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Une méthode pratique pour les enseignants
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Lucia Canovi
Une tête bien faite
Manuel de Français Classe de Seconde
Les éditions du Phare
Conception graphique : Lucia Canovi @ Les éditions du Phare, 2007
Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine. […] Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage. (Michel de Montaigne)
5
AVANT-PROPOS
Ce livre répond avant tout à un besoin personnel : celui de ne plus
dilapider le temps devant une photocopieuse, celui aussi de donner aux
élèves le moyen de travailler sur un support solide et immuable, eux que
je vois farfouiller sans cesse à la recherche de photocopies sombrées au
fond d’un classeur ou d’un cartable…
Les failles des manuels de français actuels
Comme moi, beaucoup d’autres professeurs répugnent à utiliser les
manuels de français qui ont cours actuellement. Ceux-ci sont souvent
très colorés, mis en page de la manière la plus créative – mais leur
utilisation avec les élèves est problématique… Un collègue explique très
bien pourquoi :
Nous estimons, en prenant nos responsabilités, que les nouveaux manuels sont inutilisables parce que trop imbéciles, parce qu'ils bureaucratisent notre enseignement dans des séquences rigides et que lire des textes ne revient pas à se servir de bouts de textes, juxtaposés dans un joyeux zapping, qui servent de prétextes pour illustrer des machins plus ou moins savants, tels que l'énonciation, la pragmatique, etc. Où est la littérature dans tout cela ? Où sont les textes étudiés pour eux-mêmes, pour le sens et les valeurs
6
dont ils sont porteurs, pour les problèmes, de tout ordre, qu'ils posent.1
Jean-Paul Brighelli, l’auteur de La fabrique du crétin, confirme :
Les manuels d’aujourd’hui, loin d’être des objets de désir, sont des objets de répulsion pour les élèves. L’iconographie même est désormais décorative, ou pseudo-décorative, avec des questions sur les œuvres aussi absconses que celles qui pèsent sur les textes.2
Agnès Joste, enseignante de français en lycée, membre de l’association
Sauver les lettres, développe cette analyse :
Plus rien à apprendre maintenant en français : chronologie effacée, auteurs fantômes responsables de “ discours ” et de “ registres ”, œuvres éclatées ou négligées, méthode d’examen des textes flottante ou superficielle. Plus rien à comprendre non plus en français : sens des textes survolé ou dévoyé, flou des exercices d’entraînement, abandon de l’élève à ses seuls moyens : aide familiale, milieu privilégié. Plus de liberté à conquérir, plus de réflexion en français, mais une pensée canalisée par une “ récupération ” citoyenne moralisatrice, mais des exercices d’un formalisme creux et desséchant. Plus de littérature non plus en français : non qu’elle ait disparu, mais elle est méconnaissable, défigurée, noyée dans un océan d’écrits de qualité et d’intérêt inégaux, alors que, selon Georges Steiner, “ elle élève la parole au-dessus du discours ordinaire ”. Plus de sécurité en français : méthodes imprécises, exercices constamment nouveaux et mal définis, formes d’écriture qui laissent l’élève à nu. Plus de plaisir en français, de plaisir du sens et de la découverte des textes qui naissait en classe de leur étude approfondie, qu’on juge maintenant trop lente, comme si le temps n’était pas nécessaire à la compréhension, et aux progrès des élèves.3
1 Cité dans : Les nouveaux manuels de français (lycée) (http://www.sauv.net/anamanu2.htm) 2 Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2005, p. 111. 3 Agnès Joste, Les manuels de la réforme, une démonstration par l’exemple (http://www.sauv.net/anamanuA.htm)
7
Parmi leurs nombreux défauts, très bien recensés par Agnès Joste, les
manuels actuels ont à nos yeux quelques travers majeurs que nous
avons essayé d’éviter ici.
Première tare : dans les manuels de français contemporains, non
seulement Electre encourage son frère à tuer leur mère (ça, c’est
classique), mais un fils assassine son père alcoolique, un autre tue par
mégarde son frère et ça le fait rire, un cadavre vomit sa cervelle dans la
boue, une crotte de chien orne un canapé blanc, une femme allaite un
chien, etc. De plus, l’image qui est donnée de l’école n’est pas vraiment
celle qui pourrait encourager les élèves à bien faire : dans les extraits
d’œuvres choisis comme dans les exercices proposés, les bons élèves
apparaissent souvent comme des êtres tarés et bizarres qui suscitent la
méfiance de leurs professeurs comme de leurs camarades, et les
professeurs eux-mêmes ressemblent terriblement à des guignols. Pour
ceux qui auraient des doutes, voici deux preuves parmi tant d’autres :
Rédigez un portrait en action d'un élève particulièrement zélé. Votre texte appartiendra au registre satirique.4 "Elisabeth :"Bonjour, m'sieu, dites donc, en dissertation j'ai rien compris"/ Le prof :"Bah c'est pas grave, on va parler de tout ça, vous v'nez ?". (Au café) : Elisabeth : "Non, mais j'ai des idées, hein.". Le prof : "Au lieu de…". Elisabeth : "C'est pas ça le problème, j'sais pas comment les organiser, quoi." Le prof :"Au lieu d'appliquer une méthode, vous lirez un ou deux bouquins sur Freud, et puis voilà, les choses se font, euh, d'elles-mêmes. Non puis c'est pas la peine, d'euh, j'sais pas, d'continuer à parler de cette histoire de dissertation, euh, j'vous passerai des bouquins."5
4 Méthodes et Pratiques, Magnard, 2000, p. 66. Extrait cité par Agnès Joste. Manuels de seconde (http://www.sauv.net/anamanu1.htm) 5 Découpage, extrait du film Passe ton bac d'abord . Nathan Méthodes, 2000, p. 241-242. Cité par Agnès Joste, Manuels de seconde (http://www.sauv.net/anamanu1.htm)
8
Quant aux exercices sur la langue, d’une trivialité désespérante, il n’y a
pas de mot pour les caractériser adéquatement… L’exercice suivant,
prélevé dans un manuel de quatrième, donne une petite idée du
désastre :
Voici deux listes. L'une est composée de slogans incomplets. L'autre contient des noms d'entreprises, de marques ou de produits. a) Faites correspondre chaque slogan avec la marque qu'il vante. b) Relevez les slogans qui ont un support audiovisuel (ceux qui sont accompagnés d'une musique prononcée avec un accent...). Sans cet accompagnement sonore que reste-t-il au texte ? 1) Il fait trop chaud pour travailler,...... 2) Quand c'est trop, c'est..... 3) A la ......tout est possible. 4) ......,j'ai envie ! 5) Avec......je positive. 6) ... ...ce n'est pas pour les enfants. 7) Ca sert à quoi que...... se décarcasse ? 8) ......ne croyez pas que ça n'arrive qu'aux autres. 9) ......, un peu de douceur dans ce monde de brutes. 10) ...... c'est plus fort que toi ! 11) ......c'est fou ! 12) Just do it,...... 13) Fraîcheur de vivre, ...... 14) ....c'est fort en chocolat ! 15) Des pâtes, des pâtes, oui mais des ... a) Hollywood chewing-gum. b) Nestlé. c) Lindt. d) Géant. e)Panzani f) Tropico. g) Ducros. h) Perrier. i) Playstation. j) Sega. k) S.N.C.F. l) Nike. m) Pulco. n) Petit écoliers de Lu. o) Carrefour. b) Recherchez, dans des magazines ou des dépliants, une illustration pour au moins trois de ces slogans.6
Sans tomber dans un moralisme niais et sans saveur, on peut très bien
éviter le consumérisme trivial, le gore et le trash (du mauvais franglais
pour désigner ce qui n’est appétissant dans aucune langue), éviter aussi
6 Français 4ème Parcours méthodiques, Hachette Éducation, 1998, p.57. Cité par Massimi Pacifico dans Quand c’est trop… c’est TROPICO (http://www.sauv.net/tropico.htm)
9
la dévalorisation sournoise de l’école et du travail scolaire. C’est ce que
nous avons essayé de faire ici.
Autre faiblesse des manuels scolaires actuels - faiblesse délibérée, mais
qui n’en est pas moins une pour autant : les textes qu’ils offrent à
l’analyse n’ont bien souvent aucune espèce de valeur littéraire. Mallarmé
et San Antonio s’y mêlent dans un désordre qui n’est pas si joyeux que
ça… Conséquence inéluctable : les élèves s’imaginent que l’un ne vaut
pas davantage que l’autre. Or quand bien même, d’accord avec les
programmes officiels, on admettrait que l’essentiel, c’est d’étudier tel ou
tel objet d’étude ou telle ou telle figure de style et non telle ou telle
œuvre, qu’est-ce qui empêche de chercher les dits objets d’étude et les
dites figures de style dans des œuvres littéraires de qualité ?...
La littérature est un océan ; elle offre une infinie diversité ; l’amateur le
plus difficile y trouvera toujours de quoi réveiller ses neurones blasés : il
n’y a nul besoin d’aller pêcher les objets d’étude et autres « indices de
l’énonciation » dans des articles de journaux périssables, des notices
d’aspirateur ne présentant aucune espèce d’intérêt en l’absence d’un
quelconque aspirateur, ou des publicités plus ou moins ragoûtantes. À ce
sujet, l’analyse que fait Agnès Joste du manuel Nathan a valeur
d’exemple :
Dans le Nathan T., le groupement “ Susciter la critique ” va des Regrets aux Caractères, puis dans l’ordre à un article de L’Equipe, à un extrait de Michelet, un autre de Proust, puis on a des représentations officielles de grands personnages, tableaux ou photographies. Que va retenir l’élève, sinon que tout se vaut, que les dates n’ont aucune importance, que le destin de Maradona vaut plus que celui de De Gaulle (le premier a un texte et une photo, le second seulement une photo), et qu’après tout puisque L’Equipe est plus facile à lire que Proust, mieux vaut s’en tenir au premier. S’il a la curiosité de consulter l’index des auteurs du Bréal FS. en s’intéressant par exemple à ceux qui ont un seul texte en référence, il saura qu’Uderzo a autant d’importance que Valéry,
10
Vigny ou Vallès, Bobby Lapointe que La Rochefoucauld ou Rousseau7
Jugeant qu’un manuel de français peut fort bien faire l’économie
d’Uderzo et de Lapointe, mais qu’il ne peut se passer de La Fontaine ou
Hugo sans dommage, je n’ai laissé entrer dans ce manuel-ci que de la
littérature communément reconnue comme telle.
Troisième défaut majeur des manuels scolaires actuels : les exercices
qu’ils proposent se suivent sans jamais se ressembler. Tout change, rien
ne se répète. On pourrait penser que c’est un atout, que la diversité est
une vertu en soi, qu’elle rend le travail moins lassant, plus divertissant -
mais pour les élèves, des exercices hétérogènes impliquent qu’ils doivent
chaque fois repartir à zéro : chaque exercice nouveau demande d’en
saisir le libellé, et l’énergie qui est dépensée à comprendre la consigne
ne l’est pas à faire l’exercice lui-même. Cette diversité a une autre
conséquence plus grave : les élèves ne peuvent pas constater leurs
progrès, s’ils en font ; ne faisant jamais d’exercices similaires, ils n’ont
pas de repères qui leur permettent de se situer par rapport à eux-
mêmes. Enfin, et c’est certainement le point le plus gênant, la diversité
trop marquée des exercices et des épreuves entrave le processus
d’apprentissage. Comment trace-t-on un chemin dans un champ de
blé ?... Non en le sillonnant en tous sens, mais en suivant toujours le
même itinéraire, en passant et repassant sans cesse par les mêmes
lieux. Les chemins de l’esprit se forment de la même manière ; c’est un
principe général, une loi universelle et immuable qu’il n’y a aucun moyen
de contourner. Il peut bien y avoir répétition sans apprentissage (c’est ce
qu’on appelle la routine), mais il n’y a pas d’apprentissage sans
7 Agnès Joste, Les manuels de la réforme, une démonstration par l’exemple (http://www.sauv.net/anamanuA.htm)
11
répétition. Le philosophe Jean-François Revel le dit très justement : « On
ne peut apprendre que ce qu’on peut répéter ». C’est en faisant des
gammes qu’on apprend le piano, et c’est en envoyant mille fois le même
ballon dans le même panier, jusqu’à ce que le geste soit parfaitement
maîtrisé, qu’on apprend à jouer au basket : tout apprentissage nécessite
un processus répétitif. Dans ce livre-ci, nous avons donc privilégié les
exercices récurrents et réguliers : des exercices calibrés, uniformisés, qui
rassurent les élèves et leur facilitent la tâche. Ainsi les dictées sont
toutes du même auteur et à peu de choses près de la même longueur ;
idem pour les textes des exercices d’accentuation et de ponctuation.
Autre faille, et non des moindres : les manuels de français actuels sont
encombrés de termes indigestes qui en rendent la lecture excessivement
pénible pour les enseignants - alors pour les élèves, n’en parlons même
pas…
Les auteurs de manuels s’appuient sur des mots techniques d’un tel pédantisme, notamment en français, pour expliquer le moindre texte, ou la moindre image, que la noyade paraît assurée pour un grand nombre d’élèves.8 Quant aux dimensions existentielle, éthique, psychologique ou philosophique de la littérature, elles ont cédé le pas à la situation d’énonciation et à l'appartenance générique et /ou typologique des énoncés. Etape par étape, l'enseignement de la langue à l'école a donc été méthodiquement verrouillé : dès le plus jeune âge, on y acquiert de dérisoires compétences en linguistique qui débouchent, par excès d'abstraction, au pire sur la confusion, au mieux sur un pur étiquetage. Pour ce qui est de la couleur, de la saveur et de la valeur des textes, elles ont définitivement succombé sous l'amphigouri pseudo-linguistique. Pauvres gosses !9
8 Christine Champion, La désinformation par l’éducation nationale, Editions du Rocher, 2005. 9 Mireille Grange, L’énonciation illocutoire ou Diafoirus ressuscité (http://www.sauv.net/illocutoire.php)
12
Sous la férule des didacticiens, la pédagogie est redevenue un pédantisme. Ce qui était autrefois « anthologies » s’est mué en « manuels » encombrés d’un vocabulaire abscons auquel parents et élèves ne comprennent goutte – c’est un critère de choix comme un autre. Hors du prof, point de salut – et pour le prof, hors du « livre du maître », point de salut non plus. Les manuels de littérature devraient se lire comme des romans. SI la didactique était en rien concevable, elle s’énoncerait aisément. […] Les néo-pédagogues ont décodé et encodé à mort. D’où la nécessité du technicien – le prof – pour comprendre. D’où la nécessité pour le technicien d’un manuel pour comprendre le manuel.10
Le professeur qui suit un de ces manuels a la tâche ingrate de gaver ses
élèves avec un jargon tarabiscoté et obscur, alors même que ceux-ci ne
maîtrisent pas la langue ordinaire… Situation paradoxale d’un maçon qui
doit ajouter mille girouettes décoratives au toit d’une maison dont les
fondations n’ont pas encore été posées. La faute en revient d’ailleurs
plus aux programmes scolaires eux-mêmes qu’aux auteurs de manuel,
qui se contentent (mais c’est déjà trop) de suivre les instructions
officielles :
Les nouveaux programmes de français au lycée sont proprement inédits : on n’y trouve aucun nom d’écrivain ni d’œuvre, désormais remplacés par des « objets d’étude » dernier cri qui répondent très bien à leur appellation, reposant sur des notions purement descriptives excluant l’entrée dans l’univers des œuvres, réduites à de tristes échantillons de catalogues de formes. […] Depuis sept ans, experts et inspecteurs généraux s’acharnent donc à refonder la discipline, c’est-à-dire à la vider en partie de ses contenus littéraires et de son sens pour la transformer en « objet ». Tronçonnée en petits « contenus objectivables » tirés de travaux universitaires et perfusés de force dans l’univers scolaire, la littérature revisitée de la réforme préserve les élèves du « ghetto culturel » de la « littérature pure » : on est enfin sorti de l’âge du sens et de l’art pour entrer dans la belle ère industrielle du « fonctionnement » et de la « production ».11
10 Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2005, p. 115. 11 Un collectif d’enseignants en colère, Les programmes scolaires au piquet, Éditions Textuel, 2006, p. 83-84.
13
Mais, objectera-t-on peut-être, ne faut-il pas suivre à tout prix le
programme, même s’il est idiot ? Jean Guitton a répondu à cette
question :
Les programmes, ce sont des routes magnifiques et bien asphaltées où passent les carrosses officiels. Rien n’empêche de prendre des chemins de traverse, si vous les pensez préférables. On vous jugera toujours sur les résultats obtenus. Au reste, les programmes ne sont jamais si impératifs ; ils sont des « programmes » : chacun peut s’y tailler sa belle part, et rien n’empêche de se la bien tailler.12
Evidemment, depuis Jean Guitton, les choses ont bien changé. Les
routes magnifiques et bien asphaltées sont devenues des labyrinthes de
ronce, et les enseignants ne sont plus jugés sur les résultats obtenus
mais sur la méthode suivie.
Mais, objectera-t-on encore, ne faut-il pas du moins préparer les élèves
au bac – ce bac conforme aux instructions officielles ?... Oui, il le faut.
C’est pourquoi dans ce manuel, on trouvera un compromis entre ce qui
est bon pour les élèves au long terme (les fondations de la maison) et ce
qui est utile pour eux au court terme (la préparation au baccalauréat).
Les choix pédagogiques de ce manuel
Ce manuel comporte quatre parties : Vocabulaire, Haute langue orale,
Haute langue écrite, Le texte littéraire à l’étude. Nous allons voir les
raisons d’être de ces parties dans l’ordre où elles se présentent à la
lecture.
12Jean Guitton, Nouvel art de penser, Aubier,
14
Vocabulaire
Que les élèves de lycée manquent de vocabulaire n’est un secret pour
personne. C’est d’ailleurs l’un des manques qui grèvent le plus
lourdement leurs études : comment pourraient-ils commenter finement
un poème dont ils n’ont saisi que quelques bribes ? Expliquer en Histoire
un document dont ils n’ont compris que 30% des mots ? Résoudre un
problème de Mathématiques dont le libellé leur reste opaque ?... Et ce
n’est pas seulement leurs études présentes et à venir qui sont
compromises ou même sabotées par ce manque, c’est aussi et plus
généralement leur capacité à penser, car il est tout aussi impossible de
réfléchir lorsqu’on ne dispose pas des mots nécessaires à cet effet, que
de réaliser une tarte aux fraises lorsqu’on ne dispose ni de farine, ni
d’œufs, ni de fraises.
On sait que le langage n’est pas seulement le véhicule de la pensée. Il en est la trame et l’indispensable formateur.13 La langue est la mère, non la fille, de la pensée.14
On a souvent dit que le langage est le propre de l’homme : la
méconnaissance de leur propre langue exile les jeunes de leur dignité de
roseau pensant, c’est-à-dire d’être humain ; elle les enferme dans une
éternelle enfance.
Lorsqu’on tire toutes les conclusions qui s’imposent de ce constat
affligeant, on prend conscience que les instructions officielles font une
place tout à fait insuffisante à l’apprentissage du vocabulaire au lycée.
On ne peut pas combler un vide abyssal en jetant négligemment
13 Christine Champion, La désinformation par l’éducation nationale, Editions du Rocher, 2005 14 Karl Kraus, Aphorismes
15
quelques termes nouveaux et leurs définitions lors d’un cours centré sur
un tout autre sujet ; si l’on veut réellement aider les élèves à enrichir et
préciser leur vocabulaire, il est nécessaire de mettre le lexique au centre
du processus d’apprentissage (style pédagogiquement correct),
autrement dit de faire apprendre aux élèves du vocabulaire d’une
manière explicite, régulière, systématique.
Ceci acquis, deux questions se posent.
Faut-il faire apprendre aux élèves une grande quantité de mots, et courir
le risque qu’ils les oublient aussi vite qu’ils les ont appris, ou un petit
nombre de mots seulement, en prenant le temps de le leur faire
assimiler durablement par des exercices, des explications détaillées, des
contrôles, des reprises ?...
On sait que les élèves des années cinquante savaient infiniment mieux
lire et écrire que ceux d’aujourd’hui – cependant ils n’avaient pas, dit-on,
une « culture générale » aussi étendue : ceci compenserait cela. Mais
que vaut la culture générale d’un individu qui n’est pas capable de
déchiffrer un texte sans faire d’erreur ou d’exprimer clairement sa
pensée par écrit - ou qui est même incapable de penser tout court ? Un
petit savoir bien solide vaut mieux, vaut infiniment mieux, qu’un grand
savoir aux pieds d’argile, car lorsqu’on sait bien ce que l’on sait, on peut
prendre appui sur cette base pour s’élancer vers de nouvelles
connaissances. Un savoir parfaitement maîtrisé pave la route à d’autres
apprentissages, tandis qu’un savoir approximatif et vacillant décourage
par la désagréable sensation de flou qui l’accompagne – ainsi que par
l’illusion de déjà su qu’il traîne à sa suite : lorsqu’on sait mal on croit
savoir, ce qui fait qu’on n’est pas motivé pour (re)apprendre. Suite à
toutes ces considérations, on a opté pour l’étude approfondie d’un
vocabulaire peu étendu.
Une question nettement plus cruciale reste à résoudre : quel vocabulaire
doit-on faire apprendre en priorité aux élèves ?... Entre tant de mots
16
indispensables qu’ils ignorent, le choix paraît difficile, voire cornélien.
Nous avons décidé de mettre l’accent sur le vocabulaire qui aide les
élèves à se construire une personnalité d’élève au plein sens du terme –
car, comme le dit le professeur de philosophie Adrien Barrot, « on ne
naît pas élève, on le devient ». Pour devenir élève ou étudiant, il faut
développer des qualités de savoir-vivre, d’attention, de curiosité
intellectuelle, et cetera. Acquérir une connaissance fine du vocabulaire
qui sert à désigner ces qualités (et leurs défauts contraires) permet de
prendre conscience de leur existence, ce qui constitue la première étape
de leur développement.
Merleau-Ponty l’a dit : le mot sédimente la pensée ; il est cette pensée
solidifiée, concrétisée, identifiée distinctement. Et de même que le dépôt
sédimentaire conserve l’empreinte du passé et constitue cette empreinte
devenue évidente, le mot conserve et fixe l’idée, qui acquiert par lui
permanence et visibilité. Sur un sujet voisin, voici ce que remarque le
philosophe David Hum :
Une partie de ce qui semble harmonieux en morale peut découler de la nature même du langage. […] En recommandant n’importe laquelle des vertus morales, on ne fait pas plus que ce qui est impliqué dans les termes eux-mêmes. Le peuple qui a inventé le mot charité, et qui l’a usé dans son sens juste, a inculqué avec plus de clarté et d’efficacité le précepte « sois charitable », que n’importe quel soi-disant législateur […] qui insérerait une telle maxime dans ses écrits.15
Comprendre en profondeur la signification d’un terme qui désigne une
qualité intellectuelle ou morale, ajouter ce terme à son vocabulaire passif
et actif, c’est ouvrir les yeux à cette qualité qui, grâce au nom qui
l’identifie, acquiert un contour, une couleur, une consistance ; c’est aussi
prendre conscience de la présence ou de l’absence de cette qualité chez
15 David Hume, Of the standard of Taste and Others Essays.
17
les personnes de son entourage ; c’est enfin et surtout réaliser qu’on
peut, et peut-être qu’on doit, cultiver cette qualité en soi.
Symétriquement, saisir la signification d’un mot qui désigne un défaut ou
un manque, c’est déjà commencer à prendre conscience qu’on peut
l’éviter - ou s’en débarrasser.
Ces considérations peuvent sembler nouvelles, mais leur mise en
pratique est tout à fait classique : sans le justifier d’un point de vue
théorique, les auteurs des anciens manuels scolaires de français offraient
aux élèves des mots de ce genre, des mots propres à faire passer leurs
qualités intellectuelles et morales de l’état gazeux à l’état solide. Un
exemple suffira pour en juger. Voici une page du Vocabulaire sensoriel,
Méthode de français Bocquet Perrotin, manuel qui date de 1924 :
1. – Un enfant attentif écoute bien, observe soigneusement ; il concentre toute son intelligence sur sa leçon, sur son devoir ; il est absorbé par son travail, il s’applique à suivre le maître, il est tout yeux, tout oreilles… Soyez tout yeux, tout oreilles. 2. – Pour regarder, écouter, tâter, flairer, il faut de l’attention. Regardez votre règle, écoutez les bruits du dehors, tâtez votre table. 3. – L’attention peut être suivie (qui dure), soutenue (qui tient), continue (qui tient), profonde ou éphémère, fugace. 4. – Celui qui veut être écouté doit attirer l’attention, exciter l’attention, éveiller l’attention, frapper l’attention. Prenez une attitude qui marque votre attention. 5. – Un enfant qui n’est pas appliqué est distrait (tiré hors de son travail), inattentif (contraire de attentif), étourdi (qui agit sans réflexion), dissipé (plus occupé de ses plaisirs que de ses devoirs), irréfléchi. Il faut preuve de distraction, d’inattention, d’étourderie, de dissipation, d’irréflexion. 6. – On reconnaît la distraction, l’inattention à l’attitude. Prenez une attitude qui marque l’inattention.16
Ce n’est pas seulement à l’école que l’on a besoin d’attention, c’est dans
toutes les circonstances de l’existence, qu’elles soient importantes ou
16 Le vocabulaire sensoriel, Librairie Armand Colin, 1924.
18
qu’elles ne le soient pas. Les élèves qui étudiaient cette page de
vocabulaire apprenaient bien plus que des mots ; ils acquéraient les
prémisses du travail, de l’efficacité, de la rigueur, de la créativité. Les
fruits d’un enseignement de ce genre se récoltent toute la vie… On a dit
que « l’enseignement est le labourage des intelligences » : enseigner aux
élèves le vocabulaire de leur réussite intellectuelle et morale, c’est faire
véritablement œuvre d’enseignant, c’est bêcher et semer pour l’avenir.
Dans la partie Vocabulaire de ce manuel, c’est ce que nous avons tenté
de faire - en renouant, par-dessus la tête des pédantes et absconses
pédagogies à la mode, avec la sagesse des anciens manuels scolaires.
Haute langue orale
La deuxième partie de ce manuel est consacrée à la « haute langue
orale ».
L’école actuelle fait la part belle à l’oral : on donne la parole aux élèves
sur tout et n’importe quoi (de préférence sur ce dont ils n’ont aucune
espèce de connaissance). On peut constater que cette pratique de l’oral
ne leur apporte rien, ou presque rien : après des années à babiller en
classe, ils s’expriment toujours aussi pauvrement et aussi mal. Cette
inefficacité n’a rien de bien mystérieux : si l’on demandait à une
personne valide, et qui marche déjà beaucoup, de marcher quelques
minutes de plus chaque jour, elle ne ferait elle non plus aucun progrès
significatif dans la marche. Qu’on les y invite ou non, les élèves parlent –
la seule différence entre leurs discussions privées et celles auxquelles le
professeur les convie est le sujet traité. Différence qui ne change pas
grand chose : que l’on parle de Spider man ou des indices de
l’énonciation, on s’exprime avec les mots que l’on connaît, et dans la
langue que l’on connaît. A ce niveau-là, discuter de Victor Hugo ou du
19
repas de la cantine, c’est tout un : dans les deux cas, on n’en devient
pas plus éloquent.
Dans les années soixante, s’est dévelopée la théorie de l’expression : le savoir, la langue seraient naturellement dans l’enfant et tout l’art du pédagogue consisterait à permettre à cet élixir précieux de s’exprimer grâce à une subtile cuisine pédagogique. Cela conduit à négliger d’alimenter l’esprit de l’enfant qui se contente de moudre son grain habituel : avec ces méthodes, les élèves restent au stade de conversation qu’ils utilisent naturellement. Les enfants acquièrent la tchatche […] mais pas une maîtrise des différents registres de la langue orale, et encore moins celui d’une langue oratoire, précise, savante, riche et variée. Comme ils parlaient en entrant à l’école, ainsi parlent-ils quand ils la quittent.17
Aux antipodes de cette approche nivelante de l’oral on trouve le théâtre.
On sait à quel point le jeu théâtral est formateur ; il a le pouvoir de
changer des quasi-voyous en hommes cultivés. Espèce de miracle dont
Gérard Depardieu a bénéficié : sans les cours de théâtre, le jeune Gérard
aurait peut-être mal tourné. A une toute autre époque, des éducateurs
habiles, les jésuites, réservaient une large part dans leur enseignement à
la pratique du théâtre. Ils faisaient jouer à leurs élèves des tragédies et
des comédies, et formaient ainsi leurs élèves à l’éloquence et aux belles
manières. C’est cette éducation-là qui a formé Molière, La Fontaine...
On admet généralement que les élèves actuels ne souffrent ni d’un excès
d’éloquence, ni d’une pléthore de bonnes manières : alors pourquoi ne
pas leur appliquer la recette éprouvée des jésuites ?...
D’autant que pour bénéficier de la puissance réformatrice et éducatrice
du théâtre, il n’est nul besoin de costumes, de scène, ni du tralala d’une
représentation théâtrale : il suffit d’un beau texte qui se prête à la
récitation. C’est la pratique de la haute langue orale (pour reprendre une
17 Christian Montelle, La parole contre l’échec scolaire, la haute langue orale, l’Harmattan, 2005, p.47.
20
expression de Christian Montelle) qui fait du théâtre une activité
éducatrice. Lire ou réciter en y mettant le ton, c’est s’approprier un
texte, s’incorporer de la littérature, et finalement acquérir une certaine
forme d’éloquence : articulation, intonation, vocabulaire et syntaxe.
Le commentaire composé et la dissertation sont des exercices difficiles et
relativement abstraits qui ne peuvent réellement passionner que des
littéraires purs et durs, tandis que la lecture à haute voix est un exercice
qui peut plaire à tout un chacun, et qui plaît en effet à tous les élèves.
Ce type de lecture n’a pourtant rien d’un exercice amusant mais stérile,
c’est au contraire une pratique éminemment fructueuse. La lecture à
haute voix développe l’assurance, la maîtrise de la voix et des gestes, la
richesse et la pertinence du vocabulaire et de la syntaxe, l’amour du
beau langage et de la littérature, qui dans la lecture théâtrale n’est pas
appréhendée comme une chose muette, mais comme sa propre voix
résonnante. En s’initiant à la lecture théâtrale, les élèves plongent
directement au cœur des textes, les occupent de l’intérieur : là il ne
s’agit pas d’étiqueter, de définir ou de décrire mais de sentir, de saisir,
de faire sienne toutes les nuances du sens pour les restituer aux autres.
La lecture à haute voix est à coup sûr l’une des méthodes les plus
vivantes et les plus émouvantes de découvrir la littérature – et c’est aussi
un espace de partage.
Résumons nous : pour que les élèves aiment la littérature, il faut qu’ils y
entrent, et pour qu’ils y entrent, il faut qu’elle entre en eux. La lecture
théâtrale invite la littérature dans leur bouche d’abord, dans leur cœur et
leur cerveau ensuite, où elle agit comme un ferment de civilisation et de
beau langage.
Si, comme le dit Anatole France, « ce qu’on appelle stratégie consiste
essentiellement à passer les rivières sur des ponts et à franchir les
montagnes par les cols », alors la lecture à haute voix constitue la
meilleure des stratégies pour mener les élèves jusqu’à l’amour de la
21
langue et de la littérature : c’est un chemin facile qui y conduit à coup
sûr.
Dans le chapitre « haute langue orale », nous avons donc rassemblé des
poèmes, des extraits de discours, des tirades de théâtre – bref, des
textes qui se prêtent particulièrement à une lecture à haute voix. Dans
l’idéal, lorsqu’on les travaille en classe, le professeur devrait assumer le
rôle de modèle : les élèves progressent davantage lorsqu’on leur donne
des exemples de valeur à imiter. (Pour ceux qui croiraient encore que ce
n’est pas de cette manière-là que l’on apprend, je les renvoie à tous les
travaux récents des neuropsychologues sur les neurones miroirs, travaux
qui prouvent que l’apprentissage passe par l’imitation.)
Haute langue écrite
La partie réservée à l’apprentissage de la langue est souvent assez mince
dans les manuels de lycée, car leurs auteurs partent du principe qu’à la
fin du collège, les élèves ont atteint une maîtrise suffisante de leur
langue maternelle… Malheureusement, la réalité ne suit pas. En seconde,
la plupart des élèves ne savent pas écrire correctement. La situation est
délicate, car on n’a matériellement plus le temps de reprendre à zéro
l’apprentissage de la langue. C’est pourquoi la partie Haute langue écrite
se focalise sur quelques points névralgiques, où les manques des élèves
sont particulièrement flagrants, sans être trop difficiles à corriger.
Beaucoup d’élèves ne maîtrisent pas les accents. Entre les accents
oubliés et déformés, il semble qu’ils n’aient qu’une perception très floue
de ce qu’est un accent aigu, un accent grave ou un c cédille – et des
lieux où ces signes s’imposent. Idem pour la ponctuation : beaucoup des
élèves sont atteints de virgulite. Des exercices leur permettent de
corriger leur ponctuation et leur ponctuation, les aidant ainsi à
22
développer l’approche rigoureuse et précise de la langue qui leur est
nécessaire.
Les fautes de conjugaison sont parmi les plus voyantes et les plus
récurrentes des élèves, c’est pourquoi on s’est aussi concentré sur la
conjugaison des auxiliaires et des trois groupes à la voix active.
Enfin, des fables de Claris de Florian, écrites dans un style classique et
simple, leur permettent de pratiquer la dictée, de progresser en
orthographe et de mesurer leurs progrès.
Le texte littéraire à l’étude
Selon le nouveau dogme pédagogique révélé, point de salut hors de la
séquence. Or la séquence est par définition une unité à elle toute seule :
juxtaposée à d’autres séquences tout aussi autonomes, elle disperse
l’attention des élèves, qui survolent un certain nombre de sujets sans
n’en approfondir aucun. Sur l’autel de la séquence, c’est l’étude
approfondie des œuvres qui est généralement sacrifié… pour contourner
cette difficulté sans sortir du cadre consacré, nous nous sommes limité à
deux séquences : l’une consacrée au Romantisme et l’autre à La
Chartreuse de Parme. Ainsi, les objets d’étude qui doivent être abordés
en seconde - poésie, mouvement littéraire du dix-neuvième siècle,
roman, théâtre, argumentation - sont tous abordés d’une manière ou
d’une autre (ils le sont aussi par la pratique de la haute langue orale),
sans que pour autant l’attention se disperse sur des œuvres
radicalement hétérogènes : c’est toujours le dix-neuvième siècle que l’on
envisage, que l’on parcourt, que l’on explore. En resserrant ainsi le
champ d’étude, nous optimisons les chances que les élèves acquièrent
des connaissances solides : comme nous l’avons déjà dit, mieux vaut un
petit savoir consistant, qu’un grand savoir évanescent.
23
L’apprentissage du commentaire composé et de la dissertation se fait
dans le cadre de ces deux séquences.
Limites de ce manuel
Ce manuel offre principalement une base de textes et d’exercices. Ce
n’est pas un cours complet ; plutôt un groupement organisé de textes et
d’exercices facile à utiliser…
24
VOCABULAIRE
Les idées, même les plus sublimes, ne sont jamais à inventer, et elles se trouvent inscrites dans le vocabulaire consacré par l'usage. (Alain)
Définir, c’est entourer d’un mur de mots un terrain vague d’idées. (Samuel Butler)
La violence, c’est un manque de vocabulaire. (Gilles Vigneault)
Les mots sont des pièces d’or : apprendre de nouveaux mots, c’est
s’enrichir. Elargir son vocabulaire, c’est élargir son esprit, et élargir son
esprit, c’est élargir sa vie.
Une personne qui ne dispose pas de suffisamment de mots pour
s’exprimer est dans la même situation que quelqu’un qui irait faire ses
courses au marché avec seulement une toute petite poche en plastique :
cette personne ne peut pas ramener grand-chose chez elle… De même,
25
quelqu’un qui ne connaît pas tous les mots dont il a besoin est
impuissant à ramener et garder dans son esprit des impressions, des
sentiments ou des pensées riches et variés : les mots sont les récipients
des émotions, des sentiments et des idées. Cette personne est
condamnée à s’exprimer d’une manière maladroite et incomplète ; elle
est d’une certaine manière handicapée…
Pour enrichir son vocabulaire, il y a deux méthodes ; il est bon d’utiliser
les deux :
1/La lecture extensive et intensive (romans, essais, bande dessinées,
journaux, etc.) ;
2/La recherche de nouveaux mots dans un dictionnaire puis leur
inscription, accompagnée de sa définition et d’une ou deux phrases
d’exemple, dans un répertoire personnel prévu à cet effet.
26
1. Autour de la politesse
1. Bienveillant (adjectif ; féminin : bienveillante)
2. Civilité (nom féminin)
3. Courtoisie (nom féminin)
4. Effronterie (nom féminin)
5. Impertinent (adjectif ; féminin : impertinente)
6. Malotru (nom masculin)
7. Ordurier (adjectif ; féminin : ordurière)
8. Ours mal léché (expression : groupe nominal masculin)
9. Outrecuidant (adjectif ; féminin : outrecuidante)
10. Savoir-vivre (nom composé masculin)
2. Autour de l’attention
1. Accaparer (verbe transitif direct : accaparer quelque chose…)
2. Assidu (adjectif ; féminin : assidue)
3. Circonspect (adjectif; féminin : circonspecte)
4. Concentration (nom féminin)
5. Inattention (nom féminin)
6. Négliger (verbe transitif direct : négliger quelque chose…)
7. S’absorber (verbe pronominal)
8. Soin (nom masculin)
9. Veiller (verbe transitif indirect : veiller à quelque chose…)
10. Vigilance (nom féminin)
27
3. Autour du respect
1. Considération (nom féminin)
2. Cynisme (nom masculin)
3. Dénigrer (verbe transitif direct : dénigrer quelque chose…)
4. Dérision (nom féminin)
5. Egards (nom masculin pluriel)
6. Impertinence (nom féminin)
7. Observer (verbe transitif direct : observer quelque chose…)
8. Porter aux nues (expression verbale transitive directe : porter aux
nues quelque chose…)
9. Se conformer (verbe pronominal)
10. Transgresser (verbe transitif direct : transgresser quelque chose…)
4. Autour du travail
1. Apathie (nom féminin)
2. Ardeur (nom féminin)
3. Besogne (nom féminin)
4. Corvée (nom féminin)
5. Désœuvré (adjectif ; féminin : désœuvrée)
6. Nonchalance (nom féminin)
7. Oisiveté (nom féminin)
8. Studieux (adjectif ; féminin : studieuse)
9. Tâche (nom féminin)
10. Zèle (nom masculin)
28
5. Autour de la persévérance
1. Caprice (nom masculin)
2. Constance (nom féminin)
3. Délaisser (verbe transitif direct : délaisser quelque chose…)
4. Esprit de suite (expression : groupe nominal masculin)
5. Obstination (nom féminin)
6. Persévérance (nom féminin)
7. S’acharner (verbe pronominal)
8. Tenace (adjectif)
9. Velléitaire (adjectif)
10. Versatile (adjectif)
6. Autour de l’apprentissage
1. Approfondir (verbe transitif direct : approfondir quelque chose…)
2. Assimiler (verbe transitif direct : assimiler quelque chose…)
3. Autodidacte (nom masculin)
4. Désillusionner (verbe transitif direct : désillusionner quelqu’un et
indirect : désillusionner quelqu’un de quelque chose…)
5. Désabuser (verbe transitif direct : désabuser quelqu’un et indirect :
désabuser quelqu’un de quelque chose…)
6. Disciple (nom masculin)
7. S’instruire (verbe pronominal)
8. Mémoriser (verbe transitif direct : mémoriser quelque chose…)
9. Perfectible (adjectif)
10. S’initier (verbe pronominal)
29
7. Autour de la connaissance
1. Bagage (nom masculin)
2. Compétent (adjectif ; féminin : compétente)
3. Eclairé (adjectif ; féminin : éclairée)
4. Erudition (nom masculin)
5. Expert (nom masculin)
6. Lettré (nom masculin)
7. Lumière (nom féminin)
8. Maîtrise (nom féminin)
9. Omniscient (adjectif ; féminin : omnisciente)
10. Rudiment (nom masculin)
8. Autour de l’ignorance
1. Barbare (nom masculin)
2. Arriéré (adjectif ; féminin : arriérée)
3. Crédule (adjectif)
4. Ignare (nom masculin)
5. Inculte (adjectif)
6. Candide (adjectif)
7. Lacune (nom féminin)
8. Obscurantisme (nom féminin)
9. Primitif (adjectif ; féminin : primitive)
10. Sous-estimer (verbe composé transitif direct : sous-estimer
quelque chose…)
30
9. Autour de l’intelligence
1. Bon sens (expression : groupe nominal masculin)
2. Décrypter (verbe transitif direct : décrypter quelque chose…)
3. Discernement (nom masculin)
4. Elucider (verbe transitif direct : élucider quelque chose…)
5. Lucide (adjectif)
6. Perspicace (adjectif)
7. Philosophe (adjectif)
8. Sagace (adjectif)
9. Sensé (adjectif ; féminin : sensée)
10. Sonder (verbe transitif direct : sonder quelque chose…)
10. Autour de la bêtise
1. Aberrant (adjectif ; féminin : aberrante)
2. Abruti (nom masculin)
3. Borné (adjectif ; féminin : bornée)
4. Extravagant (adjectif ; féminin : extravagante)
5. Incohérent (adjectif ; féminin : incohérente)
6. Inconséquent (adjectif; féminin : inconséquente)
7. Irrationnel (adjectif; féminin : irrationnelle)
8. Irréfléchi (adjectif; féminin : irréfléchie)
9. Niaiserie (nom féminin)
10. Obtus (adjectif; féminin : obtuse)
31
11. Autour de la logique
1. Méthodique (adjectif)
2. Inéluctable (adjectif)
3. Sophisme (nom masculin)
4. Paralogisme (nom masculin)
5. Déduire (verbe transitif : déduire quelque chose de quelque chose…)
6. Induire (verbe transitif : induire quelque chose de quelque chose…)
7. Rigoureux (adjectif ; féminin : rigoureuse)
8. Tautologie (nom féminin)
9. Lapalissade (nom féminin)
10. Conséquent (adjectif ; féminin : conséquente)
12. Autour de la finalité
1. Dessein (nom masculin)
2. Fin (nom féminin)
3. Intention (nom féminin)
4. Visée (nom féminin)
5. Objectif (nom masculin)
6. Aspiration (nom féminin)
7. Caprice (nom féminin)
8. Propos (nom masculin)
9. S’efforcer (verbe pronominal : s’efforcer de faire quelque chose…)
10. Convoiter (verbe transitif direct : convoiter quelque chose…)
32
13. Autour du moyen
1. Agent (nom masculin)
2. Aptitude (nom féminin)
3. Biais (nom masculin)
4. Canal (nom masculin)
5. Exécutant (nom masculin)
6. Instrument (nom masculin)
7. Intermédiaire (nom masculin)
8. Méthode (nom féminin)
9. Moyen (nom masculin)
10. Voie (nom féminin)
14. Autour de la cause
1. Aboutir (verbe transitif indirect : aboutir à quelque chose…)
2. Aboutissement (nom masculin)
3. Déboucher (verbe transitif indirect : déboucher sur quelque chose…)
4. Facteur (nom masculin)
5. Ferment (nom masculin)
6. Produit (nom masculin)
7. Racine (nom féminin)
8. Retentissement (nom masculin)
9. Séquelle (nom féminin)
10. Source (nom féminin)
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15. Autour de l’idée
1. Aphorisme (nom masculin)
2. A priori (expression latine fonctionnant comme un nom masculin)
3. Conception (nom féminin)
4. Hypothèse (nom féminin)
5. Obsession (nom féminin)
6. Postulat (nom masculin)
7. Préjugé (nom masculin)
8. Théorie (nom féminin)
9. Thèse (nom féminin)
10. Utopie (nom féminin)
16. Autour du verbiage
1. Baliverne (nom féminin)
2. Ergoter (verbe intransitif)
3. Galimatias (nom masculin)
4. Jargon (nom masculin)
5. Pérorer (verbe intransitif)
6. Prolixe (adjectif)
7. Radoter (verbe intransitif)
8. Raisonneur (nom masculin ; féminin : raisonneuse)
9. Verbiage (nom féminin)
10. Volubile (adjectif)
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17. Autour de la précision
1. Ambigu (adjectif ; féminin : ambiguë)
2. À-peu-près (nom masculin composé invariable)
3. Confus (adjectif ; féminin : confuse)
4. Evasif (adjectif ; féminin : évasive)
5. Explicite (adjectif)
6. Formel (adjectif ; féminin : formelle)
7. Irrécusable (adjectif)
8. Nébuleux (adjectif ; féminin : nébuleuse)
9. Rigoureux (adjectif ; féminin : rigoureuse)
10. Vague (adjectif)
18. Autour de la justice
1. Arbitraire (adjectif)
2. Equitable (adjectif)
3. Impartial (adjectif ; féminin : impartiale)
4. Objectif (adjectif ; féminin : objective)
5. Partial (adjectif ; féminin : partiale)
6. Subjectif (adjectif ; féminin : subjective)
7. Tendancieux (adjectif ; féminin : tendancieuse)
8. Légitime (adjectif)
9. Passionné (adjectif ; féminin : passionnée)
10. Influencer (verbe transitif direct : influencer quelqu’un ou quelque
chose…)
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19. Autour de la vérité
1. Véridique (adjectif)
2. Authentique (adjectif)
3. Vraisemblable (adjectif)
4. Imposture (nom féminin)
5. Fictif (adjectif ; féminin : fictive)
6. Fiction (nom féminin)
7. Leurre (nom masculin)
8. Chimérique (adjectif)
9. Usurpé (adjectif ; féminin : usurpée)
10. Erroné (adjectif ; féminin : erronée)
20. Autour de l’analyse
1. Abrégé (nom masculin)
2. Analyse (nom féminin)
3. Analyser (verbe transitif direct : analyser quelque chose…)
4. Décomposer (verbe transitif direct : décomposer quelque chose…)
5. Détailler (verbe transitif direct : détailler quelque chose…)
6. Disséquer (verbe transitif direct : disséquer quelque chose…)
7. Fusionner (verbe transitif direct : fusionner quelque chose…)
8. Fractionner (verbe transitif direct : fractionner quelque chose…)
9. Minutieux (adjectif ; féminin : minutieuse)
10. Synthèse (nom féminin)
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21. Autour de la prévoyance
1. Anticiper (verbe)
2. Bohème (adjectif)
3. Dépensier (adjectif ; féminin : dépensière)
4. Procrastination (nom féminin)
5. Imprévoyant (adjectif ; féminin : imprévoyante)
6. Insouciant (adjectif ; féminin : insouciante)
7. Prévenir (verbe intransitif ou transitif direct : prévenir quelque
chose…)
8. Prévoir (verbe intransitif ou transitif direct : prévoir quelque chose…)
9. Prévoyance (nom féminin)
10. Viatique (nom masculin)
22. Autour de l’opposition
1. Ambivalent (adjectif ; féminin : ambivalente)
2. Antithèse (nom féminin)
3. Contradiction (nom féminin)
4. Contraste (nom masculin)
5. Dénégation (nom féminin)
6. Divergence (nom féminin)
7. Opposition (nom féminin)
8. Oxymore (nom masculin)
9. Paradoxe (nom masculin)
10. Réfutation (nom féminin)
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23. Autour du secret
1. Anonyme (adjectif)
2. Arrière-pensée (nom féminin)
3. Coulisse (nom féminin)
4. Dédale (nom masculin)
5. Enigmatique (nom féminin)
6. Implicite (nom féminin)
7. Latent (adjectif ; féminin : latente)
8. Occulte (adjectif)
9. Sous-jacent (adjectif ; féminin : sous-jacente)
10. Ténébreux (adjectif ; féminin : ténébreuse)
24. Autour de la réalité
1. Abstrait (adjectif ; féminin : abstraite)
2. Concret (adjectif ; féminin : concrète)
3. Matérialisme (nom masculin)
4. Prosaïque (adjectif)
5. Réaliste (adjectif)
6. Tangible (adjectif)
7. Terre-à-terre (adjectif composé)
8. Trivial (adjectif ; féminin : triviale)
9. Virtuel (adjectif ; féminin : virtuelle)
10. Vulgaire (adjectif)
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25. Autour du rêve
1. Chimérique (adjectif)
2. Ephémère (adjectif)
3. Illusoire (adjectif)
4. Mirage (nom masculin)
5. Onirique (adjectif)
6. Phantasme (nom masculin)
7. Songe (nom masculin)
8. Spectral (adjectif ; féminin : spectrale)
9. Utopique (adjectif)
10. Vain (adjectif ; féminin : vaine)
26. Autour du cheminement
1. Bifurcation (nom féminin)
2. Cosmopolite (adjectif)
3. Déambuler (verbe intransitif)
4. Errance (nom féminin)
5. Nostalgie (nom féminin)
6. Odyssée (nom féminin)
7. Progression (nom féminin)
8. Rebrousser chemin (expression verbale)
9. S’orienter (verbe pronominal)
10. Vagabondage (nom masculin)
39
27. Autour de la folie
1. Délire (nom masculin)
2. Démence (nom féminin)
3. Déraisonner (verbe intransitif)
4. Divaguer (verbe intransitif)
5. Fanatisme (nom masculin)
6. Fureur (nom féminin)
7. Hystérique (adjectif)
8. Insensé (adjectif ; féminin : insensée)
9. Lunatique (adjectif)
10. Phobie (nom féminin)
28. Autour de la sagesse
1. Béatitude (nom féminin)
2. Force d’âme (Expression : groupe nominal féminin)
3. Humanisme (nom masculin)
4. Intégrité (nom féminin)
5. Métaphysique (adjectif)
6. Pondéré (adjectif)
7. S’assagir (verbe pronominal)
8. Sérénité (nom féminin)
9. Sobre (adjectif)
10. Tempérance (nom féminin)
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29. Autour de l’amélioration
1. Abrutir (verbe transitif direct : abrutir quelqu’un…)
2. Avilir (verbe transitif direct : avilir quelqu’un…)
3. Déchéance (nom féminin)
4. Dégrader (verbe transitif direct : dégrader quelque chose…)
5. Edifier (verbe transitif direct : édifier quelque chose…)
6. Epurer (verbe transitif direct : épurer quelque chose…)
7. Optimiser (verbe transitif direct : optimiser quelque chose…)
8. Perfectionner (verbe transitif direct : perfectionner quelque chose…)
9. Réhabiliter (verbe transitif direct : réhabiliter quelque chose…)
10. Civiliser (verbe transitif direct : civiliser quelqu’un…)
30. Autour de la parole
1. Anonner (verbe intransitif ou transitif direct : ânonner quelque
chose…)
2. Bredouiller (verbe intransitif ou transitif direct : bredouiller quelque
chose…)
3. Disert (adjectif ; féminin : diserte)
4. Eloquent (adjectif ; féminin : éloquente)
5. Laconique (adjectif)
6. Marmonner (verbe intransitif ou transitif direct : ânonner quelque
chose…)
7. Orateur (nom masculin)
8. S’égosiller (verbe pronominal)
9. S’épancher (verbe pronominal)
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10. Verbaliser (verbe intransitif ou transitif direct : verbaliser quelque
chose…)
31. Autour de la mémoire
1. Amnésie (nom féminin)
2. Amnésique (adjectif)
3. Commémorer (verbe transitif direct : commémorer quelque chose…)
4. Ingratitude (nom féminin)
5. Léthé (nom propre masculin)
6. Mnémotechnique (adjectif)
7. Monument (nom féminin)
8. Réminiscence (nom féminin)
9. Ressentiment (nom masculin)
10. Se remémorer (verbe pronominal)
32. Autour de l’essentiel
1. Accessoire (adjectif)
2. Capital (adjectif ; féminin : capitale)
3. Crucial (adjectif ; féminin : cruciale)
4. Essentiel (adjectif ; féminin : essentielle)
5. Négligeable (adjectif)
6. Ornement (nom masculin)
7. Primordial (adjectif ; féminin : primordiale)
8. Secondaire (adjectif)
9. Superflu (adjectif ; féminin : superflue)
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10. Vital (adjectif; féminin : vitale)
33. Autour de l’apparence
1. Affecter (verbe transitif direct : affecter quelque chose…)
2. Démasquer (verbe transitif direct : démasquer quelque chose…)
3. Dévoiler (verbe transitif direct : démasquer quelque chose…)
4. Exhiber (verbe transitif direct : démasquer quelque chose…)
5. Façade (nom féminin)
6. Faux-semblant (nom masculin)
7. Parader (verbe intransitif)
8. Prétexte (nom masculin)
9. Trompe-l’œil (nom composé masculin)
10. Vernis (nom masculin)
43
HAUTE LANGUE ORALE
Les français croient qu’ils parlent bien le français parce qu’ils ne parlent aucune langue étrangère. (Tristan Bernard)
La musique des mots, l'accent des mots ont leur valeur, ils sont à la parole ce que sont les plumes à la flèche, elles la portent plus loin et plus avant. (Ernest Legouvé)
C’est très agréable de partager la saveur d’un texte qu’on aime, et dans lequel on entre à force de le travailler, de le dire. (Marylène Conan)
Critères d’évaluation pour une lecture à haute voix
1. La voix était-elle trop aigue ?
- OUI, la voix dérapait dans les aigus, elle est stridente. -NON, elle était suffisamment grave, elle est agréable à écouter.
44
2. Un mot pour un autre, un mot qui disparaît… Y a-t-il eu des
fautes de ce genre dans la lecture ?
- OUI, il y a eu des erreurs. - NON, la lecture n’a comporté aucune faute. 3. Y a-t-il eu des hésitations dans la lecture ?
- OUI, à certains moments on avait l’impression que « le disque était rayé »… - NON, le lecteur n’a buté sur aucun mot. 4. Y a-t-il eu des erreurs sur la ponctuation ?
- OUI, le lecteur a lu une virgule comme si c’était un point (ou un point comme si c’était une virgule) Visiblement il n’avait pas bien saisi le découpage du texte. - Non, aucune erreur. 5. La prononciation était-elle défaillante, relâchée ?
- OUI, le lecteur n’articulait pas suffisamment. Il avalait les syllabes. Souvent, les sons étaient confus, comme si toutes les voyelles et les consonnes se ressemblaient… On avait l’impression qu’il ne bougeait pas suffisamment les lèvres, et du coup, le texte ressemblait un peu à de la bouillie. - NON, la prononciation était impeccable. Tout était parfaitement clair. On aurait dit Ségolène Royal ou Sarkozy. 6. L’intonation était-elle convaincante ?
- OUI, la lecture était vivante. On aurait dit que le lecteur pensait vraiment ce qu’il disait, que c’était lui qui avait écrit le texte. - NON, la lecture était monotone et mécanique. On avait l’impression que le lecteur se fichait totalement du sens de ce qu’il lisait. 7. La posture était-elle convaincante ?
- OUI, le lecteur se tenait droit et regardait de temps en temps son public : il avait l’air confiant, sûr de lui. - NON, le lecteur était recroquevillé, ratatiné sur lui-même ; il ne levait jamais les yeux de sa feuille.
45
Texte 1 à déclamer – 111 mots
La vérité
Quoi que je trouve au bout de la voie où je m’engage, quand cela serait
contraire à toutes mes prévisions et à tous mes désirs, à tout ce que je
croyais et à tout ce qu’on croit autour de moi, quand ce serait contraire à
tout ce que j’ai dit moi-même ; quand cela déferait toutes mes
associations d’idées, dérangerait toutes mes combinaisons, tout le
système que mon intelligence avait échafaudé jusque-là, quand cela
anéantirait enfin tout le travail de ma vie passée, - si c’est la vérité,
quelque pénible qu’elle soit, je veux la trouver, je veux y croire, parce
que la vérité est digne d’amour et que je l’aime.
Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction
(1885)
46
Texte 2 à déclamer – 149 mots
Des pauvres fous…
LELIO.
Quand quelqu’un me vante une femme aimable et l’amour qu’il a pour
elle, je crois voir un frénétique qui me fait l’éloge d’une vipère, qui me dit
qu’elle est charmante, et qu’il a le bonheur d’en être mordu.
ARLEQUIN.
Fi donc, cela fait mourir.
LELIO.
Eh, mon cher enfant, la vipère n’ôte que la vie. Femmes, vous nous
ravissez notre raison, notre liberté, notre repos ; vous nous ravissez à
nous-mêmes, et vous nous laissez vivre. Ne voilà-t-il pas des hommes en
bel état après, des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur
ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves. Et à qui appartiennent
ces esclaves ? à des femmes ! Et qu’est-ce que c’est qu’une femme ?
Pour la définir il faudrait la connaître : nous pouvons aujourd’hui en
commencer la définition, mais je soutiens qu’on n’en verra le bout qu’à la
fin du monde.
Marivaux, La surprise de l’amour, Acte I, scène 2 (1722)
47
Texte 3 à déclamer – 152 mots
Esclave à ton tour
IPHICRATE
Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?
ARLEQUIN, se reculant d’un air sérieux.
Je l'ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les
hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes, j'étais ton esclave ; tu
me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste,
parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus
fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela
est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice là ; tu m'en
diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras
plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire souffrir aux
autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent
recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes
camarades et tes maîtres. (Il s'éloigne.)
Marivaux, L’Ile des esclaves, Acte I, scène 1 (1725)
48
Texte 4 à déclamer – 157 mots
Déplaire est mon plaisir
CYRANO.
Eh bien ! Oui, c'est mon vice.
Déplaire est mon plaisir. J'aime qu'on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l'on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d'amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
- Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d'Italie, ajourés
Et flottants, dans lesquels votre cou s'effémine :
On y est plus à l'aise... et de moins haute mine,
Car le front n'ayant pas de maintien ni de loi,
S'abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La Haine, chaque jour, me tuyaute et m'apprête
La fraise dont l'empois force à lever la tête ;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m'ajoute une gêne, et m'ajoute un rayon :
Car pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c'est une auréole !
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte II, scène 8 (1897)
49
Texte 5 à déclamer – 161 mots
Insomnie générale !
LE PROMOTEUR, comme se parlant à lui-même, dans un rêve extasié.
L’insomnie générale ! La grande étape du progrès ! Que personne ne
retombe plus dans ce misérable sommeil. Ni jeunes, ni vieux, ni les
riches, ni les pauvres ! Lumières, bruits, roulements, hurlements, le
stade, les arènes, les bals, les marchés et les bagnes, les cafés et les
tribunaux ! Fanfares, feux d’artifice, mariages, enterrements, grandes
manœuvres, défilés militaires, processions religieuses, les trains qui
entrent en gare, les bang des avions supersoniques, le départ
assourdissant des fusées, les navires qui prennent le large, la foule qui
hurle, les criminels qui tirent, la police qui répond par des rafales : tout
m’est bon pourvu que rien ne cesse, que rien ne s’endorme, que l’or
s’amoncelle dans les coffres des banques, que la monnaie circule, que
les comptoirs de la Bourse vocifèrent en se lançant des chiffres comme
des ballons, que les uns s’enrichissent en un jour tandis que les autres se
suicident de désespoir, que les crèches soient pleines comme les
ossuaires ! (Il se tait et reste un moment silencieux, comme halluciné.)
Jean Tardieu, La cité sans sommeil, fiction fantastique (1982)
50
Texte 6 à déclamer – 167 mots
Apostrophe
Ô stylographe à la plume de platine, que ta course rapide et sans heurt
trace sur le papier au dos satiné les glyphes alphabétiques qui
transmettront aux hommes aux lunettes étincelantes le récit narcissique
d’une double rencontre à la cause autobusilistique. Fier coursier de mes
rêves, fidèle chameau des mes exploits littéraires, svelte fontaine de
mots comptés, pesés et choisis, décris les courbes lexicographiques et
syntaxiques qui formeront graphiquement la narration futile et dérisoire
des faits et gestes de ce jeune homme qui prit un jour l’autobus S sans
se douter qu’il deviendrait le héros immortel de mes laborieux travaux
d’écrivain. Freluquet au long cou surplombé d’un chapeau cerné d’un
galon tressé, roquet rageur, rouspéteur et sans courage qui, fuyant la
bagarre, allas poser ton derrière moissonneur de coups de pieds au cul
sur une banquette en bois durci, soupçonnais-tu cette destinée
rhétorique lorsque, devant la gare Saint-Lazare, tu écoutais d’une oreille
exaltée les conseils de tailleur d’un personnage qu’inspirait le bouton
supérieur de ton pardessus ?
Raymond Queneau, Exercices de style (1947)
51
Texte 7 à déclamer – 195 mots
Une voix sans personne…
Le rôle du poète n’est-il pas de donner la vie à ce qui se tait dans
l’homme et dans les choses, puis de se perdre au cœur de la Parole ?
Cette parole qu’un peuple d’ombres se transmet d’une rive à l’autre du
temps, il semble qu’une seule voix sans fin la porte et la profère.
Elle seule, dépositaire d’un monde de secrets, tire de notre absence une
longue mémoire, dessine dans l’espace la figure de l’Homme et prête à
nos hasards la forme d’un destin…
Mais peut-être, au-delà d’elle-même, si nous prêtons l’oreille avec plus
de ferveur, pourrons-nous percevoir l’écho de ce qui n’a même plus de
nom dans aucune langue.
Les paroles alors, qu’elles soient transparentes ou opaques, humbles ou
chamarrées d’images, ne contiendront pas plus de sens qu’un souffle
sans visage qui résonnerait pour lui-même sur les débris d’un temple ou
dans un champ superbement désert depuis toujours ignoré des humains.
Ainsi, qu’il laisse un nom ou devienne anonyme, qu’il ajoute un terme au
langage ou qu’il s’éteigne dans un soupir, de toute façon le poète
disparaît, trahi par son propre murmure et rien ne reste après lui qu’une
voix – sans personne.
Jean Tardieu, Une voix sans personne (1954)
52
Texte 8 à déclamer – 201 mots
Seul entre les mortels…
Parlez à cet autre de la richesse des moissons, d'une ample récolte,
d'une bonne vendange : il est curieux de fruits ; vous n'articulez pas,
vous ne vous faites pas entendre. Parlez-lui de figues et de melons, dites
que les poiriers rompent de fruit cette année, que les pêchers ont donné
avec abondance ; c'est pour lui un idiome inconnu : il s'attache aux seuls
pruniers, il ne vous répond pas. Ne l'entretenez pas même de vos
pruniers : il n'a de l'amour que pour une certaine espèce, toute autre
que vous lui nommez le fait sourire et se moquer. Il vous mène à l'arbre,
cueille artistement cette prune exquise ; il l'ouvre, vous en donne une
moitié, et prend l'autre : « Quelle chair! dit-il ; goûtez-vous cela ? cela
est-il divin ? voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs. » Et là-dessus
ses narines s'enflent ; il cache avec peine sa joie et sa vanité par
quelques dehors de modestie. O l'homme divin en effet ! homme qu'on
ne peut jamais assez louer et admirer ! homme dont il sera parlé dans
plusieurs siècles ! que je voie sa taille et son visage pendant qu'il vit ;
que j'observe les traits et la contenance d'un homme qui seul entre les
mortels possède une telle prune !
La Bruyère, Caractères, De la mode (1688)
53
Texte 9 à déclamer – 209 mots
Ô rage !
Don Diègue est nommé gouverneur du prince : le comte de Gormas, furieux de
ne pas de ne pas été désigné, le soufflette. Affaibli par l’âge, Don Diègue n’a pas
la force de se venger de cette insulte… Seul, il laisse libre cours à son désespoir.
DON DIEGUE.
Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras qu'avec respect tout l'Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d'où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ;
Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur :
Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne
Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d'un corps tout de glace inutile ornement,
54
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M'as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.
Pierre Corneille, Le Cid, acte I, scène 4 (1632)
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Texte 10 à déclamer – 210 mots
Hésitations
Je ne sais pas très bien où cela se passait… dans une église, une
poubelle, un charnier ? Un autobus peut-être ? Il y avait là… mais qu’est-
ce donc qu’il y avait là ? Des œufs, des tapis, des radis ? Des
squelettes ? Oui, mais avec encore leur chair autour, et vivants. Je crois
bien que c’est ça. Des gens dans un autobus. Mais il y en avait un (ou
deux ?) qui se faisait remarquer, je ne sais plus très bien par quoi. Par sa
mégalomanie ? Par son adiposité ? par sa mélancolie ? Mieux… plus
exactement… par sa jeunesse ornée d’un long… nez ? menton ? pouce ?
non : cou, et d’un chapeau étrange, étrange, étrange. Il se prit de
querelle, oui c’est ça, avec sans doute un autre voyageur (homme ou
femme ? enfant ou vieillard ?). Cela se termina, cela finit bien par se
terminer d’une façon quelconque, probablement par la fuite de l’un des
deux adversaires.
Je crois bien que c’est le même personnage que je rencontrai, mais où ?
Devant une église ? Devant un charnier ? devant une poubelle ? Avec un
camarade qui devait lui parler de quelque chose, mais de quoi ? de
quoi ? de quoi ?
Raymond Queneau, Exercices de style (1947)
56
Texte 11 à déclamer – 211 mots.
L’âne
Pourquoi […] tant de mépris pour cet animal, si bon, si patient, si sobre,
si utile ? Les hommes mépriseraient-ils jusque dans les animaux, ceux
qui les servent trop bien et à trop peu de frais ? On donne au cheval de
l'éducation, on le soigne, on l'instruit, on l'exerce, tandis que l'âne,
abandonné à la grossièreté du dernier des valets, ou à la malice des
enfants, bien loin d'acquérir, ne peut que perdre par son éducation […]
On ne fait pas attention que l'âne serait par lui-même, et pour nous, le
premier, le plus beau, le mieux fait, le plus distingué des animaux, si
dans le monde il n' y avait point de cheval ; il est le second au lieu d'
être le premier, et par cela seul il semble n'être plus rien : c' est la
comparaison qui le dégrade ; on le regarde, on le juge, non pas en lui-
même, mais relativement au cheval ; on oublie qu'il est âne, qu'il a
toutes les qualités de sa nature, tous les dons attachés à son espèce, et
on ne pense qu'à la figure et aux qualités du cheval, qui lui manquent, et
qu' il ne doit pas avoir.
Buffon, L’âne (1753)
57
Texte 12 à déclamer – 216 mots
Content de soi
Les marquis Acaste et Clitandre, tous deux soupirants de Célimène, sont
demeurés seuls dans son salon. Clitandre s’étonne de l’air satisfait d’Acaste.
ACASTE.
Parbleu! je ne vois pas, lorsque je m'examine,
Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine.
J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu'il est fort peu d'emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont sur tout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n'en manque pas,
Et l'on m'a vu pousser, dans le monde, une affaire
D'une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l'esprit, j'en ai sans doute, et du bon goût
À juger sans étude et raisonner de tout,
À faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre,
Y décider en chef, et faire du fracas
À tous les beaux endroits qui méritent des has.
Je suis assez adroit; j'ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu'on serait mal venu de me le disputer.
58
Je me vois dans l'estime autant qu'on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
Je crois qu'avec cela, mon cher Marquis, je croi
Qu'on peut, par tout pays, être content de soi.
Molière, Le Misanthrope, Acte III, scène 1 (1666)
59
Texte 13 à déclamer – 218 mots
Jetez-vous sur l’avenir
Jetez-vous sur l'avenir
Au vol,
Comme l'indien
Sur les reins du cheval sauvage
Et n'en cherchez pas davantage
Prenez votre monture au col
Foncez
Avalez le temps avant qu'il ne vous avale
Frappez des deux talons les flancs de la cavale
Yeux fermés
Cheveux au vent
Lèvres entrouvertes
Courez courez à votre perte
Allez au-devant du temps
Faites voler en éclats
horizon et raisonnements
Tout ce qui est inerte ment
Prenez les devants
[…] Ruez-vous sur l'avenir avant
que les vers ne vous mangent Pressez votre cœur
comme on presse une éponge
Faites-lui rendre tous les prénoms
Tous les instantanés d'amour
Tous les rêves inassouvis
60
Qu'il a stockés
Dans ses greniers
Sur cette plage
Cette photographie
Cette barque
Ton sourire
Le premier de nos enfants
Le second
Sable mer vent Qui parle ?
Taisez-vous
Laissez-moi seul
Avec ces bruits de pas dans le cimetière
Il est tard
Dire qu'il sera toujours trop tard
La grande nuit morte monte et persiste
Jetez-vous sur l'avenir
Ou par la fenêtre
Allez
ne vous retournez pas
Laissez les autres suivre votre enterrement
mais ne soyez pas du cortège
Opposez n'importe quoi à l'inertie
ne fût-ce qu'une plume ou un flocon de neige
Et que celui qui possède encore des yeux
Les ferme
Avant que le flocon
ne fonde sous ses regards impuissants
Jean-Pierre Rosnay, Fragment et relief ( ?)
61
Texte 14 à déclamer – 221 mots
Grand âge, nous voici.
Grand âge, nous venons de toutes rives de la terre. Notre race est
antique, notre face est sans nom. Et le temps en sait long sur tous les
hommes que nous fûmes.
Nous avons marché seuls sur les routes lointaines ; et les mers nous
portaient qui nous furent étrangères. Nous avons connu l’ombre et son
spectre de jade. Nous avons vu le feu dont s’effaraient les bêtes. Et le
ciel tint courroux dans nos vases de fer.
Grand âge, nous voici. Nous n’avions soin de roses ni d’acanthes. Mais la
mousson d’Asie fouettait, jusqu’à nos lits de cuir et de rotin, son lait
d’écumes et de chaux vive. De très grands fleuves, nés de l’Ouest,
filaient à quatre jours en mer leur chyle épais de limon vert.
Et sur la terre de latérite route où courent les cantharides vertes, nous
entendions un soir tinter les premières gouttes de pluie tiède, parmi
l’envol des rolliers bleus d’Afrique et la descente des grands vols du Nord
qui font claquer l’ardoise d’un grand Lac.
62
Ailleurs des cavaliers sans maîtres échangèrent leurs montures à nos
tentes de feutre. Nous avons vu passer l’abeille naine du désert. Et les
insectes rouges ponctués de noir s’accouplaient sur le sable des Iles.
L’hydre antique des nuits n’a point pour nous séché son sang au feu des
villes.
Saint John Perse, Chronique (1960)
63
Texte 15 à déclamer – 223 mots
Les voix
Voix de l'Orgueil ; un cri puissant, comme d'un cor.
Des étoiles de sang sur des cuirasses d'or,
On trébuche à travers des chaleurs d'incendie...
Mais en somme la voix s'en va, comme d'un cor.
Voix de la Haine : cloche en mer, fausse, assourdie
De neige lente. Il fait si froid ! Lourde, affadie,
La vie a peur et court follement sur le quai
Loin de la cloche qui devient plus assourdie.
Voix de la Chair : un gros tapage fatigué.
Des gens ont bu. L'endroit fait semblant d'être gai.
Des yeux, des noms, et l'air plein de parfums atroces
Où vient mourir le gros tapage fatigué.
Voix d'Autrui : des lointains dans les brouillards. Des noces
Vont et viennent. Des tas d'embarras. Des négoces,
Et tout le cirque des civilisations
Au son trotte-menu du violon des noces.
Colères, soupirs noirs, regrets, tentations
Qu'il a fallu pourtant que nous entendissions
Pour l'assourdissement des silences honnêtes,
Colères, soupirs noirs, regrets, tentations,
64
Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes,
Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,
Toute la rhétorique en fuite des péchés,
Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !
Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés.
Mourez à nous, mourez aux humbles vœux cachés
Que nourrit la douceur de la Parole forte,
Car notre cœur n'est plus de ceux que vous cherchez !
Verlaine, Sagesse (1881)
65
Texte 16 à déclamer – 233 mots
Utilité de l’agriculture
Lors de comices agricoles, devant la foule qui l’écoute bouche bée, un conseiller
déclame un pompeux discours…
Et qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de
l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? Qui donc fournit à notre
subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ? L’agriculteur, messieurs, qui,
ensemençant d’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes,
fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux
appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les
cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un
aliment pour le pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur
encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux
dans les pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous, car comment
nous nourririons-nous sans l’agriculteur ? Et même, messieurs, est- il
besoin d’aller si loin chercher des exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à
toute l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de
nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos
couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs ? Mais je n’en
finirais pas, s’il fallait énumérer les uns après les autres les différents
produits que la terre bien cultivée, telle qu’une mère généreuse,
prodigue à ses enfants. Ici, c’est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers
à cidre ; là, le colza ; plus loin, les fromages ; et le lin ; messieurs,
66
n’oublions pas le lin ! qui a pris dans ces dernières années un
accroissement considérable et sur lequel j’appellerai plus
particulièrement votre attention.
Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857)
67
Texte 17 à déclamer – 234 mots
Mon pauvre argent !
HARPAGON, criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.
Au voleur ! au voleur ! à l'assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je
suis perdu, je suis assassiné ; on m'a coupé la gorge : on m'a dérobé
mon argent. Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où est-il ? Où se
cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ?
N'est-il point là ? n'est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se
prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin... Ah ! c'est moi !
Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais.
Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m'a
privé de toi ; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma
consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au
monde. Sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait ; je n'en puis
plus ; je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré. N'y a-t-il personne qui
veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en
m'apprenant qui l'a pris ? […] Sortons. Je veux aller quérir la justice, et
faire donner la question à toute la maison : à servantes, à valets, à fils, à
fille, et à moi aussi.
Molière, L’Avare, Acte 4, scène 7 (1668)
68
Texte 18 à déclamer – 240 mots
Assez de deuil !
- Œil pour œil ! Dent pour dent ! Tête pour tête ! A mort !
Justice ! L'échafaud vaut mieux que le remord.
Talion ! talion !
- Silence aux cris sauvages !
Non ! assez de malheur, de meurtre et de ravages !
Assez d'égorgements ! assez de deuil ! assez
De fantômes sans tête et d'affreux trépassés !
Assez de visions funèbres dans la brume !
Assez de doigts hideux ; montrant le sang qui fume,
Noirs, et comptant les trous des linceuls dans la nuit !
Pas de suppliciés dont le cri nous poursuit !
Pas de spectres jetant leur ombre sur nos têtes !
Nous sommes ruisselants de toutes les tempêtes ;
Il n'est plus qu'un devoir et qu'une vérité,
C'est, après tant d'angoisse et de calamité,
Homme, d'ouvrir son cœur, oiseau, d'ouvrir son aile
Vers ce ciel que remplit la grande âme éternelle !
Le peuple, que les rois broyaient sous leurs talons,
Est la pierre promise au temple, et nous voulons
Que la pierre bâtisse et non qu'elle lapide !
Pas de sang ! pas de mort ! C'est un reflux stupide
Que la férocité sur la férocité.
Un pilier d'échafaud soutient mal la cité.
69
Tu veux faire mourir ! Moi je veux faire naître !
Je mure le sépulcre et j'ouvre la fenêtre.
Dieu n'a pas fait le sang, à l'amour réservé,
Pour qu'on le donne à boire aux fentes du pavé.
Victor Hugo, Les quatre vents de l’esprit (1881)
70
Texte 19 à déclamer – 244 mots
Les porteurs de germe
Le Docteur Knock est bien décidé à s’accaparer un maximum de patients…
KNOCK, s’animant de plus en plus.
Commençons par le commencement. J’ai ici la matière de plusieurs
causeries de vulgarisation, des notes très complètes, de bons clichés, et
une lanterne. Vous arrangerez tout cela comme vous savez le faire.
Tenez, pour débuter, une petite conférence, toute écrite, ma foi, et très
agréable, sur la fièvre typhoïde, les formes insoupçonnées qu'elle prend,
ses véhicules innombrables : eau, pain, lait, coquillages, légumes,
salades, poussières, haleines, etc… les semaines et les mois durant
lesquels elle couve sans se trahir, les accidents mortels qu'elle déchaîne
soudain, , les complications redoutables qu'elle charrie à sa suite ; le tout
agrémenté de jolies vues : bacilles formidablement grossis, détails
d'excréments typhiques, ganglions infectés, perforations d'intestin, et
pas en noir, en couleurs, des roses, des marrons, des jaunes et des
blancs verdâtres que vous imaginez.
[…]
Pour ceux que notre première conférence aurait laissés froids, j'en tiens
une autre, dont le titre n'a l'air de rien : « Les porteurs de germes. » Il y
est démontré, clair comme le jour, à l’aide de cas observés, qu’on peut
se promener avec une figure ronde, une langue rose, un excellent
appétit, et receler dans tous les plis de son corps des trillions de bacilles
de la dernière virulence capables d’infecter un département. (Il se lève.)
Fort de la théorie et de l'expérience, j'ai le droit de soupçonner le
71
premier venu d'être un porteur de germes. Vous, par exemple,
absolument rien ne me prouve que vous n'en êtes pas un.
Jules Romain, Knock ou le triomphe de la médecine, Acte II, scène 2
(1924)
72
Texte 20 à déclamer – 253 mots
Cuisinier !
Cigalon est indigné : on a prétendu qu’il « n’est pas cuisinier »…
CIGALON.
Monsieur, monsieur ! Vous n’avez pas le droit de partir ! Après les mots
que vous venez de dire, vous avez le droit de m’entendre ! Je suis,
monsieur, je suis l’ancien chef de cuisine de l’hôtel de Noailles, de l’hôtel
Splendid et de chez Orand. C’est moi, monsieur, moi qui ai retrouvé la
recette du faisan farci à l’ancienne, recette perdue depuis des siècles,
recette que j’ai rajeunie en incorporant à la farce quinze gouttes d’élixir
de pèbre d’ail, recette inscrite sous mon nom au Livre d’or de la cuisine
française. Et je ne suis pas cuisinier ? Pendant trente ans, moi qui vous
parle, j’ai médité devant mes fourneaux. Et je fondais en méditant, et je
méditais en fondant. J’ai rôti l’oie du mardi gras après la dinde de Noël,
et les bécasses de Janvier, et les alouettes d’automne… Ils avaient chaud
dans leurs petits manteaux de lard… Mais, moi, j’avais aussi chaud
qu’eux… (Adèle rit. Cigalon enflammé, se tourne vers elle.) Et même
plus, madame, et même plus ! Parce que moi, je ne tournais pas : je
cuisais toujours du même côté, toujours par devant. Et je ne suis pas
cuisinier ? Si nous étions aux bains de mer, vous pourriez le voir : de
face je suis tout plissé, tout ridé, tout rôti ! J’ai le nombril craquant
comme une croquignole ! Et vous venez me dire, ici, sous mon platane,
que je ne suis pas cuisinier ? (Douloureusement.) Ah, c’est dur,
monsieur… C’est dur… Oui, c’est dur…
Marcel Pagnol, Cigalon (1936)
73
Texte 21 à déclamer – 257 mots
Un mot…
Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! - Et ne m'objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas...
- Ecoutez bien ceci : Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l'oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l'aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot que vous croyez que l'on n'a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre !
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
- Au besoin, il prendrait des ailes, comme l'aigle !
- Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera.
Il suit le quai, franchit la place, et cætera,
Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez l'individu dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l'étage ; il a la clé,
74
Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l'homme en face,
Dit : - Me voilà ! je sors de la bouche d'un tel.
- Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.
Victor Hugo, Toute la lyre (1893)
75
Texte 22 à déclamer – 259 mots
Diseurs de Phébus
Que dites-vous ? Comment ? Je n'y suis pas ; vous plairait-il de
recommencer ? J'y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez,
Acis, me dire qu'il fait froid : que ne disiez-vous : « Il fait froid » ? Vous
voulez m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige ; dites : "Il pleut, il neige".
Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m'en féliciter ; dites :
"Je vous trouve bon visage." — Mais répondez-vous cela est bien uni et
bien clair ; et d'ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant ? »
Qu'importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d'être entendu quand on parle,
et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à
vous et à vos semblables, les diseurs de phébus ; vous ne vous en défiez
point, et je vais vous jeter dans l'étonnement : une chose vous manque,
c'est l'esprit. Ce n'est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est
l'opinion d'en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre
pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots
qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans
cette chambre ; je vous tire par votre habit et vous dis à l'oreille : « Ne
songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point, c'est votre rôle ; ayez, si
vous pouvez, un langage simple, et tel que l'ont ceux en qui vous ne
trouvez aucun esprit : peut-être alors croira-t-on que vous en avez. »
La Bruyère, Caractères, De la société et de la conversation (1688)
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Texte 23 à déclamer – 267 mots
J’accuse…
J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et
Couard, d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins
qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et
du jugement.
J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse,
particulièrement dans l'Eclair et dans l'Echo de Paris, une campagne
abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.
J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en
condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le
second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en
commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un
coupable.
En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup
des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit
les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose.
Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais
vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des
entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis ici
n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et
de la justice.
Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a
tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est
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que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises et
que l'enquête ait lieu au grand jour !
J'attends.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond
respect.
Emile Zola, J’accuse !..., Lettre au Président de la République (1898)
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Texte 24 à déclamer – 269 mots
Ampoulé
A l’heure où commencent à se gercer les doigts roses de l’aurore, je
montai tel un dard rapide dans un autobus à la puissante stature et aux
yeux de vache de la ligne S au trajet sinueux. Je remarquai, avec la
précision et l’acuité de l’Indien sur le sentier de la guerre, la présence
d’un jeune homme dont le col était plus long que celui de la girafe au
pied rapide, et dont le chapeau de feutre mou fendu s’ornait d’une
tresse, tel le héros d’un exercice de style. La funeste Discorde aux seins
de suie vint de sa bouche empestée par un néant de dentifrice, la
Discorde, dis-je, vint souffler son virus malin entre ce jeune homme au
col de girafe et à la tresse autour du chapeau, et un voyageur à la mine
indécise et farineuse. Celui-là s’adressa en ces termes à celui-ci : « Dites-
moi, méchant homme, on dirait que vous faites exprès de me marcher
sur les pieds ! » Ayant dit ces mots, le jeune homme au col de girafe et à
la tresse autour du chapeau s’alla vite asseoir.
Plus tard, dans la Cour de Rome aux majestueuses proportions, j’aperçus
de nouveau le jeune homme au cou de girafe et à la tresse autour du
chapeau, accompagné d’un camarade arbitre des élégances qui proférait
cette critique que je pus entendre de mon oreille agile, critique adressée
au vêtement le plus extérieur du jeune homme au col de girafe et à la
tresse autour du chapeau : « Tu devrais en diminuer l’échancrure par
l’addition ou l’exhaussement d’un bouton à la périphérie circulaire. »
Raymond Queneau, Exercices de style (1947)
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Texte 25 à déclamer – 281 mots
C’est un cap !
Cyrano de Bergerac ne supporte pas qu’on fasse allusion à son appendice nasal,
très proéminent. Un vicomte impertinent le provoque en lui disant qu’il a « un
grand nez »…
CYRANO, imperturbable.
C'est tout ?...
LE VICOMTE.
Mais...
CYRANO.
Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire... Oh ! Dieu !... bien des choses en somme.
En variant le ton, - par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, Monsieur, si j'avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap! »
Descriptif : « C'est un roc !... c'est un pic !... c'est un cap !
Que dis-je, c'est un cap ?... C'est une péninsule ! »
Curieux : " De quoi sert cette oblongue capsule ?
D'écritoire, Monsieur, ou de boite à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
[…] Pédant : « L'animal seul, Monsieur, qu'Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamelos
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Dût avoir sous le front tant de chair sur tant d'os ! »
Cavalier : « Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T'enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique: « C'est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif: « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique: « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf: « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
[…] Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître! »
- Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit.
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte 1, scène IV (1897)
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Texte 26 à déclamer – 320 mots
Les rocs
I.
Ils ne le sauront pas les rocs,
Qu’on parle d’eux.
Et toujours ils n’auront pour tenir
Que grandeur.
Et que l’oubli de la marée,
Des soleils rouges.
II.
Ils n’ont pas besoin du rire
Ou de l’ivresse.
Ils ne font pas brûler
Du soufre dans le noir.
Car jamais
Ils n’ont jamais craint la mort.
De la peur
Ils ont fait un hôte.
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Et leur folie
Est clairvoyante.
III.
Et puis la joie
De savoir la menace
Et de durer.
Pendant que sur les bords,
De la pierre les quitte
Que la vague et le vent grattaient
Pendant leur sieste.
IV.
Ils n’ont pas à porter leur face
Comme un supplice.
Ils n’ont pas à porter de face
Où tout se lit.
V.
La danse est en eux,
La flamme est en eux,
Quand bon leur semble.
Ce n’est pas un spectacle devant eux,
C’est en eux.
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C’est la danse de leur intime
Et lucide folie.
C’est la flamme en eux
Du noyau de braise.
VI.
Ils n’ont pas voulu être le temple
Où se complaire.
Mais la menace est toujours là
Dans le dehors.
Et la joie
Leur vient d’eux seuls,
Que la mer soit grise
Ou pourrie de bleue.
VII.
Ils sentent le dehors,
Ils savent le dehors.
Peut-être parfois l’auront-ils béni
De les limiter :
La toute puissance
N’est pas leur faible.
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VIII.
Parfois dans leur nuit
C’est un grondement
Qui longtemps résonne.
Et leur grain se noie
Dans un vaste effroi :
Ils ne savaient plus
Qu’ils avaient une voix.
IIX.
Il arrive qu’un bloc
Se détache et tombe,
Tombe à perdre haleine
Dans la mer liquide.
Ils n’étaient donc bien
Que des blocs de pierre,
Un lieu de la danse
Que la danse épuise.
X.
Mais le pire est toujours
D’être en dehors de soi
Quand la folie n’est plus lucide.
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D’être le souvenir d’un roc et l’étendue
Vers le dehors et vers le vague.
Eugène Guillevic, Terraqué (1942)
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Texte 27 à déclamer – 339 mots
Un grand changement
Prévenons, Messieurs, l'heure destinée, assistons en esprit au dernier
jour, et, du marchepied de ce tribunal devant lequel nous comparaîtrons,
contemplons les choses humaines. Dans cette crainte, dans cette
épouvante, dans ce silence universel de toute la nature, avec quelle
dérision sera entendu le raisonnement des impies, qui s'affermissaient
dans le crime en voyant d'autres crimes impunis ! Eux-mêmes, au
contraire, s'étonneront comment ils ne voyaient pas que cette publique
impunité les avertissait hautement de l'extrême rigueur de ce dernier
jour. Oui, j'atteste le Dieu vivant qui donne dans tous les siècles des
marques de sa vengeance : les châtiments exemplaires qu'il exerce sur
quelques-uns ne me semblent pas si terribles que l'impunité de tous les
autres. S'il punissait ici tous les criminels, je croirais toute sa justice
épuisée, et je ne vivrais pas en attente d'un discernement plus
redoutable. Maintenant sa douceur même et sa patience ne me
permettent pas de douter qu'il ne faille attendre un grand changement.
Non, les choses ne sont pas encore en leur place fixe. Lazare souffre
encore, quoique innocent ; le mauvais riche, quoique coupable, jouit
encore de quelque repos : ainsi, ni la peine ni le repos ne sont pas
encore où ils doivent être. Cet état est violent, et ne peut pas durer
toujours. Ne vous y fiez pas, ô hommes du monde : il faut que les
choses changent. Et, en effet, admirez la suite : Mon fils, tu as reçu des
biens en ta vie, et Lazare aussi a reçu des maux. Ce désordre se pouvait
souffrir durant les temps de mélange, où Dieu préparait un plus grand
ouvrage ; mais, sous un Dieu bon et sous un Dieu juste, une telle
confusion ne pouvait pas être éternelle. C'est pourquoi, poursuit
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Abraham, maintenant que vous êtes arrivés tous deux au lieu de votre
éternité, […] une autre disposition se va commencer, chaque chose sera
en place, la peine ne sera plus séparée du coupable à qui elle est due, ni
la consolation refusée au juste qui l'a espérée.
Jacques Bénigne Bossuet, Le sermon du mauvais riche (1772)
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Texte 28 à déclamer – 386 mots
Le bien et le mal
Quand le bien et le mal, couple qui nous obsède,
Fixant leurs yeux sur nous, nous demandant notre aide,
Montrant deux chemins à nos pas,
L’un, celui qui descend, l'autre, celui qui monte,
Sont là, nous appelant, prêts à combattre : - honte
À l'homme qui ne choisit pas !
Honte au vivant timide, au passant inutile,
Eunuque qui lui-même abdique et se mutile,
Qui voit le devoir et le fuit,
Et ne s'y jette pas la tête la première,
Et n'ose pas ouvrir la porte de lumière
Et fermer la porte de nuit !
Qui recule peut faire une ruine immense.
Grands, petits, Dieu sait seul où la force commence,
Seul où la faiblesse finit ;
Quand un mont chancelant croule, le grain de sable,
S'il pouvait empêcher sa chute, est responsable
Des crimes du bloc de granit.
L'homme faible est l'appui du méchant qui se lève ;
Les peureux font l'audace ; ils ont avec le glaive
La complicité du fourreau.
Ne dites pas : - c'est mal, mais je n'y puis que faire. -
Ne dites pas : -j'ai peur ; et je rentre en ma sphère ;
Meurs, victime ; frappe, bourreau.
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Je laisse le remords et le crime à ma porte ;
Je m'en vais du forfait des autres ; que m'importe
Leur scélératesse ou leur deuil !
Ce mort, s'il m'accusait, serait une âme fausse ;
Car, n'étant pas de ceux qui creusèrent la fosse,
Je suis quitte avec le cercueil. -
Non, non ! Il faut briser le poteau du supplice ;
Qui, pouvant empêcher, laisse faire, est complice.
Abstention, complicité.
Ce qui semble un atome est tout un crime immonde ;
C'est souvent dans le moindre espace qu'en ce monde
Tient la plus grande énormité.
Tel qui renie un meurtre en est le vrai ministre.
Le fond de la cuvette où, dans l'ombre sinistre,
Un lâche se lave les mains,
Peut offrir au regard, - vision surhumaine,
Et que tout l'océan ne contiendrait qu'à peine ! -
Un mont noir aux âpres chemins,
Trois gibets, deux voleurs se tordant sous les cordes,
Les cieux mystérieux pleins de miséricordes
S'ouvrant pour recevoir l'affront,
Et sur la croix du centre, en une nuit sans lune,
Un juste couronné d'épines dont chacune
Perce une étoile sur son front !
Victor Hugo, Les quatre vents de l’esprit (1881)
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Texte 29 à déclamer – 406 mots
L’étrange peine !
Giflé par don Gormas, don Diègue a demandé à son fils Rodrigue de le venger.
Mais don Gormas est le père de Chimène, et les deux jeunes gens s'aiment…
Dans ces stances, Rodrigue donne libre cours à sa perplexité : doit-il sacrifier
l’honneur de son père à son amour pour Chimène ?...
Percé jusques au fond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une juste querelle,
Et malheureux objet d’une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
O Dieu ! l’étrange peine !
En cet affront mon père est l’offensé,
Et l’offenseur le père de Chimène !
Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse;
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix, ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
O Dieu ! l’étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
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Faut-il punir le père de Chimène ?
Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie :
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer, qui causes ma peine,
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?
Il vaut mieux courir au trépas :
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère,
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
A mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
Et l’autre indigne d’elle ;
Mon mal augmente à le vouloir guérir,
Tout redouble ma peine :
Allons, mon âme, et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.
Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire
D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
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Voit la perte assurée !
N’écoutons plus ce penser suborneur
Qui ne sert qu’à ma peine :
Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.
Oui, mon esprit s’était déçu :
Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse ;
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur, comme je l’ai reçu.
Je m’accuse déjà de trop de négligence.
Courons à la vengeance,
Et, tout honteux d’avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisqu’aujourd’hui mon père est offensé,
Si l’offenseur est père de Chimène !
Corneille, Le Cid, Acte I, scène 6 (1637)
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HAUTE LANGUE ECRITE
La France, c’est le français lorsqu’il est bien écrit. (Napoléon Bonaparte)
Le français permet d’organiser des phrases tantôt extrêmement concises, tantôt oratoires et fortement charpentées, tantôt d’une richesse poétique subtile, tantôt pleines d’humour. (Christine Champion)
Derrière une phrase mal construite, mal ponctuée, mal reliée à la suivante, derrière un paragraphe et un texte anarchiques se trouvent en fait des difficultés fondamentales tenant à l'organisation des idées. (Victor Thibaudeau)
Que pense-t-on lorsqu’on se trouve confronté à un message tel que
celui-ci ?... Quelle image se fait-on de celui qui l’a écrit ? Arrive-t-on à ne
« pas faire attention aux fautes » ?
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alut ne faites aps ettention au faute svp... cest du sopie colelr...dune letre que j'ai écrite...pour em defouler .! Je vais commencer quand javais 4 ans…cest a xce moment la que ems parent ce sont separé…sté je svais aps trop dans se tmeps je comprenais pas bcp…mais jenre ..jmen souvein aps plus bcp bcp..mais ejrne sét les 2 pers..que tu aime le plus se separe ils paraît que jétais triste…stun vague souvenir …apres sa jvers 6 ans je rentre a lécole…mes 2 parentmons ouvent prouver quil maime…2k jétais a lécole a 5 ans je reviens apres lécole en étant decu que jaille rien apris al premiere jorunee ou kkchsoe de mme…2k lol…jme souvein quand matenelle…jalais a un affere dorthophoniste pour ma prononciasion..pcq je prononcais mal..els mot..ya souevnt eu dumonde kim mlon rapele…mon epre mle rapeler…jaimais aps sa…2k…jeme souvien un moment donner…que en 3 ieme anne la prof…a demander a ma ma emre de venir a lécole…la jté ek ma prof..pis ma mere…pis la prof…ma demander…matthieu tu as combien damis dans la classe…c ki tes amis…pis la je savais aps trop…javais deéja hotne de moi a cette âge meme si je ne comrpenais pas trop non plus..jai répondu’’ ben jessie’’…
Quelqu’un qui ne sait pas écrire correctement dans sa langue natale ne
sait pas écrire, et quelqu’un qui ne sait pas écrire est handicapé. Il est
absolument vital pour tout être humain digne de ce nom de se donner
pour objectif la maîtrise de sa langue, à l’écrit comme à l’oral.
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Accentuation
En français, l'accent a pleine valeur orthographique. Son absence ralentit la lecture et fait hésiter sur la prononciation, sur le sens même de nombreux mots. (Dominique Momiron)
Le Français est une langue à cédille. (Valère Novarina)
Les asiles de déments comportent dans leur personnel des internes et des internés. - J'ai beaucoup fréquenté ces deux classes de gens, et la vérité me contraint à déclarer qu'entre ceux-ci et ceux-là, ne se dresse que l'épaisseur de l'accent aigu. (Alphonse Allais)
Même dans les rares cas où le sens reste clair quand on oublie ou qu’on
néglige l’accentuation, il demeure très important d’accentuer
adéquatement ses phrases.
En effet, une accentuation incomplète, négligée ou erronée donne au
lecteur l’impression que celui qui écrit n’a pas les idées claires, n’est pas
rigoureux, manque de précision et de sérieux : une accentuation
approximative inspire la méfiance.
Certains élèves ont parfois tendance à supposer que « un accent par
mot, ça suffit », et n’en mettent donc pas plus – mais par exemple un
adjectif comme hébété en comporte déjà trois ! D’autres mettent les
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accents au hasard, en comptant sur la chance pour tomber juste.
D’autres encore se souviennent du dicton « dans le doute, abstiens-toi »
et ne mettent pas d’accent du tout. D’autres tracent des accents
bizarres, plus ou moins horizontaux et vaguement bombés, hybrides
d’accent aigu, d’accent grave et d’accent circonflexe. Ainsi, se disent-ils,
le professeur pourra interpréter l’accent à sa guise…
Evidemment toutes ces stratégies sont perdues d’avance et personne
n’est dupe.
Ce qu’on prend pour un simple détail est souvent d’une importance
cruciale. Pour prendre conscience du poids d’un accent, comparez les
phrases suivantes :
L’océanologue aime les congres. L’océanologue aime les congrès.
L’homme tue, Gérard s’enfuit. L’homme tué, Gérard s’enfuit.
Il joue ou il travaille. Il joue où il travaille.
Elle aime les jeunes. Elle aime les jeûnes.
Femme 30 ans cherche compagnon, même âge.
Femme 30 ans cherche compagnon, même âgé.
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Texte 1 à accentuer – 159 mots
Exemple tonifiant
Depuis que pour suivre - et voir se dementir - les principes militaires de
Saint-Loup, j'avais suivi avec grand detail la guerre des Boers, j'avais ete
conduit a relire d'anciens recits d'explorations, de voyages. Ces recits
m'avaient passionne et j'en faisais l'application dans la vie courante pour
me donner plus de courage. Quand des crises m'avaient force a rester
plusieurs jours et plusieurs nuits de suite non seulement sans dormir,
mais sans m'etendre, sans boire et sans manger, au moment ou
l'epuisement et la souffrance devenaient tels que je pensais n'en sortir
jamais, je pensais a tel voyageur jete sur la greve, empoisonne par des
herbes malsaines, grelottant de fievre dans ses vetements trempes par
l'eau de la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux jours,
reprenait au hasard sa route, a la recherche d'habitants quelconques, qui
seraient peut-etre des anthropophages. Leur exemple me tonifiait, me
rendait l'espoir, et j'avais honte d'avoir eu un moment de
decouragement.
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
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Texte 2 à accentuer – 161 mots
Sourire séraphique
- Oriane, Mme de Lambresac vous dit bonjour.
En effet, on voyait par moments se former et passer comme une etoile
filante un faible sourire destine par la duchesse de Lambresac a quelque
personne qu'elle avait reconnue. Mais ce sourire, au lieu de se preciser
en une affirmation active, en un langage muet mais clair, se noyait
presque aussitôt en une sorte d'extase ideale qui ne distinguait rien,
tandis que la tete s'inclinait en un geste de benediction beate rappelant
celui qu'incline vers la foule des communiantes un prelat un peu ramolli.
Mme de Lambresac ne l'etait en aucune façon. Mais je connaissais deja
ce genre particulier de distinction desuete. A Combray et a Paris, toutes
les amies de ma grand'mere avaient l'habitude de saluer, dans une
reunion mondaine, d'un air aussi seraphique que si elles avaient aperçu
quelqu'un de connaissance a l'eglise, au moment de l'Elevation ou
pendant un enterrement, et lui jetaient mollement un bonjour qui
s'achevait en priere.
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
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Texte 3 à accentuer – 164 mots
Les défauts des autres…
A la mauvaise habitude de parler de soi et de ses defauts il faut ajouter
comme faisant bloc avec elle, cette autre de denoncer chez les autres
des defauts precisement analogues a ceux qu'on a. Or, c'est toujours de
ces defauts-la qu'on parle, comme si c'etait une maniere de parler de soi,
detournee, et qui joint au plaisir de s'absoudre celui d'avouer.
D'ailleurs il semble que notre attention toujours attiree sur ce qui nous
caracterise le remarque plus que toute autre chose chez les autres. Un
myope dit d'un autre : « Mais il peut a peine ouvrir les yeux » ; un
poitrinaire a des doutes sur l'integrite pulmonaire du plus solide ; un
malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent pas ; un
malodorant pretend qu'on sent mauvais ; un mari trompe voit partout
des maris trompes, une femme legere des femmes legeres ; le snob des
snobs. Et puis chaque vice comme chaque profession, exige et
developpe un savoir special qu'on n'est pas fache d'etaler.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur
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Texte 3 à accentuer - 172 mots
Séparation
Pour la premiere fois je sentais qu'il etait possible que ma mere vecut
sans moi, autrement que pour moi, d'une autre vie. Elle allait habiter de
son cote avec mon pere a qui peut-etre elle trouvait que ma mauvaise
sante, ma nervosite, rendaient l'existence un peu compliquee et triste.
Cette separation me desolait davantage parce que je me disais qu'elle
etait probablement pour ma mere le terme des deceptions successives
que je lui avais causees, qu'elle m'avait tues et apres lesquelles elle avait
compris la difficulte de vacances communes ; et peut-etre aussi le
premier essai d'une existence a laquelle elle commençait a se resigner
pour l'avenir, au fur et a mesure que les annees viendraient pour mon
pere et pour elle, d'une existence ou je la verrais moins, ou ce qui meme
dans mes cauchemars ne m'etait jamais apparu, elle serait deja pour moi
un peu etrangere, une dame qu'on verrait rentrer seule dans une maison
ou je ne serais pas, demandant au concierge s'il n'y avait pas de lettres
de moi.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur
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Texte 4 à accentuer - 183 mots
Au bord de l’eau…
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j'ai vu,
j'ai desire imiter quand je serais libre de vivre a ma guise, un rameur,
qui, ayant lache l'aviron, s'etait couche a plat sur le dos, la tete en bas,
au fond de sa barque, et la laissant flotter a la derive, ne pouvant voir
que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage
l'avant-gout du bonheur et de la paix. Nous nous asseyions entre les iris
au bord de l'eau. Dans le ciel ferie, flanait longuement un nuage oisif.
Par moments oppressee par l'ennui, une carpe se dressait hors de l'eau
dans une aspiration anxieuse. C'etait l'heure du gouter. Avant de repartir
nous restions longtemps a manger des fruits, du pain et du chocolat, sur
l'herbe ou parvenaient jusqu'a nous, horizontaux, affaiblis, mais denses
et metalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne
s'etaient pas melanges a l'air qu'ils traversaient depuis si longtemps, et
coteles par la palpitation successive de toutes leurs lignes sonores,
vibraient en rasant les fleurs, a nos pieds.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
102
Texte 5 à accentuer - 184 mots
Nihilisme
Elle trouvait tout le monde idiot, mais dans sa conversation, dans ses
lettres, se montrait plutôt inferieure aux gens qu'elle traitait avec tant de
dedain. Elle avait, du reste, un tel besoin de destruction que, lorsqu'elle
eut a peu pres renonce au monde, les plaisirs qu'elle rechercha alors
subirent l'un apres l'autre son terrible pouvoir dissolvant. Apres avoir
quitte les soirees pour des seances de musique, elle se mit a dire :
«Vous aimez entendre cela, de la musique? Ah! mon Dieu, cela depend
des moments. Mais ce que cela peut etre ennuyeux ! Ah! Beethoven, la
barbe ! » Pour Wagner, puis pour Franck, pour Debussy, elle ne se
donnait meme pas la peine de dire « la barbe » mais se contentait de
faire passer sa main, comme un barbier, sur son visage. Bientôt, ce qui
fut ennuyeux, ce fut tout. «C'est si ennuyeux les belles choses ! Ah! les
tableaux, c'est a vous rendre fou... Comme vous avez raison, c'est si
ennuyeux d'ecrire des lettres ! » Finalement ce fut la vie elle-meme
qu'elle nous declara une chose rasante, sans qu'on sût bien ou elle
prenait son terme de comparaison.
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
103
Texte 6 à accentuer - 187 mots
Procrastination
Si j'avais ete moins decide a me mettre definitivement au travail, j'aurais
peut-etre fait un effort pour commencer tout de suite. Mais puisque ma
resolution etait formelle, et qu'avant vingt-quatre heures, dans les cadres
vides de la journee du lendemain ou tout se plaçait si bien parce que je
n'y etais pas encore, mes bonnes dispositions se realiseraient aisement,
il valait mieux ne pas choisir un soir ou j'etais mal dispose pour un debut
auquel les jours suivants, helas ! ne devaient pas se montrer plus
propices. Mais j'etais raisonnable. De la part de qui avait attendu des
annees, il eut ete pueril de ne pas supporter un retard de trois jours.
Certain que le surlendemain j'aurais deja ecrit quelques pages, je ne
disais plus un seul mot a mes parents de ma decision ; j'aimais mieux
patienter quelques heures, et apporter a ma grand'mere consolee et
convaincue, de l'ouvrage en train. Malheureusement le lendemain n'etait
pas cette journee exterieure et vaste que j'avais attendue dans la fievre.
Quand il etait fini, ma paresse et ma lutte penible contre certains
obstacles internes avait simplement dure vingt-quatre heures de plus.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs
104
Texte 7 à accentuer - 198 mots
Recettes
« Mais enfin, lui demanda ma mere, comment expliquez-vous que
personne ne fasse la gelee aussi bien que vous (quand vous le
voulez) ? » « Je ne sais pas d'ou ce que ça devient », repondit Françoise
(qui n'etablissait pas une demarcation bien nette entre le verbe venir, au
moins pris dans certaines acceptions et le verbe devenir). Elle disait vrai
du reste, en partie, et n'etait pas beaucoup plus capable - ou desireuse -
de devoiler le mystere qui faisait la superiorite de ses gelees ou de ses
cremes, qu'une grande elegante pour ses toilettes, ou une grande
cantatrice pour son chant. Leurs explications ne nous disent pas grand-
chose ; il en etait de meme des recettes de notre cuisiniere. « Ils font
cuire trop a la va-vite, repondit-elle en parlant des grands restaurateurs,
et puis pas tout ensemble. Il faut que le boeuf, il devienne comme une
eponge, alors il boit tout le jus jusqu'au fond. Pourtant il y avait un de
ces Cafes ou il me semble qu'on savait bien un peu faire la cuisine. Je ne
dis pas que c'etait tout a fait ma gelee, mais c'etait fait bien doucement
et les souffles ils avaient bien de la creme. »
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs
105
Texte 8 à accentuer - 202 mots
Ressemblances familiales
Sans doute on sait bien qu'un enfant tient de son pere et de sa mere.
Encore la distribution des qualites et des defauts dont il herite se fait-elle
si etrangement que, de deux qualites qui semblaient inseparables chez
un des parents, on ne trouve plus que l'une chez l'enfant, et alliee a celui
des defauts de l'autre parent qui semblait inconciliable avec elle. Meme
l'incarnation d'une qualite morale dans un defaut physique incompatible
est souvent une des lois de la ressemblance filiale. De deux soeurs, l'une
aura, avec la fiere stature de son pere, l'esprit mesquin de sa mere ;
l'autre, toute remplie de l'intelligence paternelle, la presentera au monde
sous l'aspect qu'a sa mere ; le gros nez, le ventre noueux, et jusqu'a la
voix sont devenus les vetements de dons qu'on connaissait sous une
apparence superbe. De sorte que de chacune des deux soeurs on peut
dire avec autant de raison que c'est elle qui tient le plus de tel de ses
parents. Il est vrai que Gilberte etait fille unique, mais il y avait, au
moins, deux Gilbertes. Les deux natures, de son pere et de sa mere, ne
faisaient pas que se meler en elle; elles se la disputaient […]
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs
106
Texte 9 à accentuer - 204 mots
François le Champi
Maman s'assit a cote de mon lit ; elle avait pris Francois le Champi a qui
sa couverture rougeatre et son titre incomprehensible, donnaient pour
moi une personnalite distincte et un attrait mysterieux. Je n'avais jamais
lu encore de vrais romans. J'avais entendu dire que George Sand etait le
type du romancier. Cela me disposait deja a imaginer dans Francois le
Champi quelque chose d'indefinissable et de delicieux. Les procedes de
narration destines a exciter la curiosite ou l'attendrissement, certaines
facons de dire qui eveillent l'inquietude et la melancolie, et qu'un lecteur
un peu instruit reconnait pour communs a beaucoup de romans, me
paraissaient simples - a moi qui considerais un livre nouveau non comme
une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne
unique, n'ayant de raison d'exister qu'en soi, - une emanation troublante
de l'essence particuliere a Francois le Champi. Sous ces evenements si
journaliers, ce choses si communes, ces mots si courants, je sentais
comme une intonation, une accentuation etrange. L'action s'engagea ;
elle me parut d'autant plus obscure que dans ce temps-la, quand je
lisais, je revassais souvent, pendant des pages entieres, a tout autre
chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le recit,
s'ajoutait, quand c'etait maman qui me lisait a haute voix, qu'elle passait
toutes les scenes d'amour.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
107
Texte 10 à accentuer - 206 mots
La métamorphose du docteur Cottard
Remarquons que la nature que nous faisons paraître dans la seconde
partie de notre vie, n'est pas toujours, si elle l'est souvent, notre nature
premiere developpee ou fletrie, grossie ou attenuee; elle est quelquefois
une nature inverse, un veritable vetement retourne. Sauf chez les
Verdurin qui s'etaient engoues de lui, l'air hesitant de Cottard, sa
timidite, son amabilite excessives, lui avaient, dans sa jeunesse, valu de
perpetuels brocards. Quel ami charitable lui conseilla l'air glacial ?
L'importance de sa situation lui rendit plus aise de le prendre.
Partout, sinon chez les Verdurin ou il redevenait instinctivement lui-
meme, il se rendit froid, volontiers silencieux, peremptoire, quand il
fallait parler, n'oubliant pas de dire des choses desagreables. Il put faire
l'essai de cette nouvelle attitude devant des clients qui ne l'ayant pas
encore vu, n'etaient pas a meme de faire des comparaisons, et eussent
ete bien etonnes d'apprendre qu'il n'etait pas un homme d'une rudesse
naturelle. C'est surtout a l'impassibilite qu'il s'efforçait et meme dans son
service d'hôpital, quand il debitait quelques-uns de ces calembours qui
faisaient rire tout le monde, du chef de clinique au plus recent externe, il
le faisait toujours sans qu'un muscle bougeât dans sa figure d'ailleurs
meconnaissable depuis qu'il avait rase barbe et moustaches.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur
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Texte 11 à accentuer - 210 mots
Minuit
J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui,
pleines et fraiches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais
une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant ou
le malade, qui a ete oblige de partir en voyage et a du coucher dans un
hotel inconnu, reveille par une crise, se rejouit en apercevant sous la
porte une raie de jour. Quel bonheur, c’est deja le matin ! Dans un
moment les domestiques seront leves, il pourra sonner, on viendra lui
porter secours. L’esperance d’etre soulage lui donne du courage pour
souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent,
puis s’eloignent. Et la raie de jour qui etait sous sa porte a disparu. C’est
minuit ; on vient d’eteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il
faudra rester toute la nuit a souffrir sans remede. Je me rendormais, et
parfois je n’avais plus que de courts reveils d’un instant, le temps
d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux
pour fixer le kaleidoscope de l’obscurite, de goûter grâce a une lueur
momentanee de conscience le sommeil ou etaient plonges les meubles,
la chambre, le tout dont je n’etais qu’une petite partie et a l’insensibilite
duquel je retournais vite m’unir.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
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Texte 12 à accentuer - 226 mots
Il n’est plus un enfant…
«Mais laisse donc, s'ecria mon pere, il faut avant tout prendre du plaisir
a ce qu'on fait. Or, il n'est plus un enfant. Il sait bien maintenant ce qu'il
aime, il est peu probable qu'il change, et il est capable de se rendre
compte de ce qui le rendra heureux dans l'existence.» […] en parlant de
mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui etait destine a rendre mon
existence heureuse, il insinuait en moi deux terribles soupçons. Le
premier c'etait que (alors que chaque jour je me considerais comme sur
le seuil de ma vie encore intacte et qui ne debuterait que le lendemain
matin) mon existence etait deja commencee, bien plus, que ce qui allait
en suivre ne serait pas tres different de ce qui avait precede. Le second
soupçon, qui n'etait a vrai dire qu'une autre forme du premier, c'est que
je n'etais pas situe en dehors du Temps, mais soumis a ses lois, tout
comme ces personnages de roman qui, a cause de cela, me jetaient
dans une telle tristesse, quand je lisais leur vie, a Combray, au fond de
ma guerite d'osier. Theoriquement on sait que la terre tourne, mais en
fait on ne s'en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas
bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs
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Texte 13 à accentuer - 229 mots
Qualités et défauts
La personne la plus parfaite a un certain defaut qui choque ou qui met
en rage. L'une est d'une belle intelligence, voit tout d'un point de vue
eleve, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les
lettres les plus importantes qu'elle vous a demande elle-meme de lui
confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans vous
faire d'excuses, avec un sourire, parce qu'elle met sa fierte a ne jamais
savoir l'heure. Un autre a tant de finesse, de douceur, de procedes
delicats, qu'il ne vous dit jamais de vous-meme que les choses qui
peuvent vous rendre heureux, mais vous sentez qu'il en tait, qu'il en
ensevelit dans son coeur, ou elles aigrissent, de toutes differentes, et le
plaisir qu'il a a vous voir lui est si cher qu'il vous ferait crever de fatigue
plutôt que de vous quitter. Un troisieme a plus de sincerite, mais la
pousse jusqu'a tenir a ce que vous sachiez, quand vous vous etes excuse
sur votre etat de sante de ne pas etre alle le voir, que vous avez ete vu
vous rendant au theâtre et qu'on vous a trouve bonne mine, ou qu'il n'a
pu profiter entierement de la demarche que vous avez faite pour lui, que
d'ailleurs deja trois autres lui ont propose de faire et dont il ne vous est
ainsi que legerement oblige.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur
111
Texte 14 à accentuer - 233 mots
Privés de lumière…
On n'aurait pu parler de pensee a propos de Françoise. Elle ne savait
rien, dans ce sens total ou ne rien savoir equivaut a ne rien comprendre,
sauf les rares verites que le coeur est capable d'atteindre directement. Le
monde immense des idees n'existait pas pour elle. Mais devant la clarte
de son regard, devant les lignes delicates de ce nez, de ces levres,
devant tous ces temoignages absents de tant d'etres cultives chez qui ils
eussent signifie la distinction supreme, le noble detachement d'un esprit
d'elite, on etait trouble comme devant le regard intelligent et bon d'un
chien a qui on sait pourtant que sont etrangeres toutes les conceptions
des hommes, et on pouvait se demander s'il n'y a pas parmi ces autres
humbles freres, les paysans, des etres qui sont comme les hommes
superieurs du monde des simples d'esprit, ou plutôt qui, condamnes par
une injuste destinee a vivre parmi les simples d'esprit, prives de lumiere,
mais qui pourtant plus naturellement, plus essentiellement apparentes
aux natures d'elite que ne le sont la plupart des gens instruits, sont
comme des membres disperses, egares, prives de raison, de la famille
sainte, des parents, restes en enfance, des plus hautes intelligences, et
auxquels - comme il apparaît dans la lueur impossible a meconnaitre de
leurs yeux ou pourtant elle ne s'applique a rien - il n'a manque, pour
avoir du talent, que du savoir.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur
112
Texte 15 à accentuer - 236 mots
Aubépines et Coquelicot
Mais j'avais beau rester devant les aubepines a respirer, a porter devant
ma pensee qui ne savait ce qu'elle devait en faire, a perdre, a retrouver
leur invisible et fixe odeur, a m'unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici
et la, avec une allegresse juvenile et a des intervalles inattendus comme
certains intervalles musicaux, elles m'offraient indefiniment le meme
charme avec une profusion inepuisable, mais sans me laisser approfondir
davantage, comme ces melodies qu'on rejoue cent fois de suite sans
descendre plus avant dans leur secret. Je me detournais d'elles un
moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus fraiches. Je
poursuivais jusque sur le talus qui, derriere la haie, montait en pente
raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bluets restes
paresseusement en arriere, qui le decoraient ça et la de leurs fleurs
comme la bordure d'une tapisserie ou apparait clairseme le motif agreste
qui triomphera sur le panneau; rares encore, espaces comme les
maisons isolees qui annoncent deja l'approche d'un village, ils
m'annoncaient l'immense etendue ou deferlent les bles, ou moutonnent
les nuages, et la vue d'un seul coquelicot hissant au bout de son cordage
et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouee
graisseuse et noire, me faisait battre le coeur, comme au voyageur qui
aperçoit sur une terre basse une premiere barque echouee que repare
un calfat, et s'ecrie, avant de l'avoir encore vue : « La Mer ! »
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
113
Texte 16 à accentuer - 248 mots
Présentation
A ce moment, un musicien bavarois a grands cheveux, que protegeait la
princesse de Guermantes, salua Oriane. Celle-ci repondit par une
inclinaison de tete, mais le duc, furieux de voir sa femme dire bonsoir a
quelqu'un qu'il ne connaissait pas, qui avait une touche singuliere, et qui,
autant que M. de Guermantes croyait le savoir, avait fort mauvaise
reputation, se retourna vers sa femme d'un air interrogateur et terrible,
comme s'il disait : « Qu'est-ce que c'est que cet ostrogoth-la? » […] le
musicien s'approcha davantage de Mme de Guermantes et lui dit :
« Madame la duchesse, je voudrais solliciter l'honneur d'etre presente au
duc. » […] «Basin, dit-elle, permettez-moi de vous presenter M.
d'Herweck. » --[…] se tournant d'un seul mouvement et comme d'une
seule piece vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes, faisant
front, monumental, muet, courrouce, pareil a Jupiter tonnant, resta
immobile ainsi quelques secondes, les yeux flambant de colere et
d'etonnement, ses cheveux crespeles semblant sortir d'un cratere. Puis,
comme dans l'emportement d'une impulsion qui seule lui permettait
d'accomplir la politesse qui lui etait demandee, et apres avoir semble par
son attitude de defi attester toute l'assistance qu'il ne connaissait pas le
musicien bavarois, croisant derriere le dos ses deux mains gantees de
blanc, il se renversa en avant et assena au musicien un salut si profond,
empreint de tant de stupefaction et de rage, si brusque, si violent, que
l'artiste tremblant recula tout en s'inclinant pour ne pas recevoir un
formidable coup de tete dans le ventre.
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
114
Texte 17 à accentuer - 256 mots
La mémoire et l’oubli
Les souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois generales de la
memoire elles-memes regies par les lois plus generales de l'habitude.
Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un etre, c'est
justement ce que nous avions oublie (parce que c'etait insignifiant et que
nous lui avions ainsi laisse toute sa force). C'est pourquoi la meilleure
part de notre memoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans
l'odeur de renferme d'une chambre ou dans l'odeur d'une premiere
flambee, partout ou nous retrouvons de nous-meme ce que notre
intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dedaigne, la derniere reserve
du passe, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent
taries, sait nous faire pleurer encore.
Hors de nous ? En nous pour mieux dire, mais derobee a nos propres
regards, dans un oubli plus ou moins prolonge. C'est grace a cet oubli
seul que nous pouvons de temps a autre retrouver l'etre que nous
fumes, nous placer vis-a-vis des choses comme cet etre l'etait, souffrir a
nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu'il aimait
ce qui nous est maintenant indifferent. Au grand jour de la memoire
habituelle, les images du passe palissent peu a peu, s'effacent, il ne
reste plus rien d'elles, nous ne le retrouverions plus. Ou plutot nous ne le
retrouverions plus, si quelques mots […] n'avaient ete soigneusement
enfermes dans l'oubli, de meme qu'on depose a la Bibliotheque nationale
un exemplaire d'un livre qui sans cela risquerait de devenir introuvable.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs
115
Texte 18 à accentuer - 258 mots
Fascinante Duchesse
Maintenant, tous les matins, bien avant l'heure ou elle sortait, j'allais par
un long detour me poster a l'angle de la rue qu'elle descendait
d'habitude, et, quand le moment de son passage me semblait proche, je
remontais d'un air distrait, regardant dans la direction opposee, et levais
les yeux vers elle des que j'arrivais a sa hauteur, mais comme si je ne
m'etais nullement attendu a la voir. Meme les premiers jours, pour etre
plus sur de ne pas la manquer, j'attendais devant la maison. Et chaque
fois que la porte cochere s'ouvrait (laissant passer successivement tant
de personnes qui n'etaient pas celle que j'attendais), son ebranlement se
prolongeait ensuite dans mon coeur en oscillations qui mettaient
longtemps a se calmer. Car jamais fanatique d'une grande comedienne
qu'il ne connait pas, allant faire « le pied de grue » devant la sortie des
artistes, jamais foule exasperee ou idolatre reunie pour insulter ou pour
porter en triomphe le condamne ou le grand homme qu'on croit etre sur
le point de passer chaque fois qu'on entend du bruit venu de l'interieur
de la prison ou du palais, ne furent aussi emus que je l'etais, attendant
le depart de cette grande dame, qui, dans sa toilette simple, savait, par
la grâce de sa marche (toute differente de l'allure qu'elle avait quand elle
entrait dans un salon ou dans une loge), faire de sa promenade matinale
- il n'y avait pour moi qu'elle au monde qui se promenât - tout un poeme
d'elegance et la plus fine parure, la plus curieuse fleur du beau temps.
Marcel Proust, Le côté de Guermantes
116
Ponctuation
La ponctuation c’est le sel de la phrase. (Cyril Bachelier)
On reconnaît tout de suite un homme de jugement à l'usage qu'il fait du point-virgule. (Montherlant)
Entre le point d'exclamation de la vie et le point d'interrogation de la mort, tout n'est que ponctuation. (Tristan Maya)
Un auteur a dit justement qu’ « une phrase sans ponctuation, c’est
comme une vie sans amour ». C’est dire à quel point la ponctuation est
nécessaire à la phrase… Sans ponctuation, la phrase n’est qu’une masse
compacte et étouffante au sens difficilement compréhensible. Pour être
compris à l’écrit, il est absolument indispensable de ponctuer et
d’accentuer correctement ses phrases.
En ce qui concerne la ponctuation, on a souvent tendance à pêcher par
excès, en ajoutant des virgules là où il n’en faut absolument pas. C’est
qu’on confond les pauses dans la lecture à haute voix (liées à la
nécessité de reprendre son souffle et de bien distinguer les groupes de
mots) et les signes de ponctuation. Or, ce sont deux choses tout à fait
différentes…
117
Les signes de ponctuation sont la virgule, le point virgule, le point final,
le point d’exclamation et le point d’interrogation, la parenthèse et le tiret.
La virgule
Elle marque une pause de sens légère. Elle ne sépare presque jamais un
sujet de son verbe ni un verbe de son complément d’objet direct.
Exemples de ce qu’il ne faut pas faire :
Pauline, rentra la voiture. (la virgule sépare à tort le sujet du verbe)
Ahmed a pris, un taxi. (là, la virgule sépare le verbe de son complément
d’objet direct, ce qui est incorrect et bizarre)
Les grands auteurs sont très sensibles aux virgules : « j’ai travaillé toute
la matinée à la lecture des épreuves d'un de mes poèmes et j'ai enlevé
une virgule. Cet après-midi, je l'ai remis. » (Oscar Wilde)
Le point virgule
Le point-virgule marque une pause de sens forte. Il pourrait être
remplacé par un point final.
Exemple : Je suis venu ; j’ai vu ; j’ai vécu. Ou : Je suis venu. J’ai vu. J’ai
vaincu.
Le point final
Le point final marque la fin d’une phrase.
118
Le point d’exclamation
Il exprime une émotion forte et/ou une voix forte (surprise, indignation,
appel…).
Exemples :
Je t’en prie !
Quel outrage !
Aaaahhh !
Le point d’interrogation
Il exprime un questionnement, même lorsque rien d’autre n’indique qu’il
s’agit d’une question.
Exemple :
Tu pars demain ?
Les points de suspension
Ils expriment un prolongement indéfini, parfois tout un monde de sous-
entendu : le lecteur est invité à compléter lui-même. Les points de
suspension sont très suggestifs.
Comparons « Tu n’es pas venu. » et « Tu n’es pas venu… »
Dans le premier cas, il s’agit seulement d’un fait que l’on constate. Dans
le deuxième, les points de suspension suggèrent qu’en ne venant pas, on
a raté quelque chose, ou que notre absence est regrettable, ou autre
chose encore... les points de suspension font appel à l’imagination.
119
La parenthèse
Les parenthèses permettent d’isoler un élément de la phrase, que l’on
place ainsi en retrait.
Le tiret
Le tiret peut introduire du discours direct. Il peut aussi détacher un
élément de la phrase, de la même manière que la parenthèse… sauf que
le tiret n’est pas forcément complété par un second tiret, alors qu’une
parenthèse ouvrante est toujours complétée par une parenthèse
fermante.
120
Texte 1 à ponctuer – 171 mots
Un moine abruti
Il est ignorant timide et paresseux En outre il est dépourvu de toute
notion même élémentaire sur quoi que ce soit au monde et
complètement abruti par la règle de son ordre et par la mendicité C’est
pourtant une bonne et douce créature qui n’a conservé de facultés
aimantes que pour sa sœur et pour sa nièce et qui malgré la sincérité de
sa dévotion manquera tant qu’elles voudront à l’esprit de corps
monastique pour les servir et les obliger mais son ineptie doit rendre son
assistance à peu près nulle Sa cervelle est une tête de pavot percée de
trous par où depuis longtemps le vent a fait tomber toute la graine Il n’a
ni ordre dans les idées ni mémoire ni lucidité sur aucun sujet Il sait à
peine le nom l’âge et la profession des êtres avec lesquels il se trouve en
relations fréquentes et quand par hasard il s’en souvient il est si
enchanté qu’il répète son dire cinq ou six fois avec une complaisance
hébétée
George Sand, La Daniella
121
Texte 2 à ponctuer – 176 mots
A un tyran
Tu es le dernier des lâches avec toute ta bravoure Tu n’as jamais
combattu que des agneaux et des biches et tu les as égorgés sans pitié
Si un homme véritable s’était retourné contre toi tu te serais enfui
comme un loup féroce et poltron que tu es Tes glorieuses cicatrices je
sais que tu les as reçues dans une cave où tu cherchais l’or des vaincus
au milieu des cadavres Tes palais et ton petit royaume c’est le sang d’un
noble peuple […] qui les as payés c’est le denier arraché à la veuve et à
l’orphelin c’est l’or de la trahison c’est le pillage des églises où tu feins de
te prosterner et de réciter le chapelet car tu es cagot pour compléter
toutes tes grandes qualités Ton cousin Trenk le Prussien que tu chéris si
tendrement tu l’as trahi et tu as voulu le faire assassiner ces femmes
dont tu as fait la gloire et le bonheur tu les avais violées après avoir
égorgé leurs époux et leurs pères
George Sand, Consuelo
122
Texte 3 à ponctuer – 182 mots
Une vocation pour le dessin
J’avais quelque chose comme dix-neuf ans lorsque durant mes longues
veillées de l’hiver l’idée ou plutôt le besoin me vint de me remettre sous
les yeux tant bien que mal les splendeurs de l’été Je pris un crayon et je
dessinai admirant naïvement cet essai barbare et […] dominé par mon
imagination qui me faisait voir autre chose que ce que ma main pouvait
exécuter Le lendemain je reconnus ma folie et brûlai mon barbouillage
mais je recommençai et cela dura ainsi plusieurs mois Tous les soirs
j’étais charmé de mon ébauche tous les matins je la détruisais craignant
de m’habituer à la laideur de mon propre ouvrage Et pourtant les heures
de la veillée s’envolaient comme des minutes dans cette mystérieuse
élaboration L’idée me vint enfin d’essayer de copier la nature Je copiai
tout avec une bonne foi sans pareille je comptais presque les feuilles des
branches je voulais ne rien laisser à l’interprétation et je perdais dans le
détail la notion de l’ensemble sans rendre même le détail car tout détail
est un ensemble à lui-même
George Sand, La Daniella
123
Texte 4 à ponctuer – 187 mots
Un jardin potager
C’était un beau jardin potager entretenu avec un soin minutieux Les
arbres fruitiers disposés en éventails ouvraient à tout venant leurs longs
bras chargés de pommes vermeilles et de poires dorées […] Les vastes
carrés de légumes avaient aussi leur beauté Des asperges à la tige
élégante et à la chevelure soyeuse toute brillante de la rosée du soir
ressemblaient à des forêts de sapins lilliputiens couverts d’une gaze
d’argent les pois s’élançaient en guirlandes légères sur leurs rames et
formaient de longs berceaux étroites et mystérieuses ruelles où
babillaient à voix basse de petites fauvettes encore mal endormies Les
giraumons orgueilleux léviathans de cette mer verdoyante étalaient
pesamment leurs gros ventres orangers sur leurs larges et sombres
feuillages Les jeunes artichauts comme autant de petites têtes
couronnées se dressaient autour du principal individu centre de la tige
royale les melons se tenaient sous leurs cloches comme de lourds
mandarins chinois sous leurs palanquins et de chacun de ces dômes de
cristal le reflet de la lune faisait jaillir un gros diamant bleu contre lequel
des phalènes étourdies allaient se frapper la tête en bourdonnant
George Sand, Consuelo
124
Texte 5 à ponctuer – 192 mots
Monsieur Lerebours
Il est peu de commis-voyageurs fréquentant les routes de la Sologne
pour aller offrir leur marchandise de château en château il est peu de
marchands forains promenant leur bétail et leurs denrées de foire en
foire qui n’aient à pied à cheval ou en patache rencontré ne fût-ce
qu’une fois en leur vie M Lerebours économe régisseur intendant homme
de confiance des Villepreux J’invoque le souvenir de ceux qui ont eu le
bonheur de le connaître N’est-il pas vrai que c’était un petit homme très
sec très jaune très actif au premier abord sombre et taciturne mais qui
devenait peu à peu communicatif jusqu’à l’excès C’est qu’avec les gens
étrangers au pays il était obsédé d’une seule pensée qui était celle-ci
Voilà pourtant des gens qui ne savent pas qui je suis – Puis venait cette
seconde réflexion non moins pénible que la première Il y a donc des
gens capables d’ignorer qui je suis – Et quand ces gens-là ne lui
paraissaient pas tout à fait indignes de l’apprécier il ajoutait pour se
résumer Il faut pourtant que ces braves gens apprennent de moi qui je
suis
George Sand, Le compagnon du tour de France
125
Texte 6 à ponctuer – 192 mots
Une belle soirée
Ce fut une soirée délicieuse que celle où j’achevais cette promenade à
cheval à travers les bois qui entourent le vieux et magnifique château
d’Ionis J’étais bien monté vêtu en cavalier avec une sorte de recherche
et accompagné d’un domestique dont je n’avais nul besoin mais que ma
mère avait eu l’innocente vanité de me donner pour la circonstance
voulant que son fils se présentât convenablement chez une des
personnes les plus brillantes de notre clientèle
La nuit s’éclairait mollement d’un feu doux de ses plus grandes étoiles
Un peu de brume voilait le scintillement de ces myriades d’astres
secondaires qui clignotent comme des yeux ardents durant des nuits
claires et froides Celle-ci offrait un vrai ciel d’été assez pur pour être
encore lumineux et transparent assez adouci pour ne pas effrayer de son
incommensurable richesse C’était si je peux ainsi parler un ces doux
firmaments qui vous permettent de penser encore à la terre d’admirer
les lignes vaporeuses de ses étroits horizons de respirer sans dédain son
atmosphère de fleurs et d’herbages enfin de se dire qu’on est quelque
chose dans l’immensité et d’oublier que l’on n’est qu’un atome dans
l’infini
George Sand, Les dames vertes
126
Texte 7 à ponctuer – 196 mots
Impressions d’Italie
Il faut payer partout payer pour visiter les églises qui sont fermées à clef
comme des coffres payer pour demander son chemin dans la rue payer à
la douane et des frais de passeport Et des mendiants C’est honteux tant
de loqueteux dans les rues et sur les chemins […] Encore si tout ça était
joli à regarder mais rien C’est affreux Des vieux tas de pierres dans les
plus beaux quartiers des statues à qui il manque bras et jambes un pays
à l’abandon […] des aqueducs qui n’amènent plus d’eau des bœufs
desséchés des hommes qui ont tous l’air de brigands qu’on est toujours
à regarder derrière soi s’ils ne reviennent pas vous assassiner après vous
avoir ôté leur guenille de chapeau des femmes sales qui ont l’air effronté
par-dessus le marché des scorpions dans le pain des cheveux dans la
soupe… Et quelle soupe Je n’en voudrais pas chez nous pour laver les
sabots de ma jument Pouah Le vilain pays Dépêche-toi de me regarder
car tu ne m’y verras pas longtemps dans ta belle campagne de Rome
George Sand, La Daniella
127
Texte 8 à ponctuer – 205 mots
L’amitié et l’amour
La tendresse du cœur n'a pas besoin d'admiration et d'enthousiasme
elle est fondée sur un sentiment d'égalité qui nous fait chercher dans un
ami un semblable un homme sujet aux mêmes passions aux mêmes
faiblesses que nous La vénération commande une autre sorte d'affection
que cette intimité expansive de tous les instants qu'on appelle l'amitié
J'aurais bien mauvaise opinion d'un homme qui ne pourrait aimer ce qu'il
admire j'en aurais une plus mauvaise encore de celui qui ne pourrait
aimer que ce qu'il admire Ceci soit dit en fait d'amitié seulement L'amour
est tout autre il ne vit que d'enthousiasme et tout ce qui porte atteinte à
sa délicatesse exaltée le flétrit et le dessèche Mais le plus doux de tous
les sentiments humains celui qui s'alimente des misères et des fautes
comme des grandeurs et des actes héroïques celui qui est de tous les
âges de notre vie qui se développe en nous avec le premier sentiment de
l'être et qui dure autant que nous celui qui double et étend réellement
notre existence celui qui renaît de ses propres cendres et se renoue aussi
serré et aussi solide après s'être brisé ce sentiment-là hélas ce n'est pas
l'amour vous le savez bien c'est l'amitié
George Sand, Horace
128
Texte 9 à ponctuer – 206 mots
Une déclaration d’amour
J’aime Oui miss Owen je vous aime J’aime de cette façon qui je crois est
la seule vraie la seule durable pour la première fois de ma vie Avant de
vous connaître je vous aimais d’une amitié sainte Elle est plus sainte
encore depuis qu’elle s’appelle amour dans ma pensée seulement elle est
plus inquiète plus ardente et si vous n’y deviez jamais répondre je
souffrirais quelque chose de nouveau pour moi quelque chose qui me fait
une peur atroce l’absence d’espoir J’ai toujours espéré ce que je désirais
je l’ai toujours cru possible j’y ai toujours marché sans impatience
extrême et sans trop de déception Je ne désirais il est vrai que ce que je
pouvais conquérir moi-même et ici ce n’est plus cela Il faut que je vous
plaise et que je vous paraisse ce que je ne suis pas un parfait idéal
Comment donc faire Je ne saurais pas vous tromper quand même je le
voudrais Ma vie est trop à jour et trop en vue ma planète est pleine
d’ombre et de taches Vous ne comprendrez peut-être pas que ces taches
peuvent disparaître ces ombres se dissiper Vous aurez des doutes des
craintes vous en avez déjà
George Sand, Malgrétout
129
Texte 10 à ponctuer – 207 mots
Un vieux reître
Il n’y avait point de place pour le sourire sur cette face hébétée par la
fatigue et par la débauche Les muscles semblaient racornis et ossifiés les
yeux de couleur claire étaient fixes comme des yeux d’émail Les traits
accentués rappelaient ceux de Polichinelle moins l’expression narquoise
et animée Une grande balafre à la mâchoire avait paralysé un coin de la
bouche et séparait singulièrement la barbe blanche mélangée de roux
qui semblait être plantée de travers et en partie à rebrousse-poil Un gros
signe velu augmentait la bosse du nez proéminent Les doigts étaient
hérissés de poils gris jusqu’aux ongles
L’homme était petit et maigre mais large d’épaules et ramassé sur lui-
même comme un sanglier dont il avait la robe fauve et la tête plantée
bas Il paraissait fort âgé mais il annonçait encore une force herculéenne
Sa voix âpre toujours tenu au diapason élevé du commandement
militaire dans la bouche d’un sot résonnait comme un tonnerre enrhumé
et faisait vibrer les verres posés sur la table
Il était vêtu à la mode des reîtres en justaucorps et tassette de buffle
avec un morion et une cuirasse en fer verni Une méchante plume noire
tout ébarbée se dressait sur ce casque noir et luisant
George Sand, Les beaux Messieurs de Bois-Doré
130
Texte 11 à ponctuer – 211 mots
Affecté naturellement
Horace était affecté naturellement Est-ce que vous ne connaissez pas
des gens ainsi faits qui sont venus au monde avec un caractère et des
manières d'emprunt et qui semblent jouer un rôle tout en jouant
sérieusement le drame de leur propre vie Ce sont des gens qui se
copient eux-mêmes Esprits ardents et portés par nature à l'amour des
grandes choses que leur milieu soit prosaïque leur élan n'en est pas
moins romanesque que leurs facultés d'exécution soient bornées leurs
conceptions n'en sont pas moins démesurées aussi se drapent-ils
perpétuellement avec le manteau du personnage qu'ils ont dans
l'imagination Ce personnage est bien l'homme même puisqu'il est son
rêve sa création son mobile intérieur L'homme réel marche à côté de
l'homme idéal et comme nous voyons deux représentations de nous-
mêmes dans une glace fendue par le milieu nous distinguons dans cet
homme dédoublé pour ainsi dire deux images qui ne sauraient se
détacher mais qui sont pourtant bien distinctes l'une de l'autre C'est ce
que nous entendons par le mot de seconde nature qui est devenu
synonyme d'habitude
Horace donc était ainsi Il avait nourri en lui-même un tel besoin de
paraître avec tous ses avantages qu'il était toujours habillé paré reluisant
au moral comme au physique
George Sand, Horace
131
Texte 12 à ponctuer – 212 mots
Extase de l’amour
Je suis éveillé je ne rêve plus j'aime et je suis aimé Je vis je vis dans
cette région que je prenais pour un idéal nuageux pour une création de
ma fantaisie et que je touche respire et possède comme une réalité Je
vis par tous mes organes et surtout par ce sixième sens qui résume et
dépasse tous les autres ce sens intellectuel qui voit entend et comprend
un ordre de choses immuable qui coopère sciemment à l'œuvre sans fin
et sans limites de la vie supérieure de la vie en Dieu
Ah le positivisme le convenu le prouvé le prétendu réalisme de la vie
humaine dans la société Quel entassement de sophismes qui à notre
réveil dans la vie éternelle nous paraîtront risibles et bizarres si nous
daignons alors nous en souvenir Mais j'espère que cette mémoire sera
confuse car elle nous pèserait comme un flux de divagations notées
pendant la fièvre J'espère que les seuls jours les seules heures de cette
courte et trompeuse existence dont il nous sera possible de nous
souvenir seront les jours et les heures où nous aurons ressenti l'extase
de l'amour dans tout son rayonnement divin O mon Dieu Je vous
demande de me laisser dans l'éternité le souvenir de l'heure où je suis
George Sand, La Daniella
132
Texte 13 à ponctuer – 215 mots
Une folle ambition
Je veux épouser un homme riche beau jeune éperdument épris de moi à
jamais soumis à moi et portant avec éclat dans le monde un nom très
illustre Je veux aussi qu’il ait de la puissance je veux qu’il soit roi
empereur tout au moins héritier présomptif ou prince régnant Tous mes
soins s’appliqueront désormais à le rechercher et quand je l’aurai trouvé
je suis sûre de m’emparer de lui […] Enfin je veux après voir joué un rôle
brillant dans le monde en jouer un éclatant dans l’histoire Je ne veux pas
disparaître comme une actrice vulgaire avec ma jeunesse et ma beauté
je veux une couronne sur mes cheveux blancs On paraît toujours belle
puisqu’on éblouit avec une couronne […] Je ne deviendrai pas folle dans
les désastres je braverai les destinées les plus tragiques je combattrai
face à face le lion populaire il ne me fera pas baisser les yeux et je vous
jure que plus d’une fois je saurai le coucher enchaîné à mes pieds Après
cela qu’il se réveille qu’il se lasse qu’il porte ma tête au bout d’une pique
ce sera le jour de l’éclat suprême et cette face pâle plus couronnée
encore par le martyr restera à jamais gravée dans la mémoire des
hommes
George Sand, Malgrétout
133
Texte 14 à ponctuer – 216 mots
Bons conseils
Je vais vous tenir un langage tout opposé à celui du monde et dont
vous reconnaîtrez le bon sens si vous faites comme je vous le conseille
D’autres vous diront sacrifiez tout à l’ambition Moi je vous dis Sacrifiez
avant tout l’ambition comme l’entend le monde c’est-à-dire de ne vous
souciez ni de fortune ni de renommée marchez droit vers un seul but
celui d’éclairer vos semblables n’importe dans quelle situation et par quel
moyen Tous les métiers sont beaux et nobles quand ils ont un but […]
Ce que je vous dis là c’est le secret d’être heureux en dépit de tout Pour
moi je ne connais que deux choses et ces deux choses ne font qu’un seul
et même précepte aimer l’humanité et ne tenir aucun compte de ses
préjugés Mépriser l’erreur c’est vouloir estimer l’homme n’est-il pas vrai
Avec ce secret-là vous vous trouverez toujours riche et assez illustre […]
Je travaille douze heures par jour et cela est possible à quiconque n’est
pas chétif et souffreteux Jetez-vous dans l’étude et laissez les incapables
chercher le plaisir Ils ne le trouveront pas là où ils croient et vous le
trouverez où il est c’est-à-dire dans la paix de la conscience et dans
l’exercice de nobles facultés
George Sand, L’homme de neige
134
Texte 15 à ponctuer – 216 mots
Costumes féminins
Le costume des femmes dont on s’est tant moqué depuis était alors
d’une richesse et d’un éclat extraordinaires porté avec goût et châtié
dans ses exagérations il prêtait à la beauté une noblesse et une grâce
moelleuse dont les peintures ne sauraient vous donner l’idée Avec tout
cet attirail de plumes d’étoffes et de fleurs une femme était forcée de
mettre une sorte de lenteur à tous ses mouvements J’en ai vu de fort
blanches qui lorsqu’elles étaient poudrées et habillées de blanc traînant
leur longue queue de moire et balançant avec souplesse leurs plumes de
leur front pouvaient sans hyperbole être comparées à des cygnes C’était
en effet quoiqu’en ait dit Rousseau bien plus à des oiseaux qu’à des
guêpes que nous ressemblions avec ces énormes plis de satin cette
profusion de mousselines et de bouffantes qui cachaient un petit corps
tout frêle comme le duvet cache la tourterelle avec ces longs ailerons de
dentelle qui tombaient du bras avec ces vives couleurs qui bigarraient
nos jupes nos rubans et nos pierreries et quand nous tenions nos petits
pieds en équilibre dans de jolies mules à talons c’est alors vraiment que
nous semblions craindre de toucher la terre et que nous marchions avec
la précaution dédaigneuse d’une bergeronnette au bord d’un ruisseau
George Sand, La Marquise
135
Texte 16 à ponctuer – 218 mots
Un jeune seigneur à la mode
M de La Marche était un jeune seigneur tout à fait à la mode de son
époque Epris de philosophie nouvelle grand voltairien grand admirateur
de Franklin plus honnête qu’intelligent comprenant moins ses oracles
qu’il n’avait le désir et la prétention de les comprendre assez mauvais
logicien car il trouva ses idées beaucoup moins bonnes et ses espérances
politiques beaucoup moins douces le jour où la nation française se mit
en tête de les réaliser au demeurant plein de bons sentiments se croyant
beaucoup plus confiant et romanesque qu’il ne l’était en effet un peu
plus fidèle à ses préjugés de caste et beaucoup plus sensible à l’opinion
du monde qu’il ne se flattait et ne se piquait de l’être voilà tout l’homme
Sa figure était charmante mais je la trouvais excessivement fade car
j’avais contre lui la plus ridicule animosité Ses manières gracieuses me
semblaient serviles auprès d’Edmée j’aurais rougi de les imiter et
pourtant je n’étais occupé qu’à renchérir sur les petits services qu’il
pouvait lui rendre Nous sortîmes dans le parc qui était considérable et
coupé par l’Indre qui n’est là qu’un joli ruisseau Chemin faisant il se
rendit agréable de mille manières il ne voyait pas une violette qu’il ne la
cueillait pour l’offrir à ma cousine
George Sand, Mauprat
136
Texte 17 à ponctuer – 219 mots
Les mystères du chemin
En rêvant ainsi Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier
de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline et qui
s’élargissant au bas du vallon se dirigeait vers le nord en traçant une
grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères
Qu’y a-t-il de plus beau qu’un chemin pensait-elle c’est le symbole et
l’image d’une vie active et variée Que d’idées riantes s’attachent pour
moi aux capricieux détours de celui-ci Je ne me souviens pas des lieux
qu’il traverse et que pourtant j’ai traversés jadis Mais qu’ils doivent être
beaux au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement sur ses
immobiles roches Comme ces graviers aux pâles nuances d’or mat qui le
rayent mollement et ses genêts d’or brûlant qui le coupent de leurs
ombres sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides
charmilles de ce parc orgueilleux et froid Rien qu’à regarder les grandes
lignes sèches d’un jardin la lassitude me prend pourquoi mes pieds
chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent
tout d’abord au lieu que le libre chemin qui s’enfuit et se cache à demi
dans les bois m’invite à m’appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses
mystères
George Sand, Consuelo
137
Texte 18 à ponctuer – 228 mots
Aimer le bien, le beau, le bon, le vrai
Entendons-nous cependant avec toi il faut mettre les points sur les i Je
ne crois pas que tu ne m’aimes pas Je ne peux pas le croire surtout à
l’âge que tu as maintenant où à moins d’être une bûche il est impossible
que ton cœur reste endormi Mais je crois que tu es encore si empêtrée
dans les liens de l’enfance car tu es paresseuse en tout et on
développement est plus lent que ton âge ne le comporte que tu te
préfères encore à tout le reste de l’univers Un être intelligent et bien
organisé arrive cependant à comprendre à ton âge que la vraie affection
est d’aimer quelque chose ce quelque chose ce ne sont pas les rubans et
les dentelles c’est le bien le beau le bon le vrai et quelqu’un plus que soi-
même Ce n’est pas seulement un devoir c’est un besoin des âmes
généreuses et je frappe sans cesse à la porte de ton cœur pour voir si ce
besoin me répondre enfin on y est Pourquoi la fiction de caractère
d’Edmée t’a-t-elle plu Pourquoi dis-tu que c’est la plus belle des filles ce
n’est pas parce qu’elle monte bien à cheval et qu’elle a des plumes à son
chapeau C’est parce qu’elle a un dévouement enthousiaste parce qu’elle
préfère son père son fiancé et ses amis à elle-même
George Sand, Lettre à sa fille
138
Texte 19 à ponctuer – 228 mots
Une femme artificielle
La vicomtesse Léonie de Chailly n’avait jamais été belle mais elle voulait
absolument le paraître et à force d’art elle se faisait passer pour jolie
femme Du moins elle en avait tous les airs tous les aplombs toutes les
allures et tous les privilèges Elle avait de beaux yeux verts d’une
expression changeante qui pouvait non charmer mais inquiéter et
intimider Sa maigreur était effrayante et ses dents problématiques mais
elle avait des cheveux superbes toujours arrangés avec un soin et un
goût remarquable Sa main était longue et sèche mais blanche comme
l’albâtre et chargée de bagues de tous les pays du monde Elle possédait
une certaine grâce qui imposait à beaucoup de gens Enfin elle avait ce
qu’on peut appeler une beauté artificielle
La vicomtesse de Chailly n’avait jamais eu d’esprit mais elle voulait
absolument en avoir et elle faisait croire qu’elle en avait Elle disait le
dernier des lieux communs avec une distinction parfaite et le plus
absurde des paradoxes avec un calme stupéfiant […] Elle avait lu un peu
de tout même de la politique et de la philosophie et vraiment c’était
curieux de l’entendre répéter comme venant d’elle à des ignorants ce
qu’elle avait appris le matin dans un livre ou entendu dire la veille à
quelque homme grave Enfin elle avait ce qu’on peut appeler une
intelligence artificielle
George Sand, Horace
139
Texte 20 à ponctuer – 237 mots
La bonne solitude
Nul ne sait où je suis Certes c’est une pensée d’isolement qui a son
charme un charme inexprimable féroce en apparence légitime et doux
dans le fond Nous sommes faits pour vivre de la vie de réciprocité La
route du devoir est longue rigide et n’a d’horizon que la mort qui est
peut-être à peine le repos d’une nuit Marchons donc et sans ménager
nos pieds Mais si dans des circonstances rares et bienfaisantes où le
repos peut être inoffensif et l’isolement sans remords un vert sentier
s’offre sous nos pas mettons à profit quelques heures de solitude et de
contemplation Ces heures nonchalantes sont bien nécessaires à l’homme
actif et courageux pour retremper ses forces et je dis que plus votre
cœur est dévoré du zèle de la maison de Dieu qui n’est autre que
l’humanité plus vous êtes propre à apprécier quelques instants
d’isolement pour rentrer en possession de vous-même L’égoïste est seul
toujours et partout Son âme n’est jamais fatiguée d’aimer de souffrir et
de persévérer elle est inerte et froide et n’a pas plus besoin de sommeil
et de silence qu’un cadavre Celui qui aime est rarement seul et quand il
l’est il s’en trouve bien Son âme peut goûter une suspension d’activité
qui est comme le profond sommeil d’un corps vigoureux Ce sommeil est
le bon témoignage des fatigues passées et le précurseur des épreuves
auxquelles il se prépare
George Sand, Consuelo
140
Texte 21 à ponctuer – 338 mots
Une figure de revenant
M de Boisguilbault n’était guère âgé que de soixante-dix ans mais il avait
une de ces organisations qui n’ont plus d’âge et qui n’en ont jamais eu Il
n’avait pas été mal fait ni d’une laide figure ses traits étaient assez
réguliers sa taille était encore droite et son pas ferme pourvu qu’il ne se
pressât point Mais la maigreur avait fait disparaître toute apparence de
formes et ses habits paraissaient couvrir un homme de bois Sa figure
n’était pas repoussante de dédain et n’inspirait pas l’aversion mais
comme elle n’exprimait absolument rien qu’on eût vainement cherché au
premier abord à y surprendre une pensée ou une émotion en rapport
avec les types connus de l’humanité elle faisait peur et Emile songea
involontairement à ce conte allemand où un personnage fort convenable
se présente à la porte du château et s’excuse de ne pas pouvoir entrer
dans l’état où il est dans la crainte d’indisposer la compagnie Vous me
paraissez pourtant mis fort décemment lui dit le châtelain hospitalier
Entrez je vous prie Non non reprend l’autre cela m’est impossible et vous
m’en feriez des reproches Veuillez m’entendre ici sur le seuil de votre
manoir je vous apporte des nouvelles de l’autre monde Qu’est-ce à dire
Entrez il pleut et l’orage va éclater Regardez-moi donc bien reprend le
mystérieux voyageur et reconnaissez que je ne puis sans manquer à
toutes les lois de la politesse m’asseoir à votre table Est-ce que vous ne
voyez pas que je suis mort Le châtelain le regarde et s’aperçoit en effet
qu’il est mort Il laisse retomber la porte entre lui et le défunt et rentre
dans la salle du festin où il s’évanouit
141
Emile ne s’évanouit pas lorsque M de Boisguilbault le salua mais si au
lieu de dire Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre j’étais dans mon
parc il lui eût dit J’étais en train de me faire enterrer il n’eût pas été
trop surpris
George Sand, Le péché de Monsieur Antoine
142
Texte 22 à ponctuer – 240 mots
Douloureux souvenir
Je me rappelais la tendresse de mon père pour notre pauvre mère morte
dans ses bras après tant de soins tant de dévouements délicats et
infatigables tant de consolations et d’encouragements exquis dont il avait
su la bercer pour lui cacher la gravité de son mal tant de courage
héroïque pour lui sourire et refouler ses larmes Je revoyais sa noble
figure atterrée et pourtant victorieuse de foi et d’amour à l’heure
suprême Je n’ai jamais songé à me demander si mon père était beau ou
seulement passable je sais que dans l’expression de son honnête visage
j’ai toujours puisé le sentiment du vrai et je sais aussi qu’au moment ou
ma chère mère expira il me parut sublime J’avais douze ans J’étais en
âge de comprendre beaucoup de choses et j’avais compris qu’il ne fallait
ni sangloter ni faiblir au chevet de ma mère mourante Quand je la vis
froide et pâle je sentis que tout était fini et je m’affaissais dans une sorte
de mort l’absence de facultés mais je rencontrai le regard clair et
profond de mon père et ce regard me tint debout Le ciel y était sa
bouche ne put prononcer une parole mais l’œil éloquent me disait Il
faut aimer après la séparation comme auparavant La mort a des yeux et
des oreilles Il faut respecter son mystérieux silence ne pas faiblir savoir
souffrir beaucoup et regretter toujours
George Sand, Malgrétout
143
Texte 23 à ponctuer – 242 mots
Poser devant les mouches
Horace savait qu'il était beau et il le faisait sentir continuellement
quoiqu'il eût l'esprit de ne jamais parler de sa figure Mais il était toujours
occupé de celle des autres Il en remarquait minutieusement et
rapidement toutes les défectuosités toutes les particularités désagréables
et naturellement il vous amenait par ses observations railleuses à
comparer intérieurement sa personne à celle de ses victimes Il était
mordant sur ce sujet-là et comme il avait un nez admirablement dessiné
et des yeux magnifiques il était sans pitié pour les nez mal faits et pour
les yeux vulgaires Il avait pour les bossus une compassion douloureuse
et chaque fois qu'il m'en faisait remarquer un j'avais la naïveté de
regarder en anatomiste sa charpente dorsale dont les vertèbres
frémissaient d'un secret plaisir quoique le visage n'exprimât qu'un sourire
d'indifférence pour cet avantage frivole d'une belle conformation Si
quelqu'un s'endormait dans une attitude gênée ou disgracieuse Horace
était toujours le premier à en rire Cela me força de remarquer lorsqu'il
habita ma chambre ou que je le surpris dans la sienne qu'il s'endormait
toujours avec un bras plié sous la nuque ou rejeté sur la tête comme les
statues antiques et ce fut cette observation en apparence puérile qui me
conduisit à comprendre cette affectation naturelle c'est-à-dire innée dont
j'ai parlé plus haut Même en dormant même seul et sans miroir Horace
s'arrangeait pour dormir noblement Un de nos camarades prétendait
méchamment qu'il posait devant les mouche
George Sand, Horace
144
Texte 24 à ponctuer – 256 mots
Incendie
Une heure s’était à peine écoulée lorsque M Bricolin se sentit suffoqué et
prêt à tomber en défaillance Il eut beaucoup de peine à se lever Il lui
semblait que l’air manquait à ses poumons que ses yeux cuisants ne
pouvaient plus rien discerner et qu’il était frappé d’apoplexie La peur de
la mort lui rendit la force de se traîner à tâtons jusqu’à la porte qui
donnait sur la cour la chandelle avait fini de se consumer dans son cercle
de fer blanc
Ayant réussi à ouvrir et à descendre sans tomber les degrés qui
formaient une sorte de perron grossier au château neuf le fermier
promena autour de lui un regard hébété sans rien comprendre à ce qu’il
voyait Une clarté extraordinaire qui remplissait la cour le força à mettre
la main devant son visage car le passage des ténèbres à cette lueur
ardente lui causait de nouveaux vertiges Enfin l’air dissipant un peu les
fumées du vin l’espèce d’asphyxie qu’il avait éprouvée fit place à un
frisson convulsif d’abord machinal et tout physique mais bientôt produit
par une terreur inexprimable Deux grandes gerbes de feu se faisant jour
à travers des nuages de fumée sortaient du toit de la grange
Bricolin crut faire un mauvais rêve ils se frotta les yeux il se secoua tout
le corps toujours ces jets de flamme montaient vers le ciel et prenaient
avec une effroyable rapidité un développement immense Il voulut crier
Au feu sa langue était paralysée et son gosier inerte
George Sand, Le meunier d’Angibault
145
Texte 25 à ponctuer – 294 mots
Une fontaine de la Renaissance
La rotonde contenait une fontaine entourée de fleurs C'était un rocher de
marbre blanc sur lequel s'enlaçaient des monstres marins et au-dessus
d'eux sur la partie la plus élevée était assise avec grâce une néréide que
l'on regardait comme un chef-d’œuvre On attribuait ce groupe à Jean
Goujon ou tout au moins à l'un de ses meilleurs élèves
La nymphe au lieu d'être nue était chastement drapée circonstance qui
faisait croire que c'était le portrait d'une dame pudique qui n'avait ni
voulu poser dans le simple appareil d'une déesse ni permettre que
l'artiste interpréta ses formes élégantes pour les placer sous les yeux
d'un public profane Mais ces draperies dont la partie supérieure de la
poitrine et les bras jusqu'à l'épaule étaient seuls dégagés n'empêchaient
pas d'apprécier l'ensemble de ce type étrange qui caractérise la statuaire
de la renaissance ces proportions élancées cette rondeur dans la ténuité
cette finesse dans la force enfin ce quelque chose de plus beau que
nature qui étonne d'abord comme un rêve et qui peu à peu s'empare de
la plus enthousiaste région de l'esprit On ne sait si ces beautés ont été
conçues pour les sens mais elles ne les troublent pas Elles semblent nées
directement de la Divinité dans quelque Éden ou sur quelque mont Ida
dont elles n'ont pas voulu descendre pour se mêler à nos réalités Telle
est la fameuse Diane de Jean Goujon grandiose presque effrayante
d'aspect malgré l'extrême douceur de ses linéaments exquise et
monumentale mouvementée comme la vigueur physique et cependant
calme comme la puissance intellectuelle
146
Je n'avais encore rien vu ou rien remarqué de cette statuaire nationale
que nous n'avons peut-être jamais assez appréciée et qui met la France
de cette époque à côté de l'Italie de Michel-Ange
George Sand, Les dames vertes
147
Texte 26 à ponctuer – 300 mots
Autosatisfaction
Le digne homme n’avait jamais aimé personne pas même un chien
Toutes choses lui étaient indifférentes en dehors du cercle d’idées où il
vivait pour ainsi dire de lui-même se plaisant s’admirant se cajolant et se
nourrissant du parfum de sa propre louange à défaut d’autre chose
Voyez-vous mon cher disait-il en réponse aux félicitations de Cristiano
sur sa magnifique santé je suis un être que Dieu a fait et ne
recommencera pas Non je vous jure il ne le pourra pas Je n’ai rien des
misères des autres hommes D’abord je n’ai jamais connu la grossière et
misérable infirmité de l’amour Je n’ai jamais perdu une minute de ma vie
à m’oublier moi-même pour une ces gentilles poupées dont vous faites
des idoles Une femme de soixante-dix ans ou de dix-huit c’est
absolument la même chose Quand j’ai faim si je suis dans une cabane je
mange tout ce que je trouve et si je ne trouve rien je pense à mes
ouvrages et j’attends sans souffrir A une bonne table je mange de tout
et tant qu’il y en a sans être jamais incommodé Je ne sens ni chaud ni
froid ma tête brûle toujours mais d’un feu sublime qui n’use pas la
machine et qui tout au contraire la soutient et la renouvelle Je ne
connais pas la haine ou l’envie je sais très bien que personne n’en sait
plus que moi et quant à ceux qui me jalousent le nombre en est grand je
les écrase comme des vers de terre et ils ne se relèvent jamais de ma
critique Bref je suis de fer d’or et de diamant et je défie les entrailles du
globe de receler une matière plus dure et plus précieuse que celle dont
je suis fait
George Sand, L’homme de neige
148
Conjugaison
La vie n'est qu'un verbe. Encore convient-il de le conjuguer opportunément. (Francis Blanche)
Au lieu de ces plats défunts dont la succulence ne peut être révoquée en doute, mais qui ne sauraient nous sustenter, récitez-nous les plats du jour, car l'aoriste est principalement fâcheux en cuisine, et la faim aime à table l'indicatif présent. (Théophile Gautier)
Oui dès l'instant que je vous vis Beauté féroce, vous me plûtes De l'amour qu'en vos yeux je pris Sur-le-champ vous vous aperçûtes Ah ! Fallait-il que vous me plussiez Qu'ingénument je vous le dise Qu'avec orgueil vous vous tussiez Fallait-il que je vous aimasse Que vous me désespérassiez Et qu'enfin je m'opiniâtrasse Et que je vous idolâtrasse Pour que vous m'assassinassiez ? (Alphonse Allais)
Le verbe
Très joli !
En avant !
149
Pour qu’elles aient un sens, ces phrases doivent être comprises comme
comportant un verbe sous-entendu : c’[est] très joli ! [marchons] en
avant !
Le verbe est le mot le plus important de la phrase, même lorsqu’il n’est
pas exprimé.
N.B. Verbe (nom masculin) vient du latin verbum qui signifie mot, parole.
Etymologiquement, le verbe est donc le mot par excellence…
L’élève étudie sa leçon.
Tu étudies ta leçon.
Les élèves étudient leur leçon.
Ce soir, Ahmed étudiera sa leçon.
Dans ces quatre phrase, nous retrouvons un même verbe : étudier, mais
il n’a pas toujours la même forme. La partie du verbe que nous
retrouvons sans changement dans les quatre formes est étudi : c’est le
radical. La seconde partie change selon les cas : e, es, ent, era : c’est la
terminaison.
N.B.1. Radical est emprunté au latin radicalis qui signifie « de la racine,
premier, fondamental » (radical est d’ailleurs de la même famille que
radis… le radis est une racine). La racine d’un arbre pousse avant ses
branches et ses feuilles, et change beaucoup moins qu’elles : de même
le radical d’un verbe se situe avant sa terminaison, et ne change pas, ou
du moins ne change pas aussi souvent que la terminaison.
N.B.2. Comme son nom l’indique, la terminaison est ce qui termine le verbe. Elle est le
feuillage dont le radical est la racine.
Nous allons prendre le bus.
Ils vont à l’école.
150
J’irai aux Champs Elysées.
On voit à partir de ces phrases qu’à la différence du verbe étudier, le
verbe aller n’a pas un seul radical mais plusieurs :
all-ons (all est le radical ; ons est la terminaison)
v-ont (v est le radical ; ont est la terminaison)
ir-ai (ir est le radical ; ai est la terminaison)
Aller est ce qu’on appelle un verbe à radical variable.
Le verbe est le mot le plus important de la proposition.
Il se compose de deux parties :
Le radical
Et la terminaison.
Exemple : nous étudiions. Radical : étudi ; terminaison : ions.
La plupart des verbes sont réguliers : ils ont un seul radical qui ne
change pas, mais certains verbes (« à radical variable ») peuvent avoir
plusieurs radicaux, comme par exemple le verbe aller, qui a trois
radicaux différents.
L’accord du verbe avec le sujet
L’élève étudie.
Les élèves étudient.
Le sujet du verbe a changé de nombre : il est passé du singulier au
pluriel. La terminaison a changé : e, ent. On dit que le verbe varie selon
le nombre du sujet.
N.B.1 Un, deux, trois… sont des nombres. Aussi on parle du nombre pour indiquer si le
sujet du verbe est au singulier (une seule personne : je, tu, il) ou au pluriel (plus d’une
personnes : nous, vous, ils).
151
N.B.2 Quelque chose ou quelqu’un qui varie ne présente pas toujours le même aspect, le
même visage. Ainsi la couleur d’un poulpe varie selon l’endroit où il se trouve. De même, le
verbe varie, c’est-à-dire qu’il change d’aspect, de forme : étudie, étudient, étudier,
étudions… sont autant des formes différentes du même verbe.
J’étudie.
Tu étudies.
Il étudie.
Dans ces phrases, les sujets ne sont pas à la même personne : je
(première personne) ; tu (deuxième personne) ; il (troisième personne).
La terminaison change : e, es, e. Le verbe varie donc selon la personne
du sujet. On dit que le verbe s’accorde avec le sujet en personne et en
nombre.
N.B. accorder vient du latin accordare ; accordare est formé sur cor, cordis, qui signifie
cœur. Au départ, accorder signifie faire la paix, réconcilier, mettre en harmonie. Le verbe
s’accorde avec son sujet signifie qu’il se met en harmonie avec son sujet : il prend la
personne et le nombre qui correspondent précisément à son sujet.
Le verbe s’accorde avec son sujet en personne et en nombre, c’est-à-
dire que sa terminaison pour un même temps change suivant la
personne et le nombre du sujet.
Les temps
Aujourd’hui, je range ma chambre.
Hier, j’ai rangé ma chambre.
Demain, je rangerai ma chambre.
L’action exprimée par le verbe ranger ne s’est pas faite au même
moment.
152
Je range, maintenant, au moment où je parle : c’est le présent.
J’ai rangé, hier, à une époque passée : c’est le passé.
Je rangerai, demain, c’est-à-dire plus tard : c’est le futur.
Le présent, le passé, le futur, sont les trois moments de l’action : ce sont
les trois sortes de temps du verbe.
- Le temps du verbe exprime le moment de l’action.
Il y a trois sortes de temps :
Les temps du présent (l’action se fait au moment où on parle) ;
Les temps du passé (l’action s’est faite avant le moment où l’on parle) ;
Les temps du futur (l’action se fera après le moment où l’on parle).
Les modes
L’action exprimée par le verbe peut être présentée de diverses manières,
sous divers modes.
N.B. Mode (nom masculin) : manière de faire, façon. La mode (nom féminin) a la même
origine, et signifie au départ : manière collective de vivre, de penser, propre à un pays, une
époque. L’usage moderne a retenu un sens dérivé, celui de « goûts collectifs passagers en
manière d’habillement ».
Je range. J’exprime une action certaine : c’est le mode indicatif.
Je rangerais si j’avais le temps. J’exprime une action soumise à une
condition : c’est le mode conditionnel.
Rangez. J’exprime un ordre ou un conseil : c’est le mode impératif.
Il faut que je range. L’action de ranger n’est pas certaine : c’est le mode
subjonctif.
Ranger. C’est le nom du verbe : c’est le mode infinitif.
153
Cette pièce est rangée. Forme adjective du verbe : c’est le mode
participe.
N.B.1 Indicatif (nom masculin) appartient à la même famille qu’indiquer et indication. En
effet, l’indicatif est le mode qui permet de donner des indications neutres, des informations
objectives.
N.B.2 Conditionnel (nom masculin) est dérivé de condition. Attention ! Le conditionnel n’est
pas un mode qui exprime la condition, mais un mode qui exprime une action hypothétique,
incertaine, soumise à une condition.
N.B.3 Impératif (nom masculin) a pour origine le latin imperatum : qui commande. En effet
c’est avec l’impératif qu’on donne des ordres, qu’on commande.
Les quatre premiers modes (indicatif, conditionnel, impératif et
subjonctif) se conjuguent aux diverses personnes (je, tu, il…), c’est
pourquoi on les appelle des modes personnels. Les modes infinitif et
participe ne se conjuguent pas aux diverses personnes : on les appelle
des modes impersonnels.
- Le mode du verbe est la manière dont l’action est présentée.
Il y a six modes :
L’indicatif exprime une action réelle, certaine ;
Le conditionnel exprime une action soumise à une condition (ou dans
certains cas, un futur dans le passé) ;
L’impératif est le mode de l’ordre, du souhait ou du conseil ;
Le subjonctif exprime une action incertaine ;
L’infinitif est le nom du verbe ;
Le participe est la forme du verbe présenté comme un adjectif.
- Les quatre premiers modes (indicatif, conditionnel, impératif et
subjonctif) sont des modes personnels parce qu’ils se conjuguent aux
154
diverses personnes (je, tu, il…). Les modes infinitif et participe sont des
modes impersonnels parce qu’ils ne se conjuguent pas aux diverses
personnes.
La conjugaison du verbe
Le verbe peut varier selon la personne et le nombre du sujet, selon le
temps, selon le mode : l’ensemble de ces variations constitue la
conjugaison. Conjuguer un verbe, c’est ajouter à son radical les
terminaisons qui aident à marquer la personne, le temps, le mode.
On distingue les temps simples, formés sans auxiliaires, et les temps
composés, formés à l’aide d’un auxiliaire.
Les élèves écoutent. Le professeur explique la leçon.
Il a fait ses exercices et il a préparé le contrôle.
Ecoute, explique : Un verbe qui s’exprime par un seul mot est employé à
un temps simple.
a fait : Un verbe qui s’exprime par plusieurs mots est à un temps
composé.
Il est sorti. Il a pris son parapluie.
Voici deux verbes à un temps composé. Le premier est formé avec être
(est sorti) ; le second est formé avec le verbe avoir (a pris). Ces verbes
avoir et être sont appelés auxiliaires quand ils servent à former les temps
composés.
N.B. Auxiliaire (adjectif) : qui aide, qui apporte son concours direct ou indirect. Exemple :
« Heureusement que les troupes auxiliaires sont venues à la rescousse ! »
Un temps simple est exprimé par un seul mot : je travaille.
155
Un temps composé est exprimé par plusieurs mots : j’ai travaillé.
Les verbes avoir et être servent à former les temps composés. Ils sont
appelés dans ce cas verbes auxiliaires.
La plupart des verbes forment leur temps composé avec le verbe avoir,
mais certains verbes comme aller, venir, sortir, etc., forment leurs temps
composés avec le verbe être. Exemple : je suis venu, je fusse venu, je
serais venu.
Conjuguer un verbe, c’est donner toutes les formes qu’il peut prendre
aux divers modes et temps et aux diverses personnes.
Voici la liste des divers modes et des divers temps du verbe :
MODES Temps simples Temps composés
Indicatif Présent : Je chante
Imparfait : Je chantais
Passé simple : Je chantai
Futur simple : Je
chanterai
Passé composé : j’ai
chanté
Plus que parfait : j’avais
chanté
Passé antérieur : j’eus
chanté
Futur antérieur : j’aurai
chanté
Conditionnel Présent : je chanterais Passé : j’aurais chanté
Impératif Présent : chante Passé : aie chanté
Subjonctif Présent : que je chante
Imparfait : que je
chantasse
Passé : que j’aie chanté
Plus que parfait : que
j’eusse chanté
Infinitif Présent : chanter Passé : avoir chanté
Participe Présent : chantant Passé : chanté, ayant
chanté
156
Le verbe Avoir
Lélia a un joli cartable.
Sa mère le lui a acheté la semaine dernière.
Dans la première phrase, on pourrait remplacer a par possède : Lélia
possède un joli cartable. Le verbe avoir (Lélia a) a ici un sens qui lui est
propre.
Dans la seconde phrase, le verbe n’est pas a, mais a acheté ; c’est un
temps composé du verbe acheter. On dit que, dans ce cas, le verbe avoir
(elle a) est un verbe auxiliaire parce qu’il aide, il sert à former les temps
composés.
Le verbe avoir peut être employé comme auxiliaire, c’est-à-dire qu’il
aide à former les temps composés des verbes (ils auront chanté, par
exemple) y compris les verbes avoir et être : j’ai eu, il avait été.
Le verbe avoir peut être employé seul. Il a alors un sens propre qui
marque en général la possession : Ahmed a un joli agenda.
Le verbe Etre
Safia est heureuse.
Elle est revenue chez elle.
L’adjectif heureux se rapporte à Paul par l’intermédiaire du verbe être (il
est). Le verbe être sert à joindre un nom à son attribut : c’est un verbe
d’état.
Il est revenu. Le verbe être n’a pas ici de valeur propre ; il ne constitue
pas un verbe à lui seul. Le verbe est : est revenu (verbe revenir à un
temps composé). Dans ce cas, le verbe être est un verbe auxiliaire.
157
Le verbe être est employé comme auxiliaire, c’est-à-dire qu’il aide à
former les temps composés de certains verbes actifs et des verbes
pronominaux : il est parti ; nous nous sommes égarés.
Dans d’autres cas le verbe être est employé seul. C’est un verbe
d’état : l’homme est perfectible.
Les trois groupes du verbe
Chanter – Je chante – En chantant
Finir – Je finis – En finissant
Lire – je lis – En lisant
Ces trois verbes : chanter, finir et lire, ne se conjuguent pas avec les
mêmes terminaisons.
Le verbe chanter et les verbes qui se conjuguent comme chanter ont
l’infinitif terminé par er et la 1ère personne du singulier du présent de
l’indicatif terminée par e. Ils constituent les verbes du 1er groupe. Les
verbes du 1er groupe sont très nombreux (environ 5000).
Le verbe finir et les verbes qui se conjuguent comme finir ont l’infinitif
terminé par ir, la 1ère personne du singulier du présent de l’indicatif
terminée par is et l’infinitif présent terminé par issant. Ils constituent les
verbes du 2ème groupe. Il y a environ 350 mots du 2ème groupe.
Tous les autres verbes comme lire, servir, recevoir, prendre… constituent
le 3ème groupe. Il y a environ 300 verbes dans le troisième groupe.
158
Au point de vue de leur conjugaison, les verbes sont classés en trois
groupes.
Le 1er groupe comprend les verbes qui ont l’infinitif terminé par –er.
Le 2ème groupe comprend les verbes qui ont l’infinitif terminé par ir et
le participe présent terminé par issant : finir, finissant.
Le 3ème groupe comprend tous les autres verbes qui peuvent se
terminer à l’infinitif par ir (servir, servant), oir (recevoir) ou re (prendre).
Les verbes du premier groupe
Les verbes du 1er groupe sont tous les verbes terminées par –er sauf
aller, qui n’est pas du premier groupe. Exemples de verbes réguliers du
premier groupe : aider, aimer, porter, respirer, marcher, chanter, former,
manger, laver, enjamber, exercer, etc.
Pour conjuguer un verbe du premier groupe, il suffit de :
- Trouver son radical (qu’on appelle aussi sa racine) : c’est l’infinitif
moins ER.
- D'ajouter la terminaison, en gras dans le tableau.
Les verbes en -ébrer, -écer, -écher, -écrer, -éder, -égler, -égner, -égrer,
-éguer, -éler, -émer, -éner, -équer, -érer, -éser, -éter, -étrer, -évrer, -
éyer ont un é fermé à l'avant dernière syllabe de l'infinitif. Ils changent le
é fermé en un è ouvert devant une syllabe se terminant par un « e »
muet : Je cède.
Au futur et au conditionnel, ces verbes conservent l'é fermé : je céderai,
tu céderais (et ce malgré la tendance populaire de prononcer le é de plus
en plus ouvert). Persévérer appartient à cette liste de verbes qui ont un
é fermé à l’avant dernière syllabe de l’infinitif, et qui changent le é fermé
en un è ouvert devant une syllabe se terminant par un « e » muet : je
persévère.
159
Verbes à conjugaison similaire à celle de « persévérer » : aérer ; céder ;
compléter ; considérer ; désespérer ; différer ; espérer ; exagérer ;
inquiéter ; modérer ; opérer ; posséder ; précéder ; préférer ; répéter ;
révéler.
Les verbes du deuxième groupe
Le verbe « adoucir » est un verbe régulier du deuxième groupe.
Les verbes du deuxième groupe sont tous les verbes terminés par ir
(finir, agir, réfléchir...) qui ont un participe présent en issant (en
finissant, agissant, réfléchissant).
Pour conjuguer un verbe du deuxième groupe, il suffit donc de trouver
son radical (sa racine : l’infinitif moins IR) et d'ajouter la terminaison, en
gras dans le tableau.
Autres verbes réguliers du deuxième groupe : aboutir, accomplir, agir,
applaudir, arrondir, avertir, blanchir, bondir, obéir, éclaircir, élargir,
réfléchir, etc.
Les verbes du troisième groupe
Le troisième groupe est constitué par tous les verbes qui n’appartiennent
ni au premier, ni au deuxième groupe : ils sont irréguliers. Ce sont des
verbes terminés par oir, ir, re et le verbe aller.
Construire est un verbe du troisième groupe.
160
Verbes à conjugaison similaire à celle de construire : conduire, construire
coproduire cuire déconstruire décuire déduire détruire enduire induire
instruire introduire méconduire produire reconduire reconstruire recuire
reproduire retraduire réduire réintroduire surproduire séduire traduire
éconduire.
161
Conjugaison du verbe AVOIR.
INDICATIF
Présent
j'ai tu as il a nous avons vous avez ils ont
Imparfait
j'avais tu avais il avait nous avions vous aviez ils avaient
Passé Composé
j'ai eu tu as eu il a eu nous avons eu vous avez eu ils ont eu
Plus Que Parfait
j'avais eu tu avais eu il avait eu nous avions eu vous aviez eu ils avaient eu
Passé Simple
j'eus tu eus il eut nous eûmes vous eûtes ils eurent
Futur
j'aurai tu auras il aura nous aurons vous aurez ils auront
Passé Antérieur
j'eus eu tu eus eu il eut eu nous eûmes eu vous eûtes eu ils eurent eu
Futur Antérieur
j'aurai eu tu auras eu il aura eu nous aurons eu vous aurez eu ils auront eu
162
CONDITIONNEL
Présent
j'aurais tu aurais il aurait nous aurions vous auriez ils auraient
Passé
j'aurais eu tu aurais eu il aurait eu nous aurions eu vous auriez eu ils auraient eu
IMPERATIF
Présent
aie ayons ayez
Passé
aie eu ayons eu ayez eu
SUBJONCTIF
Présent
que j'aie que tu aies qu'il ait que nous ayons que vous ayez qu'ils aient
Passé
que j'aie eu que tu aies eu qu'il ait eu que nous ayons eu que vous ayez eu qu'ils aient eu
Imparfait
que j'eusse que tu eusses qu'il eût que nous eussions que vous eussiez qu'ils eussent
Plus Que Parfait
que j'eusse eu que tu eusses eu qu'il eût eu que nous eussions eu que vous eussiez eu qu'ils eussent eu
INFINITIF
163
Présent
avoir
Passé
avoir eu
PARTICIPE
Présent
ayant
Passé
eu eue eus eues
Passé Composé
ayant eu
164
Conjugaison du verbe ETRE.
INDICATIF
Présent
je suis tu es il est nous sommes vous êtes ils sont
Imparfait
j'étais tu étais il était nous étions vous étiez ils étaient
Passé Composé
j'ai été tu as été il a été nous avons été vous avez été ils ont été
Plus Que Parfait
j'avais été tu avais été il avait été nous avions été vous aviez été ils avaient été
Passé Simple
je fus tu fus il fut nous fûmes vous fûtes ils furent
Futur
je serai tu seras il sera nous serons vous serez ils seront
Passé Antérieur
j'eus été tu eus été il eut été nous eûmes été vous eûtes été ils eurent été
Futur Antérieur
j'aurai été tu auras été il aura été nous aurons été vous aurez été ils auront été
165
CONDITIONNEL
Présent
je serais tu serais il serait nous serions vous seriez ils seraient
Passé
j'aurais été tu aurais été il aurait été nous aurions été vous auriez été ils auraient été
IMPERATIF
Présent
sois soyons soyez
Passé
aie été ayons été ayez été
SUBJONCTIF
Présent
que je sois que tu sois qu'il soit que nous soyons que vous soyez qu'ils soient
Passé
que j'aie été que tu aies été qu'il ait été que nous ayons été que vous ayez été qu'ils aient été
Imparfait
que je fusse que tu fusses qu'il fût que nous fussions que vous fussiez qu'ils fussent
Plus Que Parfait
que j'eusse persévéré que tu eusses persévéré qu'il eût persévéré que nous eussions persévéré que vous eussiez persévéré qu'ils eussent persévéré
INFINITIF
166
Présent
être
Passé
avoir été
PARTICIPE
Présent
étant
Passé
été
Passé Composé
ayant été
167
Conjugaison du verbe PERSEVERER - 1er groupe
INDICATIF
Présent
je persévère tu persévères il persévère nous persévérons vous persévérez ils persévèrent
Imparfait
je persévérais tu persévérais il persévérait nous persévérions vous persévériez ils persévéraient
Passé Composé
j'ai persévéré tu as persévéré il a persévéré nous avons persévéré vous avez persévéré ils ont persévéré
Plus Que Parfait
j'avais persévéré tu avais persévéré il avait persévéré nous avions persévéré vous aviez persévéré ils avaient persévéré
Passé Simple
je persévérai tu persévéras il persévéra nous persévérâmes vous persévérâtes ils persévérèrent
Futur
je persévérerai tu persévéreras il persévérera nous persévérerons vous persévérerez ils persévéreront
Passé Antérieur
j'eus persévéré tu eus persévéré il eut persévéré nous eûmes persévéré vous eûtes persévéré ils eurent persévéré
Futur Antérieur
j'aurai persévéré tu auras persévéré il aura persévéré nous aurons persévéré vous aurez persévéré ils auront persévéré
168
CONDITIONNEL
Présent
je persévérerais tu persévérerais il persévérerait nous persévérerions vous persévéreriez ils persévéreraient
Passé
j'aurais persévéré tu aurais persévéré il aurait persévéré nous aurions persévéré vous auriez persévéré ils auraient persévéré
IMPERATIF
Présent
persévère persévérons persévérez
Passé
aie persévéré ayons persévéré ayez persévéré
SUBJONCTIF
Présent
que je persévère que tu persévères qu'il persévère que nous persévérions que vous persévériez qu'ils persévèrent
Passé
que j'aie persévéré que tu aies persévéré qu'il ait persévéré que nous ayons persévéré que vous ayez persévéré qu'ils aient persévéré
Imparfait
que je persévérasse que tu persévérasses qu'il persévérât que nous persévérassions que vous persévérassiez qu'ils persévérassent
Plus Que Parfait
que j'eusse persévéré que tu eusses persévéré qu'il eût persévéré que nous eussions persévéré que vous eussiez persévéré qu'ils eussent persévéré
INFINITIF
169
Présent
persévérer
Passé
Avoir persévéré
PARTICIPE
Présent
persévérant
Passé
persévéré
Passé Composé
Ayant persévéré
170
Conjugaison du verbe ADOUCIR (2ème groupe).
INDICATIF
Présent
j'adoucis tu adoucis il adoucit nous adoucissons vous adoucissez ils adoucissent
Imparfait
j'adoucissais tu adoucissais il adoucissait nous adoucissions vous adoucissiez ils adoucissaient
Passé Composé
j'ai adouci tu as adouci il a adouci nous avons adouci vous avez adouci ils ont adouci
Plus Que Parfait
j'avais adouci tu avais adouci il avait adouci nous avions adouci vous aviez adouci ils avaient adouci
Passé Simple
j'adoucis tu adoucis il adoucit nous adoucîmes vous adoucîtes ils adoucirent
Futur
j'adoucirai tu adouciras il adoucira nous adoucirons vous adoucirez ils adouciront
Passé Antérieur
j'eus adouci tu eus adouci il eut adouci nous eûmes adouci vous eûtes adouci ils eurent adouci
Futur Antérieur
j'aurai adouci tu auras adouci il aura adouci nous aurons adouci vous aurez adouci ils auront adouci
171
CONDITIONNEL
Présent
j'adoucirais tu adoucirais il adoucirait nous adoucirions vous adouciriez ils adouciraient
Passé
j'aurais adouci tu aurais adouci il aurait adouci nous aurions adouci vous auriez adouci ils auraient adouci
IMPERATIF
Présent
adoucis adoucissons adoucissez
Passé
aie adouci ayons adouci ayez adouci
SUBJONCTIF
Présent
que j'adoucisse que tu adoucisses qu'il adoucisse que nous adoucissions que vous adoucissiez qu'ils adoucissent
Passé
que j'aie adouci que tu aies adouci qu'il ait adouci que nous ayons adouci que vous ayez adouci qu'ils aient adouci
Imparfait
que j'adoucisse que tu adoucisses qu'il adoucît que nous adoucissions que vous adoucissiez qu'ils adoucissent
Plus Que Parfait
que j'eusse adouci que tu eusses adouci qu'il eût adouci que nous eussions adouci que vous eussiez adouci qu'ils eussent adouci
INFINITIF
Présent Passé
172
adoucir avoir adouci
PARTICIPE
Présent
adoucissant
Passé
adouci adoucie adoucis adoucies
Passé Composé
ayant adouci
173
Conjugaison du verbe CONSTRUIRE (3ème groupe).
INDICATIF
Présent
je construis tu construis il construit nous construisons vous construisez ils construisent
Imparfait
je construisais tu construisais il construisait nous construisions vous construisiez ils construisaient
Passé Composé
j'ai construit tu as construit il a construit nous avons construit vous avez construit ils ont construit
Plus Que Parfait
j'avais construit tu avais construit il avait construit nous avions construit vous aviez construit ils avaient construit
Passé Simple
je construisis tu construisis il construisit nous construisîmes vous construisîtes ils construisirent
Futur
je construirai tu construiras il construira nous construirons vous construirez ils construiront
Passé Antérieur
j'eus construit tu eus construit il eut construit nous eûmes construit vous eûtes construit ils eurent construit
Futur Antérieur
j'aurai construit tu auras construit il aura construit nous aurons construit vous aurez construit ils auront construit
174
CONDITIONNEL
Présent
je construirais tu construirais il construirait nous construirions vous construiriez ils construiraient
Passé
j'aurais construit tu aurais construit il aurait construit nous aurions construit vous auriez construit ils auraient construit
IMPERATIF
Présent
construis construisons construisez
Passé
aie construit ayons construit ayez construit
SUBJONCTIF
Présent
que je construise que tu construises qu'il construise que nous construisions que vous construisiez qu'ils construisent
Passé
que j'aie construit que tu aies construit qu'il ait construit que nous ayons construit que vous ayez construit qu'ils aient construit
Imparfait
que je construisisse que tu construisisses qu'il construisît que nous construisissions que vous construisissiez qu'ils construisissent
Plus Que Parfait
que j'eusse construit que tu eusses construit qu'il eût construit que nous eussions construit que vous eussiez construit qu'ils eussent construit
INFINITIF
175
Présent
construire
Passé
avoir construit
PARTICIPE
Présent
construisant
Passé
construit construite construits construites
Passé Composé
ayant construit
176
Dictées
L'orthographe est du respect ; c'est une sorte de politesse. (Alain)
Les personnes qui ont une excellente orthographe l'ont-elles acquise sans faire de dictées ? […] Peut-on bien chanter sans s'exercer au chant ? Je parle du chant classique : les grands chanteurs d'opéra n'ont-ils pas été contraints d'apprendre le solfège, de subir des... dictées musicales et, bien sûr, de faire des vocalises ? (Un professeur)
Écrire des dictées est la meilleure façon d'apprendre et d'améliorer votre français écrit. (http://www.dicteebranchee.com/)
La dictée, qui a été un moment jugée un exercice désuet, est de
nouveau considérée à sa juste valeur : c’est un outil indispensable pour
améliorer son orthographe. La dictée aussi un exercice très efficace pour
mémoriser un texte : écrire ce que l’on écoute est un excellent moyen
pour l’apprendre…
Les dictées suivantes sont toutes des fables de Claris de Florian (1755-
1794).
177
Dictée 1 - 202 mots
Le grillon
Un pauvre petit grillon
Caché dans l'herbe fleurie
Regardait un papillon
Voltigeant dans la prairie.
L'insecte ailé brillait des plus vives couleurs ;
L'azur, la pourpre et l'or éclataient sur ses ailes ;
Jeune, beau, petit maître, il court de fleurs en fleurs,
Prenant et quittant les plus belles.
Ah! disait le grillon, que son sort et le mien
Sont différents ! Dame nature
Pour lui fit tout, et pour moi rien.
je n'ai point de talent, encor moins de figure.
Nul ne prend garde à moi, l'on m'ignore ici-bas :
Autant vaudrait n'exister pas.
Comme il parlait, dans la prairie
Arrive une troupe d'enfants :
Aussitôt les voilà courants
Après ce papillon dont ils ont tous envie.
Chapeaux, mouchoirs, bonnets, servent à l'attraper ;
L'insecte vainement cherche à leur échapper,
Il devient bientôt leur conquête.
L'un le saisit par l'aile, un autre par le corps ;
Un troisième survient, et le prend par la tête :
Il ne fallait pas tant d'efforts
Pour déchirer la pauvre bête.
178
Oh! oh! dit le grillon, je ne suis plus fâché ;
Il en coûte trop cher pour briller dans le monde.
Combien je vais aimer ma retraite profonde !
Pour vivre heureux, vivons caché.
Claris de Florian
179
Dictée 2 - 208 mots
Le chat et les rats
Un angora que sa maîtresse nourrissait de mets délicats
Ne faisait plus la guerre aux rats ;
Et les rats, connaissant sa bonté, sa paresse, allaient,
Trottaient partout, et ne se gênaient pas.
Un jour, dans un grenier retiré, solitaire,
Où notre chat dormait après un bon festin,
Plusieurs rats viennent dans le grain
prendre leur repas ordinaire.
L'angora ne bougeait. Alors mes étourdis
pensent qu'ils lui font peur ; l'orateur de la troupe
parle des chats avec mépris.
On applaudit fort, on s'attroupe,
on le proclame général.
Grimpé sur un boisseau qui sert de tribunal :
braves amis, dit-il, courons à la vengeance.
De ce grain désormais nous devons être las,
jurons de ne manger désormais que des chats :
on les dit excellents, nous en ferons bombance.
à ces mots, partageant son belliqueux transport,
chaque nouveau guerrier sur l'angora s'élance,
Et réveille le chat qui dort.
Celui-ci, comme on croit, dans sa juste colère,
couche bientôt sur la poussière
Général, tribuns et soldats.
180
Il ne s'échappa que deux rats
qui disaient, en fuyant bien vite à leur tanière :
il ne faut point pousser à bout l' ennemi le plus débonnaire ;
on perd ce que l'on tient quand on veut gagner tout.
Claris de Florian
181
Dictée 3 – [217 mots]
L'aveugle et le paralytique
Aidons-nous mutuellement,
La charge des malheurs en sera plus légère ;
Le bien que l'on fait à son frère
Pour le mal que l'on souffre est un soulagement.
Confucius l'a dit ; suivons tous sa doctrine.
Pour la persuader aux peuples de la Chine,
Il leur contait le trait suivant.
Dans une ville de l'Asie
Il existait deux malheureux,
L'un perclus, l'autre aveugle, et pauvres tous les deux.
[Ils demandaient au Ciel de terminer leur vie ;
Mais leurs cris étaient superflus,
Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,
Couché sur un grabat dans la place publique,
Souffrait sans être plaint : il en souffrait bien plus.
L'aveugle, à qui tout pouvait nuire,
Etait sans guide, sans soutien,
Sans avoir même un pauvre chien
Pour l'aimer et pour le conduire.
Un certain jour, il arriva
Que l'aveugle à tâtons, au détour d'une rue,
Près du malade se trouva ;
Il entendit ses cris, son âme en fut émue.
Il n'est tel que les malheureux
182
Pour se plaindre les uns les autres.
" J'ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres :
Unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux.
- Hélas ! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,
Que je ne puis faire un seul pas ;
Vous-même vous n'y voyez pas :
A quoi nous servirait d'unir notre misère ?
- A quoi ? répond l'aveugle ; écoutez. A nous deux
Nous possédons le bien à chacun nécessaire :
J'ai des jambes, et vous des yeux.
Moi, je vais vous porter ; vous, vous serez mon guide :
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés ;
Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez.
Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi. »]
Claris de Florian
183
Dictée 4 – 218 mots
La fable et la vérité
La vérité, toute nue,
Sortit un jour de son puits.
Ses attraits par le temps étaient un peu détruits ;
Jeune et vieux fuyaient à sa vue.
La pauvre vérité restait là morfondue,
Sans trouver un asile où pouvoir habiter.
A ses yeux vient se présenter
La fable, richement vêtue,
Portant plumes et diamants,
La plupart faux, mais très brillants.
Eh ! Vous voilà ! Bon jour, dit-elle :
Que faites-vous ici seule sur un chemin ?
La vérité répond : vous le voyez, je gêle ;
Aux passants je demande en vain
De me donner une retraite,
Je leur fais peur à tous : hélas ! Je le vois bien,
Vieille femme n'obtient plus rien.
Vous êtes pourtant ma cadette,
Dit la fable, et, sans vanité,
Partout je suis fort bien reçue :
Mais aussi, dame vérité,
Pourquoi vous montrer toute nue ?
Cela n'est pas adroit : tenez, arrangeons-nous ;
Qu'un même intérêt nous rassemble :
Venez sous mon manteau, nous marcherons ensemble.
184
Chez le sage, à cause de vous,
Je ne serai point rebutée ;
A cause de moi, chez les fous
Vous ne serez point maltraitée :
Servant, par ce moyen, chacun selon son goût,
Grâce à votre raison, et grâce à ma folie,
Vous verrez, ma soeur, que partout
Nous passerons de compagnie.
Claris de Florian
185
Dictée 5 – [218 mots]
Le chien coupable
Mon frère, sais-tu la nouvelle ?
Mouflar, le bon Mouflar, de nos chiens le modèle,
Si redouté des loups, si soumis au berger,
Mouflar vient, dit-on, de manger
Le petit agneau noir, puis la brebis sa mère,
Et puis sur le berger s'est jeté furieux.
- Serait-il vrai ? -très vrai, mon frère.
- À qui donc se fier, grands dieux !
C'est ainsi que parlaient deux moutons dans la plaine ;
Et la nouvelle était certaine.
Mouflar, sur le fait même pris,
N'attendait plus que le supplice ;
Et le fermier voulait qu'une prompte justice
Effrayât les chiens du pays.
La procédure en un jour est finie.
Mille témoins pour un déposent l'attentat :
Récolés, confrontés, aucun d'eux ne varie ;
Mouflar est convaincu du triple assassinat :
Mouflar recevra donc deux balles dans la tête
Sur le lieu même du délit.
À son supplice qui s'apprête
Toute la ferme se rendit.
Les agneaux de Mouflar demandèrent la grâce ;
Elle fut refusée. On leur fit prendre place :
Les chiens se rangèrent près d'eux,
186
Tristes, humiliés, mornes, l'oreille basse,
Plaignant, sans l'excuser, leur frère malheureux.
Tout le monde attendait dans un profond silence.
Mouflar paraît bientôt, conduit par deux pasteurs :
Il arrive ; et, levant au ciel ses yeux en pleurs,
Il harangue ainsi l'assistance :
Ô vous, qu'en ce moment je n'ose et je ne puis
Nommer, comme autrefois, mes frères, mes amis,
Témoins de mon heure dernière,
Voyez où peut conduire un coupable désir !
[De la vertu quinze ans j'ai suivi la carrière,
Un faux pas m'en a fait sortir.
Apprenez mes forfaits. Au lever de l'aurore,
Seul, auprès du grand bois, je gardais le troupeau ;
Un loup vient, emporte un agneau,
Et tout en fuyant le dévore.
Je cours, j'atteins le loup, qui, laissant son festin,
Vient m'attaquer : je le terrasse,
Et je l'étrangle sur la place.
C'était bien jusques là : mais, pressé par la faim,
De l'agneau dévoré je regarde le reste,
J'hésite, je balance... à la fin, cependant,
J'y porte une coupable dent :
Voilà de mes malheurs l'origine funeste.
La brebis vient dans cet instant,
Elle jette des cris de mère....
La tête m'a tourné, j'ai craint que la brebis
Ne m'accusât d'avoir assassiné son fils ;
Et, pour la forcer à se taire,
Je l'égorge dans ma colère.
187
Le berger accourait armé de son bâton.
N'espérant plus aucun pardon,
Je me jette sur lui : mais bientôt on m'enchaîne,
Et me voici prêt à subir
De mes crimes la juste peine.
Apprenez tous du moins, en me voyant mourir,
Que la plus légère injustice
Aux forfaits les plus grands peut conduire d'abord ;
Et que, dans le chemin du vice,
On est au fond du précipice,
Dès qu'on met un pied sur le bord.]
Claris de Florian
188
Dictée 6 – [220 mots]
Le château de cartes
Un bon mari, sa femme et deux jolis enfants
Coulaient en paix leurs jours dans le simple ermitage
Où, paisibles comme eux, vécurent leurs parents.
Ces époux, partageant les doux soins du ménage,
Cultivaient leur jardin, recueillaient leurs moissons ;
Et le soir, dans l'été, soupant sous le feuillage,
Dans l'hiver, devant leurs tisons,
[Ils prêchaient à leurs fils la vertu, la sagesse,
Leur parlaient du bonheur qu'ils procurent toujours.
Le père par un conte égayait ses discours,
La mère par une caresse.
L'aîné de ces enfants, né grave, studieux,
Lisait et méditait sans cesse ;
Le cadet, vif, léger, mais plein de gentillesse,
Sautait, riait toujours, ne se plaisait qu'aux jeux.
Un soir, selon l'usage, à côté de leur père,
Assis près d'une table où s'appuyait la mère,
L'aîné lisait Rollin ; le cadet, peu soigneux
D'apprendre les hauts faits des Romains ou des Parthes,
Employait tout son art, toutes ses facultés,
A joindre, à soutenir par les quatre côtés
Un fragile château de cartes.
Il n'en respirait pas d'attention, de peur.
Tout à coup voici le lecteur
Qui s'interrompt. « Papa, dit-il, daigne m'instruire
189
Pourquoi certains guerriers sont nommés conquérants,
Et d'autres fondateurs d'empire ;
Ces deux noms sont-ils différents ? »
Le père méditait une réponse sage,
Lorsque son fils cadet, transporté de plaisir,
Après tant de travail, d'avoir pu parvenir
A placer son second étage,
S'écrie : « Il est fini ! » Son frère, murmurant,
Se fâche, et d'un seul coup détruit son long ouvrage ;
Et voilà le cadet pleurant.
« Mon fils, répond alors le père,
Le fondateur c'est votre frère,
Et vous êtes le conquérant. »]
Claris de Florian
190
Dictée 7 - 222 mots
Le crocodile et l’esturgeon
Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants
S'amusaient à faire sur l'onde
Avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants,
Les plus beaux ricochets du monde.
Un crocodile affreux arrive entre deux eaux,
S'élance tout à coup, happe l'un des marmots
Qui crie et disparaît dans sa gueule profonde.
L'autre fuit en pleurant son pauvre compagnon.
Un honnête et digne esturgeon
Témoin de cette tragédie
S'éloigne avec horreur, se cache au fond des flots
Mais bientôt il entend le coupable amphibie
Gémir et pousser des sanglots :
« Le monstre a des remords, dit-il: ô Providence !
Tu venges souvent l'innocence ;
Pourquoi ne la sauves-tu pas ?
Ce scélérat du moins pleure ses attentats ;
L'instant est propice, je pense,
Pour lui prêcher la pénitence :
Je m'en vais lui parler... » Plein de compassion,
Notre saint homme d'esturgeon
Vers le crocodile s'avance :
« Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ;
Livrez votre âme impitoyable
191
Au remords, qui des dieux est le dernier bienfait,
Le seul médiateur entre eux et le coupable.
Malheureux, manger un enfant !
Mon coeur en a frémi; j'entends gémir le vôtre... »
« Oui, répond l'assassin, je pleure en ce moment
De regret d'avoir manqué l'autre ! »
Tel est le remords du méchant.
Claris de Florian
192
Dictée 8 – 224 mots.
La jeune poule et le vieux renard
Une poulette jeune et sans expérience,
En trottant, cloquetant, grattant,
Se trouva, je ne sais comment,
Fort loin du poulailler, berceau de son enfance.
Elle s'en aperçut qu'il était déjà tard.
Comme elle y retournait, voici qu'un vieux renard
A ses yeux troublés se présente.
La pauvre poulette tremblante
Recommanda son âme à Dieu.
Mais le renard, s'approchant d'elle,
Lui dit : hélas ! Mademoiselle,
Votre frayeur m'étonne peu ;
C'est la faute de mes confrères,
Gens de sac et de corde, infâmes ravisseurs,
Dont les appétits sanguinaires
Ont rempli la terre d'horreurs.
Je ne puis les changer, mais du moins je travaille
A préserver par mes conseils
L'innocente et faible volaille
Des attentats de mes pareils.
Je ne me trouve heureux qu'en me rendant utile ;
Et j'allais de ce pas jusques dans votre asile
Pour avertir vos soeurs qu'il court un mauvais bruit,
C'est qu'un certain renard méchant autant qu'habile
Doit vous attaquer cette nuit.
193
Je viens veiller pour vous. La crédule innocente
Vers le poulailler le conduit :
A peine est-il dans ce réduit,
Qu'il tue, étrangle, égorge, et sa griffe sanglante
Entasse les mourants sur la terre étendus,
Comme fit Diomède au quartier de Rhésus.
Il croqua tout, grandes, petites,
Coqs, poulets et chapons ; tout périt sous ses dents.
La pire espèce de méchants
Est celle des vieux hypocrites.
Claris de Florian
194
Dictée 9 – 228 mots
Le vacher et le garde-chasse
Colin gardait un jour les vaches de son père ;
Colin n'avait pas de bergère,
Et s'ennuyait tout seul. Le garde sort du bois :
Depuis l'aube, dit-il, je cours dans cette plaine
Après un vieux chevreuil que j'ai manqué deux fois
Et qui m'a mis tout hors d'haleine.
Il vient de passer par là-bas,
Lui répondit Colin : mais, si vous êtes las,
Reposez-vous, gardez mes vaches à ma place,
Et j'irai faire votre chasse ;
Je réponds du chevreuil. - Ma foi, je le veux bien.
Tiens, voilà mon fusil, prends avec toi mon chien,
Va le tuer. Colin s'apprête,
S'arme, appelle Sultan. Sultan, quoiqu'à regret,
Court avec lui vers la forêt.
Le chien bat les buissons ; il va, vient, sent, arrête,
Et voilà le chevreuil... Colin impatient
Tire aussitôt, manque la bête,
Et blesse le pauvre Sultan.
A la suite du chien qui crie,
Colin revient à la prairie.
Il trouve le garde ronflant ;
De vaches, point ; elles étaient volées.
Le malheureux Colin, s'arrachant les cheveux,
Parcourt en gémissant les monts et les vallées ;
195
Il ne voit rien. Le soir, sans vaches, tout honteux,
Colin retourne chez son père,
Et lui conte en tremblant l'affaire.
Celui-ci, saisissant un bâton de cormier,
Corrige son cher fils de ses folles idées,
Puis lui dit : chacun son métier,
Les vaches seront bien gardées.
Claris de Florian
196
Dictée 10 – [229 mots]
La carpe et les carpillons
Prenez garde, mes fils, côtoyez moins le bord,
Suivez le fond de la rivière ;
Craignez la ligne meurtrière,
Ou l'épervier plus dangereux encor.
[C'est ainsi que parlait une carpe de Seine
A de jeunes poissons qui l'écoutaient à peine.
C'était au mois d'avril : les neiges, les glaçons,
Fondus par les zéphyrs, descendaient des montagnes.
Le fleuve, enflé par eux, s'élève à gros bouillons,
Et déborde dans les campagnes.
Ah ! ah ! criaient les carpillons,
Qu'en dis-tu, carpe radoteuse ?
Crains-tu pour nous les hameçons ?
Nous voilà citoyens de la mer orageuse ;
Regarde : on ne voit plus que les eaux et le ciel,
Les arbres sont cachés sous l'onde,
Nous sommes les maîtres du monde,
C'est le déluge universel.
Ne croyez pas cela, répond la vieille mère ;
Pour que l'eau se retire il ne faut qu'un instant :
Ne vous éloignez point, et, de peur d'accident,
Suivez, suivez toujours le fond de la rivière.
Bah ! disent les poissons, tu répètes toujours
Mêmes discours.
Adieu, nous allons voir notre nouveau domaine.
197
Parlant ainsi, nos étourdis
Sortent tous du lit de la Seine,
Et s'en vont dans les eaux qui couvrent le pays.
Qu'arriva-t-il ? Les eaux se retirèrent,
Et les carpillons demeurèrent ;
Bientôt ils furent pris,
Et frits.
Pourquoi quittaient-ils la rivière ?
Pourquoi ? je le sais trop, hélas !
C'est qu'on se croit toujours plus sage que sa mère
C'est qu'on veut sortir de sa sphère,
C'est, que... c'est que... je ne finirai pas.]
Claris de Florian
198
Dictée 11 – 250 mots
Le paysan et la rivière
Je veux me corriger, je veux changer de vie,
Me disait un ami : dans des liens honteux
Mon âme s'est trop avilie ;
J'ai cherché le plaisir, guidé par la folie,
Et mon cœur n'a trouvé que le remords affreux.
C'en est fait, je renonce à l'indigne maîtresse
Que j'adorai toujours sans jamais l'estimer ;
Tu connais pour le jeu ma coupable faiblesse,
Eh bien ! Je vais la réprimer ;
Je vais me retirer du monde,
Et, calme désormais, libre de tous soucis,
Dans une retraite profonde,
Vivre pour la sagesse et pour mes seuls amis.
Que de fois vous l'avez promis !
Toujours en vain, lui répondis-je.
Çà, quand commencez-vous ? - dans huit jours, sûrement.
- Pourquoi pas aujourd'hui ? Ce long retard m'afflige.
- Oh ! Je ne puis dans un moment
Briser une si forte chaîne ;
Il me faut un prétexte : il viendra, j'en réponds.
Causant ainsi, nous arrivons
Jusque sur les bords de la Seine,
Et j'aperçois un paysan
Assis sur une large pierre
Regardant l'eau couler d'un air impatient.
199
- L'ami, que fais-tu là ? - Monsieur, pour une affaire
Au village prochain je suis contraint d'aller ;
Je ne vois point de pont pour passer la rivière,
Et j'attends que cette eau cesse enfin de couler.
Mon ami, vous voilà, cet homme est votre image ;
Vous perdez en projets les plus beaux de vos jours :
Si vous voulez passer, jetez-vous à la nage ;
Car cette eau coulera toujours.
Claris de Florian
200
LE TEXTE LITTERAIRE A L’ETUDE
La littérature, c'est la pensée accédant à la beauté dans la lumière. (Charles du Bos)
La littérature : un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous. (Franz Kafka)
Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui empêche d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie incantatoire. (Théophile Gautier)
Si les études littéraires existent, si l’on demande aux élèves de se
pencher attentivement sur des chefs d’œuvres de la littérature, c’est
pour de bonnes raisons.
Les chefs d’œuvres de la littérature sont des textes d’une grande
beauté : les étudier, c’est s’initier au Beau. (Il y a un "beau" absolu
201
comme il y a un "bien" absolu, et les chefs d'œuvres en approchent de
plus près que les autres oeuvres.)
Etudier la littérature d’hier, c'est entrer dans le passé, c'est découvrir
une culture, une mentalité, un monde révolu. De plus, les chefs
d'œuvres de la littérature transcendent l’époque où ils sont apparus ;
ce sont bien davantage que des témoignages sur leur temps. Ils sont
souvent plus actuels que le journal de la veille : ils touchent à
l’universel en exprimant des vérités intemporelles.
La littérature est un peu comme une paire de lunette qui permet de
prendre conscience de ce qu'on ne voyait pas avant elle. Les grands
créateurs offrent une nouvelle vision du monde, et cette vision permet
de découvrir autour de soi ce qu'on n’y percevait pas auparavant. Ce
peut être aussi bien un paysage… qu'un certain genre de beauté…
qu’autre chose de plus personnel et secret.
Les grands écrivains mettent dans leurs œuvres la quintessence de
leur existence, de leur réflexion, de leurs émotions et de leur sagesse :
étudier leurs œuvres c'est avoir accès à cette quintessence. Ce sont
des penseurs hors du commun : les fréquenter et les étudier, c'est
bénéficier de la puissance de pensée. Enfin, les grands écrivains sont
souvent de grands psychologues et des observateurs perspicaces du
monde social : ils analysent en profondeur la société et les individus.
En analysant leurs oeuvres, c'est le monde social et la psyché humaine
que l'on explore.
En exprimant leur singularité, les grands écrivains ont rejoint une
vérité partagée : ils expriment l'universel de leur individualité, et
touchent de ce fait chaque lecteur (ou presque) dans sa personnalité
202
propre. Les grands écrivains ont réussi, par leur travail et leur talent, a
faire de leur écrits une espèce de miroir où le lecteur peut se voir :
étudier la littérature, c'est s'initier à l'introspection. Lire un chef
d'œuvre, c'est lire en soi-même.
Enfin, étudier la littérature, c'est s'initier au "décryptage". C'est
apprendre à ne plus se contenter de la surface, à creuser sous les
apparences pour mettre à jour un sens caché ; c’est perdre en naïveté
pour gagner en lucidité et en sagesse.
203
Le Romantisme
Le romantisme est ce qui touche à la sensibilité, il invite à l'émotion. (Atsuro Tayama)
C'est l'étrangeté ajoutée à la beauté qui confère un caractère romantique à l'art. (Walter Pater)
Les romantiques furent les derniers spécialistes du suicide. Depuis, on le bâcle... (Emil Michel Cioran)
- « Orages désirés »
Extrait du roman René (1802), de François-René de Chateaubriand.
- Le lac
Poème intégral tiré des Méditations poétiques (1820) d’Alphonse de
Lamartine.
- « Malheur à qui me touche ! »
Extrait du drame Hernani (1830), Acte III, Scène 4, de Victor Hugo.
204
- « Un ange sans rayon »
Extrait du roman La peau de chagrin (1831), chapitre 1, d’Honoré de
Balzac.
- « De purs sanglots »
Extrait du poème La nuit de mai (1835) d’Alfred de Musset.
205
« Orages désirés »
Comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j’éprouvais
dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide
d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux
font entendre dans le silence d’un désert; on en jouit, mais on ne peut
les peindre.
L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes: j’entrai avec
ravissement dans le mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de
ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ;
tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains
à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois.
J’écoutais ses chants mélancoliques qui me rappelaient que dans tout
pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le
bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque
des cordes et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur
le ton consacré aux soupirs.
Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts.
Qu’il fallait peu de choses à ma rêverie! une feuille séchée que le vent
chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime
dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du Nord sur le
tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri
murmurait! Le clocher solitaire s’élevant au loin dans la vallée a souvent
attiré mes regards; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui
volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais leurs bords ignorés, les
climats lointains où ils se rendent; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un
instinct secret me tourmentait: je sentais que je n’étais moi-même qu’un
voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison
206
de ta migration n’est pas encore venue; attends que le vent de la mort
se lève, alors tu déploieras ton vol vers des régions inconnues que ton
cœur demande. »
« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les
espaces d’une autre vie! » Ainsi disant, je marchais à grands pas, le
visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant plus ni
pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon
de mon cœur. »
François René de Chateaubriand, extrait de René (1802)
207
Le lac
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
208
"Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
"Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.
"Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
« Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! »
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
209
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques (1820)
210
« Malheur à qui me touche ! »
HERNANI.
Monts d'Aragon, Galice, Estramadoure !
- Oh ! Je porte malheur à tout ce qui m'entoure !
J'ai pris vos meilleurs fils, pour mes droits, sans remords,
Je les ai fait combattre et voilà qu'ils sont morts !
C'était les plus vaillants de la vaillante Espagne.
Ils sont morts ! ils sont tous tombés dans la montagne,
Tous sur le dos couché, en braves, devant Dieu,
Et, si leurs yeux s'ouvraient, ils verraient le ciel bleu !
Voilà ce que je fais de tout ce qui m'épouse !
Est-ce une destinée à te rendre jalouse ?
Doña Sol, prends le duc, prends l'enfer, prends le roi !
C'est bien. Tout ce qui n'est pas moi vaut mieux que moi !
Je n'ai plus un ami qui de moi se souvienne,
Tout me quitte ; il est temps qu'à la fin ton tour vienne,
Car je dois être seul. Fuis ma contagion.
Ne te fais pas d'aimer une religion !
Oh ! par pitié pour toi, fuis !... Tu me crois peut-être,
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu'il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où vais-je ? Je ne sais. Mais je me sens poussé
D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.
211
Je descends, je descends et jamais ne m'arrête.
Si, parfois, haletant, j'ose tourner la tête,
Une voix me dit : "Marche !" et l'abîme est profond,
Et de flamme ou de sang je le vois rouge au fond !
Cependant, à l'entour de ma course farouche,
Tous se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche !
Oh ! Fuis ! Détourne-toi de mon chemin fatal !
Hélas, sans le vouloir, je te ferai du mal !
Victor Hugo, Hernani, acte III, scène IV (1830)
212
« Un ange sans rayon »
Au premier coup d'œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque
horrible mystère : ses jeunes traits étaient empreints d'une grâce
nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille espérances
trompées ! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une
pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans
les coins de sa bouche, et sa physionomie exprimait une résignation qui
faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux,
voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Etait-ce la débauche qui
marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante,
maintenant dégradée ? Les médecins auraient sans doute attribué à des
lésions au coeur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait les
paupières, et la rongeur qui marquait les joues, tandis que les poètes
eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les
traces de nuits passées à la lueur d'une lampe studieuse. Mais une
passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que
l'étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles
vivaces, tordaient ce coeur qu'avaient seulement effleuré les orgies,
l'étude et la maladie. Comme, lorsqu'un célèbre criminel arrive au bagne,
les condamnés l'accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains,
experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde
que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté
de sa muette ironie, à l'élégante misère de ses vêtements. Le jeune
homme avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et
de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu'on lui supposât
du linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d'une
douteuse propreté ; enfin depuis deux jours il ne portait plus de gants !
213
Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c'est que
les enchantements de l'innocence florissaient par vestiges dans ses
formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement
bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n'y
être qu'un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les
ravages d'une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant
et l'existence s'y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et
de l'horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans
rayons, égaré dans sa route.
Honoré de Balzac, La peau de chagrin, chapitre 1 (1831)
214
« De purs sanglots »
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure
Que les séraphins noirs t'ont faite au fond du cœur ;
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie
En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.
Lui, gagnant à pas lent une roche élevée,
De son aile pendante abritant sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
En vain il a des mers fouillé la profondeur ;
L'océan était vide et la plage déserte ;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur ;
215
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant;
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort se recommande à Dieu.
Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le cœur ;
Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant ;
Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang.
Alfred de Musset, extrait de La Nuit de Mai (1835)
216
La Chartreuse de Parme
Le Grand secret de Stendhal, sa grande malice, c'est d’écrire tout de suite... De là, ce quelque chose d'alerte et de primesautier, de disconvenu, de subit et de nu qui nous ravit toujours à neuf dans son style. On dirait que sa pensée ne prend pas la peine de se chausser pour courir. (André Gide)
Stendhal […] fonde à l’écart pour ses vrais lecteurs une seconde patrie habitable, un ermitage suspendu hors du temps, non vraiment situé, non vraiment daté, un refuge fait pour les dimanches de la vie, où l’air est plus sec, plus tonifiant, où la vie coule plus désinvolte et plus fraîche – un Eden des passions en liberté, irrigué par le bonheur de vivre. (Julien Gracq)
La Chartreuse est avant tout une œuvre « italianissime ». (M. Bercegol)
La Chartreuse de Parme (1838) : roman d’Henri Beyle, connu sous le
pseudonyme de Stendhal.
- Milan en 1789.
Extrait du chapitre I.
217
- Le lac de Côme
Extrait du chapitre II.
- Fabrice à Waterloo
Extrait du chapitre III.
- Première rencontre…
Extrait du chapitre V.
- Retrouvailles avec l’abbé Blanès
Extrait du chapitre VIII.
218
Milan en 1796
Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête
de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et
d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre
avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l'Italie
fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi; huit jours
encore avant l'arrivée des Français, les Milanais ne voyaient en eux qu'un
ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa
Majesté Impériale et Royale: c'était du moins ce que leur répétait trois
fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur du
papier sale.
Au Moyen Age, les Lombards républicains avaient fait preuve d'une
bravoure égale à celle des Français, et ils méritèrent de voir leur ville
entièrement rasée par les empereurs d'Allemagne. Depuis qu'ils étaient
devenus de fidèles sujets leur grande affaire était d'imprimer des sonnets
sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le mariage d'une
jeune fille appartenant à quelque famille noble ou riche. Deux ou trois
ans après cette grande époque de sa vie, cette jeune fille prenait un
cavalier servant: quelquefois le nom du sigisbée choisi par la famille du
mari occupait une place honorable dans le contrat de mariage. Il y avait
loin de ces moeurs efféminées aux émotions profondes que donna
l'arrivée imprévue de l'armée française. Bientôt surgirent des moeurs,
nouvelles et passionnées. Un peuple tout entier s'aperçut, le 15 mai
219
1796, que tout ce qu'il avait respecté jusque-là était souverainement
ridicule et quelquefois odieux. Le départ du dernier régiment de
l'Autriche marqua la chute des idées anciennes: exposer sa vie devint à
la mode; on vit que pour être heureux après des siècles de sensations
affadissantes, il fallait aimer la patrie d'un amour réel et chercher les
actions héroïques. On était plongé dans une nuit profonde par la
continuation du despotisme jaloux de Charles-Quint et de Philippe II; on
renversa leurs statues, et tout à coup l'on se trouva inondé de lumière.
Depuis une cinquantaine d'années, et à mesure que l'Encyclopédie et
Voltaire éclataient en France, les moines criaient au bon peuple de Milan,
qu'apprendre à lire ou quelque chose au monde était une peine fort
inutile, et qu'en payant bien exactement la dîme à son curé et lui
racontant fidèlement tous ses petits péchés, on était à peu près sûr
d'avoir une belle place au paradis. Pour achever d'énerver ce peuple
autrefois si terrible et si raisonneur, l'Autriche lui avait vendu à bon
marché le privilège de ne point fournir de recrues a son armée.
En 1796 l'armée milanaise se composait de vingt-quatre faquins habillés
de rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques
régiments de grenadiers hongrois. La liberté des moeurs était extrême,
mais la passion fort rare; d'ailleurs, outre le désagrément de devoir tout
raconter au curé, sous peine de ruine même en ce monde, le bon peuple
de Milan était encore soumis à certaines petites entraves monarchiques
qui ne laissaient pas que d'être vexantes. Par exemple l'archiduc ', qui
résidait à Milan et gouvernait au nom de l'empereur, son cousin, avait eu
l'idée lucrative de faire le commerce des blés. En conséquence, défense
aux paysans de vendre leurs grains jusqu'à ce que Son Altesse eût
rempli ses magasins.
En mai 1796, trois jours après l'entrée des Français, un jeune peintre en
miniature, un peu fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était venu
avec l'armée entendant raconter au grand Café des Servi (à la mode
220
alors) les exploits de l'archiduc, qui de plus était énorme, prit la liste des
glaces imprimée en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le
revers de la feuille il dessina le gros archiduc; un soldat français lui
donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et, au lieu du sang, il en
sortait une quantité de blé incroyable. La chose nommée plaisanterie ou
caricature n'était pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le
dessin laissé par Gros sur la table du Café des Selvi parut un miracle
descendu du ciel; il fut gravé dans la nuit, et le lendemain on en vendit
vingt mille exemplaires.
Le même jour, on affichait l'avis d'une contribution de guerre de six
millions, frappée pour les besoins de l'armée française, laquelle, venant
de gagner six batailles et de conquérir vingt provinces, manquait
seulement de souliers, de pantalons, d'habits et de chapeaux.
La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces
Français si pauvres fut telle que les prêtres seuls et quelques nobles
s'aperçurent de la douleur de cette contribution de six millions, qui,
bientôt, fut suivie de beaucoup d'autres. Ces soldats français riaient et
chantaient toute la journée; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur
général en chef, qui en avait vingt-sept', passait pour l'homme le plus
âgé de son armée. Cette gaieté, cette jeunesse, cette insouciance,
répondaient d'une façon plaisante aux prédications furibondes des
moines qui, depuis six mois, annonçaient du haut de la chaire sacrée que
les Français étaient des monstres, obligés, sous peine de mort, à tout
brûler et à couper la tête à tout le monde. A cet effet, chaque régiment
marchait avec la guillotine en tête.
Dans les campagnes l'on voyait sur la porte des chaumières le soldat
français occupé à bercer le petit enfant de la maîtresse du logis, et
presque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un
bal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et
compliquées pour que les soldats, qui d'ailleurs ne les savaient guère,
221
pussent les apprendre aux femmes du pays, c'étaient celles-ci qui
montraient aux jeunes Français la Monférine, la Sauteuse et autres
danses italiennes.
La Chartreuse de Parme, Chapitre I.
222
Le lac de Côme
La comtesse se mit à revoir, avec Fabrice tous ces lieux enchanteurs
voisins de Grianta, et si célébrés par les voyageurs : la villa Melzi de
l'autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue;
au-dessus le bois sacré des Sfondrata et le hardi promontoire qui sépare
les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle qui
court vers Lecco, pleine de sévérité: aspects sublimes et gracieux, que le
site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais ne
surpasse point. C'était avec ravissement que la comtesse retrouvait les
souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations
actuelles. « Le lac de Côme, se disait-elle, n'est point environné, comme
le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées
selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l'argent et la
spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines d'inégales hauteurs
couvertes de bouquets d'arbres plantés par le hasard, et que la main de
l'homme n'a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu
de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par
des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des
descriptions du Tasse et de l'Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle
d'amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés
à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets
des arbres s'élève l'architecture charmante de leurs jolis clochers. Si
quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de
temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages,
l'oeil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus
heureuses là qu'ailleurs. Par-delà ces collines, dont le faîte offre des
ermitages qu'on voudrait tous habiter, l'oeil étonné aperçoit les pics des
223
Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle
des malheurs de la vie et ce qu'il en faut pour accroître la volupté
présente. L'imagination est touchée par le son lointain de la cloche de
quelque petit village caché sous les arbres: ces sons portés sur les eaux
qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de
résignation, et semblent dire à l'homme: la vie s'enfuit, ne te montre
donc point si difficile envers le bonheur qui se présente hâte-toi de
jouir."Le langage de ces lieux ravissants, et qui n'ont point de pareils au
monde, rendit à la comtesse son coeur de seize ans. Elle ne concevait
pas comment elle avait pu passer tant d'années sans revoir le lac. « Est-
ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur
se serait réfugié? »
Stendhal, La Chartreuse de Parme, Chapitre II.
224
Fabrice à Waterloo
Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment.
Toutefois la peur ne venait chez lui qu’en seconde ligne ; il était surtout
scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L’escorte prit le
galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà
du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
– Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards
de l’escorte. Et d’abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua
qu’en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une
circonstance lui donna un frisson d’horreur ; il remarqua que beaucoup
de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient évidemment
pour demander du secours, et personne ne s’arrêtait pour leur en
donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde
pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L’escorte
s’arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d’attention à son devoir de
soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
– Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis.
Fabrice s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant des
généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs
lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés
à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à
son voisin, général aussi, d’un air d’autorité et presque de réprimande ; il
jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne
point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite
phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :
– Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?
– Pardi, c’est le maréchal !
225
– Quel maréchal ?
– Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu’ici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l’injure
; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince
de la Moskova, le brave des braves. Tout à coup on partit au grand
galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une
terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des
sillons était plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de
ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds
de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée
se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès
de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ;
et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui
sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la
terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il
voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue. « Ah ! m’y voilà
donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction.
Me voici un vrai militaire. » A ce moment, l’escorte allait ventre à terre,
et notre héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la
terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les
boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme,
et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de
canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il
n’y comprenait rien du tout.
Stendhal, La Chartreuse de Parme, Chapitre III.
226
Première rencontre…
Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les côtés cherchant le
moyen de se sauver vit déboucher d'un petit sentier à travers champs et
arriver sur la grande route, couverte de poussière, une jeune fille de
quatorze à quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle
s'avançait à pied entre deux gendarmes en uniforme, et, à trois pas
derrière elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme
sec qui affectait des airs de dignité comme un préfet suivant une
procession.
- Où les avez-vous donc trouvés ? dit le maréchal des logis tout à fait
ivre en ce moment.
- Se sauvant à travers champs, et pas plus de passeports que sur la
main.
Le maréchal des logis parut perdre tout à fait la tête, il avait devant lui
cinq prisonniers au lieu de deux qu'il lui fallait. Il s'éloigna de quelques
pas, ne laissant qu'un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la
majesté, et un autre pour empêcher les chevaux d'avancer.
- Reste, dit la comtesse à Fabrice qui avait déjà sauté à terre, tout va
s'arranger.
On entendit un gendarme s'écrier :
- Qu'importe ! s'ils n'ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout
de même.
Le maréchal des logis semblait n'être pas tout à fait aussi décidé, le nom
de la comtesse Pietranera lui donnait de l'inquiétude, il avait connu le
général, dont il ne savait pas la mort. « Le général n'est pas homme à ne
pas se venger si j'arrête sa femme mal à propos », se disait-il.
227
Pendant cette délibération qui fut longue, la comtesse avait lié
conversation avec la jeune fille qui était à pied sur la route et dans la
poussière à côté de la calèche; elle avait été frappée de sa beauté.
- Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle
en parlant au gendarme placé à la tête des chevaux, vous permettra
bien de monter en calèche.
Fabrice, qui rôdait autour de la voiture, s'approcha pour aider la jeune
fille à monter en calèche. Celle-ci s'élançait déjà sur le marchepied, le
bras soutenu par Fabrice, lorsque l'homme imposant, qui était à six pas
en arrière de la voiture, cria d'une voix grossie par la volonté d'être
digne :
- Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous
appartient pas.
Fabrice n'avait pas entendu cet ordre; la jeune fille au lieu de monter
dans la calèche, voulut redescendre, et Fabrice continuant à la soutenir,
elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondément ; ils
restèrent un instant à se regarder après que la jeune fille se fut dégagée
de ses bras. « Ce serait une charmante compagne de prison, se dit
Fabrice : quelle pensée profonde sous ce front ! elle saurait aimer. »
Le maréchal des logis s'approcha d'un air d'autorité:
- Laquelle de ces dames se nomme Clélia Conti ?
- Moi, dit la jeune fille.
- Et moi, s'écria l'homme âgé, je suis le général Fabio Conti, chambellan
de S.A. S. Mgr le prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu'un
homme de ma sorte soit traqué comme un voleur.
- Avant-hier, en vous embarquant au port de Côme, n'avez-vous pas
envoyé promener l'inspecteur de police qui vous demandait votre
passeport ? Eh bien ! aujourd'hui il vous empêche de vous promener.
228
- Je m'éloignais déjà avec ma barque, j'étais pressé, le temps étant à
l'orage ; un homme sans uniforme m'a crié du quai de rentrer au port, je
lui ai dit mon nom et j'ai continué mon voyage.
- Et ce matin, vous vous êtes enfui de Côme ?
- Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan
voir le lac. Ce matin, à Côme, on m'a dit que je serais arrêté à la porte,
je suis sorti à pied avec ma fille ; j'espérais trouver sur la route quelque
voiture qui me conduirait jusqu'à Milan, où certes ma première visite
sera pour porter mes plaintes au général commandant la province.
Le maréchal des logis parut soulagé d'un grand poids.
- Eh bien! général, vous êtes arrêté, et je vais vous conduire à Milan. Et
vous, qui êtes-vous ? dit-il à Fabrice.
- Mon fils, reprit la comtesse : Ascagne, fils du général de division
Pietranera.
- Sans passeport, madame la comtesse ? dit le maréchal des logis fort
radouci.
- A son âge il n'en a jamais pris ; il ne voyage jamais seul, il est toujours
avec moi.
Pendant ce colloque, le général Conti faisait de la dignité de plus en plus
offensée avec les gendarmes.
- Pas tant de paroles, lui dit l'un d'eux, vous êtes arrêté, suffit !
- Vous serez trop heureux, dit le maréchal des logis, que nous
consentions à ce que vous louiez un cheval de quelque paysan ;
autrement, malgré la poussière et la chaleur, et le grade de chambellan
de Parme, vous marcherez fort bien à pied au milieu de nos chevaux.
Le général se mit à jurer.
- Veux-tu bien te taire ? reprit le gendarme. Où est ton uniforme de
général ? Le premier venu ne peut-il pas dire qu'il est général ?
Le général se fâcha de plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient
beaucoup mieux dans la calèche.
229
La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s'ils eussent été ses
gens. Elle venait de donner un écu à l'un d'eux pour aller chercher du vin
et surtout de l'eau fraîche dans une cassine que l'on apercevait à deux
cents pas. Elle avait trouvé le temps de calmer Fabrice, qui, à toute
force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline. « J'ai de bons
pistolets », disait-il. Elle obtint du général irrité qu'il laisserait monter sa
fille dans la voiture. A cette occasion le général qui aimait à parler de lui
et de sa famille, apprit à ces dames que sa fille n'avait que douze ans,
étant née en 1803, le 27 octobre ; mais tout le monde lui donnait
quatorze ou quinze ans, tant elle avait de raison.
« Homme tout à fait commun », disaient les yeux de la comtesse à la
marquise. Grâce à la comtesse, tout s'arrangea après un colloque d'une
heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans le village voisin,
loua son cheval au général Conti, après que la comtesse lui eut dit :
- Vous aurez dix francs.
Le maréchal des logis partit seul avec le général ; les autres gendarmes
restèrent sous un arbre en compagnie avec quatre énormes bouteilles de
vin, sorte de petites dames-jeannes, que le gendarme envoyé à la
cassine avait rapportées, aidé par un paysan. Clélia Conti fut autorisée
par le digne chambellan à accepter, pour revenir à Milan, une place dans
la voiture de ces dames, et personne ne songea à arrêter le fils du brave
général comte Pietranera. Après les premiers moments donnés à la
politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se
terminer, Clélia Conti remarqua la nuance d'enthousiasme avec laquelle
une aussi belle dame que la comtesse parlait à Fabrice ; certainement
elle n'était pas sa mère. Son attention fut surtout excitée par des
allusions répétées à quelque chose d'héroïque, de hardi, de dangereux
au suprême degré, qu'il avait fait depuis peu ; mais, malgré toute son
intelligence, la jeune Clélia ne put deviner de quoi il s'agissait.
230
Elle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient
respirer encore tout le feu de l'action. Pour lui, il était un peu interdit de
la beauté si singulière de cette jeune fille de douze ans, et ses regards la
faisaient rougir.
Une lieue avant d'arriver à Milan, Fabrice dit qu'il allait voir son oncle et
prit congé des dames.
- Si jamais je me tire d'affaire, dit-il à Clélia, j'irai voir les beaux tableaux
de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom : Fabrice del
Dongo ?
- Bon! dit la comtesse, voilà comme tu sais garder l'incognito !
Mademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils
et s'appelle Pietranera et non del Dongo.
Stendhal, La Chartreuse de Parme, Chapitre V.
231
Retrouvailles avec l’abbé Blanès
Fabrice entrait alors sur la petite place de l’église ; ce fut avec un
étonnement allant jusqu’au délire qu’il vit, au second étage de l’antique
clocher, la fenêtre étroite et longue éclairée par la petite lanterne de
l’abbé Blanès. L’abbé avait coutume de l’y déposer, en montant à la cage
de planches qui formait son observatoire, afin que la clarté ne
l’empêchât pas de lire sur son planisphère. Cette carte du ciel était
tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu jadis à un
oranger du château. Dans l’ouverture, au fond du vase, brûlait la plus
exiguë des lampes, dont un petit tuyau de fer-blanc conduisait la fumée
hors du vase, et l’ombre du tuyau marquait le nord sur la carte. Tous ces
souvenirs de choses si simples inondèrent d’émotions l’âme de Fabrice et
la remplirent de bonheur. Presque sans y songer, il fit avec l’aide de ses
deux mains le petit sifflement bas et bref qui autrefois était le signal de
son admission. Aussitôt il entendit tirer à plusieurs reprises la corde qui,
du haut de l’observatoire ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il se
précipita dans l’escalier, ému jusqu’au transport ; il trouva l’abbé sur son
fauteuil de bois à sa place accoutumée ; son œil était fixé sur la petite
lunette d’un quart de cercle mural. De la main gauche, l’abbé lui fit signe
de ne pas l’interrompre dans son observation ; un instant après il écrivit
un chiffre sur une carte à jouer, puis, se retournant sur son fauteuil, il
ouvrit les bras à notre héros qui s’y précipita en fondant en larmes.
L’abbé Blanès était son véritable père.
– Je t’attendais, dit Blanès, après les premiers mots d’épanchement et de
tendresse. L’abbé faisait-il son métier de savant ; ou bien, comme il
pensait souvent à Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un
pur hasard annoncé son retour ?
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– Voici ma mort qui arrive, dit l’abbé Blanès.
– Comment ! s’écria Fabrice tout ému.
– Oui, reprit l’abbé d’un ton sérieux, mais point triste : cinq mois et demi
ou six mois et demi après que je t’aurai revu, ma vie ayant trouvé son
complément de bonheur, s’éteindra. Come face al mancar dell alimento
(comme la petite lampe quand l’huile vient à manquer). Avant le moment
suprême, je passerai probablement un ou deux mois sans parler, après
quoi je serai reçu dans le sein de notre père ; si toutefois il trouve que
j’ai rempli mon devoir dans le poste où il m’avait placé en sentinelle. «
Toi tu es excédé de fatigue, ton émotion te dispose au sommeil. Depuis
que je t’attends, j’ai caché un pain et une bouteille d’eau-de-vie dans la
grande caisse de mes instruments. Donne ces soutiens à ta vie et tâche
de prendre assez de forces pour m’écouter encore quelques instants. Il
est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout
à fait remplacée par le jour ; maintenant je les vois beaucoup plus
distinctement que peut-être je ne les verrai demain. Car, mon enfant,
nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire entrer cette
faiblesse en ligne de compte. Demain peut-être le vieil homme, l’homme
terrestre sera occupé en moi des préparatifs de ma mort, et demain soir
à 9 heures, il faut que tu me quittes.
Fabrice lui ayant obéi en silence comme c’était sa coutume :
– Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé de voir
Waterloo, tu n’as trouvé d’abord qu’une prison ?
– Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné.
– Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme peut
se préparer à une autre prison bien autrement dure, bien plus terrible !
Probablement tu n’en sortiras que par un crime, mais, grâce au ciel, ce
crime ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le crime avec
quelque violence que tu sois tenté ; je crois voir qu’il sera question de
tuer un innocent, qui, sans le savoir, usurpe tes droits ; si tu résistes à la
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violente tentation qui semblera justifiée par les lois de l’honneur, ta vie
sera très heureuse aux yeux des hommes…, et raisonnablement
heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, après un instant de réflexion ; tu
mourras comme moi, mon fils, assis sur un siège de bois, loin de tout
luxe, et détrompé du luxe, et comme moi n’ayant à te faire aucun
reproche grave.
Stendhal, La Chartreuse de Parme, Chapitre VIII.
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TABLE DES MATIERES
AVANT-PROPOS ................................................................... 5 Les failles des manuels de français actuels ............5 Les choix pédagogiques de ce manuel ............... 13
Vocabulaire........................................ 14 Haute langue orale .............................. 18 Haute langue écrite ............................. 21 Le texte littéraire à l’étude .................... 22
Limites de ce manuel................................... 23
VOCABULAIRE.................................................................... 24 1. Autour de la politesse ............................... 26 2. Autour de l’attention ................................ 26 3. Autour du respect ................................... 27 4. Autour du travail..................................... 27 5. Autour de la persévérance.......................... 28 6. Autour de l’apprentissage........................... 28 7. Autour de la connaissance.......................... 29 8. Autour de l’ignorance ............................... 29 9. Autour de l’intelligence.............................. 30 10. Autour de la bêtise................................. 30 11. Autour de la logique ............................... 31 12. Autour de la finalité ................................ 31 13. Autour du moyen................................... 32 14. Autour de la cause ................................. 32 15. Autour de l’idée .................................... 33 16. Autour du verbiage ................................ 33
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17. Autour de la précision.............................. 34 18. Autour de la justice ................................ 34 19. Autour de la vérité ................................. 35 20. Autour de l’analyse ................................. 35 21. Autour de la prévoyance........................... 36 22. Autour de l’opposition.............................. 36 23. Autour du secret.................................... 37 24. Autour de la réalité................................. 37 25. Autour du rêve...................................... 38 26. Autour du cheminement ........................... 38 27. Autour de la folie ................................... 39 28. Autour de la sagesse............................... 39 29. Autour de l’amélioration ........................... 40 30. Autour de la parole................................. 40 31. Autour de la mémoire.............................. 41 32. Autour de l’essentiel ............................... 41 33. Autour de l’apparence ............................. 42
HAUTE LANGUE ORALE ...................................................... 43 Critères d’évaluation pour une lecture à haute voix. 43 La vérité ................................................. 45 Des pauvres fous… ..................................... 46 Esclave à ton tour....................................... 47 Déplaire est mon plaisir ................................ 48 Insomnie générale ! .................................... 49 Apostrophe .............................................. 50 Une voix sans personne….............................. 51 Seul entre les mortels… ................................ 52 Ô rage ! .................................................. 53 Hésitations............................................... 55 L’âne ..................................................... 56 Content de soi........................................... 57 Jetez-vous sur l’avenir.................................. 59 Grand âge, nous voici. ................................. 61 Les voix .................................................. 63 Utilité de l’agriculture................................... 65 Mon pauvre argent !.................................... 67
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Assez de deuil ! ......................................... 68 Les porteurs de germe ................................. 70 Cuisinier !................................................ 72 Un mot…................................................. 73 Diseurs de Phébus...................................... 75 J’accuse…................................................ 76 Ampoulé ................................................. 78 C’est un cap ! ........................................... 79 Les rocs.................................................. 81 Un grand changement ................................. 86 Le bien et le mal ........................................ 88 L’étrange peine !........................................ 90
HAUTE LANGUE ECRITE ...................................................... 93 Accentuation ............................................ 95
Exemple tonifiant ................................ 97 Sourire séraphique .............................. 98 Les défauts des autres… ....................... 99 Séparation ........................................ 100 Au bord de l’eau… .............................. 101 Nihilisme .......................................... 102 Procrastination .................................. 103 Recettes........................................... 104 Ressemblances familiales .................... 105 François le Champi ............................. 106 La métamorphose du docteur Cottard..... 107 Minuit .............................................. 108 Il n’est plus un enfant…....................... 109 Qualités et défauts ............................. 110 Privés de lumière…............................. 111 Aubépines et Coquelicot ...................... 112 Présentation ..................................... 113 La mémoire et l’oubli .......................... 114 Fascinante Duchesse........................... 115
Ponctuation............................................. 116 La virgule ......................................... 117 Le point virgule.................................. 117
237
Le point final .....................................117 Le point d’exclamation ........................118 Le point d’interrogation .......................118 Les points de suspension......................118 La parenthèse....................................119 Le tiret .............................................119 Un moine abruti .................................120 A un tyran.........................................121 Une vocation pour le dessin ..................122 Un jardin potager ...............................123 Monsieur Lerebours ............................124 Une belle soirée .................................125 Impressions d’Italie ............................126 L’amitié et l’amour..............................127 Une déclaration d’amour ......................128 Un vieux reître ...................................129 Affecté naturellement..........................130 Extase de l’amour ...............................131 Une folle ambition ..............................132 Bons conseils.....................................133 Costumes féminins .............................134 Un jeune seigneur à la mode .................135 Les mystères du chemin.......................136 Aimer le bien, le beau, le bon, le vrai ......137 Une femme artificielle .........................138 La bonne solitude ...............................139 Une figure de revenant ........................140 Douloureux souvenir ...........................142 Poser devant les mouches ....................143 Incendie ...........................................144 Une fontaine de la Renaissance .............145 Autosatisfaction .................................147
Conjugaison ............................................148 Le verbe ...........................................148 L’accord du verbe avec le sujet ..............150 Les temps .........................................151 Les modes.........................................152
238
La conjugaison du verbe ...................... 154 Le verbe Avoir ................................... 156 Le verbe Etre..................................... 156 Les trois groupes du verbe ................... 157 Les verbes du premier groupe ............... 158 Les verbes du deuxième groupe ............ 159 Les verbes du troisième groupe ............. 159 Conjugaison du verbe AVOIR. ............... 161 Conjugaison du verbe ETRE. ................. 164 Conjugaison du verbe PERSEVERER - 1er groupe ............................................. 167 Conjugaison du verbe ADOUCIR (2ème groupe). ........................................... 170 Conjugaison du verbe CONSTRUIRE (3ème groupe). ........................................... 173
Dictées.................................................. 176 Le grillon .......................................... 177 Le chat et les rats ............................... 179 L'aveugle et le paralytique ................... 181 La fable et la vérité............................. 183 Le chien coupable............................... 185 Le château de cartes ........................... 188 Le crocodile et l’esturgeon ................... 190 La jeune poule et le vieux renard ........... 192 Le vacher et le garde-chasse................. 194 La carpe et les carpillons...................... 196 Le paysan et la rivière ......................... 198
LE TEXTE LITTERAIRE A L’ETUDE ...................................... 200 Le Romantisme ........................................ 203
« Orages désirés » ............................. 205 Le lac............................................... 207 « Malheur à qui me touche ! »............... 210 « Un ange sans rayon » ....................... 212 « De purs sanglots » ........................... 214
La Chartreuse de Parme .............................. 216 Milan en 1796.................................... 218 Le lac de Côme .................................. 222
239
Fabrice à Waterloo..............................224 Première rencontre… ..........................226 Retrouvailles avec l’abbé Blanès ............231
TABLE DES MATIERES .......................................................234