7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 1/28
Revue française de sociologie
Pouvoir, structure et dominationFrançois Chazel
Citer ce document Cite this document :
Chazel François. Pouvoir, structure et domination. In: Revue française de sociologie, 1983, 24-3. Aspects de la
sociologie politique. Etudes réunies et présentées par François Chazel et Pierre Favre. pp. 369-393.
http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_3_3671
Document généré le 19/10/2015
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 2/28
Resumen
François Chazel : Poder, estructura y dominación.
Para traspasar las oposiciones obligadas entre el poder como substancia y el poder como
relación, propone el autor examinar los lazos entre el poder concebido como relational (fîjando
que las relaciones consideradas conciernen tanto los grupos como los individuos) y la dominación
como concepto estructural. Se basa la argumentación en un análisis crítico de los trabajos de
Clegg, Lukes y Giddens. Durante el desarrollo se apartan sucesivamente las tesis que reducen el
poder a un sencillo « precipitado » de una dominación hegemónica y después la posición —
defendida especialmente рог Lukes — que invita a hacer caso del poder tanto como de la
estructura, pero no llega a pensar su relación. Finalmente conviene concebir — lo que hace
Giddens — la relación entre poder y dominación con términos de complementaridad : consiste la
dominación, como propiedad estructural más bien que como principio de legitimación, como
distribución asimétrica de los recursos en la que se apoya el poder; pero en cambio contribuye el
poder a la reconstitución de la dominación misma, a través de la posición efectiva de esos
recursos en la interacción. Sin embargo hay que subrayar con fuerza — y esta vez con Giddens
— que esa complementaridad no tiene siempre un aspecto circular y que en su dimension de acción en él, puede participar el poder de la constitución y de la producción de estructura de
dominación.
Zusammenfassung
François Chazel : Macht, Struktur and Beherrschung.
In der Absicht, über die überspitzten Gegensätze zwischen der Macht als Substanz und der Macht
als Beziehung hinauszugehen, prüft der Verfasser die Verbindungen zwischen Macht als
rationellen Begriff (wobei die berücksichtigten Beziehungen sowohl die Gruppen als auch die
Einzelpersonen betreffen) und der Beherrschung als strukturelles Konzept. Er stützt sich dabei auf
eine krit ische Analyse der Arbeiten von Clegg, Lukes und Giddens. Im Verlauf seiner
Argumentation werden nacheinander die Thesen ausgeschieden, die die Macht auf einen
einfachen « Niederschlag » einer hegemonischen Beherrschung zuruckfuhren, so- wie die
Ansicht, besonders von Lukes verteidigt, wonach die Macht sowie die Struktur berücksichtigt
werden, ohne dass ihre Beziehung erfasst wird. Wie bei Giddens muss schliesslich die Beziehung
zwischen Macht und Beherrschung als gegenseitige Ergänzung betrachtet werden : die
Beherrschung beruht nicht so sehr auf Legitimationsgrundsätzen, sondern, als strukturelle
Eigenschaft, auf einer asymetrischen Verteilung der « Ressourcen », auf die die Macht sich stützt.
Umgekehrt trägt jedoch die Macht, durch den tatsächlichen Gebrauch der Ressourcen in der
Interaktion, zur Wiedererstellung der Beherrschung bei. Es muss jedoch besonders, und diesmal
im Gegensatz zu Giddens, unterstrichen werden, dass diese Komplementarität nicht immer
zirkular ist, und dass, da sie auf etwas einwirken kann, die Macht zur Erstellung und zur Produzierung von Beherrschungsstrukturen beitragen kann.
Abstract
François Chazel : Power, structure and domination.
In order to transcend forced oppositions between power as substance and power as relationship,
the A. proposes to examine the connections between power viewed as relational (meaning here
that the relationships considered concern groups as well as individuals) and domination taken as a
structural concept. A critical analysis of the works of Clegg, Lukes and Giddens is used to support
the argumentation which rejects successively those theses that would reduce power to a mere «
precipitate » of hegemonic domination, and the position — defended notably by Lukes — which
suggests to take account of power as well as of structure but which is unable to think out their
relationship. Giddens can be followed when he envisages the relationship between power and
domination in terms of complementarity : domination conceived as a structural property, is made
up less of legitimizing principles than of an asymmetrical distribution of resources upon which
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 3/28
power is based; and reciprocally power contributes to the reconstruction of domination, by the actual
implementation of these resources in interaction. However it must be emphasized — in opposition to
Giddens — that this complementarity does not always have a circular aspect, and that power, in its
dimension as an action upon, can participate in the constitution and production of structures of domination.
Résumé
François Chazel : Pouvoir, structure et domination.
De manière à dépasser les oppositions forcées entre le pouvoir comme substance et le pouvoir comme
relation, l'auteur propose d'examiner les liens entre le pouvoir, conçu comme relationnel (avec la précision
que les relations prises en compte concernent tout autant les groupes que les individus) et la domination,
en tant que concept structurel. L'argumentation s'appuie sur une analyse critique des travaux de Clegg,
Lukes et Giddens. Au cours du développement sont successivement écartées les thèses réduisant le
pouvoir à un simple « précipité » d'une domination hégémonique puis la position — défendue notamment
par Lukes — qui invite à tenir compte du pouvoir comme de la structure mais ne parvient pas à penser leur
relation. En définitive il convient de concevoir, avec Giddens, la relation entre pouvoir et domination en
termes de complémentarité : plutôt qu'en principes de légitimation, la domination consiste, en tant que
propriété structurelle, en une distribution asymétrique des ressources sur laquelle le pouvoir s'appuie, mais réciproquement le pouvoir, à travers la mise en œuvre effective de ces ressources dans l'interaction,
contribue à la reconstitution de la domination elle-même. Cependant il faut souligner avec force — cette fois
contre Giddens — que cette complémentarité n'a pas toujours un aspect circulaire et que, dans sa
dimension d'action sur, le pouvoir peut participer à la constitution et à la production de structures de
domination.
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 4/28
R.
franc, socioi, XXIV, 1983, 369-393
François
CHAZEL
Pouvoir structure et
domination
Depuis les
années
1950,
le
thème du
pouvoir
a donné lieu, dans
la
littérature
sociologique et politologique, à
d ardents
débats en
forme
de duel. Partie
d une
querelle de méthodes, dans
laquelle s affrontaient les
défenseurs de
l approche
réputationnelle et les
tenants
de l approche décisionnelle,
la polémique s est élargie
à
la
conception
même
du
pouvoir,
favorisant
par là l émergence d oppositions
dichotomiques : le pouvoir est ainsi conçu comme un exercice ou une capacité, il est
envisagé, selon les termes de Maruyama, comme substance
ou
comme
relation
(1),
il
est
abordé
à
partir
des
acteurs
ou
au
contraire
à
partir
du
système,
dont
il
constituerait,
dans cette dernière perspective, une
propriété.
Semblable polémique
a
sans
nul
doute
contribué
à
clarifier certains problèmes,
en
les posant
explicitement,
et à ce titre
il faut
lui
reconnaître,
sur
le plan heuristique,
quelque intérêt, mais,
par
la cristallisation autour de positions irréductibles et strictement antithétiques qu elle
a suscitée, elle a peu à peu
perdu l essentiel
de sa fécondité. Peut-être le temps est-il
venu, sinon d une « recomposition de la notion » (2),
du
moins d un essai de
dépassement de ces oppositions dans
ce
qu elles peuvent avoir,
pour
certaines, de
forcé et
par
là même de stérile;
on
note
d ailleurs,
depuis
quelques
années déjà,
d intéressantes tentatives en ce sens,
sur
lesquelles nous aurons à revenir. Pour notre
part,
nous aimerions
participer
à
cet effort en proposant,
sans prétendre à
la primeur
de
l inédit,
d associer au
concept
relationnel de
pouvoir
la
notion
structurelle
de
domination et en tentant de démêler quelque peu leurs rapports
complexes.
Quelques précisions — ou précautions —
s imposent d emblée,
quant à la
signification même des termes et quant
à
l orientation théorique
suivie
: tout
d abord adopter
une
conception
relationnelle
du pouvoir
ne revient nullement
à accepter une
perspective individualiste,
dans
la
mesure
où
l on
prend soin de spécifier que
les
relations concernées ne
mettent
pas seulement aux prises des
acteurs
individuels,
à
un
niveau interpersonnel, mais
encore
d autres
types
d unités sociales, comme des
groupes
ou
des
organisations.
Ensuite,
suggérer
un lien entre domination
et structure
ne constitue
qu un premier
pas : il reste
à
identifier
les
éléments ou
les
propriétés
d ordre structurel, qui caractérisent la domination et, comme
on
pourra le constater,
ce
sera
là
une
de nos
tâches ardues.
Enfin
nous
tenons
à signaler d entrée
de
jeu,
(1) Magorah Maruyama,
«Some problems
(2)
Cette expression est empruntée à la note
of
political
power
»
dans
Thought
and
Behavior critique de Janine Goetschy, « Les théories du
in Modem
Japanese Politics, Oxford,
Oxford pouvoir»,
Sociologie du travail, 23(4), 1981,
University Press, 1963, p.
269-272. Ce
passage
est
p. 447-467,
et
constitue le sous-titre de
la
dernière
traduit dans le
très
utile recueil de Pierre Birn- partie consacrée
aux
« tendances nouvelles
».
baum, Le pouvoir politique,
Paris,
Dalloz, 197S,
p. 19-22.
369
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 5/28
Revue
française
de sociologie
pour
couper court
à tout
malendu
sur ce
plan, que
nous ne souscrivons
pas
du tout
à l idée,
aussi
illusoire
que naïve, d une liaison élémentaire entre la
domination
et
le pouvoir, en vertu de
laquelle
la première se verrait attribuer le rôle de cause et le
second
serait réduit
à un
pur effet
:
procéder de
cette
manière conduit inévitablement
à éluder
le
problème
du
pouvoir
et
à méconnaître du même
coup
les
modes
plus
subtils de
leur
éventuelle connexion. Les deux derniers points peuvent être
résumés
en deux
préceptes
négatifs :
il
faut se garder
d une
double
réduction, l une qui
ramène la structure
à
la seule domination, alors que cette dernière n en est
qu un
aspect ou qu une
dimension, l autre
qui ne fait du pouvoir
qu un
simple « précipité »
de la domination, conçue
en
quelque sorte comme structure
omnipotente.
A cette
première
formulation, on peut en préférer
une
autre, insistant davantage
sur les
exigences à
satisfaire que sur
les
dangers
à
éviter :
considéré sous
cet
angle, le
problème posé
autour
et à
partir
des
rapports entre
pouvoir et domination implique
d une
part quelques
choix quant
à
la notion de
structure,
dont il importe de
clarifier
le statut, et d autre part la
prise
en compte
du
caractère dynamique
du
pouvoir,
c est-à-dire à
la
fois
son
inscription
dans
des
processus
et
ses liens
éventuels
avec
le
changement social ou socio-politique. C est en tout cas dans
cet
esprit, et
sans
méconnaître les difficultés considérables d un tel programme, que nous
nous
efforcerons de traiter ce thème; mais, de manière
à
nous appuyer
sur
les tentatives
les plus
significatives
des dernières
années
et à
faciliter
ainsi
l entreprise,
nous
le
ferons
par
la voie de la discussion critique.
Les travaux qui retiendront
d abord
notre attention sont ceux de Stewart Clegg,
et
plus particulièrement
ses
deux
ouvrages consacrés au pouvoir, qui
s intitulent
respectivement,
Power,
Rule
and
Domination
et
The
Theory
of Power
and
Organization (3).
Dans
le
premier livre, et
principalement
dans sa partie théorique, Clegg
aboutit
à
la proposition, suggérée dans le titre même, que le
concept
de rule constitue
l indispensable médiation ou, pour
reprendre
ses propres
termes,
« le lien crucial »
entre la
domination
envisagée comme un phénomène structurel
et
le
pouvoir
qui se
traduit
par
un exercice, c est-à-dire
par
des actions. Cette solution apparaît ici
comme
le
fruit
d une convergence
—
dont
nous aurons à
relever le côté
factice —
entre la méthode générale
d analyse, placée
sous
les
auspices
du second
Wittgenstein
et empruntant ses principes fondamentaux aux Investigations philosophiques, et les
conclusions tirées
d une relecture de Weber, ainsi que de Simmel, sur
le thème
spécifique
du pouvoir
et
de la
domination.
Il n est sans doute pas nécessaire d insister
ici sur les efforts
plutôt embarrassés
de Clegg
pour
transposer
dans une perspective
sociologique
les notions les plus
originales de
Wittgenstein —
«
jeux de langage
»
et surtout
« forme
de vie
»
— et
pour
échapper au
relativisme
qui paraît découler de
cette philosophie (4).
On
se
(3)
Stewart
Clegg, Power, Rule
and Domina-
(4) Stanley Rosen, Nihilism, New-Haven,
tion, London, Routledge and Kegan Paul, 1974
et
Yale University Press, 1969, Chap. I «
Wittgens-
The Theory of Power and Organization,
London,
tein and Ordinary
Language », p. 1-24.
Routledge et Kegan Paul,
1979.
370
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 6/28
François Chazel
bornera à signaler
que la perspective choisie l amène
à
prêter
attention à
la
« grammaire » d un concept, tel
que
celui de pouvoir, et
aux
règles de langage, ainsi
qu aux
procédures,
qui
sous-tendent
une pratique théorique.
Et l importance
accordée
aux
règles sémantiques
est implicitement
étendue
à l ensemble des
règles
en
général.
Or c est précisément dans
une
méconnaissance complète des règles que se trouve,
selon Clegg,
le vice
commun aux conceptions actuellement les
plus
en
vogue
du
pouvoir —
celle de Dahl, celle
des
théoriciens de l échange, celle de la
contingence
stratégique
avancée
par
les sociologues des
organisations.
Elles ne tiennent compte,
ni les
unes
ni les
autres,
du fait que
le
pouvoir manifeste
se fonde
sur une règle qui
seule le
rend
possible
:
ainsi, c est en fonction des
règles que les
pièces du
jeu
d échecs
se voient
investies
d un certain «
pouvoir
», permettant leurs déplacements
sur l échiquier, tout comme c est au fait
d incarner
certaines
règles
aux
yeux
des
automobilistes que le
policier
chargé de
contrôler
la circulation doit
sa parcelle
de
pouvoir (5).
Les caractérisations les
plus
« classiques »
du
pouvoir ont mieux
su
tenir compte
de cette dimension et Clegg se plaît à opposer Max Weber, auquel il adjoint Simmel,
à
ceux qui se posent,
tout
au moins
sur ce
plan, comme ses
héritiers.
Premièrement,
les termes
mêmes
de Machtet ď Herrschaft
employés par
Weber ne
sont
correctement
interprétés
que
si l on
tient
compte de leur double référence : Macht
renvoie
à
la fois
à une
capacité
et à
son exercice
et
sert ainsi, selon le
cas, à
désigner la
puissance
ou
le
pouvoir (au sens
étroit
du terme),
tandis qu Herrschaft
représente,
selon
une
distinction
parallèle, tantôt la domination,
tantôt
simplement l autorité; ainsi
domination
et pouvoir
apparaîtraient
l une
et l autre
sous
un double
visage.
Deuxièmement, le lien entre ces
deux
niveaux est établi, constitué même, dans
l interprétation
de
Weber
qu avance
Clegg,
par
la
notion
de
«
rule
».
Pour
étayer
cette interprétation, Clegg rappelle
d une
part l affirmation
de Friedrich, selon
laquelle le terme de
rule
est la
traduction
la
plus
appropriée ď Herrschaft (6) et
d autre part se
réfère
à certains passages spécifiques
d Economie
et société, en
particulier, bien sûr,
à
la présentation
des trois
types
de domination légitime, mais
aussi
à
l introduction du chapitre
IX,
consacrée
à
la notion
même
de domination (7).
Il
ressort
de
cet
examen que la domination,
en tant
que phénomène structurel,
consiste à
fonder
sur quelques
principes essentiels la capacité de commander
et à
définir
à
partir
d eux
le champ
d exercice
de
l autorité.
C est la référence
à
de tels
principes qui garantit la mise en œuvre effective de cette capacité et qui détermine
les chances de se faire obéir.
A
première vue, cette
lecture de Weber paraît relativement fidèle
et tenir compte
de
quelques
aspects majeurs de l œuvre, en particulier de
l importance que Max
Weber accordait
à
la
domination
légitime; elle devient plus
suspecte
pourtant, si l on
examine d un peu plus près la signification du
mot même
de « rule »,
dont l argu-
(5)
Stewart
Clegg, Power,
Rule and Domina-
(7) Max Weber,
Wirtschaft und
Gesellschaft,
tion, op.
cit., p. 49-51. Tubingen,
J.C.B.
Mohr,
4e éd.,
1956, vol. 2,
(6) Carl
Joachim
Friedrich,
Man and His
p. 541-542.
Government : An
Empirical Theory
of Politics,
New York, Me Graw-Hill, 1963, p. 180,
n.l
du
chapitre X « Rule and
Rulership
».
371
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 7/28
Revue
française de sociologie
mentation tend
à
établir
le
caractère central.
Ce
terme
est en
effet
employé dans
deux
acceptions
foncièrement
différentes, ce dont l auteur
néglige
—
de façon
surprenante — de
prévenir
son lecteur : à plusieurs
reprises,
il évoque l idée de
direction,
de commandement,
comme
dans
la référence
à
Friedrich
(8) ou quand
il s agit
de
faire ressortir ce trait
de
la
domination, mais à d autres il peut être entendu comme
règle,
principe, norme
et sert notamment, dans cet usage,
à
caractériser les bases de
la légitimité. On
glisse
ainsi de la domination en
tant
que mode de commandement
(ou
de direction)
aux
principes qui fondent sa validité. Vu sous
cet
angle,
le
recours
à
Weber semble servir de paravent
à
un raisonnement plutôt spécieux, qui de la
fréquence d un
terme
utilisé dans deux sens distincts conclut à l importance d une
notion.
Cette
importance
en effet
ne
sera plus remise en question
par
Clegg
:
après son
examen de Weber, il la tient pour définitivement
acquise.
Il
lui reste simplement
à
compléter
l argumentation par
un examen des
règles d interprétation
inhérentes au
langage
à
la
lumière
de l ethnométhodologie
(le
tour
de
passe-passe
est
ici
particulièrement évident, puisque l on passe du singulier, rule, au pluriel,
rules)
et
par
l application au
phénomène
du pouvoir, selon une extension analogique, de
la
distinction «
structure superficielle
— structure
profonde » suggérée par
Wittgenstein et développée
par
Cicourel. Clegg considère alors la démonstration
comme
achevée et propose les
conclusions
suivantes, qu il
résume
dans
un
tableau à
trois
niveaux
:
au
premier niveau (celui
de la
structure superficielle)
se trouve le
pouvoir,
qui se traduit dans et
par
des échanges; le second niveau (celui de la structure
profonde) est
celui
des règles
qui définissent
des types de rationalité; au
troisième
niveau
enfin, le plus fondamental (celui
de
la
forme de
vie)
se situe
la
domination,
qui se
reflète
dans l activité économique. Ce dernier niveau commande le second qui
lui-même
commande
le
premier
:
ainsi
la
domination
définit
des
règles
qui
déterminent
le
pouvoir (9). Clegg
aboutit donc
à des
conclusions frappantes, qui
à ce titre
appellent
la
discussion;
mais
ces
conclusions ne peuvent être séparées de la
démarche
qui
a
permis
de les établir : c est pourquoi nous allons tout d abord revenir
sur elle.
Cette démarche est dictée
par
un
souci
premier, visant
à
établir des convergences
entre
des
perspectives
foncièrement différentes :
celle
de Wittgenstein, à laquelle on
peut
rattacher
l ethnométhodologie,
qui
en constitue, dans une
certaine
mesure, le
prolongement sociologique, même s il ne
s avoue
pas toujours
comme
tel,
celle
de
Max
Weber et, pour une part, celle de Marx (ou, tout au
moins,
d une forme de
marxisme), bien que
les références explicites
soient, dans ce dernier
cas, à
la fois plus
rares
et
plus ponctuelles. Malheureusement
ces prétendues convergences
sont
illusoires
:
il s agit plutôt de
trompe-l œil.
La pensée de Clegg demeure, du même
coup,
empreinte de syncrétisme.
Ainsi Clegg voit dans l importance accordée aux
règles un point de rencontre
significatif entre
l orientation
générale
proposée
par
le second Wittgenstein et la
conception weberienne de la
domination;
mais en fait on ne
peut
établir une
véritable correspondance à
partir
de
la
catégorie générique de
règles.
C est en effet
négliger la
distinction
entre
deux types distincts
de règles
: les
règles sémantiques,
(9)
Clegg
présente
ce
tableau à la
p. 78 de son
(8) Stewart Clegg, op.
cit.,
p. 59. ouvrage.
372
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 8/28
François Chazel
permettant
par
un
processus d interprétation
de
dégager des significations, et
les
règles prescrivant
et
évaluant les
conduites, c est-à-dire, dans le
langage
sociologique
classique,
les normes.
Or Wittgenstein s est intéressé
presque uniquement aux règles
sémantiques et normes évaluatives, signification et légitimation
s interpénètrent-elles
ses
textes
relatifs
à
la
domination, Weber
— dont
il
ne
s agit
pas,
bien
sûr,
de
méconnaître
la constante
attention aux questions de
sens
— cherche à établir des
critères spécifiques de validité,
fondant
pour
les
uns
le droit de commander et pour
les autres le
devoir d obéir, et
donc
des
règles morales
(10). Sans doute
règles
sémantiques et
normes évaluatives, singification
et légitimation
s interpénètrent-elles
dans la réalité concrète; mais il n en est pas moins indispensable de reconnaître en
elles
des dimensions analytiquement indépendantes, renvoyant chacune à
un
aspect
spécifique de la
vie
sociale.
Il n y
a
pas, dans
l ouvrage,
de
tentative aussi
manifeste d établir
une
concordance entre Weber et Marx, mais
on
n en rencontre pas moins des glissements de
l un
à l autre,
en
particulier
dans
le chapitre
exposant
les
principales
conclusions
théoriques.
Ainsi, de
l importance accordée
par Weber
à
la domination
et aux
différents
principes
qui garantissent sa
légitimité,
Clegg croit
pouvoir déduire que
« le passage se fait de
la
domination aux
règles
et des règles au pouvoir » or
c est
là
une manière
de voir qui travestit la sociologie weberienne
: comme
le confirme la
démarche adoptée dans le premier
chapitre
d Economie et
Société,
Weber
part
de
l action
sociale et
tend
à insister sur
la structuration de phénomènes
complexes à
partir
de ce
principe.
Il
ne
conçoit pas l action comme
enfermée
dans
une structure
de domination mais
comme
orientée vers des normes établissant (ou tendant
à
établir) la
validité de cette domination.
Il
nous semble qu ici Clegg interprète,
sans
le
dire, Weber à
la lumière
d un
marxisme
structuraliste, fort
éloigné
de
la
perspective
proprement weberienne.
C est
sans
doute
pourquoi
Clegg
croit
bon de
placer
l activité
économique
au niveau
le
plus déterminant, aux côtés de la forme de
vie
et
de la
domination; mais cette
mention de l activité économique s accorde mal
avec
la conception
weberienne
de la
domination,
posée
ici
comme la référence
fondamentale,
puisque dans le chapitre IX d Economie
et Société,
chapitre
dont
Clegg cite
pourtant plusieurs passages, Weber
prend soin
de
préciser
que
la domination
à
fondement
économique n est qu une forme
de domination
et, tout en
reconnaissant
son importance, accorde la
priorité à
la domination fondée
sur le
pouvoir de
commander
(11).
Il
semble donc
permis
de conclure que le syncrétisme, auquel Clegg ne réussit pas
à
échapper,
suffit à
affaiblir
ses conclusions; mais ce
n est
pas
le seul point de vue
à
partir
duquel
on peut examiner
—
et
critiquer
—
celles-ci.
On
peut
en
particulier
s interroger
légitimement
sur
la
place
centrale accordée
ici aux règles, ainsi que sur
le rôle dévolu à
la
structure.
On se souvient, en effet, que dans la conception exposée
par
Clegg les règles sont
censées
assurer
une
indispensable
médiation
entre la
domination et le pouvoir.
Cette
(10)
Lorsque Max
Weber
oppose à la
domi- légitimité, qui
font
de ce pouvoir de
commander
nation
en
vertu
d une
constellation d intérêts la
un
droit.
domination en vertu de
l autorité
(op. cit.,
(11) A
la fin de son introduction au chapi-
p. 542), il
caractérise
aussitôt cette dernière par le
tre IX (op.
cit., p. 544), Max Weber précise que,
pouvoir de
commander
(Befehlsgewalt) et
le
dans
ses développements
ultérieurs, il
envisagera
devoir d obéir
(Gehorsamspflicht). Ce sont les uniquement la domination sous cet
aspect
(autobases de validité
d une
domination,
c est-à-dire sa riturer Befehlsgewalt).
373
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 9/28
Revue
française de sociologie
proposition appelle une première question : de quel type de
règles s agit-il
?
A cette
question Clegg
lui-même
n apporte
pas
de
réponse,
puisqu il reste empêtré, comme
on l a
vu, dans le
caractère
générique de la notion de règle. Il est cependant
clair
que
les
règles
en question
sont constituées par
les critères de
validité
d une domination,
en
tant
que normes
fondant
sa
légitimité,
c est-à-dire sont
en
fait
d ordre
«
moral
».
Or, sans méconnaître l importance — quelquefois primordiale — de
ces
principes de
légitimation, on doit se demander si toute
forme
de domination y
a
nécessairement
recours
ou, pour adopter
une
autre
formulation, s ils
représentent
un attribut
premier
de la
domination.
Une étude
récente,
consacrée
à
l autorité,
aborde ce problème, au
niveau psycho-social
surtout
mais aussi
sur
un plan général, et conclut
fermement
par
la
négative (12).
C est
en effet
un
des
traits frappants de nos
sociétés,
selon
Sennett,
que
l existence d autorités
illégitimes.
Il
est
ainsi
amené à
contester
«
l identification
entre autorité et
légitimité
» qu aurait proposée
Max
Weber ou,
pour s exprimer de façon moins
tranchée,
son insistance sur
la
domination
légitime
(13).
Sans
doute
vaudrait-il
la
peine
d examiner
la
validité
de
l argument
avancé
par Sennett, selon lequel le besoin d autorité est aussi important que
les
raisons
d obéir, ou encore la pertinence de
ses
paradoxes
sur
la séduction de l illégitimité et
la
préservation
de la relation d autorité
à
travers son
rejet
même (14); mais,
pour
le
moment, nous retiendrons seulement de
ses
analyses un précepte négatif,
à savoir
que la domination
ne
doit pas être uniquement, ni
même
prioritairement,
analysée
— et jaugée
—
à
partir des croyances en la légitimité.
A un niveau plus directement macro-sociologique, la prise en considération,
sinon des thèses
relatives à
la «
crise
de légitimation » dans
les
sociétés capitalistes
avancées —
qui ne
doit
être posée,
au plan
empirique,
que comme une
éventualité
—
tout
au moins des
fréquents
« déficits » de légitimation qui
affectent
leur système
politique
pourrait,
par d autres
voies,
conduire à
une
conclusion
du même
ordre.
La
rapidité
avec
laquelle
s effritent
le
soutien
diffus dont bénéficient
les
autorités
en
place et, par
là même,
leur légitimité aux
yeux
de
la population
est en effet
frappante;
mais, pour profonde qu elle soit, cette usure ne compromet qu à terme
leur maintien et,
à
travers eux, la préservation d un certain modèle
politico administratif. La désaffection
à
l égard des autorités n est pas —
tant
s en
faut
— un
indice
de leur chute imminente,
même
dans
le
contexte
des démocraties
occidentales. Il
faut
donc admettre
que
la légitimité
ne constitue
pas le seul ressort du pouvoir ni l unique
fondement
de
la
domination. Dès lors, si
essentiels
qu ils puissent être en certaines
circonstances, les
principes de légitimation ou, si l on préfère,
les
règles morales
auxquelles se réfère Clegg
ne
représentent pas une médiation obligée entre
domination
et
pouvoir.
On ne peut
pas davantage
accepter
le
primat
accordé par
Clegg à
la
domination
en
tant
que
structure. Ainsi
qu on l a signalé
en effet, il insiste, dans
ses
commentaires
comme
dans
son tableau
synthétique,
sur
un mouvement descendant qui
irait
de
la domination au
pouvoir
par l intermédiaire des règles. Or
une conception
de
ce
type
se heurte à deux objections très
fortes
:
d une
part Clegg ne fait aucune place
au mouvement inverse — et ascendant —
permettant
le passage du niveau du
( 2) Richard Sennett,
Autorité, Paris,
Fayard,
1
4) Sennett présente de façon très
concise
sa
1981. thèse aux p. 41-42 de son livre.
(13)
Ibid., p. 33-36.
374
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 10/28
François Chazel
pouvoir à celui
de la
domination;
il
tend
ainsi
à réifier
la structure,
méconnaissant
de ce fait l intervention active des
hommes
dans leur élaboration, ce qui est d autant
plus surprenant
qu avant de présenter ses conclusions il se réfère longuement
à
l ethnométhodologie,
dont c est justement l un des
thèmes
privilégiés
; d autre part
—
et
en
même temps—,
en
emprisonnant
l action
dans
la
structure
existante,
il
fait
de celle-ci une entité intangible et s interdit
par là
de poser
le
problème du
changement structurel, du
renouvellement
et de
la
transformation des structures.
Il
ne faut prêter
à
la structure ni cette omnipotence ni cette permanence.
En définitive, il paraît légitime de conclure que Clegg n apporte pas
à
la question
des
rapports entre
pouvoir et domination une
réponse
appropriée, en
dépit
du
caractère stimulant et
parfois même
séduisant de sa tentative.
Clegg
aborde
à
nouveau
ce
problème
quelques
années plus
tard
dans
le cadre
d un second ouvrage, The Theory of
Power
and Organization. Ce livre se
situe
incontestablement dans
le prolongement
du premier,
par
sa problématique générale
comme
par
le type
de
solution
proposé.
Il
s en
distingue pourtant
de
façon
sensible
quant
à
l orientation théorique et
à
la construction même de
l argument.
Clegg
prend, cette fois, nettement ses distances à l égard de la
perspective
philosophique
ouverte
par
le
second Wittgenstein, comme
en
témoignent,
par exemple,
ses
réserves,
dès les
premières
pages, quant aux vertus explicatives de
la notion
de tradition; en
revanche,
il
consacre
un chapitre
aux
«
analyses marxistes du pouvoir et de
la
structure
» qui lui paraissent d un apport décisif pour l élaboration d une réponse
pertinente
à
la question posée, et se situe ainsi, de façon explicite, voire manifeste,
dans
leur mouvance. On observe donc un glissement d un livre
à
l autre qui
se
traduit
au
niveau
de l orientation théorique mais
aussi
dans la façon même de la présenter
et de la
défendre
: les choix théoriques sont
ici plus
tranchés. Et cette plus grande
fermeté
se
reflète
dans
la
manière dont l argumentation
est
conduite
:
la démarche
de
Clegg ne consiste plus, comme dans
Power, Rule and Domination,
à
établir
des
convergences
partielles entre des analyses
d inspiration
différente, mais
à
examiner
de façon critique les conceptions existantes du pouvoir, de
manière
à
faire mieux
ressortir, par
contraste, la pertinence de la perspective marxiste
et
des théories qui
s y rattachent. Il
n y a
donc point
ici
de retours en arrière,
ni
de reprise
du
thème
sur
un
autre plan mais une
nette progression.
Clegg rejette
d abord
les caractérisations
« individualistes
et
subjectivistes
» du
pouvoir —
qu illustrent
les conceptions
dominantes en science politique, et en particulier celle de Dahl —
pour
leur
méconnaissance complète du contexte structurel. Abordant
ensuite
les analyses qui,
comme
celle
de Lukes, ont cherché à mettre
en forme le débat
à la fois théorique et
méthodologique
entre
les
pluralistes
et
leurs
adversaires
sur le
thème
du
pouvoir puis
les
travaux qui,
soit à
partir d une perspective libérale (Parsons)
soit à partir
d une
inspiration plutôt marxisante (Giddens), se sont efforcés de tenir
compte
de la
dimension structurelle, Clegg considère
ces diverses
tentatives
comme notoirement
insuffisantes. Certes le verdict
est
plus ou
moins sévère, certes ses
attendus varient
quelque
peu
(15) mais en définitive
la
critique
fondamentale reste toujours la
même
(15) Ainsi
Lukes est
accusé de n être radical
qu il attribue
au pouvoir (chap. V, p. 65-68).
qu en
apparence
et
d ignorer le fondement struc- Giddens, enfin, le moins mal traité, se
voit
turel
des intérêts des auteurs
(The Theory of
reprocher de n avoir pas
su
clarifier théorique-
Power and Organization, chap. IV, p. 55-64).
ment
le concept de domination (chap.
V,
Parsons, pour sa part, est attaqué pour avoir p.
68-74).
négligé la
production même de cette légitimité
375
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 11/28
Revue
française de sociologie
et porte sur
l impuissance où se trouveraient, selon Clegg, ces différents auteurs
à
traiter convenablement des aspects structurels du pouvoir,
faute
d un cadre
théorique approprié,
qui
serait précisément fourni
par le
marxisme contemporain, dans ses
versions
structuralistes.
C est
donc tout
naturellement que, dans un troisième
et
dernier
temps,
Clegg
présente les
analyses
marxistes
sur
ce
thème
avant
de
reprendre, dans une formulation quelque peu modifiée, le modèle
à
trois
niveaux
déjà
exposé dans Power, Rule
and
Domination.
Tel est, retracé
à
grands
traits,
le
cheminement
suivi par Clegg dans son
second ouvrage consacré
au
pouvoir.
Une
présentation
aussi
brève
ne peut,
et ne prétend, pas rendre pleine justice
à
l effort
de Clegg pour dresser
un bilan
critique : elle laisse
inévitablement
de
côté
les
analyses particulières,
dont
certaines, comme
par
exemple
celles
qui
sont consacrées
à
la question,
souvent débattue,
des rapports entre pouvoir et cause, sont riches et
fouillées; elle
ne
permet
pas, non plus, de faire ressortir les remarques importantes,
les intuitions fortes dont, en dépit de la
tonalité
polémique qui
porte
souvent Clegg
à
des appréciations
forcées
ou cavalières,
est
émaillée
la discussion
critique
de
tel
ou
tel auteur et dont nous
aurons,
dans
le
cours de
cet
article, l occasion de rappeler
quelques-unes; mais elle suffit à
préciser par
quelles
voies
et dans quel
contexte
théorique
Clegg
a procédé à
une reformulation
—
partielle
—
de son modèle
à
trois
niveaux,
à laquelle
nous
passons
maintenant.
Ces trois niveaux ne sont plus désignés
désormais
par
les
expressions
quelque
peu
métaphoriques de structure superficielle, structure profonde et forme de
vie
mais
par
les notions —
empruntées
à
Giddens
— d action,
de
médiation et
de
structure,
dont
la pertinence sociologique est
plus
évidente. Cette nouvelle dénomination
s accompagne de
modifications plus
substantielles dans la spécification
même
du contenu
des trois niveaux; et
la terminologie marxiste
se voit, cette fois, accorder une place
de choix.
Ainsi
Clegg identifie
désormais le
niveau de la
structure
au mode de
production
et
à
la
domination
hégémonique qu il permettrait,
à
travers
l établissement
de
principes
fondamentaux (ground rules);
et,
s il
insistait déjà dans
son précédent
ouvrage sur
la
rationalité
spécifique
à tout
mode de domination et la posait
comme
sous-jacente aux exercices effectifs du pouvoir, il se
réfère
ici
explicitement
à
une
interprétation
marxiste de la rationalité capitaliste, plus précisément
aux
règles de
sélectivité qui présideraient, selon Offe,
à
l action de l Etat
capitaliste et
témoigneraient de son
caractère
de classe
(16). Au
niveau de la médiation,
comme
au niveau
de la
structure, Clegg adopte donc une
présentation
résolument
marxiste.
Telle
est en tout
cas la
correction
la
plus
significative
apportée
par
Clegg
à
la
formulation antérieure;
mais il
convient
encore
de signaler
que,
selon lui, le modèle
permet, dans cette
version,
une
prise
en compte de la dimension temporelle et,
à
ce
titre,
implique —
ou
plutôt
autorise
—
«
une
analyse des structures
à
travers le
temps »
(17).
Pierre
Birnbaum
et François Chazel, Sociologie
(16) Stewart
Clegg, op.
cit.,
p. 96-97. Il
se politique.
Paris, A.
Colin, 2e
éd., 1978, p. 153-156.
réfère ici
à
l ouvrage de Clauss Offe, Struktur- (17) La présentation du
modèle sous
forme
problème des
kapitalistichen
Staates, Frankfurt, de tableau, l expression
citée
entre guillemets,
Suhrkampf, 1972. Un court extrait de
Offe,
ainsi qu un graphique relatif
aux
relations entre
consacré précisément à la sélectivité des
institu-
le temps
et
la structure se trouvent à la p. 99 de
tions politiques, est traduit dans le recueil de l ouvrage.
376
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 12/28
François
Chazel
L exposition du modèle, sous cette forme, gagne sans doute en
cohérence
mais
pas nécessairement en pertinence.
Par
une
ironie — qui n est pas rare — dans
l histoire des idées, le courant de pensée structuralo-marxiste
et
plus
spécifiquement
althussero-poulantzasien, auquel Clegg — avec
une
minorité de la
gauche
intellectuelle
anglo-saxonne
—
se
rallie
avec la
ferveur du
néophyte,
connaît à
ce
moment
même un net
recul
en France et dans
les
pays
du continent
européen
où il s est
développé,
sous
l effet de multiples critiques venues d horizons très
divers,
marxistes
et non marxistes.
Il
ne
nous
est
évidemment pas
possible
de revenir
ici sur ce
débat
—
d ailleurs,
pour une large
part, caduc
—
mais il
importe,
nous
semble-t-il,
de
souligner
d emblée
qu à
partir
d un tel cadre de référence théorique Clegg est mal
armé
pour élucider
la
question des rapports
entre
pouvoir et domination. D après
son schéma en effet,
tout
se
passe
comme si la domination naissait d une
source
unique
(dégagée abstraitement
à
travers la notion de mode de production) et se
déployait
à
partir de
ce foyer dans les
directions
les
plus
diverses; dès lors,
la
domination
peut être posée d entrée comme hégémonique, c est-à-dire
s exerçant sur
les
plans
idéologique
et
politique
comme
sur le
plan
économique.
Or il
s agit
là d autant de postulats qui n ont pas nécessairement à être acceptés.
Clegg s interdit de ce fait toute distinction entre différents
types
de domination;
et,
même
s il
admet
que dans des
sphères
autres
que
l économique «
le
niveau de
domination n est déterminé
que
de
façon
contingente par
le
mode de
production
»
(18),
il méconnaît complètement la
spécificité
d autres formes de
domination,
en particulier de la domination proprement politique,
négligeant
ainsi un des
enseignements essentiels de
Max
Weber. De plus,
en
attribuant
a
priori
à
la
domination
un caractère hégémonique, il élude toute interrogation
— à laquelle
il
n est de réponse qu empirique — sur
le
degré
àç domination
caractéristique de
telle
ou
telle
société
:
du seul
fait
qu une
domination s exerce globalement à
l intérieur
d un
sous-système
et
même
irradie à
partir de
ce sous-système particulier
vers
le
système social pris dans son ensemble, on
ne
peut
en
effet
préjuger ^de
son
«
intensité
»
ni
de
sa
véritable
portée;
avant de
qualifier
une
forme
de
domination
— quelle
qu elle soit
— d hégémonique,
il faudrait
d abord, à
l instar de
Gramsci
lui-même, réfléchir
sur les
conditions mêmes qui
rendent
cette
hégémonie
possible,
puis vérifier
si
elles sont
effectivement réunies. Enfin — et on retrouve
là un
des
points
essentiels
du
débat
engagé
autour
du
structuralo-marxisme
— à force de
vouloir penser
le
pouvoir
comme structure, Clegg finit,
contrairement à
son dessein
initial,
par
le négliger
comme
action (19).
Ainsi
le lecteur relèvera, non sans surprise,
dans la première
ligne
du tableau illustrant la reformulation du modèle, la
correspondance
établie
ente le
« niveau »
de
l action
—
et
donc
du
pouvoir,
au
sens
étroit
du
terme
— et
le
« concept abstrait » de
structure
organisationnelle, entendue ici
comme
« la
structure
visible des relations sociales dans l organisation » (20) : Clegg
aboutit,
en
définitive,
à une
vision
si outrageusement réductrice et simplificatrice
qu elle ne permet
même plus
de reconnaître la spécificité
du
niveau de l action. Le
primat de la structure est ici tel qu elle
écrase
tout, sans
aucune
contrepartie : la
(18) Stewart Clegg, op. cit., p.
98. theorize
power as
a
concept
of
social
action,
(19) L objectif de Clegg
était pourtant
de
...yet also
as
a concept
of social
structure...
?»
préserver l une
et
l autre dimensions, comme on {op. cit., p. 75).
peut le voir
par
cette position significative du
(20)
Stewart Clegg, op. cit., p. 96
et
99 (ta-
problème
à la
fin du chapitre V : « How to bleau).
377
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 13/28
Revue
française
de sociologie
pratique en est l expression
ou
tout au moins
le
produit direct; et
aucune
attention
n est accordée
à
la relation inverse — ou complémentaire — dans laquelle la
pratique
apparaîtrait cette fois comme constitutive.
Dès
lors l introduction de la
dimension temporelle
ne
saurait, dans cette
perspective,
contribuer à
apporter
de
véritable
correctif
:
l intérêt se
portera
uniquement, ainsi
qu on
l a
signalé plus
haut,
sur l évolution
des structures
à
travers le temps; et la question essentielle de
savoir
quel
rôle peut
être
imparti à l action dans
la
transformation des structures
elles-
mêmes sera complètement éludée. La solution proposée
par
Clegg
ne
conduit en fait
qu à une impasse
totale; et il convient donc,
tout en tenant
compte de certaines de
ses intuitions ou
de ses remarques, d aborder sous un autre angle le
problème
des
rapports
entre
pouvoir et domination.
Pour ce
nouvel examen,
on peut
retenir,
à titre de
point
de
départ
provisoire,
la
formule
de
Lukes dans
son
ouvrage
Power,
selon
laquelle
recourir
au
langage
du
pouvoir dans
le
contexte des relations
sociales,
c est accepter de
parler
d agents
humains
qui, individuellement ou
collectivement, affectent
de façon significative
d autres
agents (21).
Il
semble
en
effet
primordial
de rappeler
que,
sans la capacité
d action dont
justement
sont porteurs les
agents sociaux,
il n est pas de pouvoir.
Mais il reste à
examiner
ce
que
Lukes, pour sa part, tire de ce
principe,
notamment
pour
élucider
les
rapports entre
pouvoir et
structure, question
à laquelle
il s est plus
particulièrement
attaché
et qui peut apparaître
comme
un préalable
à une
meilleure
compréhension des liens
unissant
domination et pouvoir.
Il
serait cependant quelque
peu
arbitraire
de
ne
prêter
attention qu à cette
vigoureuse assertion et qu à la manière
dont
Lukes choisit de l interpréter, sans la
replacer
dans
l argumentation où elle
prend
place
et
dont elle
ne constitue
qu un
moment; c est
pourquoi
nous
procéderons tout
d abord
à
un bref rappel de la trame
du
livre,
si
connu
soit-il. Lukes s efforce
essentiellement d y
proposer une
vision
originale
du
pouvoir, qui permette de dépasser non seulement la perspective
pluraliste
(celle de Dàhl et Polsby),
qualifiée
d unidimensionnelle et reconnaissable
à
son insistance
sur
la prise de décision relative
à
des
problèmes
majeurs (key issues),
ainsi
que sur
le
conflit observable
de préférences
politiques,
mais encore celle de
Bachrach et Baratz, critique
à
l égard de la première, qui recommande de tenir
également
compte
des non-décisions, des problèmes virtuels, des conflits masqués
(covert conflict) et des doléances
ne s exprimant pas
directement sous
forme
politique, c est-à-dire d une seconde
dimension
(two-dimensional
view). Cette deuxième
perspective
resterait
pourtant
trop
proche,
selon
Lukes,
des
conduites
effectives
et
des décisions
concrètes
des
individus
pour saisir, dans
toute
leur
ampleur,
les
mécanismes d exclusion,
hors
du
champ de la
politique,
de problèmes
virtuels,
par
le jeu des forces sociales ou de pratiques institutionnelles : seule la
perspective
«
radicale
», au
sens anglo-saxon
du terme, défendue
par
Lukes serait
en
mesure de
prendre en considération les conflits latents,
liés
à
«
une
contradiction entre
les
intérêts de ceux qui exercent le
pouvoir
et les intérêts
réels
» de ceux qui lui sont
(21) Steven Lukes, Power :A
Radical
View, préciser
que
la formule
a
été
quelque
peu
London,
MacMillan,
1974, p. 54. Il
convient
de condensée.
378
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 14/28
François
Chazel
soumis (22), et donc une
troisième
dimension (three-dimensional view). Chacune de
ces trois perspectives illustrerait,
à
sa façon, une conception sous-jacente du
pouvoir,
en vertu de laquelle A exerce du
pouvoir sur В
toutes les fois que A affecte В d une
manière
contraire
aux
intérêts de ce dernier; mais la
sphère des intérêts,
réduite
aux
préférences
politiques
exprimées
dans
le premier
cas,
englobe aussi
les
doléances
dans le second et s élargit enfin dans le dernier aux intérêts réels,
c est-à-dire
aux
préférences que manifesterait B, s il était à même d exercer son choix dans des
conditions d autonomie
relative,
impliquant en particulier que
ce
choix ne puisse
plus
dépendre
du pouvoir de A
(23).
Après avoir
insisté
sur le fait que
la troisième
perspective,
loin
d être une pure
hypothèse
d école,
peut être mise
en
œuvre empiriquement
et
après en
avoir
pris
pour
preuve
le livre de Crenson, The Un-Politics of
Air
Pollution:
A
Study of
Non-Decisionmaking in the Cities (24), qui constituerait, pour une large part, une
illustration de l approche proposée,
Lukes
reconnaît
cependant
qu elle
est exposée
à
un certain nombre de difficultés.
Parmi
ces difficultés, qu il n est pas possible de
présenter
et
de
discuter
ici
en détail,
la
plus
importante
pour
notre
propos touche
à
la
démarcation
entre
une détermination structurelle d une part et
un
exercice du
pouvoir
de l autre,
démarcation
qui
s avère
d autant plus
nécessaire
que,
dans
la
perspective
adoptée, cet
exercice
peut
être le fait de collectivités. Lukes se
montre
en effet
très
soucieux
de se dissocier radicalement des thèses qui,
comme
celles de
Poulantzas,
vont dans le sens
du
déterminisme structurel
et
c est
pour
mieux
marquer
ses distances à
leur
égard qu il recourt à
la
formule
mentionnée plus
haut (25).
Cette référence aux
agents
humains
commande
les ultimes développements de
son livre,
dans
lesquels il
expose les
implications majeures qui découlent, selon lui,
de l indispensable prise en
considération
des agents. On peut en relever
essentiellement
trois
:
la
première,
très
générale,
revient
à souligner
que,
si
les
contraintes
structurelles délimitent le champ
des
actions
possibles, les agents n en jouissent
pas
moins d un certain
degré
d autonomie
à
l intérieur de ce
champ;
la seconde fait de
cette autonomie un
trait caractéristique de
celui
(de ceux)
qui
exerce(nt)
le
pouvoir
et
infère
de cette attribution
qu « il
est
en son (en
leur)
pouvoir
d agir
différemment
» (26); la
troisième
est
essentiellement
d ordre éthique et consiste en
une
imputation de
responsabilité
aux détenteurs
du
pouvoir quant aux
conséquences
de
leur
action, dans
la mesure
précisément
où ils auraient
pu agir
de façon
différente.
L analyse
sociologique du pouvoir
déboucherait ainsi
sur
une
appréciation éthique
en termes de responsabilité (27).
C est donc sur
la suggestion
de nouvelles voies
d analyse que
Lukes choisit, d une
façon
peu
conventionnelle
et,
jusqu à
un
certain point,
paradoxale,
de
clore
son
ouvrage; mais c est la piste, ici
simplement
ébauchée, qui va guider sa réflexion
(22) Ibid., p. 24-25.
(23)
Ibid.,
p. 33, 34 . gique
et
en vient ensuite à l importante proposi-
(24) Cet
ouvrage a
été publié
en
1971
à tion que
nous avons rappelée (op. cit., p. 53-54).
Baltimore
par The John Hopkins Press.
(26) Steven
Lukes, op. cit., p. 55. L italique
(25)
Lukes,
après
avoir, à l aide de
citations,
figure dans le texte.
résumé
le débat entre
Miliband
et
Poulantzas, (27) Steven Lukes,
op.
cit., p. 56 (la véritable
refuse de se laisser enfermer dans l alternative —
dernière
page du livre, puisque
les
deux
courts
inévitable selon ce dernier — entre le détermi-
paragraphes
de conclusion consistent essentiel-
nisme structurel
et
l individualisme méthodolo- lement en un rappel).
379
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 15/28
Revue française de
sociologie
ultérieure : il va en effet la
reprendre
et l approfondir, en particulier dans son
important
article
« Power
and structure
»
(28),
qui
prolonge
très
directement les
dernières pages
du
livre.
Avant
d aborder
cet article,
nous croyons
utile
de
signaler,
sans
trop
nous
y
attarder, quelques-unes des difficultés majeures posées
par
l argumentation de
Lukes dans
Power ci
relatives non seulement à tel ou tel point spécifique mais
encore,
comme nous
le
verrons, à
la
structure
même
de l argumentation.
D abord le
concept même
de
pouvoir
qui est
ici
avancé
est
sujet
à caution, tout
au moins dans l interprétation que lui confère Lukes
pour
rendre
compte
de la
troisième dimension, censée,
comme
on
l a
vu,
représenter son apport original. Le
lecteur se
souvient que, dans le
cas
de
deux
acteurs A
et
B, le
pouvoir se
reconnaît
à
ce qu A
affecte В
«
d une
manière
contraire
aux
intérêts
de
В
» et que les
intérêts
dont
il est
ici
question
ne se bornent
pas aux
intérêts
perçus et reconnus
par В
mais
comprennent
aussi
ses « intérêts réels ».
Or
ce sont précisément les «
intérêts
réels »
qui
sont en
cause
dans
la
troisième
dimension;
et
Lukes
a
le mérite
de
ne
pas
les
poser
a
priori, mais de
les
tenir
pour
empiriquement identifiables : ils consisteraient
dans les préférences
dont
témoignerait B, s il était
à
même de choisir
indépendamment du pouvoir
de
A.
On voit
donc qu au niveau
de la troisième
dimension on ne
peut parler de
pouvoir
que par référence
aux
intérêts réels de ceux
sur lesquels
il
est
exercé et qu on ne
peut
appréhender ces
intérêts
réels qu en plaçant les
acteurs
concernés dans
une
situation hypothétique d autonomie relative, les délivrant de la
dépendance
à J égard du
pouvoir. Or
on
se heurte
ici à
un très
épineux problème :
il ne tient pas essentiellement, comme le prétendraient tous ceux qui
font
de la notion
d « intérêts objectifs » un fétiche,
à
ce que les
intérêts
se traduisent,
même
dans ce
cas, en préférences, ce
qui
permet
d éviter l écueil de la réification;
mais
il vient bien
plutôt du
fait
qu on
ne
dispose
pas
de
caractéristiques
suffisamment
précises pour
définir
les
conditions dans lesquelles devraient être exprimées
les
préférences
«
authentiques
» de B. Ainsi que
l a
signalé Bradshaw
(29),
il faudrait
s entendre sur
les
critères constitutifs de l autonomie relative
:
l indépendance postulée de В
à
l égard du
pouvoir
de A
ne
suffit pas en effet
à
l établir,
compte
tenu de la persistance
de la
soumission
éventuelle
de В à d autres
sources de
pouvoir. D une manière plus
générale,
il faut admettre que
les
propriétés distinctives de l autonomie
ne
ressortent
guère, faute
d une
clarification suffisante de cette notion (30).
En
l absence d une
définition rigoureuse
d un
choix
autonome, il
devient
bien difficile, pour ne pas dire
radicalement impossible, de spécifier empiriquement les
intérêts
réels
qui devraient
être manifestés
à
travers ce choix. Et s il n y
a
pas d intérêts
réels
de
В à
contrarier,
le
pouvoir de
A,
tel
du
moins
qu il
est
envisagé dans
la
troisième
dimension,
ne
trouve pas matière
à
s exercer.
Ou,
plus exactement,
l indétermination
de la notion
d autonomie
se reflète dans la caractérisation des intérêts réels
et, à
travers elle, dans
l identification d un exercice
du pouvoir
qui est supposé, selon
les
principes de la
troisième dimension,
contrarier
ces
intérêts.
En définitive un tel concept de pouvoir
(28)
Steven
Lukes, « Power and structure »
(30) John
Gray, « Rationality
and
relativism
dans
Essays in Social Theory, London, MacMil-
in
recent work
in the
theory
of power
», Hull
Ian, 1977, chap. I, p.
3-29.
Papers in Politics, n<>
17,
p. 4
et,
plus générale-
(29)
Alan Bradshaw, «
A
Critique
of
Steven ment pour sa critique de Lukes
sur
le thème deukes Power :
A
Radical View »,
Sociology,
l autonomie, p. 3 -10.
/0(1), 1976, p. 121-122.
380
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 16/28
François
Chazel
reste
trop
indéterminé
dans
son application
à des situations
concrètes
pour
être
en
mesure de guider
utilement
la recherche
empirique.
La troisième
dimension
de
Lukes
paraît
donc
reposer sur
des bases
relativement
fragiles
;
or
cette fragilité est
encore accrue,
dans
les dernières
pages
du
livre,
non
pas
par
le refus de
l assimilation
du pouvoir à
une pure
et
simple détermination
structurelle,
comme
l ont
prétendu
certains
commentateurs d inspiration marxiste,
mais par la manière même dont Lukes choisit de se distinguer de
ce
type de thèses,
en
revenant, comme
nous l avons vu, au
plan éthique
et en associant pouvoir et
responsabilité. Le pouvoir est désormais envisagé
essentiellement
comme pouvoir
de, comme capacité d agir de
plusieurs
façons différentes et comme
responsabilité
endossée
à
ce
titre, dans la mesure précisément où le choix n est pas « forcé »,
contrairement
à
la conception,
jusqu alors
exposée
et
défendue dans
ce
livre,
d un
pouvoir
fondé
sur
la contrainte,
par
lequel A
affecte
négativement, voire contrecarre,
les intérêts de
B, c est-à-dire
d un pouvoir sur (31).
C est
cette
dernière
dimension qui
paraît maintenant négligée
pour ne
pas
dire
oubliée,
alors
que,
dans
le
cours même
de
l ouvrage,
Lukes avait
fermement
reproché
à
Parsons et
à
Arendt de n avoir pas
su
en tenir
compte
dans
leurs
conceptions respectives du pouvoir
(32).
C est
pourquoi on peut,
sans
excès semble-t-il,
souscrire
à
la
formule de Bradshaw,
même
si c est
pour
des raisons qui ne recouvrent pas complètement
les
siennes propres,
selon
laquelle
« Power
est une
œuvre divisée
contre
elle-même »
(33).
Cette difficulté majeure ne
reçoit
en tout cas de
solution
ni dans ce
livre,
ni dans
« Power
and
structure », où l on ne
retrouve
pas cette caractéristique essentielle de
la
troisième
dimension,
à savoir
un
concept
de pouvoir défini
par
l atteinte qu il fait
subir aux
« intérêts réels » de celui qui
lui
est
soumis (34).
Dans
ce texte en
effet,
ainsi
qu on l a
indiqué plus haut,
Lukes
reprend la conception
du pouvoir
suggérée
à
la
fin
de l ouvrage
précédent
:
le pouvoir se
reconnaît
à
la capacité
«
d agir
autrement,
c est-à-dire
à, pour
le moins, l aptitude
et
la possibilité
d agir ou de ne
pas agir »
(35),
il
implique
fondamentalement un choix,
même quand les deux
termes de l alternative se
réduisent
seulement au fait d accomplir tel
acte
ou au
contraire
de ne pas l accomplir. L existence même de cette
latitude
d action, si étroite
soit-elle,
est
un
signe du pouvoir : elle en constitue
une
propriété caractéristique, en
même temps qu elle délimite un champ
à
l abri des déterminations structurelles.
Aussi
Lukes peut-il
reproduire
ici
comme
allant de soi, et sans référence explicite
à
son livre, son argument essentiel
pour
refuser « le
déterminisme structurel
»
d un
Poulantzas : une
telle vision
du
monde
ne peut laisser au pouvoir aucune
place,
puisque le pouvoir consiste précisément en ce qui échappe aux
déterminations
(31) Dennis Wrong note très finement cette trouve la réponse de
Lukes
dans le même nu-
évolution de la pensée de Lukes dans Power : its méro de Sociology, p. 129-132.
Forms,
Bases and
Uses, New
York,
Harper and (34)
Steven
Lukes
se contente de rappeler,
Row, 1980, (lre
éd.,
Blackwell,
1979), p. 301, n.84 parmi les définitions
possibles,
la
caractérisation
(du
chap. IX). Il convient de souligner au passage globale du
pouvoir
qu il
avait
antérieurement
le classicisme élégant
et
la très grande
richesse
de proposée,
en
vertu de laquelle le pouvoir de A sur
cet ouvrage,
probablement le
plus complet sur
ce В s exerce,
quand A
affecte В d une
manière
sujet, même si l on peut
discuter
certaines de
ses
contraire aux intérêts de ce dernier, mais il
ne
thèses. mentionne pas alors son ouvrage (art. cit., p. 5).
(32) Steven
Lukes, Power, p. 31 .
(35) Steven
Lukes, art. cit., p. 6.
(33) Alan
Bradshaw, art.
cit.,
p.
21
(C est
sur
cette phrase que
s achève
sa
note
critique). On
381
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 17/28
Revue française de sociologie
structurelles;
ces
dernières fixent simplement les limites du champ
à
l intérieur
duquel
il peut être exercé
(36).
A partir de cet
argument Lukes s estime
même
en
mesure
d apporter une solution
au
vieux débat
entre
volontarisme
et
déterminisme; pour
ce
faire,
il
faut tenir
compte
à
la
fois de
la
capacité d agir différemment, qui est inhérente à l exercice du pouvoir,
et des contraintes structurelles qui
bornent
cette capacité ou, pour résumer, du
pouvoir
comme de la structure. L erreur
du
volontarisme consiste
à
sous-estimer
l importance de ces
dernières,
alors que le
déterminisme
commet,
comme on l a
vu,
l erreur
inverse,
en méconnaissant
les
agents
humains et leur capacité
d action.
Le
point de vue adopté par
Lukes permettrait
donc de
rendre compte des faiblesses
de
chacune
de
ces deux
positions
et, du
même coup, de dépasser le relativisme qui,
en
postulant qu il
s agit
de
perspectives
incommensurables, entre lesquelles on ne
saurait trancher,
tend
à éluder
le
problème
bien
plutôt qu à le résoudre. Le théoricien
britannique
nous
invite
en
définitive à
prendre au sérieux
et
le
pouvoir et
la
structure
et
à
analyser
la
relation
entre
eux;
il
recommande d examiner
la capacité
des
agents
de
faire des
choix
et
de
s engager dans des stratégies en
fonction de leurs
aptitudes
et des
occasions offertes, qui « constituent
conjointement des possibilités
structurées » (37),
dans
la mesure
où
leur étendue et
leur
ampleur
dépendent
des
contraintes structurelles.
Le premier
mérite
qu il
convient
de
reconnaître
à Lukes
réside
dans les vertus
proprement critiques de son
argumentation
:
il met clairement en lumière que
ni
la
philosophie volontariste du projet ni le
déterminisme
structuraliste ne constituent
des
cadres de référence féconds
pour l élaboration
de la théorie
sociologique et que
le caractère unilatéral de telles visions conduit inévitablement
à
des impasses
(38).
Mais on est
en
droit
de s interroger
sur
son apport propre,
au-delà
de cette
appréciation
négative.
On
a
déjà
signalé
plus
haut
l intérêt
de
la
formulation
qui
représente le véritable point de départ de « Power and
structure
»
: on
ne peut en
effet parler de pouvoir sans se référer
à
des
agents
humains, individuels ou collectifs.
Plus encore, la direction de recherche esquissée par Lukes, qui consiste non
seulement à
prendre en
considération à
la
fois
le
pouvoir et
la
structure mais
aussi
à
étudier la relation entre l un et l autre,
est
incontestablement de toute première
importance. Ce programme malheureusement, Lukes
le défend,
bien
plutôt
qu il ne
le met
en œuvre.
Il
ne parvient
pas
à dépasser, en dépit de notations
intéressantes
mais trop
rapides à
la dernière
page
de
l article,
le « dualisme des
agents
et de la
structure
»,
selon
la formule de Giddens
(39).
De ce point de vue, certaines formules
frappantes, comme « le problème de
savoir
où finit le déterminisme
structurel et où
commence
le
pouvoir » (40),
sont tout
à
fait
significatives
:
il
y
a
ici
d un
côté
le
(36) lbid.,
p. 7. citations de Poulantzas (art. cit., p. 15-17); il
(37) lbid.,
p. 29 .
signale également,
dans ce cas, la position
plus
(38)
Lukes
voit
dans les œuvres
de
jeunesse nuancée
adoptée
par
Althusser dans
ses
Eléments
de
Sartre
une
expression
accusée de
la
philoso- d Autocritique (art. cit., n. 45, p. 200).
Il
rejette
phie
volontariste
et
se réfère explicitement à sa fermement l une
et
l autre de ces
thèses
(art. cit.,
propre
traduction de L existentialisme
est
un p. 18).
humanisme
(art.
cit., p. 14
et
n.40, p. 199-200); il • (39) Anthony Giddens, Central Problems in
souligne
cependant,
dans
la
note,
l évolution Social Theory
:
Action,
Structure and
Contradic-
ultérieure mais, à son
sens,
partielle de la pensée tion in Social Analysis, London, Macmillan,
de Sartre.
Pource
qui
est
de
la
thèse
déterministe,
1
979, p.
9 1 .
il
l illustre essentiellement par le structuralo-
(40)
Steven
Lukes,
art.
cit., p. 18. On trouve
marxisme,
à
travers des passages de Lire Le déjà une
formulation à
peu près
identique
dans
Capital,
empruntés à Althusser
et Balibar, et
des
Power, p.
56.
382
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 18/28
François
Chazel
pouvoir, de l autre le déterminisme structurel et il est
clair
qu on ne saurait penser
en
ces
termes
la relation entre
pouvoir et
structure. Ainsi
Lukes
ne pourrait mener
à
bien le programme qu il s est
fixé,
faute, nous
dit
Giddens, d une conception
adéquate
de la structure.
Cette question, au-delà
même
du
reproche
spécifique qui est fait à Lukes, mérite
assurément qu on
y revienne. Pour
notre part,
nous voudrions insister plutôt
sur
ce
que
la
conception du pouvoir exposée
ici par
Lukes a, à notre sens, de
peu
satisfaisant. Lukes
lui-même
en
apporte la preuve,
à
son corps
défendant, au
cours
de son article : dans son
effort pour
dégager la nature des contraintes structurelles,
il est amené
à
les distinguer des
contraintes
rationnelles, qui fournissent aux agents
«
des
raisons
pertinentes
et
suffisantes
de ne pas
agir
de
certaines
façons »
(41), et
cite, parmi
les
illustrations possibles de
ce second
type de contraintes,
les
baïonnettes
de l ennemi et les
menaces
du
dictateur;
l agent peut alors refuser de se
soumettre,
si
élevé
que
soit le
coût de ce refus et, dans cette mesure,
conserve encore le
«
pouvoir
»
d agir
autrement
(42).
On
aboutit donc à
ce
paradoxe
que
le critère
retenu
pour
caractériser
le pouvoir s applique non seulement
à
ceux qui l exercent
mais tout aussi
bien
à
ceux
sur lesquels
il est exercé
(et
qui sont, par exemple,
confrontés
aux
menaces
du dictateur);
le
propre du
pouvoir, envisagé
cette
fois
dans
une tout
autre
conception
que celle de Lukes, est en effet de limiter
les
cours
d action
ouverts
à
autrui,
mais
pas
nécessairement
d abolir toute possibilité
de choix, même
s il peut aller parfois jusqu à cette extrémité. Il est vrai que l on
engage
sa
responsabilité morale dans la réponse que l on fait aux menaces
du
dictateur; mais
cette
responsabilité n équivaut pas
—
tant s en
faut, dans
bien des
cas —
au
pouvoir
de
le
vaincre. En
définitive, il ne
nous
semble pas possible de fonder l analyse
du
pouvoir sur une éthique
de la responsabilité, quelle que puisse être
l importance
de
cette
dernière.
Et,
si
l on
veut cerner
de
près
la
réalité
sociologique
du
phénomène,
il
faut tenir compte prioritairement du pouvoir sur (43).
On ne saurait donc se
satisfaire
de la manière
dont
Lukes traite de la question
« (du) pouvoir et (de la) structure
».
Mais l entreprise
elle-même
ne doit pas être
abandonnée :
il convient de la reprendre
sur
d autres
bases, permettant,
en
particulier,
de
faire une place
au
concept
de domination. C est
ce que nous allons faire
maintenant,
à partir
des travaux d Anthony Giddens.
Giddens
s est
toujours
intéressé au problème
du
pouvoir, depuis son article
critique
relatif
à
la
conception parsonienne (44).
Ce
thème
est très
présent
dans
The
Class Structure of Advanced Societies, en
particulier
à travers
la
distinction entre
la
médiation institutionnelle du pouvoir et
la médiation
du pouvoir
entendu comme
(41) Ibid.,
p.
12.
Lexington,
Mass.,
D.C.
Heath,
1974,
chap.
Ill,
(42) Ibid.,
p.
13.
p. 86-137.
(43)
On notera cependant que William
(44)
Anthony Giddens, «
Power in the
wri-
Connolly, tout
en privilégiant
cette dernière tings of Talcott
Parsons
» Sociology, vol. 2, 1968,
perspective dans
son
analyse
des formes
du
p.
257-272. Cet
article est
repris
dans le recueil
pouvoir,
attache
une importance primordiale intitulé Studies in Social and Political
Theory,
aux
rapports
entre « pouvoir
et
responsabilité » London, Hutchinson, 1977, p.
333-346.
W.
Connolly,
The
terms
of
political
discourse,
383
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 19/28
Revue
française de sociologie
contrôle (45); Giddens s y
réfère également,
comme il ne pouvait manquer de le faire,
dans son texte
sur
« les élites
dans
la structure de classes britannique », qui constitue
le chapitre
inaugural d un
recueil d articles
consacré
précisément
aux élites en
Grande-Bretagne
(46). Et surtout
on
trouve des
pages
importantes
sur ce
sujet dans
ses
trois
ouvrages
successifs, New
Rules of
Sociological
Method
(1976),
Central
Problems
in Social Theory (1979), A Contemporary
Critique
of Historical
Materialism
(1981).
L ambitieux projet
théorique dont
chacun de
ces
trois livres est porteur mériterait
une discussion
approfondie,
au plan
général
; mais,
à
travers les analyses du pouvoir
qu ils comportent, nous
aurons,
nous semble-t-il,
un
raccourci assez significatif de
la «
manière
» de Giddens, de sa
position
théorique des
problèmes comme
des
types
de
solutions
proposés.
Cependant,
compte tenu du
caractère
circonscrit de notre
propos,
ce n est
pas de la pertinence d une perspective
théorique
globale que
nous
avons
à
juger
en
priorité; et,
en
dépit de l intérêt qu il y aurait
à
retracer l élaboration
progressive
par
Giddens
de sa conception
du pouvoir à
partir
de son
article
critique
consacré à
Parsons, nous en viendrons immédiatement
à
la manière dont il traite,
dans les trois derniers
ouvrages
cités, des rapports complexes entre pouvoir,
structure et domination.
C est dans le cadre
d une
réflexion beaucoup plus générale, constituant le
chapitre III des New Rules
of
Sociological Method (47) et portant, selon le titre même
choisi
par
l auteur, sur
l immense problème
de
la «
production et de
la
reproduction
de la
vie
sociale » que Giddens aborde le
thème
spécifique du
pouvoir. Partant
du
principe que la vie sociale doit être
envisagée
sous l angle
à
la fois des pratiques et
de la
reproduction
de
ces pratiques,
il retient un premier niveau
d analyse
: la
constitution
de
l interaction,
qu il entreprend
d examiner
du
triple
point de vue de
la
signification, de
la
moralité
et
précisément
du
pouvoir. L interaction comporte
en
effet, selon lui,
trois dimensions fondamentales et analytiquement distinctes : si elle
est porteuse de significations,
c est par
et à
travers la
communication; dans
son
aspect d ordre moral, si
souvent
privilégié
par
la sociologie classique,
elle implique
un ensemble de droits
à
sauvegarder et d obligations
à
assumer; enfin
l interaction
est mise en œuvre de relations de pouvoir.
Certes, quand Giddens en vient
à
la notion
même
de pouvoir, il
propose d abord
d y voir, selon une
caractérisation
très générale, destinée
à
faire ressortir ses liens
avec
l action,
la capacité
de transformation de l agent humain; mais en
un sens
moins
large, qui seul
permet
l analyse
des
phénomènes de
pouvoir dans
la
réalité
sociale
et qui de ce fait a, si l on peut dire,
plus
de pertinence sociologique, le pouvoir
désigne une propriété de l interaction sociale et doit être compris
comme
la capacité
de parvenir
à
des
résultats
dont l obtention dépend de l action d autrui (48).
Après
avoir dégagé
les trois aspects
de l interaction qu il tient
pour
essentiels,
Giddens est
confronté
à
la question, toujours
délicate, du
passage de
ce
niveau
d analyse à celui des
structures, même
si elle n est
pas
ici posée dans les termes
(45) Anthony
Giddens,
The
Class
Structure of
ciety,
Cambridge, Cambridge University Press,
the Advanced Societies, London,
Hutchinson,
p. 17-19.
1973, p. 121-122.
(47)
Cet ouvrage a été
publié
à
Londres
en
(46)
Anthony Giddens, « Elites in the British 1976
par
Hutchinson. Le chap. Ill couvre
les
Class Structure » in Philip Stanworth
et Anthony
p. 93 à
129.
Giddens (éd.), Elites
and Power
in
Bristish So- (48) Anthony
Giddens, op.
cit.,
p.
111.
384
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 20/28
François
Chazel
traditionnels du
rapport
entre
le
micro et
le
macrosociologique, et lui apporte une
réponse originale.
S il
paraît superflu pour notre propos de
revenir
sur les critiques
adressées
par
Giddens à
la fois au fonctionnalisme et au structuralisme pour leur
conceptualisation de la structure qu il juge
inadéquate
(49), il importe en
revanche
de
noter
qu il
s efforce
de conduire son analyse
des structures en
sociologie
à
la
lumière de la distinction entre la
parole et
la
langue.
Il
est tout
particulièrement
attentif
au
fait que la langue
peut
être
envisagée
comme structure
à
un double titre :
d une part ce caractère structurel est
inféré
à
partir
des régularités observables dans
les
actes de parole
et d autre part les
règles
inhérentes
au langage, comme par
exemple celles de la syntaxe,
autorisent
la formation même de
ces
actes de parole,
ce qui
amène à
leur reconnaître
des
propriétés « génératives
».
Cette
dualité
de la
structure
est
fondamentale
et se retrouve dans les
structures sociales qui sont le
produit des
actions
humaines
et
qui pourtant
constituent
également
les conditions
de possibilité de
ces
actions (50). Le raisonnement pourrait paraître circulaire mais
il
convient
de
tenir
compte
de
l aspect
dynamique
du
processus
et
donc
de
la
dimension temporelle,
par
rapport
à laquelle
on peut distinguer
les
structures
constituées, résultant des
pratiques
sociales, et les structures en
tant
qu instrument
de l action, c est-à-dire dans leur aspect constitutif (51). C est
en
tout cas
à partir
de
ce double principe que Giddens, après
avoir,
avec une insistance qui
n est
pas
innocente, posé comme
équivalents structuration et reproduction des pratiques (52),
procède à
l analyse
des relations
entre interaction
et
structure. Il établit
sur
cette
base
des
liens entre
les
trois
dimensions essentielles de
l interaction,
déjà présentées, et
des propriétés structurelles : c est ainsi que le
pouvoir
— pour revenir
à
notre objet
central d intérêt — est uni
à
la domination, dans la mesure où il implique, dans un
contexte d interaction, la mise
en
œuvre de moyens
(facilities)
qui
tout à
la fois sont
tirés
d un
ordre
de
domination
et
par
leur
application
même
reconstituent
cet
ordre,
conformément
à
la
dualité
de la
structure;
de la
même
façon, la communication se
trouve reliée à des structures de
signification par le biais,
dans ce cas, de
grilles
d interprétation
(interpretative
schemes) ,
et
enfin,
dans
son
aspect moral,
l interaction
est
rattachée, par l entremise des
normes, à
un
ordre légitime, en
tant
que structure
de légitimation
(53). Au
pouvoir, à la communication et à la
moralité
sont donc
(49) Anthony
Giddens, op.
cit., p.
119-121.
(52)
Après
avoir affirmé,
dans
une proposi-
Giddens reproche, de façon classique, au structu-
tion
à laquelle il attache du
prix,
puisqu elle est
ralisme de
n être
pas en mesure de
rendre
compte
tout
entière en italique, que « to enquire into the
des problèmes de
genèse; et
il critique le fonc-
process of reproduction
is to specify the connec-
tionnalisme de
s en
être
tenu à une notion
pure-
tions between « structuration »
and
«
structure
»
ment
descriptive de
la
structure, sans
véritable (op. cit., p. 120), Giddens
écrit
à la
page
121 :
pertinence
pour
l explication .
« structuration,
as the
reproduction
of practi-
(50)
«
By
the
duality of
structure
I
mean
that
ces...
».
Mais, pour
bien
comprendre sa pensée,
il
social structures
are
both constituted
by
human faut encore ajouter
que
« All
reproduction
is
agency and
yet
at the same time are the
very
necessarily production » (op.
cit.,
p.
102),
dans la
medium
of
this constitution » {op. cit., p. 121).
mesure
où
elle
est un processus impliquant l in-
(51)
Cette
référence
à la dimension tempo- tervention
de
sujets
actifs.
relie n est
pas
présente —
tout
au moins de façon
explicite
— dans
le
texte
même
de Giddens.
(53) Anthony
Giddens, op. cit., p. 122-123.
A
la page 122, il propose le
schéma
suivant, pour
« représenter la
dualité
de la structure dans l interaction sociale »
INTERACTION
(MODALITY)
STRUCTURE
Communication
nterpretative
scheme
ignificationWeltanschauung)
Power
Facility
Domination
Morality
Norm
Legitimation
385
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 21/28
Revue française de sociologie
associées
la
domination,
la signification et la légitimation, qui représentent des
propriétés structurelles analytiquement distinctes, tout en étant empiriquement
interdépendantes. Plus précisément encore,
on
peut voir dans
les structures
inhérentes
à
la domination des systèmes de
ressources,
tandis que
les structures
de
signification
doivent
être
traitées
comme
des
systèmes
de
règles
sémantiques
et
que
les
structures
spécifiques
de légitimation
sont
à
envisager
plutôt comme des
systèmes de
règles
morales
(54).
En définitive, dans son application du
principe
de la dualité de la structure
à
la
saisie des processus constitutifs de
l interaction
sociale, Giddens est conduit
à
dégager les
liens qui unissent le
concept
relationnel de
pouvoir
au
concept structurel
de domination,
à concevoir
la
domination
en
termes
non pas de rapports entre
acteurs
mais de ressources et
même
de systèmes de ressources et
enfin à
dissocier
analytiquement domination et légitimation.
Certes
cette première exposition du
thème
n est
pas exempte d ambiguïtés
et
d imprécisions
:
ainsi,
le terme
de
domination
est
initialement employé
dans
une
acception
différente et sert
simplement
à
désigner
le pouvoir
sur
(55); la
notion
de
ressource ne fait l objet
que d allusions
et n est pas
le
moins du monde
définie;
enfin,
à
un
plan
plus général, le statut accordé au
processus
de structuration reste incertain.
Mais elle n en
comporte
pas
moins,
comme
on
l a
relevé,
quelques points majeurs
à
partir desquels la réflexion
de
Giddens va
se poursuivre et se développer.
Dans cette
élaboration, il convient de
faire une place à
un
court article,
spécialement écrit pour Studies in
Social and Political
Theory et intitulé « Notes
on
the theory
of structuration » (56). En fait ce titre est quelque peu
trompeur,
dans la mesure où
Giddens
y
procède plutôt à
une clarification de la notion de
structure,
qui sert
à
désigner,
selon l acception
très
particulière retenue
par
lui,
des
règles
et
des
ressources «
génératives ». Il
propose d abord une caractérisation assez générale des
termes :
ainsi on
peut entendre
par ressource toute
sorte d avantage ou de
capacité
à
laquelle les acteurs peuvent recourir
pour
affecter le résultat
d un
processus
d interaction. Ensuite, il souligne
à
plusieurs reprises que les ressources,
tout
comme
les règles,
doivent
être comprises comme des propriétés des collectivités, et non pas
des acteurs
;
il illustre cette assertion par l exemple des droits d autorité
et
en vient
à considérer l autorité
comme
« une ressource
structurée
». Enfin il
précise que
règles
et ressources
ne sont pas distribuées
au
hasard
: dans
son
aspect de
domination,
la structure consiste
de ce
fait
en
« ressources
inégalement réparties
»
; et
il
insiste
même
sur la coordination des unes et des autres, ce qui explique pourquoi il
faut
concevoir
les
structures
sociales
comme
des
systèmes
de
règles
et
de
ressources.
Désormais
la partition est prête;
et
Giddens peut la présenter sous
une
forme
achevée
quant
à ses principaux
motifs
et à
sa texture interne dans le chapitre II de
Central Problems in Social Theory, sous
le
titre «
Agency,
Structure » (57). En
quelques lignes d introduction,
il définit son
objet — l établissement
d une liaison
entre
action humaine et structure dans
l analyse
sociologique —,
ainsi que
sa
(54) Anthony Giddens, op.
cit., p.
123-124.
power and organization, p. 73).
(55) Anthony
Giddens,
op. cit., p. 111. Dans (56) Anthony
Giddens,
Studies in Social and
sa
critique, Clegg ne manque pas de relever cette Political Theory, op. cit., p. 129-134.
double signification attribuée à la domination,
et (57) Anthony
Giddens, Central Problems in
l ambiguïté
qui
peut
en
découler (The
theory
of
Social Theory, op.
cit.,
p. 49-95.
386
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 22/28
François Chazel
démarche.
Il
s agit de dépasser l antinomie de l action et de la structure,
sur
laquelle
ont
achoppé les
théories
les
plus représentatives en
sociologie et en
philosophie
sociale. Or Giddens estime qu il tient avec le
principe
de la dualité de la
structure
la réponse appropriée à
un
problème
posé
à
tort
comme dilemme : affirmer que « les
propriétés
structurelles
des
systèmes
sociaux
sont
à
la
fois l instrument
et
le
résultat
des pratiques constitutives de ces systèmes » revient en effet à mettre en lumière non
pas
l opposition
de l agent et de la structure, mais leur dépendance réciproque. Vue
sous cet
angle, la
structure apparaît non
plus comme un obstacle
à l action, mais
bien
plutôt
« comme essentiellement engagée dans sa production » (58). C est cette
perspective
qu il
convient
de mettre en œuvre dans l examen de
l interaction
sociale; et elle
peut
en
particulier
être appliquée au thème du
pouvoir, dont
elle
permet
de
renouveler l analyse.
L étude
du pouvoir doit être en effet, compte tenu de la
dualité
de la structure,
menée
à
la fois
en termes de
conduite
stratégique et d un point de
vue institutionnel;
elle
n implique
nullement
un
choix
entre
une
approche
d inspiration weberienne,
mettant l accent
sur
la capacité des acteurs, et un autre type
d approche
envisageant,
à la manière de Parsons ou, dans un tout autre style, des structuralo-marxistes, le
pouvoir comme une
propriété
de
la
collectivité, mais elle a nécessairement à tenir
compte
de l une
et
de
l autre.
L exercice du
pouvoir
dans le cours de l interaction
dépend
de
l utilisation
des ressources; mais
ces
ressources mêmes
sur
lesquelles
le
pouvoir fait fond
sont
des
composantes
structurelles des
systèmes
sociaux dans
leur
aspect
de domination.
Le pouvoir est relationnel
mais il n opère
que sur
la
base des
asymétries de ressources inhérentes aux structures de domination. C est pourquoi il
convient de reconnaître
la
double
contribution
des ressources : instruments de
l exercice du pouvoir,
elles sont
également
le
moyen permettant
la
reproduction des
structures
de domination
(59).
Lukes
a méconnu
cette
dépendance
réciproque
du
pouvoir
comme
relation et des structures sociales et n a pu, de ce fait, surmonter le
dualisme de la
structure
et de l action.
Telle est
l orientation
générale que propose
Giddens
pour
l étude
du pouvoir et
de ses
liens
avec la
domination;
mais il
ne
s en
tient
pas
à
une simple esquisse du
cadre
d analyse,
il l enrichit sur plusieurs points
par
des précisions importantes que
nous
irons
glaner dans différents passages de Central Problems in Social Theory (60)
et
surtout
dans
le chapitre
II
de
A Contemporary
Critique
of Historical
Materialism,
qui
présente,
de façon
ramassée,
l essentiel de ses vues
sur
les thèmes du pouvoir et
de la domination
(61).
Si
on
s en
tient
au
niveau de
l interaction,
en
laissant
momentanément
de côté les
structures de
domination,
le
pouvoir apparaît
comme un contrôle exercé
sur
l activité d autrui à travers la mise
en
œuvre stratégique de ressources. Un tel contrôle
peut
être, de
façon
classique, analysé du
point
de
vue
de ses sources, c est-à-dire des
modes
d appropriation
des ressources, du
champ visé, de son efficacité
et, à ce
titre,
des sanctions
sur lesquelles
il est
susceptible
de
s appuyer.
Mais il n est jamais
(58) Anthony
Giddens, op.
cit.,
p. 70 (en itali- Socialization », p. 97, 100-101, 106-108.
que dans le texte).
(61)
Anthony
Giddens,
A Contemporary
Criti-
(59) Anthony
Giddens, op. cit., p. 91-92. que
of Historical
Materialism, London, Macmil-
(60) Anthony
Giddens, op.
cit., plus
particu- Ian, 1981,
chap. II,
«
Domination, Power and
lièrement
chap. Ill « Institutions, Reproduc tio n, Exp lo it atio n : An Analysis
»,
p. 49-68.
387
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 23/28
Revue
française
de sociologie
absolu : il reste toujours un minimum d options
offertes
aux faibles et il est donc
approprié
de
parler
de
dialectique
du
contrôle
(62). Giddens croit
même devoir,
pour
tenir
compte
de
cet
aspect,
considérer les relations de pouvoir
comme
« des relations
d autonomie
et de dépendance
reproduites
dans l interaction », ce qui nous paraît
forcer
la
note,
dans
la
mesure
même
où la
relation
de pouvoir
est
foncièrement
asymétrique.
Cette asymétrie est pourtant,
comme
on Га
vu,
bien loin d être négligée par
Giddens,
puisqu elle caractérise structurellement la distribution des ressources et, de
ce fait, est
liée
à
la
domination. Elle
porte
sur deux
types essentiels
de ressources,
qu il importe de distinguer analytiquement. Le premier type auquel
Giddens
donne
le
nom
d attribution
(allocation) permet,
par
les capacités qu il
procure,
la maîtrise
sur les
objets
et
plus
généralement sur
le monde
des objets. Le second
type
qu il
qualifie
de mandat d autorité (authorization) fonde, par les capacités
qu il
confère,
le commandement
sur
les
personnes
(63).
A chaque type de ressource correspond un
aspect de
la
domination
dans
la
structuration
des
systèmes
sociaux, la
propriété
d une part, l autorité de l autre (64). Dans cette optique,
Giddens
en vient
à
définir
la sphère de l économie
par
la
mobilisation
des
ressources
d attribution
et
le
domaine
du politique
par la
mobilisation du
mandat d autorité.
L analyse
de la
domination devrait en tout cas
aboutir
à une
théorie de ces
deux
types essentiels de
ressources.
Enfin,
il convient d analyser domination et pouvoir dans leur relation avec les
sanctions mises
en
œuvre, même si
ces
dernières sont, d un
point
de vue analytique,
rattachées
aux
composantes normatives de l action
sociale. G iddens
distingue deux
dimensions majeures des sanctions : leur aspect de contrainte et leur aspect de
permission
(enablement),
qu il faut poser comme complémentaires et non
pas
comme
incompatibles.
Chacune
de
ces dimensions
est
exprimée
—
prioritairement
mais non
pas
uniquement —
par un
mode
de
sanction : l incitation a plutôt pour
effet de
permettre et la
coercition
de
contraindre.
Mais ce lien privilégié ne doit pas masquer
le fait qu incitation et coercition ne sont pas nécessairement exclusives l une de
l autre.
Telle est, retracée à
grands
traits,
la conception
du pouvoir avancée
par Giddens,
qui
découle,
comme
on l a
vu,
d un cadre de
référence
théorique
plus
global, mais
constitue
en même
temps une
réponse — ou
un
essai de réponse — à quelques-unes
des questions classiques
sur
ce thème.
De
ce
fait, notre examen critique sera conduit en deux
temps
: d abord nous
reviendrons
sur
la
conceptualisation
même du
pouvoir
pour
en relever
quelques
traits qui méritent discussion; puis
nous
insisterons
sur
certains choix théoriques de
Giddens qui
paraissent
centraux dans sa perspective générale
d analyse
et nous les
mettrons fermement en
cause,
en nous
efforçant
de montrer qu ils
limitent
la portée
de
ses
propositions.
(62) Anthony
Giddens, op.
cit., p.
63. Ce
(64)
Giddens précise cependant qu autorité
thème était déjà
développé
dans Central
Pro- comme
propriété «
involve the mobilization of
blems in Social Theory,
plus
particulièrement cognitively acknowledged and normatively sanc-
P-
149.
tioned resources » {op. cit., p. 52), c est-à-dire
(63) Anthony
Giddens,
Central Problems in reposent sur l interdépendance empirique des
Social
Theory,
p. 100
et
A Contemporary Critique
trois dimensions analytiquement
distinguées.
of Historical
Materialism, p.
5 1 .
388
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 24/28
François
Chazel
Nous
partirons de la manière dont Giddens
traite des sanctions, de leur place
dans
l interaction
sociale et
de leur
lien avec
le pouvoir.
Les
sanctions sont,
dans
la
grille
conceptuelle
de Giddens, rattachées
à
la troisième
composante
de
l interaction (65) : elles sont de ce fait conçues, et
le plus souvent
présentées, comme
essentiellement
normatives.
Pertinentes
au
plan
des
conduites, elles
revêtent
un
aspect positif,
quand
les façons d agir sont tenues pour
appropriées
au regard des
normes, ou au contraire négatif, en cas de non-conformité. Giddens
croit
d autant
plus
utile
de
rappeler
leur importance qu elles passent souvent
inaperçues dans
le
contexte, plus
ou moins routinier,
de l interaction; mais
peut-être faudrait-il ajouter
qu elles sont susceptibles de prendre des formes extrêmes, pouvant
par
exemple
aller
jusqu à l exclusion
du
groupe. A cette nuance près,
ce rappel
de
propositions
classiques, émaillé de références
à
Durkheim
et
à
Parsons, ne
prête
guère
à
contestation; et il n y
a
pas lieu d être étonné de la dissociation du
pouvoir
et des sanctions
normatives, qui
ne
fait
que reprendre et
illustrer la
distinction
analytique entre
deux
dimensions fondamentales
de l interaction.
Cette même dissociation paraît en revanche beaucoup moins recevable,
quand
Giddens
se
réfère,
dans
le
cadre même de
son
analyse du pouvoir et de
la
domination, à deux modes principaux
de sanction
:
l incitation
et
la coercition.
En
effet,
ni
l incitation, qui fait le
plus souvent
appel
à
des
biens matériels
et se
fonde
sur
des
considérations
d utilité,
ni la coercition, qui est
gagée
sur la
force, même
si elle est
bien loin
de
la
mettre
toujours
en œuvre,
ne
relèvent des
sanctions
normatives : on
peut difficilement
les
assimiler
à
l approbation de la conduite «
droite
»
ou
au
désaveu
«
moral
»
de
manières
d agir
jugées
inacceptables.
Giddens,
en
glissant
de
l obligation à
la
coercition
ou, inversement, de
l incitation au
désir,
passe d un
registre
à
l autre
et brouille
ainsi
quelque
peu le tableau (66). Faute
d avoir procédé
à une indispensable classification des sanctions, il
n est
pas en mesure d établir une
nette
distinction entre celles qui,
comme
les
sanctions
normatives,
doivent
être
considérées
comme
analytiquement indépendantes
du pouvoir et
celles qui peuvent
apparaître
comme
lui étant intrinsèquement
liées.
Peut-être n est-il
pas
en effet entièrement vain de se demander si
le
pouvoir
implique
la mise
en
œuvre de
types
spécifiques
de sanctions; à
partir
du
moment où
l on a
admis, avec Giddens, son caractère
relationnel,
il
semble utile, pour ne
pas dire
nécessaire, de mettre au jour les ressorts sur lesquels se fonde la relation de pouvoir.
Et l on est ainsi amené à poser clairement
la
question des
liens entre
coercition et
pouvoir, qui de toute façon ne saurait
être
éludée. Giddens adopte
sur ce plan
une
position catégorique : un
examen
approfondi conduit, selon lui,
à
abandonner l idée
d un pouvoir
essentiellement
coercitif
(67).
Il
faut
bien
voir
pourtant
que
ce
n est
pas
la
pertinence comparée
de
deux modes
d analyse qui
est
ici
en jeu,
mais
qu il
s agit
plutôt d un problème de conceptualisation. Vue sous
cet
angle, la position de
Giddens
a
le
grand mérite d être
cohérente
avec son idée intuitive du pouvoir,
envisagé
comme
capacité transformatrice
(de
l action),
et
sa formulation plus
(65)
Dans le chapitre II de Central Problems
(66)
Anthony Giddens, A Contemporary Cri-
in Social Theory, Giddens reprend le
schéma
tique
of H istorical
Materialism, p. 56-58. .
déjà
présenté dans New Rules of
Sociological
(67)
Anthony Giddens, op.
cit., p.
50.
Le so-
Method,
à une
exception près : il
remplace le ciologue britannique
se contente souvent d allu-
terme de moralité
par
celui de
sanction
(op. cit.,
sions
sur
ce
point mais il n a
en fait jamais
varié
p. 82)
et
s en explique
à la
note 63 (p. 270-271).
dans
sa position
à
ce sujet.
389
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 25/28
Revue française de sociologie
sociologique,
en
vertu
de
laquelle
le
pouvoir désigne, comme on l a
vu, la capacité
d obtenir des
résultats
par
l entremise d autrui, dans le cadre de
l interaction. Par
une
démarche représentative de tout
un courant
de pensée, Giddens part du
pouvoir de,
ici privilégié, pour tenter de saisir
progressivement le pouvoir sur. Il s efforce
en
quelque
sorte
de
tenir
les
deux bouts
de
la
chaîne
et
peut ainsi convenir
de
l importance de
la coercition
dans
le
fonctionnement
même
du pouvoir.
La
conceptualisation
qu il
défend est
forte, à
un double
titre : elle est
pleinement conforme
à
la «
grammaire
»
du
concept et
elle
répond
à
un
souci d équilibre
entre les
deux
pôles.
Il existe
cependant
une
autre
tradition
de pensée, compatible, elle aussi, avec
la
« grammaire » du concept, qui s attache prioritairement au
pouvoir sur et
qui,
à ce
titre,
a
souvent accordé une place
cruciale à
la coercition, envisagée comme
modalité
« exemplaire », sinon
exclusive,
de l exercice du pouvoir
(68).
Il
est devenu de bon
ton de la disqualifier,
sous
prétexte
qu elle ne tiendrait
compte que
des aspects
restrictifs,
pour
ne
pas
dire
«
négatifs
», du pouvoir.
Mais sous
cette forme
l objection ne paraît
guère
convaincante.
Il
est en effet caricatural de prétendre
que
de telles
conceptions du pouvoir prennent uniquement en compte sa
fonction
de
répression.
Même si
on
le réduit
à
la modalité
exemplaire
de la coercition, le
pouvoir
ne consiste
pas uniquement
en
une
succession
d interdits et de « non
»,
comme le soutient
Foucault (69), mais
son
mot
d ordre revêt
plutôt
la
forme :
« Faites
(fais)
ceci,
sinon... ». Dans
cette
perspective, le pouvoir de n est pas
nécessairement
oublié,
mais
il est, cette fois, vu à travers le prisme du pouvoir sur; le pouvoir, dans sa dimension
de
capacité
productive, n est
pas obligatoirement
méconnu, mais il est saisi à travers
la médiation des relations de contrainte
ou tout
au moins de dépendance.
Le débat autour du concept de
pouvoir
reste donc plus ouvert que ne le laisse
croire
Giddens
;
et
l on
peut discuter,
à
travers
la
priorité
accordée au
«
pouvoir de
»,
le choix d un mode de conceptualisation privilégiant peut-être l extension du
concept
aux dépens de sa compréhension, voire
regretter
le peu
d attention
qu il
apporte aux modes d action du pouvoir
sur
autrui. En revanche nous retiendrons
sans la moindre restriction de l analyse de
Giddens les
deux
propositions majeures
que le
pouvoir
se déploie dans le champ de l interaction, au niveau des relations
sociales, sans pourtant se
réduire à
un
pur exercice
et
cet
accord est sans doute plus
important
pour l objet spécifique de notre
propos.
Nous entamerons la seconde
partie
de
notre
discussion critique
par
quelques
remarques relatives au
thème
de la structure. Selon Giddens, la structure
comporte,
(68)
Pour
illustrer
ce courant
de
pensée,
on D une manière plus
générale,
toute
perspective
se bornera ici
à
rappeler la définition très connue privilégiant le pouvoir
sur
ne peut qu accorder
d Harold
Lasswell
et
Abraham Kaplan, pour une place importante à la coercition, même si
lesquels
le
pouvoir
« is the process of
affecting elle
n est considérée que comme une des formes
policies of
others with
the help of (actual or
de
pouvoir :
c est ainsi que, dans
The Terms of
threatened) severe deprivations for the policies
Political
Discourse,
William
Connolly
la
place
en
intended » (
H.
Lasswell
and
A. Kaplan, Power tête des
six formes
de pouvoir retenues (p. 88-93).
and Society, New-Haven, Yale University Press,
(69)
La
critique
que Michel Foucault fait de
1950,p.
76). cette conception du pouvoir (M. Foucault, La
Nous
avons, pour
notre
part, insisté
sur
les volonté de savoir, Paris,
Gallimard,
1976) peut en
liens entre
pouvoir et
coercition dans un précé-
effet
être résumée dans sa
formule,
selon laquelle
dent article «
Pouvoir, cause et force
»,
Revue
ce
pouvoir
«
n aurait
guère que la
puissance du
française de sociologie, 15, (4), 1974, p. 441-457. non » (p. 113).
390
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 26/28
François
Chazel
rappelons-le, trois
dimensions et
se décompose analytiquement
en structures
de
signification,
de domination et de légitimation. Ce n est
pourtant
pas
sur
cette
constitution
interne que nous voudrions
revenir, mais bien
plutôt sur
la notion même
de structure. La pensée de Giddens
sur ce
plan
reflète,
nous
semble-t-il, une
obsession
de
la
totalité
qui
n est
pas
sans conséquences
fâcheuses.
On
peut
en
ce
sens
relever,
dans
le chapitre
II
de
Central Problems in Social Theory, que
« la
structure
est
le
mode selon
lequel
la relation entre le moment et la
totalité
s exprime dans la
reproduction sociale
»
(70). Une
telle formulation
est —
incontestablement
—
lourde de réminiscences hégéliennes et, même si
Giddens s efforce
de prendre ses
distances
par
rapport
aux
conceptions inspirées précisément
par
Hegel, selon
lesquelles
la
totalité
est présente dans le moment et, du
même
coup, la société est
envisagée comme une
«
totalité
expressive » (71), il
n échappe
pas
entièrement à
cette manière
de
voir. En tout cas, des formulations
de
ce
type
incitent, au moins
par
les
connotations qui leur sont associées,
à considérer les
structures
comme
le
produit
achevé d un système
clos
et à leur prêter un
caractère
de
complétude.
Or les
systèmes
sociaux,
qui
rentrent
dans
la classe
des
systèmes
ouverts,
doivent
être
conçus
comme
un ensemble structuré plutôt que
comme
une totalité;
et,
s il est pertinent de voir dans
certaines
dimensions
significatives de
ces ensembles
des propriétés structurelles, rien
n exclut a priori que les structures elles-mêmes
puissent être
partielles;
enfin,
si
Giddens a
raison d insister
sur l interdépendance
empirique
des
ressources
et des
règles, il
convient
d ajouter que le degré d interdépendance ne
peut
être déterminé
qu empiriquement : ainsi toute domination n est
pas
nécessairement accompagnée
d une
légitimité
qui en serait en
quelque
sorte le couronnement, mais la liaison entre
les deux caractéristiques est éminemment variable d une société, voire d une
sphère
de la
société, à une autre.
En
définitive,
la
vision
de
la
structure,
sous-jacente
dans
les
ouvrages de
Giddens,
paraît quelque peu monolithique et, reflétant sans doute son obsession de la totalité,
son intérêt
primordial
pour la
reproduction
sociale ne le conduit
guère
à
tenir
compte
de la plus
ou moins
grande plasticité des structures. Certes, il
faut savoir
gré
à Giddens — c est là l intérêt premier de son cadre d analyse — de ne pas considérer
la
reproduction comme
un
résultat
allant
de
soi mais
de
la
saisir
comme
contingente,
dans
la
mesure
même où, selon son principe
majeur,
toute reproduction
est
production.
A ce titre, il
a
raison de souligner que des processus de structuration sont
à
l œuvre dans la reproduction des systèmes
sociaux.
Mais, bien que sa définition
générale de
la
structuration, dans laquelle il
se
réfère aux « conditions
gouvernant
la continuité ou la transformation des structures » (72), justifie en principe
ce
type
d étude,
il
n aborde
guère
le
problème du changement
structurel
et
de
ses
modalités;
et
il
laisse
ainsi
de
côté l autre
face de
la
production, celle
qui
n aboutit
pas
à
la
reproduction mais au
contraire
à
la transformation des structures,
tout
en partant,
elle
aussi,
de conditions structurelles déterminées.
(70) Anthony
Giddens, op.
cit., p.
71 .
« conditions
governing
the
continuity
or
trans-
(71) Anthony
Giddens, A
Contemporary Cri-
formation
of
structures, and therefore the
repro-
tique
of Historical Materialism, p. 42-43. duction of systems
». Ce point
nous
a
paru
suffi-
(72) Anthony
Giddens, Central Problems in samment important, pour justifier l italique dans
Social Theory,
p.
60. Mais
il
est indispensable
de
la
note comme
dans le
texte.
signaler
que la
formule complète
est la
suivante :
391
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 27/28
Revue
française de
sociologie
L analyse du pouvoir reste, du
même coup,
incomplète, puisque
Giddens
ne
peut,
dans
ces conditions,
qu éluder
l importante question de
savoir quelle est
l éventuelle
contribution
du pouvoir et des processus de pouvoir
à
cette autre face de la
production.
Toute
son argumentation est consacrée à faire voir, de façon fort
intéressante,
comment
le
pouvoir,
fondé
sur
l asymétrie
de
ressources caractéristique
des
structures
de domination,
tend,
par
la mise en œuvre de ces ressources dans
l interaction,
à
reconstituer
ces
mêmes structures; mais il faudrait
encore
montrer
comment
et
en
quoi
le pouvoir participe
à
la formation de
structures
de
domination
nouvelles
(qui ne
doit
pas nécessairement être associée au passage
à
un autre type
de société, radicalement différent).
Seule une
telle analyse
permettrait
de
reconnaître, dans toute son
ampleur, le caractère
«
générateur
» du pouvoir.
En guise
de conclusion, rious
tenterons
de rassembler en
quelques
propositions
les
points forts de l argumentation développée
à
travers
ce triple examen
critique et
nous
insisterons
sur les
directions
dans lesquelles
il
conviendrait de
la prolonger.
1 °) Le pouvoir doit être analysé à
travers
les relations
entre acteurs
et
collectivités
auxquelles
il donne lieu, dans le champ même de l interaction.
2°) Le pouvoir n est
pourtant pas
pur
exercice, il
est
bien plutôt la capacité qui
permet cet exercice. C est par rapport
à
l interaction
que cette
capacité prend
sens :
on ne
peut
donc la réduire
à
une simple possession des
acteurs
(d où l ambiguïté de
toute définition en termes de concept « dispositionnel » (73) ou l interpréter comme
une caractéristique des structures.
3°)
La
domination
est
une propriété
structurelle,
qui
est
liée à
la
distribution
des
ressources
et non pas, dans son aspect
spécifique, à
des principes de légitimation.
Elle consiste
en
une asymétrie fondamentale des ressources, de deux
ordres
distincts
et pouvant
faciliter,
tout autant
que la maîtrise
des
objets, le
commandement des
hommes.
4°) La mise en relation
du
pouvoir avec la domination, du niveau de l interaction
—
dans
une
de
ses
dimensions
—
avec celui
des structures —
dans un des
ses aspects
— est
essentielle
pour
saisir
ce
que certains auteurs ont, d une façon plus
métaphorique que rigoureuse, appelé
les deux
faces du pouvoir
(74).
5°) Cette relation doit être conçue en termes de
complémentarité
:
le
pouvoir fait
généralement fond sur
la
distribution
asymétrique
des ressources constitutive des
structures
de
domination
et
réciproquement
— ce
qui
a
été
plus souvent négligé
—
(73)
En
tant
que
capacité, le pouvoir
peut
(74) A
la suite
de
Peter Bachrach
et
Morton
être
conçu
comme
étant
de nature disposition- S. Baratz,
qui
avaient donné ce titre à leur
nelle,
par
opposition à
épisodique,
selon la
dis-
premier
et
important article (American Political
tinction de
Gilbert Ryle,
La
notion d esprit, trad.
Science Review, 56,
1962,
p. 947-952), maints
fr. par Suzanne
Stern-Gillet, Paris, Payot,
1978
analystes ont repris
cette
expression
à
leur
(lreed. -Londres, 1949), p. 113-116. Mais on
compte.
Cet article est traduit dans le recueil de
risque
de voir
dans le
pouvoir de A une
disposi-
Pierre Birnbaum, Le pouvoir
politique, op.
cit.,
tion
de cet agent particulier, alors
qu il
dépend p. 61-73.
des relations de A avec
В,
С... et, en ce sens,
est
relatif.
392
7/24/2019 Artº Pouvoir, Structure Et Domination - f Chazel
http://slidepdf.com/reader/full/arto-pouvoir-structure-et-domination-f-chazel 28/28
François
Chazel
la
domination,
de son
côté, dépend, pour
son
maintien même, du jeu des relations
de pouvoir et de la mise en œuvre des
ressources
dans l interaction qu elles
impliquent
(75).
Ainsi
la domination permettrait le pouvoir qui pourrait avoir pour effet
de la
reconstituer.
6°) Mais, comme
l indique le conditionnel dans la
phase
précédente, cette
complémentarité n est pas close, ni
circulaire
: on
ne revient
pas nécessairement au
point
de départ, à travers
la
reproduction des
structures
de domination. On touche
là, ainsi qu on
l a
noté,
à
la
principale
limite des analyses de Giddens. Même s il n y
a jamais de production
« pure » qui
soit affranchie de conditions structurelles
données, le pouvoir n a
pas
pour
seul effet de
reconstituer ou
de reproduire les
structures
existantes,
le déjà là, mais, dans
sa
dimension
même
d action sur, peut
contribuer
à
la constitution, c est-à-dire
à
la production de structures de domination
différentes.
7°) C est pourquoi il
importe
de
souligner le
contraste
entre la destinée
historique
des
structures
de
domination,
qui
sont
vouées
à
être
transformées
ou
détruites,
et
la
permanence du pouvoir, au sens général du terme, dont
aucune
société empirique ne
saurait se
passer. Certes
l on
peut envisager
des formes de
société d où seraient
bannis
les abus
de
pouvoir les
plus
criants et les
plus scandaleux mais le
pouvoir
y
serait néanmoins présent, dans sa double dimension de
pouvoir
de et de pouvoir sur.
Les deux dernières propositions constituent une
sorte
d invitation à poursuivre la
recherche, de manière
à
mettre en lumière
les modes
spécifiques de contribution du
pouvoir à l émergence de structures de
domination, sinon
à
la
« production de
la
société
».
Telle nous
paraît
être
la
tâche désormais prioritaire pour
la clarification
du
concept
et des
phénomènes de pouvoir,
et
c est en
tout cas
dans
cette
voie
que nous
aimerions
nous engager.
François CHAZEL
Université
de Bordeaux
II
(75) On
est
ainsi
en mesure
de retourner Power and Organization, p.
74),
on
peut en
effet
contre
Clegg une
des critiques
fondamentales
répliquer que la
domination n existe que
dans la
qu il adresse à
Giddens. A
son assertion
indi-
mesure où les acteurs sociaux viennent y puiser
gnée : « La domination est.
Ce
n est pas
quelque
ou, de façon moins imagée, en tirent des ressour-
chose à quoi l on vient puiser » (The Theory
of
ces. On
évite
ainsi de la
réifier.
393