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MARX ET LES ABSTRACTIONS André Tosel Centre Sèvres | Archives de Philosophie 2002/2 - Tome 65 pages 311 à 334 ISSN 0003-9632 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2002-2-page-311.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Tosel André, « Marx et les abstractions », Archives de Philosophie, 2002/2 Tome 65, p. 311-334. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.136 - 03/06/2013 20h08. © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.136 - 03/06/2013 20h08. © Centre Sèvres

Tosel- Marx Et Les Abstractions

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MARX ET LES ABSTRACTIONS André Tosel Centre Sèvres | Archives de Philosophie 2002/2 - Tome 65pages 311 à 334

ISSN 0003-9632

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2002-2-page-311.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Tosel André, « Marx et les abstractions », Archives de Philosophie, 2002/2 Tome 65, p. 311-334. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres.© Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays.

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Marx et les abstractions

ANDRE TOSEL

Université de Nice-Sophia Antipolis

La pensée comme acte du concevoir se donne pour tâche de saisir leconcept, l’universel, qui permet de déterminer les caractéristiques identi-fiant l’objet, en laissant de côté celles qui le donnent à notre intuitionsensible, ou à la représentation, mais ne peuvent fixer ce qu’est l’objet en sonessentialité. L’abstraction vise la loi, l’essence du concret donné. Elle impli-que une activité de séparation, d’analyse, de décomposition du concretdonné en sa richesse confuse et confondante, mais les éléments relativementsimples ainsi déterminés permettent ensuite de procéder à la synthèse del’objet concret. La connaissance est le mouvement du concret au concret parl’abstrait. Elle est un cercle qui part d’un concret donné pour aboutir auconcret connu ou pensé. Le moment de l’abstraction est le moment moteurde ce cercle en ce qu’elle ménage une prise de distance, un éloignement de lavie donnée comme évidence et elle produit ce résultat qui est l’universel, lacatégorie, obtenue par la négation des particularités initiales.

S’il est simple de définir l’abstraction comme moyen et milieu de laconnaissance, il est difficile de la produire. En effet, naît immédiatement lesoupçon que la prise de distance qui la constitue et la négation qui est sonacte n’en fassent l’autre de la vie, du concret réel. Le fait de nier desparticularités initiales peut se révéler être la négation du particulier quecelles-ci révèlent. L’abstraction déchoit alors au rang d’instrument inadé-quat de la connaissance, indéfiniment éloignée du concret qu’elle menace deremplacer en prenant pour le concret son double, son idéalisation fantasma-tique, un simple substitut, un nom qui voile la chose même au moment où ilcroit la saisir. Si la compréhension du concret renvoie à un acte de la penséenécessairement abstrait, et au résultat de cet acte, il demeure que l’abstrac-tion est ambiguë et équivoque. Elle se dit en plusieurs sens et se partage endeux dictions opposées : celle du nom utile, mais à jamais différent de lachose concrète, et celle de l’essence effective de la chose même.

La question du cercle concret-abstrait est au cœur de pages fameuses deMarx, l’introduction non publiée aux Grundrisse der Politischen Oekonomiede 1857-1858. Elle a fait l’objet des derniers débats théoriques entre marxis-

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tes dans les lointaines années soixante en Italie (Galvano della Volpe, LucioColletti, Nicola Badaloni, Cesare Luporini), en France (avec la lectureanti-historiciste de Louis Althusser, et ses critiques par Henri Lefebvre ouLucien Sève), en Allemagne (ce sont les débats sur la logique du Kapitalinaugurés par Reichelt et Rosdolsky). Cette question était en fait celle de lascientificité même de la critique marxienne de l’économie politique. Mérite-t-elle d’être réouverte alors que la philosophie contemporaine semble avoirfermé le dossier Marx ? Nous soutiendrons que oui, non pas seulement pourdes raisons relevant de l’histoire théorique, mais pour des raisons substan-tielles. En effet, si l’économie-monde a pour réalité concrète le développe-ment des puissances du capital et de son abstraction réelle, la thématiquemarxienne qui élève au concept cette abstraction et ses contradictions doitêtre sollicitée et interrogée dans sa porté historico-mondiale. Au risque depasser pour démodés, nous étudierons, sur le cas symptomatique de l’ana-lyse marxienne du travail, le passage de la critique de l’abstraction spécula-tive chez le jeune Marx (I) à la problématique de l’abstraction scientifique(II), et le développement de l’abstraction scientifique concernant le travailabstrait chez le Marx de la maturité (III).

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Développée dans les Manuscrits de 1844, et dans la Sainte Famille de1845, la critique marxienne donne à la pensée la tâche de partir de ce qui luiest donné et qui se présente à elle comme donné sensible pour dégagerl’abstrait qui en procure l’intelligibilité. Mais, pour Marx comme pourHegel, la pensée ne se confond pas avec l’abstraction propre de l’entende-ment qui est constituée de déterminations fixes et isolées. Marx présupposeen quelque sorte la pertinence de la thèse hégélienne identifiant la bonneabstraction et la dialectique : toute idée vraie qui se comprend commeproduction d’énoncés finis et isolés laisse en dehors d’elle des aspectscontradictoires non pensés, aspects qu’elle ne comprend pas et dénoncecomme faux. Dans cette mesure cette idée vraie se renverse en idée fausse. Levrai, la bonne abstraction, n’est pas une simple essence, abstraite au sensd’enfermée dans une proposition fixée et séparée de ce dont elle est abstraite,elle est celle du vrai comme processus, de l’abstrait, comme processus qui àla limite coïncide avec le procès dialectique du savoir tout entier.

Les abstractions de l’entendement ne sont pas tant abolies que contenuescomme moments du savoir. Il s’agit de développer le concret de pensée, leconcret pensé en sa vie, l’abstraction comme concept dialectique qui permetde penser ce que l’entendement abstrait arrêté devant la contradiction estincapable de concevoir, c’est-à-dire la connexion, le passage, le mouvementnécessaire et interne, immanent, des choses, la vie propre de chaque réalité

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du monde en sa totalité. « La dialectique est ce dépassement immanent danslequel la nature unilatérale et bornée des déterminations d’entendement sepose comme ce qu’elle est, à savoir comme leur négation. La dialectiqueconstitue par suite l’âme motrice de la progression et il est le principe parlequel seule une connexion et nécessité immanente vient dans le contenu dela science, de même qu’en lui en général réside l’élévation vraie, nonextérieure au dessus du fini » (H(6(*, Encyclopédie des sciences philosophi-ques, traduction B. Bourgeois, 1970, p. 189). Ainsi est récusé tout nomina-lisme qui ferait de l’abstraction un simple nom, une désignation utile, maisprivée de portée cognitive intrinsèque, un schéma provisoire se sachant tel,autorisant la construction d’énoncés significatifs, mais renonçant à touteadéquation à la réalité. Avant de s’en prendre à l’abstraction spéculative deHegel, Marx hérite du double combat de Hegel contre le rationalismeabstrait d’entendement et contre le nominalisme empiriste. La bonne abs-traction ¢ la « dialectique » de la raison ¢ ne se donne pas pour fonctiond’ériger le concret en réalité inépuisable et insaisissable, de dénier à l’abs-traction conceptuelle le pouvoir de saisir la réalité à ses divers niveaux deprofondeur et de déterminité. Bien au contraire, la bonne abstraction a pourhorizon sa propre spécification en une série de niveaux hiérarchisés orientéssur la détermination de la sphère concrète la plus décisive.

Le point le plus important de ce commencement hégelien de Marx résidedans le lien qui unit refus du nominalisme et critique de l’abstrait d’enten-dement. Le cercle concret (donné)/abstrait/concret (pensé) comprend deuxmoments qu’il faut analyser.

¢ Le premier moment entend penser l’essence de ce qui se présentecomme concret. Parvenir à ce qui est autre que le concret exige la traverséedes données immédiates avec pour présupposé que derrière l’immédiat il yait quelque chose d’autre qui, libéré de la certitude sensible, soit comme lastructure du donné. Une telle essence est visée non pas comme une idéerégulatrice, inaccessible, posée comme une asymptote, mais comme fonda-trice de l’ordre concret même. On peut donner l’exemple que Hegel donnelui-même dans la Logique de l’Encyclopédie et qui aura un destin paradoxalchez Marx, celui du fruit. Le concept abstrait ou universel de fruit est bienl’autre de tous les fruits particuliers. Il s’abstrait de la pluralité des êtresconcrets en ce qu’il est leur négation : l’essence n’est pas le concret dont elleest l’essence. Mais il fait préciser le lien qui unit l’abstraction qu’est l’essenceet la négation du concret qui la caractérise. Il faut comprendre que c’est lapluralité des concrets réels ¢ les fruits les plus divers ¢ qui exige de par sonmouvement immanent même d’être pensée en son essence. L’essence« fruit » est le résultat, le fruit en quelque sorte du mouvement du concret,du mouvement de cette pluralité, laquelle ne se borne pas à se situer commeabsence de détermination, comme autre indéterminé des fruits concrets. Si

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l’essence « fruit » était l’absence vide de tous les fruits concrets, le mouve-ment par lequel la pensée du concret (les fruits particuliers) vise son essencepar négation des déterminations immédiates de ces fruits serait un processusd’évidement, d’appauvrissement. Alors on aurait non pas l’essence, mais unsimple nom, une mauvaise abstraction d’entendement, c’est-à-dire l’ensem-ble des propriétés communes aux fruits, leur « loi » de description. L’essencevraie pose sa différence d’avec les concrets dont elle est l’essence comme celamême qui est produit logiquement par le devenir du concret lui-même.Celui-ci se pense ainsi en se nommant et il faut penser ce qui est dit par etsous ce nom.

En ce sens, le « fruit » est l’avenir immédiat du concret. L’essence,l’abstrait, est le produit du mouvement réel des choses pensées, et cemouvement est la racine réelle de l’organisation du concret. L’essence viséel’est comme fondatrice de l’intelligibilité des fruits concrets, fondement quise détermine comme résultat de leur mouvement, sans jamais être à son tourune chose, un fruit séparé dans un impensable arrière-monde, qui existeraitin re, comme chose (séparée) des choses, chose universelle dont dépen-draient les choses particulières qu’elle nomme. « Il faut ici différenciersuivant leur détermination propre l’universel et le particulier ; l’universel,pris formellement et posé à côté du particulier, devient lui-même quelquechose de particulier. Une telle proposition, dans le cas de la vie courante,frapperait d’elle-même comme inadéquate et maladroite comme si parexemple quelqu’un qui réclamerait des fruits, repousserait cerises, poires,raisins, etc., sous prétexte que ce seraient là des cerises, poires, raisins, maisnon pas des fruits » (H(6(*, idem, § 8, p. 158). L’essence renvoie à l’êtrepensé de cet universel qui comme tel récapitule dans la pensée des traitscaractéristiques de tous les fruits et se constitue comme la structure intelli-gible étudiée par le spécialiste en physiologie végétale. L’infinie multiplicitéde ce divers concret que sont les fruits ne s’oppose pas à l’essence abstraite defruit. Cette multiplicité impose d’elle-même à la compréhension, par delà lenom qui la désigne, de se faire connaître en opérant, avec la négation desparticularités concrètes de chaque fruit, l’émergence de l’essence abstraite,du concept de fruit, laquelle permet tout à la fois de la dire et de lacomprendre.

¢ Second moment. Si les concepts abstraits réfléchissent le mouvementdes choses concrètes et les récapitulent dans la pensée, ces choses se consti-tuent comme mouvement de leur pensée et limite de cette pensée. Leconcept abstrait a pour fin interne, donnée dans l’immanence de la pensée, lacompréhension du monde. Il faut que dans une seconde étape la pensée fasseretour à la pluralité des fruits. L’essence ne peut demeurer, une fois poséecomme raison interne des particuliers concrets, dans son vide, elle ne peutexister dans l’indétermination de son essentialité séparée. Il lui faut entrer

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dans l’existence déterminée, sortir de sa simplicité fondatrice, en se produi-sant comme fondement de son point de départ immédiat, comme acte deposition de ses présupposés. C’est le passage de l’essence abstraite à l’exis-tence déterminée qui transforme le concret en concret pensé, riche de sesdéterminations enfin éprouvées ou élucidées. Il ne suffit pas que l’idée soitadéquate au concret objet de pensée, ni que le monde concret soit adéquat àson concret de pensée, l’abstrait. Il faut que le monde et comme concret réelet comme concret de pensée se manifeste comme adéquation de la pensée àla réalité. Si ce second moment ne pouvait se constituer, le mouvement del’abstraction nous aurait éloigné à jamais du monde concret pour s’ériger enfondement séparé, abstrait au sens de l’abstraction d’entendement. Lefondement est acte de fondation, il pose et se pose comme unité du conceptet de la réalité concrète. Telle est la bonne abstraction du concept de laraison. Le cercle concret-abstrait-concret conduit à pénétrer le monde par lapensée tout comme le monde manifeste qu’il est cette concrétion de lapensée. A la fin du processus, se produit l’unité de l’idée et de la réalité, etelle nous apparaît de manière telle que cela qui est saisi l’est comme étant ensoi et pour soi dès le début le vrai fondement du concret.

Or c’est ce second moment propre à l’abstraction spéculative que Marxcritique en donnant à la qualification de spéculatif un sens péjoratif. Ilretourne Hegel contre lui-même. « Le mystère de la construction spécula-tive », son mysticisme, consiste à s’imaginer que le Fruit comme représenta-tion abstraite, tirée des fruits réels, est un être réel qui existe hors de moi etqui constitue l’essence vraie de la pomme, de la poire, etc., que l’on peut fairede ce fruit la substance de la poire, de la pomme, etc. Il est inessentiel à lapoire d’être poire, à la pomme d’être pomme. Ce qui est essentiel, spécula-tivement, ce n’est plus l’existence réelle de ces choses pour l’intuitionsensible, c’est l’essence abstraite posée comme fondement qui doit engen-drer les fruits réels. L’abstraction spéculative est une mauvaise abstractiondans sa prétention à engendrer les fruits réels à partir d’elle-même sousprétexte de les fonder. Les fruits réels sont érigés en simples modes d’exis-tence de leur essence vraie, le fruit comme substance (M!#5, SainteFamille, 1969, p. 73-74). L’abstraction spéculative est une nouvelle versionde l’abstraction d’entendement critiquée à juste titre par Hegel, elle aboutità imposer une forme subtile de nominalisme : la prétention de fonder leconcret réel à partir du concret de pensée érigé en puissance productive faitde celui-là un milieu séparateur, une chute, une apparence de celui-ci.S’opère une inversion selon laquelle le sujet réel et concret devient l’attributde son prédicat abstrait hypostasié en sujet. C’est la réalité concrète quidevient le prédicat de l’idée abstraite.

Le texte de la Critique du droit hégelien de 1843 était encore plusexplicite dans la mesure où il montrait de quel prix se paye cette spéculation-

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inversion. Le concret se venge puisque l’abstrait qui est supposé le produirene peut avoir de contenu propre sinon celui de la réalité empirique tellequ’elle est, non comprise, non critiquée, répétée dans son empirie la pluscrasse. Ainsi l’Etat hégélien reçoit bien le chrême de son sens abstraitd’universel opposé à la particularité concrète de l’Etat historique, mais iln’est que le redoublement de ce dernier qui a pour contenu les conflits desintérêts privés de la société civile. Le fondement abstrait n’est que la formeséparée d’un contenu non élucidé en ses déterminations et en son mouve-ment. L’Etat qui se pose comme le fondement rationnel de la société civile,son présupposé empirique, visé et produit par le développement des contra-dictions de ce présuppposé, se révèle être, non pas le fondement rationnel dece présupposé, mais son redoublement tautologique ; il n’est pas fondateurmais fondé dans et par le mouvement de transsubstantiation mystique quesubit le développement des contradictions de la société civile qu’il nedépasse qu’en idée. Les déterminations empiriques de l’Etat sont énoncéescomme rationnelles et acceptées telles quelles alors qu’elles ne sont que ledéplacement des déterminations de la société civile qui, loin d’être ce qu’ilfaut fonder, se révèle être le fondement incompris de son pseudo-fondement.L’abstraction spéculative hégélienne ne donne que la forme extérieure de lascience de l’Etat et elle la donne en inversant les termes de l’objet étudié.L’idée juste ¢ développer le concept de la chose à partir des rapports réels ¢échoue en ce que le concept, l’idée d’Etat, résultat à obtenir, devient sous saforme immédiate producteur de l’instance qui le produit, celle-ci devenantalors le produit de son propre produit.

Cette critique jeune-marxienne de l’abstraction spéculative est directe-ment empruntée, on le sait, à la critique de la religion développée parFeuerbach en terme d’aliénation. L’aliénation politique, le politico-étatiquecomme aliénation, est une figuration de l’aliénation comme inversion parlaquelle un sujet réel se fait le produit de son prédicat ou attribut, et fait decet attribut du sujet (réel) le sujet (imaginaire) posant cet attribut. Très viteMarx identifie dans les individus réels, membres de la société civile, le sujetconcret dont il faut produire la science en inversant théoriquement l’inver-sion spéculative qui les soumet à l’abstraction de l’Etat, et donc en désalié-nant pratiquement ces individus de leur aliénation politique puisque l’abs-traction étatico-politique est réelle comme mécanisme efficace del’imaginaire devenant réalité. La critique de l’abstraction spéculative-politique est mouvement de lutte réelle qui rend les individus au mouvementde production autonome de leur vie sociale. Qu’il s’agisse de l’Etat, du Dieudes religions, de la légitimation de l’ordre humain, l’abstraction a le statutd’une réalité mentale puisque elle est le résultat d’un processus « psycho-logique » par lequel des individus concrets se pensent comme dépendantsd’un « universel », produit de leur activité mentale, érigé en sujet imaginaire

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mais efficace de cette activité. La critique doit alors produire l’intelligencedes conditions réelles déterminées qui ont motivé cette production del’abstraction, et ensuite éclairer le mouvement de transformation de cesconditions permettant la suppression de la mauvaise abstraction et la réap-propriation par les individus concrets de leur activité.

Marx a donc étendu le modèle de la critique feuerbachienne de l’abstrac-tion comme aliénation à toutes les autres sphères de la vie réelle puisque avecles Manuscrits de 1844 la pratique économique et le travail sont interprétéscomme inversion de l’activité concrète des travailleurs sous la domination decette abstraction que constitue la division capitaliste du travail. De cettepremière théorie critique de l’abstraction, il faut tout d’abord retenir deuxpoints qui sont des acquis durables : a) la thèse de méthode : avant toutremplacer la logique spéculative et ses formules générales par « la logiquespécifique de l’objet spécifique » ; b) cet objet spécifique est toujours d’unemanière ou d’une autre l’activité des individus ou sujets réels que le conceptscientifique ne peut interpoler par recours à la seule inversion, mais doitéclairer en son irréductibilité positive. Mais c’est ici que Marx rencontre ladifficulté qui se révèlera motrice de son changement de point de vue surl’abstraction et qui lui permettra de donner une théorie de la bonne abstrac-tion scientifique et de la pratiquer pour son compte en analysant les abstrac-tions réelles, non mentales, du mode de production capitaliste.

Cette difficulté prend la forme de deux problèmes intimement liés l’unà l’autre.

¢ Celui de la détermination de ces sujets réels dont il faut partir, commele précise l’Idéologie allemande, et auxquels il faut retourner muni de lascience de leurs relations et mouvements : s’agit-il des individus considéréscomme origine relativement autonome des institutions que sont l’Etat et lasociété civile-bourgeoise ou comme définis par d’autres rapports réels ?Comment, une fois découverte l’objectivité historique des rapports sociauxde production liant ces individus, maintenir à la fois le point de départ dansles individus réels et éviter de réduire ces rapports à de simples objectiva-tions de comportements individuels ?

¢ Le problème rebondit en ce qu’il devient de plus en plus problémati-que, avec l’analyse des rapports sociaux de production en leur déterminité,de maintenir la fusion première de la doctrine de l’aliénation généraliséeavec la critique de l’abstraction. Celle-ci ne peut tenir lieu d’opérateurscientifique pour la critique de l’économie politique que Marx élabore dansles années 1857-1863. Il devient impossible de conserver la thèse del’abstraction-aliénation produit d’une activité mentale, le modèle « idéo-logique » au sens strict d’un processus psychique qui conduit à sortir de laréalité, à se déconnecter d’elle, en produisant une entité érigée ensuite enuniversel abstrait : entité valant en soi, idéologisée, comme partie supposée

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rendre compte du tout dont on l’a tiré, fiction qui tend à se procurer la forcedu réel, qui se pose comme principe de réalisation du réel sans montrerqu’elle émane de la nécessité du mouvement de la réalité qu’elle entend sesoumettre.

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On doit revenir sur le texte fameux de méthode où Marx dans l’introduc-tion aux Grundrisse de 1857 propose une conception nouvelle de l’abstrac-tion qui implique un autre rapport critique à Hegel et qui repose sur le cercleréaliste de l’abstrait et du concret. Si l’on veut connaître la structure dumode de production capitaliste, la bonne méthode, « la seule scientifique-ment correcte », ne consiste pas « à commencer par le réel et le concret quiconstituent la condition préalable effective », mais « à s’élever de l’abstrait auconcret », « manière pour la pensée de s’approprier le concret, de le repro-duire sous la forme d’un concret de pensée ». Ou encore : « Le concret estconcret parce qu’il est la synthèse de multiples déterminations, donc unitéde la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès desynthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit levéritable point de départ et par suite également le point de départ de la vueimmédiate et de la représentation. La première démarche ¢ celle qui partd’un concret pour le réduire à des abstractions simples sans pouvoir dépas-ser le niveau de rapports généraux ¢ a réduit la plénitude de la représentationà une détermination abstraite ; avec la seconde, les déterminations abstraitesconduisent à la reproduction du concret par les voies de la pensée ». Ce textemérite attention en ce qu’il critique l’empirisme des premiers économistesen reposant la question de l’abstraction scientifique et en la mesurant àl’abstraction spéculative : il entend se distancier de Hegel, mais en recon-naissant à celui-ci le mérite d’avoir visé le savoir ou concept de l’objet en sonmouvement propre, en écartant aussi la méthode empiriste et ses illusions deconcrétude immédiate. Marx réévalue le « concret de pensée », il donne unefonction décisive à la bonne abstraction scientifique qui est le rassemblementde multiples déterminations dans l’unité de la diversité. Ce recours à Hegelest évident dans la manière dont Marx montre comment production,consommation, distribution se déterminent en moments constituant unmême processus où chacun passe dans l’autre et se médiatise avec lui. Mais cerecours est immédiatement limité et la distance critique ménagée. « Rien deplus facile pour un hégélien que de poser la production et la consommationcomme identiques », Marx reste ferme dans son refus de confondre lemouvement de constitution de « l’abstrait de pensée » avec l’engendrementdu concret réel par cet abstrait : « C’est pourquoi Hegel est tombé dans

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l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se concentreen elle-même, s’approfondit en elle-même, se meut en elle-même ». Le cercleselon Marx n’est pas celui hégélien de l’identité devenue comme identité dela différence et de l’identité, c’est un cercle qui s’ouvre continuellement surla différence que constitue le concret de départ. Ainsi le processus quienchaîne les moments de la production, de la consommation et de la distri-bution est en fait un processus où la production « est le véritable point dedépart et par suite le facteur qui domine, l’acte dans lequel tout le procès seréalise à nouveau » (M!#5, 1957, p. 158-159). La pensée est bien une activitéproductive mais elle ne produit pas le processus de production réelle que sapratique propre s’approprie dans la représentation. La réalité, celle de l’actede production accompli par des individus réels en tous ses moments,demeure une différence, elle est affectée d’un coefficient de pesanteur quin’en fait pas un début, un initium, qui contient déjà en lui-même sa finidéale, un présupposé voué à être complètement posé. Elle demeure unprésupposé qui résiste au mouvement dialectique spéculatif ; elle est unedifférence qui pose son rapport à l’autre et initie le processus antihégelien dela différence de l’unité et de la différence (voir B. B-'#6(-$,, 1993).

C’est à un autre niveau que Hegel est désormais critiqué sur la base d’uneappropriation réaliste-matérialiste de la théorie du cercle concret-abstrait.La critique de l’abstraction spéculative est déplacée dans le sens d’uneréévaluation de l’abstraction scientifique, mais celle-ci est comprise dans laperspective réaliste impliquant le primat de la différence. Hegel est alorsreconnu comme le philosophe, l’idéaliste par excellence auquel Marxs’oppose comme le critique matérialiste par excellence. « Pour la conscience¢ et la conscience philosophique est ainsi faite que pour elle la pensée quiconçoit constitue l’homme réel et que, par suite, le monde réel n’apparaîtcomme réel qu’une fois conçu ¢ pour la conscience, donc, le mouvement descatégories apparaît comme l’acte de production réel ¢ qui reçoit une simpleimpulsion du dehors et on le regrette ¢ dont le résultat est le monde ; et ceci(mais c’est là encore une tautologie) est exact dans la mesure où la totalitéconcrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale duconcret, est en fait un produit de la pensée, de la conception ; il n’est parcontre nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, quipenserait en dehors de la vue immédiate et de la représentation, mais unproduit de l’élaboration de concepts à partir de la vue immédiate et de lareprésentation. Le tout, tel qu’il apparaît à l’esprit comme une totalitépensée, est un produit du cerveau pensant qui s’approprie le monde de laseule façon qu’il lui est possible (...). Après comme avant, le sujet réelsubsiste sans son indépendance en dehors de l’esprit ». (idem, p. 165-166).

Le sujet réel, l’activité productive déterminée des individus réels, tout enétant approprié par la pensée, n’est pas posé par elle, il demeure sa présup-

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position. On a donc une adhérence de la présupposition qui interdit toutecoïncidence avec le présupposé une fois celui-ci posé par le mouvement de lapensée. Quelque chose d’aristotélicien contamine ou rectifie l’hégélianismeintentionnellement tronqué de Marx. Si c’est bien le concret même, lesindividus réels et les rapports réels les liant, qui impose et conditionne lepassage à l’abstrait qui le pense, on peut voir en ce réel immédiat commel’analogue des substances premières, les ousiai protai. Ce sont elles quilimitent la pensée, elles sont la différence irréductible qui mobilise etcirconscrit le mouvement de l’abstraction scientifique ou conceptuelle. Cetaristotélisme secret est en fait très profond : Aristote en effet déterminait lessubstances premières comme des « réceptacles d’opposés », et Marx pose leconcret réel comme autre ou différence de la pensée et il caractérise cettedifférence en termes d’opposés et de contradictions, celles-là même que lapensée identifie comme formes de mouvement des rapports liant les indivi-dus réels. La différence qu’est le concret présupposé s’impose comme étanten elle-même structurée par des différences : différence de différences. Cesont les oppositions ou plutôt les contradictions réelles qui sont présuppo-sées comme imposant le passage au concept, à l’abstraction. Marx hérite biende la catégorie dialectique hégélienne de contradiction, mais il la reformuledans le sens du réalisme aristotélicien. Le mouvement du concret réel n’estpas celui d’un sujet qui se donne à penser comme différence en attendant deretrouver à la fin une identité seconde et supérieure, identité de l’identité etde la différence (comme le montre la pénétrante étude de B. Bourgeois quenous suivons ici (Actuel Marx, no13, 1993)). Le concret présupposé est doncune pluralité différente de la pensée qui s’impose à celle-ci comme ensemblede différences. Le passage du concret à l’abstrait de la pensée repose ainsi surle présupposé de la contradiction réelle. Le mouvement du concret naît de lacompénétration des opposés réels. On ne conçoit le concret-présupposéqu’en le saisissant par l’attribution de la catégorie, et cette abstraction sedétermine comme étant la catégorie de contradiction réelle. De l’intérieur deson abstraction, la catégorie manifeste une adhérence au réel présupposé quila contraint à se mesurer à lui et à ses contradictions et qui règle le mouve-ment immanent du savoir.

Mais le mouvement de spécification de l’abstraction ne fait que commen-cer. Marx montre dans le même texte de 1857 que toute abstraction doit êtrespécifiée. A commencer par l’abstraction majeure de la critique de l’écono-mie politique, celle de la production. « L’objet de cette étude est tout d’abordla production matérielle. Des individus déterminés produisant en société ¢donc une production d’individus socialement déterminés, tel est naturelle-ment le point de départ » (M!#5, 1957, p. 149). « Quand nous parlons deproduction, c’est toujours de la production à un stade déterminé du déve-loppement social qu’il s’agit ¢ de la production d’individus vivant en

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société » (idem, p. 150). La production en général est ainsi une abstractionindéterminée qui permet de penser « certains caractères communs, certainesdéterminations communes » à toutes les époques historiques de la produc-tion. Mais le travail de la pensée exige une spécification de ces abstractionscar des déterminations communes ne le sont qu’à certaines époques et sontmoins communes que d’autres. Et néanmoins elles importent pour penseren leur différence les époques qu’elles caractérisent. « La production engénéral est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, dans la mesureoù, soulignant et précisant bien les traits communs, elle nous évite larépétition. Cependant ce caractère général, ou ces traits communs, quepermet de dégager la comparaison, forment eux-mêmes un ensemble com-plexe dont les éléments divergent pour revêtir des déterminations différen-tes. Certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d’autressont communs à quelques-unes seulement » (150-151). Il faut aller jusqu’àconstruire par la pensée l’abstraction la plus déterminée, celle qui permet desaisir la production capitaliste comme stade historique réel de la production,c’est-à-dire de penser « la différence essentielle », le capital dans son rapportau « travail accumulé », la différence qui est un système de déterminitésspécifiques, de différences qui sont des opposés.

Les catégories sont des universalisations qui renvoient à leur racineréelle, à des caractères constants déterminés du concret dont on part, et cescaractères ne peuvent être de purs noms, même si leur niveau de saisie estinégal. La production en général se situe à un niveau de saisie général qui faitd’elle une mauvaise abstraction si elle est érigée en absolu, et si elle estséparée de son mouvement de détermination, impliqué lui-même dans lemouvement du réel déterminé. Elle désigne un trait invariant récurrent etréel de toutes les formes déterminées de la production, mais ce trait exige sadifférenciation essentielle pour chaque forme. Il importe de définir la pro-duction comme une dépense d’énergie humaine assurant la vie des hommesdans la nature sous la forme du travail utile, indépendamment de la formeprise en chaque forme de société. Mais cette définition est comme telleincomplète, partiale, et l’invariance exige d’être déterminée en chacune desformes de sa variation en raison des oppositions internes qui caractérisentchacune d’elles. Il faut donc produire les hiérarchisations déterminées del’abstrait sous lesquelles la pensée abstractive fait en quelque sorte sedévelopper la totalité d’abord amorphe du réel immédiat. Les abstractionslogiques s’organisent et se constituent en totalité organique, leur mouve-ment nous fait en quelque sorte assister au développement de cette totalitéen ses différenciations. Mais il faut encore préciser que le « penser » ne trouvepas ses catégories « dans » la réalité empirique, le concret immédiat. Ilcommence par les noms dans lesquels se dit ce réel et par les représentationsafférentes (argent, valeur, salaire, profit). Le penser produit en son propre

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milieu l’autodéveloppement de la « rationalité » capitaliste. Il ne crée rien, ilne produit pas la production en sa réalité extérieure, il produit en lesdécouvrant tout à la fois les catégories ou déterminations qui rendentintelligible le réel de la production en sa forme sociale déterminée. Marx nedéduit pas ces notions, il produit leur auto-articulation en leur ordre proprede connexions. Il montre de fait que toute abstraction scientifique estmenacée d’insuffisance pour deux raisons : de manière générale, d’abord, ence qu’elle peut manquer de distance par rapport au concret immédiat, et, demanière plus particulière en ce qu’elle peut fixer sur elle-même et arrêter lemouvement qui conduit à d’autres abstractions plus articulées ou différen-ciées, seules capables de rendre compte par leurs différences de l’ordred’apparaître du réel. En ce sens, Marx reprend en la déplaçant la critiquehégélienne des abstractions d’entendement sans toutefois avoir à produireun équivalent du concept spéculatif du vieux maître. La production engénéral peut donc se révéler comme mauvaise abstraction d’entendement.

Mais il est un autre exemple de mauvaise abstraction, et c’est celui del’analyse accomplie par l’économie classique de la production générale quisépare les moments de la production stricto sensu, de la distribution, et de laconsommation, en faisant de la première le commencement du processus etde la dernière son but et sa fin. Marx utilise la théorie hégélienne dusyllogisme pour montrer que chacun des termes médiatise les deux autres.Les moments ne sont plus alors de mauvaises abstractions séparées. MaisMarx va plus loin, car ces moments pour l’instant demeurent liés par larelation de l’action réciproque qui, en bonne logique kantienne et hégé-lienne, est une catégorie d’entendement. L’action réciproque ne rend pascompte du mouvement qui produit la totalité de pensée en sa structure-processus différenciée. Marx précise qu’il faut faire de la production cetextrême qui n’est pas seulement le point de départ du savoir égal aux autresmoments, le moment qui embrasse, contient et qui recouvre tous les autres,das übergreifende Moment. Là est produite l’abstraction scientifique la plusdéveloppée qui inclut les autres tout en s’inscrivant à leur côté et en se lessubordonnant dans un complexe hiérarchiquement déterminé d’abstrac-tions qui perdent leur mauvaise abstraction seulement par cette intégrationdans la bonne abstraction comme mouvement dominant de la production.Production et consommation « apparaissent comme les moments d’un pro-cès dans lequel la production est le véritable point de départ et par suite aussile moment qui l’emporte », « l’acte dans lequel tout le procès se déroule ànouveau » (idem, p. 159). « Le résultat auquel nous arrivons n’est pas que laproduction, la distribution, l’échange, la consommation sont identiques,mais qu’ils sont tous les éléments d’une totalité, des différenciations àl’intérieur d’une unité. La production déborde aussi bien son propre cadredans sa détermination antithétique d’elle-même que dans les autres

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moments. C’est à partir d’elle que recommence sans cessse le procès » (idem,p. 164). Marx pense ici dépasser Hegel, mais il oublie chemin faisant quec’est Hegel qui critique l’insuffisance de l’action réciproque. La conceptionde la production comme übergreifende Moment tend à se substituer à ladoctrine hégélienne du concept.

Marx parle le langage du concept dans la mesure où il pense l’automou-vement des déterminations conceptuelles, mais il ne peut assumer la posi-tion hégélienne qui fait coïncider cet automouvement des déterminationsconceptuelles avec la « chose même », parce qu’alors serait produite cetteidentité de la différence et de l’identité qu’il récuse comme mystificationidéaliste et à laquelle il oppose la différence du réel et de ses contradictions,la positivité de ce réel en ses oppositions mêmes. Les catégories ne sont niéquivalentes les unes aux autres, ni dotées de la même puissance explicative,elles forment un organisme où un moment domine tous les autres tout enfigurant comme moment lié aux autres. Cette double inscription de laproduction montre l’inégalité des abstractions scientifiques dans l’imma-nence explicative qui reproduit le mouvement immanent de son objet réel.Les catégories-abstractions sont articulées de manière différentielle et iné-galement concrètes, dans leur abstraction même, en fonction de l’autodiffé-renciation de la réalité en ses moments. En définitive, c’est le capital qui estle plus spécifiquement en son opposition au travail ce moment qui enveloppeet domine tous les autres en se faisant être aussi bien dans ses formesdifférentes qu’en ses cycles, sans pouvoir jamais se faire concept ou esprit ausens hégélien en raison de la persistance et de la résistance que ne cesse de luiopposer son autre, le travail. Le concret de toute manière se conquiertcomme auto-approfondissement des abstractions les plus immédiates dansdes abstractions qui font apparaître des relations de plus en plus riches ausens de plus explicatives, de mieux en mieux articulées en leur autodifféren-ciations (ou synthèse de nombreuses déterminations).

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Mais ce n’est qu’ici que le problème décisif se pose. Marx, dans sacritique mature de l’économie politique, porte au concept, à l’abstractionscientifique, des déterminations réelles qui méritent l’attribut d’abstractionréelle. Comme l’a montré une étude de Roberto Finelli (1987), les catégoriesde travail abstrait, de temps de travail abstrait, de capital, sont des abstrac-tions réelles dotées d’un pouvoir d’imposition inouï. Leur analyse condi-tionne le refus marxien de reprendre la théorie hégélienne du concept pouréviter l’identification du capital au concept, pour résister à l’hégémonie del’esprit du capital, à l’idéalisme du capital comme esprit.

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1) Sur le travail abstrait

L’abstraction scientifique de travail abstrait est décisive pour développerla critique de l’économie politique et du mode de production capitaliste en sadifférence essentielle. On sait que la valeur est l’unité contradictoire de lavaleur d’usage et de la valeur d’échange. La distinction entre travail concretet travail abstrait est le développement partiel de cette contradiction. Lavaleur d’usage renvoie à l’utilité humaine, elle implique le travail commeactivité vécue mettant en œuvre les moyens de travail, les matériaux, ets’achevant dans un produit qualitativement déterminé, apte à satisfaire unbesoin qualitativement déterminé. A ce travail concret s’oppose le travailabstrait qui, lui, renvoie à l’échangeabilité d’un produit défini comme mar-chandise, laquelle ne peut être telle qu’en s’échangeant contre une autremarchandise équivalente selon la formule xA = yB. C’est le travail del’individu comme tel qui lui permet d’échanger avec une série indéterminéed’individus des marchandises en fonction de la même grandeur de valeur lesdéfinissant. La forme valeur comme fondement de l’équivalence des mar-chandises échangées ne s’accomplit qu’avec la forme monnaie, l’équivalentgénéral, et c’est l’existence de la monnaie qui est la forme d’existence inéditedu travail abstrait, lui-même immédiatement présent dans sa liaison autemps de travail abstrait.

Le travail abstrait n’est pas le résultat d’une abstraction mentale ren-voyant aux opérations subjectives d’un sujet connaissant. Il se caractérisecomme acte effectif d’abstraction par lequel la particularité de tel travailconcret se rend indifférente à son contenu et par lequel se constitue dans lesactes de travail une substance immanente qui est une pure dépense de travailquantifiable en raison de cette indifférence aux contenus. C’est cette subs-tance qui rend compte de la possibilité réelle de l’échange des marchandisesselon leur valeur et elle a pour qualité ontologique d’être une quantité réelleuniverselle. Elle se forme dès que les produits du travail concret entrent endes relations d’échange et elle fonde désormais cet échange sans qu’il y ait àtravailler deux fois, une fois concrètement et une autre abstraitement. Letemps n’est pas une manifestation phénoménale de cette substance, il est sonêtre comme temps abstrait. La relation entre travail abstrait et temps detravail abstrait est co-constitutive de ses deux termes. « Le travail qui est ainsimesuré par le temps n’apparaît pas comme le travail d’individus différents,mais ce sont les individus qui paraissent être en travaillant de simplesorganes du travail. » (M!#5, Economie I, Pléiade, 1968, p. 280-283).

Le travail abstrait est immédiatement social, producteur d’une sociabi-lité inédite et spécifique. Le travail de chacun ne peut plus être particularisépar sa concrétude, il ne se différence plus du travail des autres individus, ilest le travail égal de tous et de personne, dont le travail de chacun comme

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agent social laborieux est une détermination quantitative. Il est un liensocial, le lien social moderne. L’abstraction réelle a, elle est la puissance d’unlien spécifique. Elle est une réalité humaine, produit ou résultat d’uneintervention humaine non intentionnelle, et ce résultat devient milieu et acteprésent en chacun de ses modes en ce qu’il constitue la valeur d’échange quile manifeste. La force de travail humain se détermine à la fois commegrandeur, comme quantum homogène et divisible, et comme acte ou énergiepratique. Celle-ci se caractérise par le fait que dans leurs gestes de travail, lesindividualités des travailleurs se trouvent comme séparées de leur concré-tude, et leur vécu de travail devient une répétition sans fin de l’identité d’unmême acte qui est comme tel soumission par renversement de cette énergieà son propre résultat. « Les différentes valeurs d’échange » sont « le résultatde travaux individuellement différents », tandis que comme valeurs d’usageles marchandises produites « représentent » du travail homogène, indifféren-cié, du travail dans lequel l’individualité des travailleurs est effacée.

Marx souligne le point délicat de cette analyse : il faut bien comprendreque l’on ne travaille pas deux fois, une fois concrètement, une autre abstrai-tement. C’est le même acte travail, ou plutôt le même temps, qui s’oppose àlui-même en tant qu’il forme la valeur d’usage et qu’il détermine la valeurd’échange. Le travail abstrait est inséparable de cette opposition et celle-ci estimmédiatement qualitative et quantitative. S’il faut en effet que le contenudu travail en sa particularité soit effacé pour que soit identifiée et renduemanifeste la durée du travail comme durée du temps de travail général ouabstrait, s’opère in actu une réduction du (temps de) travail concret au(temps de) travail abstrait. Cette réduction n’est pas le fait de la conscienceépistémique, elle est celui de la chose même et elle se matérialise dans uneréalité particulière qui, en sa concrétude propre, fait être et apparaître lasubstance-travail abstrait : la monnaie. Le travail abstrait, comme abstraitréel, n’a pas d’autre contenu, ni sens que la négation de ce particulier quesont les travaux concrets dans lesquels il existe. Mais il s’en sépare : dans lamesure où le temps de travail est déterminé comme quantum de travailabstrait ou général, lequel est déterminé comme substance. Il possède à sontour un contenu spécifique qui le distingue d’un simple universel mentalcomme l’universel du « fruit » se distinguait dans la Sainte Famille des fruitsconcrets particuliers. Marx thématise cette existence séparée de l’universeldu travail abstrait qui non seulement se présente dans les concrets mais doitexister comme tel dans un universel concret particulier propre, et c’est ladétermination du travail abstrait comme monnaie ou argent.

Ce point mérite une attention redoublée, en ce qu’il montre que l’oppo-sition ou contradiction structure la relation du travail concret et du travailabstrait. La monnaie est une résolution provisoire de cette contradiction, elleest un cas éminent d’abstraction réelle en tant que « matérialisation du

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temps de travail général, produit de l’aliénation universelle, élimination destravaux individuels. » « Si pour apparaître les unes aux autres comme valeursd’échange, les marchandises acquièrent un double mode d’existence, lamarchandise exclue, en tant qu’équivalent général, acquiert une doublevaleur d’usage. Outre sa valeur d’usage particulière comme marchandiseparticulière, elle acquiert une valeur d’usage générale. Cette valeur d’usage,qui lui est propre, est elle-même une détermination formelle, c’est-à-direqu’elle résulte du rôle spécifique que joue cette marchandise particulière enraison de l’action universelle qu’exercent sur elle les autres marchandi-ses.(...) La marchandise exclue comme équivalent général est maintenantl’objet d’un besoin général engendré par le processus d’échange et a pourtous la même valeur d’usage : elle est support de la valeur d’échange, moyend’échange général. Ainsi se trouve résolue la contradiction que renferme lamarchandise en soi : comme valeur d’usage particulière, la marchandise està la fois équivalent général, et, par suite valeur d’usage générale.(...) A l’ori-gine, la marchandise se présentait comme marchandise en général, commetemps de travail général matérialisé dans une marchandise particulière. Dansle procès d’échange, toutes les marchandises se rapportent à la marchandiseexclusive, en tant que marchandise tout court, à la marchandise, mode d’exis-tence du temps de travail général dans une valeur d’usage particulière. En tantque marchandises particulières, les marchandises se comportent de façonantithétique à l’égard d’une autre marchandise particulière considéréecomme marchandise générale (...), l’argent (M!#5, Contribution..., 1957,p. 25-26). Tout se passe comme si les échangistes rencontraient le temps detravail abstrait dans la monnaie comme existant réellement en dehors et àcôté de la multiplicité des temps de travail concret. La première caractéris-tique de la société moderne capitaliste en tant que société marchandegénéralisée est de reposer sur le travail abstrait et son temps.

Ce travail abstrait-réel constitue un rapport social affecté d’un indice dedomination que connote le langage maintenu de l’aliénation, mais ce langageexcède la première critique de l’abstraction-aliénation comme fictionmentale-imaginaire. L’argent ne résout la contradiction initiale qu’en lagénéralisant et en la déplaçant puisqu’il matérialise la soumission de l’actionsociale des individus à son résultat lequel devient ainsi forme de domination.« L’argent n’est pas un symbole, pas plus que l’existence d’une valeurd’usage comme marchandise n’est un symbole. Le fait qu’un rapport socialde production se présente sous la forme d’un objet existant en dehors desindividus, et que les relations déterminées, dans lesquelles ceux-ci entrentdans le procès de production de leur vie sociale, se présentent comme despropriétés spécifiques d’un objet, c’est ce renversement, cette mystificationnon pas imaginaire, mais d’une prosaïque réalité, qui caractérise toutes lesformes sociales du travail créateur de valeur d’échange » (idem, 1957, p. 27).

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Pour préciser cette extériorisation particulière de l’abstraction réelle mon-naie, qui désormais définit tous les rapports sociaux de production capita-listes comme formes de domination, Marx prend donc ses distances avec sonancienne thèse de l’abstraction spéculative comme produit imaginairedevenu le créateur de son créateur. Le symbole est opposé à la prosaïqueréalité d’un objet qui matérialise un rapport social efficace dans l’élémentd’une fixation mystique, condition de son efficace. La monnaie n’est ni unsymbole ni un langage, et il est extrêmement instructif de voir Marx lui-même limiter la comparaison entre argent et langage au seul cas d’une langueétrangère. S. Tombazos (1994) attire l’attention sur une note des Grundrisse(M!#5, Economie II, 1968, p. 215). « Comparer l’argent au langage n’est pasmoins faux. Les idées ne sont pas transformées dans le langage de telle sorteque leur particularité s’y trouve dissoute ou que leur caractère social figure àcôté d’elles dans le langage, comme les prix à côté des marchandises. Lesidées n’existent pas séparées du langage. Les idées qui doivent être traduitesde leur langue maternelle en une langue étrangère pour circuler, pour êtreéchangeables, offrent déjà plus d’analogie ; toutefois l’analogie ne réside pasalors dans le langage, mais dans son caractère de langue étrangère ».

Ainsi, à côté de la langue des producteurs immédiats et des valeursd’usage qui est celle du travail concret existe une autre langue qui estétrangère à la première et qui dispose de ses propres règles. Les travauxparticuliers sont ainsi traduits de fait dans le travail abstrait-général et ils lesont par ce traducteur qu’est le procès de l’échange marchand. La langue dutemps de travail abstrait est étrangère sous plusieurs aspects. D’abord, elleest différente de la langue maternelle des marchandises comme (temps de)travail concret en ce qu’elle est quantitative et s’exprime dans les règles de lamesure, de la quantité du (temps de) travail abstrait. Ensuite, cette langueest étrangère au sens d’étrange, de partiellement incompréhensible pour lesagents économiques qui se trouvent en une situation aussi étrange qu’iné-dite : ils la parlent en échangeant sans pour autant la comprendre totalement,sans pouvoir a fortiori en déchiffrer les règles, que pourtant ils actualisent enchaque échange marchand et monétaire. Ils la parlent et ce langage estaction, mais ils ne savent pas vraiment ce qu’ils disent, ni ce qu’ils font.Etrange Pentecôte monétaire où, comme les apôtres, les agents de l’échangevivent le don de la langue argent en une glossolalie mystique aussi incom-prise que quotidienne et prosaïque. Cette étrangeté est le devenir puissanceétrangère du temps de travail abstrait comme rapport social imposant sacontrainte à ses acteurs et les séparant du contrôle de cette puissance.L’abstraction réelle qu’est le travail abstrait se présente à ses agents commeune chose, mais cette chose n’en est pas une, elle est un rapport social définipar un lien spécifique qui contient sa présentation et son imposition commechose aux agents sociaux qu’il lie.

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2) Sur les contradictions du travail abstrait.

L’abstraction réelle est bien une forme productive de réalité sociale maissa fécondité est inséparable de sa détermination en tant que forme dedomination. Cette forme de domination produit jusqu’à la forme de sonapparaître aux agents qu’elle se subordonne ; cette forme d’apparaîtreredouble la puissance de la domination : on aura reconnu dans la thématisa-tion de la monnaie une première intervention du fétichisme. Le temps detravail ¢ en son lien aux prix expressions monétaires de la valeur ¢ ne cesse dedéterminer les proportions dans lesquelles les marchandises s’échangent, ilréorganise incessamment la division du travail, en maintenant son étrangeté(Fremdheit) de langue étrangère parlée de manière automatique et partiel-lement incomprise. Les variations de la substance travail abstrait régulent leséchanges toujours ex post et s’érigent en destin, en loi naturelle. La subs-tance tend à se constituer comme quasi-sujet et elle produit une forme de sonapparaître pour ses agents qui la présente comme un objet automoteur. « Lecaractère de la valeur des produits du travail ne ressort en fait que lorsqu’ilsse déterminent comme quantités de valeur. Ces quantités changent sanscesse indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs auxyeux desquels leur propre mouvement social prend ainsi la forme d’unmouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu’ils puissent lediriger. Il faut que la production marchande se soit complètement dévelop-pée avant même que les travaux privés exécutés indépendamment les uns desautres, bien qu’ils s’entrelacent comme ramifications du système social etspontané de la division du travail, soient constamment ramenés à leurmesure sociale proportionnelle. Et comment ? Parce que dans les rapportsd’échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps detravail nécessaire à leur production l’emporte de haute lutte comme loinaturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir àn’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête » (M!#5, Le Capital.Economie I, p. 608-609).

Mais le mouvement de l’abstraction scientifique ne peut en rester là, àcontempler la puissance d’imposition de l’abstraction réelle. Il lui fauts’approfondir, gagner un niveau supérieur d’abstraction qui lui permettra dene pas se fixer sur l’image de soi que produit cette abstraction en sereprésentant comme forme sujet de son mouvement d’imposition et enoccultant ainsi sa contradiction réelle. Toute abstraction réelle est un milieude contradictions qu’il reste à développer en produisant l’abstraction scien-tifique qui permette de saisir le mouvement de la contradiction. Le penser nepeut s’immobiliser au seul niveau que désigne l’abstraction réelle que cons-titue le complexe (temps de) travail concret-(temps de) travail abstrait. Si letravail abstrait en tant qu’universel est d’abord une négativité ¢ il est ce quidépasse et enveloppe tous les actes de travail particuliers ¢, si comme tel il

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permet une catharsis de la conscience individuelle qui libère de toute imagetrop concrète du travail moderne, la purification de la représentation, dunom « travail » qu’il assure, exige de poursuivre le mouvement conceptuel ennous enfonçant dans les contradictions non vues mais bien vécues qu’ilsubsume. Pour l’abstraction conceptuelle, l’abstraction réelle pensée dutravail abstrait implique la saisie de son acte ou procès de différenciations.Reprenons en ce sens le mouvement de différenciation par abstraction quiavait conduit à l’argent.

Le travail abstrait ne s’arrête pas à la fonction qui en fait la négationdu caractère concret des travaux concrets particuliers. Il sort de cetteindifférence simple, de pure négativité, essence de substance quanti-tative inerte, pour se diviser à nouveau, on l’a vu, en travail abstrait-abstrait et travail abstrait-concret, en d’une part l’ensemble des activitésproductives homogénéisées selon la prescription du quantum de travailsocial et d’autre part en l’existence particulière de la monnaie commemarchandise générale. C’est la monnaie qui opère la critique pratiquepermettant de sanctionner si chaque marchandise a été produite par incor-poration de la quantité de travail abstrait moyenne adéquate pour êtreéchangée. La monnaie sanctionne la valeur de tel produit et révèle si ceproduit contient la quantité de travail abstrait social moyen susceptible de larendre échangeable ou s’il contient une trop grande quantité de valeur pourtrouver acquéreur au prix réalisant cette valeur. Les produits non consom-mables parce que trop chers, les restructurations dans la division du travail,les fermetures de secteurs de production produisant au-dessus de la valeurmoyenne, telles sont les sanctions pratiques constituant ce que l’on peutappeler l’autocritique de la monnaie. L’autodifférenciation du travail abs-trait comme développement de la contradiction qui oppose en lui sa formeuniverselle et sa forme particulière a pour ressort la dialectique du temps detravail socialement nécessaire. C’est elle qui introduit la détermination ducapital et de sa contradiction avec la force de travail, c’est elle qui identifie leniveau supérieur de l’abstraction conceptuelle adéquate aux nouvelles abs-tractions réelles.

La catégorie de temps de travail abstrait ne peut en quelque sortes’autoconserver en l’état sous des formes fixes, son autoconservation est sonautodifférenciation, ou si l’on préfère son autocritique. Cette abstractioncontient et dissimule une contradiction motrice qui oppose une versiontechnologique et une version politico-sociale. En effet, dans un premiertemps, le temps de travail abstrait renvoie immédiatement à la notionéquivalente de temps de travail socialement nécessaire à la production detoute marchandise, c’est-à-dire aux variations de ce temps. Le temps detravail socialement nécessaire recouvre une réalité complexe : il s’agit desmodifications de la force productive du travail, laquelle dépend de l’habileté

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moyenne des travailleurs, du développement des techniques de production,des combinaisons des moyens de production, et de leur efficacité. On a ici laversion technologique du temps de travail abstrait en tant que travail socia-lement nécessaire. Marx établit que la force productive du travail obéit à unerègle des proportions inverses : plus la force productive du travail est élevée,moins de temps de travail est socialement nécessaire à la production d’unequantité déterminée de valeurs d’usage. Or le temps de travail socialementnécessaire que la société consacre à la production d’une marchandise sedéfinit par les variations que subissent les conditions de production définiescomme normales. Cette normalité n’est donnée, ou n’apparait qu’aprèscoup, a posteriori. Le temps de travail nécessaire en des conditions donnéescomme normales doit être reconnu comme socialement utile dans et par lesactes d’achat monétairement sanctionnés des marchandises ainsi produites.Opère une contradiction interne à l’intérieur de la version technologique dutemps de travail abstrait, celle qui l’oppose à lui-même dans la mesure où sadétermination immédiate exige sa redétermination par la reconnaissancesociale de sa « juste dépense » dans la production de produits effectivementachetés et vérifiant leur quantité de valeur « normale ». Comme le précise untexte de Marx dans le livre III du Capital, « Il n’y a qu’un lien fortuit entre,d’une part, le quantum de travail social consacré à tel article d’utilité sociale,c’est-à-dire la part adéquate de la force de travail que la société alloue pour laproduction de tel article, entre le volume que la production de cet articleoccupe dans la production totale, et, d’autre part, la mesure dans laquelle lasociété cherche à satisfaire ce besoin par cet article » (M!#5, Economie I,1968, p. 977-978).

Cette contingence a sa nécessité, en ce qu’il se peut toujours que, cetarticle ayant été produit en des quantités excessives, au-delà des besoinssociaux solvables, une partie du temps de travail social se trouve gaspillée, et« la masse de marchandise représente alors sur le marché une quantité detravail social inférieure de celle qu’elle contient réellement ». Les salairesrévèlent en ce point leur statut singulier dans la production incessammentmodifiée de la quantité de travail socialement nécessaire « normale » en cequ’ils sont particulièrement compressibles jusqu’à un niveau lui aussi histo-riquement variable », d’une part, et, d’autre part que leur niveau condi-tionne le niveau de la demande effectivement pertinente, la demande solva-ble. En définitive, c’est le niveau de cette demande sociale solvable quicontredit la détermination immédiate du temps de travail socialement néces-saire : la quantité de la valeur du travail socialement nécessaire dépend de saréalisation par la reconnaissance des seuls besoins solvables. Le temps detravail socialement nécessaire n’est pas une simple réalité technologique, ilest l’enjeu d’une lutte sociale et politique aussi éternelle que le mode deproduction capitaliste. Nous sommes du même coup renvoyés au temps

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caché au sein même du temps de travail abstrait, au temps nécessaire à lareproduction de la force de travail et au temps extra ou temps de surtravaildurant lequel cette force de travail vivante peut produire au-delà du tempsnécessaire à la reproduction en valeur des biens nécessaires à sa survie. Leterme caché de la contradiction interne qui structure l’abstraction (tempsde) travail abstrait est exhibé par la critique dans l’unité contradictoire dutemps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail et du tempsde surtravail durant lequel cette force de travail produit « pour un autre », lecapital, celui-ci se subordonnant cette force de travail comme capital varia-ble. Le travail abstrait cesse de renvoyer à une marchandise générale quel-conque, mais la critique se positionne désormais du côté d’une marchandiseparticulière concrète, la force de travail humaine capable de surtravail,englobée aussi comme pure puissance productive dans le travail abstrait,soumise au capital, maître du (temps de) travail abstrait.

La force de travail est cette marchandise dont la valeur d’usage est d’êtreen soi créatrice de valeur, c’est-à-dire de travail abstrait, et celui-ci sedifférencie en travail nécessaire pour remplacer la valeur des moyens deproduction, y compris la valeur des éléments nécessaires à la reproductionde la force de travail même, et en surtravail qui ajoute de la valeur auxmoyens de production utilisés. Cette force de travail n’est pas déduite demanière a priori, elle est rencontrée comme produite par le mouvementhistorique et sa production coïncide avec la violence contingente de l’expro-priation qu’ont subie les producteurs immédiats de la part des premiersdétenteurs de capital. Le présupposé que constitue la force de travail estfourni par le fait de l’histoire, le Faktum indéductible de l’accumulationoriginaire. Le savoir a pour tâche de porter au concept ce fait : il lui fautpenser, poser ce présupposé, le reposer en lui faisant subir le traitementlogique qui lui donne sa fonction dans le tout considéré. La plus-value ousurvaleur est ainsi la nouvelle solution de la contradiction qui oppose letemps de travail abstrait nécessaire au temps abstrait de surtravail. Cettesolution implique un changement de point de vue, puisque le savoir nedétermine plus le temps de travail abstrait du point de vue technologique,celui de la productivité du travail, mais qu’elle le détermine du point de vuesocial-politique du surtravail opposé au travail nécessaire, c’est-à-dire dupoint de vue du travail et des travailleurs. La nouvelle abstraction scien-tifique, plus profonde et plus explicative, a pour objet la contradictionqui déchire le temps de travail en temps de travail social nécessaireet temps de surtravail. La puissance sociale extérieure qui s’était d’abordmanifestée comme monnaie se manifeste désormais et se spécifieplus adéquatement comme celle du temps de travail abstrait en tantque celui-ci se soumet le surtravail et le soustrait au contrôle des produc-teurs.

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Il reste à caractériser cette soumission du travail sous le capital enmontrant comment les deux modalités d’extorsion de la plus-value ¢ absolueet relative, l’une reposant sur l’extension quantitative du surtravail, l’autresur l’amélioration intensive de la productivité dans l’usage du surtravail ¢rendent intelligible le passsage de la manufacture à la grande industrie ou« machinerie » capitalistes. Le travail abstrait est alors spécifié une foisencore comme reposant sur l’économie du temps de travail et sur la recher-che effrénée de la plus-value relative, sur la subsomption réelle du travail parle capital. La Maschinerei matérialise l’abstraction réelle comme appropria-tion du surtravail et s’incorpore les forces de travail comme ses organes ens’efforçant de briser leur résistance. Par la révolution permanente desmoyens et des méthodes de travail, le capital prend ainsi toujours l’initiativedans la lutte de classes qui est lutte politique et sociale pour le contrôle etl’usage du temps de travail abstrait. Les travailleurs résistent à l’exploitation,qui est réalisation en acte de l’abstraction réelle comme dépossession de leurtemps. Toute la question est de déterminer cette résistance en force active deréappropriation de ce temps dans l’universel enfin devenu concret de la libreassociation des travailleurs. Le capital ne vit que par et dans la reproductionde cette abstraction réelle qui n’est pas résolution de la contradiction, maisson déplacement élargi. Voilà pourquoi l’abstraction réelle qu’est le capitalcomme rapport social ne peut s’égaler au concept hégélien : il est le mouve-ment de sa contradiction. « Le capital est contradiction en acte : il tend àréduire au minimum le temps de travail tout en en faisant la source et lamesure de la richesse. Ainsi le diminue-t-il dans sa forme nécessaire pourl’augmenter dans sa forme initiale, faisant du temps de travail superflu lacondition, question de vie ou de mort, la condition du travail nécessaire.D’un côté, le capital met en branle toutes les forces de la science et de lanature, il stimule la coopération et le commerce sociaux pour libérer (rela-tivement) la création de la richesse du temps de travail. D’un autre côté, ilentend mesurer en temps de travail les immenses forces sociales ainsi créées,de sorte qu’il en maintient et limite les acquis » (M!#5, Economie II, 1968,p. 306).

Conclusion : l’universel concret en souffrance ?

La substance du travail ne peut donc se faire sujet ou concept. Elledemeure encore déterminée comme l’abstraction réelle du capital, en tantqu’unité contradictoire du (temps de) travail nécessaire et du (temps de)surtravail. Le capital vise en sa forme le statut du concept, il se veut commeposition de soi par soi, il se fait position de son présupposé, le travail, mais ilne peut poser intégralement ce présupposé parce que ce dernier, commesurtravail approprié par le capital, résiste infiniment à cette appropriation.

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Marx s’exprime dans le langage hégelien du présupposé posé et de l’appro-fondissement des abstractions jusqu’au concept. Mais il ne peut accomplirce mouvement, car cela reviendrait pour lui à faire du capital le concept,l’universel concret. Pensant du côté du surtravail, du travail exploité, Marxvoit en lui la différence, le terme soumis mais irréductible de la contradictionqui définit le capital comme unité des opposés, du travail nécessaire et dusurtravail. Si ce dernier est d’un côté moment du capital qui tend infinimentà séparer le travail de l’usage autonome de son temps, il ne peut êtreintégralement ce moment intérieur. Dans sa soumission réelle qui définitpour lui l’abstraction réelle du capital, il est énergie de résistance, puissance,revendication d’exercice de son autonomie à plein temps, refus de s’identi-fier au rôle de part(ie)qui subit la désappropriation de l’usage de soi commeusage de sa force de travail. La fin de l’abstraction réelle serait la fin du capitalcomme rapport social et la fin du savoir serait alors l’accession à la bonneabstraction théorique visée et absente, en souffrance, de la libre association.Si le processus de la connaissance est un mouvement de production d’abs-tractions capables d’objectiver en leurs contradictions les abstractions réel-les de la modernité capitaliste, il est lié à la résistance contre ces abstractionset il s’ouvre sur cette différence présente et absente, sur la réalité doulou-reuse d’un processus de concrétisation empêché. Malgré sa visée totalitaire,le capital, cette abstraction réelle éminente, n’est pas le tout du réel. L’abs-traction scientifique qui réfléchit le réel et sa structuration selon ces abstrac-tions réelles n’est en aucun cas le tout du concept, car le concept est là ensouffrance. Identifier le capital au concept serait le suicide de la critique quicesserait en ce cas d’être autocritique du réel en ses abstractions et quiprocéderait ainsi à l’apologie du capital, en devenant elle-même proie de lamauvaise abstraction.

Bibliographie

B-'#6(-$, Bernard, « Le ‘‘ noyau hégélien ’’ dans la pensée de Marx », Actuel Marx.no13, Paris, PUF, 1993.

F$.(**$ Roberto, Astrazione e dialettica dal romanticismo al capitalismo (Saggio suMarx), Roma, Bulzoni, 1987.

H(6(* Georg F., Encyclopédie des sciences philosophiques. I. Logique, traduction etprésentation de B. Bourgeois, Paris, Gallimard, 1970.

T-7+!3-, Stavros, Le temps dans l’analyse économique. Les catégories du temps dans LeCapital, Paris, Société des saisons, 1994.

Les œuvres de Marx sont citées dans les éditions suivantes :¢ La Sainte Famille, Paris, Editions Sociales, 1969.¢ Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Editions Sociales, 1957.¢ Œuvres. Economie I (1965), Economie II (1968), traduction de M. Rubel, Biblo-

thèque de la Pléiade, Paris, Gallimard.

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Résumé : La question de l’abstraction chez Marx n’est pas seulement une question de théoriede la connaissance qui exigerait une distinction entre les mauvaises abstractions géné-riques et indéterminées et les bonnes abstractions spécifiques et déterminées. Les abstrac-tions sont réelles et sont solidaires d’une domination propre aux formes. L’émancipationdu travail vivant est celle d’une « energeia » qui fait l’objet d’un concept adéquat en sonmouvement d’actualisation inachevée.

Mots clés : Abstraction spéculative. Abstraction psychologique. Abstraction réelle. Travailabstrait ou travail concret. Temps de travail. Capital.

Abstract : The question of abstraction in Marx does not pertains to a question of epistemo-logy which resolves itself a distinction between a bad abstraction, too generic andindetermined, and a good one, specific and determined. The abstractions are and real,including a power of domination exercised upon the social forms which are their content.The emancipation of living labour is an « energheia » which is thought as an adequateconcept unactualised in the real social world.

Key words : Speculative abstraction. Real abstraction. Abstract, concrete labour. Time oflabour. Capital.

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