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10 11 Ce dĂ©sir d’apprĂ©hender le monde par la gĂ©omĂ©trie va, au mĂȘme moment, s’appliquer Ă  la levĂ©e des plans de villes. Vers le milieu du XV e siĂšcle, les techniques de mesure utilisĂ©es par les navigateurs dans les cartes maritimes — les portulans —, commencent Ă  ĂȘtre appliquĂ©es aux relevĂ©s terrestres 6 . À partir de plusieurs points d’observation, des rayons sont projetĂ©s Ă  l’aide d’un astrolabe positionnĂ© Ă  l’horizontale et orientĂ© par une boussole. Les points visĂ©s sont ensuite localisĂ©s par les intersections formĂ©es par les diffĂ©rentes roses des vents. Ces procĂ©dĂ©s gĂ©odĂ©siques dĂ©crits par Alberti 7 , marquent de leur rĂ©seau stellaire la cartographie de la Renaissance. Ainsi le plan d’Imola dressĂ© par LĂ©onard de Vinci 8 pour CĂ©sar Borgia au dĂ©but du XVI e siĂšcle, est contenu dans un grand disque rayonnant orientĂ©. Issu de l’astronomie et de la navigation, le disque d’arpenteur et son faisceau Ă©toilĂ© est Ă©galement utilisĂ©, Ă  cette Ă©poque, pour servir les causes guerriĂšres de la balistique 9 . La conception des citĂ©s idĂ©ales, qui relĂšve alors largement de l’ingĂ©nierie militaire, se voit confrontĂ©e Ă  l’arrivĂ©e « diabolique » des armes Ă  feu Ă  la ïŹn du XV e siĂšcle. Auparavant, les stratĂ©gies dĂ©fensives conduisaient plutĂŽt Ă  construire la citĂ© fortiïŹĂ©e sur un lieu Ă©levĂ©, pour entraver l’approche de l’assaillant. Avec les armes Ă  feu, l’attaquant n’a plus besoin de pĂ©nĂ©trer la citĂ© pour la mettre en pĂ©ril ; il faut donc le neutraliser dĂšs qu’il est susceptible de l’atteindre. La citĂ© idĂ©ale paradigmatique, dĂ©crite dans les traitĂ©s mili- taires des XVI e et XVII e siĂšcles, s’implante alors en plaine et adopte une forme circulaire ou polygonale organisĂ©e autour d’une place d’arme centrale d’oĂč divergent plusieurs voies rayonnantes, comme autant de lignes de tir 10 . Mais au moment oĂč l’astrologie, l’hermĂ©tisme et le paganisme exercent une forte inïŹ‚uence sur la pensĂ©e scientiïŹque de l’époque 11 , cette rationalitĂ© militaire ne semble guĂšre concurrencer l’efïŹcacitĂ© du pouvoir magique des formes gĂ©omĂ©triques pures 12 . Deux conceptions cohabitent : dans la balistique, comme dans l’arpentage, les lignes de visĂ©e exigent un vide central dans lequel le sujet peut se positionner ; tandis que, dans la construction picturale, la perspective, mue par un mouvement centripĂšte, impose un 1. KOSTOF Spiro, The city shaped, Urban Patterns and Meanings Through History, Londres, Thames and Hudson, 1991, pp. 179-185. 2. VERCELLONI Virgilio, La citĂ© idĂ©ale en Occident [1994], Paris, Éditions du FĂ©lin, 1996, pl. 25. 3. KOSTOF Spiro, op. cit., pp. 184-185. 4. VERCELLONI Virgilio, op. cit., pl. 16. 5. LAVEDAN Pierre, Histoire de l’urbanisme : Renaissance et temps modernes, Paris, Henri Laurens, 1941, pp. 11, 23-24. 6. GADOL Joan Kelly, Leon Battista Alberti, homme universel de la Renaissance [1969], Paris, Éditions de la Passion, 1995, pp. 159-170. 7. Alberti parle pour la premiĂšre fois de ces techniques d’arpentage vers 1440 dans Descriptio urbis Romae, puis de maniĂšre plus complĂšte dans De re aediïŹcatoria et Ludi matematici Ă©crits vers 1450. GADOL, ibid., p. 158. 8. Ibid., pp. 167 et 170. 9. Ibid., pp. 161-162. 10. LAVEDAN Pierre, op. cit., pp. 14-28. 11. GADOL Joan Kelly, op. cit., p. 185. Voir Ă©galement : HOUHOU Assia, « Des talismans de pierre : les sources Ă©sotĂ©riques de l’architecture militaire », Les carnets du paysage (Arles), n o 5, 2000, pp. 62-79. 12. VĂ©RIN HĂ©lĂšne, La gloire de l’ingĂ©nieur, Paris, Albin Michel, 1993, p. 92. Anton Francesco Doni, une cité  idĂ©ale radioconcentrique, 1552. Maggi et Castriotto, “GĂ©omĂ©trie et  fortiïŹcation”, 1564. Cosimo Bartoli, “Comment faire des  relevĂ©s au moyen de l’horizon”, Del Mondo di Misurare, 1564. “Carte de Christophe Colomb”,  portulan, 1492-1500. LĂ©onard de Vinci, plan d’Imola,  c. 1502. www.editionsparentheses.com Éric Alonzo / Du rond-point au giratoire / ISBN 978-2-86364-127-9

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Ce dĂ©sir d’apprĂ©hender le monde par la gĂ©omĂ©trie va, au mĂȘme moment, s’appliquer Ă  la levĂ©e des plans de villes. Vers le milieu du xve siĂšcle, les techniques de mesure utilisĂ©es par les navigateurs dans les cartes maritimes — les portulans —, commencent Ă  ĂȘtre appliquĂ©es aux relevĂ©s terrestres 6. À partir de plusieurs points d’observation, des rayons sont projetĂ©s Ă  l’aide d’un astrolabe positionnĂ© Ă  l’horizontale et orientĂ© par une boussole. Les points visĂ©s sont ensuite localisĂ©s par les intersections formĂ©es par les diffĂ©rentes roses des vents. Ces procĂ©dĂ©s gĂ©odĂ©siques dĂ©crits par Alberti 7, marquent de leur rĂ©seau stellaire la cartographie de la Renaissance. Ainsi le plan d’Imola dressĂ© par LĂ©onard de Vinci 8 pour CĂ©sar Borgia au dĂ©but du xvie siĂšcle, est contenu dans un grand disque rayonnant orientĂ©.Issu de l’astronomie et de la navigation, le disque d’arpenteur et son faisceau Ă©toilĂ© est Ă©galement utilisĂ©, Ă  cette Ă©poque, pour servir les causes guerriĂšres de la balistique 9. La conception des citĂ©s idĂ©ales, qui relĂšve alors largement de l’ingĂ©nierie militaire, se voit confrontĂ©e Ă  l’arrivĂ©e « diabolique » des armes Ă  feu Ă  la fin du xve siĂšcle. Auparavant, les stratĂ©gies dĂ©fensives conduisaient plutĂŽt Ă  construire la citĂ© fortifiĂ©e sur un lieu Ă©levĂ©, pour entraver l’approche de l’assaillant. Avec les armes Ă  feu, l’attaquant n’a plus besoin de pĂ©nĂ©trer la citĂ© pour la mettre en pĂ©ril ; il faut donc le neutraliser dĂšs qu’il est susceptible de l’atteindre. La citĂ© idĂ©ale paradigmatique, dĂ©crite dans les traitĂ©s mili-taires des xvie et xviie siĂšcles, s’implante alors en plaine et adopte une forme circulaire ou polygonale organisĂ©e autour d’une place d’arme centrale d’oĂč divergent plusieurs voies rayonnantes, comme autant de lignes de tir 10. Mais au moment oĂč l’astrologie, l’hermĂ©tisme et le paganisme exercent une forte influence sur la pensĂ©e scientifique de l’époque 11, cette rationalitĂ© militaire ne semble guĂšre concurrencer l’efficacitĂ© du pouvoir magique des formes gĂ©omĂ©triques pures 12.Deux conceptions cohabitent : dans la balistique, comme dans l’arpentage, les lignes de visĂ©e exigent un vide central dans lequel le sujet peut se positionner ; tandis que, dans la construction picturale, la perspective, mue par un mouvement centripĂšte, impose un

1. Kostof Spiro, The city shaped, Urban Patterns and Meanings Through History, Londres, Thames and Hudson, 1991, pp. 179-185.2. vercelloni Virgilio, La citĂ© idĂ©ale en Occident [1994], Paris, Éditions du FĂ©lin, 1996, pl. 25.3. Kostof Spiro, op. cit., pp. 184-185.4. vercelloni Virgilio, op. cit., pl. 16.5. lavedan Pierre, Histoire de l’urbanisme : Renaissance et temps modernes, Paris, Henri Laurens, 1941, pp. 11, 23-24.6. gadol Joan Kelly, Leon Battista Alberti, homme universel de la Renaissance [1969], Paris, Éditions de la Passion, 1995, pp. 159-170.

7. Alberti parle pour la premiĂšre fois de ces techniques d’arpentage vers 1440 dans Descriptio urbis Romae, puis de maniĂšre plus complĂšte dans De re aedificatoria et Ludi matematici Ă©crits vers 1450. gadol, ibid., p. 158.8. Ibid., pp. 167 et 170.9. Ibid., pp. 161-162.10. lavedan Pierre, op. cit., pp. 14-28.11. gadol Joan Kelly, op. cit., p. 185. Voir Ă©galement : houhou Assia, « Des talismans de pierre : les sources Ă©sotĂ©riques de l’architecture militaire », Les carnets du paysage (Arles), no 5, 2000, pp. 62-79.12. vĂ©rin HĂ©lĂšne, La gloire de l’ingĂ©nieur, Paris, Albin Michel, 1993, p. 92.

Anton Francesco Doni, une cité idĂ©ale radioconcentrique, 1552.

Maggi et Castriotto, “GĂ©omĂ©trie et fortification”, 1564.

Cosimo Bartoli, “Comment faire des relevĂ©s au moyen de l’horizon”, Del Mondo di Misurare, 1564.

“Carte de Christophe Colomb”, portulan, 1492-1500.

LĂ©onard de Vinci, plan d’Imola, c. 1502.

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19en nĂ©gatif taillĂ© dans la masse boisĂ©e, rien ne le contraint Ă  l’orthogonalitĂ©. Il adopte ainsi la figure du cercle, gĂ©omĂ©triquement parfaite, qui permet d’accueillir toutes les voies rayonnantes quelque soit leur angle.DĂ©sormais le rond-point sera le plus souvent assimilĂ© au carrefour forestier dont il constituera le paradigme formel, reconnu par les contemporains : « Les bois n’ont point de palissades, ni d’allĂ©es ratissĂ©es, ce ne sont que des routes pour la chasse. Ils sont ordinairement plantĂ©s en Ă©toile, avec un grand cercle au milieu, oĂč viennent aboutir toutes les routes 11. » Le succĂšs du rond-point Ă  l’ñge classique participe d’ailleurs de celui de la forĂȘt, dont l’amĂ©nagement fait figure de modĂšle spatial prestigieux : « Tant de chefs-d’Ɠuvre qui ne se rencontrent point ailleurs, attirent en France l’étranger, pour acquĂ©rir, par de tels exemples, l’art de percer des routes, de planter des bois, des parcs, & la maniere d’associer Ă  la distribution des Jardins de propretĂ©, la rĂ©gularitĂ©, l’agrĂ©ment & la magnificence. En effet, rien de si ingĂ©nieusement percĂ© que les ForĂȘts de Compiegne, de Fontainebleau, de Chantilly : rien de si intĂ©ressant que les routes des ForĂȘts de Saint-Germain, de SĂ©nar, de Verriere 12. »

Le parc de Versailles, exploration de la rhĂ©torique spatiale du rond-pointSi la forĂȘt de chasse bĂ©nĂ©ficie probablement de la premiĂšre mise en Ɠuvre systĂ©mati-que du rond-point, le jardin ne tarde pas Ă  se l’approprier. DĂ©jĂ  dans le rĂ©amĂ©nagement de celui des Tuileries entrepris par Le NĂŽtre Ă  partir des annĂ©es 1640, apparaissent des allĂ©es diagonales reliĂ©es par des ronds-points, mais ceux-ci sont encore largement prisonniers du quadrillage prĂ©existant. Il faut attendre la seconde moitiĂ© du siĂšcle pour voir se rĂ©aliser Ă  grande Ă©chelle des projets plus ambitieux, dans lesquels la figure du rond-point est manipulĂ©e dans des combinaisons savantes jusqu’alors inĂ©dites. Parmi les nombreux projets qui voient alors le jour (Sceaux, Meudon, Chantilly, etc.), c’est certainement au sein du prodigieux dispositif paysager amĂ©nagĂ© Ă  Versailles Ă  partir de 1662, que les ressources formelles du rond-point vont ĂȘtre le plus abondamment dĂ©cli-nĂ©es. Le systĂšme rayonnant — encore thĂ©orique dans les citĂ©s idĂ©ales de la Renaissance et ponctuel dans les travaux romains — devient ici, dans une nouvelle manipulation de

11. dezailler d’argenville, La thĂ©orie et la pratique du jardinage, Paris, Pierre-Jean Mariette, 1747, p. 72.

12. Blondel Jacques-François, Cours d’Architecture ou TraitĂ© de la DĂ©coration, Distribution & Construction des BĂątiments, tome i, Paris, Desaint librairie, 1771, p. 156.

J.-B. Oudry, “Le rendez-vous au carrefour du Puits du Roy, forĂȘt de CompiĂšgne”, ensemble de tentures des chasses de Louis xv, 1736-1738.

ForĂȘt de Saint-Germain-en-Laye, 1818.Tous les ronds-points sont numĂ©rotĂ©s et lĂ©gendĂ©s dans la “table des étoiles”.

État de la forĂȘt de Cuise, dite de CompiĂšgne, avec les carrefours qui sont dans ladite forĂȘt, faits pour donner les rendez-vous de chasse ; divisĂ©s par Gardes & triages ; avec les noms des routes qui tombent dans lesdits carrefours, & celles qu’il faut suivre pour aller auxdits carrefours, en partant de la Plaine de CompiĂšgne, soit Ă  cheval ou en calĂšche ; le tout marquĂ© par la carte ci-jointe, Paris, 1736.Extraits du guide, page 7  et carte dĂ©pliante.

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Yoann Brault y voit une « brillante manifestation du fonctionnalisme moderne » dans laquelle le rond-point « permet de redistribuer, en pĂ©riphĂ©rie ou vers le centre, un trafic fluidifié 27 ». Si les Ă©crits du xviie siĂšcle demeurent encore peu explicites quant au rĂŽle prĂ©cis assignĂ© au rond-point dans la gestion de la circulation, laissant planer le doute sur cette derniĂšre interprĂ©tation, il en va tout autrement au siĂšcle suivant lorsque le rond-point, transposĂ© Ă  l’intĂ©rieur des murs, servira les projets de transformation de la ville existante.

Chapitre 4

Le rond-point en ville, le carrefour devient place et la place devient carrefour

« Que le dessin de nos parcs serve de plan Ă  nos villes. Il n’est question que d’en toiser le terrain, et d’y figurer dans le mĂȘme goĂ»t des routes qui deviendront des rues, et des carrefours qui feront nos places 1 ».Tandis qu’au-delĂ  des remparts prolifĂšrent les Ă©toiles suburbaines, le motif du rond-point, ne tarde pas Ă  (re)devenir une figure urbaine. Par le biais d’une analogie formelle clairement revendiquĂ©e, il constitue Ă  partir du xviiie siĂšcle, le modĂšle des places de nombreux plans de villes europĂ©ennes et nord-amĂ©ricaines. Mis Ă  part le cas spĂ©ci-fique des villes princiĂšres 2, on peut citer parmi les applications les plus cĂ©lĂšbres, les plans pour Saint-PĂ©tersbourg 3 (1717) et Washington 4 (1790), tous deux l’Ɠuvre de Français : Alexandre Jean-Baptiste Le Blond (1679-1719), Ă©lĂšve prĂ©sumĂ© de Le NĂŽtre, et Pierre -Charles L’Enfant (1754-1852). La portĂ©e du modĂšle versaillais et de ses descen-dants semble alors sortir du territoire national et constituer une influence dĂ©termi-nante 5. Ces grands principes de compositions urbaines (symĂ©trie, axes monumentaux, perspectives, points de vue, etc.) polarisĂ©s autour de grands ronds-points, Ă©prouvĂ©s et codifiĂ©s par l’école des Beaux-Arts 6 deviendront la marque des tracĂ©s acadĂ©miques des plans de ville jusqu’au xxe siĂšcle.Afin de mieux comprendre les raisons d’un tel succĂšs, qui semble aller au-delĂ  de l’appli-cation d’un projet esthĂ©tique, il faut revenir Ă  l’éclairage spĂ©cifique que nous livre la France des LumiĂšres ; en effet, Ă  travers les interventions intra-muros des embellis-sements et des projets de crĂ©ation de place royale, la figure urbaine du rond-point apparaĂźt comme une rĂ©ponse formelle Ă  de nouvelles prĂ©occupations.

27. Brault Yoann, « Le plan Pierre Bullet (1673-1675) », in landau Bernard, monod Claire et lohr Évelyne (sous la direction de), Les grands boulevards, un parcours d’innovation et de modernitĂ©, Paris, Action artistique de la ville de Paris, 2000, pp. 34-36.

Maisons-Laffitte au dĂ©but du xixe siĂšcle : le tracé rayonnant des ronds-points et des allĂ©es cavaliĂšres est maintenu et parachevé à l’occasion de la transformation de la forĂȘt en lotissement paysager. Plan du lotissement de Maisons, 1833.

GĂ©nĂ©alogie du plan de Washington  par Elbert Peets, 1929.

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Les carrefours de Le NĂŽtre au secours de la circulation urbaineLes grands projets d’embellissement du xviiie siĂšcle, loin de se limiter Ă  penser l’articu-lation de la ville au territoire, interviennent sur l’espace urbain intra-muros, jugĂ© Ă  la fois archaĂŻque et anarchique. L’Essai sur l’architecture 7 de M. A. Laugier nous rensei-gne sur le diagnostic que porte l’époque sur les problĂšmes posĂ©s par la ville hĂ©ritĂ©e (notamment Paris) et sur les propositions de transformation qu’elle imagine.Parmi une sĂ©rie de remarques liĂ©es Ă  l’hygiĂšne ou Ă  l’esthĂ©tique urbaine, une prĂ©oc-cupation plus technique se fait jour : « Le centre [de Paris] n’a presque point changĂ© depuis trois cents ans : on y voit toujours le mĂȘme nombre de petites rues Ă©troites, tortueuses, qui ne respirent que la malpropretĂ© et l’ordure, et oĂč la rencontre des voitures cause Ă  tout instant des embarras. [
] On y est exposĂ© Ă  une multitude d’em-barras que l’affluence des voitures et l’insolence des cochers rendent de jour en jour plus pĂ©rilleuse 8. » La ville existante n’est pas adaptĂ©e Ă  la circulation des voitures (et non l’inverse). C’est Ă  partir de ce constat que M. A. Laugier expose les principes de cette nĂ©cessaire adaptation : « Dans une ville, les rues ne peuvent rendre la commu-nication facile et commode, si elles ne sont en assez grand nombre pour Ă©viter les trop grands dĂ©tours, assez larges pour prĂ©venir tous les embarras, et dans un alignement parfait pour abrĂ©ger la route. [
] Il faudrait aligner et Ă©largir presque toutes les rues. Il faudrait les prolonger toutes autant qu’elles peuvent l’ĂȘtre pour Ă©viter les tournants trop frĂ©quents. Il faudrait percer de nouvelles rues dans tous les massifs de maisons qui ont plus de cent toises de longueur. Dans tous les endroits oĂč les rues se croisent, il faudrait couper les angles. À tous les carrefours il faudrait des places 9. »Vient ensuite le modĂšle qui donnera forme Ă  ces transformations : « Il faut regarder une ville comme une forĂȘt. Les rues de celle-lĂ  sont les routes de celle-ci ; et doivent ĂȘtre percĂ©es de mĂȘme. [
] il faut qu’un Le NĂŽtre en dessine le plan [
] qu’ici on aperçoive une Ă©toile, lĂ  une patte d’oie ; de ce cĂŽtĂ© des routes en Ă©pi ; de l’autre, des routes en Ă©ventail ; plus loin des parallĂšles ; partout des carrefours de dessin et de figure diffĂ©rente 10. »Il s’agit donc de tailler dans la ville comme dans la forĂȘt et selon les mĂȘmes motifs. L’application urbaine des motifs rayonnants, dĂ©jĂ  mis en Ɠuvre dans les jardins et forĂȘts, rĂ©pond Ă  une double prĂ©occupation : ordonner et mettre en scĂšne l’espace urbain et libĂ©rer le flux des voitures. À travers l’exemple des portes de Paris, Laugier montre comment ces propositions, associant place et rues rayonnantes, combinent Ă  la fois la mise en scĂšne de perspectives monumentales et la distribution depuis la porte des diffĂ©rents centres de quartiers 11. L’idĂ©al esthĂ©tique rejoint les nĂ©cessitĂ©s circulatoires.

1. laugier M. A., Essai sur l’architecture [1753], LiĂšge, Mardaga, 1979, p. 223.2. Karlsruhe, Ludwigsburg, Aranjuez, Stupinigi, cf. castex Jean, cĂ©leste Patrick, panerai Philippe, Lecture d’une ville : Versailles, Paris, Le Moniteur, 1980, p. 40.3. cohen Jean-Louis, « Saint-PĂ©tersbourg, la rĂšgle et la perspective », in malverti Xavier, pinon Pierre (sous la direction de), La ville rĂ©guliĂšre, modĂšles et tracĂ©s, Paris, Picard, 1997, pp. 55-60 ; corBoz AndrĂ©, Deux capitales françaises Saint-PĂ©tersbourg et Washington, Gollion, Infolio, 2003, pp. 13-57.4. peets Elbert, « Famous town Planners iii — L’Enfant », The Town Planning Review, july 1928, article rĂ©Ă©ditĂ© sous le titre « The Background of L’Enfant’s Plan » dans On the Art of Designing Cities : Selected Essays of Elbert Peets, Cambridge/Londres, Paul D. Spreiregen/mit Press, 1968, pp. 30-49 ; lavedan Pierre, Histoire de l’urbanisme : Renaissance et temps modernes, Paris, H. Laurens, 1941, pp. 485-488 ; corBoz AndrĂ©, op. cit., pp. 61-99.

5. Elbert Peets Ă©tablit une gĂ©nĂ©alogie des modĂšles spatiaux qui ont pu influencer le plan de Washington : le parc et la ville de Versailles, le plan d’Evelyn pour Londres (peets Elbert, « Ancestry of Washington Plan », The Sunday Sun Magazine (Baltimore), 10 fĂ©vrier 1929, pp. 2-3, rĂ©Ă©ditĂ© sous le titre « The Genealogy of L’Enfant’s Plan », in On the Art of Designing Cities : Selected Essays of Elbert Peets, op. cit., pp. 19-25. Steen Eiler Rasmussen quant Ă  lui, insiste sur l’influence du plan de Wren pour Londres et le rapproche des tracĂ©s des forĂȘts et jardins de la mĂȘme Ă©poque », rasmussen Steen Eiler, Londres, Paris, Picard, 1990, p. 113.6. mariage Thierry, L’Univers de Le Nostre, Bruxelles, Mardaga, 1990, p. 127.7. laugier M. A., op. cit.8. Ibid., pp. 209, 313.9. Ibid., pp. 221, 313.10. Ibid., p. 222.11. Ibid., p. 213.

Projet de Jean-Baptiste Alexandre Le Blond pour Saint-PĂ©tersbourg, 1717.

Projet de Pierre-Charles L’Enfant pour Washington, 1790-1791.

Les grandes compositions polarisĂ©es autour de ronds-points perdurent dans les projets acadĂ©miques jusqu’au xxe siĂšcle.Ernest HĂ©brard, Rome, “Un centre international, plan schĂ©matique de la ville”, 1913.

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Il apparaĂźt dĂ©jĂ  clairement que la question majeure, avec celle de la largeur et de la recti-tude des voies, est le problĂšme de la rencontre des voitures aux intersections. Laugier prĂ©conise une dilatation de l’espace du croisement : soit en coupant les angles, soit plus radicalement en crĂ©ant des places. Celles-ci, bĂąties Ă  l’image des carrefours fores-tiers, doivent ĂȘtre configurĂ©es idĂ©alement selon le modĂšle du rond-point. Un siĂšcle et demi avant l’invention du systĂšme giratoire Ă  sens unique, le rond-point est donc dĂ©jĂ  proposĂ© comme une rĂ©ponse Ă  la congestion des carrefours par les voitures.ParallĂšlement, en tant qu’élĂ©ments d’articulation d’une grande scĂ©nographie urbaine, ces ronds-points rĂ©pondent aux mĂȘmes objectifs que ceux des jardins : constituer Ă  la fois le point de fuite des perspectives et le centre d’un dispositif panoptique. NĂ©cessairement plein et vide en mĂȘme temps, le centre de ces places reçoit idĂ©alement un arc de triomphe qui fixe et cadre le point de vue, ou plus simplement un monument vertical (fontaine, obĂ©lisque, colonne, etc.) qui marque la perspective sans l’obstruer. Les voitures sont donc, de fait, amenĂ©es Ă  ne pas couper la place-carrefour mais Ă  tour-ner autour de l’élĂ©ment central. Aucun sens encore ne leur est imposĂ©.

Dissolution formelle et instrumentalisation fonctionnelle de la place royaleEn 1748, un concours est lancĂ© Ă  Paris pour la crĂ©ation de la place Louis xv ; sa singula-ritĂ© consiste Ă  laisser aux candidats la libertĂ© de choisir, au-delĂ  de la forme, la loca-lisation de leur projet.Jusqu’alors, la place royale est un espace architectural fermĂ©, centrĂ© sur la statue du roi qui vient crĂ©er une rupture dans la continuitĂ© urbaine. Cette soustraction opĂ©rĂ©e dans la ville compacte est un luxe destinĂ© Ă  la glorification du pouvoir. Par essence, la place royale est unique et centrale. Mais ici, son rĂŽle semble ĂȘtre dĂ©tournĂ© au profit de nouvelles motivations. Dans le courrier envoyĂ© par le mĂ©decin Meynel de Loinville, on peut lire : « Le premier but qu’on se propose en faisant une place est l’utilitĂ© publique, le second est la magnificence, la dĂ©coration d’une ville. L’utilitĂ© consiste Ă  dĂ©gager autant que cela se peut de tous embarras, les rues toujours trop Ă©troites dans une grande ville en donnant au public, un terrain vaste, pour y ranger les carrosses, charrettes et autre embarras, comme bois et pierre pour la construction des Ă©difices considĂ©rables, et y mettre en cas de nĂ©cessitĂ©, une troupe nombreuse en bataille pour contenir une popu-lace mutinĂ©e, et pour cela, il faut qu’une place occupe la croisĂ©e au moins de deux rues considĂ©rables, dans un centre d’une ville. [
] Il semble qu’il n’y a aucune place plus convenable que le cimetiĂšre Saint-Innocent, c’est lĂ  que se rencontrent les deux plus grandes rues de Paris, c’est lĂ  qu’est la communication la plus vivante de cette grande ville c’en est comme le centre 12. » Dans une ville qui s’ouvre au flux et Ă  l’échange, la place, fut-elle royale, se doit d’abord d’ĂȘtre utile, asservie en premier lieu aux nĂ©cessi-tĂ©s de la circulation. L’animation induite par le mouvement qui la traverse devient mĂȘme un critĂšre Ă©lectif 13. Cette conception rejoint d’ailleurs celle formulĂ©e quelques annĂ©es plus tard par Laugier, pour qui la beautĂ© d’une place royale se mesure au nombre de rues qui la traversent : « La place des Victoires, quoique la plus petite est cependant la plus belle, Ă  cause de cette multitude de grandes rues qui y aboutissent 14. » Ouverte de toute part, l’intĂ©gritĂ© formelle de la place est dissoute au profit des mouvements qui la sillonnent. Comme l’indique un autre correspondant 15, la distinction entre une place et un carrefour ne serait dĂ©sormais qu’une simple question dimensionnelle.

En 1765, dans Monuments Ă©rigĂ©s en France Ă  la gloire de Louis xv 16, l’architecte Pierre Patte passe en revue les diffĂ©rentes places royales amĂ©nagĂ©es en province, avant de consacrer exclusivement sa seconde partie de l’ouvrage aux rĂ©sultats du concours pari-sien. Parmi les quelques projets qu’il choisit de prĂ©senter en dĂ©tail, trois d’entre eux 17 prennent place au croisement de plusieurs rues et adoptent naturellement la forme du rond-point, comme cela est rĂ©guliĂšrement le cas Ă  l’époque 18. Mais le plus surprenant dans cette publication est certainement cet Ă©trange plan de Paris dans lequel Patte reporte simultanĂ©ment l’ensemble des vingt propositions retenues. Occupant aussi bien des positions centrales que pĂ©riphĂ©riques, ces projets viennent cribler le pochĂ© bĂąti de la capitale, dĂ©prĂ©ciant du mĂȘme coup la force symbolique de la place royale que lui confĂ©rait son caractĂšre exceptionnel. Car ce plan gĂ©nĂ©ral de Paris n’est pas simplement pour Patte une maniĂšre commode de figurer les diffĂ©rentes propositions, mais certai-nement aussi un moyen d’inventorier la somme des embellissements Ă  mener dans la capitale. À l’inverse de Laugier qui prĂ©conise l’application d’une grande composition Ă  l’image des tracĂ©s versaillais, Patte ne propose ici aucune figure d’ensemble qui viendrait coordonner l’éclatement d’interventions ponctuelles et dĂ©connectĂ©es. Le rond-point, instrumentalisĂ©, vient dessiner au cas par cas l’espace du carrefour, sans pour autant que les branches de son Ă©toile ne l’inscrivent dans un systĂšme plus global.

12. MĂ©moire et lettres de Projets pour la place de Louis xv Ă  Paris, 1748 (Archives nationales, o 1 1585, no 235). 13. fortier Bruno, « DĂ©construction d’une place classi-que », in Barret Kriegel Blandine, BĂ©guin François, fortier Bruno, friedmann Daniel, monchaBlon Alain, La politique

de l’espace parisien Ă  la fin de l’Ancien RĂ©gime, rapport de recherche Corda, Paris, 1975, pp. 248-249.14. laugier M. A., op. cit., pp. 164-165. 15. MĂ©moire et lettres de Projets pour la place de Louis xv Ă  Paris, op. cit..

16. patte Pierre, Monuments Ă©rigĂ©s en France Ă  la gloire de Louis xv, Paris, 1765.17. Il s’agit des projets de Messieurs Pitrou (Projet de place pour le roi dans l’Isle du Palais), Rousset (Plan d’une place pour le roi projetĂ©e au carrefour de Bussi) et Polard (Projet de place pour le Roy au bout de la rue de Tournon). Ibid., pl. xl, lv et lvii.

18. Les diffĂ©rents projets de places que connut La Bastille quelques annĂ©es plus tard dĂ©clinent Ă©galement Ă  l’envie la forme du rond-point, cf. pinon Pierre, « La Bastille, place introuvable », in pinon Pierre [sous la direction de], Les traversĂ©es de Paris. Deux siĂšcles de rĂ©volutions dans la ville, Paris, Éditions du Moniteur/La Villette, 1989, pp. 81-84. fortier Bruno, op. cit, p. 67.

Pierre Patte, Monuments Ă©rigĂ©s en France Ă  la gloire de Louis xv, 1765 :

“Partie du plan gĂ©nĂ©ral de Paris”, pl. xxxix.ReprĂ©sentation de l’ensemble des vingt propositions retenues pour la crĂ©ation d’une place Louis xv.

Pierre Patte, Monuments Ă©rigĂ©s en France Ă  la gloire de Louis xv, 1765 :

“Plan d’une place pour le roi projeté au carrefour de Bussi” par Rousset, pl. lv.

“Projet de place pour le Roy au bout de la rue de Tournon” par Polard, pl. lvii.

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sous plafond, partent du trottoir pĂ©riphĂ©rique et aboutissent au centre du carrefour. LĂ , Ă  4 m au-dessous du niveau de la chaussĂ©e, se dĂ©veloppe une cour piĂ©tonne circulaire de 30 m de diamĂštre. Ample et entiĂšrement ouverte sur le ciel par une large trĂ©mie circulaire mĂ©nagĂ©e au centre du plateau Ă  giration, elle se veut une portion de la voie publique Ă  part entiĂšre. QualifiĂ© de « carrefour pour piĂ©ton », ce lieu de passage n’a pourtant rien d’un rĂ©sidu fonctionnel : autour d’un grand candĂ©labre central, la paroi cylindrique de la cour accueille des commerces et des Ă©quipements de services : cabi-nes tĂ©lĂ©phoniques, boĂźtes Ă  lettres, bureau de tabac, boutique de journaux, lavabo-toilette, etc. 25. AnimĂ©e par la publicitĂ© et les annonces lumineuses, cette vaste piĂšce Ă  ciel ouvert peut mĂȘme, lors des fĂȘtes, devenir salle de bal et s’embraser de lumiĂš-res multicolores.En surface, une ornementation vĂ©gĂ©tale Ă  base d’arbustes et de fleurs entoure huit fontaines circulaires construites sur des dalles de verre qui s’illuminent le soir afin, dit HĂ©nard, de « diamanter les gerbes d’eau ». L’éclairage artificiel opĂšre Ă  plusieurs Ă©chelles : localement de « hauts candĂ©labres Ă©lectriques », supports des flĂšches signa-lĂ©tiques et disposĂ©s Ă  la pĂ©riphĂ©rie intĂ©rieure et extĂ©rieure de l’anneau, assurent un Ă©clairage rĂ©gulier du carrefour, tandis qu’au loin le « grand candĂ©labre-phare muni de foyer puissant » s’élĂšve depuis le sol de la cour piĂ©tonne jusqu’au-dessus des autres lampadaires, signalant en amont l’arrivĂ©e dans le grand carrefour.Afin de rendre « l’aspect gĂ©nĂ©ral plus sĂ©duisant et plus pittoresque », HĂ©nard propose de construire tout autour divers Ă©difices de prestige : mairie du ixe arrondissement, hĂŽtel des ventes, thĂ©Ăątre, grand magasin, etc. qui « complĂ©teraient la dĂ©coration architec-turale du carrefour ». Il dĂ©montre enfin la compatibilitĂ© de son modĂšle avec le passage des lignes du mĂ©tropolitain, la grande cour Ă©tant au mĂȘme niveau que les circulations piĂ©tonnes des stations 26. Enfin, aprĂšs avoir Ă©voquĂ© la question du coĂ»t de construction et d’entretien qui, selon lui, n’excĂ©derait pas celui des travaux courants, HĂ©nard conclut en demandant Ă  l’administration municipale l’ouverture d’une grande enquĂȘte statisti-que sur le dĂ©veloppement de la circulation Ă  Paris. La sĂ©cheresse de la dĂ©monstration thĂ©orique et technique trouve ainsi son aboutissement formel dans un vĂ©ritable projet d’espace public global, rĂ©aliste et ambitieux.

Le carrefour Ă  giration comme place moderneSi, dans le fascicule de 1906, l’invention du carrefour Ă  giration se prĂ©sentait avant tout comme la rĂ©ponse logique et technique Ă  un problĂšme purement circulatoire en Ă©cho aux travaux d’Ildefonso CerdĂĄ ou Josef StĂŒbben, en 1909 c’est au contraire en rĂ©ponse au dĂ©bat engagĂ© par Camillo Sitte et poursuivi par Charles Buls, qu’EugĂšne HĂ©nard recherche une autre lĂ©gitimitĂ©, cette fois historique, esthĂ©tique et urbaine 27.Dans la premiĂšre partie du fascicule, HĂ©nard explore les origines et les usages des places anciennes qu’il classe en trois familles : le parvis, la place de la Maison-de-Ville et la place du MarchĂ©. Il montre comment, sous les effets respectifs de la « tolĂ©rance moderne » vis-Ă -vis du religieux, du dĂ©veloppement de la presse et des magasins alimentaires, elles ont aujourd’hui perdu l’essentiel des usages qu’elles accueillaient. Elles conservent cependant une valeur artistique et historique forte qui implique leur conservation et leur protection. Face Ă  cette dĂ©suĂ©tude, EugĂšne HĂ©nard prĂŽne alors un nouveau modĂšle : la place moderne. Celle-ci, tout comme son aĂŻeule, se dĂ©cline en trois types. « La place foraine [qui] conserve et agrandit son ancien rĂŽle » est le support des grandes manifestations 28, sa surface doit ĂȘtre importante et entiĂšrement libre (l’esplanade des Invalides en est le modĂšle). « La place de transbordement » est

prĂ©sentĂ©e comme le lieu d’échange urbain entre la circulation extĂ©rieure (le train, le bateau ou bientĂŽt l’avion) et la circulation intĂ©rieure (la voiture) : c’est ce que nous appellerions aujourd’hui « plate-forme intermodale » et qui, Ă  l’époque, concerne essentiellement les quais et les parvis des gares. Enfin, la « place de circulation », qui tient chez HĂ©nard le premier rĂŽle dans son argumentation, est dĂ©finie par une mĂ©ta-phore hydraulique, dĂ©crite comme « un espace de dĂ©tente, analogue aux vases d’ex-pansion intercalĂ©s dans une canalisation multiple » qui a pour fonction « d’amortir et rĂ©gulariser le mouvement des voitures et des passants 29 ». Morphologiquement, elle se prĂ©sente explicitement comme le parfait contraire des recommandations de Camillo Sitte : elle est largement ouverte et le centre est plein. Son fonctionnement est celui du carrefour Ă  giration validĂ© depuis par des essais effectuĂ©s place de l’Étoile 30. AprĂšs une lĂ©gitimation Ă  la fois scientifique et expĂ©rimentale, le systĂšme Ă  giration se voit ainsi justifiĂ© par l’évolution historique des usages urbains. Il ne lui reste plus alors qu’à prouver son potentiel artistique.Au prĂ©alable, HĂ©nard rĂ©affirme la qualitĂ© artistique des places anciennes considĂ©rĂ©es comme « de vĂ©ritables documents historiques et philosophiques et, comme les raisons qui les ont fait naĂźtre ont aujourd’hui disparu, il faut Ă  tout prix les conserver et ne modifier en quoi que ce soit leur caractĂšre originel 31 ». En rĂ©ponse implicite aux criti-ques sittesques, il propose de montrer que les places modernes, largement ouvertes et vouĂ©es essentiellement Ă  la circulation, peuvent « acquĂ©rir, elles aussi un caractĂšre monumental et artistique », voire mĂȘme ĂȘtre Ă  l’origine d’« effets nouveaux 32 ». Comme dans le chapitre prĂ©cĂ©dent, sa dĂ©monstration s’appuie sur un cas particulier : il s’agit Ă  nouveau d’un projet de carrefour Ă  giration, situĂ© dans la ville haussmannienne, au croisement de grandes voies de circulation. Le premier problĂšme qu’il aborde est celui du dimensionnement. Une comparaison des places anciennes (place VendĂŽme, place de la Concorde et place Royale) aux places modernes (place de l’OpĂ©ra, place de la RĂ©publique et place Saint-Michel), rĂ©vĂšle que ces derniĂšres sont souvent bien plus petites, lĂ  oĂč les impĂ©ratifs circulatoires sembleraient exiger le contraire. Il choisit alors de transformer la plus cĂ©lĂšbre d’entre elles : la place de l’OpĂ©ra, « point de jonc-tion de sept voies qui se classent parmi les plus encombrĂ©es de la ville 33 ». La critique circulatoire se double ici d’une critique esthĂ©tique : « [les proportions] de la place de l’OpĂ©ra sont si Ă©triquĂ©es qu’il est impossible de bien saisir dans son ensemble la façade principale d’un monument 34 ». Mais c’est d’abord par la rĂ©solution du problĂšme circu-latoire qu’EugĂšne HĂ©nard tente de rĂ©pondre Ă  cette double prĂ©occupation.La reprĂ©sentation graphique des points de conflit des vĂ©hicules sur la place est Ă  nouveau une lĂ©gitimation du systĂšme giratoire. Le modĂšle prend ici une forme ovale, mieux adaptĂ©e au contexte gĂ©omĂ©trique et dimensionnel : le gonflement de la place permet la vision simultanĂ©e des deux pavillons latĂ©raux et du dĂŽme, amĂ©liorant ainsi la mise en scĂšne de l’OpĂ©ra.En sous-sol, la grande place piĂ©tonne prĂ©existe au projet ; il s’agit de la station du mĂ©tropolitain dont l’accĂšs est rĂ©organisĂ© par l’amĂ©nagement de sept galeries reliĂ©es Ă  la surface par des escaliers disposĂ©s Ă  l’extrĂ©mitĂ© de chaque Ăźlot. Convertie en place publique, la salle souterraine est mise Ă  jour par une trĂ©mie circulaire dĂ©coupĂ©e au milieu du carrefour, libĂ©rant ainsi deux plates-formes aux extrĂ©mitĂ©s du vaste plateau ovale. Celles-ci, amĂ©nagĂ©es de bancs et de massifs floraux et rendues accessibles par deux escaliers s’élevant depuis la station, constituent un belvĂ©dĂšre placĂ© dans « l’Ɠil d’un cyclone [
] lieu du calme plat que n’atteint pas le courant circulatoire », d’oĂč

25. Ibid., p. 294.26. Il traitera d’ailleurs de cette imbrication lors du projet pour la place de l’OpĂ©ra en 1909.

27. hĂ©nard EugĂšne, op. cit., chapitre viii, « Les places publiques. La place de l’OpĂ©ra. Les trois colonnes », pp. 298-328, rĂ©Ă©dition du fascicule du 9 mai 1909.28. hĂ©nard EugĂšne, ibid., p. 310.

29. Ibid., p. 309.30. Cet amĂ©nagement rĂ©alisĂ© sur la place de l’Étoile en 1907, constituerait le premier carrefour Ă  giration au monde selon evenson Norma, Cent ans de travaux et d’ur-banisme. Paris, Les hĂ©ritiers d’Haussmann [1979] Paris, ensBa, 1983, p. 42.

31. hĂ©nard EugĂšne, op. cit., chapitre viii, « Les places publiques. La place de l’OpĂ©ra. Les trois colonnes », p. 312, rĂ©Ă©dition du fascicule du 9 mai 1909.32. Ibid., p. 313.33. Ibid., p. 314.34. Ibid., p. 316.

Dimensions des places anciennes  et des places modernes.EugĂšne HĂ©nard, “Les places publiques”, 9 mai 1909.

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l’on peut « jouir tranquillement de divers tableaux 35 » : la façade de l’OpĂ©ra, les Grands Boulevards, la rue de la Paix et la colonne VendĂŽme, l’avenue de l’OpĂ©ra et la rue du 4-Septembre. SituĂ© au cƓur de la fĂ©brilitĂ© circulatoire, le plateau Ă  giration se dĂ©voile ici comme l’espace de contemplation urbaine de la place moderne.On le voit, c’est dĂ©sormais la dĂ©marche esthĂ©tique qui a pris le relais et commande la transformation de l’espace public environnant. Pour corriger le panorama « un peu boiteux » qui se prĂ©sente face Ă  l’OpĂ©ra, HĂ©nard propose de rĂ©itĂ©rer, sur l’avenue Ă©ponyme et sur la rue du 4-Septembre, l’effet perspectif que produit la colonne de la Grande-ArmĂ©e sur la rue de la Paix. Pour la premiĂšre, il imagine une place circu-laire accueillant la Colonne des Arts couronnĂ©e par la statue de Victor Hugo et, pour la deuxiĂšme, une place carrĂ©e ornĂ©e de la Colonne des Sciences dĂ©diĂ©e Ă  Louis Pasteur 36. Plus ou moins Ă©loignĂ©es de la place de l’OpĂ©ra, trois colonnes de mĂȘme taille, produi-raient trois effets diffĂ©rents. EugĂšne HĂ©nard calcule alors la hauteur des deux nouvelles proportionnellement Ă  leur Ă©loignement afin que les trois perspectives soient Ă©quiva-lentes. Il va sans dire que chacun de ces monuments s’élĂšve au centre d’un plateau Ă  giration amĂ©nagĂ© sur chacune de ces nouvelles places.Fort de cette nouvelle expĂ©rimentation, HĂ©nard peut affirmer la compatibilitĂ© entre l’impĂ©ratif circulatoire et le souci esthĂ©tique. Il rappelle enfin les contraintes dimen-sionnelles et gĂ©omĂ©triques nĂ©cessaires Ă  un bon fonctionnement et termine, comme en 1906, sur les questions de coĂ»t, en regrettant la faible part accordĂ©e par l’État aux beaux-arts et l’absence de crĂ©dits consacrĂ©s aux embellissements de Paris.La lĂ©gitimitĂ© artistique des places modernes en gĂ©nĂ©ral, et des carrefours Ă  giration en particulier, est ainsi bien Ă©tablie.

DĂ©clinaison et extrapolation du systĂšme Ă  girationLors d’une intervention 37 oĂč il expose ses cĂ©lĂšbres coupes de rue, EugĂšne HĂ©nard illus-tre son propos par une axonomĂ©trie saisissante, reprĂ©sentant Une ville de l’Avenir : vue Ă  vol d’aĂ©roplane. Les explications qui accompagnent cette reprĂ©sentation visionnaire, Ă©voquent la question de la circulation : « La ville, dans son ensemble, sera percĂ©e de larges voies rayonnantes occupĂ©es en partie par des plates-formes surĂ©levĂ©es, Ă  mouve-ment continu, qui assureront les communications rapides entre les diffĂ©rentes zones. Les boucles de terminus de ces plates-formes seront Ă©tablies au milieu des grands carrefours Ă  giration Ă  l’intersection des voies principales 38. » Cette illustration prĂ©sente un portique circulaire qui s’élĂšve sur le plateau de giration et supporte la boucle de retournement de la voie surĂ©levĂ©e. Un grand escalier permet aux piĂ©tons qui quittent la rame de descendre sur l’ülot central pour regagner le niveau de la rue.MĂȘme si la proposition n’est cette fois dĂ©veloppĂ©e que succinctement, c’est encore dans un souci d’esthĂ©tique urbaine qu’EugĂšne HĂ©nard Ă©labore une nouvelle version de son invention : un dispositif spatial Ă  plusieurs niveaux intĂ©grant la complexitĂ© des usages mĂ©tropolitains.L’article qu’EugĂšne HĂ©nard publie dans la revue allemande d’urbanisme Der StĂ€dtebau 39, fondĂ©e par Theodor Goecke et Camillo Sitte, revient longuement sur l’inadaptation des villes Ă  la circulation moderne ; celle-ci exige l’élargissement des rues et des carrefours ainsi que le percement de nouvelles avenues, tout en respectant les qualitĂ©s prĂ©existan-tes. La mise en place d’un rĂ©seau de grandes artĂšres posant naturellement le problĂšme particulier des points de croisement, HĂ©nard reprend sa dĂ©monstration fonctionnelle du carrefour Ă  giration, qu’il illustre de nouveaux schĂ©mas plus abstraits : les chevaux y sont figurĂ©s par des flĂšches, le dessin de la chaussĂ©e disparaĂźt, tandis que l’exemple d’amĂ©nagement, lui-mĂȘme moins dĂ©taillĂ©, n’est plus situĂ©.Fort de sa dĂ©monstration, HĂ©nard procĂšde alors Ă  un changement d’échelle et reprend le principe du carrefour Ă  giration — « Ă©viter de faire dĂ©boucher les lignes de circulation sur un mĂȘme point, qui deviendrait le centre d’un encombrement, mais les conduire vers un collecteur annulaire qui les rĂ©partisse dans toutes les directions 40 » —, pour le trans-poser Ă  l’échelle de la ville. L’image qu’il en donne, cette fois-ci purement thĂ©orique,

35. Ibid., p. 320. 36. Une grande partie de son exposĂ© est d’ailleurs consa-crĂ©e Ă  la pertinence de ces choix commĂ©moratifs.

37. hĂ©nard EugĂšne, op. cit., p. 347, rĂ©Ă©dition de sa confĂ©-rence d’urbanisme « Les villes de l’avenir », prononcĂ©e Ă  Londres en 1910.38. Ibid., p. 359.39. hĂ©nard EugĂšne, op. cit., annexe « Le centre de Paris et les points nodaux de la circulation », pp. 360-365,

réédition non intégrale de « Die stadtmitte von Paris und die knotenpunkte des verkhers », Der StÀdtebau (Berlin), 1910, pp. 109-113.40. Ibid., p. 362.

Projet de la place de l’OpĂ©ra.EugĂšne HĂ©nard, “Les places publiques”, 9 mai 1909.

Vue à vol d’aĂ©roplane d’une ville de l’avenir et dĂ©tail (boucle de terminus sur carrefour à giration).  EugĂšne HĂ©nard, “Les villes de l’avenir”, 1910.

Projet gĂ©nĂ©rique d’un carrefour à giration.EugĂšne HĂ©nard, “La circulation dans les villes modernes”, 1910.

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RecommandĂ©e par les architectes fonctionnalistes et frĂ©quemment mise en Ɠuvre dans les opĂ©rations d’urbanisme, la solution giratoire n’en demeure pas moins une rĂ©ponse imparfaite au regard de l’idĂ©alitĂ© d’un dessein circulatoire visant la suppression de tout croisement : « On atteint les autodromes de traversĂ©e en un point quelconque de leur course et l’on peut effectuer la traversĂ©e de la ville et atteindre sa banlieue, aux allures les plus fortes, sans avoir Ă  supporter aucun croisement. [
] Le croisement de rues est l’ennemi de la circulation 22. »

Vers une Ă©radication du croisement, systĂšmes giratoires et avatarsL’objectif de continuitĂ© du mouvement, fixĂ© par CerdĂĄ depuis le milieu du xixe siĂšcle, n’a donc de cesse d’accaparer l’esprit des urbanistes tout au long du xxe siĂšcle, prĂ©oc-cupĂ©s Ă  inventer un systĂšme viaire global supprimant les croisements. Certains vont chercher Ă  travers l’extrapolation du principe giratoire, le moyen d’atteindre cet idĂ©al urbanistique.L’architecte autrichien Fritz Malcher (1888-1933), consultĂ© Ă  partir de 1927 par La Havane et plusieurs villes des États-Unis, Ă©labore un systĂšme de circulation appelĂ© steady-flow traffic system 23 ou systĂšme du flux circulatoire continu. Sa proposition consiste Ă  amĂ©nager des voies de transit d’une centaine de mĂštres de large qui intĂšgrent en leur centre une sĂ©rie de plates-bandes engazonnĂ©es aux extrĂ©mitĂ©s arrondies, sĂ©parant les deux sens de circulation. Mises bout Ă  bout et articulĂ©es par de petits Ăźlots direction-nels, elles se prĂ©sentent comme une succession de plateaux giratoires aplatis qui rĂ©gu-lent les diffĂ©rents croisements dans l’épaisseur mĂȘme de la voie. Tout en autorisant de frĂ©quents changements directionnels, le systĂšme assure en continu, la tangence des flux. CitĂ© dans les Ă©crits d’urbanisme 24, il convient parfaitement Ă  la trame orthogonale des villes amĂ©ricaines dans lesquelles il sera plusieurs fois mis en Ɠuvre.Reprenant le systĂšme hexagonal Cauchon 25, l’Argentin Ricardo C. Humbert 26 dĂ©ve-loppe en 1944 le modĂšle d’une ville organisĂ©e autour d’une trame en nid d’abeilles. Ce systĂšme rĂ©ticulaire est fondĂ© sur la gĂ©nĂ©ralisation du carrefour Ă  trois branches qui fera l’objet de sa thĂšse 27. Dans cette derniĂšre Ă©tude, il passe en revue les diverses « tenta-tives en vue de la suppression de croisement 28 », avant d’en venir Ă  la prĂ©sentation de sa solution, abordĂ©e sous l’angle de la sĂ©curitĂ©. Comme une synthĂšse a posteriori des prescriptions de Camillo Sitte et d’EugĂšne HĂ©nard, Ă  qui il reconnaĂźt le mĂ©rite de leurs thĂ©ories, le carrefour idĂ©al d’Humbert est formĂ© de trois branches et s’organise autour d’un Ăźlot giratoire appelĂ© rond-point. RĂ©guliĂšrement rĂ©parties, les voies convergentes forment entre elles des angles obtus de 120° qui Ă©vitent les bifurcations trop brutales et rĂ©duisent les risques de cisaillement lors des entrĂ©es et sorties. Les larges secteurs libĂ©rĂ©s aux alentours permettent d’amĂ©nager de vastes zones tranquilles destinĂ©es aux piĂ©tons. Cette configuration gĂ©omĂ©trique prĂ©sente Ă©galement l’avantage de signaler le croisement par la mise en place d’un obstacle visuel en prolongement de la voie au-delĂ  du rond-point et de libĂ©rer le plateau giratoire de tout amĂ©nagement gĂȘnant.

« Le rond-point dans un carrefour Ă  quatre branches oblige Ă  freiner dans tous les cas [
]. Par contre, dans un carrefour Ă  trois branches vers la droite, le changement de direction s’effectue trĂšs facilement grĂące au rayon de courbure et Ă  la visibilitĂ©. Vers la gauche il peut obliger Ă  diminuer sa vitesse. Donc une fois sur deux le rond-point n’intervient pas 29. » MĂȘme si le dispositif ne rĂ©sorbe pas entiĂšrement l’entrave au mouvement que constitue le croisement, il la rĂ©duit donc fortement.AppliquĂ©e Ă  l’ensemble de la voirie sous la forme d’un maillage hexagonal, la solution du carrefour Ă  trois branches rĂ©aliserait une Ă©conomie du rĂ©seau de 7 % par rapport Ă  une trame orthogonale et faciliterait l’orientation en rĂ©duisant le choix Ă  deux directions. Pour clore sa thĂšse, Humbert termine par une longue et surprenante digression sur le symbolisme de l’Y et la dissymĂ©trie droite-gauche 30.La seule grande mise en Ɠuvre de ce principe viaire sera certainement le projet des architectes de Team x : Georges Candilis, Alex Josic et Shadrach Woods, laurĂ©at en 1961 du concours pour la Zup Toulouse-Le Mirail 31. Il est vrai que les idĂ©es de Ricardo C. Humbert vont devenir une rĂ©fĂ©rence en matiĂšre de circulation, particuliĂšrement en France oĂč le centre d’études de la direction de l’amĂ©nagement du territoire du ministĂšre de la Reconstruction et de l’Urbanisme lui confie en 1949 le soin de rĂ©diger une note technique sur « Les problĂšmes de circulation dans les centres urbains 32 ». L’invention de l’architecte et ingĂ©nieur RenĂ© Magnan, la circulation en Y 33, s’inscrit, comme chez Humbert, dans le droit fil de la Charte d’AthĂšnes : dissociation et hiĂ©rarchisation

22. le corBusier, Urbanisme, op. cit., p. 161.23. malcher Fritz, « Abolishing Street Traffic Intersections », The American City, septembre et octobre 1929 ; malcher Fritz, The Steadyflow Traffic System, Cambridge, Harvard University Press, Cambridge, 1935 ; Brunner Karl H., Manual de urbanismo, Bogota, Imprenta Municipal, 1940, pp. 306-307 ; todd Kenneth, « À History of Roundabouts in the United States and France », in Transportation Quartely (Westport), vol. 42, no 4, octo-bre 1988, p. 602.24. Brunner Karl H., op. cit. ; grĂ©Ber Jacques, « L’amĂ©nagement urbain et la grande circulation »,

Urbanisme (Paris), op. cit., p. 156 ; nolen John, huBBard Henry, Parkways and Land Values, op. cit..25. de goĂ«r M. E., « L’urbanisme au Canada », Urbanisme (Paris), no 24, mai 1932, pp. 68-70.26. humBert Ricardo C., La Ciudad Hexagonal, Buenos Aires, Éditorial Vasca Ekin, 1944.27. humBert Ricardo C., Le carrefour Ă  trois branches, thĂšse de l’institut d’Urbanisme (sous la prĂ©sidence de Robert Auzelle), UniversitĂ© de Paris, 1948.28. Sens uniques, dĂ©composition des carrefours, culs de sacs, croisements Ă  diffĂ©rents niveaux, etc. Ibid., pp. 10-18.

29. Ibid., p. 66.30. Ibid., pp. 169-173.31. « Zup Toulouse-Le Mirail, concours national d’urba-nisme », Techniques et Architecture (Paris), no 5, juin-juillet 1962, pp. 108-144 ; candilis Georges, Josic Alexis, Woods Shadrach, Toulouse-Le Mirail. Naissance d’une ville nouvelle, Stuttgart, Karl KrĂ€mer Verlag, 1975.32. humBert Ricardo C., « ProblĂšmes de circulation dans les centres urbains », Techniques et Architecture (Paris),

no 3-4, novembre 1954, pp. 40-74. Ce texte sera citĂ© Ă  de nombreuses reprises dans auzelle Robert, gohier J., vetter P., 323 citations sur l’urbanisme, Paris, Vincent, FrĂ©al et Cie, 1964, pp. 728-734, 742-744, 749-752, 755 et 757.33. magnan RenĂ©, « Circulation automobile urbaine. La circulation en Y », Urbanisme (Paris), no 3-4, 1951, pp. 41-46.

Fritz Machler, Steadyflow Traffic System, 1935.

Ricardo C. Humbert, La ciudad hexagonal, 1944.  >

Secteur piĂ©ton libĂ©ré par le carrefour à trois branches. Report de l’obstacle visuel au-delà du rond-point.  >Ricardo C. Humbert, Le carrefour Ă  trois branches, 1948. 

Candilis, Josic, Woods, circulation des voitures à Toulouse Le Mirail, 1961.

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des voies automobiles, Ă©loignement des habitations des voies de transit et, enfin, conti-nuitĂ© de la circulation. Au croisement de voies superposĂ©es qui suscite trop de problĂš-mes d’application, il prĂ©fĂšre les solutions disposĂ©es sur un seul niveau. Cependant les modĂšles de carrefour giratoire prĂ©sentent encore selon lui plusieurs inconvĂ©nients : leurs dimensions sont insuffisantes tandis que l’ülot central dĂ©limite une zone inutili-sable. Il propose alors de reprendre le principe d’un anneau de circulation mis en sens unique, mais agrandi considĂ©rablement de maniĂšre Ă  pouvoir contenir une unitĂ© de voisinage. La ville serait ainsi composĂ©e d’une juxtaposition de quartiers relativement autonomes entourĂ©s par de vastes cercles giratoires tangents entre eux. Au sein de ce rĂ©seau de transit, tout croisement est supprimĂ© : les grandes boucles giratoires se rejoignent deux Ă  deux sur un segment commun (weaving section) oĂč le changement de direction peut s’effectuer par un simple changement de file.RenĂ© Magnan propose ensuite des modĂšles de villes nouvelles organisĂ©es Ă  partir de semi-octogones ou d’ovales plus ou moins aplatis, mais explique Ă©galement comment le principe peut s’adapter, de maniĂšre trĂšs pratique, aux quartiers d’extension et mĂȘme aux villes anciennes.Ainsi, jusque dans les annĂ©es cinquante, le systĂšme giratoire continue de stimuler les rĂ©flexions des urbanistes dĂ©sireux d’inventer de nouveaux modĂšles rĂ©ticulaires, persuadĂ©s que le problĂšme de la circulation excĂšde largement celui du simple carre-four. ExpĂ©rimentĂ©, perfectionnĂ©, transformĂ©, extrapolĂ©, il sera mis au service d’une ville fonctionnelle, conçue comme une grande machinerie circulatoire.

DĂ©mantĂšlement et abandon du carrefour giratoireSi l’idĂ©alitĂ© du principe sĂ©duit encore, le carrefour giratoire va dĂ©voiler ses propres limi-tes quand il devra affronter, dĂšs le milieu du siĂšcle, une circulation automobile toujours plus intense. Depuis bien longtemps dĂ©jĂ , le croisement Ă  voies superposĂ©es consti-tuait une alternative thĂ©orique plus performante mais les difficultĂ©s de mise en Ɠuvre limitaient encore son application. Au cours des annĂ©es trente, face Ă  l’accroissement du trafic, l’équilibre s’inverse et le systĂšme giratoire n’est dĂ©sormais plus prescrit que provisoirement ou par dĂ©faut quand il s’agit d’organiser des carrefours importants 34. Cette dĂ©prĂ©ciation se voit favorisĂ©e par la gĂ©nĂ©ralisation de la rĂšgle de la prioritĂ© Ă  droite qui va considĂ©rablement amoindrir son efficacitĂ© circulatoire. RĂ©pandue en Europe durant les deux premiĂšres dĂ©cennies du siĂšcle, cette rĂšgle d’origine française 35 est adoptĂ©e en 1926 par la convention internationale de Paris relative Ă  la circulation automobile, puis confirmĂ©e par celle de GenĂšve en 1949, de Vienne en 1968 et conservĂ©e dans les accords de GenĂšve de 1971. La gĂ©nĂ©ralisation de la nearside priority 36 s’avĂšre alors trĂšs pĂ©nalisante pour le fonctionnement du carrefour giratoire dans lequel l’automobiliste est contraint, devant chaque entrĂ©e, de s’arrĂȘter sur l’anneau, le risque Ă©tant d’inter-rompre le flux giratoire et de paralyser le systĂšme.PrĂ©curseurs en matiĂšre d’ingĂ©nierie routiĂšre du fait de l’importance de leur circulation automobile, les États-Unis vont ĂȘtre les premiers Ă  se confronter Ă  cette difficulté 37. Face aux frĂ©quentes congestions occasionnĂ©es par les giratoires, les ingĂ©nieurs amĂ©ricains commencent dĂšs le dĂ©but des annĂ©es cinquante Ă  rejeter cette solution. Pour remĂ©-dier au problĂšme, il leur arrive alors frĂ©quemment d’équiper les carrefours giratoires existants de feux de circulation ou de rĂ©amĂ©nager une voie traversant l’ülot central 38. Certains grands carrefours sont mĂȘme reconstruits et deviennent des Ă©changeurs Ă  niveaux sĂ©parĂ©s. Aux États-Unis, le dĂ©mantĂšlement et l’abandon progressif du carre-four giratoire, s’inscrit Ă©galement dans le prolongement des expĂ©rimentations menĂ©es depuis la fin des annĂ©es vingt ; celles-ci visent Ă  rĂ©pondre Ă  la croissance du volume et de la vitesse du trafic automobile par l’amĂ©nagement de grands Ă©changeurs toujours plus complexes et dont l’écheveau des bretelles est soigneusement agencĂ© pour rĂ©pon-dre Ă  la spĂ©cificitĂ© fonctionnelle de chaque situation 39.Si, depuis les annĂ©es trente, les modĂšles amĂ©ricains de grands carrefours autorou-tiers figurent dans les ouvrages et les revues d’urbanisme français 40, le phĂ©nomĂšne s’amplifie aprĂšs la guerre, au moment oĂč le pays s’apprĂȘte Ă  lancer ses grands projets d’infra structure routiĂšre. DĂ©jĂ , en 1949, une photographie d’un vaste Ă©changeur parmi les plus emmĂȘlĂ©s, illustre un article de la revue Techniques et Architecture, dans lequel l’ingĂ©nieur J.Viellard conclut : « En dehors des classiques rĂ©alisations en as de trĂšfle, les États-Unis offrent d’abondants exemples d’ouvrages les plus divers. Ne cite-t-on

34. giraud Henri, « La circulation de grand trafic dans les agglomĂ©rations », Urbanisme (Paris), no 35, avril 1935, p. 145. La mĂȘme idĂ©e est reprise deux ans plus tard par Janet AndrĂ©, « La circulation Ă  l’intĂ©rieur des agglomĂ©ra-tions », Urbanisme (Paris), no 59, novembre-dĂ©cembre 1937, p. 264.35. ProposĂ©e pour la premiĂšre fois en 1896 par Charles Gariel, professeur de physique Ă  l’École des ponts et chaussĂ©es, pour organiser la circulation cycliste, elle est ensuite reprise par le code Perrigot promue par l’Auto-mobile-club des Vosges, pour enfin ĂȘtre adoptĂ©e en 1910 dans l’ordonnance du prĂ©fet LĂ©pine rĂ©glementant la circulation Ă  Paris. Cf. todd Kenneth, « An History of Roundabouts in the United States and France », op. cit., pp. 617-623 ; cf. aussi de aragao Pedro, « Rond-point et giratoires : un aperçu historique », in Giratoires 92, actes du sĂ©minaire des 14-16 octobre 1992 Ă  Nantes, Paris, ministĂšre de l’Équipement/Cetur/Setra, p. 4.

36. Nearside priority (prioritĂ© au cĂŽtĂ© proche), et son inverse la offside priority (prioritĂ© au cĂŽtĂ© opposĂ©), sont des termes employĂ©s au niveau international pour prendre en compte les diffĂ©rents sens de circulation. Dans la plupart des pays oĂč la circulation est Ă  droite, la nearside priority correspond Ă  la prioritĂ© Ă  droite et la offside priority Ă  la prioritĂ© Ă  gauche. Dans les pays comme l’Angleterre, oĂč la circulation est Ă  gauche, c’est le contraire.37. todd Kenneth, op. cit., pp. 606-609.38. Ibid., pp. 609-610.39. desportes Marc, « The history of highway nodes », in Flux (Paris), no 5, juillet-septembre 1991, pp. 21-33.40. le corBusier, La ville radieuse, op. cit., p. 123 ; grĂ©Ber Jacques, « L’amĂ©nagement urbain et la grande circula-tion », op. cit., pp. 156-158 ; dossier « routes et ponts », Techniques et Architecture (Paris), novembre-dĂ©cembre 1941, pp. 26, 30 et 31.

René Magnan, “La circulation en Y”, Urbanisme, 1951.

Agrandissement d’un plateau giratoire.

SystĂšme thĂ©orique des cercles giratoires tangents.

Principe de la weaving section sur un segment tangent.

Application sur un projet d’amĂ©nagement de zone rĂ©sidentielle.

Échangeur amĂ©ricain publié dans la revue Techniques et architecture, 1949.

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pas les ouvrages qui desservent le Pentagone de Washington dont la complexitĂ© est si grande qu’une boussole sur le tableau de bord est chose prĂ©cieuse pour permettre Ă  l’usager de ne pas se fourvoyer dans le dĂ©dale des sauts de mouton et des routes de raccordement 41. » Cette fascination pour les prouesses de cette ingĂ©nierie routiĂšre d’outre-Atlantique trouve son apogĂ©e en 1963. En illustration d’un article de Robert Auzelle 42, Alexandre Persitz publie des photographies aĂ©riennes de grands Ă©changeurs, pour la plupart amĂ©ricains, qu’il prĂ©sente comme « Le nouveau paysage urbain. Prise de possession du site urbain par un Ă©lĂ©ment nouveau, la voie de circulation. Quelques exemples d’ouvrages d’art, Ă©changeurs, croisements, etc., dont la complexitĂ© et l’am-pleur dominent dĂšs Ă  prĂ©sent la ville. » Si l’on pouvait jusqu’alors rĂ©pertorier les diffĂ©-rents croisements Ă  travers des planches illustrĂ©es, ces nouvelles intersections semblent dĂ©sormais rĂ©sister Ă  toute classification formelle.Dans ce long article Ă  la louange des solutions les plus hĂ©roĂŻques de son temps, le systĂšme giratoire hĂ©ritĂ© du dĂ©but du siĂšcle apparaĂźt naturellement un peu dĂ©suet, « restĂ© quelque temps adaptĂ© aux rayons de giration et aux vitesses ainsi qu’au nombre des vĂ©hicules ; il ne l’est manifestement plus aujourd’hui et ne peut subsister que dans la mesure oĂč la largeur de la chaussĂ©e et sa longueur permettent un cheminement tangentiel d’une certaine durĂ©e avant que les vĂ©hicules ne se sĂ©parent Ă  nouveau 43. »Mais le problĂšme circulatoire soulevĂ© par l’invention d’HĂ©nard n’est pas seulement d’ordre dimensionnel. L’approfondissement des mĂ©thodes de calcul et d’analyse conduit Ă  une modĂ©lisation du trafic automobile dĂ©taillĂ©e et diffĂ©renciĂ©e qui ne se satisfait plus du mouvement homogĂšne et invariable gĂ©nĂ©rĂ© par le carrefour giratoire. En 1955,

J. Elkouby, ingĂ©nieur au ministĂšre des Travaux publics, explique comment les nouvelles notions comme celle de niveaux de capacitĂ© (associant vitesse et dĂ©bit) peuvent ĂȘtre utilisĂ©es dans l’étude du trafic automobile, en particulier dans celle des carrefours 44. À titre d’exemple, il prĂ©sente un analyse menĂ©e sur le giratoire du Petit-Clamart. Les diffĂ©rents mouvements font l’objet d’un comptage directionnel aux heures de pointe reprĂ©sentĂ© sous la forme d’un diagramme des courants de circulation, tandis qu’un diagramme des collisions localise les diffĂ©rents accidents figurant dans les statistiques de la prĂ©fecture de police. Sur la base de ces rĂ©sultats, le rĂ©amĂ©nagement proposĂ© consiste Ă  augmenter globalement la surface de la chaussĂ©e par le rĂ©trĂ©cissement et la dĂ©formation du trottoir pĂ©riphĂ©rique, et Ă  recouper le plateau de giration par deux voies Ă©coulant les principaux flux transversaux. Le systĂšme giratoire n’est alors que partiellement conservĂ©, la circulation est domptĂ©e par des feux et guidĂ©e par une multi-tude d’ülots directionnels. ReconfigurĂ©e dans un dispositif entiĂšrement asservi Ă  une nouvelle reprĂ©sentation scientifique de la circulation, l’intĂ©gritĂ© formelle et fonction-nelle du carrefour giratoire vole en Ă©clat.En France, comme dans tous les pays oĂč la nearside priority est en vigueur, seuls les grands carrefours soumis Ă  un trafic relativement modĂ©rĂ© et disposant d’un impor-tant pĂ©rimĂštre de giration capable de retarder le moment du blocage, ont encore une certaine efficacitĂ©. Leur champ d’application se restreint considĂ©rablement, tant et si bien qu’à partir des annĂ©es soixante il n’y a plus guĂšre que le rĂ©seau viaire des villes nouvelles qui donne lieu Ă  l’amĂ©nagement de giratoires. De type « Cocan », selon la doctrine officielle enseignĂ©e alors Ă  l’école des Ponts et ChaussĂ©es, ils mesurent alors plus de 100 m de diamĂštre 45.Au moment de la pleine expansion des infrastructures routiĂšres, le carrefour giratoire

— soumis Ă  un trafic important et Ă  une rĂšgle de prioritĂ© qui le pĂ©nalise —, prĂ©sente des signes de faiblesse. L’époque n’est plus aux solutions formelles et universelles tout droit sorties des rĂ©pertoires urbanistiques du xixe siĂšcle. Les systĂšmes Ă  feu 46 rĂšglent de maniĂšre autoritaire et automatisĂ©e la plupart des carrefours, tandis que les gran-des intersections autoroutiĂšres s’organisent autour d’effrayants et splendides Ă©chan-geurs tentaculaires.

41. viellard J., « Routes d’aujourd’hui et de demain », Techniques et Architecture (Paris), 25 dĂ©cembre 1949, p. 84.

42. auzelle Robert, « L’infrastructure routiĂšre », L’architecture d’Aujourd’hui (Paris), no 110, octobre-novembre 1963, pp. 4-19.43. Ibid., p. 8.

44. elKouBy J., « La circulation dans la ville », Urbanisme (Paris), no 41-42, 1955, pp. 4-1145. houK MĂ©lody, lasserre ValĂ©rie, sultan Nicolas, « L’incontournable avancĂ©e des carrefours giratoires :

analyse de la prise de décision publique », Politiques et management public (Paris), no 3, septembre 1996, p. 114.

Échangeurs amĂ©ricains publiĂ©s par Alexandre Persitz dans l’Architecture d’Aujourd’hui, 1963.

J. Elkouby, Études pour le rĂ©amĂ©nagement du carrefour du Petit-Clamart, Urbanisme, 1955.AbĂątardissement du carrefour giratoire par la prise en compte de courants de circulations diffĂ©renciĂ©s.

Vue des infrastructures routiĂšres de la ville nouvelle de Colomiers amĂ©nagĂ©es dans les annĂ©es soixante.

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Chapitre 10

Du giratoire comme socle d’expression d’un art dĂ©coratif populaire

Jamais dans l’histoire moderne des infrastructures routiĂšres, un dispositif circulatoire n’avait dĂ©clenchĂ© une telle avalanche ornementale. Si le phĂ©nomĂšne surprend par son ampleur et son exubĂ©rance, il n’y a en revanche rien d’étonnant Ă  ce que le giratoire en soit le catalyseur. HĂ©ritier de la syntaxe formelle du rond-point suscitant l’élĂ©vation d’un Ă©lĂ©ment central, le carrefour giratoire a souvent Ă©tĂ© associĂ©, durant la premiĂšre moitiĂ© du xxe siĂšcle, Ă  des ambitions esthĂ©tiques et monumentales. AprĂšs que la pensĂ©e fonctionnaliste de la voirie moderne des annĂ©es cinquante Ă  soixante-dix, ait mis fin pour quelque temps Ă  une certaine tradition de l’art urbain, l’irruption massive du rond-point Ă  l’anglaise au milieu des annĂ©es quatre-vingt coĂŻncide avec une nouvelle atten-tion portĂ©e au cadre de vie.Le carrefour giratoire n’a alors rien perdu de sa propension formelle Ă  accueillir un amĂ©nagement central, bien au contraire. Son nouveau mode de fonctionnement offre un socle d’une taille plus maĂźtrisable, protĂ©gĂ© des piĂ©tons, visible de tout cĂŽtĂ© et illu-minĂ© la nuit. Si les grands prĂ©cĂ©dents historiques plaçaient dans un registre savant la rĂ©solution intĂ©grĂ©e des enjeux circulatoires et esthĂ©tiques, les nouveaux giratoires donnent lieu au contraire Ă  des dĂ©marches dissociĂ©es, superposant au standard routier l’expression insolite d’un art municipal.

Une esthĂ©tique dde ?Si la dĂ©coration de l’ülot central n’incombe pas directement aux dde, il convient toute-fois de s’interroger sur leur maniĂšre de l’envisager, compte tenu de l’autoritĂ© qu’elles exercent tout au long de la maĂźtrise d’Ɠuvre.Dans les guides diffusĂ©s par le ministĂšre de l’Équipement, hormis quelques recom-mandations relatives Ă  la sĂ©curitĂ© de l’automobiliste, le traitement de l’ülot central ne donne pas lieu Ă  d’importants dĂ©veloppements. Comme nous l’avons vu, un lĂ©ger dĂŽme engazonnĂ© constitue l’amĂ©nagement nĂ©cessaire, suffisant et mĂȘme idĂ©al au regard du strict canon circulatoire. À y regarder de plus prĂšs, apparaĂźt tout de mĂȘme, au dĂ©tour de certains paragraphes, un souci de « traitement paysager et architectural de l’ülot central » qui doit veiller Ă  favoriser l’« insertion [du carrefour] dans le paysage urbain 1 ». Quelques mises en valeur sont simplement Ă©numĂ©rĂ©es : « vĂ©gĂ©tales, minĂ©-rales, aquatiques ou lumineuses 2 ».

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Un rapport de Bernard Guichet, L’ülot central des carrefours giratoires 3, nous donne un Ă©clairage plus complet sur la maniĂšre dont les fonctionnaires de l’Équipement peuvent aborder la question. Il voit dans l’ülot central un« lieu de prĂ©dilection pour l’imagination des paysagistes et des architectes des villes » ; imagination seulement bornĂ©e par les recommandations techniques qu’il convient de scrupuleusement respecter : nĂ©cessitĂ© d’obstruer la perspective, interdiction d’obstacles en dur, etc. Essentiellement garant de la fonctionnalitĂ© technique du giratoire, l’ingĂ©nieur a toute-fois son avis sur les divers amĂ©nagements possibles, voire mĂȘme souhaitables. Il en distingue trois types : les « motifs floraux », la « recherche du symbolisme » et l’« Ɠu-vre d’art ». La premiĂšre catĂ©gorie semble recevoir sa prĂ©fĂ©rence car elle permet de tirer parti du monticule central en le recouvrant d’une « palette de couleurs trĂšs Ă©tendues ». Composition Ă  base de fleurs bigarrĂ©es et d’arbustes nains peuvent ainsi s’afficher en entrĂ©e de ville « le nom de la localitĂ© et son blason », illuminĂ©s la nuit par un Ă©clairage directif. De la mĂȘme maniĂšre, Bernard Guichet approuve l’utilisation d’un symbole local sous forme de bateau de pĂȘcheur, pressoir, ou vaches, en constatant toutefois que ces amĂ©nagements sont « parfois trop subtils pour ĂȘtre compris ». Enfin la mise en place d’une Ɠuvre d’art, c’est-Ă -dire une « sculpture moderne ou classique » au centre du giratoire, est considĂ©rĂ©e comme une opĂ©ration dĂ©licate en raison de l’obstacle dange-reux qu’elle pourrait constituer.Il conclut en se demandant si un tel amĂ©nagement dĂ©coratif est utile, s’il ne risque pas de distraire le conducteur et s’il est bien nĂ©cessaire de dĂ©penser plus Ă  la dĂ©coration qu’à l’amĂ©nagement viaire lui-mĂȘme.Ce bref rapport semble assez bien illustrer la posture gĂ©nĂ©rale des dde en la matiĂšre. D’abord conçu pour rĂ©pondre Ă  des enjeux circulatoires, le carrefour giratoire n’a nul besoin d’un quelconque ornement central, considĂ©rĂ© mĂȘme dans certains cas comme incompatible avec les garanties de sĂ©curitĂ© dont se prĂ©vaut le dispositif. Toutefois, et si ces derniĂšres sont respectĂ©es, on peut satisfaire le souhait des collectivitĂ©s locales, en offrant le plateau rĂ©siduel Ă  l’imagination des artistes et autres « dĂ©corateurs ». Tant que les interventions sont envisagĂ©es en terme de rajout, d’habillage dĂ©coratif qui viennent se superposer a posteriori sur l’objet technique, tous les « styles » sont les bienvenus. Si la rationalitĂ© technique encourage Ă  une certaine sobriĂ©tĂ©, le mode de production de l’Équipement qui tend Ă  hiĂ©rarchiser et dissocier les diffĂ©rents enjeux de l’amĂ©nagement viaire, autorise et mĂȘme favorise les interventions strictement dĂ©coratives.

Gloire de la mosaĂŻculture et triomphe des jardiniers municipaux Ă  l’ùre de l’automobileLieu d’expression servi sur plateau, le rond de pelouse des giratoires est soumis Ă  la sagacitĂ© artistique des communes qui, horror vacui, le laissent rarement dans sa virgi-nitĂ© originelle. Divers professionnels peuvent ĂȘtre dĂ©signĂ©s : il peut s’agir d’architec-tes ou de paysagistes, d’artistes ou d’entreprises spĂ©cialisĂ©es dans les espaces verts. Mais, la plupart du temps, l’amĂ©nagement des giratoires est l’Ɠuvre des jardiniers municipaux, Ă  qui d’ailleurs incombe le soin de les entretenir. PassĂ©s maĂźtres dans la mosaĂŻculture 4, ils perpĂ©tuent cet art d’embellissement qui fut d’abord cantonnĂ© aux parterres des mairies 5, avant de coloniser les bas-cĂŽtĂ©s engazonnĂ©s des entrĂ©es de ville. Si les employĂ©s municipaux n’ont pas attendu l’arrivĂ©e massive des giratoires pour dresser des charrettes fleuries, bassins Ă  jet d’eau et autres Ă©cussons floraux, ils ont en revanche vu en eux une vĂ©ritable aubaine, une occasion inespĂ©rĂ©e d’étendre leur

territoire d’intervention 5. À chaque crĂ©ation de giratoire, c’est un monticule de plusieurs dizaines Ă  quelques centaines de mĂštres carrĂ©s qui leur est entiĂšrement confiĂ©, offert aux yeux de tous et protĂ©gĂ© des dĂ©gradations par son inaccessibilitĂ©. Pour multiplier les occasions, certains vont mĂȘme jusqu’à renouveler pĂ©riodiquement les piĂšces flora-les. À MĂącon, par exemple, oĂč les fĂȘtes de NoĂ«l sont le prĂ©texte Ă  exposer sur les gira-toires des thĂšmes floraux confectionnĂ©s par les services des espaces verts Ă  l’occasion des salons annuels. Lorsque ces dĂ©corations s’écartent un peu du style « jardin public iiie RĂ©publique » et prennent des allures plus « sauvages », ils sont Ă  l’honneur de la rubrique jardinage du Monde, qualifiĂ©s de « vĂ©ritables petits jardins enchanteurs » : « Sur l’autoroute qui rejoint Cergy-Pontoise Ă  Paris, un terre-plein central surĂ©levĂ© a ainsi Ă©tĂ© plantĂ© d’une façon admirable qui associe couleurs des fleurs et des feuillages, arbustes et rosiers et les grands bas-cĂŽtĂ©s dĂ©gagĂ©s en maints endroits de leur herbe pour recevoir de grands aplats monochromes de fleurs rustiques [
]. Des semis spon-tanĂ©s de genĂȘts jaunes viennent, çà et lĂ , rendre encore plus pimpants ces bas-cĂŽtĂ©s que les embouteillages permettent de contempler Ă  loisir. [
] Ces nouveaux petits jardins dĂ©coratifs sont bien dans l’air du temps et certains d’entre eux semblent gagnĂ©s par l’esprit du jardin en mouvement prĂŽnĂ© par Gilles ClĂ©ment 6. »Si l’ornementation horticole reste de loin la plus rĂ©pandue, elle se combine souvent avec des rocailles, des sculptures ou des petites constructions (murets, arches, fontaines) dans une symbolique habituelle associant l’eau, le vĂ©gĂ©tal et le minĂ©ral. Jalonnant les principales voies d’entrĂ©e dans la commune, les giratoires se prĂ©sentent alors comme autant de gigantesques bacs Ă  fleurs ou jardins-miniatures disposĂ©s au milieu de la chaussĂ©e. Ces formidables vecteurs des politiques de fleurissement font la fiertĂ© de nombreuses villes au point de figurer en bonne place sur leur site internet.Cette dĂ©bauche de moyens consacrĂ©s Ă  ces pĂątisseries florales ne va pas sans susci-ter quelques questions. Ainsi, selon l’architecte-paysagiste Georges Demouchy, « on tombe sur des rĂ©alisations qui ont nĂ©cessitĂ© un tel investissement qu’on prĂ©fĂ©rerait les voir dans un parc — lĂ  oĂč on pourrait les regarder, les admirer, se les faire expliquer — et pas dans des endroits inaccessibles 7 ». Nonobstant la pertinence de la remarque, ceci n’a pas empĂȘchĂ© Rosmarie Steiger de descendre de voiture pour peindre, dessiner et photographier les giratoires provençaux qu’elle avait frĂ©quentĂ©s et admirĂ©s au volant depuis plusieurs annĂ©es. Le rĂ©sultat de ce travail a donnĂ© lieu Ă  un livre, Les ronds-points en Provence, dans lequel une sĂ©lection des photographies, aquarelles ou dessins au crayon, accompagne une description, agrĂ©mentĂ©e d’impressions personnelles. À propos du giratoire situĂ© prĂšs du marchĂ© international de Cavaillon, cette touriste suisse allemande Ă©crit : « Quand sous la grosse chaleur de l’étĂ© l’on emprunte ce rond-point, les fenĂȘtres baissĂ©es, laissant entrer le flot des senteurs, l’on oublie les odeurs et les gaz des voitures et justement lĂ  oĂč le trafic extrĂȘme du marchĂ© international domine, des parfums de santoline et de lavande nous sĂ©duisent 8. » À la fin de l’ouvrage une carte routiĂšre simplifiĂ©e dessine l’itinĂ©raire reliant les 21 pastilles jardinĂ©es Ă  travers les dĂ©partements du Gard, Vaucluse et Bouches-du-RhĂŽne. De nouvelles modalitĂ©s de ballades distractives et esthĂ©tiques ne sont-elles pas sur le point de voir le jour ? N’assiste-t-on pas ici Ă  une nouvelle forme de promenade horticole, moins accessible pour le piĂ©ton que pour l’automobiliste, Ă  une sorte de tourisme des jardins drive-in ou plus exactement drive-around ?

1. Giratoires en ville, mode d’emploi, Lyon, ministĂšre de l’Équipement/Certu, collection RĂ©fĂ©rences, no 8, janvier 2000, p. 12.

2. Carrefours urbains. Guide, Lyon, ministĂšre de l’Équi-pement/Certu, collection RĂ©fĂ©rences, no 5, janvier 1999, p. 164.3. guichet Bernard, L’ülot central des carrefours giratoi-res, Nantes, rapport pour le cete de l’Ouest, 1995.

4. La technique consiste Ă  produire des piĂšces florales polychromes en deux ou trois dimensions, le plus souvent figuratives (objets, animaux, personnages, etc.). Elle se dĂ©veloppe dans la seconde moitiĂ© du xixe siĂšcle, procĂ©dant d’une transposition des « parterres de broderie » des jardins savants de la Renaissance.5. demouchy Georges, L’utilisation du vĂ©gĂ©tal en ville et sa traduction sur un cas particulier : le rond-point, confĂ©rence aux 8e assises nationales des villes et villages fleuris Ă  Angers, 12-13 octobre 2000.

6. lompech Alain, « Les ronds-points permettent Ă  la nature sauvage de s’épanouir », Le Monde (Paris), jeudi 14 octobre 1999.7. demouchy Georges, « Le rond-point : une Ăźle protĂ©-gĂ©e », Le Journal des maires (Paris), fĂ©vrier 2001.8. steiger Rosmarie, laroche BĂ©atrice, Les ronds-points en Provence, ouvrage Ă©ditĂ© par les auteurs et diffusĂ© par Édisud, 2000, p. 15.

Giratoires à Plouha (Cîtes-d’Armor), Pilat-Plage (Gironde) et Guidel (Morbihan).

Giratoires à Penmarch (Finistùre), Saint-Quay-Portrieux (Cîtes-d’Armor) et Blain (Loire-Atlantique).

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L’identitĂ© locale : entre passĂ© folklorique et modernitĂ© incantatoireAmphores dans le midi de la France, barques et filets de pĂȘcheur en bord de mer, verres de dĂ©gustation dans les rĂ©gions viticoles
 ; le choix de tous les dĂ©cors dressĂ©s au centre des giratoires n’a rien de fortuit et va au-delĂ  du simple dĂ©sir d’embellissement floral. Pour aller Ă  l’encontre de l’uniformisation des paysages liĂ©e Ă  l’envahissement transnational de standards techniques, l’ülot central du carrefour giratoire est rĂ©qui-sitionnĂ© par les collectivitĂ©s pour en faire l’étendard d’une culture prĂ©sumĂ©e locale 9. S’il commĂ©more souvent un terroir rĂ©sistant face Ă  un urbain envahissant, il devient un Ă©lĂ©ment symbolique de diffĂ©renciation Ă  l’intĂ©rieur des agglomĂ©rations oĂč les limites communales s’estompent 10.Avec son cortĂšge habituel de simplifications, de rĂ©inventions et mythifications, cette recherche obsessionnelle de la particularitĂ© communale ou rĂ©gionale s’inscrit dans une volontĂ© d’enracinement culturel qui va de pair avec le dĂ©veloppement des prati-ques touristiques. Si l’amĂ©nagement peut ĂȘtre perçu par le visiteur Ă©tranger comme un outil promotionnel des spĂ©cialitĂ©s agricoles et artisanales ou autres attractions du cru (l’art roman de la Saintonge Ă  Saint-Porchaire, les contes et lĂ©gendes normands Ă  Saint-Symphorien-le-Valois, l’artichaut Ă  Macau-en-MĂ©doc, le melon Ă  Cavaillon, le cristal Ă  Arques, etc.), il tĂ©moigne le plus souvent, de la part de son auteur, d’une tentative de rĂ©sumĂ© imagĂ© du territoire Ă  travers l’association de quelques emblĂšmes de la culture, de l’activitĂ© ou de l’histoire locale.Parmi les thĂšmes convoquĂ©s pour cĂ©lĂ©brer cette identitĂ© locale, revient souvent celui du passĂ© proche mais rĂ©volu et la campagne idĂ©alisĂ©e du dĂ©but du xxe siĂšcle. Si la mise

en scĂšne d’outils agricoles (roues de charrettes, pressoirs, meules, etc.) constitue le modĂšle le plus rĂ©pandu, il arrive parfois que l’on procĂšde Ă  la reconstitution de certaines scĂšnes avec des personnages sculptĂ©s, comme dans le village alsacien de Sausheim oĂč l’on peut admirer un jeune gardien d’oies, ou encore un grand-pĂšre assis sur un rocher un livre Ă  la main, racontant des histoires devant un auditoire de trois enfants, le tout bien sĂ»r en costumes traditionnels. Le carrefour giratoire est ici dĂ©tournĂ© en mini-Ă©comusĂ©e, quand il ne devient pas un vĂ©ritable « reliquaire du terroir 11 ». Mais il arrive parfois que ces tableaux s’animent par la prĂ©sence d’hommes et de femmes venant, pour un jour, rejouer les grandes scĂšnes agricoles d’antan. Ainsi, chaque annĂ©e, les automobilistes montpelliĂ©rains peuvent dĂ©couvrir le dĂ©roulement des vendanges sur un grand giratoire, tandis que dans le Massif Central, une pastille de champ de blĂ© est le thĂ©Ăątre saisonnier des travaux des champs Ă  l’ancienne : labourage, semailles, fauchage, mise en gerbe, rĂ©colte
 Bien avant la prolifĂ©ration des giratoires, le plasticien et paysagiste Bernard Lassus avait recueilli dans son Ă©tude sur les « habitants-paysagistes », le tĂ©moignage de l’ancien maire de la commune de Ruitz dans le Pas-de-Calais. Charles Pecqueur expliquait sa politique d’embellissement, inaugurĂ©e par l’amĂ©nagement entre 1965 et 1966 du giratoire situĂ© au centre du village : « Il faudrait aussi qu’on se souvienne des cultivateurs qui ont vĂ©cu jadis dans notre rĂ©gion, et qui y vivent encore, mais avec moins d’avantages qu’en ces temps-lĂ . [
] Il y a l’histoire du paysan et de sa charrue, il y a l’histoire du marĂ©chal-ferrant et de sa forge
 Il faudrait entourer tout cela de fleurs, pour en faire quelque chose d’agrĂ©able. Ça serait en somme faire louange des efforts que ces cultivateurs ont faits en cultivant leur terre. Ça rappellerait, dans l’avenir pour la jeunesse, ce que jadis il s’est passĂ© dans notre petit village 12. » Si la rĂ©fĂ©rence au monde rural est sans doute le thĂšme dominant de ces giratoires « identitaires », dans certaines contrĂ©es, c’est le passĂ© minier ou industriel qui l’em-porte. Marteaux-pilons et wagonnets prennent alors place au milieu des parterres fleu-ris, quand celui-ci n’est pas remplacĂ© par un tas de charbon. Dans les rĂ©gions en pleine reconversion, la commĂ©moration de l’activitĂ© dĂ©funte s’articule ainsi souvent avec une volontĂ© de projection dans l’avenir, Ă  l’image des giratoires d’AlĂšs 13 dans le Gard et de Rombas 14 en Moselle, qui Ă©voquent le passage de l’ùre miniĂšre pour le premier, et sidĂ©rurgique pour le second, Ă  celle des nouvelles technologies.

9. mouzon Christian, « L’identitĂ© rĂ©gionale des ronds-points marseillais », GĂ©nie urbain, amĂ©nagement et territoire (Paris), octobre 1996, p. 16.

10. Bricot HervĂ©, Fonctions et rĂŽles des carrefours giratoires dans l’amĂ©nagement d’une ville nouvelle : le cas de Saint-Quentin-en-Yvelines, Nanterre (Paris x), mĂ©moire de maĂźtrise d’amĂ©nagement, 1993, p. 46, multig.

11. InterprĂ©tation proposĂ©e par demouchy Georges, L’utilisation du vĂ©gĂ©tal en ville et sa traduction sur un cas particulier : le rond-point, op. cit.12. lassus Bernard, Jardins imaginaires, Paris, Les Presses de la Connaissance, coll. « Les Habitants-paysagistes », 1977, p. 147. Voir Ă©galement « Embellir. Le 24 juillet 1971, Charles Pecqueur raconte Ă  Bernard

Lassus l’histoire des ronds-points », Urbanisme (Paris), no 168-169, 1978, pp. 107-108.13. Agence François Seigneur architectes et Marcel Robelin, sculpteur, rond-point rĂ©alisĂ© en septembre 1998. Voir chap. 13, p. 144.14. Rond-point Le passage rĂ©alisĂ© par l’artiste Dany Mellinger en 1997.

Rond-point de Saint-Chamas illustré par Rosemarie Steiger et BĂ©atrice La Roche.Les ronds-points en Provence, 2000.

Giratoires à Saint-Chinian (HĂ©rault), Narbonne (HĂ©rault), La Plaine-sur-Mer (Loire-Atlantique) et La-Haye-du-Puits (Manche).

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GĂ©nĂ©alogie d’un hybride ordinaire

En tant qu’il impose le ralentissement, le dĂ©tour et l’écart, le giratoire serait, pour Jean-Samuel Bordreuil 1, le dĂ©but de la « flĂąnerie », ou de la « dĂ©rive urbaine » tandis que Marc Augé 2 y voit la suggestion d’un arrĂȘt, une invitation au local. EgrenĂ© sur un rĂ©seau routier auquel on reproche d’ĂȘtre toujours plus dĂ©connectĂ© de la rĂ©alitĂ© sensible, humaine et gĂ©ographique des contextes traversĂ©s, le chapelet des giratoires apparaĂźt comme autant d’occasions d’embrayer sur la dimension locale, qu’il contribuerait Ă  rĂ©vĂ©ler.De ce point de vue, le dispositif instaure dans le temps de la conduite un moment d’ambi guĂŻtĂ© : ambiguĂŻtĂ© spatiale du dispositif lui-mĂȘme (appartenance Ă  une multi-plicitĂ© d’échelles), double identitĂ© (Ă  la fois rond-point et giratoire), changements perceptifs (le ralentissement, le jeu des prioritĂ©s qui requiĂšrent l’attention, l’écart par rapport Ă  la ligne droite et la dĂ©sorientation qui peut s’ensuivre, mais aussi la vision panoramique du paysage qu’elle induit chez celui qui veut s’y retrouver ou bien dĂ©cide de se laisser perdre et de flĂąner)
 tout cela est Ă  mĂȘme de susciter, fut-ce pour un instant, une autre vision du paysage, d’autant plus riche qu’on saura jouer de cette ambiguĂŻtĂ© essentielle. Si la connaissance du rĂ©pertoire formel, Ă©prouvĂ© Ă  l’ñge classique et baroque, ne suffit certainement plus Ă  repenser les configurations contemporaines, les dĂ©marches actuelles devraient en revanche poursuivre les rĂ©flexions et les expĂ©rimentations architecturales et urbanistiques menĂ©es depuis l’avĂšnement du mouvement mĂ©canisĂ©, malheureusement supplantĂ©es, au milieu du xxe siĂšcle, par une vision strictement technique et instru-mentale de la voie. Au-delĂ  de cette exploration formelle et spatiale du rond-point, il serait Ă©galement souhaitable d’ouvrir un champ d’investigations portant sur le contenu programmatique du giratoire. Ainsi, dans certaines situations, il pourrait s’enrichir de nouvelles fonctions (parking, jardin, station de transports en commun, etc.) combinĂ©es dans un dispositif qui donne une rĂ©ponse locale aux nouvelles pratiques urbaines. Enfin, le pragmatisme opĂ©rationnel du carrefour giratoire, qui rĂ©duit trop souvent la portĂ©e de son amĂ©nagement Ă  un acte isolĂ©, ne doit pas faire oublier la nĂ©cessitĂ© d’un projet global d’infrastructure Ă  l’échelle du territoire. Bien au contraire, une pensĂ©e contemporaine des giratoires, si elle se veut la digne hĂ©ritiĂšre de celle des grands rĂ©seaux planifiĂ©s de ronds-points des xviie et xviiie siĂšcles, ne saurait se passer d’une rĂ©flexion topologique globale sur la structure routiĂšre, afin de fournir une matrice Ă©volutive Ă  la transformation de la suburbia. La pensĂ©e de l’objet circonscrit doit ainsi ĂȘtre relayĂ©e par une stratĂ©gie de balisage territorial, capable d’interrompre rĂ©guliĂšre-ment l’effet dĂ©rĂ©alisant du rĂ©seau automobile, par l’activation sensible des dimensions locales, inscrites dans la gĂ©ographie, la mĂ©moire et l’imaginaire.

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L’omniprĂ©sence des giratoires dans les espaces urbains les plus ordinaires les fait souvent apparaĂźtre comme des banalitĂ©s monotones, si ce n’est parasitaires. Mais ni le dĂ©dain, ni le rejet, n’ont jamais rien rĂ©solu : les giratoires sont lĂ  pour un bon moment, avec ou sans l’accord des architectes. Aussi doit-on Ă©valuer leur Ă -propos par rapport au territoire et Ă  la globalitĂ© du rĂ©seau qu’ils ponctuent, et distinguer parmi eux, ceux (l’exception) qui ne sont lĂ  que pour de mauvaises raisons de ceux (la plupart) qui rĂ©pondent avec une certaine justesse aux besoins fonctionnels de sĂ©curitĂ© et de fluiditĂ©.Face Ă  ces objets qui peuplent le paysage, deux grandes postures s’affrontent. La premiĂšre se rĂ©fĂšre Ă  un passĂ© modĂšle, d’autant plus idĂ©alisĂ© qu’il s’agit pour elle de souligner notre honteuse dĂ©cadence. La deuxiĂšme se veut ouverte Ă  la nouveautĂ© : elle aime voir dans tout phĂ©nomĂšne les prĂ©misses d’une rupture, l’annonce d’un futur radicalement diffĂ©rent et forcĂ©ment inĂ©vitable. Mais le combat rĂ©actionnaire est perdu d’avance, et l’optimisme prophĂ©tique incertain ; entre les deux l’attentisme s’installe. Aucun ne donne rĂ©ellement d’outils pour trancher et, pendant ce temps, les ronds-points prolifĂšrent tel un peuple d’objets bĂątards.Or, comme le dit Koolhaas, on peut rendre « Ă  tout bĂątard son arbre gĂ©nĂ©alogique 3 ». Telle est la voie choisie ici, avec l’idĂ©e que reconnaĂźtre une histoire au giratoire est peut-ĂȘtre le meilleur moyen de prĂ©parer et d’instruire sa destinĂ©e. La mĂ©thode, on l’a vu, consiste Ă  faire apparaĂźtre, autour d’un objet banal, les grandes articulations d’une histoire bien plus riche et diverse qu’on ne l’aurait cru. Pourtant il ne s’agit pas tant de retrouver les ancĂȘtres pour rassurer le bĂątard sur la noblesse de ses origines, que de comprendre comment on en est arrivĂ© lĂ  ; et, si l’on s’en plaint, de remonter l’arbre jusqu’à telle bifurcation et de prendre l’autre voie, la bonne, celle qu’on n’aurait pas su voir. Bref, et trĂšs logiquement, c’est encore une question de vitesse et de parcours, de mĂ©moire et d’orientation.

1. Bordreuil Jean-Samuel, « Insociable mobilitĂ© ? », in oBadia Alain (sous la direction de), Entreprendre la ville, Nouvelles temporalitĂ©s, nouveaux services, Colloque de Cerisy, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1997, pp. 218-220.

2. augé Marc, « Roundabouts. The revenge of the local », in pile Steve, thrift Nigel (eds), City a-z, Londres, Routledge, 2000, p. 207.3. Koolhaas Rem, « The Terrifying Beauty of the Twentieth Century », in Koolhaas Rem, mau Bruce, S, M, L, XL, New York, The Monacelli Press, 1995.

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Table

Formes du mouvement 5

Chapitre 1Origine du rond-point dans l’espace perspectif renaissant 9

Chapitre 2Émergence et expĂ©rimentations du rond-point dans les parcs et forĂȘts 15

Chapitre 3Le rond-point, du parc à la périphérie urbaine 27

Chapitre 4Le rond-point en ville, le carrefour devient place et la place devient carrefour 37

Chapitre 5Apparition des trajectoires dans le dess(e)in des carrefours 47

Chapitre 6L’invention du carrefour Ă  giration par HĂ©nard 57

Chapitre 7Gloire urbanistique du carrefour Ă  giration comme place moderne 71

Chapitre 8De la place-carrefour Ă  l’échangeur, instrumentalisation du systĂšme giratoire 85

Chapitre 9Le giratoire aujourd’hui, un standard technique Ă  vocation sĂ©curitaire 101

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Chapitre 10Du giratoire comme socle d’expression d’un art dĂ©coratif populaire 109

Chapitre 11Effets « urbanogÚnes » ou « urbanocides » du giratoire 117

Chapitre 12Le réseau des giratoires, vers une nouvelle organisation des territoires urbains ? 127

Chapitre 13Vers une architecture savante du giratoire 135

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