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Une « âpre recherche du réel » Dans son projet des Rougon-Macquart de 1868, Zola classe la société contemporaine en quatre mondes : le peuple, les commerçants, la bourgeoisie et le grand monde. Dans un cinquième, « à part », il range l’artiste, avec la putain, le meurtrier et le prêtre. Ce monde des artistes, Zola le connaît bien : dès l’adolescence, avec son inséparable camarade Paul Cézanne, il s’interroge sur l’art, la poésie et la création artistique. À son arrivée à Paris en 1858, c’est dans un milieu d’artistes qu’il évolue, grâce aux relations d’amis peintres aixois échoués comme lui dans la capitale. Avec Cézanne toujours, il court les ateliers, l’Académie suisse, les musées et les Salons, et fait la connaissance entre autres de Manet, Monet, Renoir, Fantin-Latour et Sisley, qu’il retrouve au café Guerbois autour de discussions enflammées. Jusqu’en 1870, le jeune homme, qui rêve de poésie et de littérature, ne fréquente que des peintres et, qui plus est, l’avant-garde artistique : sa formation intellectuelle, sa carrière et sa conception de l’écriture en seront profondément influencées. Devenu le porte-parole de ses amis, il se fera un nom dans la critique d’art et publiera de nombreux ouvrages critiques. Pour l’écriture de ses romans, il s’inspirera beaucoup du travail des peintres (dans ses prises de notes « sur le vif », dans le choix de ses sujets, dans ses techniques descriptives…) ; enfin, les thèmes de l’art, de l’artiste et de la création artistique sont récurrents dans son œuvre romanesque : « Une farce », nouvelle écrite en 1877, met en scène une bande d’artistes qui ressemble fort à la sienne. En 1880, « Madame Sourdis » est une réflexion sur la création artistique et sur la répartition du féminin et du masculin dans le tempérament de l’artiste… L’amant de Thérèse Raquin, Laurent, est un artiste raté qui retrouve une inspiration de génie après le meurtre qu’il commet. Dans L’Œuvre, enfin, publiée en 1886, Zola mêle ses souvenirs de jeunesse à ses propres doutes et réflexions sur la création, et sur les liens qu’elle établit avec l’impuissance, la folie et la mort. Si l’art et l’artiste sont des thèmes alors à la mode – abordés notamment par Balzac dans Le Chef- d’Œuvre inconnu et par les Goncourt avec Manette Salomon –, ils trouvent une résonance particulière chez Zola, qui y introduit à la fois son expérience douloureuse de créateur, ses souvenirs de jeunesse et ses idéaux. a Édouard Manet, Les Courses, 1884, Lithographie, BNF, Estampes, Dc 300 a(1) Art de l’écrivain, art du peintre Est-ce qu’une botte de carottes, oui, une botte de carottes !, étudiée directement, peinte naïvement, dans la note personnelle où on la voit, ne valait pas les éternelles tartines de l’École, cette peinture au jus de chique, honteusement cuisinée d’après les recettes ? Le jour venait où une seule carotte originale serait grosse d’une révolution. L’Œuvre, chapitre II

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Une « âpre recherche du réel »Dans son projet des Rougon-Macquart de 1868, Zola classe la société contemporaine en quatremondes : le peuple, les commerçants, la bourgeoisie et le grand monde. Dans un cinquième,« à part », il range l’artiste, avec la putain, le meurtrier et le prêtre. Ce monde des artistes, Zolale connaît bien : dès l’adolescence, avec son inséparable camarade Paul Cézanne, il s’interroge surl’art, la poésie et la création artistique. À son arrivée à Paris en 1858, c’est dans un milieu d’artistesqu’il évolue, grâce aux relations d’amis peintres aixois échoués comme lui dans la capitale.Avec Cézanne toujours, il court les ateliers, l’Académie suisse, les musées et les Salons, et fait laconnaissance entre autres de Manet, Monet, Renoir, Fantin-Latour et Sisley, qu’il retrouve au caféGuerbois autour de discussions enflammées.Jusqu’en 1870, le jeune homme, qui rêve de poésie et de littérature, ne fréquente que des peintreset, qui plus est, l’avant-garde artistique : sa formation intellectuelle, sa carrière et sa conception del’écriture en seront profondément influencées. Devenu le porte-parole de ses amis, il se fera un nomdans la critique d’art et publiera de nombreux ouvrages critiques. Pour l’écriture de ses romans,il s’inspirera beaucoup du travail des peintres (dans ses prises de notes « sur le vif », dans le choixde ses sujets, dans ses techniques descriptives…) ; enfin, les thèmes de l’art, de l’artiste et dela création artistique sont récurrents dans son œuvre romanesque : « Une farce », nouvelle écrite en1877, met en scène une bande d’artistes qui ressemble fort à la sienne. En 1880, « Madame Sourdis »est une réflexion sur la création artistique et sur la répartition du féminin et du masculin dansle tempérament de l’artiste… L’amant de Thérèse Raquin, Laurent, est un artiste raté qui retrouveune inspiration de génie après le meurtre qu’il commet. Dans L’Œuvre, enfin, publiée en 1886,Zola mêle ses souvenirs de jeunesse à ses propres doutes et réflexions sur la création, et sur lesliens qu’elle établit avec l’impuissance, la folie et la mort. Si l’art et l’artiste sont des thèmes alors à la mode – abordés notamment par Balzac dans Le Chef-d’Œuvre inconnu et par les Goncourt avec Manette Salomon –, ils trouvent une résonance particulièrechez Zola, qui y introduit à la fois son expérience douloureuse de créateur, ses souvenirs dejeunesse et ses idéaux.

a

Édouard Manet, Les Courses, 1884, Lithographie,BNF, Estampes, Dc 300 a(1) Art de l’écrivain, art du peintre

Est-ce qu’une botte de carottes, oui, une botte de carottes !, étudiée directement,peinte naïvement, dans la note personnelle où on la voit, ne valait pas les éternellestartines de l’École, cette peinture au jus de chique, honteusement cuisinée d’aprèsles recettes ? Le jour venait où une seule carotte originale serait grosse d’une révolution.

L’Œuvre, chapitre II

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Zola critique d’art :le réalisme contre le « Beau idéal »

Lorsque l’occasion lui est donnée en1866 de faire le compte rendu du Salonannuel de peinture, Zola laisse éclaterson éloquence pour fustiger l’art officielet faire campagne en faveur des jeunespeintres qui sont aussi ses amis.L’académisme est sa première cible :académisme des sujets d’abord, oùnaïades et Vénus rivalisent avec lesscènes historiques et littéraires ;académisme de l’enseignement ensuite,qui prône la soumission au passé et lavénération des grands modèles ; enfin, lejeune homme se rebelle contre le « Beauidéal » qui ne correspond à rien d’autrequ’au talent officiel, lisse et « pommadé »,couronné de médailles et pétri desentimentalisme figé, qu’incarnentà ses yeux des peintres comme Cabanelou Gérôme. En face de ces « douceursde confiseurs artistiques à la mode »,les toiles de la nouvelle école débordent

de vie et de vérité. Car une œuvre ne doitêtre « qu’une traduction de la réalité,particulière à un tempérament, belled’un intérêt humain », et « chaque grandartiste est venu donner une traductionnouvelle et personnelle de la nature »(« Mon Salon », 1866). C’est Manet, dontles toiles suscitent de violentssarcasmes, que Zola applaudit avec leplus de ferveur. Mais il s’enthousiasmeaussi pour les futurs impressionnistesqui, grâce à Cézanne, sont devenus sesamis. Pour les défendre, Zola use sansréserves de l’emphase et de lavéhémence car, pour se faire connaître,il faut provoquer la polémique, voirele scandale. C’est qu’à 26 ans, ce jeunehomme encore inconnu qui a vécula misère ne tient pas à demeurerdans l’ombre de ce grand débat sur l’art.Comme il l’écrit en 1865 à son amiValabrègue, la défense des jeunes

peintres et de Manet en particulier sertplusieurs objectifs : « J’ai un double but,celui de me faire connaître etd’augmenter mes ventes. » Le succès ouplutôt le scandale ne se font pas attendreet Zola, renvoyé du journal L’Événement(où il travaillait depuis quelques mois),publiera ses articles sous le titrede « Mon Salon ». Dès lors, il se feraun nom dans la critique d’art, publiantrégulièrement des comptes renduset des articles.

Édouard Manet, Olympia, 1867, Eau-Forte et lavis d’aquatinte BNF, Estampes, Dc 300 d(1) Rés.

Je l’ai dit, nous ne sommes plus des croyants,des rêveurs qui se bercent dans un songe de beautéabsolue. Nous sommes des savants, desimaginations blasées qui se moquent des dieux,des esprits exacts que touche la seule vérité.Notre épopée est La Comédie humaine de Balzac.L’art chez nous est tombé des hauteurs dumensonge dans l’âpre recherche du réel.

L’Événement illustré, 16 juin 1868

Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue ; il vousfallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet ; il vous fallaitdes taches noires et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. […]Mais je sais moi que vous avez admirablement réussi à faire une œuvre de peintre,de grand peintre, je veux dire, à traduire énergiquement et dans un langage particulierles vérités de la lumière et de l’ombre, les réalités des objets et des créatures.

« Une nouvelle manière en peinture. M. Édouard Manet », Revue du xixe siècle, 1867

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Le jeune Zola de 18 ans qui vient d’arriverà Paris est encore bercé de rêves. C’estun apprenti poète, qui aime la douceur deGreuze, les courbes harmonieuses d’AryScheffer, « ce peintre de génie », ou lesnaïades de Jean Goujon, « charmantesdéesses, gracieuses, souriantes »…Les cinq années qui vont suivre, durantlesquelles il va souffrir de la faim etde la misère mais aussi se former sousl’influence de l’avant-garde artistique,vont radicalement changer sa visiondu monde : il se convertit à la proseet dénigre dans les colonnes deL’Événement ces mêmes sujets quifaisaient autrefois ses délices. Toutefois,ce penchant à l’idéalisme resurgit parfoisde manière inattendue dans certainspassages de ses romans, comme Le Rêveou Une page d’amour, mais aussidans la décoration de ses intérieurs.Dans le privé, Zola laisse libre cours à safantaisie et à ses goûts qui contrastentde façon saisissante avec l’image dupersonnage public. Que ce soit à Médan, dans cette « cabaneà lapins » qu’il s’offre en 1878, ou dansses appartements parisiens, il satisfaitsa « furieuse passion de bibeloteur »,collectionnant « tapisseries, vieillesétoffes, tentures anciennes, draperieséclatantes ». De son petit pavillon debanlieue, il va faire un véritable château,en faisant construire deux grosses toursbaptisées respectivement « Nana » et« Germinal ». Sur la cheminée colossale,style Renaissance à cariatides,« où un arbre rôtirait un mouton entier »(Paul Alexis), l’écrivain a fait peindresa devise : Nulla dies sine linea(«Pas un jour sans une ligne »).La décoration, qualifiée par Edmondde Goncourt de « bimbeloterie infecte »et de « défroque romantique », réunitune Vénus accroupie et « des armuresdu Moyen Âge, authentiques ou non »,qui « voisinent avec d’étonnants meublesjaponais et de gracieux objets duxviiie siècle » (Maupassant). À Paris, dans son hôtel de la rue deBruxelles, c’est le même bric-à-brac :parmi les toiles offertes par Manet ouCézanne, on trouve « un grouillementfabuleux de formes et de couleurs,un encombrement inouï de bibelots :un bouddha, hypnotisé par son nombril[…], une triple stalle d’église en vieuxchêne sculpté » (Jules Huret). Mais Zola lui-même tourne en dérisionsa propre passion, par le biais del’écrivain Sandoz, son double de L’Œuvre,dont la maison, la femme, la vieressemblent étrangement aux siennes.

Zola est tout d’abord un lutteur,un combattant. Se faisant le porte-parolede ses amis peintres, dont il a pressentimieux que quiconque la génialemodernité, il s’enflamme contre lesrétrogrades, les tenants de l’art officiel,et fait entendre haut et fort sa voix decontestataire. En 1866, il déclare avoirdéfendu Manet comme il défendra « touteindividualité franche qui sera attaquée » :« Je serai toujours du parti des vaincus.Il y a une lutte évidente entre lestempéraments indomptables et la foule.Je suis pour les tempéraments etj’attaque la foule » (« Mon Salon »). S’il a soutenu pendant plus de quinze ansManet, Cézanne et les impressionnistes,c’est peut-être moins par goût personnelque parce qu’il était convaincu de l’unitéde leur cause, à savoir le naturalisme.Et s’il prend dès les années 1880ses distances avec l’impressionnismeet ses anciens amis, c’est parcequ’il leur reproche de s’écarter des loisde la nature, d’utiliser des couleursfantaisistes et d’exagérer le ton. Ce qu’iln’admet pas, surtout, c’est l’aspectinachevé de leurs œuvres : « Quand onse satisfait trop aisément, quand on livreune esquisse à peine sèche, on perd legoût des morceaux longuement étudiés ;c’est l’étude qui fait les œuvres solides. »Car Zola aime ce qui est solide, fini,expressif. S’il répète volontiers que seulle tempérament compte, il critique celuides impressionnistes qui « se montrentincomplets, illogiques, exagérés,impuissants ». S’ils « sont tous desprécurseurs, l’homme de génie n’est pasné » (« Le naturalisme au Salon », 1880). Manet seul trouve encore grâce à sesyeux, car « c’est un tempérament sec,emportant le morceau, [qui] ne reculepas devant les brusqueries de la nature »

Le tempérament avant tout

Ma définition d’une œuvre d’art serait,si je la formulais : « Une œuvre d’artest un coin de la création vu à traversun tempérament. »

Le Salut public, 26 juillet 1865

Edgar Degas, Manet assis, 1864, Eau-forteBNF, Estampes, 32dh(2) Rés.

et dont la peinture est « solide et forte ».Mais Manet meurt en 1883. Pour Zola,il ne reste alors « plus qu’à attendreun peintre de génie, dont la poigne soitassez forte pour imposer la réalité ».Mais il croit au « tempérament qui mettradebout le monde contemporain » (« Aprèsune promenade au Salon », 1881).Qui sera ce génie attendu ? Pas un desimpressionnistes qui « pèchent parinsuffisance technique » et qui ont perduce souci de réalisme expressif si cherà Zola. Un naturaliste peut-être ? commeGervex ou Bastien-Lepage, « artistesdoués qui doivent leur succès àl’application de la méthode naturalistedans leur peinture » (« Lettres de Paris »,1879).Ce qu’attend Zola, c’est un vraitempérament, un caractère trempé,solide et énergique. Ce n’est pas le géniede Cézanne ou des impressionnistes qu’ilremet en cause, mais plutôt leur manquede vitalité et leur excès d’orgueil. Il fautse mettre en valeur, savoir « se vendre »car, il l’affirme, « en littérature commeen art, les créateurs seuls comptent.Pour dominer, il est nécessaired’accomplir une révolution dansla production humaine. Autrement,les hommes les mieux doués restent desimples amuseurs, des ouvriers adroitset fêtés, qu’applaudit la foule flattéeet divertie, mais qui n’existerontpas pour la postérité » (Le Messagerde l’Europe, juin 1878).

Les goûts de Zola

J’ai plus de souci de la vie que de l’art.« Mon Salon », 1866

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Fernand Desmoulin, Zola écrivant à son bureau, 1887Dessin à la plumeMédan, Maison d’Émile Zola

Le salon s’encombrait de vieux meubles, de vieilles tapisseries, de bibelotsde tous les peuples et de tous les siècles […]. Ils couraient ensembleles brocanteurs, ils avaient une rage joyeuse d’acheter ; et lui contentait làd’anciens désirs de jeunesse, des ambitions romantiques, nées jadis deses premières lectures ; si bien que cet écrivain, si farouchement moderne,se logeait dans le Moyen Âge vermoulu qu’il rêvait d’habiter à quinze ans.

L’Œuvre, chapitre XI

Le peintre […] avait l’amour des belles brutes.Il rêva longtemps à un tableau colossal,Cadine et Marjolin s’aimant au milieudes Halles centrales, dans les légumes,dans la marée, dans la viande. Il les aurait assissur leur lit de nourriture, les bras à la taille,échangeant le baiser idyllique. Et il voyait là unmanifeste artistique, le positivisme de l’art, l’artmoderne tout expérimental et tout matérialiste.

Le Ventre de Paris, chapitre IV

La fréquentation assidue des artistesde la « nouvelle école » et la grandecomplicité avec Cézanne ontprofondément influencé le romancier,au point qu’il ambitionne d’englober artet littérature dans la même grandeentreprise naturaliste. Pour le romancier,il faut peindre la nature telle qu’elle est,ou plutôt telle que l’artiste la voit àtravers l’« écran réaliste », qui « serrant auplus près la réalité, se contente de mentirjuste assez pour faire sentir un hommedans la justesse de la création »(« Mon Salon »), pour produire « de la vie »,en étant le plus proche possible de laréalité. Lorsque les impressionnistespoursuivront d’autres objectifs, d’ordreplus esthétique, Zola s’en éloignera, leurreprochant notamment de faire de « l’artpour l’art ». Car si Zola écrit dans sesromans de longues descriptions à lamanière d’un peintre, c’est toujourspour exprimer quelque chose. La lumière,les couleurs, les objets : tout élémentdu réel a une valeur connotative. Chaquedescription est chargée d’une fonctionparticulière, comme celle de Clorinde(Son Excellence Eugène Rougon), peinteà travers les yeux de Rougon, qui traduitla vision hallucinée d’un amant jalouxet abandonné : « Ce qu’il retrouvait,à cette fenêtre, c’était la mince silhouettede Clorinde, qui se balançait, se nouait,se déroulait, avec la volupté molle d’unecouleuvre bleuâtre. Elle rampait, elleentrait ; et au milieu du cabinet, elle setenait sur la queue vivante de sa robe,les hanches vibrantes, tandis queses bras s’allongeaient jusqu’à lui, par unglissement sans fin d’anneaux souples. »Zola, au-delà de l’impressionnismeet du naturalisme, tend vers unexpressionnisme qui pourrait lerapprocher d’un Edvard Munch, dansle sens où l’œuvre n’est plus la nature vueà travers un tempérament, mais la naturesoumise par l’artiste à ses propresémotions, ou plutôt aux émotions etaux états d’âme de ses personnages.

Du naturalismeà l’expressionnisme

Norbert Goeneutte, Femme au manteletbrodé de fourrureCrayon, rehauts de gouache blanche sur calqueBNF, Estampes, B 24Dans ce dessin, la perversité de la femme estsoulignée par le prolongement serpentin de la robe.

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Avant d’être romancier, Zola voulait êtrepeintre, tandis que son camaradeCézanne rêvait d’être poète… Il gardade ce premier rêve une sensibilitéartistique dont témoignent à la fois sesengagements auprès des artistes et lesvéritables tableaux que l’on trouve dansses romans. Avec ses amis peintres, ilpartage le goût du monde contemporainet de la réalité du quotidien. Il traitedes mêmes sujets, avec la même rigueurd’observation et d’analyse : scènesde rue et de foule, de cafés, de théâtres ;chemins de fer, gares, architectures,machines, usines et ouvriers au travail,vues de Paris et du monde moderne,paysages de plein air, bords de Seineou de mer…Certaines descriptions romanesquespréfigurent des tableaux et vice versa,comme si entre l’écrivain et ses amispeintres existaient de mystérieusesconnivences. Les Repasseuses de Degasrenvoient à la boutique de Gervaise.Le Buveur d’absinthe de Manet pourraitêtre un des noceurs de Nana, sa Serveusede bocks ou le couple de L’Absinthe deDegas, deux figurants de L’Assommoir ;les Chemins de fer de Manet ou Pissarroévoquent l’univers de La Bête humaine…La même complicité se retrouve dansleur manière de faire : comme les

artistes, Zola travaille « sur le motif », faitdes esquisses, des plans et prend desnotes. Dans ses dossiers préparatoires,il emploie le terme d’« ébauche » pourdésigner la trame de son roman.Vraisemblablement, c’est à Manet qu’ildoit l’idée des « carnets d’enquête ». Fasciné par les jeux de miroir et delumière, il développe des descriptions quirévèlent un vrai regard de peintre ; ainsicelle de la forge de Goujet, « éclairantd’un coup de soleil le sol battu, où l’acierpoli de quatre enclumes, enfoncées dansleurs billots, prenait un reflet d’argentpailleté d’or » ou celle du coucherde soleil dans L’Œuvre : « Alors, suivantles caprices du vent, c’étaient des mersde soufre battant des rochers de corail,c’étaient des palais et des tours,des architectures entassées, brûlant,s’écroulant, lâchant par leurs brèchesdes torrents de lave ; ou encore d’uncoup, l’astre, disparu, déjà couchéderrière un voile de vapeurs, perçait cerempart d’une telle poussière de lumièreque des traits d’étincelle jaillissaient,partaient d’un bout du ciel à l’autre,visibles ainsi qu’une volée de flèchesd’or. »Comme Monet, il fait des séries,décrivant le même lieu à des heuresou des saisons différentes, que ce soit

le Paris d’Une page d’amour ou celuide L’Œuvre. Parfois, il efface les détails pour plongerson personnage dans une atmosphèretrouble, sans contours, aux couleurs etaux formes estompées par les masses ;parfois, il personnifie les élémentscomme des forces agissantes, colorantles ombres et superposant les couleurs.Son regard de peintre transforme le réelen un vaste décor inséparable despersonnages qui s’y déplacent. Mêlésaux couleurs et aux formes, les odeurs,les bruits, les vibrations participent àla description, donnant à la compositionune animation surréelle : « Et les étoffesvivaient, dans cette passion du trottoir :les dentelles avaient un frisson,retombaient et cachaient les profondeursdu magasin, d’un air troublant demystère ; les pièces de draps elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient,soufflaient une haleine tentatrice… »(Au Bonheur des dames).

Ah, tout voir et tout peindre ! […] Hein ? la vietelle qu’elle passe dans les rues, la vie despauvres et des riches, aux marchés, aux courses,sur les boulevards, au fond des ruellespopuleuses […] Oui ! toute la vie moderne !

L’Œuvre

Frédéric Bazille, L’Atelier de Bazille rue de La Condamine,1870, huile sur toile, Paris, musée d’OrsayPhoto RMN, Hervé Lewandowski

Zola peintre

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Avec L’Œuvre, quatorzième volume desRougon-Macquart, Zola aborde le thèmede l’artiste qu’il avait annoncé dans sonplan de 1868. Plus de vingt ans plus tard,il se replonge dans ses souvenirs pourdécrire le Paris artistique des années1860-1870, et le roman se révèle être undocument formidable sur les nouvellesconceptions de l’art, sur lefonctionnement des Salons, sur le caféGuerbois (appelé Baudequin dans lelivre), ou encore sur les rapports entrel’art et l’argent, l’art et l’État… MaisL’Œuvre est aussi le roman le plusautobiographique de Zola. Lui-même s’ymet en scène sous les traits de l’écrivainSandoz, et toute la partie relative auxsouvenirs dans le Midi est le reflet exactde son adolescence partagée avec lesinséparables amis Baille et Cézanne. Latentation est alors grande pour le lecteurde faire de ce livre un roman à clés et dechercher derrière chaque figure unpersonnage connu. Mais Zola brouille lespistes : s’il « est » Sandoz, le romancierpâle et sérieux, qui donc est ClaudeLantier, l’artiste génial mais impuissant,héritier des tares familiales desMacquart, qui se pend devant sa toile ?Cézanne, qui n’a pu que se reconnaîtreà travers les évocations de leurjeunesse ? Manet, dont Le Déjeuner surl’herbe est le modèle exact de Plein Air, letableau de Claude exposé au Salon desRefusés ? Ou encore Monet, ou André Gill,qui s’est suicidé ?… En fait, Claude est un personnagecomposite, une création complexe oùse mêlent plusieurs images d’artistes.Si Zola veut en faire « un Manet,

un Cézanne dramatisé », comme ill’annonce dans son dossier préparatoire,c’est pour mieux crédibiliser sonpersonnage. Mais par la variété de seschoix esthétiques, c’est toute une époquequi va de l’impressionnisme ausymbolisme que Claude incarne : sestoiles sont un subtil mélange de toutesles tendances, jusqu’à l’idole fémininefinale, source de folie et de mort, quiévoquerait plutôt l’univers de GustaveMoreau. L’Œuvre n’est pas un livre surl’art ; s’il est un roman à clés, c’est parcequ’il exorcise toutes les angoisses ducréateur, à la façon d’une autobiographieintellectuelle. Zola, qui se cache derrièreses personnages, joue constamment surle contraste et l’opposition descaractères : Sandoz, oscillant entrefantasme et réalité, est le double parfait,bon fils, bon mari, ami fidèle, projectionmythique et idéal immuable de l’auteur.Claude, c’est le double maudit, la facecachée, le créateur impuissant à égalerDieu et à donner la vie, qui choisit lamort dans la lutte inégale entre l’art etl’amour. À travers ce drame de lacréation artistique, Zola traduit sesdoutes, ses déceptions, la hantise de lafeuille blanche… La souffrance de Claudesemble celle évoquée par Zola dans seslettres : cette « abominable torture »qu’est « l’enfantement d’un livre », parcequ’il « ne saurait contenter [son] besoinimpérieux d’universalité et de totalité ».

L’Œuvre

Camille Pissarro, Portrait de Cézanne, 1874, eau forte, BNF, Estampes, Dc419Pissaro avait rencontré à l’Académie suisse Cézanne, qui lui présentaZola. Il faisait partie du groupe qui se réunissait chez l’écrivainsous le second Empire.

Pistes pédagogiques

• Dans cette description de Zola, releverles images et les couleurs, l’atmosphère, lesmétaphores. Quel est le personnage principaldu texte, la force agissante ? Comparercette description avec une toile de Degasou de Caillebotte traitant du même sujet. En bas, sur le boulevard, Paris grondait,prolongeait sa journée ardente, avant de sedécider à gagner son lit. Les files d’arbresmarquaient, d’une ligne confuse, les blancheursdes trottoirs et le noir vague de la chaussée, oùpassaient le roulement et les lanternes rapidesdes voitures. Aux deux bords de cette bandeobscure, les kiosques des marchandsde journaux, de place en place, s’allumaient,pareils à de grandes lanternes vénitiennes,hautes et bizarrement bariolées… Mais à cetteheure, leur éclat assourdi se perdait dansle flamboiement des devantures voisines. Pasun volet n’était mis, les trottoirs s’allongeaientsans une raie d’ombre, sous une pluie de rayonsqui les éclairait d’une poussière d’or, de laclarté chaude et éclatante du jour… Et le défilérepassait sans fin, avec une régularité fatigante,monde étrangement mêlé et toujours le même,au milieu des couleurs vives, des trous deténèbres, dans le tohu-bohu féerique de cesmille flammes dansantes, sortant comme un flotdes boutiques, colorant les transparents descroisées et des kiosques, courant sur lesfaçades en baguettes, en lettres, en dessinsde feu, piquant l’ombre d’étoiles, filantsur la chaussée, continuellement.

La Curée

• Comparer La Naissance de Vénus, d’AlexandreCabanel (1863), avec Olympia, d’Édouard Manet(couleurs, techniques, traitement du sujet),en s’appuyant sur les textes critiques de Zola.En s’inspirant de son argumentation, imaginerun dialogue entre l’écrivain et un membredu jury officiel.

• Confronter la toile de Manet Le Déjeunersur l’herbe à la description que fait Zola dansL’Œuvre du tableau de Claude, intitulé Plein Air.Les mots du romancier correspondent-ils à laréalité du tableau qui lui aurait servi de modèle ?

• Étudier le Portrait d’Émile Zola par Manet peinten 1868. Observer tous les élémentsde la composition et montrer en quoi ils sontemblématiques de l’univers de l’écrivain. Quelleest l’image que Manet nous donne de Zolaà la fois écrivain et critique d’art ?

• Van Gogh était un grand amateur de l’univers deZola, dont les romans l’influencèrent beaucoup.Les deux hommes ne se sont jamais rencontréset même Zola n’entendit jamais parler dupeintre ; pourtant leur vision de la réalité étaittrès proche. Montrer en quoi la peinture deVan Gogh pouvait correspondre aux aspirationsnaturalistes de Zola (expressivité, symbolisme desformes et des couleurs, masses signifiantes…).

• Étudier les toiles d’Edvard Munch, Le Cri etL’Angoisse. Montrer de quelle façon le peintreexprime les sentiments de ses personnages.En quoi est-il proche de Zola ? De quelle façonle réalisme devient-il « signifiant » ? Étudierles couleurs, les formes et les perspectives.

Bibliographie

• Fernandez (Dominique) et Ferranti (Ferrante),Le Musée d'Emile Zola : haines et passion, Stock,1997.

Je veux peindre la lutte de l’artistecontre la nature, l’effort de lacréation dans l’œuvre d’art, effortde sang et de larmes pour donnersa chair, faire de la vie : toujoursen bataille avec le vrai, ettoujours vaincu, la lutte contrel’ange. En un mot, j’y raconteraima vie intime de production,ce perpétuel accouchementsi douloureux ; mais je grandiraile sujet par le drame, par Claudequi ne se contente jamais,qui s’exaspère de ne pouvoiraccoucher de son génie et quise tue à la fin devant son œuvreirréalisée.

Dossier préparatoire de L’Œuvre