaitassurémentlessouvenirs.Cesamedi-là,elleétaitàlaboutiqueentraindemettredesprixsurdesvêtementslorsqu’elleentenditlasonnetteeteutlasurprisede voir entrer sa belle-mère. Molly Craig semblait plus vieille que son âge, en dépit de son épaismaquillageetdesescheveuxblondsaubrushingimpeccable.«Molly, çame fait plaisir de vous voir », dit Tina, qui grimaça intérieurement en proférant un tel
mensonge.Lesdeuxfemmesnes’étaientjamaisbeaucoupappréciées.«Jet’enprie,Tina…Tusaissansdoutepourquoijesuislà.—Euh…Vouscherchezunenouvelletenue?—Épargne-moitesfacéties.Qu’est-cequisepasseavecRick?Jeviensdepasserlevoiretjel’ai
trouvédansunétatépouvantable.Ilditquetul’asquittéetqu’ilnesaitpaspourquoi.—Ilsaittrèsbienpourquoi.—Danscecas,peut-êtrepourrais-tuéclairermalanterne.»Mollys’installasuruntabouretetcherchasescigarettesaufonddesonimmensesac,sesonglestrès
longsettrèsrougescompliquantquelquepeulatâche.
Tinasoupira.«Faitescommechezvous,jevousenprie…Vousvoulezunetassedethé?—Tun’asriendeplusfort?—Uncafé?»Mollyignoralapropositiondesabelle-fille.«Écoute,j’ignorecequis’estpasséentrevous,maistudevraisaumoinsallerlevoir.Quandjesuis
passéecematin,l’appartementressemblaitàunevraieporcherie.Ilyavaitlesbouteillesdelaitdatantd’unesemainesurlepalier,ducourrierentasséderrièrelaporte,etuneodeurfétidedanstoutelamaison.J’ai sincèrementcruqu’il étaitmort…Les rideauxétaient tirés, et il amisdixminutesavantdevenirm’ouvrir.Quandilafiniparsetraînerjusqu’àlaporte,j’avouequej’aieuunchoc.Ilavaitl’aird’avoirquatre-vingt-dixanset il neportait qu’un slip…C’estunhommebrisé,Tina.Quoiqu’il se soitpasséentrevous,çadoitpouvoirs’arranger.»Tinaréussitenfinàplacerunmot.«Est-cequ’ilvousaditqu’ilmefrappait?»Mollyeutladécencedeprendreunairoutré,maisrienqu’uninstant.«Quelhommenedonnepasune
tapeàsafemmeunefoisdetempsentemps?Pourqu’ilsesoiténervé,c’estquetuasdûfairequelquechosedegrave…Ricka toujours été soupeau lait, tu le sais aussibienquemoi.Depuis le temps, tudevraissavoirt’yprendreaveclui!—Vousêtesincroyable,Molly…D’ailleurs,vousfaitespartieduproblème.Toutesavie,vousl’avez
gâté.C’estvousquiavezfabriquécemonstre.—Unmonstre?MonpetitRicky?N’exagèrepas…»Elletiraunelongueboufféesursacigaretteen
plissantlesyeux.«S’ilteplaît…Çamecoûtedeledire,maistusaisbienqu’ilnejurequepartoi!—J’aifaillilecroire.»Mollyparlad’untonplusdoux.«Jesaisbienqu’iln’estpastoujoursdetoutrepos,maisilt’aime,il
t’aimevraiment!»Tinasentitqu’ellecommençaitàfaiblir.Elleseréprimandaensilence.«Jesais,etunepartiedemoil’aimeratoujours,maisjenepeuxpasrevenir…pasmaintenantquej’ai
enfinréussiàpartir.»Ilfallaitqu’elleresteferme,ellelesavait.«Jet’enprie,Tina,vaaumoinslevoir.»ElleconnaissaitMollyCraigdepuissuffisammentlongtempspoursavoirqu’ellenedécolleraitpasde
laboutiquetantqu’ellen’auraitpasobtenucequ’ellevoulait.«D’accord,jepasserailevoircesoirenrentrant.Detoutefaçon,ceseraitbienquejerécupèredeux
outroischoses.»Mollypoussaungrossoupir.«Merci.»Puiselleluitapotalamaindansunfauxgestedesolidarité.
Instinctivement,Tinalaretira.«Jevaisleprévenirquetupasserasplustard.»Surcesmots,elleselevaetsortitdelaboutique–missionaccomplie!Tinaavaitconsciencequ’ellevenaitdesefairemanipuler,maiselleseditqu’elleallaitjustepasser
prendre quelques affaires. Elle expliquerait clairement à Rick qu’elle ne reviendrait pas, et que leurcouplen’avaitaucunavenir.
À la fin de la journée, Tina s’immobilisa devant le portail du jardin, le temps de rassembler soncourage.Ellenotaquelesmauvaisesherbesavaientétéarrachéesdanslesplates-bandes,etlepetitcarrédepelousetondu.Mêmel’abreuvoirenpierrepourlesoiseauxétaitremplid’eau,et lesdeuxnainsdejardin rayonnaient de propreté.Elle allait frapper à la porte quand elle remarqua que la sonnette, quipendouillait au bout de ses fils depuis des années, avait été revissée.Visiblement,MollyCraig avaitbeaucoupexagéréladescenteauxenfersdesonfils.D’undoigthésitant,elleappuyasurlepetitboutonnoirétincelant.Etelleavaitbeaus’yattendre,lasonneriestridentelafitsursauter.Sansluilaisserletempsdesereprendre,Rickouvritlaporte.Tinaledévisagea,bouchebée.Ilportait
ledernierjeanàpattesd’éléphantàlamode,quisoulignaitsatailleétroite,etunechemiseàcarreauxenétamine qu’elle ne lui avait jamais vue. Ses cheveux avaient poussé, et des boucles encadraient sespommettes.Ilétaitrasédeprèsetsentaitbonlecitron.«Bonjour,Rick.—Tina…Çamefaitplaisirdetevoir.Entre,jet’enprie.—Moiaussi.Merci.»Ilssecomportaientcommedeuxétrangers,pascommeunefemmeetunmari.Lamoquettedel’entréeavaitconservélestracesdel’aspirateur,etellesentitleseffluvesd’unplaten
traindecuireaufour.«Uncoqauvin…maissansvin,précisaRick.—J’espèrequecen’estpaspourmoiquetut’esdonnétoutecettepeine.»Sonœils’attardasur le
carrelagerutilantdelacuisineetlessurfacesenformicaétincelantes.«Quandmamanm’aprévenuquetuallaispasser,j’aidécidédemereprendre.Situn’aspasletemps
deresterdîner,cen’estpasgrave.Jepourraitoujoursleréchaufferdemain.»Tinaposasonsacsurlatabledelacuisine.«Ehbien,çasentbonetçamedonnefaim.»Ricksoupira,l’airsoulagé,etluiavançaunechaise.«Jetesersquelquechoseàboire…Unjusdefruits,c’esttoutcequej’aiàteproposer.Jemesuis
débarrassédetouteslesbouteillesd’alcool.—Oh…Alorsjevaisprendreunsiropd’oranges,s’ilteplaît.—Jevaisfairecommetoi.»Rickdévissalebouchondelabouteilleetleurservitdeuxverres.«Commentvas-tu?demanda-t-il.—Çava,merci.Ettoi?—Pareil.»Unsilencegênés’abattittandisqu’ilsbuvaientl’unetl’autreunegorgéedesirop.«Depuis combiende temps tun’as pasbu ? finit par demanderTina, en espérant avoir pris un ton
suffisammentdétaché.—Depuisquetuespartie,c’est-à-diredeuxsemaines,bienqueçam’aitparupluslong.»Ilsourit,et,
unbrefinstant,elleretrouval’hommedontelleétaittombéeamoureuse.«C’estsuper.Jesuisvraimentcontentepourtoi.»Ilseleva.«Jesersleplat?—Oui,volontiers.Tuveuxdel’aide?—Non,restetranquillementassise.»Laviandeétaittendreetgoûteuse,etleplatenriencompromisparl’absencedevinrouge.Quandils
eurentterminédemanger,Rickdébarrassalesassiettespendantqu’elleallaits’asseoirdanslesalon.Illarejoignit,untorchonàlamain.«Toutestrangé.Tuveuxunetassedethé?»Elleregardalapendulesurlacheminée.Elleétaitàl’heure,signequeRickavaitpenséàlaremonter.«Non,jeteremercie.Ilvaudraitmieuxquej’yaille.»Rickparutdéçu,maisilsegardadeprotester.«Mercid’êtrevenue,Tina.C’étaitsuperdetevoir,vraimentsuper.—Pourmoiaussi,Rick.»Elles’étonnadelepensersincèrement.Cenefutqu’enregagnantsonmeubléqu’elles’aperçutqu’elleavaitoubliédeprendredesvêtements.
Tantpis,elleyretournerait lelendemain.Cettefois,commeRicknes’yattendraitpas,ellesauraits’ilavaitréellementchangé.
Ledimancheétaitsaseulejournéedecongé,etcejour-là,enplusd’allerrécupérerdesvêtements,elle
avaitprévudefairequelquechosedeparticulier.EllecomptaitserendrechezChrissieSkinnerpourluiremettrelalettrequ’elleauraitdûrecevoirdepuistantd’années.Ellenes’attendaitpasàcequecesoitaussi simple. Les chances que Chrissie vive encore au 33,WoodGardens étaient pour lemoins trèsminces,cependant,ceseraitunbondébut.ElleavaitempruntéàGrahamunvieilannuairedans lequelelle avait repéré l’adresse. Ce n’était pas très loin en bus, dans lequel elle monta avec une légèreexcitation.Elleétaitentrainderelirelalettrelorsquelecontrôleurs’approchaenbrandissantsamachineàtickets.«Vousallezoù,map’titedame?»Tinareconnutlavoixetlevalesyeux.«Stan,commentallez-vous?»StanétaitunanciencollèguedeRick.«Sacrénomdenom!TinaCraig…Vousneprenezpasmaligne,d’habitude.Commentçava?»Ellehésita.«Pastropmal.—Votrehommeestpasséaudépôt,l’autrejour.Ilcherchaitduboulot.»Cettenouvellelasurprit.«Rick?—Oui,ilnevousl’apasdit?—C’estque…Ons’estséparés.—Oh,désolédel’apprendre…Iln’enapasparléauxcopains.—Çavientdesefaire.Leschosessontencoreunpeu…àvif.—Jecomprends.Sijamaisvouslevoyez,vouslesaluerezdemapart.—Promis.WoodGardens,s’ilvousplaît.»Stanpianotasurplusieurstouchesavantdetournerlamanivelle,etlamachinecrachaleticket.«Àundecesjours,mabelle!Prenezbiensoindevous.»
Wood Gardens étant à l’opposé de l’endroit où elle vivait à Manchester, elle connaissait mal cequartier.Aucentredelaplacesetrouvaituncarrédeverdureentourédegrillesenfer.Tinapoussaleportailrouilléetentra.Lejardinn’étaitpastrèsbienentretenuetilyavaitunbancrecouvertdegraffitis.Autour,ilnesemblaitpasyavoirdemaisonsanciennes,rienqu’unerangéedepetitesmaisonsdestylemodernequinepouvaientpasavoirétélàdanslesannées1940.Ellecommençaitàsedirequ’elleavaitperdusajournéelorsqu’elleaperçutunevieilledamearriverd’unpastraînantenrepoussantdesacannelesroncesquigênaientsonpassage.Ellevints’asseoiràcôtéd’elleensoufflantetensoupirant.«Bonjour,dit-elle.—Bonjour.—Jenevousaiencorejamaisvueparici…Vousvenezd’emménager?»Lavieilledamemontrales
maisonnettes.«Oh,non,jeviensjusterendrevisiteàquelqu’un…Unedamequiahabitéiciilyatrèslongtemps.Au
numéro33.—J’aivécuicitoutemavie.J’aipassédelonguesheuresdanscejardinetj’yviensencoretousles
jours.J’aimebienm’asseoirlàpourréfléchir…Sijefermelesyeuxetsijemeconcentre,j’entendslebruitdesenfantsquijouent,etçameplaîtbien!J’aiunetrèsbonnemémoiredesnomsd’autrefois,maisjenemerappellepluscequiestarrivélaveille!»Lavieilledameritdesablague,révélantdesdentsjaunies.«Etvousvenezvoirqui?—ChrissieSkinner.Ellehabitaitau…»Lavieilledameluicoupalaparole.«Jesaisoùellehabitait.»Ellesefrottalesyeuxaveclamanche
desavesteenlaine.«Jeconnaissaisbienlafamille.LepèredeChrissieétaitlemédecinduquartieretsamèreétaitsage-femme.Chrissieluidonnaitsouventuncoupdemain.Cesontellesquiontmismonbébéaumonde.»
CettenouvellepritTinaparsurprise.«Oh,monDieu!AlorsvousdevezsavoircequiestarrivéàChrissie?J’aiquelquechoseàluiremettre.—Sionallaitprendreunetassedethé?Ilyaunpetitcaféaucoindelarue…Onpourrabavarderen
toutetranquillité.—Avecplaisir.»Elletenditsamainàlavieilledame.«TinaCraig,raviedevousrencontrer.»Lavieilledameserelevatantbienquemaletluiserralamain.«MaudCutler,enchantée.»
Installéedevantunetassedethébienfort,MaudCutlercommençaàparler.«J’aibeauavoirquatre-vingtsans,j’ail’impressionqueçaremonteàhier…C’étaitunjouravantle
débutdelaguerre,j’étaisentraind’accoucherdenotreTommy,etcommeilnedevaitpasarriveravantun mois, j’étais très inquiète. Jamie, mon mari, a couru chercher Mrs Skinner. Le pauvre, il étaitcomplètementaffolé!Etvuquec’étaittrèstôtlematin,ilavaitpeurderéveillerlemédecin.C’estqu’ilavaitunfichucaractère,cethomme!Chrissieluiaouvertlaporteet,malgrésapanique,Jamieatoutdesuitevuqu’elleavaitunemineépouvantable.D’habitude,c’étaituneravissantepetite,maiscematin-là,elleavaitleteinttoutgrisetlestraitstirés.Toujoursest-ilque,commelebébéétaitenavance,onadûalleràl’hôpital,etChrissieaaccompagnésamère.PauvreJamie,ilavaittellementpeurdenousperdre,moi et le bébé… J’avais alors quarante-six ans, lui seulement trente, et il était persuadé qu’on allaitmourirtouslesdeux!»Maudbutunegorgéedethé.Tinal’imita.«Entoutcas,quandTommyestné,MrsSkinneradûl’emmenerpourleranimer.Ilétaittoutbleuetne
respirait pas. Jamie est parti avec elle et le bébé, et Chrissie est restée avecmoi. L’infirmière a étéobligéedeluiapporterunecuvettedanslaquelleelleavomi.Jenecomprenaispas,carelleavaitassistéà de nombreuses naissances, mais j’ai fini par deviner… et je ne m’étais pas trompée ! Elle étaitenceinte.Eten1939,c’étaittrèsmalvud’avoirunenfantsansêtremariée,etpourunefilleavecunpèrecomme leDrSkinner, c’étaitunevraiecatastrophe !Elle était terroriséepar sonpère. Ildétestait sonpetitami.PauvreChrissie,elletremblaitlittéralement,sibienquec’estmoiquimesuisoccupéed’elleaulieuducontraire…Ellen’avaitmêmepasprévenulepèredel’enfant!—Savez-vouscequesontdevenusChrissieetsonbébé?»Maudportaleregardauloin,commesiellecontemplaitlepassé.« Ça a été tragique. La pauvreMabel Skinner a été tuée pendant le couvre-feu, renversée par une
voiturequiroulaittousfeuxéteints…Ellenel’apasvuearriver.Lespharesétaientinterdits.—C’estaffreux…EtChrissie?—Sonpèrel’aexpédiéeauloin.Quandsafemmeestmorte,jecroisqu’ilaperdulatête.Ilaenvoyé
ChrissieenIrlandechezsabelle-sœur.Ilnepouvaitpasvivreavecunetellehonte.Pourunhommedesonstanding,c’étaitunevéritabledisgrâce.Personnenel’ajamaisrevue.—Connaissiez-voussonpetitami?—Billy?Non,pasvraiment.Étantdonnéqu’ilavaitunoudeuxansdeplusqu’elle,iladûpartiràla
guerre…Maispourquoivoulez-voussavoirtoutça?»Tinaluimontralalettre.Lesmainsdéforméesdelavieilledametremblotèrentenlalisant.«Elleavait
dûluiparler…etondiraitqu’ilnel’apastrèsbienpris!Commentsefait-ilquevousayezcettelettre?—Jel’aitrouvéedanslapoched’uncostumequequelqu’unalaissédevantlaboutiquecaritativeoùje
travaille.Etcommeellen’ajamaisétépostée,jemesuisditqueChrissiedevraitl’avoir.—Jesuisdésoléedenepaspouvoirvousêtreplusutile,s’excusaMaud.—Non,vousm’avezététrèsutile,maisj’aidéjàabusédevotretemps.—J’aipasséunbonmoment…Parleravecvousm’afaittrèsplaisir.»
Tinaosaposerlaquestionsuivante.«Etvotrebébé?LepetitTommy?—IldoitlavieàMabelSkinner.S’ilasurvécu,c’estgrâceàsescompétencesdesage-femmeetaux
soinsqu’elleluiadonnésaprèssanaissance.Chaqueannée,lejourdel’anniversairedesamort,nousallonsfleurirsa tombe.ElleestenterréeaucimetièredeStVincent.C’étaitunefemmemerveilleuse…J’espèrequevousretrouverezsafille.»Defaçon inattendue,Tinasentituneboulese formerdanssagorge.«Merci,Maud.Je l’espèremoi
aussi.»
11
Enarrivantaubureaulelendemainmatin,Tinanotacequ’elleavaitapprissurChrissieetBilly.Ellesavaitqu’ilavaitvécuau180,GillbentRoadàManchester,maiselleignoraitsonnomdefamille.EllesavaitégalementoùChrissieavaithabité,quelétaitlenomdesesparents,etquesamèreavaitététuéependantlecouvre-feu.SielleserendaitsurlatombedeMabelSkinner,elleverraitsadatedenaissance.MaudCutleravaitpréciséqueChrissieavaitétéenvoyéechezlabelle-sœurduDrSkinnerenIrlande–sansdoute lasœurdeMabel.Tinaressentitunesorted’excitationà l’idéedejouer lesdétectives.Ceseraitunexcellentmoyenpourladistrairedesesproblèmes.«Bonjour,Tina…Qu’est-cequetufais?»LaquestiondeLindalafitsursauter.Elles’empressadefourrersesnotesaufonddesonsac.Sanstrès
biensavoirpourquoi,elletenaitàgarderlalettredeChrissiepourelle.«Rien.Jefaisaisunelistedecourses…Commentvas-tu?Tuaspasséunbonweek-end?»LindaselaissatomberlourdementderrièrelebureauenfacedeTina,puisellepoussasamachineà
écrireets’effondrasurlebureau,latêtedanslesbras.«Jesuiscrevée!OnestalléschezBobetCarolinehiersoir,etilnousafaitjoueràParty7.Onn’est
pasrentrésavantdeuxheuresdumatin…—Undimanchesoir?Mafoi,tunepeuxenvouloirqu’àtoi-même.Attention,voilàMrJennings!»Lindase redressaenrâlantet remitsamachineàécrireàsaplace.MrJenningss’arrêtadevantson
bureau.«Bonjour,Linda.Vousavezunemineépouvantable.—Merci,MrJ.»Ildéposauneliassededocumentssursonbureau.«J’aibesoinquetoutçasoittapéàdixheures.»Lindaregardasamontre.«Àdixheures?Mais,MrJennings,çamelaisseseulementuneheure…—Aussiferiez-vousmieuxdevousymettretoutdesuite…»Dèsqu’ilsefutéloigné,Lindaluitiralalangue.Tinapouffaderire.«Allez,donne-m’enunepartie,jevaist’aider.—Tuessûre?Tuastoi-mêmedestonnesdechosesàfaire.—Passe-moiçaavantquejenechanged’avis.Etarrêtedegémir.»Aubureau,lavitesseaveclaquelleTinatapaitàlamachineétaitlégendaire.Sesdoigtsvoletaientsur
les touches,et lapetitesonnettequisignalaitqu’elleétaitarrivéeauboutd’uneligne tintaitsansarrêt.Elleétaitmêmecapabledeteniruneconversationenmêmetemps.«Samedi,jesuispasséevoirRick.»Elleregardasacollèguesansquesesmainsquittentleclavier.Lindaarrêtadetripoterlerubandesamachineetlevalesyeux.«Est-cequejepeuxtedirequelque
chose?—Est-cequejepeuxt’enempêcher?
—J’espèrequetun’envisagespasdeteremettreaveclui.— Bien sûr que non. C’est juste que Molly est venue à la boutique et m’a demandé d’aller voir
commentilallait.Ellem’aditqu’ilallaittrèsmal,mais,quandjesuisarrivée,l’appartementétaitd’unepropretéimmaculée,etilavaitmêmepréparéundîner.—Ilsavaitquetuallaisvenir?»Tinal’admitsansenthousiasme.«Oui,Mollyl’avaitprévenu.N’empêchequ’ilétaitensuperforme…
etenplus,ilaarrêtédeboire.—Mmm…pourcombiendetempscettefois,c’estlaquestionquejemepose.—Arrête,Linda…Ilfaitdevraisefforts,tusais.—Oh,jesais!Jetedisjustedeteméfier.—J’avaisprévudepasserhier, seulement j’avais autre choseà faire, sibienque jen’aipaseu le
temps.Jevaisyallercesoir.Ilfautquejerécupèrequelquesvêtements.Etpuisqu’ilnesaitpasquejeviens,jeverraibiens’ilestsincère.—Prépare-toiàêtredéçue.»Lamachinetintadenouveau.Tinaramenalechariotd’ungestegracieuxdupoignet.
Alorsqu’elleapprochaitdesonanciennemaison,ellemitunpeudepoudresursonnezetregonflasescheveux.Rickentrouvritlaportedequelquescentimètres.«Salut,Rick…Pardondepasser à l’improviste,mais j’aioubliéd’emporterdesvêtements samedi
soir.Tupermetsquejerentrelesprendre?—Biensûr,pasdeproblème…Entre.»Iljetaunregardfurtifpar-dessussonépauleenouvrantplusgrandlaporte.«Enfait,jesuisavecquelqu’un.C’estjusteuneamie.—Oh,jesuisdésolée…Sicen’estpaslebonmoment,jepeuxrepasseruneautrefois.»Ellevoulait
s’enalleravantqu’ilnelavoierougir.«Nesoispasbête!Puisquetueslà…C’esttoujourscheztoi,Tina.—Bon…—Quiest-ce,Rick?criaunevoixaiguëdanslesalon.—Euh,c’estTina…Elleestpasséeprendredesvêtements.»Ilsetournaverselle.«C’estJulie.»Il
hésitaavantdepoursuivre.«Commejeviensdeteledire,c’estjusteuneamie.»Tinabalayasaphrased’ungestedelamain.«Tun’aspasàt’expliquer.—Jesais,maisjenevoudraispasquetuaillespenserquej’aisautésurlapremièrefillevenue.»Cetteidéelaconsterna.ImaginerRickavecuneautrefemmeluiétaitinsupportable.Unpincementde
jalousieinattendulafitrougirplusencore.«Jevaismonterenvitessecherchermesaffaires.»Danssahâte,elletrébuchasurlapremièremarche
del’escalieretlâchasonsac,dontlecontenuserépanditparterre.Ricksebaissa.«Attends,laisse-moit’aider…—Non,çava,retourneavecJudy.—Julie»,corrigea-t-ilenesquissantunsourire.Seréjouissait-ildelavoirmalàl’aise,oubienétait-elledevenuecomplètementparanoïaque?
Enentrantdanslachambre,Tinaremarquaquelelitétaitfaitaucarréetquetoutétaitrangé.Pasdesliptraînantparterre,pasdecendriersdébordantdemégots,pasdetassesdethérefroidioubliées.Ellesouleva l’édredonetpritcequiavaitétésonoreiller, le renifla telunanimalquichercheà repérer la
trace de l’ennemi. Il avait la même odeur que d’habitude – une odeur réconfortante. Des larmes luiéchappèrent. Elle sortit un mouchoir de sa manche et tamponna sonmascara qui menaçait de couler.Aprèsquoielleseressaisiteninspirantàfond,attrapaquelquesvêtementsdansl’armoireetredescenditenvitesse.Desvoixluiparvinrentdusalon.Ellepassalatêtedansl’embrasuredelaporte.RicketJulieétaientassissurlecanapé.Illuienlaçaitlesépaulesetelleavaitposésagrossetêteblondesursontorse.Tinaeutsoudaindelapeineàrespirer.«Jem’envais,Rick»,réussit-elleàdire.Ilselevad’unbondenrepoussantJulie.«Jeteraccompagne.»Illasuivitdansl’entrée.«Tuastoutcequ’iltefaut?»Toutcequ’ilmefautestici.Illuifallutuneoudeuxsecondesavantderetrouversonbonsens.Rick
étaitun ivrogneetunebrutequi l’avaithumiliée,volée,violéeet frappée.Elle étaitdécidéeànepasfaiblir.Ill’embrassasurlajoue.«Alors…àbientôt.»Doutantdesmotsqu’ellerisquaitdeprononcersiellerépondait,elles’enallasansriendire.
Un goût métallique dans la bouche : ce fut le premier signe qui l’alarma. Puis, très vite, elle nesupportapluslegoûtducaféetcommençaàavoirdesnauséeslematin.Etlorsqu’elleconstataquesesrègles nevenaient pas, ses pires craintes se confirmèrent.Elle qui avait toujours vouluunbébé, cettenouvelleauraitdûlatransporterdejoie,maissavoirqu’ilavaitétéconçudansuneatmosphèredehaineetdebrutalitéluidonnaitenviedepleurer.ElleimaginaitcequeChrissieavaitdûéprouverquandelles’était renducomptequ’elleétaitenceinte,etelleressentaitpourelleune immenseempathie.BienqueBilly et Chrissie se soient à l’évidence aimés, leur bébé n’avait pas été programmé non plus. Rickréagirait-ildelamêmefaçonquelui?Àcetteidée,ellefutprisedepanique,cequiétaitcurieux,étantdonnéqu’ellepréféraitencoreéleverunenfanttouteseuleplutôtqueretournervivreavecsonmari.Cequeseraitsaréactionnedevraitpaslapréoccuper.LebébénaîtraitàNoël,etquandellearrivaàcinqmoisdegrossesse,ellesutqu’elledevaitdireà
Rickqu’ilallaitêtrepère.Cesderniersmois,ilsnes’étaientrevusquedefaçonépisodique,néanmoins,ils s’entendaientmieux. Plus important, il ne buvait plus une seule goutte d’alcool. Il avait repris sontravailàlacompagniedebusetgagnaitunsalaireconvenable.Tinacontempla lapetitechambre.Bienqu’elleyait trouvéunpeudepaixetde tranquillité,ellese
sentait désespérément seule. Elle se languissait de Rick, de l’existence brève mais heureuse qu’ilsavaientpartagéeavantquesesabusd’alcoolneviennenttoutgâcher.Ellen’avaitrienàfaireicidanscedécorglacial sordideaux relentsdemoisi,oùsongrandmomentde la semaineconsistait àcollerdestimbresGreenShieldspourprofiterderéductionsàl’épicerie.Parfois,elles’autorisaità imaginerunenouvellevieavecRick.Pouvait-ilavoirréellementchangé?Ellesedevaitdelesavoir,pourellecommepourlebébé.Sadécisionétaitprise.Lemomentétaitvenudel’informerdesagrossesse.Lesoirmême,elleallalevoiretletrouvaentrainderepasserseschemisesdetravaildanslacuisine.
En le voyant dans son uniforme de chauffeur de bus, elle se retrouva transportée aux premiers joursétourdissants de leur histoire. Il lui fit agréablement la conversation pendant qu’elle branchait labouilloire.«Jedoisêtreauboulotàsixheures.Jebosseenéquipedenuit.—Oh,d’accord…C’estsuper.»Ellefituneffortpourdissimulersadéception.«J’aiunenouvelleà
t’annoncer.»Ilcrachasurlasemelledufer,puisappuyadetoutsonpoidssurlecoldelachemisequ’ilrepassait.«C’estquoi,cettenouvelle?»Ilsuspenditlachemisesuruncintre.—Rick,tupourraist’asseoiruneminute?
—Oui,situveux.Detoutefaçon,c’étaitmadernièrechemise.»Ils’assitfaceàelle.«Alors?»Brusquement, ce fut comme si elle n’avait plus de salive dans la bouche. Elle tripota son collier.
«Bon,ilvautmieuxquejetediseleschosessimplement.—Oui,ceseraitbien»,dit-ilenjetantuncoupd’œilàsamontre.Ilsepenchaetluipritlamain.«Excuse-moi,Tina…Vas-y,jet’écoute.Dequois’agit-il?»Elleselevaetallaseposterdevantlafenêtre.Lapelouseétaittondue,etpasuneseulemauvaiseherbe
nedépassait.Unpetitcheminparsemédedallesserpentaitjusqu’autasdecompostaufond.Lepommiercommençaitàdonnerdesfruitset,bienquelesparterresnesoientplusdelapremièrefraîcheur,lejardinoffraitunhavredepaixaumilieude lapetite rueplutôtdélabrée.Lemurenbriquequi l’entourait enfaisaitunendroitsûroùpourraitjouerunenfant,etelleseditqu’ilyauraitmêmeassezdeplacepourunpetittoboggan.Ilfallaitabsolumentqu’ellequittecemeublé.EllesetournafaceàRick.«Jesuisenceinte.»Un longet lourdsilences’étira,pendant lequelaucund’euxnebougea.Etsoudain,Rickenfouit son
visagedanssesmains.Tinavitqu’ellestremblaientquandilalladevantl’éviersepasserdel’eaufroidesurlafigure.«Jen’arrivepasàlecroire,finit-ilpardire.J’ail’impressiond’avoirreçuuncoupdepoingenplein
danslesdents…Moiquiaifaittellementd’effortstouscesderniersmois…Jen’aipastouchéunegoutted’alcool, j’ai trouvéunboulotconvenable, j’ai tenulamaison…etpasuneseulefois jenet’aimis lapressionentedemandantderevenir.Chaquefoisquejetevois,jefaistoutmonpossiblepournepasmemettre àgenoux en te suppliant de revenir, et pendant tout ce temps, toi, tuvoyais quelqu’und’autre !Pourquoitunem’asriendit?Tuascruquejemeremettraisàboiresi jesavaisqu’iln’yavaitaucunespoirquetureviennes?»Tinafronçalessourcilsens’efforçantdecomprendrecequ’ilvenaitdedire.«Jesuisenceintedecinq
mois,Rick.Cebébéestletien.»Peu à peu, ses traits se détendirent, ses yeux s’éclaircirent et sa bouche dessina un grand sourire
incrédule.«Quoi?Oh,monDieu…Tuenessûre?»Illasoulevadanssesbras,lafittournoyer,puislareposaparterreenserappelantsonétat.«Désolé.C’estjustequejen’arrivepasàlecroire…»Ilmontrasonventre.«Jepeuxtoucher?»Elleacquiesçaensouriant.Ilposasamainaumilieuetappuyalégèrement.«Jenesensrien…—C’estencoreunpeutôt.»Illuiavançaunechaise.«Ilvanaîtrequand?—ÀNoël.—C’est génial ! Je n’arrive pas à le croire », répéta-t-il. Puis il s’assit et prit sesmains dans les
siennes.«Etmaintenant,qu’est-cequ’onfait?»Tinabaissalesyeux.«Onnepeutpasvivrecommeonvivaitavant,murmura-t-elle.—Ceneserapaslecas.Jenesuispluslemême.»Illuiserralesmainsplusfort.«Désormais,c’est
toimapriorité,toietlebébé.Jeteprometsquetoutirabien.Jet’aime,Tina.»Elledégageasesmainsetlesposaautourduvisagedesonmari.«Moiaussi,jet’aime,Rick.»Etc’étaitvrai.Endépitdetoutcequis’étaitpassé,ellen’avaitjamaiscesséunseuljourdel’aimer.
12
Lorsqu’elleseréveillalelendemainmatin,illuifallutplusieursminutesavantdesesouvenird’oùelleétait.Elleseredressasurlescoudesenclignantdesyeuxdanslapénombre.Etd’unseulcoup,toutluirevint.Elleétaitchezelle.Rickdormaitencoreprofondémentquandelleselevaetdescenditaurez-de-chaussée.ElleavaitenfiléunedeschemisesdeRickbientropgrandepourelle.Alorsqu’elleregardaitparlafenêtre,ellesentitquelquechosepalpiterdanssonventre.Elleignoraitsic’étaitlebébé,oudespapillonsdepureexcitationàl’idéed’êtreenfinderetourchezelle.Brusquement,Rickl’entouradesesbras.«Oh,tum’asfaitsursauter!»Elleseretournaetluisourit.Ill’embrassatendrementsurleslèvres.«Biendormi?»Ilpassasamainsousseslongscheveuxenluicaressantlanuqueetl’embrassaavec
plusdefougue.Ellerépondit,sansardeur,maissanslerepousser.Ilsavaientpassélanuitsagementdanslesbrasl’undel’autre.Ricks’enétaitcontenté,maislà,ilsemblaitvouloirdavantage.Justeaumomentoùellecommençaitàsedétendre,àappréciersescaressespourlapremièrefoisdepuisdesannées, ils’écartaetallabrancherlabouilloire.«Tuveuxduthé?—Euh,oui…volontiers.»Elle resserra lespansde la chemiseautourd’elle, croisa lesbraspour
qu’ellenes’ouvrepasets’assitàlatable.Ricksourit.«Neleprendspascommeça,Tina…Ondoittouslesdeuxallerbosser.Dis-moi,tuveux
que je t’aide à transporter tes affaires, ce soir ? Je me suis porté volontaire pour faire des heuressupplémentaires,ducoup,jen’auraipasterminéavantsixheures,maisaprès,jeseraitoutàtoi!»Tina s’efforça de faire correspondre le nouveauRick, celui qui faisait des heures supplémentaires,
avec le paresseux qu’elle avait connu et qui rechignait à travailler. «Non, ça ira. J’ai seulement unepetitevalise.Jemedébrouillerai.»Àlavérité,ellen’avaitaucuneenviequ’ilvoieletaudisdanslequelelleavaitvécu.
Arrivéeaubureau,TinaannonçalanouvelleàLinda.Et,ainsiqu’ellel’avaitcraint,sonamiefutloindepartagersajoie.«Tuasfaitquoi?»Incapabledelaregarderdanslesyeux,Tinacontinuaàtaperàlamachine.«Ilachangé,tusais,ila
vraimentchangé.—Cetypevatedétruire.Ivrogneunjour,ivrognetoujours!—Tuesinjuste.Ilarrivequelesgenschangent,etenplus,ilyaautrechose.—Quoi?—Jesuisenceinte.»Linda s’adossa à sa chaise, lesmains croisées derrière la tête. «Dieu du ciel…Alors il va vous
détruiretouslesdeux…—Commentpeux-tuêtreaussicruelle?J’aimeraisquetuteréjouissespourmoi.»Lindasemitàdéplacerdespapierssursonbureau.«Attention,voilàMrJ.!»Toutesdeuxseturentquandilpassaenleur jetantunregardpourvérifierqu’elles travaillaientavec
sérieux.«Écoute,allonsboireunverreensortantd’ici,repritLindadèsqu’ilfuttroploinpourlesentendre.
Onpourraenparlertranquillement.—Tunemeferaspaschangerd’avis.—Peut-être.Maisaumoins,jenepourraipasmereprocherdenepasavoiressayé.»
Danslepuboùsepressaientlespremiersclients,l’atmosphèreétaitdéjàenfumée.Ellestrouvèrentunetable relativement tranquille un peu à l’écart. Linda apporta leurs commandes. Tina avait fait un sautjusqu’aumeublépourrécupérersesaffairesetavaitl’impressiond’attirertouslesregardsavecsapetitevalise.«EtuneLagernoire!»annonçaLindaenlaposantdevantsonamie.Lepaquetdebiscuitsaubacon
qu’elletenaitentrelesdentsétouffaenpartiesesmots.Elleouvrittoutgrandlaboucheetlelaissatombersurlatable.«Super,ditTinaenrepoussantlesbiscuits.C’estpilecedontj’aienvie,destrucsséchésavecdela
peaudecochonbiengras!—Passe-les-moi, je vais lesmanger. » Linda déchira le paquet d’où s’éleva une odeur de graisse
salée.Tinasebouchalenez.«Jecroisquejevaisvomir…—N’exagèrepas!lagrondaLinda.Boisuncoupetarrêtedegeindre.»Tina souritde la franchisede sonamie.« Ilmesembleavoir luquelquepartqueboirede l’alcool
quandonestenceintepeutêtrenocifpourlebébé,dit-elleenbuvantunegorgée.Tucroisquec’estvrai?—Jecroissurtoutquec’estlecadetdetessoucis…Cebébévagrandiravecunpèrequiestunebrute
etunivrogne,quit’acastagnéejenesaiscombiendefoisetàquitutrouvesàchaquefoisdesexcuses!—Ilm’aseulementfrappéequandilavaitbu…—Etvoilà,turecommences…Est-cequec’estmieuxpourautant?—Non,maisjetel’aidit,Rickneboitplusdepuisdesmois.Jeneseraispasretournéeavecluisije
n’étaispascertainequ’ilavaitchangé.J’aiunbébéauquelpenser,maintenant.»Ellesecaressaleventreensouriant.«C’estl’autreproblème.Ets’ilfaisaitdumalaubébé?—Bonsang,Linda!Tunemeconnaisdoncpas?Tucroisquej’envisageraisderevivreavecluisije
pensaisuneseulesecondequ’illeferait?—Jedisaisçajustecommeça…Ilestprévupourquand?—ÀNoël.»Lindacomptasursesdoigts.«Tuenesàcinqmois?Jemedisaisbiendepuisquelquetempsquetu
avaisprisunpeudebide…»Tinasourit.«Soisheureusepourmoi.Jel’aime.»Lindasoupira.«Jesuisdésolée,maisjenepeuxpasêtreheureusepourtoi.Jesaisquel’amourrend
aveugle,maisjenesavaispasqueçarendaitaussistupide.»
Tinaarrivachezelleàseptheurespassées.Elleavaitratélebusetavaitdûattendrelesuivantpendantvingtminutes.Rickétaitdéjàrentré,etelleressentitunepalpitationd’excitationenmettantlaclédansla
serrure.«Désoléed’arriveraussitard!cria-t-elleentirantsapetitevalisedansl’entrée.J’ailoupélebuset
je…»Ellel’aperçutsurleseuildelacuisine,unecigaretteauxlèvres.«J’aicruquetuavaischangéd’avis»,dit-il.Letonétaitaccusateur,vaguementmenaçant.«Maisnon…»Tinaseprécipitaversluietlepritparlecouenévitanthabilementsacigarette.Ilresta
plantélàtoutraidesansréagir.Ellereculad’unpasetleregarda.«Jesuissincèrementdésolée.JesuisalléeboireunverreenvitesseavecLindaaprès le travail,et
ensuite…»Illarepoussa.«Tuesalléeaupub?»Ellesentitlespremierssignesdelapaniqueluicrisperleventre.« Elle voulaitme parler. CommeMr Jennings n’aime pas qu’on bavarde au boulot, elle a proposé
qu’onailleprendreunverre,etensuite,j’ailoupélebus.»Elleavaitconscienced’avoirl’airaffoléetdeparlertropvite.«Jenepensaispasqueceseraittropdemanderquemafemmerentreàl’heurepourdînerlepremier
soirdesonretour…Mais,manifestement,Lindapassed’abord!—Pourdîner?»Tinaentradanslacuisine.Latableétaitmisepourdeux,avecdesbougies,desserviettesentissuet,aumilieu,desfreesias,ses
fleurspréférées,dansunpotàconfiture.«Ehbien,mangeons…Jemeursdefaim!—J’aitoutjetéàlapoubelle.»Rick fila au salonen la laissant seule et sansvoix.Ellen’avaitqu’uneheurede retard, il auraitpu
attendreunpeu…Elles’assitsurunechaiseetcontemplaleseffortsqu’ilavaitfaits.Peut-êtreavait-elleagienégoïste…C’étaitlepremiersoirdesonretour,etRicks’étaitdonnébeaucoupdepeine.Ilavaitraison;elleauraitdûrentrerplustôt.D’ailleurs,cen’étaitpaslui,maiselle,quiauraitdûpréparerlerepas…Lecœurbattant,elleallalerejoindresurlecanapé.Ilneluiprêtaaucuneattentionetcontinuaàlirelejournal.«Rick,jesuisdésolée…Tuveuxbienmepardonner?»Ilposalejournalsursesgenouxetlaregardadanslesyeux.«Jesuisdéçu,Tina,c’esttout.Jecroyaisquec’étaitcequetuvoulais…Maissitunepeuxmêmepas
tedonnerlapeined’êtreàl’heure,jemedemandesic’estvraimentcequetuveux.—Maisbiensûrquesi!Jeveuxqu’onsoittouslestroisunefamille…»Sonmentontrembla,savoix
sebrisa.«Danscecas,ilfaudraitquetufassespreuved’unpeuplusd’engagement,etquetucommencesparme
fairepasserenpremier,pourchanger!—C’estpromis,Rick.Excuse-moi.»Enl’espaced’uneseconde,ilchangead’humeuretluisourit.«Tuesgentille,dit-ilenlaprenantpar
lesépaules.Situfaisaisunsautàl’épicerie?C’estlemoinsquetupuissesfaire,non?»Soulagée,Tinasoupiraetl’embrassasurlajoue.«Oui,biensûr.Jerevienstoutdesuite.Repose-toi.»
Unpeuplustard,allongéedanssesbras,ellesefélicitad’avoirprislabonnedécision.Auparavant,lefaitqu’ellearriveenretardl’auraitmisdansuneragefolle,cequ’elleauraitpayéd’unelèvrefendueoud’unœilaubeurrenoir.Cette fois, ilsenavaientdiscuté sansperdre leurcalme,etRick luiavait faitcomprendresonerreur.Lindaavaittort:lesgenspouvaientbeletbienchanger.«Tina?
—Oui?—Demain,jevoudraisquetudémissionnesdetontravail.—Mais…pourquoi?—Dansquatremois,tuvasavoirunbébé.J’aiunbonboulot,etj’imaginequ’ilteresteunepartiede
l’argentquetum’asvolé.Tusais,l’argentduNational.»Qu’ilaitdit«volé»l’agaça,maiselleluiconfirmaquelamajeurepartiedel’argentétaitencoreàla
banque. Elle n’avait pas été dépensière et n’avait puisé dedans que pour l’essentiel, notamment pourpayerlanourritureetleloyer.«Danscecas,c’estréglé!Tupourrascontinueràtravailleràlaboutiquelesamedi,situveux.Çate
feradubiendesortirunpeuetdevoirdumonde.»Tinaselovaplusfortdanssesbrasenseréjouissantd’avoirunmarigénéreux.Ilétaitenfinprêtàêtre
celuiqui travailleraitpour les entretenir, elle et lebébé.Elle resterait à lamaisonetveillerait à tousleursbesoins.Toutseraitparfait.
Le lendemain, Tina se présenta devant le grand bureau en acajou deMr Jennings. La journée étaitterminée,etelleétaitpresséederentrerchezelle.Sonenveloppedansunemain,ellelatapotaenrythmecontrelapaumedel’autre.«Qu’est-cequec’est,Tina?—Malettrededémission,MrJ.—Jerefusedelaprendre,dit-ilencroisantlesmains.—Jecrainsquevousnepuissiezpasfaireautrement.»Elleposal’enveloppesurlebureau.«Vous êtesmonmeilleur élément, Tina, vous le savez bien…Les autres ne vous arrivent pas à la
cheville.Qu’est-cequivousamèneàfairecechoix?—Ehbien,monmariaunbonposte,nousavonsunpeud’argentdecôtéet,de toute façon, jesuis
enceinte.—Jevois.»MrJenningsouvritl’enveloppe.«C’estvraimentcequevousvoulez?»Tinanesutquerépondre.L’idéevenaitdeRick,néanmoins,elleenvoyaittoutlebonsens.Comment
ferait-elle pour s’occuper du bébé et travailler en même temps ? Il avait raison. Sa place était à lamaison,às’occuperdeluietdeleurenfant.«Oui,monsieur»,finit-elleparrépondre.Lindafutatterréed’apprendrelanouvelle.«Tunepeuxpast’enaller!J’enétaissûre…Tun’espas
revenueavec luidepuiscinqminutesquedéjà il temanipule…Tupourraisaumoins rester jusqu’à lanaissancedubébé.—Çan’arienàvoiravecRick.C’estmonidée.»TinaétaitembêtéequeLindaensoitvenueàcette
conclusion,etencoreplusqu’elleaitraison.Elleenfilasonmanteauenvitesse.«Écoute,ilfautquejefile.Jeneveuxpasarriverenretardàla
maison.—Grandsdieux…Vas-y,onseverrademain.»
Tina avait décidé d’arriver la première et de faire en sorte que le repas soit fin prêt quand Rickrentrerait.Enréalité,elleeutletempsdeluipréparersatourteàlaviandepréférée,deprendreunbainetderemettredel’ordredanslamaison.Àhuitheures,ellecommençaàs’inquiéter.Aprèslascènequ’illuiavaitfaitelaveille,elles’étaitattendueàcequ’ilsoitlààl’heure.Àneufheures,elleappelaledépôtpoursavoirs’ilavaitétéretenuàsontravail.Lastandardiste,Marie,l’informaqu’ilétaitpartiverscinqheures.Unpeuavantdixheures,Tinas’affola.Latourteétaittoutedesséchée,elleavaitlesnerfsàvif…
L’idéequ’ilaitpuluiarriverquelquechosedegravealorsqu’ilsvenaientdeseretrouveretquetantdebelles choses les attendaient lui était insupportable. Pour la centième fois, elle regarda derrière lesrideauxenveloursmarron,lecœurserrédevoirlaruetoujoursaussidéserte.Elledécrochadenouveaule téléphone afin de vérifier qu’il y avait bien de la tonalité et que la ligne n’avait pas été coupée.Incapabledetenirenplace,ellefitlescentpasdanslapièceenserongeantlesongles–unemaniedontelleavaitréussiàsedébarrasserdesannéesauparavant.Brusquement,ellesefigeaenentendantdubruitderrière laporte,puis courut ouvrir.Plié endeux, sa clé à lamain,Rick était en trainde chercher laserrure.«Rick!Oùétais-tu?»Ellesejetaàsoncouenselaissantgagnerparlesoulagement.«Ducalme…Jet’avaisditquej’allaisboireunverreaveclesgars.Net’inquiètepas,jem’ensuis
tenuaujusd’orange.Mitchsemarielasemaineprochaine.—Mitch?—Enfin,Mike.Maisonl’appelleMitch,parcequ’ilressembleaubonhommeMichelin.—Peuimporte…Jemesuisfaitunsangd’encre!Tunem’asjamaisditquetudevaissortir.—Jenetel’aipasdit?Jesuispourtantsûrquesi.Bon,mondînerestprêt?Jemeursdefaim.»Ill’embrassasurlabouche,etTinaseréjouitquesonhommesoitenfinrentré.Siseulementsonhaleine
n’avaitpasempestéaussifortlabière,toutauraitétéparfait.
13
TinaétaitperchéesuruntabouretderrièrelecomptoirquandGrahamentradanslaboutique.Unerafaledeventfits’engouffrerdesfeuillesmortesàl’intérieurenmanquantarracherlaportedesesgonds.Lafindecemoisdeseptembreétaitparticulièrementglaciale.Elleréprimaunfrisson.«Bonjour,Graham.Commentvas-tu?»Commetouslessamedis,ilvenaitbavarderavecelleavantl’ouverturedubureaudesparis.Ilsefrotta
lesmainsetsoufflasursesdoigts.«Bonjour,mabelle!Diable,ilfaitunfroidmordant,là-dehors!»Ill’embrassasurlajoueetcontemplasonventredeplusenplusrond.«Regarde-toi!»Tinadescenditdutabouretenpoussantunsoupir.«Plusquetroismois…Jen’enpeuxplusd’attendre.—Etàlamaison,commentçava?—Graham,s’ilteplaît,arrêtedetefairedusoucipourmoi…Toutvabien,jetel’aidit.—Tuasl’airfatigué.—Parce que je suis enceinte de sixmois. Imagine dans quel état je serais siRick nem’avait pas
proposéd’arrêterdetravailler!Ilprendbiensoindemoi,tusais.—Etilneboittoujourspas?»Elleseconcentrasurlapréparationduthé.«Tina?—Oh,illuiarrivesûrementdeboireunverreaupubdetempsentemps,avecsescopainsdudépôt,
maisonnepeutpasluienvouloir.Iln’yvaqu’unefoisparsemaine,levendredisoir,etjetrouvequec’esttrèsbiencommeça.Iltravailledur.Cen’estplusdutoutcommeavant…—Quicherches-tuàconvaincre,toioumoi?—TuesaussiterriblequeLinda…Jeluifaisconfiance,c’estlaseulechosequicompte.»Grahams’adoucit.«D’accord,excuse-moi.»Ilaperçutl’enveloppesurlecomptoir.«Çavientd’où?
Elleal’airancienne.»Instinctivement, Tina la serra contre sa poitrine. En dehors de Maud Cutler, elle n’avait parlé à
personne de la lettre de Billy, et elle tenait à ce que ça reste ainsi. Sans qu’elle puisse expliquerpourquoi, c’était quelque chose qu’elle voulait faire toute seule. Elle avait longuement réfléchi sur lebien-fondé d’aller plus loin ou pas. Si Chrissie et Billy s’étaientmariés chacun de leur côté et s’ilsavaientdesenfants,cettelettrerisqueraitdelesperturberdefaçoninutile.Etsil’unoul’autreétaitmort,oulesdeux,celan’aboutiraitqu’àrouvrird’anciennesblessures.«Cen’estrien…Rienquiteconcerne,entoutcas.»Grahamparutvexé.«Désolé.»Aussitôt,Tinaregrettadeluiavoirparlésurceton.Grahamvoulaitjustefairelaconversation.«Non,c’estmoiquisuisdésolée.Jen’auraispasdûêtredésagréableavectoi.Tuesunami,unvrai,
maisjevaisbien,jet’assure.Buvonsduthéetparlonsd’autrechosequedemoi,d’accord?»
Finalement,parunvendrediaprès-midiventeuxdelafinoctobre,TinaseprésentadevantlamaisonenbriquedeGillbentRoad.LalettredeBillyétaitaufonddesapoche.Endépitdesesréserves,ellesesentaitdansl’obligationdedécouvrircequiétaitarrivéauxdeuxjeunesamoureux.Lorsqu’ellefrappaàla porte, elle remarqua que la peinture bleue s’effritait, et que le heurtoir rouillé ne devait pas êtresouventutilisé.Àl’évidence,lesvisitesdanscettemaisonétaientrares.Ellefrappaunesecondefoisetétaitsurlepointderenoncerquandelleentenditdubruitàl’intérieur.«Quiestlà?criaunevoixd’hommeâgé.—Euh…monnomestTinaCraig.Jesuisàlarecherchedequelqu’unquiahabitéici.»Ellesepencha
et souleva le rabat de la boîte aux lettres pourmieux se faire entendre. « Il s’appelait Billy.Vous leconnaissez?»Unlongsilences’étira.Tinasedemandaitquoifairequandelleentenditcoulisserunverrou,puis la
portes’entrouvritsurunhommequidevaitbienavoirdanslesquatre-vingtsans.Levisagetrèsridé,lescheveuxd’unblancdeneige,ilavaitunnezproéminentunpeuviolacé,etsesdentsetsesdoigtsétaienttachésdenicotine.Tinaseredressa.«Oh,bonjour…Commejevousledisais,jechercheundénomméBilly.Jecroissavoirqu’ilahabité
iciilyalongtempsetjemedemandaissivousleconnaissiez.»Levieilhommeremontaseslunettessursonnez.«Jamaisentenduparler»,dit-ild’unevoixrauqueetsansappelavantdeclaquerporte.Tinaresserrasonmanteausursongrosventrepourseprotégerdufroidetfrottasondosdouloureux.
D’unseulcoup,ellesesentitidiotedeseretrouverlà,surletrottoir,devantlamaisond’uninconnu.Ellejetaunregarddanslarue,oùelleaperçutunevieilledamequiavançaitàpetitspasenpoussantun
chariotentissuécossais.Celle-cilafixaets’efforçad’accélérerl’allure,maissesvieuxosn’étantpasfaitspourcourir,elleluifitsignedel’attendre.Letempsqu’ellearrive,elleétaittoutessoufflée.«Puis-je…puis-je…vousaider?—Voushabitezici?demandaTinaenmontrantlaportebleue.—Maisoui.Depuis1923.Çafaitcinquanteans!»Tinalaregardad’unairdécontenancé.«Oh,c’estvotremariquiestàl’intérieur?»Lavieilledamemitsaclédanslaserrureetouvritlaporte.«Henry, jesuis là!»EllesetournaversTina.«Oui,c’estmonmari.Alors,quepuis-jefairepour
vous?—Rien.Votremariadéjàréponduàmaquestion.Jecherchaisquelqu’undontjepensaisqu’ilavait
habitéici,mais,s’ilyacinquanteansquevousvivezlà,j’aidûmetromperd’adresse.»Lavieilledameavaitlesyeuxlarmoyantsàcausedufroid.Ellesortitunmouchoirpourlestamponner.
«Quicherchez-vous?—Jevousl’aidit,votremarim’adéjàconfirméqu’ilneleconnaissaitpas…—Quelnom?»insistalavieilledame.Tinaregardasoninquisitricedanslesyeux.«Enfait,jeneconnaisquesonprénom…Billy.»Les mains semblables à du parchemin agrippèrent plus fort le chariot, faisant ressortir les veines
bleutéesetblêmir lesarticulations.Puis, lentement, lavieilledamedécrispa sesdoigtset lui tendit lamain.«AliceStirling,raviedevousrencontrer.»
TinaétaitassisedanslacuisinefaceàAlice,unetassedethénoirfumanteentrelesmains.Henry,danslefauteuilprèsdufeu,regardaitparlafenêtred’unœilhagard.«Iln’ajamaisacceptéBilly,commençaAliceenmontrantd’unsignedetêtesonmari.
—Il n’était pasmon fils ! »Henry avait une voix d’une force surprenante compte tenu de sa frêleapparence.«Tais-toi!lerabrouasafemme.NousavonsadoptéBillyquandilavaitdixmois.Commesesdeux
parents étaient décédés, il avait été placé dans un orphelinat.On s’occupait bien de lui,mais il avaitbesoind’unvrai foyer,vouscomprenez,d’unemèreetd’unpère.Nousvenionsdeperdrenotrebébé,Edward,etmonchagrinétait…»Elleserepritetmaîtrisasavoix.«Lechagrinétaittropduràsupporter,maisdèsquelepetitBillyestentrédansnosvieset…—Etqu’ilaprissaplace,ellen’aplusjamaisrepenséàEdward!coupasonmari.—Attentionàcequetudis…Tun’esqu’unméchantetunvieilimbécile!Nel’écoutezpas.»Malàl’aise,TinasortitlalettreetladonnaàAlice,quilaretiradélicatementdel’enveloppeetlalut.
Ellevitsarespirations’accélérer.Quand elle eut fini de lire, la vieille dame replia la lettre et prit la parole d’unevoixposée. «Où
l’avez-voustrouvée?»Tinaleluiexpliqua.«Jenecomprendspas,ditAliceensecouantlatête.Billyaécritcettelettreassislàoùvousêtesà
cettemêmetable…C’étaitmonidée–iln’ajamaisététrèsdouépourcegenredechoses–,maisquandilaeuterminé,ilétaitcontentdurésultat,heureuxd’avoirpuexprimersessentiments,dedireàChrissiecequ’ilressentaitvraiment…Etensuite,ilestsortilaposter.»Tinaretournal’enveloppe.«Maisilnel’apaspostée…Regardez.»Aliceexaminaletimbreviergedetouttampon.«C’étaitilyasilongtemps…Jem’embrouille.Ilme
semblaitpourtantqu’ilavaitditqu’ilallaitlaposter,maisiln’apasdûlefaire.Jesuissûreentoutcasqu’ilestalléparleràlamèredeChrissieetqu’ellenesavaitriendelalettre.ElleluiaditqueChrissieétaitpartiechezsasœurenIrlandeetqu’elleaccoucherait là-bas.Billy l’asuppliéede luidonnersonadresse,maiselleluiaréponduqu’elledemanderaitàChrissiesielleétaitd’accord.—Etilsontfiniparentrerencontact?BillyetChrissiesesontretrouvés?»Aliceinclinalatête.«Hélas,non…Iln’aplusjamaisentenduparlerdeChrissie.Etlesoirmême,Mrs
Skinneraétérenverséeparunevoiture.Elleestmortesansavoirreprisconnaissance.—Billya-t-ilappriscequ’étaientdevenusChrissieetlebébé?»Alicesecoualatête,leregardtriste.«MonBillyaététuéaucombaten1940.Ilavaitvingt-deuxans.»Tinademeurasansvoix.Ellejetauncoupd’œilàHenry.Ils’étaitassoupidanssonfauteuil.Alicese
tamponnalesyeuxavecunmouchoir.Tinafinitparseressaisir.«Jesuisdésoléed’avoirrouvertd’anciennesblessures…—Vousn’avezrienrouvertdutout.LamortdemonBillyestuneblessurequines’estjamaisrefermée.
Touslesjoursilmemanque…Jesaisbienquetouteslesmèresdisentça,maisilétaitlefilsidéal.Etbienquejenel’aiepasmisaumonde,ilétaitmachairetmonsangtoutautantqu’Edward.LeDrSkinnerestimaitqu’iln’étaitpasassezbienpoursatrèschèrefille,maislavérité,c’estqu’ilétaittropbien…»EllebaissalesyeuxsurleventredeTina.«Lavieestprécieuse,MrsCraig.Profitezdechaqueinstantquevouspasserezavecvotrebébé.Vousneconnaîtrezjamaisunamouraussifort.»DeslarmescoulèrentsurlesjouesdeTina.«Jeleferai.Merci.»Aliceselevatantbienquemaletallafarfouillerdansletiroird’unvieuxbureau.«Tenez,c’estmon
Billy…»Ellefitglissersurlatableunephotoauxbordsdentelés.Tinacontemplalebeaujeunehommeentenuedesoldat.«Sijamaisvousretrouvezsonenfant,donnez-luicettephoto,etdites-luiquesonpèreétaitl’hommeleplusgentil,lepluscourageuxetleplusséduisantquiaitjamaisexistésurcetteterre.»Tina mit la photo dans l’enveloppe avec la lettre. « Je vous le promets, Alice, je ferai tout mon
possiblepourqueChrissievoiecette lettre.Elleméritede savoirqueBillyvoulait faire tout cequ’ilfallait.Pourquoiiln’apaspostélalettre,nousnelesauronssansdoutejamais,maisilafaitdesonmieuxpourentrerencontactavecelle,etjetâcheraidefaireensortequ’ellelesache.»
Lorsque Tina repartit deGillbent Road, il était six heures et demie, et il faisait déjà nuit. Pendantqu’elleattendait lebus, lecielsedéchira.Elles’empressad’ouvrirsonparapluie.Parchance,ellevitquelebusapprochaitetserassérénaquelquepeu.Onétaitvendredisoir.Rickiraitboireunverreavecsescollèguesetrentreraittard.EllerepensaàcequeGrahamluiavaitdit.Maisilsetrompait.Ellenevoyaitpasenquoic’étaitmalqueRickailleboireuneoudeuxpintesunefoisparsemaine.Vulesheuresdetravailqu’ilenchaînaitpourelleetlebébé,ill’avaitbienmérité.Danslebus,lesvapeursdedieselajoutéesauxcahotsluidonnèrentlanausée.Ellerepensaauxpropos
d’Alice et s’inquiéta tout à coup de ne pas être capable d’aimer assez son bébé. Puis elle se dit quec’étaitabsurde.AliceavaitaiméBilly,quandbienmêmeiln’étaitpassonfilsbiologique.Alors,elle,quiavaitdésiréetportécebébépendantneufmois!Tinaarrivaàseptheurespassées.Lamaisonétaitplongéedansl’obscurité.Elledéverrouillalaporte
et chercha l’interrupteur. Dans l’entrée, le papier peint marron foncé Anaglypta était particulièrementlugubre,etellepritnotementalementdedemanderàRicks’il seraitd’accordpour la repeindred’unecouleurplusclaire.Elletâtonnalemurettrouval’interrupteur.Maisavantqu’elleaitpul’actionner,unemainbrûlanteserefermasurlasienneenlafaisantsursauterdefrayeur.«Rick!Pour l’amourduciel, tum’as fichuunedeces trouilles !Jenemedoutaispasque tuétais
là…»Troischosessemblèrentseproduiresimultanément.Elledistinguatoutd’aborduneodeurdewhisky,
puisellesentitsatêtepivoteraumomentoùlepoingdeRicks’abattitsursajoue.Alors,lentement,elleavalalesangquiluiremplit labouche,enessayantdecomprendrecequiluiarrivaitavantquetoutnedeviennenoir.
14
1939
Billyavançaitdanslarueobscureenclignantdespaupièresetens’efforçantd’ouvrirlesyeuxleplusgrandpossible.Lesérieuxaveclequeltoutlemonderespectaitcecouvre-feul’étonnait.Iln’yavaitpasla moindre lumière derrière les fenêtres, aucun réverbère n’était allumé, et une voiture roulaitprudemmentdanslarue,tousphareséteints.Lanuitnoirecommedel’encremenaçaitdel’étouffer.Ilétaitconvaincuquecettemesureétaitplusdangereusequelamenacedevraisbombardements,cependant,cen’étaitpasluiquidécidaitdesrègles.Arrivéaucroisement,ilsesentitunpeudésorientéetdutfaireuneffortpourserappelerdequelcôtése trouvait laboîteaux lettres laplusproche.C’étaitcommesi lemonde entier avait changé du jour au lendemain. Pendant qu’il essayait de se repérer, il perçut uneprésence tout près de lui. Il s’immobilisa en tendant l’oreille, puis entendit craquer une allumette. Seretournantd’ungestevif,ilvitlaflammeéclairerlevisagereconnaissableentretousduDrSkinner.Billypassaimmédiatementsurladéfensive.«Vousmesuivez?—Jevenaisvousvoir,oui.»Lemédecintiraunelongueboufféesursacigaretteettapotalacendrequitombasurletrottoir.«Où
allez-vous?Pasvoirmafille, j’espère…Jevousaiexpliquéqu’ellenevoulaitplusrienavoiràfaireavecvous.—Ellevousaditça?—Eneffet.Ilsembleraitqu’elleaitfiniparretrouversonbonsens.—Jepeuxvousdemanderquelquechose,Samuel?»Billy savaitque l’appelerpar sonprénom le
mettrait en rage.Lemédecin secontentad’acquiescer.«Pourquoimedétestez-vousautant?Qu’est-cequejevousaifait?— Je suis sûr que vous ferez un jour un mari convenable. Cet endroit ne manque pas de petites
dévergondéesquiverrontenvousunebonneprise,dit-il enmontrant la rue lugubre.Maisma filleestquelqu’undespécial.Elleméritemieuxqu’uncommisdeboulangerieorphelinetillettré!»Billyseretintderire.Sachantqu’ildisposaitd’unatout,ilallaitprendresontempsavantdelejouer.«Aumoins,jemesoucievraimentdesonbonheur.Etdecequ’elleveut.—Mafillenesaitpascequ’elleveut.Moijelesais,parcequejesuissonpère.»Billynotaquelaseulesourcedelumière,leboutdelacigarette,diminuait.Ilsortitdesallumettesde
sa poche. Il tenait à voir chaque tendon, chaquemuscle et chaque nerf du visage du toubib quand ilentendrait ce qu’il s’apprêtait à lui dire. Il craqua l’allumette qui éclaira distinctement les traits dumédecin.Aumomentoùilleregardadanslesyeux,Billyneputs’empêcherdesourire.«Vouspréférezqu’on
vousappellecomment?PapiouGrand-Père?»
Une brève seconde, avant que l’allumette ne se soit consumée et qu’il soit obligé de la lâcher, ilobservasonvisage.Sesyeuxserétrécirentetseslèvresseserrèrentenunefinelignetandisquelaveinesursatempegonflaitenbattantàtoutevitesse.«Vousêtesunmenteur,dit-ildansunsouffle.—Ahoui?Vousenêtessûr?»L’obscuritéserefermasureux,maisBillyn’avaitpasbesoind’yvoirpoursavoirqueleDrSkinner
étaitfurieux.Illesentait,entendaitsarespirationsaccadée.Ils’étaitdoutéqu’ilneprendraitpasbienlanouvelle,maissarageétaittangible.Il reprit laparoleavecplusdedouceur.«J’aimeChrissie,DrSkinner.Jesaisquejenesuispas le
mariquevousauriezchoisipourvotrefille,maiselleportemonbébé,etj’ail’intentiondemecomporteravechonneur.Jenefuiraipasmesresponsabilités.Chrissieetlebébépourronttoujourscomptersurmoi.Jetravailleduret…»LeDrSkinnerpoussauncri.«Aidez-moi…»,balbutia-t-il.Ilportalamainàsapoitrineentombantàgenoux.AlorsqueBillyle
dévisageait,lespoingssurleshanches,lemédecinmontralapochedesaveste.«Vite,mescachets…»Billycherchadanssapoche.Etbienqu’ilsoitcertainqu’ils’agissaitd’uneruse,ilensortitunpetit
flaconmarron.Ileutdumalàretirerlebouchon,maisfinitparyarriveretrenversalescachetsaucreuxdesapaume.«Jen’yvoispasgrand-chose…Ilvousenfautcombien?—Tenez…»Lemédecinsortitunepetitelampeélectriquedesonautrepoche.Lerayonjauneéclaira
lepetittasdepilules.—Lestorchessontinterdites,DrSkinner.—Ils’agitd’uneurgence»,rétorqualemédecinenluijetantunregardnoir.Puisilpritdeuxcachets
entre ses doigts tremblants et lesmit sous sa langue.Après quoi, il se redressa en position assise ets’adossaàunréverbère.«Merci»,murmura-t-ilenfermantlesyeux.Billynesavaitpasquoifaire.Larespirationdumédecinsemblaitlaborieuse.Larueétaitdéserteet,vu
sacorpulence,ilnepourraitpasleportertoutseul.«Jesuisdésolé,dit-il.Lescachetsvousfontdubien?»SamuelSkinnerrouvritlesyeux.«C’estvrai?VousavezmismaChrissieenceinte?»Billybaissalatête.«Oui,maisjevousl’aidit,jeferaicequ’ilfaut.»Ilsortitlalettredesapoche.
«Jeviensdeluiécrire.Hier,quandellem’aannoncélanouvelle,j’aimalréagietditdesmotsquejenepensaispas.Jesuispassépourtâcherd’arrangerleschoses,maisvousnem’avezpasautoriséàlavoir,alorsj’aitoutmisparécrit.Jem’enallaispostermalettre.»LeDrSkinnerrespiraitpluscalmement.«Aidez-moiàmerelever,voulez-vous?»Billyl’attrapasouslesbrasetlemitdebouttantbienquemal.Lemédecins’époussetaetseredressa
detoutesahauteur.«Çanesertàriendelaposter.—Pourquoidonc?— Réfléchissez… La guerre a été déclarée hier. Désormais, tout a changé. Le système postal va
probablements’effondrer,etcettelettrenereverrajamaislalumièredujour.»Billy en doutait, cependant, personne ne pouvait plus être sûr de rien. C’était comme si tout avait
changéd’unjouràl’autre.«Donnez-la-moi,repritlemédecinentendantsamain.Jelaluiremettrai.—Jenesaispassi…Etcommentsaurai-jequevouslaluiavezdonnée?Désolé,jeneveuxpasvous
manquerderespect,maisjenevousfaispasconfiance.—Jenevousenveuxpas,néanmoins,c’estpourvouslameilleuresolution.»Billyfinitparluidonnerlalettre.«Jepasseraidemainm’assurerqu’ellel’abienreçue.—Jen’endoutepas.»LeDrSkinnerglissalalettredanslapochedesaveste.
Quandlemédecinrentrachezlui,Chrissieetsamèreétaiententraindeparleràvoixbassedanslacuisine.Ellesvenaientdediscuterdelameilleurefaçondeluiannoncerlanouvelleausujetdubébé.Àl’instantoùlaported’entréeclaqua,Mabelpressalamaindesafillesouslatable.Chrissieréponditparunsourireanxieux.Entendreledocteurmonterl’escaliersansmêmeleurdirebonsoirlesintriguatouteslesdeux.Mabelseprécipitadansl’entréeetagrippalarambardeenappelantsonmari.Chrissiedemeurasurleseuildelacuisineenmordillantlapeauautourdesonpouce.«Samuel?C’esttoi?Qu’est-cequinevapas?»Ellel’entenditfairedubruittandisqu’elle-mêmemontaitl’escalieràsontour.Elleletrouvadansla
chambredeChrissie,oùelleentraavecunecertaineagitation.«Samuel?»Illuitournaitledosetétaitentraindesortirdesvêtementsenlesjetantsurlelit.Puisilattrapaune
vieillevalisemarronausommetdel’armoire,mais,commelapoignéeétaitcassée,elleluiéchappadesmainsettombasurleplancher.« Bon sang,Mabel, va me chercher une autre valise ! Et ensuite, tu t’arrangeras pour envoyer un
télégrammeàtasœur.—ÀKathleen?Mais…pourquelleraison?»LeDrSkinners’immobilisaunesecondeavantdesetournerverssafemme,leteintécarlate,lefront
luisantdesueuretlescoinsdeslèvresécumantdesalive.« Parce que ta fille est une petite dévergondée et qu’il n’est pas question qu’elle reste dans cette
maisonpourdonnernaissanceàcebâtard!EllevapartirenIrlandeets’installerchezKathleen.»Mabel se laissa tomber sur le lit.«Samuel, calme-toi, je t’enprie…C’estunchocpournous tous,
mais…—Tusavais?N’essaiemêmepasdeprendresadéfense.Ellen’aaucuneexcuse.Tun’avaispasle
droitdemelecacher.Etunefoisquelebâtardserané?Tucomptaislegarderdansuneboîteaufonddujardincommeunanimaldomestiquesecret?»Mabeln’avaitjamaisvusonmariaussipaniqué.Il prononça une dernière phrase qu’il cracha comme du venin. « Elle partira à la première heure
demainmatin.»
Lelendemain,Chrissiecontemplapourladernièrefoissachambre.Lepapierpeintimpriméderosesd’un rouge criard, la peinture vert vif, la coiffeuse avec son face-à-main et sa brosse à cheveux bienalignés…toutcelaétaitfamilier,réconfortant.Commentsavieavait-ellepudéraperaussibrusquementenprenantcette tournuredramatique?Elleavait refaitsavalise,quesonpèreavait remplien’importecommentlaveille,et,quandellelasouleva,ellefutfrappéedeconstatersoninsignifiance.Ellen’avaitpas grand-chose à montrer de ces dix-neuf années passées sur cette terre. Malgré la douceur de latempérature,elleavaitmissonmeilleurmanteaud’hiver,etsescheveuxétaientimpeccablementboucléssous son chapeau. Elle avait le teint très pâle, et dans son regard bleu éteint se lisait un profonddésespoir.Assise devant la coiffeuse, elle prit le rouge à joues qu’elle avait acheté récemment. Les doigts
tremblants,elleenétalaunpeusursespommettestoutenlespinçant.L’éclatquienrésultalafaisantsesentir un peumieux, elle prit son rouge à lèvres.Et puis zut ! songea-t-elle.Puisqu’il me traite dedévergondée,autantquej’aiel’aird’enêtreune!Aprèsavoirappliquédeuxcouchesdefardrosesurseslèvres,ellemitdukhôlnoirsursessourcilsetsoussesyeux.Ellefourralemaquillagedanssonsacenentendantlavoixdesamèrecrierdurez-de-chaussée.
«Chrissie,ilestl’heuredepartir…»Respirantungrandcoup,elleattrapasapetitevalise,puisjetaundernierregardsursachambreavant
dedescendre.Samèreetsonpèrel’attendaientaupieddel’escalier.Mabelluirépétasesinstructions:«Écris-moidèsquetuserascheztanteKathleen.Jepenseraiàtoi,
Chrissie.Jeviendraitevoirdèsquepossibleetjeserailàquandlebébénaîtra.»LeDrSkinnerémitunbruitmoqueur.Mabel lui jetaunregardnoir.«Jesuisnavréeque leschoses
doivent sepasser ainsi,mais tu le comprends,n’est-cepas?Tonpèreestquelqu’und’importantdanscetteville,etlahonted’avoirunefillequi…—Maman,s’ilteplaît,onpourraitnepasrevenirlà-dessus?Jesuisunefilleabominablequiafait
quelquechosed’abominable,etj’enpayeleprix!»Ellebaissalesyeux.«J’aicrusincèrementqueBillym’aimait,ajouta-t-elledansunmurmure.Çaprouveàquelpointonpeutsetromper…»Au même instant, Leo arriva du jardin en bondissant et tourna autour de ses jambes. Chrissie
s’accroupitpourluigratterlesoreilles.L’animals’ébrouajoyeusement.«Aurevoir,monvieux…Tuvasmemanquer.Soisbiensage.»Levisageenfouidanssafourrure,elle
respirasonodeurunedernièrefoisavantdesereleveretdesetournerverssamère.«Promets-moiquetuveillerassurlui.»Mabelécrasaunelarmeaucoindesonœil.«Biensûr,Chrissie,jetelepromets.»Ellepritsafilledanssesbrasenlaserrantdetoutessesforces.Chrissieréprimaunsanglot.Ellene
voulaitpasdonnerà sonpère la satisfactionde lavoirpleurer.D’un seul coup, elle fut impatientedepartir.Lapetiteentréesombrelarendaitclaustrophobe,elleavaitl’impressionqu’iln’yavaitpasassezd’airpourqu’ilspuissenttousrespirer.Aprèsavoirembrassésamèreunedernièrefois,ellereculapoursetournerverssonpère.Lorsqu’ellevitsonregardglacial,ellecompritquelesmotsneserviraientàrienetsecontentadeluiadresserunvaguesignedetête.Puisellequittalaseulemaisonqu’elleait jamaisconnueets’enallacommencerunnouveauchapitredesavie.
15
Plustarddanslasoirée,alorsquelapluiecinglaitlesvitres,Mabelétaitaucabinetmédicalentraindemettreàjourlesfichesdespatients.C’étaitunetâchedontChrissieseseraitchargéeavecbeaucoupplusd’efficacité,etelleserenditcomptequesafilleallaitluimanquerencoreplusqu’ellenel’imaginait.Lasonnette retentit, la faisant sursauter. Leo se précipita dans l’entrée en aboyant comme un fou.Mabelabandonna ses fiches et alla ouvrir. Elle n’était pas d’humeur à recevoir qui que ce soit, ce que sonexpression maussade, son teint gris et ses yeux rougis feraient comprendre à l’importun sans aucuneambiguïté.Àcausedumauvaistemps,celui-ciavaitenfoncésacasquetteaurasdesyeuxetremontélecoldesaveste,desortequeMabelnelereconnutpasimmédiatement.«Bonsoir,MrsSkinner…Jesuisdésolédevousdéranger,maisjevoulaissavoirsijepourraisdireun
motàChrissie.»Leo,quiavaitreconnulavoixdeBilly,semitàjapperdejoiedèsqueMabellâchasoncollier.Ilse
penchaetcaressalechien.«Euh…Est-cequ’elleestlà,MrsSkinner?»Sansunmot,Mabelluifitsigned’entrer.«Merci,dit-ilenretirantsacasquetteetensepassantlamaindanslescheveux.—Suivez-moi.Unefoisdanslacuisine,enpleinelumière,Billyremarquasonairdéfait.«MrsSkinner…Est-ceque
çava?»Iljetaunregardalentour.«Iln’yapersonne?—MonmariaétéappeléenurgenceetChrissieestenroutepourl’Irlande.—L’Irlande?Maispourquoi?»Mabelsecachalevisageetfonditenlarmes.«MrsSkinner,jevousenprie,dites-moicequis’estpassé…Est-cequ’ellealumalettre?»Elles’essuyalesyeuxetleregardad’unairsurpris.«Quellelettre?»Billyparlacettefoisavecplusdeprécipitation.«Hiersoir,j’aidonnéunelettreauDrSkinnerpour
qu’illaremetteàChrissie.Jem’enallaislaposter,maisjel’aicroisé,etilm’apersuadédelaluiconfierenmedisant que la poste n’allait plus fonctionner aussi bienmaintenant qu’on est en guerre…Est-cequ’illaluiadonnée?—Jenesaisriendecettelettre.Toutcequejesais,c’estquevousavezbrisélecœurdemafille…et
quema famille se retrouvedéchirée…»Mabel tapadupoingsur la table.«Vousn’avezpaspuvousempêcherdelatoucher,etensuite,vousl’avezjetéecommeunvieuxjournal!Heureusementpourvousquemonmarin’estpasàlamaison,sansquoijenedonneraispascherdevoschancesderessortird’icientier!»Billys’efforçadelacalmer.«S’ilvousplaît,MrsSkinner,écoutez-moi…»Elles’assitetposalatêtedanssesbrassurlatableensanglotantcettefoisouvertement.«Écoutez,jereconnaisquejen’aipastrèsbienprislanouvelledubébé,reprit-ilenmarchantdelong
en large.C’estque…çam’a faitunchoc,vouscomprenez.Chrissieetmoiavons…Nousn’avonsétéintimesqu’uneseulefois,etc’était…»Mabelseredressa,levisagebrouillédelarmes.«Épargnez-moilesdétails,jevousenprie!»Billy poursuivit d’un air sérieux. «Ce que je veux dire, c’est que notre relation a toujours été une
histoiredesentiments.QuandChrissiem’aannoncéqu’elleétaitenceinte,lasurpriseaététellequej’aieubesoind’êtreseul le tempsdedigérer lanouvelle.Àmagrandehonte, je l’ai laissée là, jemesuissauvéencourant…Jenepensaisplusqu’àunechose:commentfairepouréleverunbébédansunmondeenguerre,alorsquejedevraispartirmebattreenlalaissantl’élevertouteseule…Etsij’aipaniqué,cen’estpasparcequejenel’aimepas,maisbienaucontraireparcequejel’aime.—Pourquoineluiavez-vouspasdittoutcela?»Billyétait tout rouged’anxiété.« J’ai essayé. Je suis revenu le soirmême,maisvotremarim’adit
qu’ellenevoulaitplusmevoir.»Mabelsecoualatête.«Samuelnousaditquevousenaviezeuassezd’attendreetquevouspensiez
qu’ellen’envalaitpaslapeine.Jedoisavouerquej’aitrouvéçaparticulièrementcruel.»Billygrinçadesdents.«Cenesontquedesmensonges!Jenecomprendspaspourquoivotremarime
détesteàcepoint…—Ilvousdétestaitavantmêmequesafilleaitdesproblèmes,alors,vousimaginezcequ’ilpensede
vousàprésent!—Ilneluiapasdonnémalettre?»Billyritavecdérision.«Jesavaisbienquej’avaisraisondene
pasluifaireconfiance…Commentai-jepuêtreaussistupide?—Vousavezétéstupide,eneffet,personneneprétendralecontraire.Qu’yavait-ildanscettelettre?—Desexcuses,unedéclarationetunedemandeenmariage.—VousvoulezépouserChrissie?—Jamaisdemaviejen’aijamaisétéaussisûrdequelquechose.Jel’aime,MrsSkinner,jel’aimede
toutmoncœur…Ilfautquejelavoie,ettouts’arrangera.—Ilest trop tard.ElleestpartieenIrlandechezmasœur.Elleaccouchera là-bas, loindesregards
curieuxetdescommérages.—Maiselledevraitêtreici,auprèsdesafamille!Jevousenprie,MrsSkinner,c’estmonbébéàmoi
aussi…N’ai-jepasledroitd’avoirmonmotàdiresurl’endroitoùilnaîtra?»Ilprituntonimplorant.«Jevousenprie,donnez-moisonadressepourquejepuisseluifairepartdemessentimentsavantqu’ilnesoittroptard.—Jeviensdevousledire,Billy,ilestdéjàtroptard.—Non.Cen’estpaspossible!»Mabelregardasesyeuxsombreset,malgréladouleurqu’elleyperçut,ellecompritpourquoisafille
étaittombéeamoureuse.Billyétaituntrèsbelhomme,et,dansd’autrescirconstances,elleauraitétéfièredel’avoirpourgendre.Elleseradoucitquelquepeu.«Écoutez,ilsefaittard,monmarivarentrerd’uneminuteàl’autre.S’ilvoustrouveici…Tenez-vous
vraimentàcequejevousdisecequisepassera?Demain,j’écriraiàChrissie,et,siellelesouhaite,ellepourraprendrecontactavecvous.—J’apprécierais,MrsSkinner,dit-ileninclinantlatête.—Vousdevreztoutefoisêtrepatient.Masœurhabiteenpleinecampagneetellen’apasletéléphone,
parconséquent,çaprendradutemps.»Billypoussaunsoupir,l’airsoulagé.«Jecomprends.Merci.Jevousprometsquejenelaisseraipas
tomberChrissie.—Vousn’avezpasintérêt.Bonnenuit.—Bonnenuit,MrsSkinner.»
LeDrSkinnerentradanslacuisineensecouantsonimperméableruisselantdepluie.Mabel,quiétaiten traindecoudre, redressa la tête.«Àcetteheure-ci,elledoitêtreà lapensionà
Dublin.Lapauvre,faireunvoyagepareildanssonétat…Etdemain,ceseraencoreunelonguejournée.DieusaitàquelleheureellearriveraenfinchezKathleen…»Sonmarineluiprêtapasattentionetouvritlejournal.Mabelreposasonouvragesurlatable.«Pourquoitunem’aspasditquetuavaisvuBilly,hiersoir?— Ça a dû me sortir de l’esprit, répondit-il sans qu’elle puisse voir l’expression de son visage.
Mais…commentlesais-tu?—IlestvenuendemandantàparleràChrissie.Etiladitt’avoirremisunelettreàsonintention.Où
estcettelettre,Samuel?»Ilsetournaverssafemmeenlaissants’exprimersafureur.«Ilnecomprenddoncpasquandilfautrenoncer?Jeluiaipourtantexpliquéqu’iln’étaitpasquestion
qu’ilfassepartiedelaviedeChrissie!Elleestbelleetintelligente,ellepourraitavoirtousleshommesqu’elleveut…—C’estBillyqu’elleveut.—C’estpeut-êtrecequ’ellecroitmaintenant,maisc’estuniquementàcausedecemauditbébé…Une
foisqu’ilauraétéadopté,elleretrouverasonbonsens.—Adopté?Maisdequoiparles-tu?Ellevagarderlebébé…—Moivivant,jeveilleraiàcequecesdeux-làn’aientplusrienàfaireensembleetàcequecebâtard
soitplacédansunfoyer,làoùildoitêtre.—JamaisChrissien’acceptera…Tunepeuxpaslaforceràabandonnersonbébé!—C’estcequenousverrons.»Mabelselevad’unmouvementsibrusquequelachaiseserenversa.«Tantquejeneseraipasmorteet
enterrée,certainementpas!»Letéléphonesonnadansl’entrée.Lesonstridentlesfitsursauter.Mabeldécrocha.«Allô,icilecabinetmédical…Oh,bonsoir,MrHenderson…»Aprèsunebrèveconversation,Mabelrevintdanslacuisine.«C’étaitMrHenderson.Safemmevient
deperdre leseaux, jevaisdevoiryaller.Mais,dèsmon retour,nous reprendronscettediscussion. Jeveuxlirelalettrequet’adonnéeBilly.»Elleenfilasacapebleumarineetallacherchersasacoche.«Tu devrais prendre une lampe électrique,Mabel. Il fait noir comme dans un four.Veux-tu que je
t’accompagne?L’idéequetusortestouteseulenemeplaîtpastrop.— Je l’ai déjà fait des centaines de fois, Samuel. Sans que ça ne t’ait jamais inquiété. De toute
manière,lestorchessontinterditespendantlecouvre-feu.»Il farfouilladansun tiroird’où il sortitunevieilleenveloppequ’ilmitautourde la torche.«Tiens,
prendsça…C’esttoujoursmieuxquerien.»Mabellaprit.«Tuesunevieilletêtedemule,SamuelSkinner…Parfois,jetedéteste!»C’étaitunenuitépouvantable.Mabelremontasacapucheet lanouasoussonmenton.Touten luttant
contreleventetlapluiequitombaitàl’horizontale,elleessayad’éviterlesimmensesflaques.Latorchene luiservaitquasimentà rien,etse repérern’étaitpas facile.Brusquement,elle trébuchasurunpavéfendu,glissaauborddutrottoirettombasurlaroutedetoutsonlongenlâchantsasacoche.Ellen’eutletempsnidevoirnid’entendrelavoiturequilaheurtadepleinfouet.Seulementdesentiruneodeurdecaoutchoucbrûléquand le conducteur tentade freiner,puis le chocqui luibrisa la colonnevertébralecommeunesimpleallumette.
16
KathleenMcBridepressaletélégrammesursapoitrineensecouantlatêted’unairincrédule.«SainteViergeMarie,mèredeJésus!»marmonna-t-elleenfaisantunsignedecroix.D’aprèscequ’ellecomprenait,sanièceenceinteétaitenroutepourvenirs’installerchezelle,etelle
ne pouvait rien y faire. Elle jeta le télégramme dans le feu avec colère. Se débarrasser de sesresponsabilités était typique de son beau-frère. Cet homme était le plus détestable qu’elle ait jamaisrencontré, et elle ne lui avait jamais pardonné d’avoir emmené sa sœur en Angleterre.Mabel s’étaitlaissésubjuguerparceprotestant,et,apparemment,ilsavaientélevéleurfilleenfaisantd’elleunepetitepimbêcheauxmœurslégères.Depuis la mort de leurs parents, c’était à Kathleen qu’avait incombé de s’occuper de la ferme
familiale.Deuxdesesfrèresetsœursétaientmortsenbasâge,etsesfrèressurvivants,deuxégoïstes,avaientémigréenAmériqueenquêted’unevieplusfacile.Elleétaitl’aînéedesixenfants,laseulequisesouciaitdelafermeetdessacrificesauxquelsavaientconsentileursparents.Ilsavaientpassétouteleurexistenceàlutterpourqu’elleresterentableetpourleuroffriràtousunfoyeraimant,etelleétaitbiendécidéeàcequelafermerestedanslafamilleetàrespecterlesvaleursdesesancêtres.Ellevivaitdefaçonfrugale.Outrequelapropriétén’avaitnil’électriciténil’eaucourante,laviedans
cette région rude et impitoyable située au pied des monts Galtee, au sud de l’Irlande, était une luttepermanente. Les bâtiments décrépissaient, une humidité implacable s’élevait de la terremarécageuse,s’infiltrantdanslesmursépaisquis’effritaientet jusquedanslesos.Lefeuquibrûlaitdanslacuisineservait à la fois à se chauffer et à cuisiner, si bien qu’il fallait prendre garde à ne jamais le laissers’éteindre. La nuit, Kathleen étalait des cendres grises sur les braises, et après les avoir enlevées lematin,elleranimaitlefeuquicontinuaitàbrûlerendessous.Dèslelever,onallaittirerdel’eauaupuitsavantmême de prendre le petit déjeuner. Unemarmite suspendue dans la cheminée servait à la fairechauffer – un processus ennuyeux qui vous cassait le dos. Il fallait aussi aller découper des blocs detourbedanslatourbièreetleslaissersécherletempsqu’ilssoientprêtsàêtrebrûlés.Kathleenremitunebriquedetourbesurlesflammes.Lapièceseremplitaussitôtd’unefuméeépaisse
quilafittousser.Lentement,elleseredressaensefrottantlesreins.Ellen’avaitquequarante-cinqans,maisdesannéesdedurlabeurdansceclimatimpitoyablel’avaientuséeavantl’âge.Elle ne savait pas du tout à quelle heure ou comment arriverait sa nièce, mais ce n’était pas son
problème.Danssonétat, ilétaithorsdequestionqu’elleresteàlaferme.Bienqu’ellesoit touteseuledanslapièce,Kathleenrougitrienqued’ypenser.Danscepetitvillage, lanouvellequesanièceétaitenceintesansêtremariéeserépandraitcommeunetraînéedepoudre.Elleimaginaitdéjàlesmembresdelaparoissesepousserducoudelorsqu’elles’agenouilleraitsursonprie-Dieuenbaissantlatêtedehonte.Aunomduciel,àquoidoncavaitpensésasœurenluienvoyantsarebelledefille?Elleouvritlaporteetappeladanslacour.«Jackie,viensiciuneminute!»
JackieCreevy,âgédedix-neufansetpasencorebrisépardesannéesdetravailincessant,selevad’unbondets’écartaduchevaldetraitqu’ilétaitentraindesoigner.«Oui,MissMcBride,qu’est-cequejepeuxfairepourvous?»Kathleensourit–unsourirequin’étaitpas loinde l’affection–,néanmoins l’inquiétudeétaitgravée
sursonvisage.«Manièce va arriver aujourd’hui. Je ne sais pas quand exactement,mais est-ce que tu pourrais la
guetter?Dèsqu’elleseralà,jeveuxquetuviennesmechercher.Neluiparlepasetneluiposepasdequestions.—D’accord,MissMcBride.Çavaêtrebienpourvous!»Jackiesoulevasacasquette,puisretournaauprèsdeSammyquiattendaitpatiemment.Toutenenlevant
délicatement labouesur les jambesduchevalà l’aided’unebrosse, il réfléchitàcequevenaitde luidiresapatronne.Depuisquatreansqu’iltravaillaitàlaferme,MissMcBrideneluiavaitjamaisparlédesafamille,et,d’unseulcoup,unenièceallaitarriver!Étantdonnéquesapatronnenerecevaitpasgrandmonde,lanouvelleétaitplutôtenthousiasmante,mêmes’ilavaitcomprisàl’expressiondesonregardquecettedemoisellen’étaitpaslabienvenue.Ilterminaenpassantdel’huiledericinsurlesjambesduchevalpourleprotégerdel’humidité,après
quoiill’emmenamangersonfoinàl’écurie.Ilsifflaleschiensquidormaientaufond,nichésaumilieudelapaille.Aussitôt,ilsvinrentaboyeravecenthousiasmeautourdesesjambes.Jackieappelaégalementlesdeuxautresemployés,MichaeletDeclan,quiétaiententraindefaireunepause,puis,ensemble,ilsremontèrentlecheminetallèrentchercherlebétailpourlatraitedusoir.Bienquecenesoitqu’unpetittroupeau, la traite leur prendrait à eux quatre deux bonnes heures.Marchant d’un bon pas, Jackie sedemandasi lanièceallait rester longtempsetsielledonneraituncoupdemainà la ferme.Touteaideseraitlabienvenue.Aumomentoùlebétailentradanslacour,Kathleenétaitentraindesortirunmoutonmortd’unfossé.
Elles’essuyalesmainssursontablieretrejoignitlesautresdanslagrange.TandisqueMichaelfaisaitentrerlesvachesuneàune,elleattachaunboutdeficelleautourdespattesarrièredesplusrécalcitrantes.Plusd’unefois,unemployés’étaitretrouvédansl’incapacitédetravaillerpendantdesjoursaprèsavoirreçuunméchantcoupdesabotd’unevachemallunée.Endehorsdubruitdu laitquicoulaitdans lesseauxen fer, le silence régnait. Jackiese tournavers
Kathleen,quitrayaitlavacheavecplusdebrusqueriequed’ordinaire.«Comments’appellevotrenièce,MissMcBride?»Kathleenserralepisplusfort.Lavacheprotestaenfrappantlesoldesespattesarrière.«Inutiledetesoucierdecegenrededétails,Jackie.Ellenevapasresterlongtempsici.—Dommage…Çavous ferait de la compagnie, sans compter qu’elle pourrait vous aider dans vos
tâches.—C’estunefilledelaville.Jedoutequ’ellesached’oùvientlelait…J’imaginequ’ilapparaîtdevant
saportecommeparmagie!—Ah…Maisvouspourriezl’éduquer,MissMcBride.»Kathleendéplaçasontabouretderrièrelavachesuivante.«Ditesdonc,vousêtesrapide,cesoir!»observaJackie,l’airadmiratif.Personnenepouvaitaccuser
sapatronnedenepasaccomplirsapartdetravail.«Ilyaunmoutonmortdanslefossé.ValemettredecôtépourPat.—J’yvais,MissMcBride.»Patétaitunnégociantquipassaitdanstouteslesfermesdelavalléepouremporterlesœufs,lacrème,
le beurre ou les légumes qu’elles produisaient et les revendre en ville. Les commerçants payaientdirectementlesfermiers,etPatprélevaitunepetitecommissionaupassage.Kathleenluilaissaitprendreles bêtesmortes de causes naturelles.Manger dumouton quand on ignorait de quoi il étaitmort était
impossible, mais Pat en tirerait une petite somme en revendant la laine. Il ferait ensuite bouillir lacarcasse,puisrecueilleraitlagraisseetlarevendraitàdesfermiersquis’enservaientpourgraisserlesrouesde leurscharrettes. IlavaitmêmeréussiàenvendreaupharmaciendeTipperary,quiaveccettegraisseimmondefaisaitdusavonetdelacrèmepourlevisage.
Àlatombéeducrépuscule,Jackies’étenditdanslagrange.Ildormaitsurunlitdepaille,recroquevillécontre les chiens, éclairé seulement d’une lampe à l’huile.MissMcBride lui avait donné d’épaissescouverturesetluiapportaitunetassedechocolatchaudavantqu’ilnes’endorme.Ilavaitvécuheureuxdanscettefermeoùellel’avaitaccueilliàl’âgedequatorzeansquandils’étaitretrouvéorphelin.Ilnegagnaitpasgrand-chose,maisilavaitlegîteetlecouvert,et,parfois,MichaeletDeclanl’emmenaientaupubfaireunepartiedecartesoudedominos.Lavieétaitsimpleetroutinière,chaquejourn’étaitpastrèsdifférentdu suivant.De sorteque, lorsqu’il entendit les sabotsde l’âne trotterdans la cour, son cœurs’accéléra.Il s’approchade l’entréede lagrange.Leconducteurdescenditde la carriole et tendit lamainà la
niècedeMissMcBride,quilapritd’ungestehésitant,puissautaàterreenjetantdesregardsalentour.Fasciné par ce spectacle, Jackie demeura un instant immobile avant de se rappeler les règles de lapolitesse.Ilcourutaccueillirlanouvellevenueetôtasacasquette.«Bonsoir…VousdevezêtrelaniècedeMissMcBride.BienvenueàlafermedeBriar!—Eneffet.Jem’appelleChrissie…Enchantée.»La jeune fille avait l’air épuisé. Sa peau était très pâle, ses lèvres gercées et ses cheveux blonds
pendaientlamentablement.Jackien’enpensapasmoinsquec’étaitlaplusbellefillequ’ilaitjamaisvue.Ilyavaitchezelleunedouceurattachante,maisaussiquelquechosedevulnérablequiluidonnatoutdesuiteenviedelaprotéger.Ilpritsapetitevaliseetl’emmenaverslamaison.«Jem’appelleJackCreevy,maistoutlemondem’appelleJackie.»Elleluisourit.«Raviedevousrencontrer,Jackie.—Suivez-moi,jevaisvousconduireàvotretante.»
17
Lamaisonminusculeavaituntoitenchaumequidescendaittrèsbasetdeuxpetitesfenêtresdepartetd’autre de la porte. Et elle était si ancienne qu’elle donnait l’impression de pouvoir s’écrouler d’uneminuteà l’autre.Mais l’éclatdu feuquibrûlaità l’intérieurétaitaccueillant,etChrissieétaitcontented’êtreenfinarrivée.Jackiefrappauncouptimideàlaporte.IlsouritàChrissie,ettouslesdeuxattendirent.Quandlaporte
s’ouvrit,elleaperçutpourlapremièrefoissatante.Lescheveuxgris,levisageburinéetridé,Kathleenétaitvoûtéecommeunefemmequiauraiteudeuxfoissonâge.ElleobservaChrissied’unœilméfiant.«L’eau,Jackie.—Toutdesuite,MissMcBride.»Chrissie remarqua le réceptacle dans lemur à côté de la porte d’entrée. Un petit bassin en pierre
remplid’eau.JackieyplongealamainetaspergeaChrissiedequelquesgouttes.Celle-cisecoualatêteenlessentant
luientrerdanslesyeux.«C’estdel’eaubénite»,expliqua-t-il.Kathleentenditlamainàsanièce,quilaprit,unpeuembarrasséequesespaumesmoitestrahissentsa
nervosité.Lamaindesatanteétaitsirêchequ’onauraitditqu’elleportaitdesvieuxgantsencuir.«TudoisêtreChrissie…Entre!Ceseratout,Jackie,merci.—Trèsbien.Bonnenuit,MissMcBride…Bonnenuit,Chrissie!»Kathleenlui jetaunregardnoir,maisChrissieseretournaet luiadressaunpetitsalutavantqu’ilne
sorte.«Bon,débarrasse-toidecemanteau,tuveux?»Chrissieôtasongrosmanteauetledonnaàsatante,quilejetasursonbras,puisreculad’unpasenla
toisantdelatêteauxpieds.«Çanesevoitpas.»Chrissielissasarobeetcaressasonventre.«Jenesuisenceintequededeuxmois.Lebébén’arriverapasavantlemoisd’avril.»Kathleenparutsoulagée.«Ettuesenforme?—Oui,merci.—Etlepèredubébé?»Quel que puisse être leur lien de parenté, Chrissie ne se sentait pas d’humeur à se soumettre à un
interrogatoiredelapartd’uneparfaiteinconnue.Ellesecontentadesecouerlatête.«Àquoidiableas-tupensé,mafille?Tesparentsnet’ont-ilsdoncenseignéaucunemorale?As-tu
idéedelahontequetuasjetéesurcettefamille?»Chrissiesoupira.«Jecommenceàenavoirune,oui…»Sonmentontrembla.
« Nous en parlerons plus tard, dit alors Kathleen sur un ton plus doux. Tu as l’air exténuée…Vat’asseoirprèsdufeu.Jevaisfaireduthé.»Chrissieobéitvolontiersetôtaseschaussures.«Siçanevousdérangepastrop,j’aimeraisbienprendreunbain.Jeviensdevoyagerpendantpresque
deuxjoursentiers.—Unbain?Jésus,Marie,Joseph!Tutecroisoù,petite?»Enobservantlapièceàpeinemeublée,Chrissieréalisasonerreur.«Onvatirerl’eaudupuitslà-basdehorsetonlachauffelà-dedans,expliquasatanteenluimontrantla
grande marmite noire suspendue dans la cheminée. C’est très commode, tu t’y habitueras vite… Lestoilettessontàl’extérieur,derrièrelagrange.»Chrissieravalaseslarmes.«Etoùvais-jedormir?—Ici.Iln’yaqu’unechambre.»Elleseretournaetaperçutlepetitlitpréparédansuncoin.«Bien, repritKathleend’un tonsolennel. Ilsembleraitquenousallonsdevoirnoussupporter.Jene
saispaslaquelledenousdeuxs’ensortleplusmal,maistantqueturesterasici,autantessayerdenousentendre.Tun’asaucuneobjectioncontrelefaitdetravailler?—Biensûrquenon.J’aide…enfin,j’aidaismonpèreaucabinetmédical.»Kathleeneutunriremoqueur.«Jeparlaisdevraitravail…Tuasdéjàtraitunevache?Transportédes
ballotsdepaille?Nettoyéuneécurieourentrélesmoissonsparn’importequeltemps?»Chrissiefitsignequenon.«C’estcequejepensais…Maistun’espasvenueicipourêtreenvacances.J’attendsdetoiquetu
fassestapart.»Elleluitenditduthédansunpotàconfiture.«Tuvois,j’aisortimaplusbelleporcelaineentonhonneur!»observaKathleenavantdeboireune
gorgéeenluifaisantunclind’œil.Chrissieesquissaunpetitsourire.Lorsquevintl’heuredesecoucher,Chrissieeutl’autorisationd’accompagnersatantedanssachambre
àl’étage.Dansuncointrônaitunetablerecouverted’untissublancimmaculé.Dechaquecôtéétaitposéeunebougie,et,aumilieu,troisstatuettes:unedeNotreDame,unedesaintJosephetunedel’EnfantJésusdePrague.Desfleursséchéesétaientdisposéesdevant.«Voilàmonautel!précisaKathleenavecfierté.Tupeuxpriericiavecmoiavantd’alleraulit.—Merci.—Unefamillequiprieensemblerestesoudée.»Kathleens’agenouilla.Chrissie l’imita.Leplancherdurétait si impitoyablepour lesgenouxqu’elle
cherchaunepositionconfortable.Kathleenjoignitlesmainsetfermalesyeux.«Père,nous teremercionsd’avoiramenéChrissie indemnedansnotremaison.Nousteprionsde la
guiderdans lasituationmalheureuseoùellese trouve.Nousprionspourquesonâmesoit lavéedesatacheavantqu’ellenequittecemondepourl’autre…Nousteremercionspourlamoissonquenousavonsrapportée de nos champs et nous prions pour que nos récoltes soient toujours abondantes…Nous teremercions de veiller sur nos bêtes qui paissent dans tes verts pâturages…Nous prions pour que tucontinuesàveillersurJackieetsurlesautres,etàlesprotégerdesmaladiesetdesinfortunesdurantlesmoisd’hiver…Seigneur,nousprionspourquetunouspardonnesnospéchés.Amen.—Amen»,répétaChrissie.Ellevoulutserelever,maisKathleenlaretintparlebras.«Marie,mèredeDieu…,marmonnasatante.Chrissielaregardasanscomprendrecequ’elleétaitcenséefaire.«Priezpournous,luisoufflaKathleen.—Oh…Priezpournous,répétaChrissie.—SaintJoseph…»Satanteluidonnauncoupdecoudedanslescôtes.
«Priezpournous.—Amen,conclutKathleen,quiserelevaenfin.—Amen.»Chrissieselevaàsontour.«Àcequejevois,tunevaspasrégulièrementàl’église…—Non.Papaestmédecin.Etcommeilcroitplusaupouvoirdelamédecinequ’àceluidelaprière,je
n’aipasfréquentébeaucoupleséglises.NousallionsàlamessedeminuitàNoël,etpuisauxmariages,auxenterrementsetauxbaptêmes,biensûr,mais,endehorsdeça,non,jenepeuxpasdirequej’ysuisalléesouvent.—Sic’étaitlecas,nousneserionspasicientraind’avoircetteconversation!»Kathleenpinçales
lèvresensecouantlatête.«Tupeuxteretirerdanstonlit.Nousnouslevonsàcinqheurespourréciterlesprières.Tun’aurasqu’àmontermerejoindredevantl’autel.Ensuite,ilyajusteletempsd’allerpuiserl’eauavantquelesclochesdel’églisenesonnentl’angélusàsixheures.Etaprès,c’estlatraitedumatin,etensuitelepetitdéjeuner.Tuparticiperasauxtâches,maistunedevrasenaucuncasparlerdetonétatàJackieouauxautres.C’estcompris?—Oui,tanteKathleen,réponditChrissie,leregardtriste.—Tupeuxprendredel’eauchaudedanslamarmitepourtelaver,ettutrouverasunpotdechambreau
bout de ton lit.Mais c’est uniquement pour la nuit. Dans la journée, tu devras utiliser les toilettes àl’extérieur.Tuasdesquestions?—Non.—Trèsbien,alors,àdemain.Bonnenuit.»Chrissieredescenditetapprochaunechaisedevant lacheminée.Ilétait impossibledeseréchauffer,
sonsoufflerestaitensuspensdansl’airchaquefoisqu’elleexhalait.Etcommesatanteavaitpréparélefeupour lanuit, ilne s’endégageaitquepeudechaleur.Toutefois, l’eaudans lamarmiteétait encoretiède. Après en avoir versé dans une cuvette, elle prit le linge que sa tante avait laissé sur le lit et,lentement,elleentrepritdesedébarrasserdelasaletéaccumuléeaucoursdecesdeuxlonguesjournéesdevoyage.Pendanttoutletempsoùellesedéshabillaetselava,elletremblasansparveniràs’arrêter.Àcetteseconde,elleauraitdonnén’importequoipourunlongbainchaudavecdelamousse.Ellesortitdesapetitevalisesachemisedenuit.Enl’enfilant,ellereconnutl’odeurfamilièredechez
elle.LamaisondeWoodGardensavaituneodeurtrèssingulière–unmélangedemédicaments,decireetdeseffluvesappétissantsdelacuisinedesamère.D’unseulcoup,Chrissiesesentitauborddeslarmes.Elleauraittantvouluêtredanssonlit,avoirleréconfortdesbrasdesamère,l’amourinconditionneldeLeo…Elleseglissasouslesdrapsetremontalescouverturessoussonmenton.Malgrélepoidsdestroiscouverturesquil’écrasaient,ellen’arrivaitpasàseréchauffer,et,àforcedetrembler,elleavaitmalaudos.Elle se demanda ce que faisait Billy à l’instant. Regrettait-il de l’avoir abandonnée de façon aussi
cruelle?Ellel’avaitaimédetoutsoncœuretétaitpersuadéequ’elleauraitsulerendreheureux.Samèreauraitdû semontrerplus forte, empêcher sonpèrede l’expédier aussi loin…Maiselle faisait encorepartiedelafamille,etelleétaitbiendécidéeunjouràyretourner.Avecsonbébé.
SamuelSkinneragrippa lamaindesa femmed’ungestedésespéré,désirantde tout sonêtrequ’ellereste en vie. Les dernières vingt-quatre heures avaient transformé la vie du médecin d’une manièreirrévocable. Il avaitdéjàdit au revoir à sa filleunique,partiedans lahonteversunenouvellevie enIrlande. Il l’avait éloignée juste à temps, avant que ce Billy ne vienne implorer son pardon.Apparemment, le garçon avait réussi à convaincre Mabel qu’il voulait épouser Chrissie. L’absurditéd’une telle idée le fit sourire.Non, lebébé serait adopté et disparaîtrait définitivementde leurvie. Ilrelâchalamaindesafemme,selevaetselissalescheveux.Ilvenaitderepenseràlaréactionqu’avait
eueMabelquandilluiavaitfaitpartdesesprojetsconcernantlebébé.Moivivante,jamais,avait-elleditd’unairdedéfi.Ilsepenchaau-dessusd’elleetluicaressalesjoues.«Mabel…Mabel…Réveille-toi,jet’ensupplie!Jetedemandepardon…»Illuisecouadoucement
les épaules, bien qu’il sache que cela ne changerait rien. Puis il posa la tête sur sa poitrine pour seréconforterenentendantsarespirationrégulière,maiselleétaitparfaitementimmobile.Ilserrasamaindanslasienne.Déjà,ilsentaitsonsangseglacer.«Mabel,non!Nemelaissepas,jet’ensupplie…»Lecridéchirantquiluiéchappafitentrerl’infirmièreencourant.«Qu’ya-t-il,DrSkinner?»Lemédecintombaàgenouxaupieddulit.«Elleestpartie,murmura-t-ild’unevoixbrisée.Mabelest
partie.»
Ilrentrachezluiàdeuxheuresdumatin.Bienqu’ileûtdûêtreépuisé, ilavait l’impressionqu’ilnedormiraitplusjamais.Ilseversaungrandwhiskyetselaissatomberdanslefauteuildanslacuisine.Leograttaàlaportedeserviceengémissantpourqu’onlelaisseentrer.Lemédecinl’appela.«Vienslà,monvieux…Àprésent,tun’asplusquemoi.»L’animalseprécipitaversluietselaissacaresser.«Onn’estplusquetouslesdeux,Leo…Qu’est-cequ’onvadevenir?»Assisauxpiedsdesonmaître,lechienagitalaqueue.Ettoutcela,c’étaitlafautedeBilly.S’iln’avaitpasmisChrissieenceinte,elleneseraitpasenIrlande
encemoment.Mabelneseraitpassortiehiersoirdanscetétatd’agitationetauraitsansdoutevuàtempsla voiture qui l’avait écrasée. Si seulement Chrissie n’avait pas jeté son dévolu sur ce… ce… LeDrSkinnerbalançasonwhiskyàl’autreboutdelapièce.Alorsqueleverresebrisaitetqueleliquideambrédégoulinaitsurlemur,Leofilaseréfugiersouslatable.Lemédecinrenversalatêteenarrièreenfermantlesyeux.IlnepouvaitpasprévenirChrissiedelamortdesamère,carellereviendraitaussitôtd’Irlandeets’empresseraitderetomberdans lesbrasdeceBilly.Non,mieuxvalait laisser leschosesainsi.Detoutefaçon,àsesyeux,safilleétaitaussimortequel’étaitsafemme.
18
Chrissievivaitàlafermedepuisdeuxmoislorsquesatantetombamalade.Trèsviteellecompritquequelque chose n’allait pas pour avoir vu plusieurs patients de son père présenter des symptômessimilaires.«TanteKathleen,jepensequetudevraisêtreaulitetnonicidanslacour.Ilgèle…Tunevasfaire
qu’empirerleschoses.—Commentpourrais-jerestercouchéealorsqu’ilyaautantdetravail?Cessedem’embêter,petite,et
laisse-moi faire ce que j’ai à faire… Je n’ai jamais étémalade un seul jour dema vie ! Ce soir, jeprendrai une grande cuillerée demalt et d’huile de foie demorue, et demain, je serai de nouveau enpleineforme!»Prise d’une violente quinte de toux, elle ravala les flegmes accumulés dans sa gorge et cracha une
énormechosevertesurlesol.Dégoûtée,Chrissiedétournalatête,nonsansavoirremarquéd’alarmantestracesdesang.Puiselleattrapasatantetremblanteparlesépaulesetl’emmenaverslemurcontrelequelellel’adossaletempsqu’ellereprennesonsouffle.Ilgelaitdenouveauàpierrefendre.Danslesprés,lebétailavaitunairconsterné,etmêmelespoules,quid’ordinaires’ébattaientenliberté,seserraientlesunescontrelesautresetébouriffaientleursplumesenessayantenvaindeseréchauffer.«TanteKathleen, il est possibleque tu sois sérieusementmalade.Àmonavis, tu pourrais avoir la
tuberculose.J’aidéjàvucessymptômesdenombreusesfois.»Kathleens’essuyalesyeuxavecunmouchoirgrisâtre.«Qu’est-cequeturacontes?Latuberculose?
Jamaisentenduparler!Oùvoudrais-tuquej’attrapeunemaladiedontjen’aijamaisentenduparler?—Tuconnais,maistuappellessansdouteçaconsomption.»Kathleenparutdouter.«Jetel’aidit,jen’aijamaisétémaladeunseuljourdemavie.—Raisondepluspourallertemettretoutdesuiteaulit!Jeterminerailetravailquiresteàfaire.Tu
asbienvucommejesuisdevenuerapidemaintenantpourtrairelesvaches…Deplus,sijenemetrompepas, la tuberculose estunemaladie très, très contagieuse.Tunevoudraispas contaminer Jackie et lesautres?Entoutcas,moi,jen’aiaucuneenviedel’attraper.Ceneseraitpasbonpourlebébé.»Àlamentiondubébé,Kathleenjetaunregardderrièreelleenluifaisantsignedesetaire.«Tuaspeut-
êtreraison…Jemesensaffreusementmal.—Alors,c’estdécidé…Appuie-toisurmoi,jevaisterameneràlamaison.»
Plustarddansl’après-midi,Chrissiemélangeaitunragoûtdebouillondepoulesurlefeuquandelleentendit sa tante tousser comme une damnée. Elle versa une louche de soupe dans un bol, coupa unmorceaudupainaubicarbonatequ’elleavaitfaitcuirelematin,puismontal’escalier.Lamauvaiseminede sa tante l’alarma.Elle avait le visage aussi blanc que de la craie, les yeux rouges et tout gonflés.Chrissieluitouchalefront,quiétaitbrûlantdefièvremalgrélefroidhumide.Elledéposalasoupeetle
painsurlatabledenuit,puiselleredescenditàtoutesjambesetsortitdanslacour.«Jackie!Jackie!»appela-t-elle.Elleentenditlebruitquefirentlesoutilssurlesolenpierrequandilleslâchaetarrivaencourantde
lagrange,deuxchienssursestalons.«Qu’est-cequ’ilya,Chrissie?—IlfaudraitquetuaillesenvillechercherleDrByrne.Ettoutdesuite!»L’inquiétudeassombritleregarddujeunehomme.«PourMissMcBride?—Oui.S’ilteplaît,dépêche-toi!»IlfilachercherSammy,levieuxchevaldetraitquiétaitattachédanslacourentraindemangerson
foin,et,sansprendrelapeinedelesceller,sautasurledosdel’animalstupéfait.Dèsqu’illuitapasurlesflancs,lechevalréagitauquartdetour,etilss’éloignèrent,Jackieagitantlesbrasdanstouslessensens’efforçantdemaîtrisersamontureàl’aidedelalonge.Deuxheuress’écoulèrentavantqu’ilnerevienneaveclemédecin.Chrissieluidécrivitlessymptômes
queprésentaitsatantependantqu’ilsmontaientl’escalier.«Jepensequec’estlatuberculose»,conclut-elle.LeDrByrneserenfrogna.«Ici,c’estmoiquiposelediagnostic,jevousremercie.—Oui,biensûr,excusez-moi…Voulez-vousunetassedethé,docteur?J’aimisdel’eauàchauffer.»Lemédecinacquiesça.«Avecdeuxsucres.»Puisilobservalasilhouetteassoupiedanslelit.«Ehbien,Kathleen,qu’est-cequinousarrive?»Elleseredressaunpeuetseforçaàouvrirlesyeux.«DrByrne?Qu’est-cequevousfaitesici?Je
n’aipasd’argentpourvouspayer,jen’enaipas!Jepariequec’estmaniècequis’enestmêlée…Ellen’auraitpasdûvousfairevenir.—Permettez-moid’enjuger,rétorqualemédecinensortantunthermomètredesasacoche.Etdetoute
façon,vousn’aurezqu’àmepayerenmedonnantunpouletetunedouzained’œufs.—Jenemesenspasbiendutout,docteur…Etpourêtrefranche,depuisunbonmoment.—Jesais.C’estpourcetteraisonquejesuislà.»Ilattrapasonstéthoscope.«Non,vousnecomprenezpas,dit-elleenluiagrippantlepoignet.Mais,puisquevousêteslà,j’aurais
besoinquevousmerendiezunservice.—C’estcequej’essaiedefaire,sivousvoulezbienmelaisservousausculter!»Ilrepoussasamain.« C’est là-bas, enchaîna Kathleen en montrant une petite commode. Dans le tiroir du haut, vous
trouverez un mot enroulé autour de plusieurs billets. Je voudrais que vous le remettiez au pèreDrummond.«Vousmeprenezpourqui?Unesortedefacteur,enplusdevotremédecin?»Kathleenfutdenouveauprised’uneviolentequintedetoux.«S’ilvousplaît,DrByrne…C’esttrès
important.»
Dans la soirée, après que le Dr Byrne eut été reparti en confirmant à contrecœur son diagnostic,Chrissiemélangeade lapoudredecacaodansdeux tassesde lait chaud.Grâceaumédicamentque lemédecinluiavaitadministré,satantedormaitàpoingsfermés.Elleenfilasonmanteau,puissortitsurlapointedespiedsetsedirigeaverslagrange.«Jackie…?»Elleaperçutlalueurdesalampeàhuileetentenditunbruissementdefoinlorsqu’ilremua.«C’esttoi,Chrissie?Attends,jeterejoinsdansuneminute…»Apparemment,ellel’avaitréveillé.Desbrindillesdefoinétaientaccrochéesdanssescheveux.«J’aipréparéduchocolatchaud.Ilestdanslacuisine.—Oh,merci…Tuveuxquejeviennelechercher?
—Non,jeveuxquetuviennesleboireavecmoidanslamaison.»Jackiehésita.«C’estque…jenesaispassiMissMcBrideserad’accord.Ellem’apporte toujours
monchocolatdanslagrange.—S’ilteplaît,Jackie,j’aimeraisbienavoirunpeudecompagnieet,enplus,elledortprofondément.
LeDrByrneluiadonnéquelquechose.—Bon,alors,jesupposequeçaira…Jefilecherchermaveste.»Chrissie avait entretenu le feu et rajouta des briques de tourbe pour que la température soit plus
agréable.Unefoisinstallésdevantleurtassedechocolat,ilscommencèrenttouslesdeuxàsedétendre.ChrissieappréciaitlacompagniedeJackie;s’iln’avaitpasétélà,ellen’auraitsansdoutepassupportéde vivre à la ferme. Depuis son arrivée, sa tante s’était plus oumoins adoucie, mais elle demeuraitintraitablesurlefaitqu’ilnefallaitparleràpersonnedubébé,etChrissiesesentaitunpeusolitaire.Aucoursdecesdeuxderniersmois,elleavaitécritplusieursfoisàsamère,etelleétaitdéçuedenepasavoir reçu de réponse, cependant, tanteKathleen lui avait assuré que ça n’avait rien d’inhabituel. Laposteétaitsipeufiablequ’ilfallaittoujoursdesmois,etmaintenantqu’ilyavaitlaguerreenAngleterre,çanepouvaitêtrequ’encorepluslong.Chrissieavaitlecœurserréenpensantàsamère,àsonfoyer,àLeo,et,bienentendu,àBilly.Endépitdesoncomportement,ellen’avaitpasréussiàselesortirdelatêteetseréjouissaitdesavoirquesonenfantgrandissaitdanssonventre.Unjouroul’autre,ellesavaitqu’ilsseretrouveraient,etcettecertitudel’aidaitàtenir.Ellesetapotaleventreensouriant.«Àquoipenses-tu?demandasoudainJackie.—Oh,àlamaison…Ilsmemanquenttoustellement…—Tun’enparlesjamais.Raconte-moi.»Chrissie haussa les épaules. « Il n’y a pas grand-chose à raconter. Je suis née et j’ai grandi à
Manchester.Jesuisfilleunique,monpèreestmédecinetmamèreestsage-femme.C’estàpeuprèstout.—Maistuasl’airsitriste…Pourquoitunerentrespascheztoi,sitafamilletemanqueàcepoint?»Ellesoupira.«Siseulementc’étaitaussisimple…»Deslarmescoulèrentsursesjoues.Timidement,
Jackielapritparlesépaulestoutenjetantuncoupd’œilversl’escalier.«Allons,Chrissie…Pourquoi tunemedispascequi tepréoccupe?Jeneprétendspasquej’ai la
solution,maisjesuissûrquetutesentiraismieuxsitum’enparlais.—Jenepeuxpas,murmura-t-elle.—Tupeuxmefaireconfiance,tusais…Onneseconnaîtpasdepuistrèslongtemps,maisonestamis,
non?»C’étaitvrai.D’unecertaine façon, Jackie lui rappelaitClark.Bienqu’il soitplusgrand, il avait les
mêmescheveuxrouxetlemêmetypedevisage.Chrissiesedemandacequ’ilétaitdevenu.Ildevaitêtrepartisebattrequelquepart–ellefrissonnaàcetteidée–,etprobablementqueBillyaussi,pourdéfendreleurpaysdansunendroitlointainoùlamenacedelamortrôdaitenpermanence.Sansdouteaurait-elledûs’estimerchanceuse.Elle,aumoins,ellenerisquaitrien.L’Irlandeavaitchoisideresterneutreetn’avaitpasl’intentiondes’engagerdansleconflit.«Chrissie?»LeregardinquietdeJackielaramenaàl’instantprésent.Elleseressaisit.«Çava,jet’assure…C’estplutôtdetanteKathleenqu’ondevraits’inquiéter.—Tuasraison.Qu’est-cequ’aditledocteur?—Ehbien,ilestpossibled’opérer,saufquejamaisellen’acceptera…D’ailleurs,àcestade,cen’est
peut-êtrepasnécessaire.Monpèrerecouraitàuneméthodequis’appellelatechniqueduplombage–ondécompresselepoumoninfectépourqu’ilaitletempsdesereposeretqueleslésionspuissentguérir–,mais quand j’en ai parlé auDrByrne, il n’avait pas l’air d’être au courant.ÀManchester,mon pèreenvoyaitsespatientsausanatorium,parcequevivredansunclimatsainetavoirunebonnealimentationaidentàcombattrel’infection.Cependant,mêmes’ilexistaitunendroitdecegenreici,Kathleenrefuseradequitterlaferme…Non,nousallonsdevoirnousoccuperd’elletouslesdeux.Jeferaiensortequ’elle
mangecorrectementetqu’ellesereposebeaucouppourqu’ellerécupèredesforces.Ettoi,tudirigeraslafermepourqu’ellenesetracassepastrop.—Jepourraispréparerl’Irishstewquefaisaitmamère…Çalaremettrasurpiedenunclind’œil!»Chrissieleregardaavectendresse.«C’estgentil.Merci,Jackie.J’aimeraisbien,etjesuissûreque
matanteaussi.—PourMissMcBride,jeferaisn’importequoi.—Tesparentstemanquentbeaucoup?—Oui,naturellement.J’étaisfilsunique,cequi,enIrlande,estplutôtrare.Aprèsmoi,mamèren’est
jamaisretombéeenceinte.—Queleurest-ilarrivé?Àtesparents,jeveuxdire.—Ilssontmortsdeconsomption.Àquelquesjoursd’intervalle.Quandmamèrearendusondernier
soupir,jeluiaitenulamain.Elles’estendormiepaisiblement.»Il sortit de sous son pull une chaîne en or sur laquelle étaient enfilés trois anneaux qui tintèrent et
brillèrentàlalueurdesflammes.«Cesontlesalliancesdemesparentsetlabaguedefiançaillesdemamère.Jenelesenlèvejamais.»Illesembrassa,remitlachaînesoussonpull,puisfermalesyeuxetsetapotadoucementlapoitrine.Devantsadouleurévidente,Chrissierepensaàsamère.S’il luiarrivaitquelquechose,ellenes’en
remettraitjamais.«Jesuisdésolée,Jackie.—Dis-moi,cettetub…tuberclo…—Tuberculose.—Oui,c’estça.Cen’estpasaussigraveque laconsomption?Parceque jenesupporteraipasde
perdreaussiMissMcBride.»Chrissien’eutpaslecœurdeluiavouerquec’étaitlamêmechose.«Non,Jackie,net’inquiètepas.NousveilleronsàcequeMissMcBrideseremettesurpied.Demain,
tun’aurasqu’àvenir ici, etnouspréparerons l’Irishstewde tamère. J’aicomme l’impressionqueçapourraitréveillerunmort!»Elleluipritlamainetajouta:«JeteprometsqueMissMcBridenevapasmourir.»
Lelendemain,Chrissieraccommodadessacsdejuteaucoindufeu.Elleavaitl’habitudederepriserleschaussettes,maisça,c’étaitplusdifficile.Enfoncerl’aiguilleincurvée,plateettrèspointue,dansletissuépaisexigeaituneffort.Jackieétaitenhautavecsatanteentraindeluifairemangerduragoût.Iln’yavait pas beaucoup de viande dedans, mais il avait coupé des tas de légumes frais pour compenserl’absencedeprotéines,etlerésultatdonnaitundélicieuxbouillontrèsnutritifquiluiferaitplusdebienque n’importe quelmédicament. Il était là-haut depuis déjà un bonmoment, au point que Chrissie sedemandacequileretenaitsilongtemps.Certes,satanteétaittrèsfaibleetn’avalaitquedeminusculesbouchéesàlafois,maisilauraitdûêtreredescendu.Elleterminadeconsoliderunautresac,puis,voyantquel’eaubouillaitsurlefeu,ellepréparaunthéà
Jackiedansunpotàconfiture.Bienquecesoitdelafolie,ellemitdedansdeuxsucres,commeilaimait,etmontaàl’étage.Toutdoucement,ellepoussalaportedelachambre.JackieétaitallongéàcôtédeKathleen,latêtesur
sonoreiller,unbrasentraversdesoncorpsimmobile.«Jackie?Qu’est-cequetufais?»Ilbougeavaguement,maisneréponditpas.L’estomacnoué,Chrissies’approchaetreculad’horreurenvoyantleteintcireuxdesatante.Lepeude
couleurqu’avaiteusonvisageavaitdisparuenlalaissantaussipâlequ’unevieillestatue.«Oh,Jackie…Pourquoitun’espasvenumechercher?»
Ilrepliasonbrasetenfouitsonvisagedansl’oreiller.«Jesuisdésolée…Jesaiscequ’ellereprésentaitpourtoi.»Chrissieposalethésurlatabledenuit,puisremontadoucementledrapsurlevisagedesatante.«Descends,tuveux?Ilfautallerchercherlemédecin.»Jackie se redressa en la regardant fixement. «C’est un peu tard pour ça, non ?Tum’avais promis
qu’ellenemourraitpas»,dit-ildansunsanglotétranglé.Elle lui prit la main. « Je sais. Je suis désolée. Elle était manifestement plus malade qu’on ne le
pensait.—Pourquoiest-cequ’ilfautqueçam’arriveencore?Tousceuxquej’aimemequittent…J’étaisici
depuisquatreans,jecroyaisavoirtrouvéunfoyerpourlavie,etmaintenant…»Chrissie regarda par la fenêtre et contempla la grisaille de cette journée de novembre. « Il faut
vraimentallerenvillechercherlemédecin.Ilvabientôtfairenuit,etilfautaussiquejepréviennemamère.Viens,Jackie,onvayallerensemble.»Timidement,ilpritlamainqu’elleluitenditetseleva.Surleseuildelaporte,ilseretournaversle
corpssansvieétendusouslescouverturesetmurmura:«Aurevoir,MissMcBride.Jamaisjen’oublieraicequevousavezfaitpourmoi.»
19
AumatindeNoël,ChrissieetJackieétaientassisdevantlefeudanslacuisine.Kathleenétaitmortedepuispresquedeuxmois,maislavieàlafermecontinuaitsansrelâche.Ilsvenaientdeterminerlatraitedumatin,unetâchequi,àdeux,prenaitdeuxfoisplusdetemps.MichaeletDeclanavaienteudroitàuncongé pour qu’ils puissent passer la journée en famille, un geste qu’ils avaient accepté avecenthousiasme.Désormais,Jackieétaitlepropriétairedelaferme.Kathleenlaluiavaitléguéedanssontestamentpours’assurerqu’ilaituntoitlerestantdesavie,commeelleleluiavaittoujourspromis.Carbienqu’ilsn’aient eu aucun liendeparenté, elle avait fini par le considérer commeunmembrede safamille.Etcommeilavaitlesmêmesvaleursquesesparentsencequiconcernaitletravail,elleavaitsuquelafermeseraitentredebonnesmains.L’enterrements’étaitdéroulédiscrètement,avecseulementChrissie,Jackie,Michael,Declanetlepère
Drummond.Aprèsplusieursvainestentatives,Chrissieavaitfiniparréussiràtéléphonerchezelle.Elleavaitparlé à sonpèred’un tonemprunté,pour finalement apprendreque samère avait été appelée enurgenceetque,detoutefaçon,ellenepourraitpasveniràl’enterrement.Sonpèreneluiavaitmêmepasdemandésielleallaitbien.Cejour-là,ellesejuradeneplusjamaisluiadresserlaparole.EntendreLeoaboyerdanslefondavaitfailliluifaireexploserlecœurdechagrin.LepouletqueJackieavaittuépourledéjeunerdeNoëlmijotaitdanslamarmite,etunpichetdebière
tièdeattendaitsurlapoutreau-dessusdelacheminée–uncadeaudeMichaeletDeclan.Chrissieversaleliquidesombreetmousseuxdansdeuxverres,puisentenditunàJackie.Illevasonverrepourtrinqueravecelle.Ellesouritetbutunegorgéedelaboissonmaltée.Sagrimace
fitrireJackie.«C’estungoûtqu’onapprendàaimer»,dit-il.Chrissieessuyaunpeudemoussesurseslèvresd’unreversdemain.«Tuescharmantquandturis.»Ilfixalesold’unairgêné,puisallavoiroùenétaitlacuissondupoulet.«Çadevraitêtrebientôtprêt.—Jackie,assieds-toi,s’ilteplaît.Ilfautquejeteparle.»Ilécarquilladesyeuxaffolés.«Tunevaspast’enaller?—Pourquoienarriveràcetteconclusion?Ilfautquejetedisepourquoijesuisici…etpourquoije
nepeuxpasrentrertoutdesuitechezmoi.Matantetenaitàcequeçaresteunsecret,maisjenevoispascommentéviterd’enparlerpluslongtemps.»Elle déboutonna son cardigan en laine et tira sur son chemisier pour qu’il voie la rondeur de son
ventre.Jackies’agitasursachaised’unairgêné.«Tues…—Oui.Depresquesixmois.Monpèrem’aenvoyéeenIrlandeparcequ’ilrefusaitdevivreavecsa
traînéedefille,dit-elleavecamertume.—Nedispasça!»Ilsejetaàgenoux.«Etlepèredel’enfant?»Chrissiesoupira.«Ilest…ilétait…l’amourdemavie.Jel’aimaisdetoutmoncœur,mais,quandila
apprispourlebébé,iln’arienvoulusavoir.»
Jackieserralespoings.«Lesalaud…—Chut, cen’est pasde sa faute…Je croisqu’il apaniqué.Laguerrevenait d’êtredéclarée, nous
étions tous les deux très jeunes,mon père le détestait…et nous n’étions ensemble que depuis peu detemps. »Elle essuya une larme au coin de sonœil. «Mais je l’aimais vraiment, et je suis sûre qu’ilm’aimait…»Elles’éclaircitlagorgeetseredressa.«Enfin,toutcelaappartientaupassé…Ilnesaitpasoùjesuis,etj’ignorecequiluiestarrivé.Ilestprobablementpartisebattre.»Jackieregardasesyeuxbleuclair.«Qu’est-cequetuvasfaire?—C’estjustementcedontjevoudraisparleravectoi.Jemedemandaissituseraisd’accordpourque
jeresteici,aumoinsjusqu’àlanaissancedubébé.Ensuite,jeretourneraiàManchester…latêtehaute!Monpèreserabienobligédel’accepter…Dèsquemamèreauravusonpetit-filsousapetite-fille,touts’arrangera.»Jackieesquissaunpauvresourire.«L’idéemeplaît.SauflapartieoùtureparsàManchester…»Ilse
relevaetl’embrassalégèrementsurlefront.«Jeprendraisoindetoietdubébé.Tuserasicicheztoitoutletempsqu’ilfaudra.—Merci,Jackie…Jenesaispascequejeferaissanstoi.Et,àpropos,ilseraittempsquetuarrêtes
dedormirdanslagrange.Cettemaisonestlatienne.Tudevraist’installerdansl’anciennechambredematante.—Oh,jenepourraispas…Ceneseraitpasbien…—Alors,prendsaumoinsmonlit,là,danslecoin.Jedormirailà-haut.»Ilhésitauninstantavantdereconnaîtrequec’étaitraisonnable.«D’accord,situenessûre.»Chrissieluisouritetlevasonverre.«Santé!»Ladeuxièmegorgéeneluiparutpasplussavoureuse.
Ellefrissonnaensentantlabièrepicotersespapilles.
Lavieàlafermesepoursuivitpendantlesmoisd’hiver.ChrissieetJackievivaientheureux,malgrélemauvais temps et le dur labeur qui étaient leur lot au quotidien. Au début du mois de mars, JackiedemandaàDeclandetueruncochonpourfêtersesvingtansetceuxdeChrissie.Lehasardvoulaitqu’ilssoientnésàunesemained’intervalle.Lacarcasse suspendueà l’enversdans l’établi étaitprêteàêtreimmergéedansl’eaubouillante,quiavaitétéchaufféesurunréchaudalimentéàlatourbe.ChrissieentradanslacabaneetsefaufiladerrièreJackie.«Tutravaillesdur,dis-moi…Quandest-cequeceseraprêt?»Lavapeurquisedégageaitdel’eauavaitrougisonvisage,sescheveuxétaientcolléssursestempes.Il
s’essuyalefrontavecsamanche.«Çavaprendreencoreunpetitmoment…»Illapritparlesépaules.«Tutesensbien?—Ilmetardequelebébésoitné…,dit-elleenfrottantsondosdouloureux.—Plusquequelquessemainesàattendre.»Jackieluimontralesquatrepiedsdeporcqu’ilavaitdécoupés.«Pourledîner,çatedit?»Ellefronçalenezdedégoût.«Sûrementpas…Jesaisdansquoicecochonamarché!»Il éclata de rire, s’obligeant à ne pas penser comme elle lui manquerait quand elle repartirait à
Manchesteraprèslanaissancedubébé.
Environquinzejoursplustard,unbruitinhabituelalarmaJackie.Leschienssemirentàaboyercommedesfousetlespoulesvoletèrentdansunnuagedepoussièretandisqu’unecarrioleentraitdanslacour.LepèreDrummondendescendit,puisattachal’âneàunpiquetetappelaJackie.«PèreDrummond,quellebonnesurprise!Vousentrezprendreunetassedethé?
—Merci,jenedispasnon.»Lesdeuxhommespoussèrentlaporteducottage.Chrissie,quiétaitentraindetricoteraucoindufeu,
levaunregardétonné.«PèreDrummond!Quelplaisirdevousvoir…Jevaismettredel’eauàchauffer…Jackie,sorsles
plusbellestasses,tuveux?»Ellen’allaitquandmêmepaslaisserunecclésiastiqueboiresonthédansunpotàconfiture!Lorsqu’ilsfurent installésdevant leurthé, lepèreDrummondseraclalagorgeetprit laparole.«À
direvrai,lesgens…ehbien…ilsparlent.—Dequoi?»demandaChrissie,aussitôtsursesgardes.Leprêtreavaitl’airextrêmementmalàl’aise.«Euh…Votretantemettaittoujoursunegouttedewhiskydansmonthé.»Illuitenditsatasse.«Vous
voulezbien?»Jackieattrapalabouteillesurl’étagèreduhaut,soufflasurlapoussièrequilarecouvraitetenversa
unedosedanssatasse.Lepèrebutunegorgée.«Ah,voilàquiestbienmieux!Mais…oùenétais-je?—Lesgensparlent.»Chrissiecroisalesbrasd’unaircrâne.«Ah,oui…Ilsparlentdevotresituation.Jeveuxdire,dufaitquevousvivezcommeunhommeetune
femmealorsquevousn’êtespasmariés,et…—Nousnevivonspascommeunhommeetunefemme.Jedorslà-hautdansl’anciennechambredema
tante,etJackieicienbas,dit-elleenmontrantlelitdecamp.—Jecomprends,maislebébé…—Lebébén’arienàvoiravecmoi,jenesuispaslepère,ditJackie.Chrissieestmoninvitée,etje
prendraisoind’elleetdubébéjusqu’aujouroùelledécideraqu’ilesttempspoureuxdepartir.Jegardeespoirquecejourn’arriverajamais,maiselleestlibrederetourneràsonancienneviequandelleveut.Çaneregardepersonned’autrequenous,parconséquent,jenelaisseraipaslesragotsenfaireunepetitehistoire sordide ! Chrissie compte beaucoup pour moi. Sans elle, je n’aurais jamais survécu à cesderniersmois…D’ailleurs,jenesaispasdutoutcequejeferaisielledécidedepartir.»Ilvintseplacerderrièreelleetl’attrapafermementparlesépaules.Ellepritunedesesmainsdansla
sienne.D’unairrésolu,tousdeuxregardèrentleprêtre,quieutlagrâced’avoirl’airmalàl’aise.« Eh bien, je vois que vous avez hérité de l’obstination de votre tante, Chrissie ! Toutefois, des
dispositionsontétéprisesdepuislongtempsconcernantlanaissancedecebébé.—Desdispositions?Quelgenrededispositions?»LepèreDrummondbaissalavoix.«Votretantem’ainformédevotreétat…—Demagrossesse,corrigeaChrissie.—Oui, en effet.Et ellem’ademandédevous trouver un endroit où accoucher, un endroit loindes
regards et des commérages, où vous pourrezmettre aumonde le bébé en toute tranquillité et en toutesécurité.—Vousvoulezparlerd’unhôpital?— Euh, non…Mais c’est tout aussi bien. J’ai fait le nécessaire pour que vous vous installiez au
couvent.—Aucouvent?Maisjenesuispascatholique…Commentserait-cepossible?—Jevousl’aidit,votretantem’asuppliédel’aider,etjeluienavaisfaitlapromesse.Croyez-moi,
c’estpourvouslameilleuresolution.—Ilapeut-êtreraison,intervintJackie.Tuimaginesmettrelebébéaumondedanscecottagehumide
oùiln’yanichauffagenieaucourante?Etsiquelquechosesepassaitmal?»Chrissiedevaitreconnaîtrequ’iln’avaitpastort.Fortedesonexpérienceauprèsdespatientesdesa
mère,elleavaitconsciencedesrisquesqu’encouraitunefemmependantl’accouchement.«Çacoûteraitcombien?
—Riendutout,réponditleprêtre.C’estcequiestformidable!Vousentrezaucouvent,etonprendrasoindevousetdubébé!Enéchange,voustravaillerezpourlesreligieusespendantuntemps.—Quellesortedetravail?demandaChrissieavecméfiance.—Ehbien,voyons…Ellessechargentdelablanchisseriepourleshôtelsdelarégion,lesrestaurants
oulespresbytères…etellesontaussiunpetitpotageroùellescultiventdeslégumesqu’ellesvendent.Vousêteshabituéeàceschoses-là.—Qu’enpenses-tu,Chrissie?demandaJackie.Çasembleêtreunebonneidée.Onn’aurajamaisde
quoipayerl’hôpital,etpuisMissMcBrideamanifestementpenséqueceseraitlameilleuresolution.—ÉcoutezJackie,insistalepèreDrummond.Ilestlavoixmêmedubonsens…—Etcombiendetempsdevrais-jeresterlà-bas?»Leprêtrehésita. «Çadépendradevous,Chrissie.Vouspourrez rester aussi longtempsquevous le
souhaiterez.—Vousenparlezcommesic’étaientdesvacances!»Ilémitunpetitrirenerveux.«Entoutcas,onveillerabiensurvous.—Jecroisquetudevraisyaller»,ditJackie.Chrissieesquissaunpetitsourire.«Trèsbien,monpère.Vousvoulezbienfairecequ’ilfaut?»Leprêtreseleva.Lesdeuxhommesseserrèrentlamain,puisJackieleraccompagnaàlaporte.«Mercibeaucoup,monpère.Sachezquenousapprécionsvotreaide.—Tout a été décidéparMissMcBride, rétorqua le prêtre enbaissant les yeux.Souvenez-vous-en,
fiston!»Jackiefronçalessourcils.«Biensûr,monpère…Bonretour!»Enmontantdanslacarriole,lepèreDrummondtapotalemotdeKathleenMcBriderangéaufonddesa
poche.Commentaurait-ilpuignorerlesdernièresvolontésd’unefemmemourante,mêmesicelles-cinemanqueraientpasdecauserlechagrindesajeunenièce?
20
1973
Allongéesurlecanapédanslesalon,Tinanesesouvenaitpluscommentelleavaitatterrilà.Satêtel’élançaitaurythmedesesbattementsdecœurqui faisaientpulser lesangdanssesveines.Ses lèvresfenduesluiparaissaienténormes,etundesesyeuxétaitfermé,commesionavaitversédelaglusursapaupière.Desonœilvalide,elledistinguavaguementlasilhouettesombredeRicklorsqu’ilsepenchasur elle.Elle voulut direquelque chose,mais sa languedemeura collée à sonpalais.Legoûtdu sangcoaguléluirappelaitlejouroùelleétaitalléesefairearracherdeuxdentschezledentiste.Unsouvenirsivifqu’elle sentit l’odeurdugazavec lequelon l’avait endormie.Dormir…c’étaitdeçaqu’elle avaitbesoin–elleenmouraitd’envie.Siseulementellearrivaitàdormir,elleserendraitcompteàsonréveilquetoutcelan’étaitqu’unhorriblecauchemar.Sentantqu’elles’enfonçaitdeplusenplusdanslenéant,elleaccueillitcenoirréconfortant.Unpeuplustard,ellepritconscienced’unesensationtièdesurseslèvres.Elleseforçaàouvrirunœil
etaperçutlevisagedeRickàquelquescentimètresdusien.Ilétaitentraind’appliquerunlingehumidesurseslèvresmeurtries.«Bonjour,machérie…Commenttesens-tu?»Tinamitquelquesinstantsàenregistrersaquestion,etdavantageencoreàformuleruneréponse.«Qu’est-cequis’estpassé?»Ellenetrouvariend’autreàdire.Rickseretournapouressorerlelingedansunbold’eautièdeavantdeleposersursajoue.«Tuaseuunaccident.Hiersoir, tuesrentrée tard– il faisaitnuit.Jesuisvenuà tarencontredans
l’entréepourvoirsituallaisbien,ettuasdûtrébucher.J’aiessayédeterattraper,maistuestombée,etta têteaheurté la ramped’escalier. Jemesuis faitun sangd’encre ! Je suis restéprèsde toi toute lanuit.»Tinaavaitlespenséesembrouillées.Elleavaitlevaguesouvenird’avoirvuRickdansl’entrée,mais
aprèscela,elleneserappelaitplusqu’unedouleurdéchirante.Elleétaitpourtantcertainequ’ilyavaitquelquechose…«Lebébé!s’écria-t-elleenseredressant,l’effortluidonnantinstantanémentlevertige.—Calme-toi…Lebébévabien,larassuraRick.—Commentlesais-tu?Ilfautquejevoieunmédecin…—Non!s’écria-t-il.Pasdemédecin.»Tinaserallongea.«J’aimalàlatête…»Ettoutdoucement,ellesemitàpleurer.Illuicaressalefront.«Jevaistechercherduparacétamol.»Il revint quelquesminutes plus tard avec deux comprimés, une tasse de thé et une tranche de pain
toasté.«Tiens,jet’aipréparéunpetitdéjeuner…Tunepeuxpasavalercescachetsleventrevide.»
Il laprit sous lesbraspour l’aideràs’asseoir,puis ildisposadescoussinspourqu’ellesoitmieuxinstallée.Ellegrimaçaensentantlethébrûlerseslèvres.«Jesuisdésoléedetedonnertoutcemal…—Tina,tuesmafemme.Danslasantécommedanslamaladieettoutça.—Mais…ettontravail?»Rick jeta un regard vers la pendule sur la cheminée. Il avait encore oublié de la remonter. « Je
commencemonservicedansuneheure.Est-cequeçavaaller?—Oui,oui…Vas-y,jevaisbien.Queljouronest?—Samedi.Net’enfaispaspourlaboutique,j’aitoutarrangé.»Tinasesentaittroplassepourprotester.«D’accord,j’aijustebesoindedormir.—Soisbiensage!»Lebaiserqu’illuiplantasurleslèvresluiarrachaunenouvellegrimace.RickétaitpartidepuisplusieursheuresquandTinacommençaàavoirfaim.Ellebalançasesjambes
par terre, puis s’assit sur le canapé.Prise aussitôt devertige, elle se ressaisit et se levaprudemment.Encore vêtue de ses habits de la veille, elle se sentait sale, poisseuse de sueur et de sang.D’un pasvacillant,elleallaàlacuisine,oùelledécouvritl’étenduedesdégâts.Rickavaitdûsefaireàmangerlaveille au soir, et des restes traînaient sur lamoindre surface.Desharicots desséchés étaient collés aufondde lacasserole,descoquillesd’œufsétaientéparpilléessur lecomptoiretdeux tranchesdepaincalcinégisaientsuruneassietteluisantedegras.Tinasoupiraetcommençaàranger.Ensoulevantunverre,elleaperçutledépôtbrunquientapissaitle
fond.S’envoulantdejouerlesfouineuses,ellel’approchadesonnezpourlerenifler.Ensentantl’odeurduwhisky, lesévénementsde laveille lui revinrentd’uncoup.Ellen’avaitpasdu tout trébuché,et lecoupsursonvisagen’avaitpasétécauséparlarampedel’escalier,maisparquelquechosedebeaucoupplus dangereux – le poing de son mari. Elle passa dans l’entrée en titubant et se posta au pied desmarches.Sonmariétaitunalcooliquequinechangerait jamais.Sel’avouerluifitencoreplusmalquen’importelequeldescoupsqu’illuiavaitjamaisdonnés.Alorsqu’ellesedétendaitdanssonbain,ellesedemandaquefaire.Elleétaitenceintedeseptmoiset
priseaupiègeaveccemariviolent.GrahametLindaavaienteuraison,depuisledébut.Elleavaithontedes’êtremisedanscettesituation.Cettefois,elleallaitdevoirpartirunebonnefoispourtoutes,autantpour son bien à elle que pour celui du bébé, seulement, l’idée de retourner dans la petite chambremeubléesordide laremplissaitd’épouvante.Quiplusest,ellenepouvaitpassemontrer.Onauraitditqu’ellevenaitdecombattredixroundsaveclechampiondeboxeHenryCooper.AumomentoùRickrentradutravail,Tinasesentaitunpeumieux,dumoinsphysiquement,etelleavait
même réussi à préparer un dîner. Ils se mirent à table dans la cuisine en s’efforçant d’avoir uneconversationnormale.«Commentças’estpassé,auboulot?—Pastropmal.Deuxpetitsvoyoussesontbarréssanspayerleurticket.Lecontrôleurleuracouru
après,maisiln’avaitaucunechancederattrapercescrapules…Etunmorveuxafaitsouslui,sibienquelesiègeapuélapissetoutelajournée!»Ilenfournaunenouvellebouchée.«Mercipourledîner,machérie.Jem’enseraisoccupé,tusais…Tuasbesoindetereposer.—Çava.»Tinarepoussasonassiettesansl’avoirterminée.«Tun’enveuxplus?demandaRickenprenantdesapuréeavecsafourchette.—Jen’aipasfaim.—Ilfautquetugardestesforces,sinonpourtoi,aumoinspourlebébé.»Tinarespiraungrandcoupetenfouitsonvisagederrièresesmains.«Rick,jesaisquec’esttoi.»Unsilences’abattitaprèsqu’ileutreposésescouverts.Illuiretiralesmainsduvisageetlaregarda
droitdanslesyeux.«Tusaisquec’estmoi,quoi?—Hiersoir.Jen’aipastrébuché.Tum’asflanquéuncoupdepoingdanslafigure.Jemesouviensde
l’odeurduwhiskyet…»Ilselevad’unbond.«Quoi?Commentpeux-tupenserunechosepareille?Teflanqueruncoupdanslafigure?Jamaisje
neferaisça!»Ilvitsonairsceptique.«Écoute,c’estvraiqu’ilm’estarrivédeleverlamainsurtoi,etjeleregretteplusquetout,maisj’aichangé,ilfautquetulecomprennes…Onvaêtreunefamille.Jamaisjenemettraisçaendanger!»Il se laissa tomber à genoux et posa la tête sur ses cuisses. «Que tu puisses penser ça demoime
dépasse…Ilnemeviendraitjamaisàl’idéedetapersurunefemmeenceinte!»Tinaétaittroublée.Ilavaitl’airsicontrit,sisincèrementhorrifiéqu’ellelecroiecapabled’unetelle
violence…Peut-être qu’elle ne se rappelait pas très bien les événements de la veille. Elle passa sesdoigtsdanssatignassebrune.«Jesuisdésolée,Rick.Mamémoiredoitmejouerdestours.»Illevaverselleunregardimplorant.«S’ilteplaît,Tina…Sionveutqueçamarche,ilfautquetuacceptesdemerefaireconfiance,dit-il
enluitenantsolidementlespoignets.—Jesais.C’estjusteque…—Assezparlé.»Illuiposaundoigtsurleslèvres.«Oublionstoutça.»Quand il prit sesmainsdans les siennes, elle lui sourit, en faisant semblantdenepasvoir la trace
violacéequizébraitsonpoing.
21
Letempsétaitdeplusenplusfroidethumide,etl’ensembledupayss’enfonçaitdansladépressionàmesureques’aggravaitlacrisedupétroleetques’enchaînaientlescoupuresd’électricité.RicketTinaécoutèrentlediscoursàlatéléduPremierministreHeath,quiavertitquel’AngleterreallaitdevoirfairefaceauNoëlleplusdifficilequelanationavaitconnudepuislaguerre.Dèslelendemain,lessixcentcinquanteampouless’éteignirentsurlesapindeNoëlquisedressaitaumilieudeTrafalgarSquare.Ce futdanscetteambiancesinistrequ’ilsallèrentacheterun landauàManchester.Tina tannaitRick
depuisdes semainespourqu’il l’accompagne.Elleestimaitquec’étaitunechosequ’ilsdevaient faireensemble,cequ’ilavaitfiniparaccepter.Illuitenaitlamainfermementdanslesruesnoiresdemonde.UnjeunehommequiarrivaitverseuxbousculaTinasans le faireexprèsen lafaisantvaciller.Rick larattrapaparlecoudeetsetournaverslui.«Hé,monvieux,regardezunpeuoùvousallez!»EnvoyantlegrosventredeTina,l’inconnus’excusa.«Jesuisvraimentdésolé,dit-ilenluitouchantdoucementl’avant-bras.Est-cequeçava?»Aussitôt,RicklâchaTinaetagrippaletypeparlesreversdesaveste.«Netouchepasmafemme!Tu
nevoispasqu’elle est enceinte ?Elle ne s’intéresse pas à toi. Il n’y a quemoi qui ai le droit de latoucher.Compris?»Lejeunehommeécartalesbrasensigned’apaisement.« Du calme, monsieur… Je ne pensais pas à mal. Je suis désolé d’avoir bousculé votre femme,
d’accord?»Ricklepoussacontrelemurengrognant.Tinareculapoursefondredanslepetitattroupementquis’étaitformé.Rickl’enextirpaenl’attrapant
par lamain.«Viens,machérie!»Ilse tournavers lescurieux.«Lespectacleest terminé,messieursdames,foutezlecamp!»Là-dessus,ils’éloignaàgrandspasenlatirantderrièrelui.«Bonsang,Rick…Qu’est-cequis’estpassé?—Nemedispasquetunel’aspasremarqué…Cebouffonétaitpartoutsurtoi!Cettefaçonqu’ila
euedetemateralorsquetuesenceintedepresqueneufmois,c’estàgerber!»Tinasoupira.Ellesavaitqu’ilétaitconvaincuquetouthommequ’elleapprochaitn’avaitqu’uneidée
entête:lafourrerdanssonlit.Unepartd’elleétaitcontentequ’ilsoitaussiprotecteur.Celamontraitàquelpointill’aimait.Ilrespiraitlourdement,àcausedesacolère,maisaussiparcequ’ilsmarchaientàgrandspas.Tinadutquasimentcourirpourresterderrièrelui.«Çanevapas…»Brusquement,Ricks’immobilisaetrespiraàfond.«Jenepeuxpasallerfairedes
coursesmaintenant,jesuistropénervé…—S’ilteplaît,negâchepastout…J’attendsçadepuisjenesaiscombiendetemps!»Il luimontraunpubde l’autrecôtéde la rue.«Sionallaitboireuncoupetmangerunmorceauen
vitesse?»
Tinahésita.C’étaitunemauvaiseidée,ellelesavait,maiselletenaitabsolumentàachetercelandau.Aprèsavoirdéjeunéetpasséunmomenttranquilleensemble,peut-êtrequ’ilseraitcalmé.«Bon,d’accord…Maisonnerestepastroplongtemps.»Soudainragaillardi,illarepritparlamain.«Super.Allons-y!»Iltraversalarueenslalomantavechabiletéentrelesvoituresetenlatraînantderrièrelui.
Ce soir-là, Rick s’allongea sur le canapé, d’humeurmorose. Le courant ayant été une fois de pluscoupé,ilsrestèrentlàensilence,entourésdebougies.Inutiledelepréciser,ledéjeuneraupubn’avaitpas été une bonne idée. Après plusieurs pintes, Tina avait réussi à l’extraire du pub, mais il étaitd’humeurbelliqueuseetn’avaitaucuneenvied’allerchoisirunlandau.Quandelleavaitproposéqu’ilsrentrent chezeuxenbus, il s’était empresséd’accepter,maispasavantd’avoir fait lui-mêmeunachatextravagant.L’achatenquestiontrônaitdanssoncartonaumilieudusalondefaçontoutàfaitincongrue.«Saloperiedegouvernement!Pourquiilsseprennent,ànouscouperl’électricitécommeça?—S’ilsavaientsuquetuallaisacheterunetélévisioncouleuraujourd’hui,jesuissûrequ’ilsauraient
faituneexception!»Tinafulminaitdecolère intérieurement.Une télécouleur,bonsang!Levieuxposteennoiretblanc
qu’ilslouaientneleursuffisait-ilpas?L’argentdulandaus’étaitenvolé.Ellesavaitqu’ilrestaitencoreunepetitesommeduGrandNational,seulementRickl’avaitcachéequelquepartpourqu’ellenepuissepaslaprendre.Ellesoupiraetselevatantbienquemal.«Tuveuxduthé?»Ricklaregardad’unairperplexe.«Tucherchesàêtredrôle?»Elleréalisal’absurditédesaquestionetretournas’asseoir.«J’avaisoublié…—Onestassislàdansunequasi-obscurité,ettuasoubliéqu’iln’yavaitpasdecourant?—S’ilteplaît,arrête…Jenesuispasd’humeuràmedisputer.»Rickseglissasurlecanapéetluisusurraàl’oreille:«Tusaisàquoijesuisd’humeur,moi?»Tinasefigea.«Jet’enprie,tuasvudansquelétatjesuis?Jesuisénorme!»Ilfaufilasamainsoussonchemisieretagrippasesseinsd’ungestebrusque.«Euxaussi!»Levisageenfouidanssoncou,illuimorditsauvagementl’oreille.Ellevoulutluidired’arrêter,maisil
collasabouchesurlasienneetforçaseslèvresavecsalangue.Tinas’obligeaàselaisserfairepournepasrisquersacolère,prenantsurellepournepasserecroquevilleraumomentoùilselaissatomberdetoutsonpoidssurelle.
Lelendemain,lecourantavaitétérétabli.Rickdéballalatélévisionducarton.Lorsqu’ill’alluma,lesimages apparurent dans un kaléidoscope de couleurs. En voyant que tout semblait auréolé d’un éclatorange,Tinaseditquelevieilécranennoiretblancétaitnettementplusnaturel.MaisRickavaitl’airravi.Iltripotalesboutonspourréglerlescontrastesetlaluminositéjusqu’àcequ’ils’estimesatisfaitetaitobtenuuneimageparfaite.Il reculapouradmirer sonnouveau jouet.«Regardeça…Quellenetteté !Hé,c’est tellement super
que,quandjeregarderaiunwestern,j’auraidelapoussièredanslesyeux!»Ilritdesaplaisanterieetcontinuaàvisionnerlestroischaînes.«Chérie,passe-moileRadioTimes,tuveux?»Elleattrapaledoublenuméroetsespromessesdespectaclesfabuleux:MorecambeandWise,Look:
MikeYarwood,TheBlack andWhiteMinstrel Show. L’ironie qui consistait à regarder cette dernièreémissionennoir etblanc sur lanouvelle télécouleurn’échappapasàTina.Elle jeta lemagazinepar
terre.Rickleramassa.Sansremarquerqu’elleétaitexaspérée.«Quandest-cequetupensesqu’onirachercherlelandau?osa-t-elledemander.—Tu ne vas pas encoreme reparler de ça ? Installons-nous confortablement et profitons de notre
nouvelletélé…Oniralasemaineprochaine.»Tinasefrottaleventre.«Lebébépourraitêtrearrivé,d’icilà.»Prenantconsciencedecequ’ellevenaitdedire,RickarrêtadeparcourirleRadioTimes.«BonDieu!
Tuasraison…Mieuxvautqu’onenprofitetantqu’onpeut!Tuvasnouschercherunverre?»
Deuxjoursplustard,Tinaétaitàlaboutiquelorsqu’ellevitentrerGraham.«Quandest-cequetuvasarrêterdevenirbosser?Tudoisêtresurlepointd’accoucher…—Bonjour,Graham!Àlafindumois,répondit-elle.Ilmetarded’yêtre.»Elle regarda le vieux landau abandonné dans un coin que quelqu’un avait déposé à la boutique
quelquessemainesplustôt.Tinaavaitplaintlapauvremèrequin’auraitd’autrechoixquedel’acheter,fauted’avoir lesmoyensdes’enpayerunneuf.Entre-temps,elles’étaitrésignéeàl’idéequecevieuxmachin assez abîmé serait celui dans lequel elle promènerait le bébé qu’elle avait tant désiré. Ellecommençaàenleverleslivresqu’elleavaitentassésdedans.Grahamseprécipitapourl’aider.«Attends,laisse-moifaire…»Ilpritlapiledelivresqu’elletenaitetlaposasurlecomptoir.«Pourquoituvidescetruc,d’ailleurs?Quelqu’unleveut?»Ilpassasesdoigtssurletissuéliméetfit
lamoueenvoyantl’intérieurtoutdéchiré.Gênée,Tinadétournalesyeuxetemportad’autreslivressurlecomptoir.«Non!Nemedispasquec’esttoi…—Oh,iln’estpassimalqueça…Aprèsunboncoupd’Ajax,ilseracommeneuf!—Jecroyaisquevousalliezenacheterun.—Oui,onyestallés!rétorquaTinad’untonmoqueur.C’estunelonguehistoire,maisonestrevenus
avecunetélécouleuràlaplace.»Grahamsecoualatêteenagrippantlerebordducomptoir.Puisilgrinçadesdentsetrespiraungrand
coup.Tinaposasamainsurlasienne.«Graham,cen’estpastonproblème.Jevaisbien,jet’assure…Lebébén’aurapasbesoind’unlandau
trèslongtemps,alorsquecettetélévadurerdesannées.—Tuesunesainte…Jenecomprendspascommenttufaispoursupportercethomme!— Je l’aime, dit-elle en haussant les épaules. Je sais que j’ai toutes les raisons de le détester,
seulement,jen’yarrivepas.Iln’apasététropdésagréable,depuisque…»Sanss’enrendrecompte,ellesetouchalajoue.«Depuisquoi?Ilt’aencorecognée?»Elles’empressadeprendresadéfense.«Non,biensûrquenon…Toutvabien.Onesttrèsimpatients
touslesdeuxd’avoirlebébé.»Grahamparaissaitendouter.«Écoute,jesaisquetesintentionssontbonnes,maisjedoisfaireensortequeçamarche.Jeneveux
pasquetut’imaginesquejesuisfaible,jesaiscequejefais.Jeseraisincapabled’éleverunenfanttouteseule,et jesuissûrequeRickseraunpèreformidable.Sijepensaisunesecondequ’ilpuissefairedumalaubébé,jepartirais,crois-moi!Jenesaispasoùj’irais,maisjenemettraipasendangerlasécuritédemonenfant.Ilfautquetumefassesconfiance,Graham.»
Tinafermadebonneheureetsepréparaàfairelelongtrajetàpiedjusquechezelleaveclelandau.Ellerangealesclésdelaboutiquedanssapocheensemaudissantd’êtresortiesansavoirprissonsacàmain.Ce landaun’étaitpassimal…Lasuspensionétaitencoreenbonétat, sibienque lesgrosses roues
absorbaient les creux et les bosses du trottoir. Elle songea à tous les bébés qui avaient été promenésdedans.Etsoudain,ellesesentitplusvivantequejamais.Dansquelquessemaines,ellepousseraitsonbébéàelle;desinconnussouriraientavectendresseenluidemandants’ilspouvaientjeteruncoupd’œil.Elle relèverait lescouverturespour leurmontrer leplusbeaubébédumonde.Rick lebaladerait avecfiertéautourdudépôt,tousleschauffeursetlescontrôleursviendraientadmirerleurenfantadorable,etilsseraienttousd’accordpourdirequ’ilsn’avaientjamaisvuunbébéaussicharmant.Tournant et retournant ces scénarios dans sa tête, Tina s’étonna d’être déjà arrivée dans sa rue.Ce
n’étaitpassiloinqueça,quandonpoussaitunlandau…Ellelelaissadevantlaporte,puisentradanslamaison.«Rick,viensvoircequej’airapporté!»cria-t-elle.Elleôtasonmanteauetl’accrocha.«Rick…Tueslà?»Ellealladanslacuisine,oùelleletrouvaentrainderegarderparlafenêtre.«Ah,tueslà…Tunem’aspasentendueentrer?J’aiunlandau!Ilestd’occasion,maistrèsagréableà
pousser,etunefoisquejel’auraibiennettoyé,ilsera…»Ellesetutenlevoyantseretourner,leregardombrageuxettouslestendonscrispés.Iltenaitàlamainunefeuilledepapierqu’ellereconnutaussitôt.« J’ai eumal à la tête, commença-t-il en s’efforçant demaîtriser sa colère. Je n’ai pas trouvé de
comprimésdansleplacard,etj’aivuquetuavaislaissétonsacsurlatabledelacuisine.Iln’yavaitpasde comprimés dedans nonplus, en revanche, j’ai trouvé ça ! » dit-il en brandissant la lettre deBilly.L’épouvantesaisitTinaauventre.«Alors,Christina,dit-ilenprenantsoind’insistersursonnomcomplet,quandcomptais-tumeparler
deceBilly?»Tina s’affola. « Tu te trompes complètement… Cette lettre ne m’est pas adressée… Tu n’as qu’à
regarderladate!»MaisRick ne l’écoutait pas. Il se jeta sur elle et empoigna ses longs cheveux bruns. Tina hurla de
terreur,maisillagiflaviolemmentenpleinefigure,puisserralepoingetluidonnaungrandcoupdansleventre.Ellesuffoquaetsepliaendeuxdedouleurens’écroulantparterre.Ladernièrechosequ’ellevitfutlaphotojauniedeBillyStirlingquiavaitvoltigésurlesol.«Tutetrompescomplètement»,répéta-t-elleplusieursfoisdesuite.Mais plus personne n’était là pour l’écouter. Elle entendit claquer la porte d’entrée tandis qu’elle
essayaitdeserelever.Etsoudain,ellesentitquelquechosedechaudcoulerentresesjambes.«Lebébé»,murmura-t-elleavantdes’évanouir.
22
Aveugléderage,Ricksortitdanslarueenfonçantdroitdevantlui, la lettredeBillyàlamain.Dèsqu’ilaperçutunbus,illehéla,bienqu’ilnesoitpasàproximitéd’unarrêt.Leconducteurralentitunpeu,sanss’arrêter.Cequin’empêchapasRickd’attraperauvollarampeenacieretdesauteràbord.Surpris,leconducteurréagit.«Hé,vousnepouvezpasmontern’importeoùet…Oh,c’esttoi!s’exclama-t-ilenreconnaissantRick.
Oùcours-tucommeçacommeuncinglé?—ÀGillbentRoad,Frank.»Ilpassadevant luietse laissa tombersur lepremiersiègelibre.«Et
maintenant,fiche-moilapaix.»Letempsquelebus ledéposeàGillbentRoad,etde trouver lenuméro180,Rickétaitdansunétat
prochedel’apoplexie.Ilavaitgravementbesoindeboireunverre.Iltambourinadupoingsurlaporteetattenditavecimpatience.Auboutd’àpeinedeuxsecondes,ilfrappadenouveauencriant:«Jesaistout,Billy!Sorsdelàetviensmeregarderenfacesituesunhomme!»Au troisième coup qu’il donna sur la porte, il entendit quelqu’un bouger. Lentement, la porte
s’entrouvrit.«Quelraffut…Laissez-moiletempsd’arriver!»Surprisdeseretrouverdevantunevieilledame,Rickl’écartasansménagementetseprécipitadansle
petitsalon.«Oùest-il?—Qui?Monmari?»Illatoisad’unairmoqueur.«Jenepensepas,non…Billy.C’estvotrefils?»Lavieilledameseraidit.«Puis-jesavoirquiledemande?—Inutiledejouerauplusfinavecmoi,dit-ilenlaprenantparlecoude.Jesaisqu’ilhabiteicietqu’il
abaisémafemme.—Ilauraitdumal…Billyestmortdepuisplusdetrenteans.»Ricksefigea.«Qu’est-cequevousdites?»Elle le regardadans lesyeux.«Écoutez, j’ignorequivousêtes,maisvousneme faitespaspeur…
VousnepouvezpasdébarquerchezmoienaccusantmonBillydejenesaisquoi!Jeviensdevousledire,monfilsestmort.Ilaététuéàlaguerreen1940.»Sansyavoirétéinvité,Rickselaissatomberdansunfauteuildevantlacheminée.«Faitescommechezvous»,raillalavieilledame.Lentement,ildéplialalettrequ’ilserraittoujoursdanssonpoingetlalutjusqu’aubout.Quandileut
terminé,ilattrapasatêteentresesmains.«Oh,monDieu…Qu’est-cequej’aifait?Qu’est-cequej’aifait?»
23
SiSheilal’apprenait,Grahamsavaitqu’elleletuerait.Ilsortitdesapochequelquesbilletsqu’iltenditàlavendeuse.«Merci,monsieur.Jesuissûrequevotrefemmeenseratrèscontente.»Ilhésita.«Cen’estpaspourmafemme.»La vendeuse lui jeta un regard entendu. « Oh, je comprends… Excusez-moi. » Elle appuya sur
plusieurstouchesdelacaisse.Letiroirs’ouvritensonnant,puisellerangealesbillets.Grahamparuttroubléuneseconde.«Non,cen’estpascequevouspensez…C’estpouruneamie.»Lavendeuseémitunpetitsifflement.«Cedoitêtreunetrèschèreamie…—Oui.Unetrèschèreamie.»Ilnesavaitpastrèsbienpourquoiilavaitcetteconversationavecune
parfaiteinconnue.Sasincéritéluijouaitdestours.Il souhaitabonsoirà lavendeuseet sortit sur le trottoir avec le super landauSilverCross flambant
neuf.IlentenditserefermerlaportesurlaquellelavendeuseaffichalapancarteFermé.Ilpoussalelandaujusqu’àsonvanetpestacontrelesruesmouilléesenvoyantlespneusimmaculés
ramasserleurspremièrestracesdesaleté.C’étaitdesapartungesteextravagant,maisvoirTinapousserce vieux machin déglingué l’avait vraiment ému. Tina l’attendrissait, il n’y pouvait rien. Il espéraitseulementqueRickneseraitpaslàaumomentoùildéposeraitlelandau.Lorsqu’ilsegaradevantlamaisondesCraig,ils’étonnadevoirqu’elleétaitplongéedanslenoir.Il
jetauncoupd’œildanslarue;lesréverbèresétaientallumés,signequecen’étaitdoncpasunenouvellepannedecourant. Il laissa le landaudans levanetallasonnerà laporte,devant laquelle ilaperçut levieuxlandau.Aprèsavoirsonnéàtroisreprises,ilrenonçaetrepartitverssonvan.Ilvenaitdedémarrerlorsqu’ilse
dit qu’il pouvait laisser le landau dans la remise à l’arrière. Il mettrait un mot sous la porte pourexpliquercequ’ilavaitfait.CeseraitunebellesurprisepourTinaquandellerentrerait.Ilpoussal’énormelandaudanslapetitealléequilongeaitlamaison.Arrivédevantlaremise,ildutse
faufilerentre le landauet lemurpourouvrir laporte. Ilyavait là toutun tasdevieilleschoses,ainsiqu’une tondeuse et des outils de jardin inutilisés,mais, en les poussant un peu, il réussit à y caser lelandau. Ilhésitaune seconde,puis, saisid’uncurieuxpressentiment, il plaça sesmainsencoupepourregarderàtraverslafenêtredelacuisine.Sesyeuxmirentuninstantàs’accoutumeràlasemi-pénombre,etsoncerveauquelquessecondesdeplusavantd’enregistrercequ’ilvenaitdevoir.Aussitôt,ilbrisalavitredelaported’uncoupdecoude,tournalacléàl’intérieuretseprécipitadanslacuisine.«Tina!Tina…»Unsanglotluiserralagorge.«MonDieu,quet’est-ilarrivé?»Ilcourutdansl’entréeappelerlesurgences.Sesdoigtstremblaientsifortqu’ilduts’yreprendreàtrois
fois.Aprèsquoiilrevintdanslacuisineets’agenouillaprèsdeTina.Sesmainstremblaient,ilosaitàpeine
la toucher. Elle avait le teint blême, les lèvres bleutées, et sa robe remontée exposait unmorceau de
cuisseblanche.Illarabattitpourpréserversapudeur,etcefutalorsqu’ilaperçutlaflaque.Uneflaquerouge sombre s’était répandue entre ses jambes et figée sur le lino. Graham comprit immédiatementqu’ellen’auraitbesoind’aucundesdeuxlandaus.
24
L’odeur,cefutlapremièrechosedontelleeutconscience.Uneodeurdedésinfectant,etpuisuneautre,moins familière,qui lui fitbattre lecœurplusvite.L’odeurâcreetmétalliquedusang.Elleouvrit lesyeuxetvoulutsouleverlatêtedel’oreiller,maiselleétaitaussilourdequ’uneballedefitness.Sonbrasétaitankyloséetluifaisaitunpeumalauniveauducoude.Entournantlesyeux,ellevitqu’onluiavaitmisuneperfusion.Ellesentaitqu’elleavaitlabouchesèche,lalanguepâteuse,leslèvreséclatées…etégalementautrechose,d’encoreplussinistre.Elleavaitl’impressiond’êtrevide.Laportede la chambre s’ouvrit surGrahamqui lui apportauncafédansungobelet.Voyantqu’elle
avaitreprisconnaissance,ilaccourutprèsdulit.«Tuesréveillée!»Illuipassalamainsurlefrontetcaressasescheveuxcollésdetranspiration.«Graham!Qu’est-cequetufaislà?Oùest-cequejesuis?»Ill’embrassasurlamain.«Tuesàl’hôpital,mabelle.»Lesyeuxluisantsdelarmes,ildétournala
têteletempsdeseressaisir.«Graham…?»Ilpritsarespiration.«Jesuissincèrementdésolé.»Tinalevalamainpourluiépargnerd’avoiràdirelasuite.«Jesais.J’aiperdumonbébé.—Oh,Tina…»Ilsepenchaetl’embrassasurlefront.«OùestRick?»Grahamserralespoingsenprenantsurluipoursecalmer.«Loind’ici…sitoutefoisilluiresteencore
unminimumdebonsens!Jesupposequetuvasporterplainte.»Tinaétaitépuisée.«Jenepeuxpaspenseràçapourl’instant…Ilfautquejelevoie.»Grahamsecoualatêted’unairstupéfait.«Aprèscequ’ilvientdefaire?Tun’asplustoutetatête…»Ellesentitdeslarmesbrûlantesroulersursesjoues.Ellevoulutlesessuyer,maisquandellesoulevala
main,lapochedeperfusionsebalançasurleportant.«Monbébén’estpluslà.»EllelaissaéchapperdegrossanglotstandisqueGrahamlaprenaitdanssesbras.Toutdoucement,illa
berça.«Vas-y,laisse-toialler…»Arrivantàpeineàarticuler,elledemanda:«C’étaitungarçonouunefille?—Unemagnifiquepetitefille.Unpetitconcentréparfaitdebeauté.»Tinas’écartapourleregarder.«Tul’asvue?—Oui,jesuisrestétoutletempsavectoi.Enfin,paspendantl’accouchement…J’aiattendudansle
couloir.Maisilsmel’ontmontréeaprès.»Elleseredressasurlescoudes.«Jeveuxlavoir»,dit-elle,d’unevoixétrangementcalme.Grahamn’hésitaqu’unebrèveseconde.«Oui,biensûr.Jevaischercheruneinfirmière.»
Tinaregardaitsafille,émerveilléedelavoirsiparfaite.Sesyeuxétaientfermés,etseslongscilsnoirs
reposaientsursesjoues.Onauraitditqu’elledormaitetque,d’unesecondeàl’autre,elleallaitouvrirlesyeuxenregardantsamèreavecadoration.«Tuessûrequ’elleest…—Ellen’avaitaucunechance.Cesalaudt’afrappéeavecunetelleforcequetuaseucequ’onappelle
unerupturedeplacenta.Tuasperduénormémentdesang…C’estunmiraclequetunesoispasmortetoiaussi!»Tina ferma très fort les yeux. « Je regrette denepas l’être. »Elle serra sa fille contre sa poitrine.
«C’estdemafaute.Jamaisjen’auraisdûretournervivreaveclui…Lindaettoim’avezpourtantditquej’étaisfolle,maisjen’airienvouluentendre.Etmaintenant,monbébéenapayéleprix.Jamaisjenemelepardonnerai!»Grahamserraledrapaucreuxdesonpoing.«Danscettehistoire,uneseulepersonneestàblâmer,et
cen’estpastoi,Tina.—Katy,murmura-t-elle.—Pardon?—Jevaisl’appelerKaty.»Elleesquissaunpauvresourire.«C’estunjolinom.»Grahamsemouchabruyamment.Sapetitefilleserréesursoncœur,Tinachantonnaenlaberçantdoucementdanssesbras.
Dorsmonenfant,lapaixt’accompagneraToutaulongdelanuitSesangesgardiens,leSeigneurt’enverraToutaulongdelanuit.
Ellepassasondoigtautourduvisagede l’enfantensouriant,puiselle se tournaversGraham.«Tuveuxbiendemanderàl’infirmièredel’emmener?»Ilselevad’unbond.«Situenessûre…»Il appuya sur la sonnette. Au bout de quelques minutes, une infirmière arriva. Tina remonta la
couverturerosesurlepetitvisagedubébé.«Jeneveuxpasqu’elleprennefroid»,dit-elled’unevoixassurée.Elleregardasonbébéparfait,puisl’embrassasurlefront.«Aurevoir,monpetitange…Jenet’oublieraijamais.Dorsbien.»Puisellepassalebébéàl’infirmière,pourladernièrefois.
Àminuit passé, elle se réveilla d’un sommeil agité.Assoupi sur une chaise à côté d’elle,Grahamronflaitdoucement.Tinaleregardaavectendresseetsourit.Ilexistaitdeshommesbien.PuisellepensaàRick,etungoûtdebileluimontadanslabouche.Lecœurbattantplusvite,elleregrettadenepasavoirassezd’énergiepourdonnerlibrecoursàsacolère.Letraumatismed’avoirvusonbébémort-nél’avaitvidéede toutes ses forces.Àsademande,Grahamavait appeléRick, sansparvenir à le joindre.Tinapensa téléphoner à sa belle-mère,mais elle ne se sentait pas capable de la voir, ni de supporter lesexcusesqu’ellenemanqueraitpasd’inventerpourjustifierlesactesabominablesdesonfils.Sansdouteétait-ildanslesvapesquelquepart,lecerveauimbibéd’alcool,incapabledefairefaceàlaréalité.Toutcedontellesesouvenait,endehorsdeladouleurfulgurante,c’étaitdel’avoirvusortirdelamaisonentrombeaveclalettre,sonesprittorduenproieàdespenséesinsensées,incapabledediscernerlavérité.
Rickrentrachezluiauxpremièresheuresdumatin.AprèsêtrerepartideGillbentRoad,ilétaitentrédanslepremierpubqu’ilavaitaperçupourtâcherderassemblersespensées.Ils’étaitcomportécommeunabruti,etquand il relut la lettre,dans lecalmeet jusqu’à la fin, ilcompritàquelpoint ilavaitétéidiot.Leproblème,c’étaitqu’ilaimaitTinasi fortque l’idéede laperdreouqu’elle lequittepourunautre homme le terrifiait. Sa jalousie avait tourné à la paranoïa dans des proportions épiques. NonseulementTinaétaitd’unebeautéincroyable,maiselleétaitgentille,bienveillante,etd’uneintelligenceplacidequiparfoislestupéfiait.Ilsavaitqu’iln’étaitpaslemeilleurmaridumonde.Soncomportementpouvaitêtreinconstant,etsonmanquedejugementfrôlerlafolie,maisill’aimaitimmensément.Aprèsavoirengloutiuneénièmepinte,ilselevaentitubant.Sadécisionétaitprise.Tinaseraitfièrede
direqu’ilétaitsonmari.Tropsouvent,ill’avaitlaisséetomber,maisilétaitdécidéàsefairepardonner.Ilsseraientdesparentsmerveilleux,dévouésàleurenfant,quinesouhaiteraientriend’autre,etleurpetitefamilleseraitinséparable.Enmettant la clé dans la serrure, il aperçut le vieux landau et s’immobilisa. Il ne se rappelait pas
l’avoirvuquandilétaitparticommeunfoufurieux.Ilavançadansl’entréesurlapointedespiedspournepasréveillerTina.Ilavaitgrandbesoindeboiredel’eau.Lelongtrajetàpiedjusquechezluil’avaitdégrisé,maisilmouraitdesoif.Ilavaladeuxverresd’eaud’affiléeavantdesentirquelquechosecrissersous sespieds. Il sepenchaet examina les éclatsdeverre.Étonné, il se redressa, et c’est alorsqu’ilaperçutlecarreaucassésurlaporte.«Qu’est-ceque…?»Lecœurbattantàtoutrompre,ileutànouveaulabouchesèche.Lapeurmonta
enluiteldumercure.Ilseretournalentementetobservalacuisine.Quelquechosen’allaitpas…Unfiletdesueurglacéluicouladansledostandisquesoncœurs’emballaitdanssacagethoracique.Etd’unseulcoup,ilcomprit.Affolé,ilreculaets’appuyacontrel’évier.Levisagedanslesmains,il
se frotta lesyeuxde toutes ses forcesavantde s’obligerà regarderencoreune fois.Etcomme il s’endoutait,elleétait toujourslà.Latacherougesombreétaléesurlesolnepouvaitêtrequelesangdesafemme.Ilvomitdansl’évier.Aprèsavoirétévérifiéqueleurlitétaitvide,Rickredescendits’asseoirdanslacuisine.Latêteposée
surlatable,ilfermalesyeux.Sarespirations’accéléra,etbrusquement,ilsursauta,denouveauenalerte.Ilallachercherunstylo.Ilentrouvaundansl’entréeprèsdutéléphone,puisilsortitlalettredeBillydesapoche.Lesmainstremblantes,illadéfroissa,laretournaetécrivitunseulmot:Pardon.Désespéré,ilquittapourladernièrefoisledomicileconjugal.Tinaneluipardonnerait jamais,ilen
avait la certitude absolue. Il ne l’espérait pas, pas plus d’ailleurs qu’il ne le voulait. Alors qu’ils’éloignaitdanslarued’unpastraînant,ilallaitenfinluidonnercequ’elleméritait.Ilallaitlalibérer.
25
Assise au bord du lit, Tina balançait ses jambes dans le vide d’un air absent. Depuis bientôt unesemainequ’elleétaitàl’hôpital,ellen’avaittoujourspasdenouvellesdeRick.Grahamétaitpassédeuxfois chezeux, avant toutpournettoyer la cuisineet sedébarrasserdesdeux landaus,mais il n’yavaittrouvépersonne.Pourfinir,TinaavaittéléphonéàMolly,quiellenonplusnesavaitpasoùétaitsonfils.Elleétaitdévastéeparlamortdesapetite-fille,etfolled’inquiétudepourRickquiavaitapparemmentdisparu.«MonRickyauraitétéunpèremerveilleux»,avait-ellesangloté.Onfrappauncoupdiscretàlaporte.Grahamavançalatêtedansl’embrasure.«Tuesprête?»Tina se leva et attrapa son petit sac. En la voyant vaciller, Graham la retint par le coude.
«Doucement…Tiens,jet’aiapportétonmanteau.Ilfaitunfroiddecanard,dehors.»Elleenfilalegrosmanteaud’hiver.Sanstropsavoirquoi,quelquechoseluiparutbizarre.Etd’unseul
coup,ellecomprit:ellepouvaitleboutonnerjusqu’enbas.Ladernièrefoisqu’ellel’avaitmis,elleavaitétéenceintedepresqueneufmois.Sentantsalèvreinférieuretrembler,ellelamorditfermement.«Çava?demandaGraham.—Àtonavis?répondit-elled’untonlas.—Désolé,maquestionétaitstupide.—Non,c’estmoiquisuisdésolée,mais,s’ilteplaît,nemedemandepascommentjevais.—Excuse-moi…Pourquoituneviendraispast’installercheznous?Tesavoirtouteseuledanscette
maisonnemeditrienquivaille.Ets’ilrevenait?—S’ilrevenait?J’aibesoindelevoir.Ilfautqu’onparledecertaineschoses.—Jepeuxm’encharger.Riennet’obligeàlerevoir.Aprèscequ’ilafait!—J’aiquelquechoseàluidire,Graham.Quelquechosequej’auraisdûluidireilyalongtemps.»Ilcompritautondesavoixqu’ilétaitinutiled’insister.Enrentrantchezelle,Tinas’étonnadetrouverlamaisonsiagréable.Grahamavaitfaitleménagede
fondencombleetavaitmêmeinstalléunpetitarbredeNoëldanslesalon.Elleselaissatombersurlecanapéetbataillapourenleversesbottes.«Attends,laisse-moit’aider…»Illesluiôtaetlesposaparterre.«Unetassedethé?—Avecgrandplaisir.Merci.»Auboutdequelquesminutes,Grahamrevintavecduthésurunplateau.«Tiens,j’aitrouvéça.»Illui
tenditlalettredeBilly.Tinalissalafeuillefroisséeetaperçutlemot.Unseul, tracéd’uneécritureenfantine.C’était toutce
qu’ilpensaitqu’elleméritait.Aprèsavoirfixélemotunelongueminute,ellemurmurasimplement:«Ilestrevenu.»
Ilsétaientassissurlecanapé,dansunsilenceplusapaisantquegênant.Grahammordillaitleboutdesoncrayonenréfléchissantsurunegrilledemotscroisés,Tinafeuilletaitd’unœildistrait leWoman’sWeekly–onytrouvaitdesrecettesdebiscuitsdeNoëlenformed’étoiles,desinstructionspourfabriquersesproprespétardsavecl’intérieurd’unrouleaudepapiertoilettesouencoredessuggestionsdecadeauxdedernièreminute.Ellelaissaglisserlemagazinesurlesol.Encequilaconcernait,Noëlétaitannulé,etlespagesdemagazinepleinesdejoiefestiven’ychangeraientrien.C’étaitgentildelapartdeGrahamd’avoirmisl’arbredeNoël,maiselleavaitbeausavoirqu’ilavaitvoulubienfaire,ellen’avaitqu’uneenvie:lemettreenpiècesetécrabouillerlespetitesboulesminables.Toutàcoup,elleeutenvied’êtreseule.«Tune crois pas que tu devrais aller retrouverSheila ? »Les lumières du sapin clignotaient et la
cheminée électrique luisait de chaleur. « Je me sens bien, je t’assure. Tu as été un ami formidable,vraiment,maistuastavie,tudevraislareprendre.—Tu as subi des choses terribles, Tina. Je veux justem’assurer que tu vas bien. Je suis un vieil
enquiquineur,jesais,maisl’idéequeRickpourraitrevenirm’inquiète.—Iln’enferarien.Ilvagarderprofilbaspendantuntemps,crois-moi…Ildoitsesentirtrophonteux
pourrevenirenrampant!»Tousdeuxsefigèrentenentendantsonneràlaporte.Nil’unnil’autren’osantbouger,ilsrestèrentlàà
sedévisager.Tinaréagitlapremière.«J’yvais.»Elleentrepritdeselever.«Ah,non,pasquestion!»ditGraham.Devantlaporte,ilregardaàtraverslavitre,maisleverredépoliempêchaitdevoirquiétaitlà.Ilmit
lachaîneetentrouvritlaporte.Surleseuilsetenaitunesuperberousse,unplatenveloppéd’untorchonàcarreauxsurlesbras.«Oh,bonjour…JevenaisvoirTina.»Commeelleavaitl’airplutôtsympathique,Grahamretiralachaîneetl’invitaàentrer.«Etvousêtes?—Linda…Linda,dubureau.Elleestlà?»Elle passa la tête dans le salon.Tina leva les yeux. «Linda !Oh,monDieu, entre…Merci d’être
passée!»Lesdeuxfemmess’embrassèrentavecaffection,puisLindaluiprit lesmainsenscrutantsonregard.
«Commenttutesens?Jesaisbienquec’estunequestionidiote,maisjenesaispasquoidired’autre…Danscegenredesituation,jesuisnulle!—Tun’aspasbesoindedirequelquechose,ditTinaensouriant.Quetusoislàsuffit.»Graham se racla la gorge. «Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? »L’air empoté, il était là,
debout,leplatdanslesmains.«Oh,pour l’instant, laissez-ledans lacuisine,s’ilvousplaît, réponditLinda.Jenousaipréparéun
paindepoissonsublimepourledîner.»Elleplongealamaindanssonsacd’oùellesortitunebouteilledeBlueNun.«Etmettezçaauréfrigérateur,vousvoulezbien?—Tuasfaitunpaindepoisson?s’exclamaTina,impressionnée.—Unpaindepoissonsublime!rectifiaLinda.—Qu’est-cequ’ilyadesublimededans?—Descrevettes.»Pourlapremièrefoisdepuiscequiluisemblaitêtreuneéternité,Tinaéclataderire.Grahamrevintdanslesalon.«Bon,vousdevezavoirdestonnesdechosesàvousraconter…Jevaisy
aller.—Attends!»l’arrêtaTina.Ellel’entouradesesbrasetposalatêtesursontorse.«Tusaisque,sans
toi,jen’auraispassurvécuàtoutça.»Grahaml’embrassasurlesommetducrâne.
«Jeseraitoujourslàpourtoi,Tina.Situasbesoindequoiquecesoit,appelle-moi.»Elleleregardad’unairreconnaissant.«Merci,jeleferai.»
Aprèslepaindepoissonsublimeetunedemi-bouteilledevin,Tinasesentitplusdétenduequ’ellenel’avait été depuis longtemps. Elle ramena ses jambes sous elle et serra un coussin tout doux sur sapoitrine.Linda,toujourspleinedetonus,savaitluiremonterlemoral.Ellesavaientjusteeuletempsderéchaufferlepaindepoissonavantqu’iln’yaitunenouvellecoupuredecourant,sibienqu’ellesétaientdanslesalonàlalumièredesbougies.«Oùpenses-tuqu’ilsoit?»demandaLinda.Tinafittournerlevindanssonverre.«Aucuneidée.Iln’apasvraimentd’amisproches,etsamèreest
toujourssansnouvelles.Iltitubeprobablementd’unpubàunautreaumilieudesbrumesdel’alcool…»Ellehésitaunesecondeavantd’ajouter:«Merci.—Dequoi?—Denepasavoirdit:“Jetel’avaisbiendit.”—Mafoi,jenenieraipasqueçanem’apastraversél’esprit,seulement,c’estladernièrechosequetu
asbesoind’entendreencemoment.»Pourlasecondefoiscesoir-là,Tinasursautaenentendantlasonnettedéchirerlesilence.«Quiçapeutbienêtre?demandaLinda.Non,laisse,j’yvais»,dit-elleenvoyantsonamieprêteàse
lever.Quelquessecondesplustard,ellerevintaccompagnéededeuxagentsdepoliceenuniforme.Tinasentit
soncuirchevelulapicoterlorsqu’elleselevapourlesaccueillir.«MrsCraig?s’enquitl’und’euxavecnervosité.—Oui,c’estmoi.Quepuis-jefairepourvous?»Elleseforçaàgarderunevoixposée.L’autrepolicierpritlerelais.«Nousavonsunemauvaisenouvelle…Votremari,RichardCraig,aété
retrouvé…Onl’aretrouvémort.»Bien que sidérée, Tina eut de la peine pour le jeune agent chargé d’annoncer une telle nouvelle.
«Mort?—Oui.Jesuissincèrementnavré,MrsCraig.—Mort?répéta-t-elle.Mais…comment?Où?»Lindalapritparl’épaule.Lepolicierseraclalagorgeetbaissalesyeuxsursoncarnet.«Unhommequipromenaitsonchienl’a
découvertsurlecheminquilongeleShipCanal.»Tinas’accrochaàLindaensentantsesjambessedérobersouselle.«Jenecomprendspas…Commentpeut-ilêtremort?»Lesdeuxagentséchangèrentunregard,puislepremierrepritlaparole.«Ilvabienentenduyavoirune
autopsie,mais,d’aprèslespremièresconstatations,ilseseraitétoufféavecsonvomi.»Tinalaissafuserunrirebref.«Vousvoulezdirequ’ilétaitfinsaoul?Onl’aretrouvémortauborddu
canalparcequ’ilétaitsaoul?»Lepolicierjetaunregardembarrasséàsoncollègue.«Ehbien,àcestadedel’enquête,personnene
peutl’affirmer.»Dèsquelespoliciersfurentrepartis,Lindapritleschosesenmain.«Onvatefaireboireunverrede
whisky…Tuviensd’avoirunsalechoc.»L’ironiedesapropositionn’échappapasàTina.Dansunesortedebrouillard,elleportaleverreàses
lèvres.L’odeurdel’alcoollarenvoyaàdedouloureuxsouvenirs.«Jemesenstrahie,Linda.Jevoulaisabsolumentlerevoirunedernièrefois.J’avaisbesoindelevoir,
etvoilàqu’ilaeulederniermot…Jen’auraiplusjamaisl’occasiondeluidireàquelpoint…»Elle s’approchade l’évier et jeta sonverrequi sebrisa enmillemorceauxen faisant sursauter son
amie.Puisellefonditenlarmes,lecorpssecouédesanglots,etselaissaglisserlelongdumuràmêmelesol.Alors, toutengrinçantdesdentsderage,ellecrachaplusqu’ellenedit :«Jen’auraiplus jamaisl’occasiondeluidireàquelpointjelehais!»
DEUXIÈMEPARTIE
26
1974
WilliamLaneseredressaens’étirant,lesmainssurlesreins.Aprèsavoirrespiréàfond,ilépongeason front en sueur et but une longue rasaded’eau augoulot de sa bouteille.Le travail avait beau êtrepénible,cettesaisonétaitcellequ’ilpréféraitdansl’année.Larécoltedelasèved’érabledémarraitversla fin février et prenait fin six semaines plus tard, quand il allait ramasser les derniers seaux sur lesarbres.Leliquideambréetgluantseraitensuitemisàbouillir,jusqu’àcequ’ilneresteplusquelesiropépaisdontsescompatriotesaméricainsadoraientarroserleurspancakesaupetitdéjeuner.Enentendant sonpèrequi fendaitdesbûchesdans legarage, il éprouva soudainunéland’affection
pourlevieilhomme,accompagnéd’unebonnedosedeculpabilitéàcausedecequ’ils’apprêtaitàfaireàsesparents.Tousdeuxtravaillaienttrèsdurpourmeneruneexistenceconfortableet,bienqu’ilsaientunmodedeviesimpleetdécontracté,ilsauraientméritéuneplusbellerécompensecomptetenudetoutesles heures qu’ils y consacraient. Bien sûr, ils ne seraient sûrement pas d’accord. Sa mère adoraits’occuper des chambres d’hôte ; elle s’épanouissait en rencontrant des gens et traitait tous les clientscommes’ilsétaientdesmembresdelafamille.Williamtransportaledernierseaudanslacabaneàsucre.Lacuve,chaufféesurunfeudebois,étaità
la bonne température, la sève bouillonnait en réduisant peu à peu comme il le fallait. Une fois qu’ill’auraitmiseenbouteilleetcollél’étiquetteàleurnom–Lane’sMapleSyrup–,ceseraitlemomentdeleur parler. Du moins était-ce ce que lui soufflait la raison. Parce que, son cœur, c’était une autreaffaire…
Unmoisplustard,alorsquelesoleild’avrilréchauffaitlaterreetquelesiropd’érableavaitétémisenbouteillesetdistribué,Williams’assit sur savaliseensautantplusieurs foisdessuspour la fermer.Aprèsavoirattachélessangles,illaposaprèsdelaporte,puistapotalapochedesavestedanslaquelleilsentitlaformerassurantedesonpasseportetdesonbilletd’avion.Lavoixenjouéedesamères’élevadurez-de-chaussée.«Will…Ilfautquetuprennesunpetitdéjeuneravantdepartir,monchéri!J’aifaitdespancakesaux
myrtilles.Vienslesmangertantqu’ilssontchauds!»Lecœur lourdd’angoisse, il traîna savalisedans l’escalier.Ce jour, il l’avait attendu toute savie,
pourtantilavaitl’impressiondetrahirl’amourdesamère.Pendanttrenteetunans,sesparentsl’avaientnourri,s’étaientoccupésdelui,etàprésentilavaitl’impressiondeleurflanqueruncoupdepoingdanslafigure.Dèsqu’ilentradanslacuisine,l’odeurdespancakesluiemplitlesnarines.Samères’essuyalesmains
sursontablieretluisourit.
«Ah,tevoilà…Vienst’asseoir.J’allaisservir.»Williamse laissa tombersurunechaise, la têtedans lesmains, lesépaulesvoûtéescommeunvieil
homme.Samèreluipassalamaindansledosetluiébouriffalescheveuxcommes’ilavaitencoreneufans.«Allons,Will…Tuattendscejourdepuislongtemps…»Elleréussitàgarderunevoixposée.Ilse redressaet la regardadans lesyeux,craignantqueses larmes jaillissentaumoindremotgentil
qu’elleluiadresserait.«J’ail’impressiondetetrahir…Devoustrahir,toietpapa.»Sa mère vint s’asseoir près de lui. « On a déjà parlé de tout ça… Ton père et moi te soutenons
entièrement.Nousseronstoujourstesparentsetnoust’aimeronstoujours.Tuesnotreprécieuxfils,çamefaitdelapeinedetevoirtedébattrepourtrouverlapaix…»Elleluitapotalamain.«Jepriepourquetulatrouves.»
Une brusque rafale de vent faillit arracher la porte aumoment où Donald Lane entra, son fusil enbandoulière,deuxlapinsmortsàlamain.«Bonjour,fiston.Commentçava,cematin?»SoussonaccenttraînantdeNewYork,ils’efforçade
prendreuntondésinvolte.«Çava.—Tonaviondécolled’Idlewildàquelleheure?»Williamesquissaunsourire.«JFK,papa…Çafaitonzeansquec’estJFK.»Donaldposasonfusilsurlatableengrommelant.«C’estpareil.—L’aviondécolleseulementcesoir,maisjeparsplustôt.Dirkvam’emmenerenvoiture.Onapas
mald’heuresderouteàfaire,etpuisjepréfèrearriverenavance.»Donaldsetournaverssafemme.«Ilyaducafé,Martha?»
William avait su dès son plus jeune âge qu’il avait été adopté.Et pendant l’enfance idyllique qu’ilavait passée en Nouvelle-Angleterre, ça n’avait jamais eu pour lui aucune importance. Ses parentsadoptifs étaient lespersonnes lesplusadorables, lesplushonnêteset lespluspieusesque l’onpuisseespérerrencontrer,aupointquelefaitqu’ilsn’aientjamaiseud’enfantlefaisaitdouterdel’existencedece Dieu qu’ils vénéraient si consciencieusement. Car si une femme était née pour être mère, c’étaitsûrementMarthaLane.Ilavaitpassélestroispremièresannéesdesavieavecsamèrebiologiquedansuncouventausudde
l’Irlande,oùilétaitné.Etbienqu’il l’ait toujourssu–sesparentsadoptifsn’enavaientjamaisfaitunsecret–, ilneserappelaitpasgrand-chosedesa«vraie»mère,pasplusquede l’endroitoù ilavaitvécupetitgarçon.Unjour,quandilavaitenvirondixansetqu’ilsavaientdéménagédanscettefermedansleVermont,ilétaitrentrédanslamaisonetavaitaperçusamèreàgenouxentraindelessiverleplancheravecdusavonSunlight.Dedos,avecunvieuxtablieretunfoulardsurlatête,sasilhouettecourbéeendeuxauraitpuêtrecelleden’importequi,et,l’espaced’uneminute,ils’étaitsentitroublé.Puisl’odeurdusavonluiavaitassaillilesnarines,etilétaitrestéprostré.L’odeurcitronnéel’avaitrenvoyéd’unseulcoupàsesjeunesannées.Ilavaitbrusquementrevulelongcouloiroùdesjeunesfillesfrottaientlesoljusqu’àcequ’ilbrillecommeunmiroir.Ilétaitressortidiscrètementsansfairedebruit.Une autre fois, quelques annéesplus tard, sa petite amiede l’époque, Jenna, qui n’était pas connue
poursestalentsdecuisinière,luiavaitpréparéundînerromantique.Ilavaitplantésafourchettedansletasdepuréegrise,truffédemorceauxdursquiavaientéchappéaupresse-purée,puisl’avaitreposéeenregardantfixementparlafenêtre.
«Toutvabien,Will?luidemandaJenna.—Dupandy…C’estdupandy.»Jennasevexa.«Çan’apasl’aird’êtreuncompliment…— Non, excuse-moi, ça n’a rien d’une insulte. C’est comme ça qu’on appelait la purée… Je me
souviens que ma mère m’en faisait manger. » Il plissa très fort les yeux et se frotta les tempes ens’efforçantdeconvoqueruneimageplusprécise.Çanemarchaitpas.Ilavaitbeauessayer,levisagedesamèrerestaittoujoursdansleflou,maisilgardaitd’elleunsouvenirdetendressemêléededévouement.Àprésent,ilétaitlàdevantsesparentssousleporchedelafermeets’apprêtaitàleurdireaurevoir.MarthaLaneserraunjolimouchoiràfleursdanssamainetsetamponnalesyeux.DonaldLanepritson
filsdanssesbraspourluidonneruneaccolade.Williamlaluirendit,avecuneprofondeaffection,puisils’écartaetleregardadanslesyeux.«Mercidemelaisserfaireça,papa.Jesaisquecedoitêtredifficilepourtoietmaman.Jeveuxjuste
quevoussachiezquejevousaimetouslesdeux.Voussereztoujoursmonpèreetmamère,etjevoussuisreconnaissantpourtoutcequevousm’avezdonné…Jenecherchepasunenouvellemaman.Seulement,j’aibesoindecomprendred’oùjeviens,etcequim’aamenéànaîtredansdetellescirconstances.»Ilpritlamaindesamèredanslasienneetl’embrassasurlajoue.«Reviens-nousvite,mon fils…Tuvasnousmanquer.»Martha s’empressade tourner les talonset
rentradanslamaison.«Papa?— Ne t’inquiète pas, fiston. Ça va aller… Assure-toi de revenir sain et sauf, c’est tout. Et si tu
retrouvestonautremère,remercie-la.—Dequoi?»demandaWilliamenfronçantlessourcils.Donaldreniflaungrandcoup.«Denousavoirdonnéleplusbeaucadeauquisoit…Ungarçondonton
estfiers.Ungarçongrâceàquinotrevieestcomplète.—D’accord,papa.Merci.Etprendsbiensoindemaman.»
Quelquesheuresplustard,lorsqueWilliampritplaceàbordduvoltransatlantique,ilsortitlafeuilleque lui avait remise samère. Il en connaissait déjàpar cœur tous lesdétails,mais il les relut toutdemêmeencoreunefoisensuivantlesmotsduboutdudoigt.LenomdesamèreétaitBronaghSkinner,etilétaitnéaucouventduSacré-CœurdeStBridget,prèsdeTipperary,le10avril1940.Elleétaitâgéedevingtansàl’époqueetenavaitdonccinquante-quatreaujourd’hui.Ilreplialafeuilleetlarangeadanslapoche de sa veste. En regardant New York disparaître derrière le hublot, il éprouva une sorted’excitation,mêléed’appréhension.Quecesoitpourlemeilleuroupourlepire,ilallaitdécouvrird’oùilvenait.
27
Illuifallutplusieursminutesavantdecomprendreoùilétait.Terrasséparledécalagehoraire,ilavaitdormiplustardqu’ilnel’auraitvoulu.Ilrepoussalegrosédredonetalladanslasalledebains.Sevoirdans lemiroir lui fit unchoc : il avait lespaupières lourdes, lesyeuxcernés, etonauraitditque sescheveuxn’avaientjamaisvuunpeigne.Aprèss’êtreaspergélevisaged’eaufroide,ils’approchadelafenêtre.Devantluis’étendaientlavilledeTipperaryetsesmaisonsauxcouleurspimpantes,où,d’aprèsson guide de voyage, on était sûr de recevoir un accueil chaleureux. Et, en effet, sa logeuse l’avaitaccueillidefaçontrèssympathique.Samèreenauraitététouchée.Williampromenaun regard réjoui sur sa chambre.Refaite récemment, elle sentait encore unpeu la
peinture, et cela malgré l’énorme vase rempli de fleurs fraîches queMrs Flanagan avait posé sur lacoiffeuse.Uncoupfrappéàlaportelesurprit.Ilenroulauneservietteautourdesesreinsetentrouvritlaporte.« Ah, pardon de vous déranger, Mr Lane, mais je me demandais si vous vouliez prendre un petit
déjeuner…Engénéral,j’arrêtedeserviràdixheures,maisaprèsunsilongvoyage,jemedoutequevousdevezêtrefatigué.»Sondouxaccentirlandaisirradiaitdegentillesse.«Oh,oui…Trèsvolontiers.Jesuisdésolé,MrsFlanagan…Quelleheureest-il?—Voyonsvoir…»Elleremonta lamanchedesonchemisieretregardasamontre.«Ehbien, ilest
moinslequart.—Dixheuresmoinslequart?—Euh,non,onzeheuresmoinslequart…—Oh,monDieu!Ilestbeaucoupplustardquejenepensais…Jenevoudraispasvousembêter,mais,
d’unseulcoup,jemeursdefaim!»Levisage rougeauddeMrsFlanaganse fenditd’un immensesourire.«Alors,c’estd’accord !Tout
seraprêtsurlatabledansquinzeminutes.»
Lasalleàmangerétaitpetite,maisaccueillante.Letapisaumotifcompliquéetlesmeublesenacajoufoncédonnaientl’impressiond’encombrerlapièce.Williamseditquec’étaitdommagequelesfenêtresaientdesrideauxenfiletquimasquaientlavuesurcettevillemagnifique.Ilbutunegorgéeducaféquesalogeuse avait déjà posé devant lui, puis sortit un plan qu’il étala sur la table. Mrs Flanagan arrivaprécipitammentavecsonpetitdéjeuner.«Voilàquivouspermettradetenirlerestedelajournée!»Cequ’ilaperçutsurl’assiettelefitsaliver–desgrossessaucissesjuteuses,destomatesgrillées,du
boudinnoir,desœufssurleplatetdeuxportionsdegâteaudepommesdeterrefaitmaison.«Maisc’estunvraifestin!Merci,MrsFlanagan.—Allons,allons,cen’estrien…Vousêteslebienvenu.»L’airrayonnant,ellerepartitenlelaissant
dévorersonpetitdéjeuner.Dixminutesplustard,ellerevintluidemanders’ilvoulaitqu’elleleresserve.Williamreculacontrele
dossierdesachaiseensefrottantleventre.«C’étaitabsolumentdélicieux,MrsFlanagan.Maisjenepourraisrienavalerdeplus.—Bon,sivousenêtessûr…Jenevoudraispasqu’undemesclientssoitaffamé,surtoutquandils
viennentnousvoirdesiloin!—Jecroisquejen’auraipasbesoindefaireunautrerepasdetoutelajournée.»Mrs Flanagan débarrassa la table en riant. « Dites-moi, c’est la première fois que vous venez en
Irlande?»Williamhésitaàrépondre.Ilnesesentaitpasprêtàparlerdesonpassé,etencoremoinsàuneparfaite
inconnue. Mais Mrs Flanagan attendait la réponse à sa question qu’elle ne pensait pas êtreparticulièrementdifficile.«Ehbien,enfait,non,puisquevousvoulezsavoir.J’aivécuenAmériqueavecmesparentsadoptifsla
plusgrandepartiedemavie,maisjesuisnéici.—Non?C’estincroyable!Vousêtesnéici,àTipperary?—Pastrèsloin,jecrois.Dansuncouvent.»LevisagedeMrsFlanagans’assombrit,etelles’empressad’empilerlerestedesplatsenévitantson
regard.«Àentendrevotreaccent,onneledevineraitpas.»William décida de lui en dire davantage. « Au couvent du Sacré-Cœur de St Bridget. Vous
connaissez?»Elle le regarda en plissant les yeux. «Mais oui…Une demes amies qui tient l’hôtelCross Keys
envoietoutsonlingelà-bas–lesdraps,lesnappes…—Votreamieenvoiesonlingedansuncouvent?»MrsFlanaganreposalesplatsets’assitenfacedelui.«Qu’est-cequevoussavezdevotremèrebiologique?»Ilhaussalesépaules.«Peudechose.Justesonnom.—Etvouscomptezvousrendreaucouvent?—Oui,naturellement.C’estlebutdemonvoyage.»MrsFlanagansetortilla,l’airmalàl’aise.«N’enespérezpastrop.Cequejeveuxdire,c’estqu’il
doityavoirunebonneraisonpourqu’onaitenvoyévotremèreaucouvent.—Qu’est-cequivousfaitsupposerqu’onl’yaenvoyée?»MrsFlanaganémitunpetitriresec.«Croyez-moi,MrLane,aucunefillesained’espritn’entreraitdans
cetétablissementdesonpleingré!»Williamfronçalessourcils.Ellepoursuivit.«Voyons,commentdireça…Cetendroitaccueilledesfillesquisontlahontedeleurfamille–quise
sontdéshonoréessurleplanmoral,sivouspréférez.Tomberenceintesansêtremariéeestunpéché,maislesreligieusesfonttoutpourquelesfillespurifientleurâmedecettesouilluregrâceautravail.Ellesleuroffrentunrefugelorsqueleursfamillesneveulentplusentendreparlerd’elles,et,enéchangedugîteetducouvert,lesfillessechargentdelalessive,cultiventdeslégumesetfabriquentdeschapelets.—Maisellessontlibresdepartirquandellesleveulent?»MrsFlanaganhaussalesépaules.«Oui,j’imagine.Écoutez,jen’ensaispasbeaucoupplus…Jedis
simplementquec’estunebénédictionquelessœurssoientlàpourcesfillesquandleurproprefamillelesdésavoue.»Williamsegrattalementon.«Sijecomprendsbien,vouspensezquemamèreadûêtrerejetéeparsa
famille?»MrsFlanaganseleva.«Jen’airienditdetel.Jevousdonnaisjusteuntableaud’ensemble…Lecasde
chaque fille est différent.Mais tâchez de ne pas trop en attendre… Les sœurs ne communiquent pas
facilementdesinformations.C’estunendroittrèsfermé.»Williamselevaàsontouretrepritsacarte.«Auriez-vouslagentillessedem’indiquerl’adresse,pour
quejepuisseaumoinsallermerendrecompteparmoi-même?—Maisoui,volontiers…»Ellesortitunstylode lapochedesontablier.«Je l’écrisaudosdela
carte?»
Letrajetenbusavaitduréplusdetrenteminutes,etaumomentoùildescendit,Williamétaitledernierpassager.Lechauffeurluimontralarouteàprendre.«Jenevaispasplusloin.Vousallezdevoirmarcherunpeuplusdedeuxkilomètresetvousverrezlecouventsurvotregauche.Vousnepouvezpaslerater!»Williamleremerciad’unsignedetête,puissautadansl’herbedutalusauborddelaroute.Lesportes
serefermèrentencouinant.D’unseulcoup,ilseretrouvatoutseulaumilieudelacampagnepaisible.Letempss’étaitréchauffé,unbeausoleilbrillaitàtraverslesarbresetdesmoutonsgambadaientdanslesprés.Quandilsnebêlaientpas,lesilenceétaittelqu’illesentendaitquasimentbrouter.Ilmitsonsacàdossursonépaule.MrsFlanaganavaitinsistépourqu’ilemporteunthermosdecaféet
unegrossepartdesonfameuxcake,bourréde fruitssecset imbibédeGuinness.Auboutdequelquesminutes, il s’arrêta pour enlever sonpull et remonter lesmanches de sa chemise à carreaux. Il ôta sacasquette de base-ball et passa ses doigts dans ses cheveux mouillés de transpiration. Son guidepromettaitdestempératuresfraîches,accompagnéesd’aversesd’intensitévariable.Ilfrissonnamalgréluiquandilsentitlesacàdossepressercontresachemisehumide,maisilaccéléralepasenseconcentrantsursadestination,quin’étaitplusdistantequedequelquescentainesdemètres.Àlasortied’unvirage,ilaperçutlecouventoùilavaitvéculestroispremièresannéesdesavie.Il
s’immobilisa,puisrespiraprofondémentets’appuyacontreunarbre.Lebâtiment,qu’ils’étaitattenduàreconnaître,neluirappelaitaucunsouvenir.Ils’avançadevantlesgrilles.Unelonguealléemenaitàlaporteprincipale,mais,commelesgrillesétaientfermées, ilnevoyaitpasparoùentrer.Ilfit letouretfinitparseretrouverà l’arrièreducouvent.Desmursépaisd’unehauteurdesixmètresethérissésdetessonsdeverreentouraientlacour.Ellesprennentlasécuritétrèsausérieux,songeaWilliam.Entrericipareffractionnedoitpasêtredelatarte!Pasplusqu’ensortir!Il retourna devant l’entrée principale et regarda à travers les grilles.D’après ce qu’il en voyait, le
couventétaiteneffettrèsimposant.Uneimmensebâtissegrise,avecaumilieuuneportepeinteennoiràlaquelleonaccédaitparunescalierenpierre.Dulierrevertsombregrimpaitsurlafaçadeetunestatueenmarbred’uneblancheuréclatantesedressaitàgauchedelaporte.Frustré,William se laissa tomber dans l’herbe. Il avait parcouru cinq mille kilomètres pour venir
jusqu’ici,etiln’yavaitapparemmentpasmoyend’entrer!IlsortitlecakedeMrsFlanagandesonpapieretserégaladès lapremièrebouchée.Lecakeétaitcharnuetbienjuteux–sespapillesapprécièrent legoûtdelaGuinness.Ilseversaunetassedecafé,puisdépliasacarte.Unpeuplusloinsetrouvaitunpetitvillage,ouplutôtunhameau.Ilenvisageaitdes’yrendrelorsqu’ilentenditunbruitdemoteuretvitunecamionnettearriversurlaroute.Ilagitalesbraspourattirerl’attentionduconducteur,lequelralentitetabaissasavitre.«Jepeuxfairequelquechosepourvous?»Williamrepliasacarteàlahâteets’approcha.«Est-cequevousallezaucouvent?—Oui,eneffet.—Ah,formidable…Jevoudraisbienentrer,maisjen’arrivepasàouvrirlagrille.»Leconducteuréclataderire.«Cetendroitn’accepteaucunvisiteur,fiston!Vousavezàfaireici?—Oui,onpourraitdireça…—Danscecas,lesreligieusesdoiventvousattendre?
—Pas exactement. »William racla le sol de sa botte. « Écoutez, je viens de très loin, et il fautabsolumentquej’entrepourparleràlaresponsable.—Lamèresupérieure?Vousaurezdelachancesi…»Ilmontral’allée.«Tenez,voilàjustementune
sœur…Ellevamefaireentrer.Maisilfautavoirrendez-vous.»Williamregardalavieillereligieuses’avancerdanssalonguerobenoirequifrôlaitlesgraviers–on
auraitditqu’elleglissaitsurdesroulettes.«C’estsœurMary.Avecelle,vousn’arriverezàrien…Sautezàl’arrièreaveclelinge,jevaisvous
amenerjusqu’àlaporte.Maisattention,jenesuisaucourantderien!»Williamluisouritd’unairreconnaissant.Puisilouvritlesportesàl’arrièreetgrimpaaumilieudes
ballotsde linge.Enattendantque lacamionnette redémarre, il s’étendit surdesdrapsen riant. Ilavaitl’impression d’être un fugitif. Quoi qu’il en soit, il venait de franchir une étape supplémentaire pourretrouversamère.
28
Williamattenditquelacamionnettesoitcomplètementàl’arrêt.Illasentittanguerquandlelivreurendescendit,puisilentenditdesvoixétoufféesengagerlaconversation.Etsoudain,lesportess’ouvrirent,etlesoleilinondal’intérieurdelacamionnette.Ilsortitenclignantdesyeux.« La voie est libre ! Vite, sortez de là et faites le tour jusqu’à la porte d’entrée… Si elles vous
demandent comment vous êtes arrivé là, vous n’aurez qu’à dire que vous êtes entré derrière lacamionnettedulinge.Etquevousavezremontéhardimentl’allée!Ellesnevouscroirontpas,maisvousserezdanslaplace!»Williamrécupéra sonsacàdoset sortitd’unbond. Il tendit samainau livreur.«Merci infiniment,
monsieur.Jevousrevaudraiça.»L’homme lui serra lamain en lui faisant un clin d’œil. « J’espère que vous trouverez ce que vous
cherchez.»Williammontalesmarchesenpierre.Nevoyantpasdesonnetteprèsdel’imposanteported’entrée,il
tapadupoingd’uncoupferme.Leboisétaitd’unetelleduretéqu’ilsemassalamainengrimaçant.Aumomentoùlaportes’ouvrit,ilseredressadetoutesahauteur.«Bonjour!Jemedemandaiss’ilseraitpossibledeparleràlaresponsable.»Lareligieusehaussalessourcils.«Vousavezrendez-vous?—Ehbien,non,maisjeviensde…»Avantmême qu’il ait pu terminer sa phrase, elle lui claqua la porte au nez.William demeura une
secondebouchebéeavantd’éprouverunesoudainecolère. Ilserra lespoingsets’obligeaàrespireràfond.Ignorantsamaindouloureuse, il frappadenouveauetcontinuaà lefaire jusqu’àcequelamêmereligieuserevienneouvrirlaporte.Elleluijetaunregardnoirenplissantlefrontd’unairfurieux.« Quelle impolitesse ! s’exclama William. Comme je vous le disais, je souhaiterais parler à la
responsable.J’aifaituntrèslongvoyagepourvenirjusqu’icietjenerepartiraipastantquejen’auraipasvuquelqu’unquipuissemerenseigner.Alors,siçanevousdérangepas,pourriez-vousallerchercherlaresponsable,oubienpréférez-vousquejecampesurvotreperron?Etn’allezpascroirequejedisçaenl’air!J’aiunthermos,ducake…ettoutmontempsdevantmoi!»Sansunmot,lareligieusecommençaàrefermerlaporte,maisilfutcettefoisplusrapideetcoinçasa
bottedansl’embrasure.«Enlevezvotrepieddelà!aboyalareligieuse.—Iln’enestpasquestion»,répliquaWilliamenpassantdevantelle.Àlasecondeoùilseretrouva
dans le vestibule, il reconnut l’odeur de citron familière. Il regarda alentour et aperçut un groupe dejeunes filles au bout du couloir. Toutes étaient vêtues de lamême robemarron informe et avaient lespiedsenveloppésdevieuxchiffons.Ils’enétonnauninstantavantdecomprendrequ’elless’enservaientpour cirer le sol.Une des filles, qui avait la tête rasée, se tourna vers lui.Quand il aperçut son gros
ventre, ildétourna lesyeuxd’unairgêné,maispasavant toutefoisde l’avoirvueesquisserunsouriretimide.«Bernadette,baissez lesyeux,vilepetite tentatrice ! la réprimanda la religieusequi les surveillait.
N’avez-vousdoncrienappris?Regardezdansquelétatvousêtes!Jemefaisdusoucipourvotreâme,monenfant,jemefaisvraimentdusouci!»Embarrassé,Williamsetournaverslareligieusequisetenaittoujourslààsescôtés.Dèsqu’elleeut
refermélaporte,ilpritconsciencedel’atmosphèreétouffanteducouvent.«Nousn’apprécionspaslesintrus.Attendeziciletempsquej’aillevoirsœurBenedicta.»Williaminclinarespectueusement la tête.«Merci,mais,sivouspermettez, jepréfèremeconsidérer
commeunvisiteurquecommeunintrus.»Pendant qu’il patientait, le groupe de filles s’éloigna. Un silence sinistre régnait dans le vestibule
lorsqu’unevoixlefitsursauter.«JesuissœurBenedicta.Enquoipuis-jevousêtreutile?»Lamèresupérieureétaitunegrandefemmeauxjouesrougesetauxyeuxd’unbleuperçant,labouche
figéeenunrictusrésigné.«Bonjour.Jem’appelleWilliamLane,etonpeutdirequejesuisrevenuchezmoi.Jesuisnéici.»Silareligieusefutsurprise,ellen’enlaissarienparaître.«Jerépète,enquoipuis-jevousêtreutile?»Williamfutdéstabilisé.«C’estvous,laresponsableducouvent?—Eneffet.—Écoutez,sœurBenedicta,jeneveuxpasvousdéranger.Jesuisseulementvenuvoirsivouspourriez
m’aideràretrouvermamère.Jesaisqu’elleaétépensionnaireici…—Résidente.Paspensionnaire.—Oui,biensûr,excusez-moi,dit-ileninclinantlatête.Jesaisqu’elleaétérésidenteici.Jesuisnéen
avril 1940. Et comme je suppose que vous conservez des dossiers, j’apprécierais grandement touteinformationquevouspourriezmedonner.»Les lèvres de sœur Benedicta se relevèrent en un sourire sournois. « Vous êtes d’une naïveté
stupéfiante,MrLane…Venezparici,voulez-vous?»Williamlasuivitdanssonbureau.Aumilieudelapiècetrônaitunelonguetableenacajouencombrée
depilesdepapiersdehauteursdiverses.Aumurétait accrochéeuneplaque sur laquelle était gravé :Puislaconvoitise,lorsqu’elleaconçu,enfantelepéché.Jacques,I,15.Lasœurluiindiquaunechaisefaceàsonbureau.Ilss’assirenttouslesdeux.Puiselleposasesdeux
coudessurlatableetsepenchaversWilliam.«Dites-moi,MrLane,aimez-vousvosparents?—Maisoui,naturellement…plusquetout!s’indignaWilliam.—Etilsvousontdonnéunbonfoyer,n’est-cepas?Ilsvousontnourri?»Ils’agitasursachaise.«Laquestionn’estpaslà…Jesuisàlarecherchedemavraiemère,et j’ai
pourcelaleurentièrebénédiction.—Votrevraiemère,c’estlafemmequivousaélevé,cellequivousrelevaitquandvoustombiez,qui
vousrassuraitlanuitquandvousfaisiezuncauchemar,quivous…— J’ai bien compris, ma sœur. Ce que je veux dire, c’est que j’ai leur entière bénédiction pour
retrouvermamèrebiologique.C’estmieux?—Inutiledeprendreceton,MrLane!Jepensequevousnevousrendezpascomptedutravailqu’on
accomplitici.Toutescellesquipassentparcecouventsontdesfillesdéchues,desdégénéréessurleplandelamorale,quelasociétéamisesàl’écartetqu’ontrejetéesleursfamillessurquiellesn’ontapportéquelahonte!Nousleurdonnonsunfoyer,nousveillonssurellespendantleurgrossesseetnousfaisonstoutpourqueleursbébéssoientrecueillispardesparentsaimants.Nousnousassuronsqu’ellespurifient
leurâmeeneffectuantundurlabeur.Cesfillessaventqu’ellessontcondamnéesàl’enfersiellesdisentàquiquecesoitqu’ellesonteuunbébé,aussipuis-jevousgarantirqueriendebonnesortiradevotrequête,MrLane. Jevoussuggèredepartir toutdesuite…etde remercier leSeigneuràgenouxquececouventaitagidansvotremeilleurintérêtenvousplaçantdansunefamillegentilleetaimante!»William avait l’impression d’être un mauvais élève en train d’être sermonné dans le bureau de la
directrice ; un sentiment qui s’accentua quand il remarqua la badine suspendue au mur derrière lareligieuse.Sedemandantsoudainsions’enétait servipourbattresamère, ildutprendresur luipourcontenirsacolère.« Sœur Benedicta, le travail que vous accomplissez n’est pas en cause, et je suis bien entendu
reconnaissant d’avoir été élevé comme je l’ai été,mais il se trouve que j’ai vécu les trois premièresannéesdemaviedanscecouvent.J’aimêmedessouvenirsdutempsquej’aipasséicietdemamère,bienquejenemerappelleplussonvisage.C’estcommes’ilmemanquaitunpandemavieet,àcausedecela,jen’arrivepasàtrouverlapaix.Pourvous,qu’est-cequeçachange?Jevousenprie,donnez-moilesrenseignementsquevousavezsurmamère,etensuitejem’enirai.Jenereviendraiplusjamaisvousimportuner.»Lareligieusesoupira.«Apparemment,vousn’avezpasécoutéunseulmotdecequejeviensdevous
dire…»Elleselevaetalladevantunegrandearmoire.Àl’aidedelacléaccrochéeautourdesoncou,elle l’ouvrit et en sortit un grand registre en cuir qu’elle lança sur le bureau. Une liasse de papiersvoltigeasurlesol.«Quelétaitlenomdevotremère?—BronaghSkinner,réponditWilliamavecémotionenreprenantunpeuespoir.—Etvousêtesnéen1940,dites-vous?»Ilconfirmad’unsignedetêteetessuyasespaumesmoitesdesueursursonpantalon.SœurBenedictafeuilletaleregistrependantcequiluisembladureruneéternité.Surlespagesétaient
inscritesdescentainesdenoms.Williamserassuravaguementensedisantqu’iln’étaitpasleseuldanscettesituation.Puislareligieusepritunstyloetnotaunnumérosurunboutdepapier.Aprèsquoielleallaremettreleregistredansl’armoire.D’ungesteostentatoire,ellelarefermaàcléetregardaWilliamdanslesyeux.«Attendez-moiici»,ordonna-t-elleavantdesortirdelapièce.Un quart d’heure s’écoula, et la sœur n’était toujours pas revenue.William fit les cent pas dans le
bureau, puis s’arrêta devant la fenêtre qui donnait sur le jardin. Plusieurs filles, toutes très enceintes,étaient en train de bêcher un carré de légumes sous la surveillance d’une religieuse. L’une d’ellestrébuchaet tombaàgenoux,et,envoyantqu’elleavaitdumalàse relever,uneautre fille lui tendit lamainpourl’aider.Aussitôt,lareligieuseintervintpourlesséparer.Williamn’entenditpascequ’elleleurdit,maisilvitlafillequiétaittombéeserecroquevillersurelle-mêmelorsquelareligieuselevalamainsurelle.Visiblement,elleétaithabituéeàêtrebattue.Laportedubureaus’ouvritsurunefemmed’âgemoyenentenued’infirmièrequiregardaWilliamd’un
airintrigué.«Oh,jevenaisvoirsœurBenedicta…—Elles’estabsentéepourallermechercherdesinformations.—Ah,jecomprends…—Qu’ya-t-il,infirmière?»Lareligieuseétaitrevenue,tenantunmincedossiersouslebras.«Ilfautquejevousdiseunmot,masœur.»EllemontraWilliamd’unsignedetête.«Enprivé.»Lareligieusenedissimulapassonimpatience.«Çanepeutpasattendre?—Pasvraiment.Maisçaneprendraqu’uneminute.»SœurBenedictapoussal’infirmièredanslecouloiretrefermalaporte.Curieux,Williams’approcha,
l’oreille collée à la porte. Et bien que les deux femmes chuchotent d’une voix affolée, il entendit ce
qu’ellesdisaient.«C’estausujetdeColette,masœur.Jeviensdel’accoucher,maiselleaunevilainedéchirure.Illui
fautabsolumentdespointsdesuture.—Vousconnaissezlesrègles:pasdepointsdesuture.Sidéchirureilya,c’estquetelleestlavolonté
duSeigneur.Elleexpierasespéchés.Elleauraitdûypenseravantdeseretrouverdanscettesituation…—Masœur!Voussavezbienqu’elleaétéviolée…—C’estcequ’elleraconte…Cettefilleestuneaguicheuse!Cequiluiestarrivéestentièrementsa
faute.Etmaintenant,cessezdemefaireperdremontemps.J’aidutravail.»William s’empressa de reculer en faisant comme si de rien n’était. La religieuse le dévisagea en
fronçantlessourcils.«Asseyez-vous.»Elle-mêmeallas’asseoiràsonbureauetouvritledossier.Aprèsavoirmisdeslunettesauboutdeson
nez, elle commença à passer en revue divers papiers.William se tordit le cou pour voir de quoi ils’agissait,mais il était trop loin pour distinguer autre chose qu’un numéro : 40/65. Trouvant enfin cequ’ellecherchait,lasœurbranditunefeuilledecouleurjaune.«Vousvoyezlasignature,là,enbas?»Williamsepenchaetaperçutunnominscritd’uneécritureunpeuscolaire:BronaghSkinner.Quandil
voulutprendre la lettre, la religieusesehâtade l’éloigner.«Votremèrea signéundocument stipulantqu’ellerenonçaitàtoussesdroitssurvouslejouroùvousêtespartidececouvent.Vousnedevezjamaisentrerencontactavecelle,etelles’estengagéesurcedocumentànejamaisvouscontacteràl’avenir,nià interférer dans votre vie ou à revendiquer quoi que ce soit vous concernant. Nous ne divulgueronsjamais ses coordonnées, aussi je crains que vous ne vous soyez déplacé pour rien, Mr Lane. Etmaintenant,sivouspermettez,j’aidutravail.»LetondédaigneuxfitcomprendreàWilliamquel’entretienétaitterminé.Ilselevaetramassasonsac
àdos.Ildétestaitdéjàcettefemmedetoutessesforces,eteutdelapeineàarticuler:«Jereviendrai,masœur.Vouspouvezycompter.—Jevousl’aidit,vousperdezvotretemps.»Maisàprésentqu’ilavaitcommencé,rien,etcertainementpascettefemmeodieuse,nel’empêcherait
deretrouversamère.
29
Williamrepartitsur lapetite route.Lesoleilde l’après-midiétaitpluspâleet la fraîcheurrappelaitqu’onétaitseulementaudébutdumoisd’avril.Ilremitsonpulletmarchaàgrandspasversl’arrêtdebus.Ilétaitsipressédemettredeladistanceentreluietcetendroitdétestablequ’ilparcourutlesdeuxkilomètresenvingtminutesàpeine.Denouveauennage,ilretirasonpulltoutenconsultantleshorairesdebusclouésurunpoteau.Leprochainn’arriveraitquedanscinquanteminutes.Ilselaissatombersurl’herbedutalusenmaugréant.D’unseulcoup,ilsesentitvidé,àlafoisàcausedudécalagehoraireetdesonaltercationaveclareligieuseintraitable.Sonsacàdossouslatêteenguised’oreiller,ils’allongeadansl’herbe,dontl’humiditérafraîchitsa
peauensueur.Ilavaitl’impressiond’avoirdormipendantdesheuresquand,toutàcoup,ilperçutunbruitde sonnette. Le soleil avait disparu, et, derrière ses paupières, il sentit le monde s’obscurcir. Il seredressasurlescoudesensefrottantlesyeux.Cequimasquaitlesoleiln’étaitpasunnuage,maisunesilhouetteàcalifourchonsurunvélo.Ilnedistinguaitpassestraits,maisildevinaquec’étaitunefemmeauxcheveuxbouclésquiauréolaientsonvisage.«J’espèrequejenevousaipasfaitpeur…J’aidonnéuncoupdesonnetteparcequevousaviezl’air
endormi.»Williamserelevatantbienquemal.Cefutseulementlorsqu’illuifitfacequ’ilreconnutl’infirmièredu
couvent.«Non,pasdutout…Jevoulaisjustemereposerenattendantlebus.J’espèrequejenel’aipasraté.»
Ilregardasamontre.Iln’avaitdormiqu’unedizainedeminutes.«Lebuspasseàdixdechaqueheure,parconséquent,vouspouvezsoitattendreceluidecinqheures
dix,soitvenirchezmoietprendreceluidesixheuresdix.C’estledernierdelajournée.—Chezvous?répétaWilliamsansbiencomprendre.Pourquoiest-cequej’iraischezvous?—Parcequ’ilvafalloirquevousmeracontieztoutcequevoussavezsivousvoulezquejevousaide
àretrouvervotremaman.»
GraceQuinn avait été la sage-femme du couvent depuis aussi loin que remontaient ses souvenirs – depuis trente-six ans, pour être précis – et avaitmis aumonde d’innombrables bébés.Assis sur soncanapéà fleurscabossé,Williamétait fascinépar savoixdouceet sesyeuxgris trèsenfoncésqu’ellelevaitsouventaucielpendantqu’elleparlait.«Vousdevezvousdemandercommentjepeuxtravaillerdansunendroitaussitriste…»Williamacquiesçaengonflantlesjoues.«Çan’apasl’airderigoler,jedoislereconnaître.Quantà
cettereligieuse…c’estquelquechose!»Gracecroisalesmainssursesgenoux.«Jesaisqueleursméthodesn’ontpasl’airtrèsorthodoxes.Vu
del’extérieur,ellespeuventparaîtrecruelles,maissanselles,cesfillesn’auraientnullepartoùaller.La
hontequ’ellesontjetéesurleurfamillerestepourellesunehumiliation.Quelgenredevieauriez-vouseuesionavaitautorisévotremèreàvousgarder?—Jen’ensaisrien,réponditWilliamenhaussantlesépaules.Maisvousvenezdemettreledoigtsur
l’essentiel – si on l’y avait autorisée.Car elle n’a pas eu le choix. J’ai vécu avecmamère les troispremièresannéesdemavie,aprèsquoionm’aarrachéàellepourm’expédierenAmérique.Nevousméprenezpas,j’aimebeaucoupmesparentsadoptifs,iln’empêchequecettefaçondeprocédermeparaîttoutdemêmetordue.»Gracebaissa la tête.«Jesais.C’estd’ailleurspourcette raisonque jevaisvousaider.»Ellealla
prendreuncrayonetunblocsurlebureau.«Bon,racontez-moitoutcequevoussavez.»Williams’éclaircitlagorge.«Mamères’appelaitBronaghSkinneretjesuisnéle10avril1940.»Soncrayonfigéenl’air,Gracerelevalesyeux.«C’esttout?—Oh…etelleavaitvingtans.»Ellefronçalessourcils.«Çanefaitpasgrand-chose…»WilliamrepensaaudossierquesœurBenedictaétaitalléechercher.«Sonnumérodedossierestle40/65.»CetteprécisionparutétonnerGrace.«Queldétectivevousfaites!Cenumérosignifiequevousavez
été le soixante-cinquième bébé né au couvent en 1940. » Elle le nota, puis le souligna à gros traits,commepournepasoublierquec’étaitimportant.«Trèsbien,voussouvenez-vousdequoiquecesoitdutempsquevousavezpasséaucouvent?N’importequoiquipourraittitillermamémoire?»Williamse levaetmarchade longen large.« Jemesouviensde l’odeurdu savon…etausside la
puréedepommesdeterrepleinedegrumeauxqu’onnousservait.Onappelaitçadupandy,jecrois.—Etsurvotremère?Aumomentdevotrenaissance,jetravaillaisaucouventdepuisseulementdeux
ans, et vuque les religieuses n’ont pas eu le droit de suivre de formationpour devenir sages-femmesavant1950,ilestpresquecertainquec’estmoiquivousaimisaumonde.»Williamfermalesyeuxetsepinçal’arêtedunez.«Ilyaautrechose…»Gracesepenchaenavant.«Jevousécoute.—Mamèremechantaitdeschansons…»Ilcommençaàfredonnerunair.«Jenemerappelleplusles
paroles,c’estfrustrant…Pourtant,c’estpresquecommesijel’entendais,mêmequ’ilyavaitdanssavoixquelquechosedeparticulier…—Particulier?—Oui,danssafaçondeparler.Elleneressemblaitàaucuneautre.»Ilselaissatombersurlecanapé,latêteentrelesmains.Auboutdequelquessecondes,ilcommençaà
se balancer doucement d’avant en arrière en chantonnant : « Dors mon enfant, la paixt’accompagnera…»Gracerelevalesyeuxdesesnotes.«Toutaulongdelanuit.»Williamseredressaetsourit.«Sesangesgardiens,leSeigneurt’enverra…—Toutaulongdelanuit»,chantèrent-ilsd’unemêmevoix.Graceposasamainsurlasienne.«Jesuisgentilleaveclesfilles,voussavez.Entoutcas,j’essaiede
les aider comme jepeux. J’ai consacrémavie entière à cette institution. Jen’ai jamais eudemarinid’enfant.—JenecomprendspaspourquoisœurBenedictafaitobstructionàcepoint.Quejeretrouvemamère
oupas,qu’est-cequeçapeutbienluifaire?—Lapénitence,William !Votremère a eu un bébé hors des liens dumariage, ce qui aux yeuxdu
Seigneurconstitueunpéché.Toutefois,grâceautravailpénibledelablanchisserie,latachequisouillaitson âme a été lavée, et sonpassage au ciel assuré. Je sais, ça paraît dur,mais votremère a signé enacceptantdeneplusavoiraucundroitsurvous.EtsœurBenedictan’estpasenmesurededivulguersescoordonnées.
—Vouscroyezsincèrementquemamèreserapardonnée?—Oui. Je crois que le Seigneur est enmesure de pardonner tous les péchés. Sa place au ciel est
désormais assurée. » Elle lui frotta la main. « Vous disiez que votremère avait une façon de parlerparticulière…Qu’entendez-vousparlà?—Certainsmots…Jenesaispas…Ellelesprononçaitd’unemanièredifférente.Sesvoyellesétaient
plusplateset…—DouxJésus!s’exclamasoudainGrace.Jemesouviensd’elle…Votremèreétaitanglaise!»Williamladévisageaavecdesyeuxronds.«Vousvoussouvenezd’elle?Vousvoulezdireque…je
suisàmoitiéanglais?—Sic’estbienlajeunefilleàlaquellejepense,vousl’êtesàcentpourcent!Etsonprénomn’était
pasBronagh,maisChristina.»
30
«Vousavezdelachance,repritGrace,lesyeuxbrillantsd’excitation.Pourêtrehonnêteavecvous,leschancesquejemesouviennedevotremèreétaientassezminces,maisBronaghestdifficileàoublier.—Vousvenezdemedirequ’elles’appelaitChristina,observaWilliam.— Dès que les filles entrent au couvent, on leur attribue un nouveau nom, que choisissent les
religieuses. Un nom plus saint, si vous préférez… Sainte Bronagh était une abbesse qui a vécu auVIe siècle, et je serais prête à parier quevotremère est arrivée au couvent le jourde sa fête.C’étaitsouventainsiqu’ondécidaitdesnomsàStBridget.»Graceposasonblocetalladevantlabibliothèque.Aprèsavoirfeuilletéunlourdvolumeancien,elle
trouvacequ’ellecherchait.« Ah, voilà… La Sainte-Bronagh est le 2 avril. Ça correspondrait parfaitement… Votre mère est
arrivéele2,ethuitjoursplustard,vousétiezné.— Une autre pièce du puzzle se met en place… » Tout excité, William insista pour en savoir
davantage.«Vousavezditqu’elleétaitquelqu’undedifficileàoublier.»Gracerevints’asseoiretluipritlamain.«Lapauvre…Touteslesfillesquientrentaucouventontune
histoire tristeà raconter,mais la siennem’avraiment fendu le cœur.Ellevenait deManchester, ilmesemble.Onl’avaitenvoyéeenIrlandedanslafermedelasœurdesamère.Nousn’avionsencorejamaiseuaucuneAnglaise–dureste,nousn’enavonsplusjamaiseudepuis.Etellen’étaitpascatholique,dit-elle enesquissantun sourireprochede lagrimace.Mais j’aigardéçapourmoi…Quoiqu’il en soit,comme samère était sage-femmeelle aussi, elle en savait plus sur l’accouchement que la plupart desfilles.Pendant lesannéesquiont suivivotrenaissance,ellem’amêmeassistée.Elleétait trèsgentilleaveclesautresfilles,ellespouvaienttoujourscomptersurelle.—Mais…comments’est-elleretrouvéedanscecouvent,siellevenaitd’Angleterre?—Ah,c’est lapartietriste…Àcaused’unpèredraconienetd’unemèrequiacapitulé.D’aprèsce
que j’aipucomprendre, elleavait reçuuneéducation très stricte. Il lui était interditde fréquenterdesgarçonsquineconvenaientpasàsafamille…oun’importequelgarçon,d’ailleurs!Etpuisunjour,ellearencontré Billy. Oh, elle n’arrêtait pas de parler de lui ! Billy ceci, Billy cela… Pendant qu’elleaccouchait,ellen’apascessédepleurer,dehurlersonnomenfixantlaporte,commesielleespéraitlevoirentrerd’unesecondeàl’autrepourlasupplierdeluipardonner.»William se redressa,médusé. Samère lui apparaissait enfin comme une personne, elle n’était plus
seulementunnom.«Qu’avait-elleàluipardonner?—C’estçaquiestétrange…Aprèscequ’illuiavaitfait,jetrouvaisincroyablequ’ellecontinueàle
porter aux nues,mais elle disait que le véritable amour peut tout supporter.Apparemment, quand il aapprisqu’elleétaitenceinte,ilapaniquéetadisparu.Ilsnesefréquentaientpasdepuistrèslongtemps,
et,bienentendu,sonpèren’étaitpasdutoutemballé…Ilétaitmédecin,unhommerespecté;saréputationluiimportaitpar-dessustout.Maisleplusincroyable,c’estqu’ellen’ajamaiscesséd’aimerBilly.Cequiexpliquequ’ellevousadonnésonnom.—Elle aimait donc ceBilly,mais, apparemment, ce n’était pas réciproque…Est-ce qu’ils se sont
revus?»Gracehaussalesépaules.«Jen’enaiaucuneidée.BronaghaquittéStBridgetauboutdetroisans.
C’est la règle.Vousvousoccupezdevotrebébépendant trois ans et vous êtes ensuite libredepartir.Maisseule,celavadesoi.Aucunefillen’ajamaisétéautoriséeàemmenersonenfant.Sivousvoulezpartir avant ce délai, il faut qu’un parent en fasse la demande et paye une grosse somme d’argent enéchangedevotreliberté.Orpourlamajoritédesfilles,cettesommeestimpossibleàréunir,d’autantplusque leurs familles les ont en général désavouées. Le souhait le plus cher de votremère était de vousélever elle-même,mais elle a étévictimedes circonstances.On l’avait privéede tous sesdroits, elleétaitimpuissante.Cesystèmen’estpasparfait,maistellesétaientlesrèglesàStBridget.»Williamfrissonnaenpensantàcerégimecrueletensedemandantquelgenredereligionpermettaitde
laisserfaireunetellechose.Sesparents,trèscroyantstouslesdeux,l’avaientélevédanslerespectdelaBible,mais traiter quelqu’un de cette façon était inacceptable. Il était persuadé que samère adoptiven’imaginaitmêmepasl’ampleurdecettecruauté.«Oùest-elleallée,quandelleestpartie?—Malheureusement,jel’ignore.Enrevanche,jesaisquelafermedesatanten’étaitpastrèsloindu
couvent.»Gracepoussaunsoupir.«Toutescesinformationsdoiventfigurerdanscedossier,seulement,mettrelamaindessusvaêtredifficile,pournepasdireimpossible.—Jevousen supplie, l’imploraWilliam. Je suisvenu jusqu’ici et jeme sensmaintenant siproche
d’elle…Jenepeuxpasabandonnercommeça.»Ils’appliquaàdissimulersonimpatience.Aprèstout,Gracen’étaitenrienobligéedel’aider.L’infirmièresemordillalalèvre.Unsilences’étiratandisqu’elles’efforçaitdeseremémorerlepassé.
«C’étaitilyatrente-quatreans,William»,dit-elled’unairdésolé.Ellefermalesyeuxpourmieuxseconcentreretlevalatêteversleplafond.Brusquement,lavieillehorlogedegrand-pèresonnasixheuresenlesfaisantsursauter.«Lebus!s’écriaWilliamenselevantd’unbond.Jevaisratermonbus!—Oh,monDieu…Letempsafiléàtoutevitesse!Écoutez,vousn’avezqu’àprendremonvéloetle
laissercontrelahaiedevantl’arrêtdebus.Jelerécupéreraidemainmatin.»Williammitsonsacsurl’épaule.«Jenesaispascommentvousremercier,Grace…—Oh,allez,ouste!Vousmeremercierezquandvousaurezretrouvévotremère…Demain,c’estmon
jour de congé.Vous pourriez venir boire le thé, comme ça je vous raconterai ce que j’aurai réussi àdécouvrir.Maisn’espérezpastrop,William…VousavezvucommesœurBenedictapeutêtretêtue!»
En arrivant chez Mrs Flanagan, William fut accueilli par un fumet appétissant de jambon bouilli.Aussitôt,sonestomacsemitàcrierfamine.«Oh,vousêtesrentré!s’exclamaMrsFlanagan.Alors?—Vousaviezraison…ausujetdesreligieuses,dit-ilensoupirant.Ellesnem’ontétéd’aucuneaide.»
Ilselaissatombersurlecanapéetfermalesyeux.«Vousavezl’airépuisé.Voulez-vousfaireunsommeavantledîner?Jevousgarderaivotrerepasau
chaud.—Vousêtestrèsgentille,MrsFlanagan,maissijem’endorsmaintenant,jerisquedemangercedîner
aupetitdéjeuner!
—Trèsbien,montezvousrafraîchirenvitesse…Jevaisvousservir.Ceseraprêtdanscinqminutes.»Aprèss’êtrerégaléavecle jambonbouilliaccompagnédepommesdeterreetdechoux,Williamse
sentitrassasié,maislesémotionsdelajournéel’avaienttotalementvidé.IlremerciaMrsFlanagan,puismontasecoucher.Ilsavaitques’allongeravantdes’êtredéshabilléetbrossélesdentsétaituneerreur.Ilavaitjustevoulufermerlesyeuxcinqminutes,maisledécalagehoraireeutraisondelui,desorteque,lorsqu’illesrouvrit,lesoleilfiltraitàtraverslesrideauxenveloursrouge,desparticulesdepoussièredansantdanssesrayons.Ilsefrottalesyeuxet,ensentantsabouchepâteuse,ilfiladanslasalledebainsselaverlesdents.
IlarrivachezGracelecœurremplid’espoir.Elleavaittoutefoisbienfaitdeluidiredenepastropespérer… Sans la clé – celle que sœur Benedicta gardait en permanence sur elle –, il lui avait étéimpossibledeprendreledossier.Ilss’installèrentdanslacuisineautourdelapetite tableenbois.Dulinge séchait sur un fil à côté dupoêle, et l’odeur de la tarte auxpommesqui cuisait dans le four luirappelalacuisinefabuleusedesamère.Sentantmonterlaculpabilité,ils’efforçadelafairetaire.«Qu’ya-t-il,William?demandaGrace.—Jepensaisàmamère…ÀmamèreauxÉtats-Unis.»Elleluitapotalamain.«Ellevousadonnésabénédiction,non?Vouloirsavoird’oùvousvenezne
veutpasdirequevousl’aimezmoins.Ellem’al’aird’êtreunefemmemerveilleuse,etsurcepoint,sœurBenedictaavaitraison.Vousavezdesparentsmerveilleux,non?»Craignantquesavoixnetrahissesonémotion,Williamsecontentadeconfirmerd’unsignedetête.«Bien.Voulez-vousunetassedethéenattendantquelatartesoitprête?»Williamsourit.«Avecgrandplaisir.Merci.»Graceremplitlabouilloire,puismitdeuxsachetsdethédanslavieillethéière.«C’esttrèsagaçantde
savoir où est le coffre-fort qui renferme ce dossier et de ne pas pouvoir l’ouvrir… Je me sensimpuissante.—Nevousenfaitespas.C’estdéjàtrèsgentilàvousd’avoiressayé.Jevousensuisreconnaissant.
Sincèrement.»Elleversal’eaubouillantedanslathéière,surlaquelleelleposauncouvre-théièreentricotàrayures
bleuetrosesurmontéd’unpompon.L’idéed’unethéièreavecunbonnetfitsourireWilliam.Sesparentsnevoudraientpaslecroire.«Entoutcas,sivousréfléchissez,vousn’avezpasperduvotrejournée.—Commentcela?—Le jouroùvousêtesarrivé,voussaviezseulementquevotremères’appelaitBronaghSkinneret
qu’elleavaitvingtans.»Williamlaregardad’unairintrigué.«Oui…Continuez.— Eh bien, vous savez maintenant que son vrai nom est Christina Skinner et qu’elle est née à
Manchester en 1919 ou 1920. »Grace se tut une seconde.Voyant son regard intrigué, elle poursuivit.« Vous ne voyez donc pas ? Vous pourriez aller à Manchester essayer d’obtenir son certificat denaissance.Quandvotremèreestentréeaucouvent,elleavaitdéjàvingtans,etonsaitquec’étaitaudébutdumoisd’avril.Parconséquent,sadatedenaissancedoitsesituerquelquepartdansl’année1920avantlemoisd’avril.»ElleservitlethépendantqueWilliamdigéraitcetteinformation.«Et ça servirait à quoi, d’après vous ? » Il avait le cerveau encore embrumé de la fatigue de ses
voyages.«Surcecertificatserontindiquésnonseulementladateetl’endroitexactsoùelleestnée,maisaussi
le nom de ses parents. Et je suis presque certaine que le nom de jeune fille de sa mère y figurera
également.Siseulementj’arrivaisàmerappelerlenomdesatante…C’esténervant…Jemesouviensqu’elleétaitcélibataireetqu’elleestdécédéepeudetempsavantqueChristinan’arriveaucouvent.Etaussiqu’elleavaithéritédelafermedesesparents.Parconséquent,sivoustrouviezlenomdejeunefilledelamèredeChristina,ilyadeschancespourquequelqu’unconnaisselaferme.»Williamcroisa lesmainsderrière la têteetsecalaaudossierdesachaise.«Vousêtes formidable,
Grace!»Ellerougitlégèrement.«Allons,allons…Vousauriezfiniparendéduirelamêmechose.—Vouscroyezqu’ilestpossiblequ’ellesoitretournéeàManchester?—Jen’ensaisrien…Peut-être.Onl’aenvoyéeenIrlandepourqu’elleaitsonbébé,maiselleétait
libreensuitederetournerchezelle.Etcommejenevoispascequiauraitpularetenirici,oui,jediraisqu’ilesttrèspossiblequ’ellesoitrepartievivredanssavillenatale.»Ellesetutuneseconde.«MaisManchesterestunegrandeville.Leschancesdelaretrouversontminces.—Jesais.Etvousavezraison,ilfautd’abordquejetrouveoùestlaferme.Sij’yparviens,peut-être
quequelqu’unlà-bassauraoùelleestallée.»Graceouvrit laportedufour.Unebonneodeurdepommesparfuméesà lacannelleemplit lapièce.
Elledéposalatarteàlacroûtedoréesurlatable.«Vouspermettez?»Williamprit lecouteauetdécoupa legâteaud’oùs’élevaun rubandevapeur.
Graceladissipad’ungestedelamain.«Voussavez,jecroisquejevaisalleràManchester,dit-il.Maintenantquej’aitraversél’Atlantique,
jepeuxbienfaireunsautdel’autrecôtédelamerd’Irlande,jenesuisplusàçaprès!Etquisait?Peut-êtrequejetrouveraienfinlà-baslaclédumystère.»
31
Surleferry,unpassageravaitaffirméàWilliamqu’ilpleuvaittoutletempsàManchester.Ilignoraitsic’étaitvrai,entoutcas,cepremierjourdemais’étaitlevésuruncielaussibleuqu’unepiscine.Ilavaittrouvéunbedandbreakfastbonmarchédanslesfaubourgs,àuncourttrajetenbusducentre-ville.Salogeuseluiavaitremisunplansurlequelelleavaitentourél’endroitoùildevaitallerd’unrondrouge.Ils’installaaupremierétagedubusàimpériale–unenouveautéqui luidonnaunsourired’uneoreilleàl’autre tandisqu’il roulaitdansOxfordStreet. IldescenditàPalaceTheatreetdépliasonplan.Puis ilregarda en direction de St Peter Square, où, comme promis, il aperçut le dôme immense de laBibliothèquecentraledeManchester.Ilaccéléralepasetsedirigeaverslegigantesquebâtimentcirculairedestylenéoclassique.Aussihaut
que deux étages, le portique corinthien de l’entrée se composait de six colonnes en pierreimpressionnantes.Engravissantlesmarches,ileutpluslesentimentd’entrerdansunpalaisromainquedansunebibliothèque.Àl’intérieur, lasplendeurmajestueusedel’édificeauxboiseriesenchêneetennoyerétaittoutaussispectaculaire.Ilmontal’immenseescalierpourgagnerleGrandHall,quiàl’origineavait abrité la salle de lecture. William n’imaginait pas d’endroit plus paisible pour se consacrer àl’étude de la littérature, ou pour feuilleter tranquillement les journaux du matin. Un peu nerveux, ils’approchadelajeunebibliothécairederrièrelebureauderéception.«Bonjour,jemedemandaissivouspourriezm’aider.—Jesuislàpourça,répondit-elleensouriant.Quepuis-jefairepourvous?—J’auraisbesoindemeprocurerlacopied’uncertificatdenaissance.»Lajeunefemme,dontlebadgel’informaqu’elles’appelaitMissSutton,sortitunformulaire.«Ilmefautquelquesinformations…Maisd’abord,voulez-vousqu’onvousleposteouviendrez-vous
vous-mêmelechercher?»Williamfutsurprisdeconstaterquelaprocéduresemblesisimple.«Jeviendrailechercher.Jen’ai
pasd’adressepermanenteauRoyaume-Uni.»Miss Sutton sourit d’un air attendri. « Je me disais bien que vous n’étiez pas d’ici… Vous êtes
canadien?—Jevaistâcherdenepasmalleprendre,plaisantaWilliam.JeviensduVermont,auxÉtats-Unis.Je
suisnéenIrlande,maismesparentssontanglais.»Lajeunefemmeparuts’enétonner.«C’estunelonguehistoire»,ajoutaWilliam.Ellelegratifiad’unpetitsourireenbiais.«Ilfaudraquevousmelaracontiez,undecesjours.»MonDieu,lesAnglaisessont-ellestoutesaussidirectes?«Jeplaisantais!Quelestvotrenom?»Ilseressaisit.«WilliamLane.—Etlecertificatdenaissanceestàquelnom?
—ChristinaSkinner.»Sonstylocouruthabilementsurlepapier,et,sansreleverlesyeux,MissSuttondemanda:«Datede
naissance?»Williamsetroubla.«Madatedenaissance?»Elleluijetaunregardcinglant.«Non,celledeChristinaSkinner.—Euh,jenelaconnaispasexactement.Jesaisjustequecedoitêtreentreavril1919etmars1920.—Avez-vousd’autresprécisions?Adresse?Lieudenaissance?Nomdupère?»Williamsesentitd’unseulcoupidiot.«Non.C’estunproblème?—Non,paspourmoi,maisvousallezdevoirchercherdanslesindexduRegistregénéralpourvoirsi
vousytrouvezlabonneChristinaSkinner.Jenepeuxpasdemanderlacopied’uncertificatdenaissanceenayantaussipeud’informations.»Williamsoupira.«Etjefaisçacomment?»Elleluimontraunetableaufonddelasalle.«Installez-vouslà-bas,jevaisvousapporterlepremier
desregistres.»Auboutdedeuxheures,Williamseditqueplusjamaissesyeuxnepourraientfixerl’horizon.Àforce
delireleslignesminuscules,savisionsebrouilla,et ilcommençaàavoirmalàlatête.Ilavaitgrandbesoin de respirer un peu d’air frais. Il retourna voir Miss Sutton, qu’il appelait à présent par sonprénom.«Karen,désolédevousdéranger,dit-il toutbas. Il fautque je sorteprendre l’air.Pouvez-vousme
gardermaplace?—Biensûr.Çava,vousvousensortez?—J’aitrouvédeuxChristinaSkinnerquipourraientcorrespondre,maisilmeresteencoreunregistreà
consulter.Jeseraideretourd’iciunedemi-heure.»IlparcourutlesruesdeManchesterensedemandantsisamèreavaitfoulécesmêmespavés.Était-il
possiblequ’elleviveiciaujourd’hui?Etsonpère,Billy?Pourquoiavait-ilsicruellementabandonnésamèreaumomentoùelleavaiteuleplusbesoindelui?Entoutcas,ilnesemblaitpasêtreunpèredontonpouvaitêtrefier.IlpensaàDonald,là-basdansleVermont,quitravaillaitsansrelâcheàlafermepoursubvenirauxbesoinsdesafamille,sesmainscalleusesetsondosvoûtéattestantdeseslonguesheuresdelabeur.Lesentimentdeculpabilitéqu’iléprouvaitparrapportàcequ’ilétaitentraindefairerevintenforce,etileutsoudainlemaldupays.Latranquillitéetl’amourdesonfoyerluimanquaient,toutcommelesbonnesodeursde lacuisinedesamère,ou leparfumenivrantet la solitudedesacabaneà sucre.Manchesterétaitsi loindetoutcelaqu’ils’interrogeasur lebien-fondédesesdémarches.Néanmoins,toutaufonddelui,ilavaitledésirdévorantdesavoirdansquellescirconstancesilétaitné.Ilavaitdéjàapprisquel’éleveravaitétélevœulepluscherdesamère.Etl’idéequ’elleaitdûl’abandonnercontresongréleremplissaitàlafoisdetristesseetderage.Ilavaitbesoindeconnaîtretoutel’histoireentreson père et samère, et pour quelle raison il l’avait si lâchement abandonnée. Fort de cette nouvelledétermination,ilremontalesmarchesdelabibliothèquepourallerreprendresesrecherches.
L’heure de la fermeture approchait quandWilliam revint voir Karen Sutton avec une liste de troisChristinaSkinnerpossibles.Illaposasurlecomptoiravecuneexpressionmorose.Ellelaparcourutenvitesse.«Vousvoulezcommanderlestroiscertificatsd’uncoup?»Williamréfléchituneseconde.«Çaprendcombiendetemps?—Quelquesjours,peut-êtreunpeuplus.—Sijelesdemandeunparun,jepeuxsansdouteavoirlachancedetombertoutdesuitesurlebon,
maisilsepourraitaussiquecesoitledernier,etilseseraalorspasséunequinzainedejours…Non,je
n’aipas assezd’argentpour rester aussi longtempsenAngleterre, et puis, de toute façon,mesparentsvontavoirbesoindemoi.—OnpeutvousfairesuivrelescertificatsauxÉtats-Unis»,proposaKaren.Williamsegrattalefronttandisqu’elleattendaitqu’ilsedécide.«Jeneveuxpasvouspresser,maislabibliothèquevafermerdansdixminutes.—Jesuisdésolé.Alors,jesupposequejevaisdevoircommanderlestroisenmêmetemps.»PendantqueKarenremplissait lesformulaires,unedesescollègueslarejoignitderrièrelebureau–
unefemmeauxcheveuxgrisàl’airsévère,vêtued’untailleurentweedmarron,avecunrangdeperlesautourducou.Aprèsavoirjetéuncoupd’œilpar-dessusl’épauledeKaren,ellefitglisserseslunettesauboutdesonnezpourregarderleformulairedeplusprès.«ChristinaSkinner?Onadéjàcecertificatdenaissance.»WilliametKarenéchangèrentunregardétonné.Lajeunefemmesetournaverssacollègue.«Excusez-moi,MrsGrainger,vousvoulezdirequenous
avonsiciuncertificatdenaissanceaunomdeChristinaSkinner?—C’est ce que je viensdevousdire, non ? rétorquaMrsGrainger sans cacher son impatience.À
présent,rangez-moicebureau.Jedoisfermer.»Karen rassembla des papiers et remit des stylos dans un pot. « Serait-ce possible de le voir, pour
savoirsic’estceluidontabesoinWilliam?—Enaucuncas!Cecertificataétépayé,ilappartientàlapersonnequil’acommandé.Elleseulepeut
ouvrircetteenveloppe.»Karen leva les yeux au ciel, l’air de s’être attendue à ce genre de réponse. Mrs Grainger était
manifestementtrèspointilleuseenmatièrederèglesetdebureaucratie.«Quandest-cequecettepersonnevientchercherlecertificat?interrogeaWilliam.—Jen’ensaisrien,réponditMrsGrainger.Ilestarrivéseulementhier…Sansdoutedemainouaprès-
demain.Toutdépendsic’esturgent.»Cecertificatétait-ilceluidesamère?Williamvoyaitmalquid’autreauraitpuenréclamerunecopie.
Avait-ildesfrèresetdessœursquieuxaussiessayaientderetrouversatrace?ÀmoinsquecenesoitChristina elle-même. L’avait-elle commandé pour remplacer l’original ? Était-il pour une autrepersonne?Illuifallaitàtoutprixlesréponses.MrsGrainger s’était éloignéeet était en trainde remettredes livres sur les rayonnages.Williamse
penchaversKaren.«Ilfautquejesachequiacommandécettecopie»,murmura-t-il.ElleseretournapourvérifierqueMrsGraingerétaittoujoursoccupée.Celle-civenaitdegrimpersur
uneéchelleetmontasurledernierbarreauentenantunvolumeparticulièrementénormeàlamain.«Accordez-moiuneminute»,ditKaren.Elle plongea sous le bureau et sortit une clé du fond d’un tiroir. Puis, sans quitter des yeux Mrs
Grainger, elle ouvrit le tiroir du haut d’une armoire sans faire de bruit. Les doigts vifs et agiles, ellepassaenrevuelesdossiers.Quandelletrouvaceluiqu’ellecherchait,elleeutjusteletempsdelirelenominscritsurl’enveloppeavantquesasupérieurenel’appelle.«Vousavezfini,Karen?—Jeterminederanger,MrsGrainger…»Ellefitunclind’œilàWilliam.«Retrouvez-moidehors
danscinqminutes.»
Dans le centre de Manchester, c’était l’heure de pointe. Sur la place bruyante où s’élevaient lesvapeurs des gaz d’échappement,William regarda les gens courir pour attraper un bus au milieu desvoituresquiklaxonnaientavecimpatience.Deshautstalonsrésonnèrentsurlesmarchesenpierre. Il seretourna et aperçutKaren. Elle l’entraîna dans la rue en jetant des coups d’œil furtifs par-dessus sonépaule.
«Elleestjustederrièrenous»,chuchota-t-elleenlepoussantàl’entréed’uneboutique,alorsqueMrsGraingerpassaitd’unpaspressé,lesyeuxrivéssurletrottoir.Ilspoussèrentunsoupirdesoulagement.«J’ail’impressiond’êtreunetrafiquanted’armesinternationale!»s’exclamaKarenenpouffantderire.Williamsourit.«Vousaveztrouvélenomdelapersonnequiademandélecertificat?—Oui.Elles’appelleTinaCraig.Çavousditquelquechose?—Pasdutout…MaisilestvraiquejeneconnaispersonneàManchester.Peut-êtrequ’ellecherche
uneautreChristinaSkinner.—Peut-être…oupeut-êtrepas.Iln’yaqu’unmoyendelesavoir.—Lequel?—Revenezdemainetattendezqu’elleseprésenteàlaréception.—Mais… et si elle ne vient pas ? Elle pourrait très bien décider de ne pas le récupérer avant
plusieursjours,voiredessemaines.»Karenhaussalesépaules.«Toutdépendras’illuitardeounond’avoircecertificat.»
32
Tina secoua sonparapluie avant demonter lesmarches de la bibliothèque.La ruemiroitait sous lapluie qui rebondissait sur le trottoir et avait trempé les semelles fines de ses sandales. Elle se traitad’imbécile.Aujourd’hui,mettredesbottesauraitétéplusraisonnable,cependant,commeonétaitenmai,elle refusait obstinément de ressortir ses affaires d’hiver. Elle prit son poudrier dans son sac et seregarda dans le petit miroir. Ses cheveux longs étaient plaqués sur ses joues, sonmascara soi-disantwaterproofavaitdégouliné…Elles’essuya ledessousdesyeux toutengagnant leGrandHall,puissedirigeaverslebureauderéceptioncontrelequelelleposasonparapluie.Unepetiteflaqueseformasurle parquet ciré. Elle se passa les mains dans les cheveux et s’adressa à la jeune femme derrière lecomptoir.«Bonjour,jevienschercherlacopieducertificatdenaissancequej’aicommandé.—Votrenom?—TinaCraig.C-R-A-I-G.—Oui.Asseyez-vousuneminute,s’ilvousplaît.»Lajeunefemmeluiindiquaunerangéedefauteuilsunpeuplusloin,puissetournaversuncasierplein
defichesqu’ellefitdéfilerduboutdupouce.«Excusez-moi,dit-elleensouriantàTina.Jedoisjusteallerdireunmotàmoncollègue.—Pasdeproblème.Jenesuispaspressée.»
Williamétaitaffalédanslefonddelasalle,cachéderrièreunjournal.Karentapaduplatdelamainsurlatable.Ilsursauta.«Hé!Qu’est-cequevous…—Elleestlà»,ditKaren.Il n’eut pasbesoind’autre explication. Il se leva, replia le journal qu’ilmit sous sonbras et suivit
Karenjusqu’aubureau,oùellesortituneenvelopped’untiroir.«MrsCraig,appela-t-elle.Voicivotrecertificatdenaissance.»Une jeune femme qui attendait dans un fauteuil vint prendre l’enveloppe et la rangea dans son sac.
«Mercibien…Aurevoir.»William,bouchebée, laregardas’éloigner.Il jetaunregardaffoléàKarenavantdesedécider.«Il
fautquejelasuive.»Ilrattrapalajeunefemmesurleperronoùelleétaitentraindesebagarreravecsonparapluie.«Excusez-moi,madame…J’aimeraisvousdireunmot.»Tinaregardaalentour.«Àmoi?—Oui,sivouspermettez…Ceneserapaslong.»Ilétaitfascinéparlebleuvifdesesyeuxqu’accentuaientdestracesdemascaraendessous.Ilsentitla
pluie dégouliner dans son col et frissonna malgré lui. La jeune femme s’avança en lui proposant des’abritersoussonparapluie.Ilssedévisagèrentensilencependantcequiparutdureruneéternité,bienqueçan’aitétéenréalitéqu’uneseconde.Deuxparfaitsinconnuspartageantunespacesurlaplanètepasplusgrandqu’unedallepavée.Williamselança.«Jem’appelleWilliamLaneetjevousattendsdepuisuncertaintemps.—Toutevotrevie,j’imagine!»Ilsefigeasurplace,puisrougitlorsqu’ilcompritqu’elleavaitmalinterprétésaremarque.«Oh,non,cen’estpascequejevoulaisdire…Jevoulaisdireparlàquej’aiattenduquevousveniez
récupérercecertificatdenaissance.Jenecherchaispasdutoutàvousfairedesavancesniriendecegenre.»Lajeunefemmeparuttroublée.«Désolée,j’aicruquevousvouliezmefairedurentre-dedans.— Du rentre-dedans ? » William fronça les sourcils. Ils avaient beau parler la même langue,
communiquers’avéraitdifficile.«Oui…meproposerdesortir.»Ellehaussalesépaulesetsourit.Williamscrutasonvisage.Bienqu’ellesoitd’unebeautéincontestable,sonregardtrahissaitunesorte
detristesse.«Écoutez,sionrecommençaitdepuisledébut?finit-ilpardire.Est-cequ’ilyaunendroitoùnous
pourrionsallerparler?—Oh,jenesaispastrop…Jenevousconnaispas.—Jevousenprie,insistaWilliam.C’estimportant.Etjenevousretiendraipaslongtemps.—Ilyauncaféjusteàl’angle.Onpourraitallerlà.—Trèsbien.Onyva?»
Une fois qu’ils furent installés devant une tasse de café, et que toute idée d’une plaisanterie ait étéécartée,Williamcommençaàracontersonhistoire.«Jesuisvenud’Amériquedansl’espoirderetrouvermamèrebiologique.Jesuisnédansuncouvent
enIrlandeen1940etjesaisjustequelenomdemamèreétaitBronaghSkinner.»EnentendantlenomdeSkinner,Tinagigotasursachaise,maissegardadel’interrompre.«Jesuisallédanscecouventpourvoirsionpourraitm’aider,saufqueçan’aserviàrien.Lessœurs
ontrefusédemerenseigner.Maisunesage-femmequitravaillelà-basaeupitiédemoietm’aproposédem’aider.Ilsetrouvequ’ellesesouvenaitdemamèreparcequ’elleétaitanglaise,deManchester.Etsonvraiprénomn’étaitpasBronagh,maisChristina.Jesuispasséàlabibliothèquepourdemanderunecopiedesoncertificatdenaissance,etc’estlàquej’aiapprisquevousm’aviezprécédé.J’ignoresic’estlamêmeChristinaSkinnerquejecherche,maisjemedemandaissivousaccepteriezquej’yjetteuncoupd’œil.»TinasavaitdéjàquececertificatétaitceluidelamèredeWilliam.AussibienAliceStirlingqueMaud
Cutler lui avaient raconté que Chrissie avait été expédiée en Irlande. Elle ramassa son sac. Pleind’espoir,Williamlaregardaplongerlamainaufondetensortirnonpasl’enveloppequeluiavaitremiseKarenSutton,maisuneautreplusancienneunpeujaunie.Ellelapoussasurlatabled’ungestesolennel.«Jepensequevousdevriezlirececi.»Williamlaprit,lesmainstremblantes.«CettelettreestadresséeàMrsC.Skinner.—Votremère,confirmaTina.—Je…jenecomprendspas.—Lisez.Ensuite,jevousexpliquerai.»Il sortit la lettre de l’enveloppe et la déplia, puis jetaun regard àTina avantde lire.Elle retint sa
respirationen levoyantparcourir la lettre,puis la relireavecplusd’attention.Après l’avoir luedeux
fois,illareposasurlatable.«Oùl’avez-voustrouvée?—Jetravailledansuneboutiquecaritativeoùquelqu’unalaisséunsacdevieuxvêtementsdevantla
porte.Dedans,ilyavaituncostume,etdanslapochedelaveste,cettelettre.Commevouslevoyez,ellen’ajamaisétépostée.Quandjel’aiouverte,j’aiétéémueparcequej’ailu,etsiintriguéeparlaraisonpourlaquelleBillynel’avaitjamaisenvoyéequejemesuisjuréd’essayerderetrouverChrissieetdeluiremettre la lettre enmainpropre. »Elle rougit. «Vousdevezpenser que ce ne sont pasmes affaires,mais…quelquechoseenmoiaététouché.»Williamfixalalettre.«Cebébéauquelilfaitallusion,c’estmoi.»Sesyeuxs’embuèrentdelarmes.
« Je croyais qu’il avait abandonnémamère…Elle a cru qu’il ne voulait plus entendre parler d’elle.Gracem’a raconté que, bien qu’il se soit simal comporté, elle n’avait jamais cessé de l’aimer, et àprésent,jetrouveça…»Ilrepritlalettreetlarespira.«Pourquoinel’a-t-ilpaspostée?Queluiest-ilarrivé?»Tinanevoyaitpastrente-sixfaçonsdeluiannoncerlanouvelle.«Aprèsavoirtrouvélalettre,jeme
suisrendueau180,GillbentRoad,et,croyez-leoupas,lesparentsdeBillyhabitenttoujourslà.»Williamlaregardaavecdesyeuxébahis.«Mesgrands-parentsviventiciàManchester?—Oui. »Tina sourit devoir sonenthousiasme,puis elle reprit d’un tonplusgrave.«Votregrand-
mère,AliceStirling,m’aparlédesonfils.Elleetsonmaril’ontadoptéàl’âgededixmois.Quandjeluiaimontré la lettre, elle s’est rappelée l’avoir vu l’écrire – c’étaitmême elle qui lui en avait soufflél’idée.Lelendemain,ilestalléchezChrissieetaparléàsamère,maisellenesavaitriendelalettre.Billyaétédésespéréd’apprendrequ’elleavaitétéenvoyéeenIrlandeetasuppliéMrsSkinnerde luidonnersonadresse.Elleluiapromisqu’ellecontacteraitChrissiedesapart.—Etques’est-ilpassé?Ellel’afait?»Tinasecoualatête.«MabelSkinneraététuéecesoir-là,pendantlecouvre-feu,et,d’aprèscequeje
sais,ellen’ajamaisécritàsafille.»EllesortitdesonsaclaphotodeBillyqu’AliceStirlingluiavaitdonnée.«C’estvotrepère.»Williamlapritetl’observaavecattention.«Ilétaitbelhomme…Savez-vouscequ’ilestdevenu?»Tinaseraidit.«Ilamalheureusementététuéàlaguerre,en1940.Jesuisdésolée.»Williamsentitpoindreseslarmes.Illesessuyad’unreversdemain.Tinaprituneservietteenpapier
dans lepetitdistributeuret la lui tendit.«C’étaitunhommebien. Iln’apasabandonnévotremère. Ill’aimaitetvoulaitfonderunefamilleavecelle.Aliceditqu’ilauraitfaitunpèremerveilleux.—Maismamère ne l’a jamais su. Si seulement elle avait reçu cette lettre, les choses auraient été
tellementdifférentes…—Jesais.C’estpourcetteraisonquej’aieulesentimentquejedevaisessayerdelaretrouveretlui
donnerlalettre.—Etc’estdanscebutquevousavezdemandésoncertificatdenaissance?»Tinaacquiesça.Puiselle lui racontaqu’elleétaitalléeàWoodGardens,oùelleavait rencontrépar
hasardMaudCutler.«MaudconnaissaitbienlesSkinner.Ellem’aditqueleDrSkinnerétaitunhommeépouvantableetqueChrissieavaitétéenvoyéeenIrlande.—C’estincroyable…Merciinfinimentd’avoirfaitça,Tina.Vousaurieztrèsbienpujetercettelettreà
lapoubelle,maislefaitquevousayezprisdutempspourtenterderetrouvermamèreestvraiment…»Ilcherchalebonmot.«C’estvraimentextraordinaire.—J’aitrouvélalettreilyaplusd’unan,et,toutdesuite,ellem’aintriguée.»Ellebutunpeudecafé,
puissetournaverslavitreembuéederrièrelaquelleruisselaitlapluieetdessinadessusuntraitd’unairabsent.«Mais,àcemoment-là,ilsepassaitdestasdechosesdansmavie,sibienquejel’ailaisséedecôté.Etlejouroùjesuisdenouveautombéedessus,jemesuisditqueChrissien’avaitpeut-êtreaucuneenviequ’onlaretrouve.Peut-êtrequ’elleafiniparfaireunmariageheureuxetnesouhaitepasqu’onluirappellelepassé.
—Çam’atraversél’espritàmoiaussi,avouaWilliam.—Pourfinir,j’aidécidédedemanderlecertificatdenaissance.Enmedisantquejepourraistoujours
changerd’avisplustard.»Uneserveuseavecuntablierblanccouvertdetachesdethéetdecafés’approcha.«Excusez-moi,je
nevoudraispasvousbousculer,maisest-cequevousvoulezcommanderautrechose?Lesgensfontlaqueue pour avoir une table », dit-elle enmontrant la porte, où une file attendait en jetant des regardsimpatientsdansleurdirection.William se leva. « Désolé… Nous n’avons pas vu le temps passer. » Il aida Tina à enfiler son
imperméableetlafitsortirdevantlui.Danslarue,ilsrestèrentfaceàfacesanstropsavoirquoidire.Lapluieavaitcessé;lesnuagess’étaientdissipésetlaissaientpasserquelquestimidesrayonsdesoleil.«Onvamarcherunpeu?proposaWilliam.J’espèrequejenevousretienspas…Est-cequequelqu’un
vousattend?Unmari?Unpetitami?—Non,personne.Venez,allonsverslesjardinsdePiccadilly…Onpourras’asseoir.»Ilstrouvèrentunbancrelativementàl’écartetobservèrentdeuxemployésquimarchaientàpaspressés
enserrantdessacsenpapierquicontenaientlessandwichesetlesfruitsquileurserviraientdedéjeuner.«Àpropos,commentavez-vousréussiàobtenirlecertificatdenaissancedemamèrealorsquevous
neconnaissiezquesonnom?»Tinasourit.«Commejevous l’aidit,mapremièredémarcheaétéd’alleràWoodGardens,où j’ai
rencontréMaudCutler.C’estellequim’adonnélesnomsdesparentsdeChrissie.Ellem’aégalementditoùétaitenterréeMabel.Chaqueannée,ellevadéposerdesfleurssursatombe.Mabelasauvélaviedesonbébé,voussavez.Ilétaitsiminusculeàlanaissance…»Ellefermalesyeuxquelquessecondesenrepensantàsafille.«Est-cequeçava?demandaWilliam.—Oui,çava.C’estjustequeje…Non,rien.Quoiqu’ilensoit,unefoisquej’aisuquelsétaientleurs
noms,obtenirlecertificatn’étaitpastrèscompliqué.Onleregarde?—Oui,s’ilvousplaît.»Tinadéplialafeuillesursesgenoux.Ilsepenchapourlire.«C’estlenomquejecherchais,dit-ilavecenthousiasme.Jepeux?»Ilpritledocumentetl’examina
deplusprès.«McBride…Puisquec’estlenomdejeunefilledelamèredeChrissie,satantedoitavoirlemême.Ça va beaucoupm’aider quand je retournerai en Irlande.La familleMcBride…»Ses yeuxbrillaientd’excitation.«Quelqu’uns’ensouviendrasûrement…»SesmainstremblèrentquandilredonnalecertificatàTina.«Jevaisenfinretrouvermamère!—Gardez-le,dit-elleencherchantquelquechosedanssonsac.Etvousn’avezqu’àprendreçaaussi.»
ElleluidonnalalettreetlaphotodeBilly.«Bonnechance,William!»Puiselleselevaetluitenditlamain.«J’aiétéraviedevousrencontrer.»Williamselevaprécipitamment.«Venezavecmoi»,dit-ildebutenblanc.Tinareculad’unairsurpris.« Je voulais dire, s’il vous plaît, venez avecmoi. En Irlande. Sans vous, je n’aurais jamais pu en
apprendreautant,etj’aimeraisbienquevoussoyezavecmoipourvoircommenttoutçasetermine.»Tina jugeait absurded’imaginerpartir là-bas avecunhommequ’ellene connaissaitmêmepas.Elle
avaitfaitsapart,etmêmedavantagequen’enauraitfaitlamajoritédesgens.Elleneluidevaitrien,etpourtant,enregardantsesyeuxbruns,elleréalisaàquelpointilressemblaitàsonpère.Lessimilitudesétaientfrappantes.Billyétaitmort,maissonfilsétaitlàdevantelle,etilluidemandaitdel’accompagnerdansunvoyagequ’ilavaitdûplanifierquasiment toutesavie.Et toutcela,grâceàelle.Elle luiavaitremis l’information dont il avait besoin pour retrouver samère. Elle ressentit un frisson d’excitationqu’ellen’avaitpasconnudepuisdelongsmois.C’étaituneidéefolle,impulsiveettotalementridicule.Tinarenversalatêteenarrièreenriant.«William…Ceserapourmoiunvéritablehonneur!»
33
Dèsqu’ellepoussa laportevertede lacabine téléphonique,Tinaappréciade se retrouverdanscetabripaisible.Ilyavaitquelquechosedanslescabinestéléphoniquesquil’apaisait:lesentimentd’êtrecoupéedumondeextérieur,d’êtredansunendroitoù ilétaitpossiblede rassemblersespenséesetderéfléchirauchaosquisévissaitpartoutailleurs.Certes,laplupartdescabinesdeManchesterempestaientl’urine, mais celle-ci, à Tipperary, était simplement agréable, sans aucun relent nauséabond venantperturber les sens. Elle décrocha le gros combiné noir et composa un numéro. Au bout de plusieurssonneries, elle pesta intérieurement en reconnaissant la voix de Sheila. Elle n’eut d’autre choix qued’introduireunepremièrepièce.«Sheila?C’estTina.TupeuxmepasserGraham?»Heureusement,Sheila,aussipeubavardequ’àl’ordinaire,secontentad’unvaguegrognementavantde
poserl’appareiletd’appelersonmari.Tinaattenditensebalançantsursestalons.Aprèsunmomentquiluisemblainterminable,elleentenditsavoix.«Tina?»Avantmêmequ’elleaitarticulélemoindremot,lesignalquelacommunicationallaitcouperretentit.
Ellemituneautrepiècedanslafente.«Bonjour,Graham.Écoute,jen’aipasbeaucoupd’argent,aussivais-jedevoirfairevite.Tuastrouvé
monmot?—Oui,cematin.Qu’est-cequetufabriquesenIrlande?—Ceseraittroplongàt’expliquer.Tuterappellescettelettrequej’aitrouvéel’andernier?—Non,quellelettre?»Tina jura en silence. «Cettevieille lettrequi était dans lapoched’uncostumequequelqu’unavait
déposéàlaboutique…Jesuispourtantsûredet’enavoirparlé!—Aucunsouvenir…MaisquelrapportaveclefaitquetusoispartieenIrlande?»Bip…bip…bip…Tinacommençaitàperdrepatience.Elleintroduisitencoredespièces.«Ilfautquejemedépêche.Auprochainbip, lacommunicationvacouper,etjen’aiplusdepièces.
Alors, écoute-moi et tais-toi, d’accord ? Je suis partie en Irlande pour retrouver la femme à qui étaitadresséecettelettre.Jesuislàavecsonfils,quiestàsarechercheluiaussi.Jevoulaisjustetedirequejevaisbienetdenepast’inquiéterpourmoi.»Grahameutl’airdenepasbiencomprendre.«Tuesavecqui?Tucomptesrentrerquand?»Ledernierbipretentit.Tinaéludasesquestionsets’empressadeluidireaurevoir.Au moment où elle reposa le combiné sur la fourche, elle l’entendit hurler dans l’appareil : « Je
m’inquiéteraitoujourspourtoi!»
Lorsqu’ellerevintchezMrsFlanagan,Williaml’attendaitdanslesalon.«Toutvabien?Tuveuxduthé?»Commeilavaitlabouchepleine,sesmotssortirentétouffés.MrsFlanaganavaitapportéunegrossethéièresurunplateau,ainsiquedesgalettesdepommesdeterre
ausaumonfuméqueWilliamétaitentraind’engouffrer.Ilfinitd’avalerets’essuyalabouche.«Pardon…Cesgalettesdepommesdeterresontunvrairégal.Tuaspujoindretonami?»Tinas’assitprèsdeluisurlecanapéetseservitunetassedethé.«Oui,jeteremercie.Jeluiailaissé
unmotenluidisantoùj’étaispartie,maisilsefaitdusoucipourmoi.»William mordit une nouvelle bouchée. « Ce Graham, c’est un ancien petit ami ? » Des miettes
tombèrentdesabouche.Tinafronçalesyeux.«LesAméricainsparlenttoujourslabouchepleine?»Williambutunelampéedethéetsourit.«Excuse-moi.C’estunesalehabitude,jesais.Jenesuispas
quelqu’undetrèsraffiné.Unsimplegarsdelacampagne.»Elle regarda sa montre. « Il n’est que quatre heures de l’après-midi… C’est quoi, ce repas ? Tu
déjeunestardoubientudînesdebonneheure?—C’est la faute deMrs Flanagan. Elle pense que j’ai besoin deme remplumer ! » répondit-il en
haussantlesépaules.Tinasourit.«Pourrépondreàtaquestion,Grahamestjusteunexcellentami.Cesdouzederniersmois,
ilm’a énormément soutenue. Je lui dois beaucoup. Ce ne serait pas sympa dema part de disparaîtrecommeçad’unseulcoupsansluifairesavoirquejevaisbien.—Ilestunpeupourtoicommeunpère,alors?»Tinaréfléchituneseconde.«Jediraisplutôtcommeungrandfrère.»MrsFlanaganpassalatêtedansl’embrasuredelaporte.«Vousavezbesoind’autrechose?—Vousêtestropgentille,MrsFlanagan.Jecroisqu’onatoutcequ’ilfaut.—Parfait!Sivousvoulezquoiquecesoit,vousn’aurezqu’àm’appeler.»Ellerepartitenleslaissant
entêteàtête.«Bon,onfaitcomment?demandaTina.—Demainmatin,jet’emmèneraichezGraceQuinnpourtelaprésenter.Aprèstout,siellen’avaitpas
étélà,jeneseraisjamaisalléàManchester,etnousnenousserionsjamaisrencontrés.OnverrasiellesesouvientdelafamilleMcBrideetdel’endroitoùilsvivaient.—Ondiraitqu’ontientunplan»,dit-elleensouriant.
TinatrouvalecottagedeGracecharmant–ellesefitlaréflexionqu’ilauraitpufigurersuruneboîtedechocolatsouunpuzzle.Lesmursblancsenpierrescintillaientsouslesoleiléclatant,aupointqu’elledutseprotégerlesyeuxalorsqu’ilsavançaientsurlecheminpavéverslaporterougevif,qu’encadraituneglycinemauvemagnifique.IlsfurentaccueillisaimablementparGrace,quiétaitraviederencontrerTina.IlsprirentplaceautourdelatabledanslacuisineetWilliamsortitsoncarnet.«Avant de semarier, lamère deChristina Skinner s’appelaitMabelMcBride.Ce nom vous dit-il
quelquechose,Grace?»Elle joignit lesmains devant elle et réfléchit. Elle avait beau n’avoir aucune envie de décevoir ce
jeune homme et l’adorable jeune femme qui l’accompagnait, elle dut admettre qu’elle ne connaissaitpersonnedecenom.«Jesuisvraimentdésolée,maislenomdeMcBridenemeditrien.»William s’efforça de ne pasmontrer son dépit. «Ne vous en faites pas…Après avoir fait tout ce
chemin,jenevaispasabandonnermaintenant.Sivoussavieztoutcequej’aiapprisàManchester…»IlsortitlalettredeBillydesoncarnet.«Tenez,lisezça.»
Grace chaussa ses lunettes au bout de son nez et lut la lettre. «C’est incroyable…Où l’avez-voustrouvée?»Tinaexpliquacommentelleétaitentréeenpossessiondelalettre,etquec’étaitellequiavaitobtenule
certificatdenaissancedeChrissie.«Vousaviezraison,Grace,ditWilliam.LepèredeChrissieétaitmédecinetsamèreétaitsage-femme.— La pauvre, elle n’a jamais su que Billy voulait l’épouser… Quand je repense à son angoisse
pendantl’accouchement,etàlatristessequinequittaitjamaissonregard…Lapremièrefoisqu’ellevousatenudanssesbras,elleétaittellementfolledejoiequesonsourireilluminaitlapièce,maissesyeux…rienqu’enregardantsesyeux,onsavait.Ilsexprimaientunedouleurquines’apaisaitjamais.»Gracesemouchadiscrètement.«Cequejenecomprendspas,c’estpourquoiBillyn’apaspostésalettre.Il l’aécriteenymettanttantd’amouretdesentimentsquejen’arrivepasàcroirequ’ilnel’aitpaspostée.»Tina expliqua qu’Alice Stirling se souvenait que Billy était sorti dans l’intention de le faire, mais
qu’ellenonplusnecomprenaitpaspourquoiilavaitchangéd’avis.«Jen’aijamaisentenduunehistoireaussidéchirantedemavie,ditGraceenreniflant.Savez-vousce
qu’estdevenuBilly?»TinaetWilliaméchangèrentunregard.Cefutluiquipritlaparole.«Ilestmortàlaguerreen1940.»Ilrouvritsoncarnet.«Voicisaphoto.»Graceregardalebeaujeunehommeentenuedesoldat.«Vousluiressemblezbeaucoup.»Gracenetrouvariend’autreàdire.Ellereplialalettreetallaitla
lui rendrequandelle se ravisa. «Oh, regardez, il y aquelquechose écrit là-derrière…Çadit juste :“Pardon.”»Williamrepritlalettreetregardaàsontour.«Jen’avaispasremarqué.Ettoi,Tina?»Elle se figea.Une sensation de dégoût familière l’envahit, une sensation qui partit du creux de son
ventreetremontaenluibrûlantlagorgeetenluidonnantenviedevomir.Elleplaqualamaindevantsabouche.«Tina?Vousvoussentezbien?»Des gouttes de sueur perlèrent au-dessus de sa lèvre. Et brusquement, tout son corps se hérissa de
haine.«Je…Çavaaller.»Elleseleva.«Vouspermettezquej’utilisevostoilettes?»GracejetaunregardinquietàWilliam.«Biensûr,machère,c’estparici.»Tinaseréfugiadanslasalledebains,oùelles’aspergealafigured’eaufroide.Sapoitrineetsoncou
étaient cramoisis, son visage couvert de plaques écarlates. Agrippée au lavabo, elle respiraprofondémentpour calmer lesbattementsde soncœur.Rickétaitmortdepuis cinqmois,mais il avaitencore le pouvoir de la replonger dans ces violentes émotions. La plupart du temps, elle parvenait àgardercettehaineenfouieaufondd’elle.Ellenevoulaitpasqu’ellelarongeetdéfinissequielleétait.Ilavaitsaccagélescinqdernièresannéesdesavie,etelleétaitdéterminéeàcequ’ilnefassepasdemêmeaveclescinqprochaines.Dès qu’elle se sentitmieux, elle retourna dans le petit salon.Grace etWilliam étaient penchés au-
dessus de la table, une assiette de scones au babeurre encore fumants posée au milieu. L’hospitalitéirlandaisesemblaitseconcentrersurlanourriture.Williamseretournaenl’entendantarriver.«Onétudiait lacarte.Ona indiquéoùétait lecouvent…Ici, regarde.»Il luimontra l’endroitoùil
avaittracéunecroixaustylorouge.«OnsaitquelatantedeChrissievivaitdanslesparagesmais,àlacampagne,çapeutreprésenterpasmaldekilomètres.»Ilvérifia l’échellede lacarte,puisdessinauncercleautourducouvent.«Çacouvreunrayondetroiskilomètres.»Iltraçaunautrecercleplusgrand.«Etlà,dehuitkilomètres.Bon,c’estunpeusommaire,mais,sanscompas,c’estlemieuxquejepuissefaire.—Monfrèrevapassercesoir,ditGrace.Jeluidemanderaidemettreunemarquesurtouslespubsqui
se trouvent à l’intérieur de vos deux cercles – ça vous servira de point de départ. Les communautésruralesserassemblentdanslespubs.Cesontdesminesd’informations.»IlsouritàTina.«Tuespartante?»Elleluirenditsonsourire.«Biensûr.»L’enthousiasmedeWilliamétaitcontagieux,et,detoutefaçon,
ilétaittroptardpourreculer.Elleignoraits’ilsparviendraientàretrouversamèremais,quellequesoitl’issue,elletenaitàêtreàsescôtés.
34
LeMaltShovels était le troisièmedespubsdans lequel ils se rendaient.Trèsgentiment, le frèredeGrace les avait indiqués sur la carte – quatre dans le premier cercle, trois dans le second. Ce quisignifiaitqu’ilyavaitseptpubsdansunrayondehuitkilomètresautourducouvent.Williampritsademi-pintedeGuinnessetbutunegorgée.«Lepropriétairedecepuba lesensdes
affaires…Ilsertdesplats.Oncommandequelquechose?Jemeursdefaim.—Est-cequ’ilt’arrivedepenseràautrechosequ’àlanourriture?semoquaTina.Jen’aijamaisvu
personnemangerautant…Tudoisavoirleversolitaire!—Allerd’unpubà l’autreàvélom’aouvert l’appétit.» Ilmontra lemenuaffichésuruneardoise.
«Regarde,ilsontdel’Irishstew.»Tinaluidonnaunpetitcoupdanslescôtes.«TucommencesàressembleràunvraiIrlandais.»Williamterminasabière.«Maisjesuisirlandais!Aumoinsdenaissance.»Il levasonverrevide
verslebarman,quihochalatêteetcommençaàluienpréparerunautre.«Tuessûrdevouloirreprendreunebière?Ilnousresteencoreunpubàvoircesoir,ettunevoudrais
quandmêmepasqu’ont’arrêtepourivressesurunvélo!—Tuasraison.Écoute,onvacommanderunplatetposerquelquesquestions.Cepubmeparaîtunpeu
plusprometteurquelesdeuxderniers.«Bon,d’accord.Jeprendraijustelasaladeaufromage.Jeveuxmeréserverpourça.»Elleluimontralemenu.Williamsepenchapourlire.«Puddingaupainetaubeurre…C’estquoi?dit-ilenfronçantlenezd’unairécœuré.—Tuverras.Jedemanderaideuxcuillers.Carjetegarantisquetuaurasenvied’ygoûter!»Tinaprit
soudainunairsongeur.«C’étaitlaspécialitédemamère.Elleleréussissaitàlaperfection.Desgrossestranchesdepainblanc,dubeurrebiencrémeuxetpleindefruitsjuteux,avecjustecequ’ilfautdecrèmeanglaise…Ledessus était toujours un peu craquant, bien caramélisé, et, s’il en restait, il était encoremeilleurlelendemain.»Williamsourit.«Tunem’asencorejamaisparlédetafamille.Parle-moid’eux.»Elleattrapaunfilquidépassaitdelamanchedesonpulletévitasonregard.«Mesparentssontmorts
touslesdeux.—Oh,jesuisdésolé…Jenevoulaispastefairedepeine.—Tunepouvaispassavoir.Monpèreestmortquandj’avaisseizeans,etmamère,septansaprès.
Ellenes’estjamaisremisedel’avoirperdu.C’estunpeucliché,maisilsétaientvraimentcommedeuxâmes sœurs. Toujours est-il que j’étais enfant unique et que, à vingt-trois ans, je me suis retrouvéeorpheline.»Elleesquissaunpetitsourire.«Maisj’avaisunbonboulotdansunbureauetjetravaillaisdansuneboutiquecaritativeleweek-end,alorsjenemanquaispasdecompagnie.Jetravaillemaintenantpourlaboutiqueàtempscomplet.—Etqu’estdevenutonemploidebureau?»
Tinahésita.«C’estunelonguehistoire.J’ensuispartiequandjesuistombéeenceinte.»Williamécarquillalesyeux.«Tuasunbébé?—Non.Mafilleétaitmort-née.»Instinctivement,Williamluipritlamainetlaposasursajoue.«Jenesaispasquoidire.Mapauvre…
Etlepère?Tuétaismariée?»Tinaperdittrèsvitel’appétit.«Oui,j’étaismariée,maisilestmortluiaussi.»Williameutl’airstupéfait.«Quellequantitédesouffranceunepersonneest-ellesupposéeendurer?»Tina redressa la tête. « Je ne verse aucune larme sur lui, dit-elle en prenant le menu. Bon, on
commande?»
Lorsqu’ilssortirentdupub,lesoleilcommençaitdéjààdécliner.Leparfumâcredeshaiesd’aubépineembaumaitl’air,etlesoirquitombaitsurcettejournéedemaiapportaitunelégèrefraîcheur.«Décidément,c’étaitencoreunepertede temps,déclaraWilliamenrentrant lebasdesonpantalon
dansseschaussettes. Il regardaTina tripoter lepaniersur levélodeGrace.Pendant tout ledîner,elleétaitrestéesilencieuse.Ils’envoulaitd’avoirrouvertd’anciennesblessures.«Tuesd’accordpourqu’onenfasseunautre?»Ellelevalesyeux.«Unautre?—Ledernierpubdanslepremiercercle.Commeça,ilnenousenresteraplusquetroisàallervoirsi
onmanquedechancedansleprochain.—Situessûrquetonvéloenestcapable!plaisantaTinaenfixantlavieillebicycletterouilléeque
WilliamavaitempruntéeauvoisindeGrace.« Je sais, dit-il en grimaçant.C’est celui queNoé a refusé d’embarquer auprétexte qu’il était trop
démodé.»Tinaéclataderire.«Tuesdrôle,William…—Ettoi,tuesmagnifiquequandturis.Écoute,jesuisdésolépourtoutàl’heure…J’espèrequetune
m’aspastrouvéindiscret.—Quetumeposesdesquestionssurmafamillen’ariend’irraisonnable.Seulementtunetedoutais
pasqueçaallaitprendredesdimensionsshakespeariennes…Allez,dépêchons-nous!Onvaoù?»Ledernierpubn’étaitriendeplusqu’unpetitcottageauxfenêtresminusculesdontlasalleétaitsombre
etlugubre,etleplanchersiabîméquelacouchedesciuren’arrivaitpasàlecacher.Ilyavaitsixtables,autourdesquellesétaientassisdesvieuxmessieurs,lesunsjouantauxcartesouauxdominos,lesautresl’œilrivésurlefonddeleurpinte.Ilslevèrenttouslesyeuxenlesvoyantentrer.Williamlessaluad’unsignedetêteetentraînaTinaverslebar.«Bonsoir,ditlaserveuse,quiauraiteul’airplusàsaplacecommesergentdansl’armée.Qu’est-ce
quejevoussers?»WilliamsetournaversTina.«Oh,pourmoi,ceserajusteunjusd’orange…—Deux,s’ilvousplaît.»Comme iln’yavait rienpour s’asseoir, ils restèrentdeboutaubaretobservèrent lapetite salle.La
première curiosité s’étant émoussée, les habitués s’étaient de nouveau absorbés dans leurs activités.Williams’adressaàlaserveuse.«Est-ce que je peux vous demander quelque chose ? »La routine était désormais bien rôdée, sauf
qu’elles’étaitrévéléeinfructueusedanslestroispubsprécédents.«Savez-voussiunefamilledunomdeMcBridevitdanslesparages,unefamilledepaysans?»Laserveusearrêtad’essuyer leverrequ’elle tenaitdanssesmainset fronça les sourcils.«Vousne
pourriezpasêtreplusprécis?McBrideestunnomassezcourant,parici.»
William soupira.Dans chacun des pubs, il avait eu droit à lamême réponse.Apparemment, ils nedisposaientpasdesuffisammentd’informations.«C’estmalheureusement toutcequ’onsait.QuelenomdelafamilleestMcBrideetqu’ilsvivaient
dansunepetitefermedansuncoinisolé,maisçaremonteàplusdetrenteans.»Laserveuse recommençaàessuyer leverreavecvigueur touten réfléchissant.«Vousvoulezsavoir
quoi,aujuste?»Williamtoussota.«Jesuisàlarecherchedemamère.Jesuisnéiciilyatrente-quatreans,aucouvent
deStBridget,avantd’êtreadopté.JesuispartivivreenAmérique,maisjesuisrevenudansl’espoirderetrouvermamère.—Jevois.Jesupposequevousêtesalléaucouvent,etquepersonnelà-basnevousaététrèsutile.»WilliamjetaunregardcompliceàTina.«Eneffet,onpeutdireça.—Alors,voyonssionarriveàfairemieux…Vousditesqueçaremonteàunetrentained’années?»WilliametTinaacquiescèrentenmêmetemps.Laserveuserangea leverresuruneétagère,puisappelaundes joueursdecartes. Ilposasonjeuet
s’approchadubar.«Qu’est-cequ’ilya,Morag?»—Cesdeux-làsontàlarecherched’unefamilledunomdeMcBride,monpère.Vouspensezpouvoir
lesaider?—McBride?Vouspouvezm’endireunpeuplus?»Moragsourit.«C’estbienceque jedisais…»Ellese tournaversWilliametTina.«Voici lepère
McIntyre,leprêtredelaparoisse.S’ilyaquelqu’unquipeutvousaider,c’estlui.»
Unedemi-heureplustard,WilliametTinasortirentdupubmunisd’unpapier.LepèreMcIntyrenesesouvenait d’aucune famille McBride correspondant à la vague description que lui en avait donnéeWilliam;enrevanche,ilconnaissaitquelqu’unquipeut-êtresaurait.Williamlutlenomduprêtresurlafeuille.«Ehbien,onsaitquoifairedemain…»Ilglissalepapierdanslapochedesachemiseetenfourcha
son vieux vélo. « Espérons que le père Drummond nous aidera à découvrir une nouvelle pièce dupuzzle!»
35
Lorsqu’ils rentrèrent chez Mrs Flanagan, celle-ci était déjà partie se coucher. William chercha lagrossecléàtâtonssouslepaillasson.Elletournadanslaserrureengrinçant,etilfit lagrimacetandisqu’ilsentraienttouslesdeuxsurlapointedespiedspournepasréveillerlalogeuse.«Tuveuxboireundernierverre?»demanda-t-iltoutbas.Tina hésita une seconde avant de finalement accepter.Assis dans le salon avec chacun un verre de
whisky, ilssedétendirentunpeuetcessèrentdechuchoterpourparlerd’unevoixnormale.Elle laissaallersatêtesurledossierducanapéetfermalesyeux.Lewhiskyserépanditdanssonestomaccommeunebrûlure,et l’odeur lui fitpenseràRick.Àcausede laboulequi luinouait lagorge,elleeutde lapeine à avaler, et soudain, elle sentitmonter les larmes. Elle pria en silence pour queWilliam ne leremarquepas,maisilétaitbientropmalin.«Tina?Çava?»Ilseprécipitaprèsd’ellesurlecanapé.«Oh,monDieu,tupleures…»Elleécrasaunelarmesoussonpetitdoigtetseforçaàsourire.«Çava,jet’assure…Net’inquiètepas.»Il luiprit sonverre et leposa sur la tablebasse,puis il attrapa sesmainsdans les siennes.«À la
secondeoùons’estrencontrés,j’aisentientoiunesortedetristesse.Elleestlà,danstonregard.Tuesmagnifique,tuasunsouriresplendide,maistesyeuxnesourientjamais.»Illuiserralesmainsplusfort.«Tuasététellementgentilledevenirjusqu’iciavecmoique…j’aimeraist’aider.Explique-moicequinevapas.»PauvreWilliam…Ilavaitl’airdésespéré,etellen’avaitaucundoutequesoninquiétudeétaitsincère.Tinaluimontraleverresurlatable.«Tuveuxbien?»Illeluipassa.«Tuvoisceliquide,là?»Ellefittournerleverre,sivitequ’unpeudewhiskyatterritsursesgenoux
sansqu’ellesembleyprêterattention.«Ehbien,ilalittéralementgâchémavie,reprit-elled’untonamer.Etilacoûtélavieàmafille.»Williamreposasonverre,sonenviedeboireunalcoolfortd’unseulcoupenvolée.«Tuveuxm’enparler?demanda-t-ilavecdouceur.J’aimeraist’aider,sijepeux.—C’esttroptard…C’esttroptard.J’aiétéuneparfaiteimbécile,aveugledevantl’évidence…Jele
voisbien,àprésent.»Williamluiserralesmains.«Continue.»Ellerepritsarespiration,retirasesmainsdessiennesetlesessuyasursescuisses.«J’aiétéunefemmebattue.»Ilvoulutdirequelquechose,maisellel’endissuadaenplaçantundoigt
surseslèvres.«Toutlemondelevoyait,saufmoi.Graham,monamieLinda,monpatronauboulot…Ilsvoyaienttouscequisepassait,maismoipas.Ohnon,j’étaisconvaincuequ’ilchangerait,c’estpourçaque je suis retournée avec lui en lui donnant une chance et puis encore une autre… Après m’avoirfrappée, il s’excusait toujours, avecunehumilité etune tendresse incroyables…Parfois, il lui arrivait
mêmedepleurer en regrettantdem’avoir traitéedecette façon, aupointque j’avaisde lapeinepourlui. » Elle secoua la tête et se tut une seconde. « Bien entendu, à chaque fois, il promettait qu’il nelèveraitplusjamaislamainsurmoi,etmoi,commeuneimbécile,jelecroyais!Etpuisils’énervaitànouveau,engénéralpourquelquechosed’insignifiant,etilmepersuadaitquec’étaitdemafaute,et,làencore, je lecroyais.Leproblèmedebase, c’étaitqu’ilbuvait, seulementce serait trop facilede toutmettre sur ledosde l’alcool…Monmariétaitunebruteautoritairequimemanipulait à saguise. J’aipensélequitterpendantdesannées,maisjen’enaijamaiseulecourage.Ildisaittoutletempsqu’ilmeretrouverait, et j’avais peur de lui. En plus, j’aurais eu l’impression de l’abandonner alors que,manifestement,ilavaitbesoinqu’onl’aide.»Williamladévisageait,éberlué.«Etpuis,unbeaujour, j’aifinipar trouver lecouragedelequitter.Maispourdire lavérité, jeme
sentaisaffreusementseule.Ilmemanquait.»EllesetournaversWilliam.«Tuterendscompte?Ilmemanquait!»Ilsecoualatêted’unairnavrésansriendire.«Ilaarrêtédeboireetaparureprendresavieenmain.Pourjenesaisquelleraison,voirqu’ilse
débrouillaittrèsbiensansmoim’ablessée.Ils’estreprisetilestdevenul’hommequej’avaistoujoursvouluqu’ilsoit.C’étaitcommes’iln’avaitplusbesoindemoi,mais,évidemment, il jouaitsur le longterme.C’estàcemoment-làquejemesuisaperçuequej’étaisenceinte,sibienquejen’aipaseud’autrechoixquederevenirvivreaveclui.C’estentoutcascequejemesuisdit…Pendantuntemps,toutaétémerveilleux,j’étaistrèsheureuse,luiaussi,onétaittouslesdeuximpatientsd’avoirlebébé…Jesavaisquej’avaisprislabonnedécision,mêmesiGrahametLindamerépétaientquej’étaisfolle.Maismoijepensais:Qu’est-cequ’ilsensavent?»Elleeutunriresarcastique.«Ils’estavéréqu’ilssavaientmieuxquemoi!—Ques’est-ilpassé?demandaWilliamd’unevoixétranglée.—Ils’estpasséça,répondit-elleenmontrantleverredewhisky.Ils’estremisàboire.Audébut,juste
unpeu,etpuisc’estdevenuunespiraleinfernalequis’estterminéeendésastre.J’auraispourtantdûm’yattendre,mais j’avaisunevision tellement idéalistedenotrecoupleque je lui trouvais sanscessedesexcuses.Jevoisbienaujourd’huiquejemefaisaisdesillusions,parcequejesuislucide.J’yvoistrèsclair…Dixsurdix!»Williampritsurluipourposerlaquestionsuivante.«Qu’est-ilarrivéàtonbébé?Unepetitefille,disais-tu?Commentest-elle…enfin,tucomprends…»Tinasefrottalesjoues,puisleregarda.Ellepritsarespirationet luiracontacequis’étaitpasséce
jouratroce.Williamlaregardad’unairatterré.«J’aienviedevomir,murmura-t-il.SiRickn’avaitpasvulalettre
deBilly,tuauraisencoretafille…»Ilselevaetallaouvrirlafenêtrepourrespirerunpeud’airfrais.Tinalerejoignitetposasesmainssurseslargesépaules.«Jen’ypensepascommeça…J’aiapprisàéviterdelefaire.Rickétaitundiable,unesalebruteàqui
unrienauraitpufairepéterlesplombs.C’estluiquiestàblâmer,personned’autre.Ilm’afalludutempsavantdel’accepter,maisjesaisàprésentquec’estvrai.C’estcettecertitudequim’aideàavancerpetitàpetit.J’aiétélavictime,moietmonbébé,etriendetoutcequiestarrivén’estdemafaute.»William la prit dans ses bras et enfouit sa tête dans ses longs cheveux bruns. Ils sentaient l’herbe
fraîchementcoupéemêléeàuneodeurdefeudebois.«Jesuisvraimentdésolé.»Cefuttoutcequ’ilréussitàdire.
LepèreDrummondn’étaitpashabituéàseleverdebonneheure.Àquatre-vingt-seizeans,ilestimaitavoirgagnéledroitdefairelagrassematinée,oumêmederesteraulittoutelajournéesiçaluiplaisait.
Cependant, ce matin, la femme qui était à la fois sa gouvernante, son infirmière et son tyran l’avaitprévenuqu’ilavaitunrendez-vousàdixheures.Ilfallaitdoncqu’ilselèveàhuitheuress’ilvoulaitêtrelavé,raséethabilléàtemps.Ils’adossaaufauteuilet,sansenthousiasme,laissaGinaluiétalerdusavonàbarbesurlesjoues.Elleluitiralapeautoutenpassantdessuslalameacéréedurasoir.Lesfinspoilsgriscédèrentfacilement,etelleessuyalalamesuruneserviette.Audeuxièmepassage,elleluientaillatrèslégèrementlapeau.Unegouttedesangsemêlaàlamousse.LepèreDrummondnepritpaslachoseàlalégère.«Pourl’amourduciel,Gina!Vousnepourriezpas
pourunefoismerasersansqu’ondoivemefaireunetransfusiondesang?»Ginamanifestasonagacementetrepritsatâche.«N’exagérezpas,monpère…Jenecomprendspascequevousavezcontrelesrasoirsélectriques.Ce
seraittoutdemêmeplusfacilepourmoi!—Jemesuisraséavecuncoupe-chouxtoutemavie.Cen’estpasàmonâgequejevaischangermes
habitudes!»Ginalevalesyeuxauciel.Enquelquescoupshabiles,l’opérationfutterminée.«Etvoilà,pèreDrummond,c’estfait!—Mmm…Est-cequej’aiencoremesoreilles?»Ginal’ignoraetcommençaàluiretirersonhautdepyjama.«Ilvousenfaudraitunneuf…Jenesais
pascommentvousvousdébrouillezpour tout renversersurvous.Voyonsvoir…Vousvoulezmettreuncostume?»Leprêtresetroublauneseconde.«Quiavez-vousditquidevaitvenir?—Jevousl’aidit!réponditGinad’untonexaspéré.Ils’appelleWilliamLaneetilestàlarecherche
desamère,unefemmedénomméeChristinaSkinnerquivenaitd’Angleterreetqu’onaenvoyéeicipouravoir son bébé. Elle vivait avec sa tante, qui s’appelaitMcBride, et a accouché au couvent. Le pèreMcIntyrepensequevouspourriezvoussouvenirdelafamilleMcBride…quoiquej’endoute,étantdonnéquejevousaiexpliquétoutçailyamoinsdedixminutesetquevousl’avezdéjàoublié!»Levieilhommelui jetaunregardnoir tandisqu’elle luipassaitungantdetoilettesouslesaisselles
d’un geste vigoureux. Cette femme ne savait pas ce qu’elle racontait. Il n’avait aucun problème demémoire.
GinaaccueillitWilliametTinaaimablementetlesconduisitdanslesalon.Lamaisonduvieuxprêtreétaitimmenseetsentaitfortlemoisi.Tinafronçalenez.«Lamoitiédespiècessontfermées,ditGinasuruntond’excuse.Désormais,iln’yaplusquelepère
etmoiquivivonsici.— Oh, mais c’est magnifique ! s’exclama Tina en admirant les boiseries. C’est une demeure
majestueuse.»LepèreDrummondlesattendaitprèsdufeu.Malgréladouceurdemai,desbûchesflambaientdansla
cheminée,etlevieuxprêtreavaitlesjambesenrouléesdansunegrossecouvertureécossaise.«WilliamLane,seprésentaWilliamenluitendantlamain.Mercid’avoiracceptédenousrecevoir,
pèreDrummond.VoicimonamieTinaCraig.»Elleluitenditlamainàsontour.Leprêtrelaserrabrièvement.«Excusez-moisijenemelèvepas…—Jevousenprie,ditWilliam.Nousallonstâcherdenepasvousprendretropdetemps.Jecroisque
vouspourriezconnaîtrelafamilleMcBride,quihabiteparici.»Ilexpliqualaraisondesonvoyage,luiparladelalettredeBilly,puisracontacommentTinas’était
jurédelaremettreàChrissieetcommentilss’étaientrencontrésàManchester.LepèreDrummondbaissales yeux au moment où il lui confia que les religieuses du couvent ne s’étaient pas montrées trèsserviables.
«Parconséquent,vousêtesnotredernièrechance.Jesaisqueçaremonteàtrèslongtemps,maispeut-être vous souvenez-vous de quelque chose…Si nous retrouvions la fermeoùmamère a été envoyée,peut-êtrequequelqu’unquivitlàsauracequ’elleestdevenueetoùelleestpartie.Quelquechosedansmonhistoirevousévoque-t-ilunsouvenir?»Aprèsl’avoirdévisagélonguement,lepèreDrummondsefrottalestempesetfermalesyeux.William
crutqu’ils’étaitassoupi.Finalement,levieuxprêtrerouvritlesyeuxetleregardadroitenface.«Jesuisdésolé,non.Jenemesouvienspasd’unefamilleMcBridequicorrespondeàcequevousmedécrivez.»
WilliametTinarepartirentversl’arrêtdebus.«Encoreunepertedetemps…Etmaintenant,onfaitquoi?»Tinaluipressalebras.«Oncontinue.Ilvafalloirélargirnosrecherches.Ilnousresteencorecestrois
pubs…Tôtoutard,onfinirabienparavoirdelachance.»Sonoptimismelefitsourire.«Merci,Tina.Tusaisvraimentt’yprendrepourmeremonterlemoral!»
LepèreDrummonddemeuraassisaucoindufeu.Ilretournaleproblèmedanssatêtequelquesminutesavantdeseconvaincrequ’ilavaitagicommeilledevait.IlavaitfaitunepromesseàKathleenMcBrideetavaitrespectésesvolontésàlalettre.Remuerlepasséneserviraitàrien.D’ailleurs,ellen’auraitpasvouluqu’illefasse.Ilhochalatêteavecconviction.Non,iln’avaitpasdedoute:ilavaitbienfait.Ginaentradanslapièce.«Vousêtesprêtàdéjeuner,monpère?—Oui.Jesuisprêt.—Queldommagequevousn’ayezpaspurenseignercejeunecouple!Jevousdisaisbienquevotre
mémoiren’étaitpluscequ’elleétait…maisvousrefusezdel’entendre.»LepèreDrummondsouritpar-deverslui.«Vousavezraison.Jen’aiplusaucunemémoire.»
36
Àlafindumois,Williamenarrivaàlaconclusionquesesrecherchesétaientterminées.PersonnedanslesparagesnesesouvenaitdelafamilleMcBride,etilavaitépuisétouteslespistespossibles.Ilétaittempsqu’ilrentrechezlui.Ilspartiraientdebonneheuredèslelendemainmatin.Tinaétaitdanssachambreen traindepliersesvêtementsdanssapetitevalisequand il frappaà la
porte.Ellelissalachemisequ’elletenaitàlamainetlaposasurledessus.«Entre!—Tuasbientôtfini?demandaWilliamenpassantlatêtedansl’embrasuredelaporte.—Oui,plusoumoins.Maisviens,entre!»Ils’avançaetselaissatombersurlelit.«Çava,William?»Elleposasamainsursonépauleenlaserrantdoucement.Ilattrapasesdoigtset
lesentremêlaauxsiens.«Jen’arrivepasàcroirequ’onn’aitpas réussià la retrouver…Onétait siprèsdubut…Échouer
maintenantaquelquechosedefrustrant.»Tinas’assitàcôtédelui,latêtesursonépaule.«Nerenoncepas,William…Tum’entends?»Illuitapotalegenouetseredressa.«Jenerenonceraipas.Etmaintenant,viens…Profitonsdenotre
dernièresoiréeensemble.»
«Cet endroit vamemanquer, dit-il quelques heures plus tard, alors qu’ils revenaient à la pension.C’estvrai,enIrlande, toutest tellementchaleureux,accueillant…Sansparlerde lanourriture!»Ilsefrotta le ventre d’un air satisfait. « Si je reste plus longtemps, je vais finir par ressembler à unebarrique!»Tinaglissasonbrassous le sienen riant.«J’aiadoréchacunedessecondesque j’aipassées ici…
C’étaitexactementcedontj’avaisbesoin,etjesuissûrequ’onresteratoujoursamis.»Elles’arrêtapourle regarderdans lesyeux.«Caronva rester encontact,n’est-cepas? Je saisbienqu’unocéannoussépare,maisonpourras’écrire,ouseparlerautéléphonedetempsentemps.Çacoûtecher,mais…»Ilmit un doigt sur ses lèvres pour la faire taire. « Profitons de cette soirée et ne pensons pas à la
suite…Çatediraitqu’onaillefaireunpetittouravantderentrerchezMrsFlanagan?»Uneaversededébutd’étéavaitrendulestrottoirsbrillantsetl’airétaitd’unehumiditéquasitropicale.
Ilsallèrentdansleparcets’assirentsousunsaulepleureurquiavaitgardéunbancrelativementausec.«Jen’arrivepasàimaginerquedemain,àcetteheure-ci,jeserairentréchezmoi!ditWilliam.—Ildoittetarderderevoirtesparents.»Ilréfléchituninstant.«Oui,biensûr,maisj’ail’impressiondelesavoirlaisséstomber.—Qu’est-cequetuveuxdire?—Bienqu’ilsm’aient toujourssoutenudansmadémarche, jesaisqueçaaétépoureuxunesource
d’angoisse,etvuqueçan’amenéàrien,jeregrettedel’avoirfait.
—Situnel’avaispasfait,onneseseraitjamaisrencontrés.»Williamméditalà-dessusuneseconde.«Terencontrerauraétéleplusbeaumomentdecevoyage.Je
nepeuxpas imaginer ceque j’aurais ressenti si j’avaisdûvenir ici tout seul.Ladéceptiondenepasretrouvermamèreauraitéténettementplusdifficileàsupportersanstoiàmescôtés.»Elleluicaressatendrementlajoue.«Oh,William…,murmura-t-elle.Onseconnaîtdepuispeudetemps,maisj’aidéjàl’impressionque
tufaispartiedemavie.AprèsRick,j’aicruquejeneseraisplusjamaiscapabledefaireconfianceàunhomme.»Elledétournalesyeuxenrougissant.«Jesaisqueçaparaîtridicule,parcequejesuissûrequetum’oublierasunefoisquetuserasrevenudanstafamilleenAmérique.»Iléclatad’unrirebref.«Tutetrompes!Jenet’oublieraijamais.Detoutefaçon,jen’abandonnepas
l’idéederetrouvermamère.JesuiscertainquejereviendraiunjourenIrlande…Etpuisj’aidesgrands-parentsàManchester!—Tuvasallerleurrendrevisite?demandaTina,pleined’espoir.—Unjour.—Tupenserasàmeprévenir.»Elleluidonnaunpetitcoupdecoudedanslescôtes.Ilselevaetluitenditsamain.«Viens,ilsefaittard.Onferaitmieuxderentrer.»Tinaseleva.Enseredressant,ellevoulutretirersamain,maisquandWilliamlaretintdanslasienne,
ellen’eutpasenviederésister.Il faisaitquasimentnuit lorsqu’ilss’engagèrentdans laruede lapension.Ilsétaient tous lesdeuxsi
absorbés dans leurs pensées qu’ils mirent un certain temps avant de s’apercevoir que la logeuse lesappelaitsurlepasdelaporte.SanslâcherlamaindeTina,Williamaccéléralepas.«Qu’ya-t-il,MrsFlanagan?demanda-t-il,essoufflé.—Ah,enfin,vousvoilà…Jevousattendais.»Bienqu’elleaitunebonnetêtedemoinsquelui,ellel’attrapaparlesépaulesetleregardadroitdans
lesyeux.«Unmonsieurestlà,dansmonsalon.Jenevoudraispasquevouspensiezquej’ail’habitudederecevoirdesinconnuschezmoiàcetteheure,mais,pourlui,j’aifaituneexception…—Continuez,ditWilliam,intrigué.—J’aifaituneexceptionparcequ’ilatenuàvousattendre.C’estquejeluiaiditquevouspartieztrès
tôt demainmatin, vous comprenez…»Elle reprit sa respiration et se fendit d’un grand sourire. « Lemonsieurquiestlàdansmonsalonditqu’ilconnaîtvotremère.»
TROISIÈMEPARTIE
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Entrente-cinqans,peudechoseavaitchangéàlafermedeBriar.Sesdeuxoccupantsymenaientuneexistencesimpleàlaquelleilsétaienthabitués.Certes,lesemployésallaientetvenaient,toutcommelesanimaux,mais l’essentieldemeurait immuable–de longuesheuresde travailéreintantpourunemaigrerécompense. La première fois que Chrissie était arrivée ici, elle avait vu la ferme comme une étapetemporairedanssonexistence,etsiquelqu’unluiavaitditqu’elleseraitencore là trente-cinqansplustard,ellel’auraitprispourunfou.Bien que la vie n’ait pas été tendre avec elle, elle avait trouvé une sorte de satisfaction dans la
familiaritédecetenvironnement, ainsiquechez l’hommeadorableavecquiellevivait. JackieCreevyavaitétésonroc,siinfaillibledanssaloyautéetsadévotionqu’elleavaittoujoursétédésoléedenepaspouvoirluidonnerdavantage.Demultiplesfois,elleavaitproposédes’enallerpourqu’ilpuissetrouverune femme, avoir des enfants et faire de la ferme son foyer,mais il refusait d’en entendre parler. Cen’étaitpasqu’ellen’avaitpasdessentimentspourlui.Aucontraire,ilétaitlaseulepersonneencemondesurquiellepouvaitcompter.Tantdegensl’avaienttrahie…Sonpèreenl’envoyantenIrlande,samèreen l’abandonnant totalement alors qu’elle lui avait promis de rester en contact, et tanteKathleen pouravoirfaitensortequ’elleailleaucouventvivretroisannéesd’enferqu’ellen’auraitpassouhaitéesàsonpire ennemi. Et puisBilly.Au bout de toutes ces années, elle ne comprenait toujours pas pourquoi ill’avait rejetée de façon aussi cruelle. Elle l’avait aimé de toute son âme, et elle savait que lui aussi.Pourquoilebébéavait-iltoutchangé?Lebébé.Ilnesepassaitpasunseuljoursansqu’ellepenseàlui.Cesdernierstemps,elleessayaitde
l’imaginer adulte, sans doute entouré d’une famille, plutôt que comme le petit enfant terrifié dont ellegardaitlesouvenir.Lejouroùonleluiavaitenlevépourleconduireàl’aéroportdeShannonetluioffriruneautreviesanselleétaitceluioùelles’étaitsentiemouriràl’intérieur.Pendanttroisans,ellel’avaitélevé,etelleavaitétéobligéedesignercepapierpourledonneràuncoupled’Américainssansenfant.Les humiliations et la détérioration des conditions de vie au couvent n’étaient rien comparées àl’angoissequ’elleavaitressentiequandonluiavaitarrachésonpetitgarçonadoré.Aumomentoùelleavait dû lui faire ses adieux, elle avait lutté comme une démente, et elle avait réussi à se maîtrisersuffisammentpourluifaireunderniercâlinavantqu’onlefassemonterdanslavoiture.Illuiavaittendulesbrasparlaportièreouverte.«Maman,veuxpaspartir…S’ilteplaît.»Chrissieavaitvoululereprendre,maisilétaittroptard.Laportières’étaitrefermée,etelleavaitsenti
qu’onlatiraitenarrièretandisqu’elleregardaitlavoitures’éloignerlentementsurlesgraviers.Deboutsurlabanquettearrière,lepetitWilliamavaitlevisagetordudechagrinethurlaitenappelantsamère.Chrissien’entendaitpascequ’ildisait,maissespetites jouesstriéesde larmesétaientrestéesgravéesdanssamémoiredefaçonindélébile.Ons’occuperaitbiendelui,ellelesavait.Maisellesavaitaussiqu’aucune mère ne pourrait l’aimer autant qu’elle l’aimait. Pendant ces trois années qu’ils avaient
passées ensemble, elle lui avait consacré toute son attention, avait fait de lui le centre de sonmonde.Billyn’avaitpasvouludecetenfant,maiselleavaitplusqu’assezd’amouràluidonnerpoureuxdeux.Chrissie avait bien entendu tenté de retrouver son petit garçon, cependant les religieuses étaient
demeuréesinflexibles.Elleavaitétécontraintedesignerunpapierdisantqu’ellen’avaitaucundroitsurcetenfantetqu’ellenechercheraitpasàentrerencontactaveclui,nimaintenantnijamais.Etonluiavaitagitécepapiersouslenezplusd’unefoisaufildesannées.Àl’instant,elleétaitdanslacuisine,oùelleattendaitquelabouilloirechauffe.C’étaitl’undesrares
changements survenus à la ferme – et plus que bienvenu ! L’énorme marmite qui servait autrefois àchaufferl’eauavaitdisparu,etàlaplacedel’anciennecheminéetrônaitunecuisinièreenfonte.Ilfallaittoujoursallerchercherdelatourbepourl’alimenter,mais,aumoins,commetoutsepassaitdanslefour,ellepouvaitfermerlapetiteportepouréviterleplusgrosdelafumée.Elleversal’eaudanslathéière,puislaissainfuserlesfeuillesdethé.Parlafenêtre,elleaperçutJackieentraindetirerlechevaldetraitdanslacour.LevieuxSammyavaitrendul’âmedepuisdesannées,etilavaitachetécepoulainindomptédetroisansàlafoireauxchevaux.Hautdeprèsdeunmètrequatre-vingt,l’animalétaiténorme,avecunerobedecouleursombreetunerayureblanchesurla tête.Jackieavaitdit l’avoirachetéparcequ’il luirappelait lechevaldeGeorgeOrwell,Boxer,dansLaFermedesanimaux, stoïque faceà l’adversité,d’uneloyautéindéfectibleetquitravaillaitjusqu’àtomberlittéralementdefatigue.IlavaitditàChrissieque,s’ildonnaitcenomaunouveaucheval,peut-êtrequ’unepartiedesongoûtpourletravaildéteindraitsurlui.Orçan’avaitpasétélecasdutout.Jackiedisaitque,detoutessesannéespasséesàlaferme,jamaisil
n’avaitvuunanimalaussitêtu,avecunaussimauvaiscaractèreetaussiflemmard.Boxern’auraitpaspuêtreplusdifférentdesonhomonymedansleroman.ChrissieemportadeuxtassesdethédanslacouretentendituneàJackie.Dèsqu’ellearriva,Boxer
renâclaetluijetaunregardenbiaisenmontrantleblancdesesyeux.«Parfois,ilaunairdémoniaque!»s’esclaffa-t-elle.Jackiecaressaleflancducheval.«Ilestbrave…Pasvrai,monvieux?»Hommeoubête,Jackievoyaittoujoursenchacuncequ’ily
avaitdemeilleur.Boxerrenâcladenouveauenfrappantlesoldesonsabot.«Mercipourlethé.»Jackiebutunegorgéeetposalatassesurlabarrière.«Sionallaitfaireuntour
envilleetdîneraurestaurant?—C’estunpeuextravagant,non?—Jemedisaisqueceseraitbiendefaireunepause.Etpuisceseraitl’occasiondetemettresurton
trenteetun,derelâchertescheveux,detedistraireunpeu…Ilyauneéternitéqu’onn’apasfaitça.»PauvreJackie, ilpensait toujoursàsonbien-être…Chrissiesedisaitparfoisqu’elleneméritaitpas
qu’il soit aussi gentil et généreux.Unepart d’elle aurait souhaité pouvoir l’aimer comme lui l’aimait,maissoncœuravaitétébrisédefaçonirréparable,etellenevoulaitpluss’engagerdanscettevoie.Ilrepritunpeudethéenattendantsaréponse.«Bon,d’accord!dit-elled’untonenjoué.Allons-y…Ettantpispourladépense!»UngrandsourireéclairalevisagedeJackie.Illuifitunclind’œil.«Voilàquiestmieux.»Ellesouritdesonenthousiasmeetluipinçalebras.Comptetenudutravaillaborieuxqu’ils’imposait,
lesannéesavaientétébienveillantesavec lui.Envieillissant, il avaitpris l’airburinéqu’ontceuxquitravaillent dehors par n’importe quel temps. Ses cheveux roux étaient plus clairs, presque blonds, etparsemésdegris.Ilétaitrestérelativementenbonnesanté;leseulsignedutempsquipassaitsedevinaitquand,accroupi,ilvoulaitserelever,ungestequ’illuiétaitimpossibled’effectuersansgémiretsetenirledos.Une fois les animaux nourris et rentrés à l’étable pour la nuit, ils montèrent dans leur vieille
camionnetteetpartirentendirectiondelaville.Surlechemintruffédenids-de-poule,levéhiculetanguaviolemment, cequi faisait toujours rireChrissie.Dèsqu’ils rejoignirent la route, et que les secoussesdiminuèrent,elleputlâcherletableaudebordetsedétendreunpeu.
Surlarouteàuneseulevoie,ilétaitraredecroiserunevoiturearrivantensensinverse,desorteque,àlasortied’unvirage,ilsfurenttotalementsurprisdeseretrouverfaceàdeuxcyclistes.Jackiefreinasifortque la camionnette fit uneembardéevers lahaie.Chrissie seboucha lesoreilles enentendant lesbranchesd’aubépinecrissersurlavitretelsdesonglessuruntableaunoir.«Dieuduciel!s’exclamaJackie–quinejuraitjamais.Sijem’attendaisàça!»Les deux cyclistes, âgés d’une trentaine d’années, s’excusèrent en descendant de leur vélo qu’ils
poussèrentsurlaroute.L’homme avait l’air particulièrement embêté. « Pardon, monsieur… Nous n’aurions pas dû rouler
commeçacôteàcôte.»Jackiehochalatête,puisilenclenchalapremièreetrepartit.«Voilàquin’arrivepassouvent,observaChrissie.Jemedemandeoùilsvont.—Oui,c’estcurieux.Manifestement,iln’étaitpasd’ici.UnAméricain,jedirais.»
38
Aprèsavoirnégociélecheminasseztraître,WilliametTinaarrivèrentàlafermedeBriar.Letrajetavaitétépluslongqu’ilsnelepensaient.Ilsavaientprisunbuspourallerleplusloinpossibleetavaientfait le reste de la route à vélo. Il avait fallu persuader le chauffeur de les autoriser à les charger àl’arrière,maisilavaitfiniparaccepter.Etbienqu’onnesoitqu’endébutdesoirée, ilsétaientarrivésplustardqueprévu.Ilslaissèrentleursvéloscontrelabarrièreetentrèrentdanslacourdelaferme.Lesoleil bas, mais encore chaud, jetait une lumière dorée sur la maison et les dépendances. Hormisquelquespoulesquipicoraientdans lacour, l’endroitparaissaitétrangementdésert.Lespoingssur leshanches,Williamobservalepetitcottage.«Ondiraitqu’iln’yapersonne.Maisonferaitmieuxdes’enassurer.»Ilss’approchèrentetretinrentleursouffleaumomentoùWilliamfrappaàlaporte,lecœurbattant.Ce
moment,ill’avaitattendutoutesavie.Laporteétaittailléedansunboistellementépaisquelecoupqu’ildonna résonna à peine. Toujours très respectueux, il attendit quelques secondes avant de frapper unesecondefois.«Jecroisqu’iln’yapersonne,ditTina.Qu’est-cequ’onfait?»Williamalladevant lafenêtreetregardaà l’intérieur.«Tuasraison.Iln’yapersonne.Onn’aplus
qu’àattendre.Allonsjeterunœilalentour.»Ilssedirigèrentverslagrandegrangeaufonddelacourets’immobilisèrentenentendantàl’intérieur
unesortedebruissement.Williamtapaàlaporte.«Bonjour,ilyaquelqu’un?»Affolés,ilssursautèrenttouslesdeuxenentendantdeschiensaboyercommedesfousenseprécipitant
contre l’immense porte. Des aboiements si féroces que William attrapa Tina par la main, et ilss’éloignèrentencourantsansregarderenarrière.«En toutcas,s’ilyaquelqu’un, ilsaitmaintenantqu’onest là !»Lecœuraubordde l’explosion,
Williamsautasurlemuretenpierrequientouraitlepetitjardin.IlaidaTinaàsehisseràsontour,etilsrestèrentassislàensedemandantquoifaire.« Ils ne peuvent pas être sortis toute la nuit, conclutWilliam. Avec tous ces animaux dont il faut
s’occuper…»Ilsentendirentrenifleretgrognercequ’ilssupposèrentêtredescochonsdansunegrangeplusbasse.Unpeuplusloin,unchevalàl’airmallunétournaitenronddanssonenclos.Tina regarda le soleil baisser progressivement en plissant les yeux. « En tout cas, c’est une belle
soirée!»Ellesautaaubasdumuretallaprendreunthermosetunpaquetdanslepanierdesonvélo.Puiselle
dépliauntorchonsurlemuretetdéfitlepaquet.«Oh,cettechèreMrsFlanagan…Regarde,uncakeaugingembre!»Williamjetauncoupd’œilsurlegâteaumoelleuxdecouleursombre.«Jenepeuxpas.Jesuistropnerveuxpourmanger.»Tinavenaitd’encouperdeux trancheset allaitmordredans la sienne lorsqu’elle se ravisa.«Tuas
raison.Mieuxvautattendre.»Iléclataderire.«Nesoispassotte…Vas-y!Jemangerailemienplustard.»Elle le regardad’ununair inquiet.«Est-ceque tu te sensbien,William?»Refuserdemanger lui
ressemblaitsipeu…Elleluieffleuralegenou.Ilposasamainsurlasienneensouriant.«Tuplaisantes?Aprèsdesannéesd’angoisseetde recherches, sansparlerduvoyagequim’a fait
traverserl’Atlantiqueetlamerd’Irlande,jevaisenfinrencontrermamère!Évidemmentquejemesensbien…Nerveux,c’estvrai,maisaussiexcité.Jesaisquetoutvabiensepasser.»
Chrissie et Jackie approchaient des faubourgs deTipperary, ce qui leur avait pris près d’une heuredansleurvieillecamionnettebrinquebalante.Lespetitesroutesdecampagnedésertesavaientlaisséplaceàdesvoiespluslarges,desortequ’ilputaccélérerunpeu.«Onyestpresque,dit-ilensetournantversChrissie.Tuasfaim?»Elleluisouritaffectueusement.«Jemeursdefaim!—Jem’étaisditqu’onpourraitallerauCrossKeys.—AuCrossKeys?Onnepeutpasselepermettre…—Laisse-moimesoucierdeça»,dit-ilenluitapotantlegenou.Chrissieluicaressalajoue.«Oh,monDieu!»s’exclama-t-elletoutàcoupenmettantsamaindevant
sabouche.Instinctivement,Jackieenfonçalapédaledefrein.«Qu’est-cequ’ilya?—Lespoules!J’aioubliédelesenfermer…Commentai-jepufaireunebêtisepareilleaprèscequi
estarrivé?»Un mois auparavant, un renard s’était introduit dans la cour juste avant le crépuscule et avait tué
jusqu’àladernièredeleurspoules.UncarnagesisanglantqueJackielui-mêmeenavaitétéébranlé.Ilavaitfilédanslagranged’oùilétaitressorti,leregardsinistreetdéterminé,avecunfusilenbandoulière.Le renard s’en était sorti indemne, mais ils s’étaient promis d’être plus vigilants à l’avenir. Dès lelendemain,Jackieétaitalléaumarchéetavaitremplacétouteslespoulesmassacrées.«Ilfautqu’onrentre…Jesuisdésolée.»Iln’existaitpasd’hommepluspatientsurcetteterrequeJackieCreevy.Illaregardaavecgentillesse.
«Net’enfaispas,onsortirauneautrefois.—Oui,promis.»Elleobservasonprofil.Ils’étaitraséetsentaitbonlesavonaucitron.Ilportaitune
chemise blanche immaculée qu’il n’avait encore jamaismise et unpantalonbeige qui n’aurait pas étéidéalpourtravaillertouslesjours.«Jesuissincèrementdésolée.—Arrête de t’excuser. Si quelque chose arrivait à ces poules, je sais que tu ne te le pardonnerais
pas.»Elleregardaparlafenêtreensemordillantlalèvretandisqu’ileffectuaittroismanœuvrespourfaire
demi-touraumilieudelaroute.«Net’inquiètepas,Chrissie,ondevraitarriveravantlatombéedelanuit…»Illuisourittendrement.
«Etjesuissûrqueriendetraumatisantnenousattendraenrentrantàlamaison.»
39
Lorsqu’ils arrivèrent à la ferme, le soleil avait disparu derrière les collines. Le cœur au bord deslèvres,Chrissiedescenditdelacamionnetteetfilachercherleurpetitefamilledepoules.Ellelesaperçutàcôtédelagrandegrange,entraindepicorersanss’inquiéterlemoinsdumonde.Ellelesrassemblaetlesfitrentrerdanslepoulailler.Aprèsquoiellelâchaleschienspourqu’ilsaillentcourirunedernièrefois,puisremplit leursécuellesd’eauavantd’allervérifierquel’augedeBoxerétaitpleine.Cenefutqu’àcetinstantqu’ellevitqueJackieétaitdevantlamaison,entraindeparleravecdeuxinconnus.Ellesedemandaquicepouvaitbienêtre.Personnenepassaitjamaislesvoiràl’improviste.Sonseauenferàlamain,elleallalesrejoindre,toutd’abordàpaslents,puisenmarchantunpeuplusvite.Jackievintàsarencontre,lamaintendue.«Chrissie…»Sentantlatêteluitourner,elles’arrêtaàquelquesmètresdupetitgroupe.Ilsladévisagèrent.Ellebattit
descilspourchasserseslarmesetouvritlabouchepourdirequelquechose,maissavoixsenoyadanslefracasduseauqu’ellelâchaparterre.Elle avança encore d’un pas, puis, d’un geste hésitant, elle tendit ses bras au jeune homme qui la
dévoraitdesyeuxet,d’unseulcoup,lesannéess’envolèrent.«Billy?Oh,monDieu,Billy…J’aitoujourssuquetureviendrais!»Ellecourutversluietenfouitsatêtecontresapoitrinealorsquejaillissaientseslarmes.Elleleserra
danssesbrasavectendresse,puiss’écartapourleregarder.Ilétaitencoretrèsbeau,lesannéesavaientétédoucesaveclui,et,toutenprenantsonvisageentresesmains,ellecherchalacicatricesursonsourcilgauche.Nelatrouvantpas,ellesursautacommesiellevenaitderecevoirunedéchargeélectrique.Non,cen’étaitpasBilly…Commentavait-ellepuêtreaussistupide?Jackiel’attrapaparlesépaulesetlaforçaàluifaireface.«Cen’estpasBilly,dit-ilgentiment.—Jesais,murmura-t-elleenbaissantlatête.Jesuisdésolée.»Illuiredressalementonpourlaregarderdanslesyeux.«Cen’estpasBilly,maisc’estsonfils,ton
fils.William.»Chrissiesesentitdéfaillir.Jackielasoutint,puisellesetournaverslejeunehomme.Lagorgeserrée,
lavoixàpeineaudible,elledittoutbas:«MonDieu…monbébé.»Sesjambessedérobèrentpourdebon.Elles’effondraparterreet,latêtedanslesmains,sebalança
d’avantenarrière.«Tum’asretrouvée…Jen’arrivepasàcroirequetum’aiesretrouvée…—Emmenons-laàl’intérieur»,ditJackieàWilliam.Lecottageétaitchaleureuxetaccueillant.Entantqu’invités,WilliametTinafurentpriésdeprendreles
deuxgrosfauteuils,tandisqueChrissieetJackys’asseyaientsurleschaisesàdosdroit.Visiblement,ilétaitrarequ’ilsreçoiventdumonde.« Je n’arrive pas à le croire, répéta Chrissie en lui caressant de nouveau la joue. C’est un vrai
miracle…Tuesvraimentlà?—Oui.Moiaussi, j’aidumalàycroire. Ilyaeudesmomentsoùj’aicruqu’onneteretrouverait
jamais.»IlsetournaversTina.«Sanscettejeunedame,jen’yseraispasparvenu.»Chrissieluicaressalamaind’unairéperdu.«Jenet’aijamaisoublié,William,jamaisunseulinstant.
J’aitentédeteretrouver,maislesreligieusesn’ontrienvoulumedire.Commentas-tufaitpourarriverjusqu’àmoi?»Williamsecaladanssonfauteuil.«C’estunelonguehistoire.»Illuiracontaqu’ilavaiteulabénédictiondesesparentspourallerenIrlande,etqu’ils’étaitrenduau
couventoù les religieusesnes’étaientpasmontrées trèscoopératives–pourdire lemoins.Puis il luiparladeGraceQuinn,quinel’avaitpasoubliée.«Gracetravailletoujourslà-bas?s’étonnaChrissie.—Oui,c’estellequim’aditquelétaittonvéritablenom.JeneconnaissaisqueceluideBronagh.Elle
m’aencouragéàalleràManchesterpourobtenirunecopiedetoncertificatdenaissance.—Oui,ellesavaitquej’avaisgrandiàManchester…Elleétaitadorableavecmoi,commeavectoutes
lesfilles,d’ailleurs.Sanselle,jenepensepasquej’auraissupportécetendroit.»Williampoursuivitsonrécit:«JesuisdoncalléàManchester,etc’estlàquej’airencontréTina.»Chrissiesetournaverselleensedemandantcequ’ellevenaitfairedanscettehistoire.«Jedoutequejet’auraisretrouvée,siellen’avaitpasétélà.Jel’airencontréeàlabibliothèque,làoù
sont conservés les registres de l’état civil, et j’ai appris qu’elle avait déjàdemandéune copiede toncertificatdenaissance.—Pourquelleraison?»demandaChrissieàTina.Ne sachant trop comment répondre, cette dernière regardaWilliam. Il sortit la lettre deBilly de la
poche de sa veste. « Tina voulait te retrouver parce qu’elle pensait devoir te remettre ça. » Lamaintremblante, il donna la lettre à samère.Lentement, elle la déplia et contempla l’écriture qu’elle avaitoubliéedepuissilongtemps.«S’ilteplaît,tuveuxbienmepassermeslunettes?»dit-elleàJackie.Alors, trente-cinq ans plus tard qu’elle ne l’aurait dû, elle lut ces mots qui auraient pu changer
entièrementlecoursdesavie.
180,GillbentRoadManchester
4septembre1939
MachèreChristina,
Tumeconnais, jenesuispas trèsdouépourcegenredechoses,maisavoir lecœurbrisémedonneducourage.La façondont jemesuiscomportéhierest impardonnable,mais, je t’ensupplie,sachequec’étaitàcauseduchoc,etnonlerefletdessentimentsquej’aipourtoi.Cesderniersmoisontétélesplusheureuxdemavie.Jenetel’aiencorejamaisdit,maisjet’aime,Chrissie,alors,situveuxbien,jevoudraisqu’onpassechaquejourquinousresteàvivreensemblepourteleprouver.Tonpèrem’aditque tunevoulaisplusmevoir,et jene te lereprochepas,mais ilnes’agitplusseulementdenousàprésent– il fautpenseraubébé.Jeveuxêtreunbonpèreetunbonmari.Oui,c’estmafaçonmaladroitedetedemandertamain.S’ilteplaît,Chrissie, dis-moi que tu seras ma femme et qu’on pourra élever notre enfant ensemble. La guerre aura beau nous séparerphysiquement,lelienquiunitnoscœursresteraàtoutjamaisindissoluble.
Ilfautquetumepardonnes,Chrissie.Jet’aime.Àtoipourtoujours,
Billyxxx
Lorsqu’ellerelevalesyeux,unsilencedemorts’abattitdanslapièce.Ellereplialalettredélicatement
etlaremitdansl’enveloppe.Puis,lavoixtremblanted’émotion,ellesetournaversTina.«Commentavez-voustrouvécettelettre?»Tina lui racontasonhistoire.«Jenecomprenaispaspourquoi ilavaitécritcette lettreetne l’avait
jamaispostée.Jevoulaisensavoirplus.»Elleexpliquaensuitequ’elleétaitalléevoirlesparentsdeBilly,etqu’AliceStirlingserappelaittrès
bien qu’il avait écrit la lettre et était sorti la poster. « Alice m’a dit qu’il était allé chez vous lelendemain,maisquevousétiezdéjàpartiepourl’Irlande.Votremèreluiapromisdevousfairesavoirqu’ilétaitvenuetqu’ilvoulaitêtrelàpourvous.—Ellenel’ajamaisfait»,murmuraChrissie,leregarddanslevide.Williams’agitadanssonfauteuil,malàl’aise.«C’estque…Ellen’enajamaiseul’occasion.—Elleauraitquandmêmepufaireunpetiteffort,répliquaChrissie.J’aitoujourssuquemonpèrela
terrorisait,maisnepasdirequelquechosed’aussiimportant…c’estimpardonnable!»Williamsetroubla.«Elleestmorte…—Oui,jemedoutequ’elleestmorte…J’aitentédelacontacterplusieursfois.Ellen’estmêmepas
venue à l’enterrement de sa sœur… Elle m’avait pourtant promis qu’elle serait là au moment où tunaîtrais.Maisdèsquej’aiquittéManchester,ellem’atoutsimplementoubliée!»WilliametTinasedévisagèrent.Ils’éclaircit lagorgeetparlaavecuneextrêmedouceur.«Tamèreestdécédéedeux joursaprès la
déclarationdeguerre.Unevoiturel’arenverséependantlecouvre-feu.Elleestmorteavantquejesoisné.—Quoi?Non,c’estimpossible…Tuveuxdirequ’elleestmortejusteaprèsquejesuisarrivéeici?
MonDieu,pourquoimonpèrenem’ena-t-iljamaisriendit?»D’unseulcoup,toutsemitenplace.Samèrenel’avaitjamaisabandonnée,etsonpèreluiavaitrefusé
lapossibilitédeluifaireconvenablementsesadieux.Chrissieprit surellepourcontenir sacolère.Etbienqu’ellen’aitaucuneenviedemettre seshôtes
dansl’embarras,lahaineetleressentimentaccumulésenverssonpèredepuistantd’annéesremontèrentbrusquementetexplosèrentaveclafureurd’unvolcan.«MonDieu, je hais cet homme ! s’écria-t-elle. Comment peut-on infliger cela à sa propre fille ?
M’avoirempêchéed’êtreavecBillyenm’envoyanticineluisuffisaitpas?»Ses larmescoulèrent sans retenue.Elle s’essuya leboutdunezd’un reversdemain.Aumomentoù
Jackie la prit dans ses bras, elle laissa libre cours à ses sanglots, des sanglots d’une telle violencequ’elleavaitdelapeineàrespirer.
40
WilliametChrissiesortirentrespirerunpeud’airfrais.Danslejourdéclinant,ilsfirentuntourdanslacour. Tenant son fils par le bras, elle contempla le ciel dégagé dans lequel brillaient les premièresétoiles.«Tuveuxquejeteracontelerestedel’histoire?demanda-t-elle.—Tout,jeveuxtoutsavoir.Tuméritesaumoinsça…Tuessûrequetuenaslaforce?»Chrissierenifla.«Pendanttoutescesannées,jemesuisefforcéedenepaspenseràmamère.Parce
quec’estsonabandonquiaétépourmoileplusduràaccepter.Jesavaismonpèrecapabledetout,maiselle… Je croyais qu’elle m’aimait. Et j’apprends qu’elle est morte juste après mon départ pourl’Irlande…C’estincroyable…Commentunpèrepeut-ilcacherunechosepareilleàsafille?—Jenesaispas.J’avouequeçamedépasse.»Chrissies’immobilisauneseconde.«Sais-tus’ilestencoreenvie?—Malheureusement,onnesaitriendelui.LejouroùTinaestalléeàWoodGardens,elleavuque
touteslesanciennesmaisonsavaientétédémolies.C’estlàqu’ellearencontréMaudCutler,etc’estellequiluiaditquetamèreavaitététuéependantlecouvre-feu.—MaudCutler!s’esclaffaChrissie.Jen’avaispasentenducenomdepuisdesannées!—Maud luia indiquéaussi lenomde tesparents, sibienqu’obtenirunecopiede toncertificatde
naissanceaétérelativementfacile.Onasuquelétaitlenomdejeunefilledetamère,etonestrevenusàTipperarypourserenseigner.Personnen’apunousaider,tousnoseffortssemblaientnemeneràrien…Onavaitmêmefaitnosbagages!Jem’apprêtaisàrentrerenAmérique,etTinaàManchester.»Ilsetutuneseconde.«MonDieu,cettefillevamemanquer…—Commentm’as-turetrouvée?—Nousétions sortis faireundernierdîner, et, quandonest revenus chezMrsFlanagan,quelqu’un
étaitlàquinousattendaitetaffirmaitavoirconnumamère.—Quiétait-ce?—UndénomméPat.Apparemment,ilpasseprendrecequevousproduisezàlafermeetlerevenden
ville.Commeilavaitentenduparlerdenousdansundespubsoùonétaitallés,ilaappeléMrsFlanagan.— Pat, oui. Il vient à la ferme depuis des lustres, il venait même déjà avant mon arrivée. C’est
incroyable…CechervieuxPat!—Voilà,c’estàpeuprès tout,etc’estcommeçaqu’onestarrivés jusqu’ici.»Williamentoura les
épaulesdesamèred’unbrasprotecteur.Chrissieparlasibasqu’ilduttendrel’oreille.«Ilyaunechosequejevoudraistedemander…»Ilsentitsoncœurs’accélérerendevinantlaquestionquiallaitsuivre.«Sais-tucequ’estdevenuBilly?»Illaregardadanslesyeuxetluipritlesmains.«Iln’yapasdefaçondélicatedeledire…Ilestmort
aucombaten1940.Jesuisdésolé.»
Elleluitournaledosenprenantunmouchoirdanssamancheetsetamponnalesyeux.«Jel’aimaisvraiment,tusais…»Elleseretournafaceàlui.«Pendanttoutescesannées,j’aipensé
qu’il était lâche de ne pas avoir assumé ses responsabilités, dem’avoir laisséeme débrouiller touteseule…Sij’avaiseusalettre, jenemeseraisjamaisretrouvéeenIrlande!Onauraitétéensemble,jeseraisrestéeàManchester…Sij’avaiseusonsoutien,j’auraistoutsupporté,maislejouroùmonpèrem’aditqu’ilm’avaitabandonnée,j’aisuquejen’yarriveraisjamaistouteseule.Onauraitpuêtreunefamille,William…Ets’ilavaitsuqu’ilavaittantdechosesverslesquellesreveniraprèslaguerre,peut-êtrequ’iln’auraitpasététué…Peut-êtrequ’iln’apasétéassezprudent.»Sespleursrésonnèrentdanslesilencedelacour.Williamlapritdanssesbras.«Chut…Çanesertàriendeparlercommeça.—Pourquoin’a-t-ilpaspostécettelettre?Çaauraittoutchangé!—Onneconnaîtrajamaislaréponse,néanmoins,ill’aécrite,ettusaisquelsétaientsessentiments.
C’esttoutcequetuas,ilvafalloirfaireavecça.—C’estpourmoiuntelchocquej’ail’impressionquejevaismeréveillerd’unesecondeàl’autre…
Mercidem’avoirretrouvée.Tun’imaginespaslebonheurquetumefais!Jevoudraisjustequetonpèrepuisse tevoir…Ilauraitété fierde toi !Tu lui ressembles tellement…Jesuissûrequ’ilauraitétéunpèremerveilleux.—C’estcequesamèreaditàTina.AliceStirlingluiaaussidonnéça»,dit-ilensortantlaphotode
saveste.Chrissiecontemplalavieillephotonoiretblancensemordillantlalèvre.«C’étaitvraimentuntrèsbelhomme.Regarde-le,danssonuniforme…Qu’est-cequ’ilabienpume
trouver?—Ilt’aimait.Àprésent,tulesais.»Elleluirenditlaphoto,maisilrefusadelaprendre.«Non,garde-la.—Maisc’estlaseulephotoquetuasdetonpère…»William pensa àDonald, là-bas dans le Vermont. Honnête et dur à la tâche, il était le pivot de la
familleetavaittoutfaitpourluidonnerlemeilleurfoyerqu’ilauraitpuespérer.Donaldétaitsonpère,etil avaitdesquantitésdephotosde lui.La recherchede sesparentsbiologiquesétait terminée.Etbienqu’il ait obtenu les réponses à certaines de ses questions, et qu’elles lui apportent une sorte de paix,jamaisilnetrahiraitlesdeuxêtresquil’avaientélevéetavaientfaitdeluicequ’ilétaitaujourd’hui.Ilrepoussalaphoto.«S’ilteplaît,garde-la.»
IlétaitdéjàtardlorsqueWilliametTinadécidèrentqu’ilétaittempspoureuxderentrer.«Mais il faitnuit ! s’exclamaChrissie.Vousn’allezpas repartiràvélodans lenoir…Vousn’avez
qu’àdormirici,danslagrange.—Danslagrange?répétaTina.—J’yaidormidurantdesannées!s’exclamaJackieenriant.Vousverrez,c’est trèsconfortable.Je
vousapporteraimêmeunetassedechocolatchaud.»IléchangeaunregardavecChrissie,quisouritàcesouvenir.Quelle journée…Sonfilsuniqueétait
revenu, et il était devenu un superbe jeune homme. Au moins, les religieuses l’avaient confié à unefamilleaimante,elledevaitlereconnaître.Plus tard, allongée dans son lit, Chrissie remonta les couvertures sous sonmenton.Même au beau
milieudel’été,ilnefaisaitjamaistrèschauddanssachambre,sibienqu’elleportaitsachemisedenuitenflanelletoutaulongdel’année.Elleprit latassedechocolatqueJackieavaitpréparéetenbutunegorgée.Ellel’entendaitenbas,entraindeviderlescendresdufourneaupourqu’ilsoitprêtaumatin.Il
continuaitàdormirdans lepetit lit,quandbienmêmeelleavait insistéd’innombrables foispourqu’ilprennelachambre.Maisilnevoulaitpasenentendreparler.Ilétaittropgentlemanpouraccepter.Chrissie prit la photo de Billy sur la table nuit. Bien qu’elle ait dû être prise seulement quelques
semainesaprèsladernièrefoisqu’ellel’avaitvu,ilparaissaitplusvieux.Peut-êtreétait-ceàcausedel’uniforme.L’idéequ’ilsoitpartiàlaguerresanssavoircequ’ilsétaientdevenus,elleetleurbébé,luiétaitinsupportable.Ellerelutlalettrejusqu’aubout,puislarespiraenessayantdedétecterunetracedesonodeurqu’elleauraitpuconserver.Aprèscela,ellelarepliaetglissalaphotoàl’intérieur.«Oh,Billy…,dit-elledansunsoupir.Jet’aimaistant…»
Lorsqu’elleseréveillalelendemainmatin,Chrissieavaitlespenséesembrouillées.Elles’appliquaàseremémorerlesévénementsdelaveilleets’affolauninstantàl’idéequeçan’avaitétéqu’unrêve.Puiselleseredressadanssonlitetpassalamainàtâtonssurlatabledenuit.SentantlalettredeBillysoussesdoigts,ellelapressacontresapoitrineensoupirantdesoulagement.Pendanttoutescesannées,elleavaitcruquequelquechoseenellen’allaitpas.Sinon,pourquoiunhommeaurait-ilabandonnélafemmequ’ilaimaitet leurenfant?Certes, les religieusesne l’avaientaidéeen rienen lapersuadantque toutétait de sa faute. Elle avait fini par se sentir inutile, un sentiment de déchéance qui l’habitait encoreaujourd’hui.Elle caressa la lettre et la relut encore une fois.Elle en connaissait déjà chaquemot parcœur,maiselleneselasserait jamaisderegarderlapetiteécritureenfantinedeBilly.Finalement,elleavait été aimée.Mieux, elle se sentait capable d’aimer à nouveau. Elle avait gâché quasiment sa vieentièreàpleurersonamourperduenserefusantlapossibilitéd’avoirunehistoireavecunautrehomme.Et pendant toutes ces années, cet homme avait été là à ses côtés, sa dévotion n’avait jamais failli, sapatienceavaitétéinfinie.L’indulgencequ’ilavaiteueparrapportàsespropresmalheursauraitpuleurcoûterlachanced’unvraibonheur.Ilétaittempsderéparerça.Elles’ysentaitprête.Enveloppée dans une couverture, avec des grosses chaussettes pour se protéger du froid du sol en
pierre,Chrissiedescendit l’escalieràpasde loup.Bienqu’il soit encore tôt, Jackieétaitdéjà levéetfaisait cuiredesœufsaubacon sur le fourneau.Le feuétait allumé, labouilloirecrachaitun rubandevapeur, signe que son thé du matin serait bientôt prêt. Jackie lui tournait le dos, inconscient de saprésence.Toutàcoup,ellevitlepetitcottagesousunautrejour.Ilétaittoujoursaussipeumeublémais,au lieude la toiledesacsde jutedevant les fenêtres, ilyavaitmaintenantdespetits rideauxenvichyrouges.Jackieavaittroquédesœufscontreunmétragedetissuaveclequelilsavaientcousudesrideauxensembleaucoindufeu.Surlesolenpierrerugueux,devantlefourneau,ilavaitmisunvieuxtapisqu’ilavaittrouvédansunebrocante,pourqu’ellepuissefairelacuisinesansquelefroidluiremontedanslespieds.L’odeurdubaconlafitsaliverquandJackielemitsuruneassiette.Ilcoupaunegrossetranchedupainqu’elleavaitfaitcuirelaveilleetlapassadanslapoêlepourl’imbiberdugrasdubacon.AlorsqueChrissiepromenaitsonregardsurlapetitepièce,pourlapremièrefois,ellelavitpourcequ’elleétait–sonfoyer.Elles’approchaet,toutdoucement,pournepaslefairesursauter,elleappuyasajouecontresondosenl’entourantdesesbras.
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Lesdoigtsengourdisdefroid,Tinaeutdelapeineàmettrelaclédanslaserrure.Latempératureétaitglaciale,maislecieldégagé.Lestrottoirstapissésdegivreressemblaientàdesdallesbrillantesnappéesde sucre glace qui lui rappelaient toujours lesNice biscuits. La porte finit par s’ouvrir, de façon sibrusquequ’ellefaillitperdrel’équilibreets’étalerdetoutsonlongdanslaboutique.Elleramassaletasdepublicitésetdejournauxgratuitsderrièrelaporte,puislabouteilledelaitdéposéesurleseuil,etrâlaenvoyantquelesoiseauxavaientpercélecouvercleenaluminiumàcoupsdebecpourpiquerlacouchedecrèmeàlasurface.Dèsqu’ellesefûtréchauffée,elles’installasurletabouretderrièrelecomptoiretsortitdesonsacune
longueenveloppebleupâlequicontenaitplusieursfeuillesdepapiertrèsfin.Laperspectived’avoirdesnouvelles de William lui donna le sourire. Depuis maintenant six mois que leurs chemins s’étaientséparés,ilss’étaientécritpratiquementtouteslessemaines.Tinaétaitsiabsorbéedanssalecturequelasonnettedel’entréelafitsursauter.«Désolé,majolie…Jenevoulaispastefairepeur,ditGraham.—Pasdeproblème.J’étaisentraindelirelalettredeWilliam.Apparemment,chezlui,ilfaitmoins
quinze…etilestprévuqu’ilfasseencoreplusfroid!Tuimagines?—Çadoitêtrehorrible.»Ilseperchasurletabouretdel’autrecôtéducomptoiretlaregardalire.Elleavaitlesjouesrosesetle
sourireauxlèvres.«Ah…—Qu’est-cequ’ildit?—Quejeluimanqueetqu’ilpenseàmoitouslesjours.»Grahamregardaleplafond.«Etturessenslamêmechose?»Ellesoupira.«Jeneveuxpasrevenirlà-dessus,Graham.Biensûrqu’ilmemanque!Onestdevenus
trèsprochespendantqu’onétaiten Irlande,mais ilvitàcinqmillekilomètresd’ici.Onest justebonsamis.—Pourl’instant.Maisjecrainsquetut’emballesetquetuailleslerejoindre.»Tinareposalalettre.«Est-cequeceseraitsigrave?—Pourmoi,oui.Jen’aipasenviedeteperdre.—Graham,jet’aimebeaucoup,ettum’estrèscher,dit-elleenluiprenantlesmains.Tuesmonamiet
monroc,maisjenesuispasàtoiettunepeuxpasmeperdre.—Jesais,dit-il,l’airpenaud.C’estjustequejemesensprotecteurenverstoi,aprèstoutcequetuas
traversé…—Non.Onnerevientpassurlepassé,tuterappelles?—Oui,maisçafaitpresqueunanque…quetu…—Quej’aiperdulebébé?J’ensuisconsciente,tusais,merci.»Elleétaitégalementconscientequ’il
commençaitàs’impatienter.«Williammerendjoyeuse.C’estbiencequetuveux,non?—Plusquetout,Tina.Tulemérites.—Trèsbien.Etmaintenant,jepeuxfinirmalettre?»Ilselaissaglisseraubasdutabouret.«Jetelaisse…D’ailleurs,jedoisallerouvrir.»Tinatournalapagequ’ellevenaitdelire.«Oh,monDieu!s’exclama-t-elle,lamainsurlapoitrine.—Qu’est-cequ’ilya?—ChrissieetJackiesesontmariés!Ilyaquinzejours,dansunepetitechapelleprèsdelaferme,rien
quetouslesdeux…N’est-cepasromantique?Williamditqu’ilareçuunephotoparlaposteetqu’ilsontl’airauxanges…Oh,jesuisvraimentheureusepoureux!Ondiraitqu’elleafiniparfairelapaixaveclesouvenirdeBillypourallerdel’avant.Toutirabienpourelle.Jackieestunhommemerveilleux.»Sonnezlapicota,etellereniflabruyamment.«Tuimagines!»Grahamvintseplacerderrièreelleetposasesmainssursesépaules.Aussitôt,Tinapenchalatêteen
arrière.Illuiplantaunbaisersurlesommetducrâne.«Merci,Graham.—Dequoi?—De te soucier demoi.Tu as beau être pire qu’unpère, un frère et un agent deprobation réunis,
j’apprécie!»Ilrefermalaportedelaboutiqueenriantetluienvoyaunbaiserderrièrelavitre.Tina reporta son attention sur la lettre. En lisant le dernier paragraphe, elle faillit tomber de son
tabouret.Alorsqu’ellesentaitsonvisage,soncouetsanuques’empourprer,ellesefélicitaqueGrahamnesoitpluslàpourvoirsaréaction.
DanslaprécipitationdespréparatifsdeNoël,laboutiqueétaittoujourstrèsfréquentée,etcejour-lànefaisaitpasexception.Toutlemondevenantfarfouillerdansl’espoirdedénicherunebonneaffaire,Tinan’arrêtaitpasdevendre.Àl’instant, ilyavaitcinqousixclientsdanslaboutique,sibienquelepetitespaceétaitparticulièrementencombré.Lesgensétaientemmitouflésdansleursgrosmanteauxd’hiver,etaumoinstroisd’entreeuxtraînaientdespoussettesrempliesdecoursesdifficilesàmanier.Ellesefaufilapourallerremettredesvêtementssurlesportants.Unvieuxmonsieurquipassaitdetempsàautreétaitentraindebavarderavecunclient. Ildevaitavoirdans lesquatre-vingtsans,maissavoixétait fermeetforte,quoiqueunpeurauque.Ilportaituntrilbysurlatêteetdeslunettesàmontureépaisse,et,bienqu’ilse tienne légèrementvoûté, il avaitdûêtre trèsgrand. Il sortitunvieuxmouchoirgrisâtredesapochepoursemoucher,puisôtaseslunettesetessuyasesyeuxchassieux.Ilnes’étaitpasrasédepuisplusieursjours, et, à en jugerpar sonodeur, il n’avaitpasdû se laverdepuisplus longtempsencore.Ses longsdoigts épais étaient bleus de froid, et il avait des éraflures sur le dessus des mains. Il avait l’air simisérablequeTinaeutaussitôtpitiédelui.Lepastraînant,penchélourdementsursacanne,ilallaitetvenaitparmilesvêtements.«Vouscherchezquelquechoseenparticulier?»luidemanda-t-elle.Lorsqu’ilseretourna,ellenotaqueleblancdesesyeuxbleusavait jaunietquesespupillesétaient
commefloues.«Oh,jejettejusteuncoupd’œil…Çam’occupe.—Sijepeuxvousaider,dites-le-moi.»Ilhochala têteetreportasonattentionsur leportant.Tinaattrapaunepiledevieuxlivresdepoche
qu’ellecommençaàrangersuruneétagère.Levieilhommeprituncostumesurunportantetletintàboutdebrasenl’examinant.«MonDieu!s’exclama-t-ilsanss’adresseràpersonne.Vousne l’avez toujourspasvendu?Je l’ai
pourtantdonnéilyalongtemps.Ilestdebonnequalité,jemedemandepourquoipersonnenel’aencore
acheté.»
42
Il remit lecostumeenplaceetTinacontinuaà rangerses livresen repensantà ladernière lettredeWilliam–c’étaittellementmerveilleuxqueChrissieetJackiesesoientenfinditoui!Tousdeuxavaientconnutantdepeinesdansleurviequ’elleseréjouissaitdesavoirqu’ilsallaientpasserlerestantdeleursjours ensemble et qu’ils seraient heureux. Jamais une telle chose ne serait arrivée si elle n’avait pasdécouvertlalettredanslapochedececostume…Elle se figea en repensant à la scène qui s’était déroulée un instant plus tôt, puis posa les livres
n’importe comment sur l’étagère et se retourna en cherchant des yeux le vieux monsieur. La petiteboutiqueétaitsipleinequ’illuifallutquelquessecondesavantdeserendrecomptequ’ilétaitparti.Ellesortitsurlepasdelaportedansleventglacialetl’aperçutquis’éloignaitàpasprudentssurletrottoirgelé.«Monsieur,excusez-moi!»cria-t-elle.Ilneréponditpas.Ellebravalefroidet,sonchemisierensatincolléàsapeau,elles’avançasurletrottoir.«Monsieur, excusez-moi ! » répéta-t-elle.Cette fois, il se retourna, le regard intrigué. «Pardonde
vousdéranger,maisvousvoudriezbienreveniruneminuteàlaboutique?—Quelleboutique?demandalevieuxmonsieurd’unairconfus.—Maboutique.Laboutiquecaritativedontvousvenezdesortir.—Vouspensezquej’aivoléquelquechose?Dansuneboutiquecaritative?—Non,biensûrquenon…Quoiquevousseriezétonnédevoirjusqu’oùpeuvents’abaissercertaines
personnes!Non,jevoulaissavoirsijepourraisvousdireunmot.»Levieilhommeparutseméfier.«S’ilvousplaît,c’estimportant,insistaTina.—Bon,d’accord»,grommela-t-il.Elle lepritpar lecoude, le ramenaà laboutiqueet luioffritun
siègele tempsquelesnombreuxclientss’enaillent.Puiselle tira leverrouetmitenplacelepanneauFermé.«Quesepasse-t-il?demandalevieilhommed’unairsoupçonneux.— Ne vous inquiétez pas, je ne vous retiens pas prisonnier… Seulement, je préfère ne pas être
dérangée.»Elles’assitfaceàluietcroisalesmainssurlecomptoir.Toutàcoup,elleeutl’impressiond’êtreun
inspecteurdepoliceentraind’interrogerunsuspect.Ellesecalacontreledossierdesachaiseetadoptauneattitudeplusdécontractée.«Lecostumequevousavezregardétoutàl’heure,vousavezditquevousl’aviezdonné.Vousenêtes
certain?»Levieuxmonsieurparutoffusqué.«Maisoui,j’ensuiscertain!J’aibeauêtrevieuxetdécrépit,j’ai
encoretoutematête!—Oui,biensûr,excusez-moi.Maisjemedemandais…Vouspourriezmedirecommentvousêtesentré
enpossessiondececostume?—Ma foi, ça remonte à très longtemps… Il a été fait pour moi par un tailleur de Deansgate. À
l’époque,çacoûtaittrèscher,maisletissuestd’excellentequalité.D’oùmonétonnementquepersonnenel’aitencoreacheté.—Sijecomprendsbien,cecostumevousappartenait?—Jeviensdevousledire.»Tinas’éclaircitlagorge.«LenomdeBillyStirlingvousdit-ilquelquechose?»Levieilhommearrondittoutgrandlesyeux.«Oùvoulez-vousenvenir?—Jevousenprie,répondez-moi,monsieur…Euh,pardon,jeneconnaispasvotrenom.—Skinner.DrSkinner.»Tinaouvritlabouche,maisaucunsonn’ensortit.«Qu’est-cequ’ilya?»s’étonnalemédecin.Ellesefrottalestempes.«J’essaiejusted’assemblerleséléments…— Vous m’avez demandé si le nom de Billy Stirling me disait quelque chose. Et je ne sais pas
pourquoivousvoulezlesavoirmaisoui,ilsetrouvequej’ailemalheurdesavoirdequivousparlez.—Commentleconnaissez-vous?— Il y a très longtemps, il a fait la cour àma fille.Enfin…Jusqu’à cequ’il lamette enceinte,me
forçantàl’envoyerauloin!Jel’aifaitpoursonbien,maisçaadétruitmafamille…Àcausedelui,j’aiperdumafemmeetmafille.Àprésent,jen’aipluspersonne.»Les éléments commençaient à semettre enplace. «DrSkinner, savez-vousquelque chose à propos
d’unelettreadresséeàvotrefille?Ellese trouvaitdans lapochedececostume,etelleétaitdeBillyStirling.—Oui,jemerappelle.Laguerrevenaitd’éclater.Ilharcelaitmafille,etquandjeluiaiconseillédela
laissertranquille,iln’arienvouluentendreetacontinuéàvenirlavoir.J’aiétécontraintdelesséparer.Cen’étaitpasungarçonpourelle,maisellenes’enrendaitpascompte.J’avaisréussiàfaireensortequ’ilsnesevoientplus,etvoilàqu’illuiécritunelettre!Jem’apprêtaisàallerchezluipourm’assurerqu’il avait comprisqu’ilnedevaitplus la revoir, et ilpartait laposter.C’estunechanceque j’aiepuinterceptercette lettreà temps…Quand je luiaiproposéde la remettreàma fille, il aaccepté.Maiscommeilnemefaisaitpasconfiance,iladitqu’ilpasseraitlelendemainpourvérifierquejelaluiavaisdonnée.Ce garçon n’a jamais renoncé…Naturellement, dès que je suis rentré chezmoi, j’ai pris desdispositionspouréloignerChrissie.Lalettreestrestéedansmapoche,etjel’aioubliée…»Ilhaussalesépaules.«Voilàcequem’évoquelenomdeBillyStirling.—Vousn’avezjamaislusalettre?Quandjel’aitrouvée,l’enveloppeétaitencorecachetée.»Lemédecinsecontentadehausserlesépaulessansrépondre.«Sivousl’aviezlue,jemedemandesiçaauraitchangéquelquechose,ajoutaTina.—J’endoutefort.»Ellesongeaàtouteslesviesquiavaientétégâchéesàcausedececomportementégoïste.Billyétait
partiàlaguerresansavoiraucunespoir;Chrissieavaitétéprivéedesonfoyeretdel’amourdesamère,etelles’étaitretrouvéedansl’obligationd’abandonnersonenfant.Tinasesouvenaitdel’angoisseetdelaculpabilitédeWilliampendantqu’ilcherchaitsamèrebiologique.EtilyavaitaussiJackie,quiavaitattenduavecpatiencequelafemmequ’iladoraitfinisseparcomprendrequecequ’ellecherchaitavaitétélà,toutprèsd’elle.«VousnecroyezpasqueChrissieavaitledroitdelirecettelettre?—Vousnecroyezpasquej’avaisledroitdeprotégermafille?»Tina ignora sa question. « Vous dites que vous n’avez personne… Vous ne pensez donc jamais à
Chrissieetàsonbébé?Vousnevousdemandezjamaiscequ’ilssontdevenus?»LeDr Skinner baissa les yeux. « Je n’ai pas pensé à eux depuis des années.Après lamort dema
femme,jemesuisjetédansletravailàcorpsperdu…Pourunhommedansmaposition,avoirunefilleobstinéeétaithumiliant.Etlesannéespassant,jemesuisforcéàlesoublier,elleetl’enfant.»Elleobservalestraitsanguleuxduvieilhommeavecunregarddedéfi.«J’ailulalettre,DrSkinner.Jesaisqu’ellenem’étaitpasadressée,maisilfallaitquejelefasse.Je
saisoùvitChrissieetoùvitvotrepetit-fils.Jeluiairemiscettelettrequ’elleauraitdûliredepuistantd’années. Elle ne comprenait pas pourquoi Billy l’avait abandonnée, et aucun de nous ne comprenaitpourquoi Billy n’avait jamais posté sa lettre. Mais maintenant, on le sait… Ils auraient pu être unefamille,ilsauraientdûenêtreune,maisvotreinterventionetvotremanquedecœurlesenaprivés.»Sicettenouvellesurpritlemédecin,iln’enlaissariendeviner.Ilsecontentadehausserlesépaules.
«Commejevousl’aidit,j’aiagipoursonbien.— Son bien ?Vous n’avez pas idée de la peine que vous avez causée ?Votre fille vousméprise,
DrSkinner.Vousluiavezgâchélesplusbellesannéesdesavie.Heureusement,aprèsavoirlulalettredeBilly,elleestenpaix.Depuisqu’ellearetrouvésonfils,elleestenfinheureuse,endépitdetoutcequevousavezfaitpourl’enempêcher.»Lemédecinsortitsonvieuxmouchoirets’essuyalesyeux.«Vousn’étiezpaslà,jeunedemoiselle…
Vousnesavezpasdequoivousparlez.Vousvousmêlezdechosesquevousnecomprenezpas.»Tinarepensaaufaitqu’ilavaitéloignéChrissiedanslahonte,etàlasouffrancequ’elleavaitendurée
au couvent. Elle-même avait ressenti une douleur physique lorsqu’elle avait appris commentWilliamavaitétéarrachéàsamère,carellenesavaitquetropbiencequereprésentaitlaperted’unenfant.EtellerepensaàBilly.Unbeaujeunehommequiavaitcomprissonerreuretvoulaitépouserlajeunefillequ’ilaimaitpourfonderunefamillestable.Billy,quiavaitététuéaucombatetn’avait jamaissuqu’ilavaitengendréungarçonaussimerveilleuxqueWilliam…Toutauraitpuêtretrèsdifférentsi l’hommeassisdevantelleavaitagicommeillefallaitenremettantlalettreàsafille.Elleseleva.«DrSkinner,jamaisdansmaviejen’airencontréunhommeaussirancunierquevous,et,croyez-moi,
jesaiscequ’ilenestdessalesbrutes…Billyaécritcettelettreenymettanttoutsoncœur.Elleméritaitd’êtrelue,maisladécisionégoïstequevousavezpriseatransformélaviedenombreusespersonnes,ycomprislavôtre.»Il se racla la gorge, mais l’âge avait rendu sa voix rocailleuse. Il baissa ses yeux aux paupières
tombantesetmurmura:«Commentva-t-elle?—Chrissie?Oh,parcequevousvoussouciezd’elle?—Jemesuistoujourssouciéd’elle.C’estmêmepourcetteraisonquej’aiagicommejel’aifait.»Aumomentoùilseleva,illâchasacanne.Tinalaramassaetlaplaçadanssamainnoueuse.«C’étaitmafille.Etcontrairementàcequevouspouvezpenser,jel’aimais.»Tinaluitintlaporteouverte.«Aurevoir,DrSkinner.»
Aprèssondépart,elleattrapasonsacetressortitlalettredeWilliam.Ellel’avaitlueetreluetantdefoisquelefinpapierbleuétaitdéjàfroissé,maisledernierparagraphefitnaîtreungrandsouriresurseslèvres.Jen’aijamaisétéaussiamoureuxdemavie.Jen’imaginepaspasserlerestedemesjourssanstoi. Jamais je n’aimerai personne comme je t’aime. Je t’en supplie, Tina, viens me rejoindre enAmériqueetmarie-toiavecmoi.Riantetpleurantenmêmetemps,elleserralalettrecontresoncœur.Ilyavaittrèslongtemps,unjeunehommeauseuildesavieavaitécritunelettrecommecelle-ciàla
femmequ’il aimait. Et s’il ne l’avait pas fait, Tina n’aurait pas été là à l’instant en train d’envisagerl’aveniravecl’hommequ’elleaimait.Elleregardaversleplafond,leslarmesauxyeux,etmurmura:
«Merci,Billy.»
ÉPILOGUE
Aujourd’hui
Elles étaient assises sur la balancelle, sous le porche qui surplombait le jardin. Une légère brisetransportait le parfum intense desmassifs de lavande. Tina but une gorgée de thé glacé. Chaque foisqu’elleenbuvait,ellesouriait intérieurement.Jamaisellen’aurait imaginéqu’unefille terreà terredunordde l’Angleterrepuisseunjourboireduthéfroidsans laitetsanssucre–etavecunerondelledecitron,enplus!«C’estunehistoiretriste,Grand-Mère.»Avaaspirabruyammentlerestedelacitronnadefaitemaison
avecsapaille,puiscoinçaleverrevideentresesgenoux.Commesespetitesjambesétaienttropcourtespourtoucherlesol,elledemandaàsagrand-mèredelabalancer.Tinas’exécuta.Avaavaitraison,c’étaitunehistoiretriste,maiselles’étaitconsoléeparcequ’ellefinissaitbien.SiBillyavaitpostésalettre,ellen’auraitpasrencontréWilliam.Tinas’étaitrésoluedepuislongtempsàl’idéequecequeChrissieavaitperduétaitcequ’elle-mêmeavaitgagné.Ellejetaunregardverssonmari.Elleressentitaussitôtcemêmeélandetendressequi,auboutdetant
d’années,continuaità luifairebattre lecœurplusviteetà luirosir les joues.Lorsqu’il interceptasonregard,ilramassasonsécateuretcoupauneénormerose,dontilrespiraleparfumenivrantavantdelabrandirverselle.Etbienqu’ilsoitàl’autreboutdelapelouse,troploinpourqu’elledistinguelesmotsqu’ilprononçait,ellenedoutapasunseulinstantdecequ’illuidisait.Jet’aime.
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier sincèrementma famille etmes amis, quim’ont épaulée jusqu’au bout, et enparticulierceuxetcellesquiontlumespremiersbrouillonsenmefaisantpartagerleursagesse,leursavoiretleurexpertise.Parmieuxfigurent:Mon mari, Robert Hughes, ma fille, Ellen, mon fils, Cameron, ainsi que mes parents, Audrey et
GordonWatkin.Mesamies,quim’ontconsacrédutempsalorsqu’ellesavaientsansdoutemieuxà faire:Yvonne
Lyng,KateLowe,GraceHigginsetHelenWilliams.Etj’adresseunmerciparticulieràWendyBatemanpoursesencouragementsetsonenthousiasmecontagieux.Jemesensredevableenverstoutel’équipedeHeadline,notammentSheriseHobbsetBethEynon.J’exprimeégalementmareconnaissanceàmonagent,AnneWilliam,quim’aguidéetoutaulongdu
processusdelapublicationetaréponduavecpatienceàmesquestionsincessantes.Enfin, si lecouventdeStBridgetrelèvede la fiction, ilexistaitbeletbiendes institutionsdece
genre,aussivoudrais-jerendrehommageàtouteslesjeunesfemmesquiontétévictimesdecesystèmecruel et impitoyable. L’histoire de Chrissie reflète les souffrances de plus de trente mille jeunesfemmesqui,pourungrandnombred’entreelles,engardentencorelescicatricesaujourd’hui.
KathrynHughes
KathrynHughesestnéeprèsdeManchesterets’estmiseàl’écrituresurletard.Ilétaitunelettre,sonpremierroman,auto-éditédébut2015,aremportéunsuccèsimmédiatets’estretrouvécatapulténuméro1desventesenGrande-Bretagne.
Titreoriginal:THELETTERPremièrepublication:HeadlineReview,2015
©KathrynHughes,2013
Pourlatraductionfrançaise:©Calmann-Lévy,2016
COUVERTUREMaquette:LouiseCandIllustration:©DeborahPendell/ArcangelImages
www.calmann-levy.fr
ISBN978-2-7021-5904-0