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VAMPIRES

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THIERRY JONQUET

VAMPIRESroman noir

ÉDITIONS DU SEUIL25, bd Romain-Rolland Paris XIVe

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ISBN 978-2-02-093245-5

© ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 2011

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Avertissement de l’éditeur

Thierry Jonquet m’a envoyé ce manuscrit, en coursd’écriture, au début de l’été 2008.

Une semaine Ă  peine après son envoi, et mon coup defil enthousiaste, il eut un accident vasculaire cĂ©rĂ©bral etne put se remettre au travail. Il mourut l’annĂ©e suivante,le 9 aoĂ»t 2009.

Au Seuil, avec Annie Morvan, après quelques mois dedeuil et de peine, nous n’avons pas hésité longtemps àpublier ce texte – dont le titre de travail était Vampires.Un texte qui rappelle, pour qui a lu Mygale, Moloch,Ad vitam aeternam…, combien le corps à la souffrance,l’immortalité, la mort, tout simplement, travaillaientl’imaginaire de Thierry Jonquet et le traversaient, lui etson œuvre, jusqu’à en être devenus l’une des lignes deforce.

Certes, il s’agit d’un roman inachevĂ©, et mĂŞme large-ment inachevĂ©, mais c’est aussi un texte très abouti,extrĂŞmement Ă©crit, Ă  l’humour noir ravageur. Du JonquetĂ  son tout meilleur. Pourquoi le laisser dans l’ombre ?Pourquoi en priver ses lecteurs ? Parce qu’il les laisseraprobablement frustrĂ©s ? Tant pis. Ou plutĂ´t tant mieux :mieux vaut un dĂ©sir inassouvi qu’un plaisir assoupi. Lesamoureux le savent bien, qui prĂ©fèrent rester frustrĂ©s quede voir leur passion se refroidir et s’éteindre. Et il faut

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bien l’avouer : nous sommes encore très amoureux deslivres de Thierry.

Après l’avoir lu, plusieurs de ses amis et proches onttous eu la même réaction et nous ont encouragés à lepublier.

Voici donc le dernier roman de Thierry Jonquet, unefable sur l’intĂ©gration, tout autant que sur le dĂ©passe-ment. Un chagrin face Ă  la mouise, la misère des corps etdes âmes, dissimulĂ© derrière l’humour dont on dit qu’ilest la politesse du dĂ©sespoir. Un dernier hommage Ă l’humour noir qu’il aimait tant. Profitons-en !

Jean-Christophe Brochier

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Prologue

Ce fut, par le plus grand des hasards, un immigrĂ©d’origine roumaine qui dĂ©couvrit le corps, le 23 dĂ©cembre2007 aux environs de huit heures du matin. Un cer-tain Razvan. Quarante-deux ans, sans-papiers, père detrois enfants, originaire de Timisoara. Il vivotait avecquelques dizaines de ses congĂ©nères dans un bidonvilleen pleine expansion, Ă  la lisière d’une commune de lagrande couronne parisienne. Vaudricourt-lès-Essarts,trente-cinq mille habitants, situĂ©e Ă  l’extrĂ©mitĂ© d’uneligne SNCF Ă  l’activitĂ© imprĂ©visible – pannes aussi rĂ©cur-rentes que mystĂ©rieuses, grèves surprises qui jaillissaientcomme des colombes du chapeau d’un illusionniste, sui-cides inopinĂ©s de voyageurs –, mais qui dĂ©versait, vailleque vaille, chaque matin, son lot de travailleurs au cĹ“urde la capitale pour les rĂ©cupĂ©rer le soir Ă  la gare Saint-Lazare, Ă  un rythme tout aussi alĂ©atoire, perclus defatigue, moulus de lassitude, afin qu’ils aillent reconsti-tuer leur force de travail Ă  l’abri de leurs citĂ©s-dortoirs.

Pas folichon, le décor. Pas marrant du tout. Mer-dique, pour tout dire. Razvan s’était imaginé la France biendifféremment. Il en avait tant rêvé, en contemplant lesdépliants publicitaires, chez lui, à Timisoara. Les Champs-Élysées, la place de la Bastille, le château de Versailles,Euro Disney et tutti quanti. Il avait montré ces gravures

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de contes de fĂ©es Ă  ses gosses. Le rĂ©veil n’en avait Ă©tĂ© queplus brutal. Sa marmaille en nourrissait une rancĹ“urcertaine Ă  son Ă©gard, surtout concernant Mickey. Il avaitfallu dĂ©chanter. Razvan n’attendait pas de miracles de cepays de cocagne, simplement une petite, toute petiteplace au soleil, un peu de quiĂ©tude. En trimant dur,cela allait de soi. Mais rien, la France n’avait strictementrien Ă  lui offrir et en retour n’attendait rien de lui. Rien.Dès lors, que faire ? Envoyer ses garçons mendier dansle mĂ©tro, ou se joindre aux gangs qui partaient dĂ©trous-ser les touristes japonais dans les allĂ©es des jardins duLouvre ? Razvan avait refusĂ© cette solution de facilitĂ©.Anton, le caĂŻd qui rĂ©gnait en despote sur le bidonville oĂąil avait trouvĂ© refuge, ne s’était pas privĂ© de lui glisserune autre suggestion dans le creux de l’oreille : Roxana,sa fille aĂ®nĂ©e, presque quatorze ans, pouvait faire un car-ton sur les boulevards des MarĂ©chaux… Dès la nuittombĂ©e, il y avait du fric Ă  palper, en abondance, ungisement d’euros en billets sales, certes, mais quasi inĂ©-puisable ! Pas facile, cela dit, avec la concurrence desGabonaises ou des Chinoises, mais si la petite en voulait,c’était gagnĂ©.

– Pas question qu’elle se fasse enfiler, comme toutesces salopes, hein ? Si tu veux, c’est moi qui lui apprends Ă sucer, comme ça, t’es tranquille ! avait proposĂ© Anton.Ta femme, elle, elle est plus trop prĂ©sentable, tu le saismieux que moi, pas la peine de te faire un dessin… Soislucide : ta fille, c’est ton seul capital !

Razvan lui avait collĂ© son poing dans la gueule avantde regagner la cabane dans laquelle lui et les siens survi-vaient. Lucica, esquintĂ©e par ses grossesses et notammentune cĂ©sarienne qui avait failli tourner au dĂ©sastre, l’aĂ®nĂ©e,Roxana, et les deux cadets, Sandu et Gili. La cabane ? Unamas de planches surmontĂ© d’une plaque de tĂ´le ondu-

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lée, quelques cartons en guise de vitres pour garnir lesfenêtres. Trois matelas mités, une brassée de bassines enplastique pour récupérer l’eau de pluie, un réchaud Buta-gaz, une batterie de casseroles, sanisette à l’air libre aufond du terrain vague, mais le voisin, assez démerdard,était parvenu à brancher une ligne électrique à partird’un abribus, si bien que toute la petite communautébénéficiait de la télé, un poste cacochyme qui crachaitdes effets larsen en veux-tu en voilà, mais permettait mal-gré tout de capter des nouvelles du vaste monde.

C’est ainsi que Razvan apprit que la solution Ă  tous sesproblèmes rĂ©sidait peut-ĂŞtre dans une nouvelle fuite,vers le nord-ouest, toujours : l’Angleterre, que l’on disaitbien plus accueillante que la France. Dans le Pas-de-Calais, Ă  Sangatte, on pouvait risquer le coup, en misantsur la patience. Des passeurs promettaient de trouverune place dans un camion embarquĂ© sur un des cargosqui effectuaient quotidiennement la traversĂ©e Calais-Douvres. SĂ©jour en cabine frigorifique avec risque decrever d’hypothermie, croisière dans la cale emplie Ă  rasbord de conteneurs douteux, mal de mer garanti, et,comme lot de consolation si ça tournait mal, comitĂ©d’accueil avec distribution gratuite de coups de pied aucul et retour en charter dans le pays natal…

Razvan n’avait plus rien à perdre, au propre commeau figuré. D’autant qu’après l’explication houleuse avecAnton à propos du devenir professionnel de la petiteRoxana, ses jours étaient comptés dans le bidonville deVaudricourt-lès-Essarts… À présent que le monarque dela cour des Miracles avait édicté sa sentence concernantle plan de carrière de la gamine, mieux valait ne pas trops’attarder dans les parages. Une simple question de pré-voyance. En quittant Timisoara, Razvan et son épouseavaient bénéficié du soutien de toute la famille, jusqu’au

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dernier cousin par alliance, afin de constituer un petitbas de laine. Ă€ charge de revanche : une fois confortable-ment installĂ© en France, le couple ferait venir les uns, lesautres, et les aiderait, les guiderait dans leur nouvellevie… Sept mois plus tard, ledit bas de laine Ă©tait rĂ©duitĂ  nĂ©ant. Il n’était plus temps de tergiverser. Razvan, aucomble de l’angoisse, sentait la pointe d’un poignard luimeurtrir le creux des reins.

Oui, ce fut donc Razvan l’émigrĂ© roumain qui dĂ©cou-vrit le cadavre, par le plus grand des hasards. Un hasard Ă double tranchant, pourrait-on dire. Un hasard capricieux,ce qui arrive souvent, tous les connaisseurs le savent. Lefait que Razvan fĂ»t roumain constitua en quelque sorteun « plus Â» dans cette sinistre affaire. Dès le premier coupd’œil portĂ© sur les chairs suppliciĂ©es, il fut en mesured’apprĂ©cier Ă  quel point le sort s’acharnait sur lui, mal-heureux natif de Timisoara. Ă€ quelques jours près, voireĂ  quelques heures, peu importe, la veille, le lendemain,qu’à cela ne tienne, la poisse se serait abattue sur un autrecrève-la-faim, bulgare, bĂ©ninois, tamoul ou kurde, autantde candidats au dĂ©part vers Sangatte, son climat riant, sesdunes parsemĂ©es de dĂ©tritus et battues par les embruns.Lequel crève-la-faim se serait enfui tout aussitĂ´t, pourtracer la route de toutes ses forces, au grand galop. Maispas Razvan. Qui, comme foudroyĂ©, tomba Ă  genoux ets’inclina face contre terre les bras en croix en rĂ©citantquelques bribes de prières oubliĂ©es depuis son enfance,mais qui surgirent intactes du fond de sa mĂ©moire…

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Ce matin-lĂ , bien avant l’aube, Razvan avait quittĂ© lessiens blottis les uns contre les autres dans la cabane, pours’éloigner du bidonville. Une hachette Ă  la main, un sacde toile de jute grossièrement nouĂ© en bandoulièreautour du torse, il s’était mis en marche, dans la froidurequi pinçait les oreilles et donnait l’onglĂ©e. En veillant Ă ce que personne ne le suive… Depuis une dizaine dejours en effet, il avait repĂ©rĂ© un hangar Ă  l’abandon, Ă  unkilomètre au nord de Vaudricourt-lès-Essarts. L’entrepĂ´td’une ancienne sociĂ©tĂ© de transport ayant fait faillite. Ă€la recherche de mĂ©taux, de câbles Ă©lectriques Ă  rĂ©cupĂ©-rer pour les revendre Ă  qui en voudrait, ce qui Ă©taitloin d’être Ă©vident. Dans ses pĂ©rĂ©grinations matinales,Razvan avait fait chou blanc. Pardi, d’autres avaient eu lamĂŞme idĂ©e, bien avant lui, si bien que le hangar Ă©taitdĂ©pouillĂ© de la moindre tige de ferraille rĂ©cupĂ©rable ! Parcontre, sous un amas de bâches goudronnĂ©es Ă  demicolonisĂ©es par la mousse et le lichen, et mĂŞme recou-vertes de quelques bouquets d’orties, il avait dĂ©nichĂ© untas de palettes dont le bois Ă©tait presque sec. De quoientretenir un feu devant sa cabane, et sĂ©cher le linge queLucica lavait Ă  l’eau froide de ses mains trop tĂ´t ridĂ©es etabĂ®mĂ©es de gerçures. Un vĂ©ritable trĂ©sor. Ă€ l’aide de sahachette, sans Ă©pargner sa peine, Razvan rĂ©duisait lespalettes en charpie, enfouissait sa rĂ©colte dans son sac detoile de jute et regagnait sa cabane, toujours en prenantsoin de ne pas se faire repĂ©rer. Le tas de palettes Ă©taitimposant et garantissait quelques semaines de flam-bĂ©es. Après chacune de ses visites, Razvan prenait soinde remettre les bâches en place afin de protĂ©ger sonpauvre bien de convoitises importunes… Au bidonville,personne ne se faisait de cadeaux : on lui jetait desregards troubles chaque fois qu’il aspergeait de quelquesgiclĂ©es d’essence ses rĂ©sidus de palettes avant d’agiter son

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briquet. Le caïd Anton, qui jouissait de ses aises dans sacaravane, était à l’abri de ces misérables jalousies. Chezlui, il faisait bon grâce à un réchaud au fuel conquis dehaute lutte à la suite d’une expédition punitive menéequelques mois plus tôt contre un clan tzigane ayant eul’impudence d’élire domicile dans les parages.

Ce matin-lĂ , dès qu’il approcha du hangar, Razvanfut intriguĂ© par les lueurs qui en provenaient. Il cruttout d’abord Ă  une hallucination, une sorte d’illusiond’optique. La fatigue d’une nuit sans sommeil, un sorti-lège des mauvais gĂ©nies qui hantaient ses cauchemars…Il faisait encore nuit noire et, Ă  quelques centaines demètres, le ruban d’asphalte de l’autoroute frĂ©missaitcomme Ă  son habitude, hĂ©rissĂ© de pylĂ´nes luminescents,joliment dĂ©corĂ© de panneaux publicitaires aux couleursenchanteresses. Les voitures des banlieusards filaientdĂ©jĂ  vers Paris, en rangs serrĂ©s, laissant derrière elles dessillons de lumière. Chaque matin, avant ses incursionsdans le hangar, Razvan ne pouvait s’empĂŞcher de mar-quer une halte au sommet de la colline qui surplombaitun virage. Les yeux Ă©carquillĂ©s, il fixait, incrĂ©dule, cespectacle fĂ©erique qui imprĂ©gnait sa rĂ©tine jusqu’à cequ’elle en fĂ»t Ă©blouie. Les larmes roulaient sur ses joues ;il sentait sa gorge se nouer Ă  la contemplation de tant desplendeurs.

Ce matin-là, ses yeux s’accoutumèrent de nouveau àl’obscurité ambiante dès qu’il eut détourné la tête. La sil-houette du hangar se dressait à quelques dizaines demètres. Entourée de carcasses d’engins de terrassement,de camions, abandonnées dans les parages, à demi désos-sées, minées par la rouille, saccagées par les pillards,

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comme autant de monstres incongrus, témoins d’unequelconque préhistoire, vestiges obstinés de temps àjamais révolus. Oui, ce matin-là, Razvan se frotta lespaupières, incrédule.

Il n’avait pas rêvé.Une lumière falote provenait de l’intérieur du hangar.

Évanescente, qui vacillait au gré des caprices d’un ventaussi léger que glacial, et semblait mourir avant derenaître tout aussitôt. Une lumière qui n’annonçait riende bon, bien au contraire. La promesse d’une menace.Surgie des profondeurs de son crâne, une voix sépulcralelui intima l’ordre de déguerpir au plus vite, celle de saintBasile, envers lequel Lucica son épouse tant aimée nour-rissait une véritable dévotion… Un avertissement qu’ilrefusa d’entendre. Sa curiosité était trop forte.

Emporté par son élan, il franchit les quelques mètresqui le séparaient de la bâtisse. Il y pénétra. Des cierges.Des dizaines de cierges d’un calibre colossal et longs deplus d’un mètre cinquante se consumaient, certainsfichés à même le sol, formant un grand cercle, la baseengluée dans une gangue de cire fondue qui dégoulinaitgoutte à goutte du sommet pour se perdre en rigolesfigées comme de la lave, d’autres perchés sur des par-paings que l’on avait soigneusement assemblés et recou-verts d’un drap noir pour former une sorte d’autel.

Un autel, oui. Comme à l’église. Mais saint Basilen’aurait guère goûté le spectacle qui y était donné, etencore moins la liturgie à laquelle les officiants de lacérémonie s’étaient livrés. À genoux, le front contre lesol de béton recouvert de givre, les bras en croix, Razvanchuchota ses prières pour tenter d’oublier ce qui se dres-sait au centre du cercle, face à l’autel. Il resta ainsi, pros-tré, de longues minutes, puis lentement, très lentement,sa main droite opéra une reptation – un doigt après

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l’autre, le majeur hardi, volontaire, en avant-garde, lepouce puis l’index pas trop pressé de suivre le mouve-ment, l’annulaire et l’auriculaire en serre-file – pourempoigner la hachette qui avait chuté à terre. Il enagrippa convulsivement le manche, paré à se défendre, àvendre très cher sa peau, même si elle ne valait pasgrand-chose, à combattre avec la dernière des énergies.Au prix d’un effort intense, il se redressa, les genoux fla-geolants, le corps agité de spasmes. Il s’abstint de releverla tête, le menton fiché sur le sternum, et quitta le han-gar à reculons, à pas menus tout d’abord. Et soudain,d’une rotation puissante du bassin, il opéra un demi-tour et s’enfuit à toute allure. Sa hachette à la main,qu’il agitait en moulinets frénétiques au-dessus de satête, il dévala la pente menant au hangar. Il ne se renditmême pas compte qu’il s’était mis à hurler, non desparoles cohérentes, une quelconque supplique à saintBasile, par exemple, mais simplement des cris inarticu-lés inspirés par une terreur surgie du fond des âges. Uneterreur typiquement, indiscutablement, fatalement rou-maine, puisque le hasard, on le sait, en avait décidéainsi.

Ce n’était vraiment pas son jour de chance : alors qu’ilparvenait, hors d’haleine, Ă  proximitĂ© du bidonville,s’époumonant comme un damnĂ©, il aperçut les lueursdes phares des camionnettes d’une escouade de CRS quiavaient encerclĂ© le campement et procĂ©daient manumilitari Ă  l’évacuation de ses occupants. Sa survenue ino-pinĂ©e, la hachette Ă  la main, provoqua un certain Ă©moi.Pour la faire courte, disons que les CRS se laissèrent allerĂ  un mouvement d’humeur bien comprĂ©hensible.

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Razvan ne se réveilla que quelques heures plus tard,sur un lit d’hôpital, la tête enturbannée de pansements.Il balbutiait et se signait par saccades, sans relâche, dubras gauche, le droit ayant subi quelques dommageslors de son arrestation. In nomine patri, et filii, et spiri-tus sancti, avec retour immédiat à la case départ, innomine patri, etc. Le médecin qui l’examina après qu’oneut réduit ses fractures et soigné ses hématomes auvisage attesta de son bon état de santé général, sousréserve de troubles psychiatriques qui échappaient à sescompétences. Les CRS, dont la vocation à mener desenquêtes criminelles ne fait pas débat, avaient regagnél’autre extrémité du département, déjà occupés àréprimer une manifestation étudiante. Le caïd Anton,Lucica, ses bambins ainsi que les autres occupants dubidonville, une bonne quarantaine de pèlerins au total,avaient abouti dans un centre de rétention en attendantleur expulsion du territoire national, mais la bureaucra-tie étant ce qu’elle est, le cas Razvan restait à régler.

Agresser le commandant d’une compagnie de CRS àl’aide d’une hachette relève de la faute de goût, sinon dela bourde, même pour le moins aguerri des clandestins.Si bien qu’au lieu d’aller sagement rejoindre ses congé-nères, Razvan grippa, tel un grain de sable, la bellemachine judiciaire. Un des substituts du procureur quiassurait la permanence dans le département se rendit àl’hôpital, pour la forme. Inutile de se faire la moindreillusion, le pauvre bougre allait goûter de la prison,pour quelques semaines ou quelques mois, c’était plié.Avant de récupérer sa douce moitié et sa marmaille àBucarest. La bonne entente avec les CRS, ces soutiersde la répression, ces prolétaires du coup de matraqueque l’appareil judiciaire exploitait sans vergogne, était àce prix.

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Le substitut se nommait Valjean. Guillaume Valjean. Ă€sa naissance, ses parents, un couple d’instituteurs soixante-huitards, farouchement laĂŻcs et vaguement trotskisants,s’étaient longuement interrogĂ©s Ă  propos du choix duprĂ©nom Ă  donner Ă  leur rejeton. Oh, la tentation lesavait bien effleurĂ©s, on Ă©tait dans les annĂ©es soixante-dix,l’avenir semblait rose, la mode Ă©tait Ă  la lutte contre lesinjustices, alors Jean, oui, Jean Valjean, pourquoi pas ?Mais au dernier moment, Ă  la mairie, les gĂ©niteurs avaientrenoncĂ©. Guillaume, ce serait Guillaume, en souvenird’un arrière-grand-père, mutin Ă  Craonne, en 1917, quiavait laissĂ© sa peau face au peloton d’exĂ©cution. Un telpatronyme, une telle hĂ©rĂ©ditĂ©, on le conçoit aisĂ©ment, çavous façonne un destin.

Bon sang ne saurait mentir. Alors qu’il eût pu régler ledossier sur la simple base des rapports de police et ducertificat médical, bien au chaud à l’abri de son bureaudu palais de justice, Valjean décida de se rendre à l’hôpi-tal. Dès qu’il eut franchi le couloir qui menait à lachambre de Razvan, il entendit les hurlements.

– Tepes ! Vlad Tepes ! Tepes ! Vlad Tepes !Razvan ne cessait de hululer cette complainte obsĂ©-

dante entre ses lèvres tumĂ©fiĂ©es.– Il beugle comme ça depuis ce matin, lui confia

l’infirmière. On n’y comprend rien, c’est du roumain,alors hein, forcĂ©ment… faut pas trop nous en demander,non plus !

Elle Ă©tait fatiguĂ©e.– Tepes ! Vlad Tepes ! Tepes ! Vlad Tepes !Valjean pĂ©nĂ©tra dans la chambre, et considĂ©ra avec

mansuétude le visage de l’homme épuisé qui lui faisait

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face. Un condensé d’injustice, de malheur. La poisse àl’état brut. Un pipeline de malchance prêt à se déversersur le plus malheureux de ses semblables.

– Tepes ! Vlad Tepes ! Tepes ! Vlad Tepes ! hurla denouveau Razvan.

– Et rebelote, soupira l’infirmière en rĂ©glant la perfu-sion.

Valjean, on n’en attendait pas moins de lui, sedémena tant et plus pour faire venir un traducteur. Il luifallut patienter. Deux heures. Le tamoul ou le tché-tchène, d’ordinaire, ça traîne, le gagaouze, n’en parlonspas, mais le roumain, il le savait, ça pouvait aller plusvite.

– Alors, qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Valjean,sitĂ´t que l’interprète l’eut rejoint.

– Tepes, Vlad, Tepes, c’est pourtant assez simple.– Mais encore ? insista Valjean, saisi d’une pointe

d’impatience. Traduisez, vous ĂŞtes lĂ  pour ça ! C’estquoi, Tepes, Vlad Tepes ?

– Ce n’est pas… quelque chose, monsieur, c’est…c’est quelqu’un ! murmura le type, Ă©pouvantĂ©, en esquis-sant un geste Ă©trange, furtif, rapide.

Un signe de croix. Sur son front, ses lèvres, son cœur.

Les abords du hangar. Vingt heures, le 23 dĂ©cembre2007. Soit un tour de cadran après l’arrestation deRazvan Donescu par les CRS sur le terrain du bidonville.La nuit Ă©tait de nouveau au rendez-vous. Opaque,gluante.

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L’interprète avait fait son boulot. Razvan, rassérénépar cette voix qui lui parlait en confiance, était parvenu àse calmer, à livrer un récit à peu près audible de ce qu’ilavait vécu, depuis son départ de Timisoara, son arrivée àParis, ses mésaventures avec Anton, et surtout, surtout,son incursion dans le hangar, le matin même. De lamain gauche, il avait réussi à dessiner un plan assez suc-cinct… Le terrain du bidonville, la courbe de l’auto-route, la colline, le hangar. Le plus nul des scouts s’yserait retrouvé. Valjean, durant son adolescence, n’avaitpas fréquenté les scouts, mais les Vaillants, leur équiva-lent stalinien. Et encore, juste deux ou trois mercredis. Ily avait prescription.

Sur la simple foi des dires de Razvan, Valjean avaitmobilisé une équipe de la Brigade criminelle et un méde-cin légiste. Il n’en menait pas large. Soit il s’était faitmener en bateau en donnant crédit au délire d’un cinglé,auquel cas sa hiérarchie ne manquerait pas de lui remonterles bretelles, soit il avait levé un gros, un très gros lièvre.

– On y va…, Ă©nonça simplement le substitut en fixantle hangar.

La lueur continuait d’y trembloter, aussi opiniâtrequ’énigmatique.

Les enquêteurs progressèrent, prudemment. Un à un,ils pénétrèrent dans la bâtisse. Découvrirent la scènemacabre, l’autel, les cierges qui n’avaient toujours pasfini de se consumer. Les organisateurs de la cérémonien’avaient mégoté ni sur la quantité ni sur la qualité…

Valjean suivit le mouvement et balaya l’espace d’unregard panoramique, sans parvenir à réprimer un haut-le-cœur.

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– Mon dieu… murmura-t-il sobrement, en dĂ©pit dessolides convictions anticlĂ©ricales hĂ©ritĂ©es de ses parents.

L’équipe de l’Identité judiciaire attendait qu’il donnele signal pour débuter les investigations, mais, au vudu spectacle, personne n’était franchement pressé. Val-jean entendit la respiration saccadée du légiste, tout prèsde lui. Son haleine dessinait des arabesques de buéedans l’air glacé. Un certain Pluvinage, personnage pitto-resque, poète à ses heures, esthète féru des textes desexpressionnistes allemands, Ernst Stadler, Bruno Schön-lank, Else Lasker-Schüler et autres Richard Oehring,autant de noms tombés dans l’oubli près d’un siècle plustard.

Ce n’était pas la première fois qu’ils allaient ensembleĂ  la pĂŞche au cadavre dans un quelconque recoin dudĂ©partement ; ils se connaissaient bien, s’estimaient etformaient un curieux couple. Valjean, très grand, sec etosseux, au visage taillĂ© Ă  la serpe, Ă©conome de ses gestes,dominait Pluvinage de toute sa hauteur. Le lĂ©giste Ă©taitcourt sur pattes, ventru, et son visage cramoisi par lacouperose Ă©tait sans cesse agitĂ© de tics alors que celui dusubstitut restait figĂ© dans une attitude d’impassibilitĂ©.

– C’est mon premier… murmura Pluvinage, avec unepointe d’émerveillement dans la voix.

– Pardon ? demanda Valjean, les yeux rivĂ©s sur lecorps perchĂ© Ă  plus de deux mètres du sol, derrièrel’autel.

– Mon premier empalé… prĂ©cisa Pluvinage. Entrente ans de carrière, je croyais avoir tout vu ! Les noyĂ©s,les pendus, les gars cisaillĂ©s Ă  l’arme blanche, ceux dĂ©chi-quetĂ©s Ă  la chevrotine Ă  bout portant, les bĂ©bĂ©s planquĂ©sdans le congĂ©lo, tout, je vous dis, mais un empalĂ©, unvrai, jamais…

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Extrait de la publication

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– Parfait, rĂ©torqua Valjean, comme ça, au moins, vousm’éviterez le bizutage…

– Je peux ?Pluvinage dĂ©signait l’autel, le cercle de cierges, le pal

qui supportait le cadavre. L’impatience le faisait trĂ©pi-gner. Il dut ronger son frein. On installa des projecteurs.Les photographes de l’IJ devaient d’abord mitrailler lascène sous toutes ses coutures, les techniciens procĂ©derau relevĂ© d’empreintes Ă©ventuelles de pas sur le sol pourne pas laisser filer une chance de remonter une piste.Sans compter la cuisine ADN. Deux longues heuresqui mirent Ă  mal le système cardiaque du bon docteurPluvinage, victime d’une poussĂ©e d’adrĂ©naline accompa-gnĂ©e de tachycardie… et enfin, enfin, il put satisfaire saconvoitise : s’approcher du corps ! En faire le tour, enpalper la peau de ses mains gantĂ©es de latex.

– Fantastique, fantastique, s’écria-t-il en direction deValjean, cet empalement s’est dĂ©roulĂ© dans les règles del’art !

– VoilĂ  bien une consolation ! acquiesça le substitut.Le pal lui-mĂŞme, un pieu de bois d’une hauteur

d’environ trois mètres et d’un diamètre de cinq centi-mètres dans sa partie encore visible, était encastré à sabase dans un socle de béton, une galette qui devait peserdans les trois cents kilos, afin d’en garantir la stabilité.

Le corps d’un homme d’une trentaine d’annĂ©es y Ă©taitembrochĂ©. Nu. Sans entrave aucune. Elles n’auraientpas Ă©tĂ© nĂ©cessaires : une fois le supplice entamĂ©, le mal-heureux n’avait aucune chance de se dĂ©gager, quels quefussent ses efforts pour y parvenir. Au contraire, sesmouvements dĂ©sordonnĂ©s, engendrĂ©s par une douleurinsoutenable, ne contribuaient qu’à accentuer des souf-frances pour ainsi dire exponentielles.

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