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TROIS FRANÇAIS A LA PREMIERE DE TRISTAN À MUNICH par Jacques BARIOZ A côté peut-être de quelques autres spectateursfrançais qui nous restent inconnus, trois personnages s'étaientdéplacés en Bavière pour assister à la création de Tristan et Isolde : Auguste deGaspérini, LéonLeroyet Edouard Schuré. Lesdeuxpremiersétaientdes wagnériens confir més et amis du Maître, envoyéspar desjournaux, le troisième,plus jeune, simple étudiant et quasiignorantde l'oeuvre wagnérienne. Auguste de Gaspérini Même s'il ne bénéficie pas d'une entrée dansl'encyclopédie de Timothée Picard,il nous estbienconnugrâceà Pascal Bouteldja avec son dernier ouvrage : un des cinqmédecins pro ches de Wagner au cours de sa vie, et son ami pendant le séjour de celui-ci à Paris en 1859- 1861. D'abord médecin dansla marine, Gaspérini fut ensuite journaliste, critique musical, poète et auteur de mélodies. Il collaborait à l'époque à desjournaux et revues de tendance plutôtsaint- simonienne et même fouriériste, quel'on dirait aujourd'hui "de gauche", ainsi qu'au Progrès de Lyon où il assuraitune rubrique "Lettres parisiennes". Avant de rencontrer le compositeur, il connaissait bien les partitionsde Tannhâuser et de Lohengrin. VonBulow,rencontréà Baden- Badenl'avait recommandé à Wagner. Ce dernier écriraquelquetemps après à Bulow : "Je te remercie de m'avoir misen relation avec Gaspérini. Il me plaît beaucoup, il estplein de vie et paraît disposé à me rendre degrands services ". De fait, il seraavec Leroy, Baudelaire, un desespremiers soutiens à Paris. Acôtéde nombreux articles sur Wagner, notamment à partir de ses concerts donnés début 1860, il fera paraître en feuilleton en été 1865, et édité en volume l'année suivante, La nouvelle Allemagne musicale. Richard Wagner, un des tout premiers écrits importants sur Wagner parus en France. Parailleurs, entant que médecin, il le soignera pendantsa fièvretyphoïdeen octobre 1860. Quelques zonesd'ombre au tableaude cetteamitié cependant : d'abord le reproche faità Wagner d'avoir fourni à Gaspérini et sesamisdepastrès bonnes places pour la première deTannhâuser à Paris : Wagner s'étonnera dela force du repro- 85

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TROIS FRANÇAIS A LA PREMIERE DE TRISTAN

À MUNICH

par Jacques BARIOZ

A côté peut-être de quelques autres spectateursfrançaisqui nous restent inconnus, troispersonnages s'étaientdéplacés enBavière pourassisterà lacréationdeTristanet Isolde :AugustedeGaspérini, LéonLeroyet EdouardSchuré. Lesdeuxpremiersétaientdeswagnériens confirméset amis du Maître, envoyéspar desjournaux, letroisième,plusjeune, simpleétudiantetquasi ignorantde l'oeuvre wagnérienne.

Auguste de GaspériniMêmes'il ne bénéficie pas d'une entrée dansl'encyclopédie deTimothée Picard,ilnous

estbienconnugrâceà Pascal Bouteldja avec sondernier ouvrage :undescinqmédecins proches de Wagnerau cours de sa vie, et son ami pendant le séjour de celui-ci à Paris en 1859-1861. D'abordmédecin danslamarine, Gaspérini futensuitejournaliste, critique musical, poèteetauteur demélodies. Ilcollaborait à l'époque àdesjournaux etrevues detendance plutôtsaint-simonienne etmême fouriériste, quel'on dirait aujourd'hui "degauche", ainsi qu'auProgrès deLyon où il assuraitunerubrique "Lettres parisiennes". Avant de rencontrer lecompositeur, ilconnaissait bien les partitionsde Tannhâuser et de Lohengrin. VonBulow,rencontréà Baden-Badenl'avait recommandé à Wagner. Cedernier écriraquelquetempsaprèsà Bulow :"Je teremercie dem'avoir misenrelation avecGaspérini. Ilmeplaît beaucoup, il estpleindevieetparaîtdisposé à me rendre degrands services ". Defait, il seraavecLeroy, Baudelaire, undesespremiers soutiens à Paris. Acôtédenombreux articles surWagner, notamment àpartir deses concerts donnés début 1860, il fera paraître en feuilleton en été 1865, et édité en volumel'année suivante, Lanouvelle Allemagne musicale. Richard Wagner, un des tout premiersécrits importants surWagner parus enFrance. Parailleurs, entantque médecin, il lesoignerapendantsa fièvretyphoïdeen octobre 1860. Quelques zonesd'ombre au tableaude cetteamitiécependant :d'abordlereproche faitàWagner d'avoirfourni à Gaspérini et sesamisdepastrèsbonnes places pour lapremière deTannhâuser àParis :Wagner s'étonneradelaforce durepro-

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chefait pourunsiunpetit incident. Puis en1865 justement, à Munich, enraison dulongreportdelapremière deTristan, Gaspérini eutquelques difficultés financières pourceséjour prolongéet,comptant surlagénérosité deWagner qui n'aurait d'ailleurs été, comme écrit Pascal Bouteldja,qu'unjusteretour deschoses après lesefforts queGaspérini avaitconsentis quand Wagner étaità Paris,futdéçuà cetteoccasion de l'indifférence deWagner. Celui-ci soulignadansune lettreque le désagrément dû à ce retard lui était sansdouteplus douloureux que pour ses amis et laterminait en écrivant ceci : "Surtout nedésespérezpas etsoyezbonpour votre ami". NotonsparailleursqueGaspérini figure danslacélèbre photographie deWagner entouréde quatorzeamisou collaborateurs priseà Munichaumoment desrépétitions deTristanle 17mai.

Gaspérini est à côté de Hans de Bûlow, debout devant les colonnes

Henri Perriera découvert qu'il existaitun articlede Gaspérinidans LeProgrès de Lyonsur cette première de Tristan que j 'ai pu retrouver dans le numéro daté du 17juin 1865. Deuxjours avant, on pouvait lire ceci, dans le même Progrès à une rubrique intitulée"Correspondances" : "On nous écritde Munich que la représentation, si souventremise, del'opéra de M. Richard Wagner a eu lieu samedi soir. Malgré toutes les difficultés de toutenature que présentait l'exécution de cette œuvre, la représentation a été parfaite. M etMmeSchnorr de Barglfeld (sic) ont remplileurrôle à la satisfaction générale ; et ce n 'étaitpas une petite affaire, car ils ne sont pas restés moins de quatre heures en scène. M. Hansde Bulow et M. RichardWagner (sic, car il n'en était rien pour ce dernier) ontdirigé l'orchestre. A la chute du rideau M. Richard Wagner a été rappelé au milieu des applaudissements

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nombreux dont lejeune Roi a donné le signal. Par l'opposition que cet ouvrage avaitsoulevée dans lemonde ultramontain etaristocratique, lavictoire musicale de M. Wagner,le musicien de l'avenir (sic), peut être considérée comme un événement politique important".

Bureaux : RUE !K!*£ftlÀLE, #|ê m pttminr.

JOURNAL DE LYON. IfOUTIQUE QUOTIDIEN

Voici maintenant l'intégralité de l'article duProgrès du17juin:"Lettre de Bavière : Nous l'avons enfin vue cette première représentation que de

sinistres prédictions reculaient à tout jamais. Oui, Tristan et Iseult, l'opéra impossible, inabordable, a été joué avant-hier soir, et la salle n'a pas croulé de fond en comble, et le rideaudu temple ne s'est pas déchiré de haut en bas ! Je ne prétends pas vous dire que Tristan aitobtenu un succès colossal, j'ai cette faiblesse d'être impartial avec mes meilleurs amis. Lavérité est que l'on s'attendait à une opposition violente, à un vacarme formidable, et quetout s'est passé le mieux du monde. Après chaque acte, de petits sifflets bien modestes se sontfait entendre, excepté pourtant après le troisième ; à ce moment les applaudissements ont étépresque unanimes grâce à l'entrée en lice du jeune Roi qui, jusque-là réservé et discret,avait gardé pour lafin ses applaudissements les plus chaleureux, les plus convaincus. Cesbons Munichois voyant leur jeune monarque applaudir avec frénésie, n'ont pas jugé defaire autrement que lui, ils ont rappelé les artistes d'abord et puis l'auteur. J'ai le regret dedire que ce dernier est venu sur le devant de la scène, exactement comme M. VictorienSardou, l'auteur des Vieux garçons et des Diables noirs. J'attendais mieux de Richard Wagner. Quoiqu'il en soit de ces petites faiblesses, l'opéra a merveilleusement marché (sic).L'orchestre dirigé par un maître, M. Hans de Bulow, a été superbe d'un bout à l'autre ; ilavait à exécuter une partition hérissée de difficultés formidables ; on eût dit, à voir sonaisance et sa bonne grâce, qu'il s'agissait d'une partition d'Auber. Quant aux chanteurs,nous n'avons pas idée en France de cette perfection dans le jeu de cette grande écolemusicale qui sejoue des écueils les plus scabreux de la musique chantée, et va à son butavec cette conviction des gens brisés aux plus insolents caprices de la mélodie. M et MmeSchnorr se sont montrés dignes interprètes du maître, Mme Schnorr surtout, dont le jeurappelle, disent les connaisseurs, celui de la grande tragédienne : Mme Schrôder-Devrient.Que vous-dirai-je de l'œuvre en elle-même ?Est-ce le modèle d'un art nouveau, le spécimend'une école vers laquelle doit tendre la génération qui s'élève ? Je ne saurais être de cetavis. Tristan est à mes yeux une erreur àplusieurs points de vue, mais une erreur magnifiqueet glorieuse. Un homme de génie, un créateur peut seul se tromper ainsi. Je m'étonnais un

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jour du sans-gêne incroyable, de la quasi-dureté avec lesquels un homme dont la réputationartistique est européenne, traitait un de ses meilleurs amis. «Je peux lui faire beaucoup demal, me répondit-il, carje sais l'art de le guérir et de le consoler». C'est unpeu l'impressionque l'on subit en entendant Tristan. L'auteur vous déchire, vous impatiente, vous irrite ; puistout-à-coup, quand vous êtes hors des gonds, il vous tendla main, il vous offre uneperspective inattendue et charmante, il vous fait oublier d'un mot ses bizarreries, ses caprices, sescruautés. Je n'ai jamais vu un opéra où l'attention se fatigue et s'épuise aussi vite, où une siénorme tension de l'esprit soit exigée ; je n'en connais pas où des beautés si hautes, siaccomplies, se fassent jour et nous entraînent. Je doute que Tristan soit unjour une œuvrepopulaire ; le peuple, etje l'enfélicite, aime surtout des choses simples, les formes saisissa-bles. Ce n 'est pas par la clarté, par la simplicité que se recommande l'opéra nouveau. Enrevanche les musiciens y trouvent des trésors à recueillir, et je ne crois pas que, jamais,l'étude de toutes lesforces dont l'art musical dispose ait étépoussée aussi loin. Il faut rendre

justice au jeune Roi. Sans lui, la représentation n 'auraitjamais eu lieu ; il y a poussé de toute son énergie et le triomphede Wagner est véritablement le sien. L'attitude de Louis IIpendant les cinq heures qu'a duré l'opéra de Wagner n 'étaitpas pour l'observateur lapartie la moins intéressante du spectacle. Cejeune homme fera parler de lui, soyez-en convaincu.Un roi qui, à vingt ans, est plus libéral que les membres del'opposition, qui les pousse, qui les excite, un roi qui ne reculepas devant les plus hauts problèmes de l'art, est un phénomène rare dans l'histoire".

Signé Auguste de Gaspérini

Est-ce quelacritique deTristan auraitétéplusdithyrambiques'il n'y avait paseulapetite brouille qui précéda lapremière ?Difficile derépondre : lapeséequalitative desmotsécritsest trèsdélicate...

Fin 1865, Cosimaannonçait à Gaspérini ladécision de LouisIId'éloignerWagner deMunich. Et lamêmeécrivaità LéonLeroy, le21 mai 1868 : ((La mort denotre amiAuguste deGaspérini nous arempli de cette mélancolie indéfinissable qui, à chaque nouvelle, devientplus morne et plus muette, comme si nous sentions que tous cesdeuils sont des étapes quinous mènent à notrefin et nous disent le sensde l'énigme de l'existence ".

Pourconclurece premierchapitre, onpeutciterce beaupassagede son ouvragesurWagner en cequi concerne le système des leitmotive : i(Lorsque Wagner a créé une idéemélodique, elle revient sous mille formes, modifiée par les plus délicats procédés de lamodulation, par les évolutions infinies du rythme, elle se développe au moment où ellesemblait épuisée, elle s'enrichit d'épisodes imprévus qui débordent tout à coup, elle seprolonge en de majestueux épanouissements, puis elle se décolore peu àpeu, elle se dépouille de ses vives arêtes, elle sefluidifie, elle seperd et s'éteint méconnaissable dans undernier soulèvement ".

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Léon LeroyLauréat du Conservatoire - piano et harmonie - il fut peut-être le premier wagnérien

français. Il était présent au concert de la Société Sainte-Cécile du 25 novembre 1850 à Paris, oùfut interprétée l'ouverture de Tannhâuser, sans doute la première audition publique en France demusique wagnérienne. Impressionné, il alla après le concertdemander au chefd'orchestre, François Seghers, des renseignements sur le musicien extraordinairequ'il venait d'entendre. Ami deGaspérini dont il se considérait comme l'élève, il rencontracependant Wagneravant lui dans lesconditions suivantes : Gaspérini retenu à Marseille, et au courant de l'arrivée de Wagner à Parisécrivit à Léon Leroy le 21 septembre 1859 : " Vite, vite, unegrande nouvelle ! Laissez là toutce que vous avez àfaire et courez AvenueMatignon n°4. Vous demanderezau concierge siRichard Wagner est chez lui ! Il est à Paris pour quelquetemps. Je vousprie de me remplacer auprès du grand homme. Je lui écris qu 'il aura la visite d'un excellent ami à moi... "Après sa visite et dans sa réponse à Gaspérini, Leroyécrit : 'J'ai trouvé, Avenue Matignon, 4,dans un appartementfortement doré, un homme doux et affable, vêtu d'une longue robede chambre en velours vertfoncé et doubléede satin violet. Après l'échange despremiersmots, dans lesquelsj'ai immédiatement rencontré une bienveillance exquise, Richard Wagner m'afait asseoir à côté de lui sur un canapé et nous sommes entrés en matière ". Ilsparlèrentnotamment du projet de représentationà Parisde Tannhâuseret, devant l'inquiétudedeWagnerau sujetde sa traductionen français, Leroyluiparladu ténorRogerqu'il luiprésentaquelquetemps après.Après la fameusepremièrede cet ouvrage,Leroy traitaBerlioz de Ponce-Pilatepour s'être prudemmentabstenudeprendrepartidanslaquerelleartistique.

Professionnellement, Leroyfutd'abordjournaliste politique, entradansl'administrationpréfectorale, puisfutdirecteur d'une grande société decharbonnages, maisil futaussicritiquemusical. Il rédigea unelongue étudeconsacrée àTannhâuser dansla revue LaCauserie. Aprèslapremière deTristan à Munich, il envoyaune correspondance à la revueLeNainjaune,danslaquelle il ditregretter danslepoèmel'influence exercée parlesthéories de Schopenhauer : "Hy a dans tout cela, dans les tendresses des deux amants, une fièvre de bouddhisme etd'anéantissement qui, à la longue, vouspèse et vous énerve". Mais il poursuit : "Aupointde vue exclusivement musical, Wagner s'est parfois élevé à des hauteurs sublimes. Je necrois pas quejamais l'art du symphoniste soit allé aussi loin, comme richesse de colorisinstrumental et comme puissance et comme vérité d'expression".

En 1867, il étaitun desrédacteurs-gérants deL'Esprit nouveau fondé par Gaspérinimaisquineduraquecinqmois. SonadmirationpourWagner nefaiblit pas : ilretourna à Munichen 1868 pour la première- exactement la seconde - desMaîtres Chanteurs après laquelle ilenvoya deux articles auFigaro, puis en1869 pour lamalheureuse première del'OrduRhin quiattira aussi Catulle Mendès, Judith Gautier, Saint-Saëns etAugusta Holmes. Ilyretourna l'annéesuivante pourLaWalkyrie età Bruxelles pourlapremière deLohengrin enlangue française.Ensuite, il allabiensûrà Bayreuth en 1876 pour le Ring, y retourna en 1882 et 1883 pourParsifal. AParis, il fîtpartie duPetit Bayreuth deLascoux entantqu'interprète pianiste, eten

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1885 futuncollaborateur delaRevue wagnérienne deDujardin, mais celui-ci reconnaissait plustard qu' il y fut peu actif...

Edouard Schuré

La présentation du "troisième homme" de Munich nécessiterait une conférence à elleseule,comptetenu,d'une part,de toutcequ'il a écritsurWagner, et d'autre partde saproductionthéâtrale etdesestravaux surl'ésotérisme quil'ont faitconnaître d'un trèslarge public(Lesgrandsinitiés-Rama, Krishna, Hermès, Moïse, Orphée, Pythagore, Platon, Jésus :ce dernierouvrage estencore reédité actuellement). Sesbiographes distinguent danssavieet sapenséetroispériodes successives: lapremière deWagner, ladeuxième deMargueriteAlbanaMignatyverséedans l'ésotérisme et dont il tombaéperdumentamoureux,et la troisièmede Rudolf Stei-ner,créateurde la théosophie. Acetteplace,nousenresteronsbien sûrau domainewagnérienetessentiellement à Tristan. Contrairement auxdeuxpersonnages précédents,Schuréne connaissaitpratiquement riende Wagner en 1865. Encorejeuneétudiant, aprèsla Sorbonne, lesuniversitésdeBonnetHeidelbeig(cetAlsacien avaitunedouble culture), il setrouvaità Munichdepuisle printemps 1865pour poursuivre ses recherchessur le Lied ou le chant populaire allemand.Mais ne pouvant, dira-t-il plus tard, "sedéfendre d'une secrète sympathie pour unhommequi avait le don de secouer tous les esprits et de bouleverser le monde"9 une fois mis aucourant de la prochaine création de Tristan, il obtint de son logeur un billet et attendit impatiemment...

La citation qui va suivre est extraite des "Souvenirs surRichardWagner" parus plus detrente ans après cet événement : "Lejour désiré arriva. La salle était bondée. Le Roi, âgé devingt ans, parut seul, en costume civil, dans la grande loge royale... Desfanfares bruyantes, des vivats répétés le saluèrent ; mais, les yeux perdus dans son rêve, il semblait nepoint voir la foule qui l'acclamait. M. de Bulow leva son bâton de chefd'orchestre et leprélude commença. Il se développe tout entier sur le motifinsinuant duphiltre d'amourauquel répond la plainte d'un désir timide et languissant. Laprogression par laquelle cesdeuxphrases entrelacées se répètentavec insistance et s'enhardissent en se développantjusqu'aux sonorités les plus aiguës, donne l'idée d'une tendresse partagée et grandissante. A mesure que se dressent les obstacles, elle monte aux dernièresfureurs d'une passion exaspérée et retombe tout à coup dans un accablement mortelpour expirer dans unsoupir".Suit la description de l'action scénique du premier acte et, pour sa musique, il écrivaitceci : "Ceplongeon inattendu dans l'orchestre de Wagner me suffoqua. Je tombailà sanspréparation dans sa dernière manière, dans sa plus audacieuse tentative. Il me semblaitqu'on m'avaitjeté en pleine bourrasque sur un navire en détresse dontj'entendais craquertoutes lesjointures. J'étais secoué en toussens, hachépar les vagues et les coups devent, aveuglé d'écume, assourdi de bruit. Livréà cet orchestre nerveux et bondissant, ilmefut impossible au premier moment de me retrouver dans l'effervescence des motifs.Peu à peu cependant, je m'habituai à la manœuvre, je mefamiliarisai avec les ressauts de

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cet océan d'harmonie, et la lumière se fit dans son chaos apparent. Bientôtj'éprouvaiquelque chose de nouveau et de surprenant. Mon regard, devenu visionnaire par le commentaire vivant de la musique, pénétrait dans le dedans despersonnages. Ils devenaienttransparents pour moi ... J'étais entrédans cette illusionparfaite de l'art quiprocure uncompletoubli de soi " : ceci pour le premier acte. Autres citations : "Jetraversaicomme ensonge la merveilleuse nuit d'amour du secondacte, où les amants pénètrent graduellement dans l'au-delà de leurrêve, dans leur monde à eux" ; dans l'acte suivant, "Ily a latristesse noire, la désolationnavrante de la solitude et de la séparation. Aucun drame n 'adonné une si puissante expression à la maladie de l'amour avec ses fièvres, ses abattements, ses hallucinations etsesfrénésies. Lapiècefinie, lepublicappela l'auteur. Quandla toilese leva, unhomme d'une petite taille apparut entre les hautesfigures de Tristan etd'Iseult, auxquels il donnait la main. Sonvisage étaitfiévreux etpâle. Il s'inclinad'un airsévère devant le public, puis, se tournant vers ses interprètes, il leur secoua la main àplusieurs reprises, comme pour reporter sur eux la meilleure part du succès"... Schuréconclut : "Cette représentation demeure dans mon souvenir laplusgrande impression dramatique et artistique de ma vie. Je n'avais pas l'idée d'une telle intensité, d'une tellevéritéd'expression dans l'idéal leplus exalté".

Mais ilyeutpourSchuré unesuite à cette "première". Lesjourssuivants, ilnepouvaitpluspenserà autrechose. "C 'était une obsession etloin delafuir, je m'yabandonnais toutentier ". Ileutalors l'idéed'écrire àWagner pour lui faire partdesonenthousiasme alors quelacritique allemande étaitplutôtdéfavorable pourl'œuvreet,danslecontexte munichois, hostile àsonauteur. Pardiscrétion, Schuré n'indiquapassonadresse. Mais Wagner, ayant prisdesrenseignements, luirépondit enl'invitant àvenir levoir. Après unaccueil chaleureux, illuidit : "Votrelettre m'afait unplaisir extraordinaire. Je l'aimontrée au Roi etje lui ai dit : Vous voyezquetout n 'estpasperdu ! ". "Comment, m'écriai-je, tout serait-ilperdu aprèsla merveillede ces représentations ? Vous avez lapresse contre vous, mais le public vous suit... "Ilm'interrompit vivement : "Ne croyez pas cela, il n'y comprend rien. Quand un Françaiss'enthousiasme, à la bonne heure, levoilàparti. Mais lesAllemands, cen'estpas lamêmechose. Quandpar hasard ils sont émus, ils commencent à se demander si leur émotion estd'accordavec leurphilosophie, etilsvont consulter laLogique de Hegel ou laCritique delaraisonpure de Kant, àmoins qu 'ils n'écrivent dix volumespourprouver qu 'ils n'ontpasété émus etqu 'ils nepouvaientpasl'être. Ah !cepublic, cettepresse, cette critique, voyez-vous, tout celaestdu dernier misérable ; celan'existepas ". "Alors, vous n'êtespas satisfait ?" «Satisfait ? Oui, quandj'aurai mon théâtre, alors peut-être me comprendra-t-on.Pour le moment, je suis excédé, et vous me trouvez dans un formidable énervement".Ensuite, dans son récit, Schuré selivre très longuement àune description physiognomonique etcaractérielle dupersonnage Wagner, comme iln'en existe apparemment aucune autre, avantd'aborder leurconversation surlesprojets encours deWagner.

Après cette première, après cette visite, ilyeut enfin ceque Schuré appelle le"Concert

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duRoi".Eneffet, Schnorr quiavait étédel'avisunanime unchanteur etunacteur exceptionneldansTristan, et qui,dorénavant, voulait sevouercomplètement à l'art wagnérien, avaitencoreun engagement à remplir à Dresde et devaitpartirde Munich. Louis IIordonna avant un concertprivéréservéà quelques privilégiés, etSchuré, invité parWagner, futdeceux-ci :pagesorchestraleset SchnorrdansWalther, Siegmundet Siegfried. Schnorrn'avait plusquehuitjours à vivre.

Schuré retournera à Munich en 1868 pour la création des Maîtres Chanteurs, à la secondereprésentation (autresFrançais ayant assisté à lacréation :Leroy, Joncières, Pasdeloupet Chandon). Il entreprendra au cours de cette année la rédaction de : Le Drame musical etl'œuvre de Richard Wagner paru à la Revue des deux mondes, et qui sera refondue et augmentée sous le titre Le Drame musical publiéen deuxtomesen 1875 :TomeI :LaMusique etla Poésie dans leur développement historique et Tome II Richard Wagner - Son œuvre etson idée. En 1910, l'édition sera augmentéedes "Souvenirs sur Richard Wagner". En 1869,Wagner écrit à Louis II : "Unautrejeune ami m'arrivade Paris, Edmond(sic) Schuré avecsajeunefemmepour mefaire son compliment à l'occasion de monanniversaire ".On peutdire au passage que cette amitié fut assez intimecarWagner eut le projetd'épouser Cosima enAlsace devant le pasteur Nessler,beau-pèrede Schuré,et plus trivialement il comptait sur cetami pour lui expédier de Paris du tabac... Il va assisterensuiteà l'avant-dernière répétition del'Or du Rhin à Munich. Mais il rompra quelque temps avec Wagner au moment de la guerrefranco-prussienne et de la parutionde Une capitulation. Malwidade Meysenbug,une des plusnobles apparitions qu'il lui été donné de contempler,restant son lien avec l'Allemagne. La relation avec Wagner reprendra cependant en 1873où il sera invité à Bayreuth. Wagner,dans unelettre à Judith Gautier, écrit : "J'aime les Français, maisje détestelesAlsaciens (excepté leseul Schuré qui a reçu mon absolution absolue)". Schuré reviendra à Bayreuth pour lesfestivals de 1876,1883,1891,1894,1899 et 1901.

Pour conclure, nous ferons une incursiondans les zones mystérieuses de l'occultisme encitant ce passage du livre de Schuré, Le théâtre initiateur, et concernant Tristan et Isolde :"Wagner, le grand artiste et le poète inspiré, nepouvaitpas terminerpar une imagefunèbreson dramefavori qui célèbre le triomphe de l'Amour. Aussi la transfiguration d'Yseultet l'apothéose de son amantsuivent-elles la mortde Tristan. Devant la dépouille de l'Aimé,elle reprend le chant de résurrection déjà entonné au deuxième acte. Ses ailes se sontélargies, leur battementembrasse le ciel. Elle croit voir l'âme de Tristan se dégager de soncorps et monter dans un océan de lumière sonore. Elle monte avec lui, bercée sur lesvagues de l'immense symphonie. On a voulu donner à cette fin un sens pessimiste, unecouleur de bouddhisme négatif. C'est une erreur. Toute l'œuvre, paroles et musique dit lecontraire. L'évanouissement d'Yseultn 'exprime que lafélicité suprême de lafusion aprèsles affres de la séparation. Unes 'agitpas ici de la dispersion dans les éléments, mais d'unerésurrection dans une atmosphèrefluide et diaphane ".

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