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Vaudou et pratiques magiques

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VAUDOU et

pratiques magiques

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JEAN KERBOULL

VAUDOU et

pratiques magiques

INITIATION ET CONNAISSANCE Pierre Belfond

3 bis, passage de la Petite-Boucherie Paris-6e

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Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu régulièrement au courant de nos publications, envoyez- nous vos nom et adresse en citant ce livre Editions Pierre Belfond, 3 bis, passage de la Petite-Boucherie 75006 Paris

ISBN 2.7144.1076.6 © Belfond 1977.

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INTRODUCTION

— Honneur ! jeta la voix. — Respect ! répondis-je selon l'usage. L'homme pousse la porte et entre. Petit, trapu, les

épaules un peu voûtées, comme s'il voulait faire pardon- ner son pouvoir occulte, avare de paroles, mon sacris- tain se glisse dans la pénombre de ma chambre, là-bas, dans ce village perdu de la campagne haïtienne, juste au pied du morne, à cinquante bons kilomètres de la ville. Je reconnais tout de suite dans l'homme à la barbiche Napoléon III l'auxiliaire principal de mon service mis- sionnaire ! J'avais demandé un rebouteux, et mon tit- moune (« boy ») me l'adressait : un personnage à double face, à la fois sacristain et... prêtre vaudou, prêtre pay- san. Naturellement, toute la population le connaissait comme tel ; j'étais le seul à l'ignorer.

Il faut que je m'explique. En rentrant d'une tournée à cheval dans le quartier Loiseau, j'avais lancé ma bête au galop pour rentrer chez moi. Au mauvais moment sans doute, car Tarare, ma monture, bronche sur la petite côte qu'il aborde, bute, s'abat comme dans un western. Je tombe avec lui et me reçois mal sur le sol dur, où la roche affleure. Mon épaule gauche a porté à terre et j'y ressens tout de suite une forte douleur. Luxation ? Frac- ture de la clavicule ? Je ne sais. Toujours est-il que je reste quelque temps étourdi, comme un joueur de rugby sonné par un coup. Je souffre énormément. M'aidant de l'étrier, je réussis cependant à remonter sur mon cheval

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qui s'était remis sur ses quatre pattes, vaillamment. Il m'attendait, après s'être ébroué. Essayant de me tenir bien droit en selle, je mets la bête au petit trot sur la piste bosselée, aperçois les abords du village, enfile l'unique grand-rue et me voici au bercail. Je m'affale sur mon lit. Le mieux problématique ne vient pas. J'ai donc demandé secours.

« ... Mon épaule me fait mal depuis trois jours, Dorci- lus, je ne dors pas.

— Il fallait m'appeler tout de suite ! — J'ignorais vos dons. Je ne savais pas que vous rac-

commodiez les membres et les os cassés ou déplacés. (Il a un petit rire).

— Déshabillez-vous. Mettez-vous en sous-vêtements. Couchez-vous par terre.

Je m'allonge, non sans peine, sur le plancher rugueux de troncs de palmier mal équarris. Le houngan — « prêtre vaudou » dans la langue du pays, le créole — se signe, prononce quelques paroles inintelligibles, des oraisons sans doute, se baisse, et, du bout de l'épi de maïs égrené qu'il tient à la main, il me touche légèrement à la poi- trine en cinq endroits, en quinconce.

C'est fini. Je me relève sans aucune difficulté, guéri, instantanément guéri. Merveille ! mon rebouteux ne m'a en aucune façon manipulé l'épaule ; comme les « toucheurs » français du XVIII siècle, il m'a simplement effleuré, et encore là où je ne souffrais pas. Il ne s'agis- sait pas d'une affection nerveuse telle qu'un eczéma ou un zona. Le mal était bien organique. J'étais très scep- tique au départ ; les forces de suggestion qui agissent si bien en d'autres cas ne m'avaient donc pas travaillé et pourtant je suis debout, tout d'un coup rétabli par la magie du vaudou. Heureux, quelque peu gêné par la science inconnue de cet Haïtien qui m'apparaissait sous un nouveau jour, je remercie chaleureusement, donne une ou deux gourdes, la monnaie locale. Un choc psy- chologique vient de m'être donné. D'une chiquenaude, le personnage m'a fait toucher les possibilités du vau- dou.

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Du coup, au long des jours, je me mis à étudier ce vaudou, que je prenais jusque-là pour un fatras de su- perstitions puériles. Cela me conduisit — au terme d'une longue course, quand je fus revenu, pour raison de santé, en France — à présenter et à défendre, comme on dit, devant un sévère jury, une épaisse thèse de sociolo- gie sur ledit vaudou des campagnes. Je mis tant de cœur à cette défense qu'un des examinateurs me demanda sournoisement si je croyais à tous les mystères du vau- dou. Je n'eus pas d'ailleurs le temps de répondre, car le mandarin enchaîna aussitôt à mi-voix :

« Il est vrai que j'ai vu moi-même tant de choses trou- blantes en Afrique ! »

La partie était gagnée. Je fus admis à mon tour dans l'aréopage des docteurs cartésiens. Docteur en vaudou (12)*.

J'ai déjà essayé d'expliquer dans un précédent volume (13) ce qu'est le vaudou, aux multiples visages.

Pour Littré, c'est le nom, aux colonies, des sorciers nègres qui sont aussi empoisonneurs. Alphonse Daudet, lui, baptise vaudou, dans Le Petit Chose, le fer à cheval porte-bonheur d'une Antillaise. Quid, plus proche de la réalité, appelle ainsi « un culte pratiqué parmi les Noirs des Antilles associant des pratiques animistes et un rituel chrétien ». Il est plus contestable lorsqu'il ajoute : « Les vaudous révèrent le Baron Samedi, dieu des Cimetières, et la Maîtresse Erzulie, déesse de l'Amour, sacrifient des chevreaux blancs, allusion au sacrifice d'un jeune Blanc. » Or, fût-ce sous l'appellation de « chevreaux blancs », les adeptes du vaudou ne sacrifient pas de jeu- nes Blancs.

Tout ceci reste fort incomplet. De plus, la grande majorité des auteurs sérieux qui se sont attachés au problème n'ont aperçu du vaudou que son aspect ur- bain, influencé par la curiosité des touristes. A Port-au- Prince, ils ont vu et décrit des cérémonies dites publi- ques, plus ou moins frelatées et sophistiquées. Ils n'ont

* Les chiffres en caractères gras, suivis, le cas échéant, de l'indi- cation de page en caractères maigres, renvoient à la Bibliographie où les ouvrages cités sont classés.

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pas saisi l'ampleur de ce phénomène à plusieurs dimen- sions. Ils se sont, dans l'ensemble, trop attardés au rituel des prêtres vaudou de la capitale d'Haïti — prêtres cita- dins, imaginatifs et raffinés — ainsi qu'au spectacle des possessions — vraies ou simulées — qu'on leur offrait.

Et pourtant, des Haïtiens cultivés préviennent qu'on n'embrasse ainsi qu'une facette d'un phénomène plus complexe. De ces mises en garde répétées je ne citerai que celle de Kléber Georges-Jacob. Elle date de 1946 : « Il ne serait pas inutile d'en appeler à la circonspection des lecteurs sur les conclusions de ceux-là qui étudient cette religion uniquement chez les houngans... et sous les tonnelles. Quant au phénomène de possession qui s'y manifeste chez la plupart des pratiquants du culte vo- dou*, nos théoriciens risquent fort de faire casse-cou en bâtissant leurs conclusions générales sur les données fournies par des adeptes en état de transe » (10,127).

D'où vient donc que les auteurs ne sont, pour la plu- part, pas descendus au fond de l'inconnu vaudou ? Ceux qui étaient le plus à même d'en parler, les Haïtiens cultivés, ont préféré se taire, jeter le pudique manteau de Noé sur le tableau d'ensemble dont certaines parties leur paraissaient honteuses. L'intelligentsia d'Haïti souffre à ce sujet d'un grand complexe.

De ce fait, le menu peuple s'est caché. Il s'est camou- flé, soustrait aux regards des gens riches et instruits des villes et surtout à ceux des Blancs, chercheurs ou mis- sionnaires. Un prêtre français fait irruption, un jour, aux Anglais, dans le Sud, dans une réunion rurale vau- dou. Dès qu'on le voit s'approcher un chant s'élève, ce qu'on appelle en créole un chanter-point, de dissuasion et d'alerte :

Vous me voyez, vous ne me connaissez pas, Vous me voyez comme ça, vous ne me connaissez pas, ô. Embrassez cet homme, mais faites attention à ses dents !

Cet air prenant, à l'adresse tant de l'importun que des * Autre graphie de Vaudou, du dahoméen vodu.

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assistants, ne ralentit pas l'ardeur de notre Français. Il s'avance gaillardement, fend la foule. Mal lui en prend. Il fait nuit. Dix faces noires se pressent autour de lui. La bousculade manque l'étouffer. Un des adeptes, sur- excité, entend même le frapper de sa machette, lève haut son arme, l'abat. L'un des vaudouisants qui agrippent le prêtre prend le coup : il a le poignet tranché. Cri, tu- multe, panique : tout le monde se sauve dans les four- rés, tandis que le blessé perd son sang en abondance. On s'avise enfin de poser un garrot. Et l'on s'empresse aussi d'apposer les scellés de la discrétion sur cette déplorable affaire. Gé ouè, bouche paix :« Ce que les yeux ont vu, la bouche le tait. » Chacun se tient coi et fait le mort. Mais la cérémonie est terminée.

Cet incident date de 1908. Il s'agissait certainement d'un vaudou familial. Je ne crois pas qu'à l'heure ac- tuelle les cérémonies rurales soient tellement plus ouver- tes. Chaque famille étendue constitue sa propre cellule autonome, elle forme une gens. On sait que ce terme dé- signait, dans la Rome antique, un groupe de personnes liées par le culte des mêmes ancêtres. La gens haïtienne a aussi plusieurs ancêtres communs ou réputés tels, qui la regroupent pour le culte et l'hommage : ce sont les loas divinisés. La formule des dieux pénates reste secrète et ne se révèle pas aux autres familles. Du coup, chaque grande famille a son petit vaudou, chaque village son vaudou plus large et chaque région totalise ces vaudous, qui s'additionnent sans se confondre.

Le vaudou haïtien fait donc penser à une poupée russe, féconde comme Mère Gigogne. Cette dame, on le sait, abrite sous ses vastes jupes une foule d'enfants. De même, les micro-vaudous forment le grand Vaudou, ex- trêmement divers. Cette variété, nous l'avons dit, pro- vient d'une ossature essentiellement familiale et rurale.

Il est temps maintenant de proposer une définition du vaudou ainsi reconnu, restitué à sa véritable identité paysanne. Il a ses cousins aux Antilles et dans les Améri- ques noires du continent. Mais il se rencontre d'abord en Haïti, qui en est La Mecque. Il descend, en partie, du polythéisme du Dahomey côtier, mais ne se confond pas

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avec lui. On s'étonne dès lors que, par abus de langage, un cinéaste ait pu, récemment, intituler Vaudou un film documentaire — au reste fort discuté — sur le rituel ani- miste du Dahomey. Le vaudou appartient en propre à la république noire d'Haïti, limitrophe de la République dominicaine, blanche ou métissée — toutes deux parties de l'île d'Haïti, sur le pourtour de la mer des Caraïbes. Ne confondons surtout pas Haïti, le Haut Pays, les High- lands, avec Tahiti : les Haïtiens, amis de la France, se vexent à juste titre de cette méprise, que même l'admi- nistration des P.T.T. commet ; j'ai eu là-bas du courrier qui m'a été acheminé après un crochet par Papeete !

C'est là, sous le régime colonial de l'esclavage, que se forme le vaudou, dans le contact entre la culture des planteurs français, catholiques dans l'ensemble, et celle des esclaves, païens à l'origine. Une fusion se fait, un mélange. Principalement un mélange au niveau reli- gieux entre les esprits dahoméens — les vodoun — et afri- cains, d'une part, et les saints catholiques, de l'autre. Les esclaves et les Haïtiens, leurs descendants, ont adopté la religion catholique. Mal évangélisés, ils la professent ce- pendant de bonne foi.

« Je suis un catholique franc, un catholique rouge, proteste tout un chacun. »

En définitive, le vaudou est, en Haïti, le culte des es- prits africains ancestraux, mêlé à un catholicisme très extérieur. Il se présente avant tout comme une religion de la famille.

Il est possible de qualifier ce culte de religion, surtout dans la pratique des campagnes. L'Haïtien y prie Dieu et ses dieux. Incompatibilité ? Peut-être. Mais l'Haïtien n'a pas l'esprit géométrique. De plus, contrairement au Français, il préfère s'adresser aux saints plutôt qu'à Dieu lui-même, le Grand Maître. Ceux-ci lui semblent plus proches de lui, plus familiers, plus accessibles aussi.

N'oublions pas que l'Haïtien est, dans la majorité des cas, un paysan, vêtu d'une sorte de treillis bleu plus ou moins déchiré, proche de la nature. Ce n'est pas un no- table à col blanc. Il s'écrie comme George Sand, la bonne dame de Nohant, paysanne avec les paysans d'un

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Berry réputé encore de nos jours fort superstitieux : « 0 mes dieux lares ! Vous voilà tels que je vous ai laissés !... Poudreuses idoles, qui vîtes passer à vos pieds le berceau de mes pères et le mien, et celui de mes enfants ; vous qui vîtes le cercueil des uns et qui verrez sortir celui des autres ; salut, ô protecteurs..., dieux amis que j'ai appe- lés avec des larmes du fond des lointaines contrées, du sein des orageuses passions. »

Les vieux paysans d'Europe ont toujours peur de quelque chose, crainte diffuse qui tient sans doute à l'in- sécurité du temps et des marchés. Le paysan haïtien, pour des raisons plus évidentes encore, a lui aussi peur de la nature, de la sécheresse, des tremblements de terre, des ouragans — si joliment baptisés pourtant de noms de femme par les Américains : Hazel, Flora, Cléo, Inez —, du garde champêtre, du voisin envieux, du spéculateur en denrées et de ses balances truquées, de la chute des cours du café, de la canne à sucre ou du cacao, de la mode qui passe : « Fais de la banane ! » et il n'y a plus de débouché pour la banane ; « Fais donc du café ! » et le cours du café s'effondre.

Qu'on ne s'étonne donc point ! Las de prier ses dieux, le paysan haïtien en colère s'avise alors de leur faire violence, de les bousculer, de les prendre à la gorge. De la religion qui supplie on passe insensible- ment à la magie qui contraint, et, de là, par une pente naturelle, aux imprécations de la magie noire.

L'évolution se comprend, même si elle se heurte à la morale. Le vaudou, comme un coquillage, complète alors son enveloppe. Il sécrète trois couches : la reli- gion, la magie, plus superstitieuse que maléfique, la sorcellerie, totalement maléfique.

Chose curieuse, la religion vaudou s'inspire fort des croyances et pratiques africaines, mais la magie vaudou s'inspire plutôt de la magie française, elle-même tribu- taire d'une longue tradition européenne ou même in- do-européenne, dont le pèlerinage aux sources amène jusqu'en Asie.

J'ai, dans d'autres ouvrages, suffisamment expliqué la part religieuse du vaudou. Dans le présent volume, je

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voudrais maintenant parler surtout de la magie greffée sur ce même vaudou. Et, d'entrée de jeu, je me hasarde- rai à dire que les Haïtiens ont pris des colons français des XVII et VIII siècles ce qu'ils avaient de mal, aux yeux sévères de la morale du moins : leur magie. Bien sûr, je ne prétendrai pas que les Français ont, seuls, initié les Haïtiens à la magie. Cependant, ils les y ont initiés, c'est certain, comme on le verra, et, du moins, ils ont réactivé ce qui somnolait de tendance magique au cœur des Haï- tiens. Un legs colonial, un cadeau empoisonné que les maîtres blancs ont fait à leurs esclaves et à leurs fils.

On serait bien naïf, en effet, de croire que les colons français de Saint-Domingue, devenue depuis Haïti, étaient la fine fleur de la France. Il se trouve parmi eux sans doute des gentilshommes de bonne naissance ou d'honnêtes émigrants. Mais la lie ne fait pas non plus défaut : pauvres hères, extraits de quelque cour des Mi- racles, déserteurs de régiments, contrebandiers, faux sauniers, galériens évadés ou déportés dans l'île — comme déjà les criminels espagnols sous Christophe Co- lomb et plus tard les convicts d'Amérique du Nord ou de l'Australie. Et encore, catins de la Salpêtrière, gourgan- dines, nymphes et gaupes, sans oublier les flibustiers, boucaniers et aventuriers de tous poils, basés à la Tortue ou sur les rivages de la Grande-Terre. En somme, un peuplement de style guyanais plutôt que canadien.

En particulier, une institution, la Compagnie des îles de l'Amérique, créée en 1626, remplacée en 1664 par celle des Indes occidentales, racole, par centaines, sur les quais et les ponts de Paris, chômeurs et vagabonds, qui signent un contrat de servitude de trois ans en échange de leur passage gratuit à Saint-Domingue. Ces « enga- gés », ou « trente-six-mois », forment le premier carré d'esclaves blancs. En 1685, on en trouve cinq cents dans le seul quartier de Limonade. Un navire en débarque parfois jusqu'à deux cents.

L'introduction de la main-d'œuvre noire pour la dure culture de la canne à sucre et de l'indigo vaut une pro- motion à ces malheureux : ils encadrent désormais, comme chefs d'atelier, les esclaves nègres amenés d'Afri-

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que. Les voilà en contact direct et permanent avec le Noir. ... Tout ce joli monde français a plus d'un tour dans

son sac et fait penser à Notre-Dame de Paris du père Hugo. Ni le merveilleux du folklore ni la magie ne lui sont étrangers.

Même les bons paysans venus d'Anjou, du Poitou, de Bretagne, de Normandie pour cultiver la riche terre tro- picale ne manquent pas, contiguës à leur catholicisme populaire, de pratiques et de connaissances superstitieu- ses. Les nobles, à leur tour, ne sont pas sans user de ma- nèges douteux ; des noms de l'époque le laissent enten- dre : la Montespan, le Régent, la Pompadour, cliente du fameux comte de Saint-Germain et d'une sorcière, Mme Bontemps.

Les esclaves de grande case, attachés au service per- sonnel des petits et grands colons, découvrent, éberlués, que leurs maîtres catholiques recourent parfois, dans le secret de la maison, à des procédés magiques. Ils racon- tent ces découvertes à leurs compagnons d'infortune. Il s'ensuit toute une floraison de proverbes piquants qui passent à la tradition. Les Haïtiens les connaissent encore fort bien au- jourd'hui et les dédient maintenant aux saintes nitou- ches de leur voisinage, cultivateurs d'aspect honnête, travaillés, au-dedans, d'intentions tortueuses. Citons quelques-unes de ces sentences, en regrettant de ne pou- voir garder, pour les gourmands de fruits créoles, toute la saveur originelle.

Comparaisons animales d'abord. « La couleuvre prend du poids dans sa cachette » ; « Les ortolans pa- raissent bien beaux quand on les voit voler, mais il fau- drait savoir combien de plombs leur corps a pris ».

Cruelles comparaisons féminines ensuite. « Une robe de soie va bien au beau sexe, mais elle ne couvre pas toujours bien un jupon sale » ; « Toutes les femmes bien habillées sont belles, mais c'est de grand matin, au saut du lit, qu'il faut les apprécier » ; « Combien de femmes portent des châles autour du cou pour cacher leurs pé- chés ! »

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Non, il ne faut pas se fier aux apparences. « Les écail- les du poisson ne sont pas de l'argent » ; « Un gros nombril n'est pas une montre » ; « Le perroquet parle, mais ce n'est pas un homme pour autant » ; « Les crot- tes de bique ne sont pas des pilules » ; « Egrener le cha- pelet ne dit pas que vous ayez la foi ». C'est entendu : l'habit ne fait pas le moine. Les métropolitains ont ainsi transmis aux Noirs dé-

portés d'Afrique maintes recettes superstitieuses. Ils ont brassé la pâte populaire avec leur levain. Leur prestige était grand auprès d'hommes simples et vaincus, puisque asservis : ils les ont influencés. Aussi bien, la pâte a levé, gonflé.

Aujourd'hui, nous pouvons penser que la magie haï- tienne, la magie vaudou, est de souche française. Sur l'arbre haïtien, la greffe magique a pris. Quand on re- garde de près les caractéristiques du rejeton, on éprouve une impression de familiarité et d'affinité.

Deux conséquences semblent en découler. Je les es- quisse déjà pour indiquer ce qui est en partie l'enjeu de notre essai illustré.

Tout d'abord, les contes que nous lisons encore avec plaisir, ceux de Perrault, de Grimm, de Lewis Carroll, pourraient très bien n'être pas simplement des contes de fées, des récits de nourrice, mais se référer à des élé- ments réels dont, aux temps modernes, nous avons perdu la trace.

Secondement, ces souvenirs, qui apparaissent fort ai- mables mais fantasmagoriques à nos esprits marqués par la technique, nous allons les rechercher dans les pa- ges des livres d'enfants ou dans la littérature magique. Ces exégèses de textes anciens font le bonheur de nos mass média — galaxie Gutenberg comme galaxie Mar- coni. Le dessèchement amené par la vie moderne, la dés- humanisation poussent l'homme-machine, en compen- sation, dans la voie de l'irrationnel, de l'hermétisme, de l'occultisme.

Eh bien ! Alice au pays des merveilles existe peut-être de nos jours. Elle vivrait en Haïti. On peut essayer de la rencontrer, de la décrire, de la suivre dans la gamme de

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ses prodigieuses aventures. Non plus cette fois à coups de subtiles interprétations de faits archaïques, mais par une approche fidèle de phénomènes contemporains, dé- gagés des brumes de l'histoire.

Par ses traits latino-américains, dus en particulier à la culture française, le vaudou peut ainsi nous servir de machine à remonter le temps, notre propre temps du Moyen Age, de l'Ancien Régime, de la France des rois. Ce n'est pas que la magie vaudou soit identique en tous points à l'ancienne magie française, mais elle s'en ins- pire largement. Et l'on va souvent chercher bien loin dans des livres poussiéreux ce qui se vit aujourd'hui en Haïti.

Qu'on me comprenne bien. Je n'ai pas la prétention de ne présenter que des fait avérés. Les histoires surna- turelles sont le pain quotidien de l'Haïtien. La difficulté consiste à trouver des témoins dont l'esprit critique confère à ces histoires un premier label d'authenticité. Mes efforts se sont aiguillés dans cette direction.

Tout de même, les observations que je soumets au lec- teur attentif n'ont pas subi l'épreuve d une mesure stric- tement scientifique. La masse de ces faits pose cepen- dant, par sa densité, un problème que j'expose et que d'autres observateurs, mieux armés, pourront s'achar- ner à vérifier. Le contrôle, à vrai dire, s'annonce diffi- cile : les procès-verbaux des gendarmes, les rapports cir- constanciés de police judiciaire font généralement défaut au curieux ; les archives des juges, l'appareil cli- nique des médecins, la plupart du temps, manquent aussi. Il faudrait rassembler toutes ces pièces... Le lec- teur moyen, désireux seulement d'un moment de dé- tente, prendra son plaisir par les anecdotes racontées.

Tant qu-histoire-a ap' marché, tant qu' li vin' pi belle, m'écrit un Haïtien, conscient de la capacité de fiction et de fabulation comme de la crédulité de ses compatrio- tes. Je m'empresse de traduire : « Tant que l'histoire marche, elle ne fait que croître et embellir. » Certes, le campagnard haïtien (et même le citadin) vit de merveil- leux, vit dans le merveilleux, dans l'univers de la totalité. Il ne fait pas suffisamment la coupure entre le possible et

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l'impossible, le réel et l'imaginaire.. Il étanche à bon compte sa soif de surnaturel. Il baigne, à la lettre, dans le fantastique.

J'admets volontiers toute cette mythologie, toute cette poésie du grand enfant noir d'Haïti. Il est difficile pour- tant de nier toute réalité aux cas sélectionnés que je pro- pose. Comment chiffrer ce résidu apparemment incom- pressible de vérité ? Je ne sais. Mais ce résidu suffit à piquer notre curiosité. On peut dissiper les illusions, mais un noyau dur résiste. C'est lui qui fait problème, exerce la sagacité, justifie notre attention.

Cela dit, je tenterai de noter l'impact de la magie française sur la magie du vaudou. Les différents chapi- tres s'inspirent de personnages clefs, symboles des prin- cipaux types d'influence de la France mythologique sur Saint-Domingue puis sur Haïti.

Tout au long de cette galerie de portraits de pères blancs du vaudou, nous passerons ainsi, en crescendo, de la magie simple jusqu'aux sommets de la sorcellerie. Je souhaite à l'amateur de sortir hardiment des sentiers battus de la banalité quotidienne, et, tel le héros Thésée muni du fil d'Ariane, de parcourir sans peur les étapes du Labyrinthe.

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I

LES TEMPLIERS

Figure de proue de ce chapitre, les Templiers ont en- traîné les Haïtiens dans leur sillage. Ils sont parmi les premiers responsables de la conception magique que les adeptes du vaudou se sont faite du catholicisme, élément de leurs croyances.

En gros, disons que les Templiers se sont conduits en Haïti comme des marchands du Temple, des bradeurs de sacrements, des complices des idoles, de parfaits dis- ciples enfin de Simon le Magicien. On connaît cet homme : dans les Actes des Apôtres, il est relaté qu'il avait voulu acheter les dons spirituels de Pierre et de Jean. Mais Pierre, premier pape, lui répondit verte- ment : « Périsse avec toi ton argent, puisque tu as cru pouvoir acquérir le don de Dieu à prix d'argent ! »

Les Templiers, on va le voir, n'eurent pas la fermeté des Apôtres avec les Haïtiens.

Mais qui sont donc ces Templiers dont nous parlons ? L'ordre du Temple, établi par Hugues de Payns en 1119 au temps des Croisades, n'a-t-il pas été supprimé en 1312 par Clément V ? Jacques Molay, dernier grand maître de cet ordre religieux et militaire, n'a-t-il pas été brûlé vif par Philippe le Bel, conseillé par Nogaret, comme l'apprennent tous les petits écoliers de France ?

Sans doute. Mais de même que l'on prétend que le trésor de ces chevaliers est toujours caché quelque part au château de Gisors, dans l'Eure, nos propres Tem- pliers prétendent que l'Ordre n'a jamais cessé d'exister

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dans la clandestinité et qu'eux en sont les membres au- thentiques, derniers maillons d'une chaîne continue.

A la faveur des troubles de la Révolution française, ils lèvent quelque peu le masque, publiant même, en 1825, un Manuel des chevaliers du Temple. On y apprend que l'Ordre a pour chef-lieu Paris, qu'il possède des succur- sales en Angleterre, avec le duc de Sussex, mais aussi, paraît-il, dans le monde entier. Il compte de grands prieurés au Japon, en Tartarie, au Congo, en Nigritie, au Monomotapa, royaume du Sud-Est africain... Les initiés se servent d'un rituel secret, le « Léviticon ». Ils affichent des sentiments chrétiens, mais professent dans leur for intérieur une autre doctrine.

Un prêtre célèbre, l'abbé Grégoire, rallié à la Consti- tution civile du clergé, plus tard évêque constitutionnel de Blois, ne se montre pas tendre, en dépit de sa margi- nalité, du moins dans ses écrits (11), pour les Templiers. De mœurs intègres, l'ecclésiastique les considère comme une secte où cherchent refuge les prêtres dévoyés. On trouve, en effet, parmi les derniers primats de l'Ordre, Fabré Palaprat, prêtre jureur du diocèse d'Albi, peut-être sacré évêque en coulisse, qui prônait un nou- veau dogme, à la fois déiste et panthéiste, et tenait pour le mariage des clercs.

Arnal, ancien curé de Pontoise, l'abbé Lacossey, le chanoine Clouet, Mauviel, évêque constitutionnel de Saint-Domingue, avaient précédé ledit Fabré Palaprat à la tête de l'Ordre. Ce dernier en est le chef de 1804 à 1830 environ, continue d'attirer sous la houlette du Temple un noyau de prêtres catholiques douteux, qu'il dépêche sur Haïti, nouvel Etat noir dépourvu de clergé. Nous retrouverons plus tard ces curieux émissaires apostoliques.

A la vérité, quand on remonte un peu dans l'histoire, c'est-à-dire avant la proclamation de l'indépendance d'Haïti (1 janvier 1804), on s'aperçoit d'ores et déjà que les Noirs de Saint-Domingue n'avaient pas été telle- ment gâtés en ce qui concerne la valeur du clergé qui leur était affecté. Les séculiers y arrivent trop souvent à la suite de difficultés avec leur diocèse d'origine en mé-

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tropole ou sont, simplement, d'anciens religieux sortis du cloître, sécularisés après quelque scandale. Je passe- rais sur une débauche peu en accord cependant avec le célibat promis si ces dérèglements n'en amenaient plu- sieurs à glisser dans la simonie. Un curé de Léogâne, par exemple, accroît son casuel en baptisant à plusieurs reprises les esclaves — jusqu'à sept ou huit fois —, perce- vant à chaque passage une rétribution pour ses fredai- nes.

Un voyageur, le baron Wimpffen, va jusqu'à déclarer que les ordres religieux ne valent pas mieux que ces prê- tres de rencontre, apostats ou libertins. Il écrit en effet en 1789 : « Rien de moins régulier que le clergé régulier (c'est-à-dire les moines, au sens large) de Saint-Domin- gue » (27). Au regard des historiens, il semble que cet observateur n'ait enregistré dans ses souvenirs qu'une impression partielle, comme il arrive souvent aux visi- teurs qui ne font que passer dans un pays exotique. Car- mes, capucins, dominicains (les Jacobins d'alors) et sur- tout jésuites sont, dans l'ensemble, appréciés tout autre- ment par les chroniqueurs de la colonie. Peu nombreux, ne suffisant pas à la tâche, confrontés à un climat dévo- rant, minés par l'anémie, l'eau polluée par les indigote- ries, le paludisme, décimés par le mal de Siam (entendez la fièvre jaune), ces religieux ont eu l'héroïsme de vivre et de travailler dans un pays tropical sans hygiène, en butte bien souvent, quand ils voulaient s'occuper des es- claves, à l'hostilité des colons ou des gérants d'habita- tion, peu soucieux d'une évangélisation à terme libéra- trice. On conçoit d'ailleurs qu'ils étaient mal armés pour catéchiser en profondeur des néophytes baptisés d'office qui, dès lors, gardaient leur polythéisme africain sous un léger vernis chrétien.

A l'Indépendance, la plupart des prêtres catholiques quittent le pays. Dans le nord d'Haïti cependant, deux capucins au moins s'accrochent. En 1806, à la mort du féroce empereur Dessalines, assassiné par ses sujets, Christophe se taille un royaume indépendant du Sud, élève, dans le style Louis XV, le palais Sans-Souci, bâtit, au sommet d'une montagne, contre un retour éventuel

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des Français, la formidable citadelle Laferrière — hui- tième merveille du monde, selon Lindbergh — sur les plans d'Henri Barré, ingénieur haïtien.

Le roi, ami de l'apparat, veut s'attacher les services d'un des capucins restés sur place dans la tourmente. Corneille Brelle accepte de recevoir de la main du mo- narque les titres aussi fictifs que pompeux de préfet apostolique et d'archevêque. En quoi le moine se montre complaisant et templier avant la lettre. Le 2 juin 1811, il préside, en sa qualité de « prélat », la cérémonie de couronnement du roi Henri I et de la reine Ma- rie-Louise. Christophe porte une couronne d'or et tient à la dextre un sceptre incrusté de pierres précieuses.

L'archevêque de comédie, qu'on disait, faussement, sacré par l'évêque de Palerme, avec le consentement du Saint-Siège, exerce encore six ans ses fonctions usurpées. Le fantoche se comporte en parfait clerc constitutionnel, moule son attitude sur la politique du roi, dont il est grand aumônier. En 1817, il est victime de son vicaire, Jean de Dieu Gonzalez. Dévoré d'ambition, celui-ci in- triguait auprès du roi. Brelle est alors jeté dans une ou- bliette de la citadelle et y meurt de faim. Gonzalez lui succède. Il se montre coopératif. La place est bonne. La vie va son train.

En 1820 cependant se place un incident de taille, véri- table coup de théâtre. Pour le 15 Août, le roi a l'habi- tude de se rendre, de son palais de Sans-Souci à Milot, au Cap, sa capitale, à quelques quatre lieues de là, pour y assister à la messe de la Vierge, patronne de la pa- roisse. Cette année-là il fait un caprice et décrète qu'on célébrera la fête en l'église de Limonade, localité sise à quatre lieues du Cap également, mais plus à l'est. Repré- sentations de sa cour. Il persiste :

« Si Madame la Vierge veut être fêtée cette année, elle se donnera la peine de me suivre à Limonade. »

Dès le 14 donc, le roi vient coucher dans son château de Bellevue-par-le-Roi, près de Limonade. Le 15, à huit heures, il est là, à l'église, entouré de ses courtisans, sur un siège dressé, dans le chœur, du côté de l'Evangile :

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A Haïti, les hommes ressuscitent et se transforment en zombis, les femmes-vampires viennent sucer le sang des enfants, les hommes volants, dignes successeurs des sorcières se déplaçant sur leur balai, voyagent plus rapidement qu'un avion ou se trouvent à plu- sieurs endroits à la fois. A Haïti, il y a aussi les Pères- savanes, les Sans-Poils, les bakas, les loas, les zobôps, les houngans, acteurs d'une sorcellerie tou- jours pourchassée et toujours triomphante. Jean Kerboull a vécu des années en « France noire » (c'est ainsi que Michelet appelait Haïti). Il a recueilli mille souvenirs écrits et oraux, lui-même témoin de scènes que la raison ne peut expliquer.

Un incomparable voyage dans la capitale mondiale de la magie et de la sorcellerie. Le Vaudou existe.

L'auteur, un prêtre missionnaire, l'a rencontré.

Couverture : photo Friedel-Rapho 7701 60.0203.4 ISBN 2.7144.1076.6

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