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Table des Matières

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Table des Matières

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1 - Andromaque et la carrière de Racine

UNE JEUNESSE AUSTÈRE

UN DÉBUT DE CARRIÈRE DIFFICILE

LE PREMIER GRAND SUCCÈS DE RACINE : «ANDROMAQUE »

LA RÉUSSITE LITTÉRAIRE ET MONDAINE

L'HISTORIOGRAPHE DU ROI

L'HOMME DE COUR

2 - Résumé

ACTE I

ACTE II

ACTE III

ACTE IV

ACTE V

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3 - Les personnages

PYRRHUS

ANDROMAQUE

ORESTE

PYLADE OU L'AMI DÉVOUÉ

4 - Sources et originalité de l'oeuvre

LES SOURCES LITTÉRAIRES

L'ORIGINALITÉ DE L'ŒUVRE DE RACINE

5 - La passion amoureuse

UN AMOUR SOUVENT IMPOSSIBLE ET INTERDIT

UN ÉLAN IRRATIONNEL. ET IRRÉSISTIBLE

UNE FORCE TROMPEUSE

AMOUR ET JALOUSIE

UNE FORCE MORTELLE

6 - La politique dans Andromaque

UN CONTEXTE POLITIQUE TROUBLÉ

UN AVENIR INCERTAIN ET INQUIÉTANT

AMOUR ET POLITIQUE

7 - Le tragique

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UN DESTIN HOSTILE

UNE ATMOSPHÈRE DE DÉSOLATION

LA DESTRUCTION DES VALEURS MORALES

UNE PUISSANCE PATHÉTIOUE

UNE VERTU PURIFICATRICE

8 - La dramaturgie

LA DOCTRINE DE L'IMITATION

LE TEMPS

LE LIEU

L'ACTION

LES BIENSÉANCES

UNE DRAMATURGIE DU PARADOXE

9 - Langage et poésie

LYRISME ET MUSIQUE

LA VISION ÉPIQUE

LES IMAGES

DES PROCÉDÉS SIMPLES

10 - Trois « lectures » d'Andromaque

ANDROMAQUE EST-ELLE COQUETTE ?

L'INTERPRÉTATION STRUCTURALISTE

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« ANDROMAQUE » OU « LA DÉCHÉANCE TRAGIQUE »

11 - Accueil, interprétations et mises en scène

ACCUEIL ET INTERPRÉTATIONS

MISES EN SCÈNE

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

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© HATIER. PARIS. 1992978-2-218-94785-8

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PROFIL D'UNE ŒUVRE

Collection dirigée par Georges Décote

ISSN 0750-2516

Toute représentation, traduction, adaptation ou re-production, même partielle, par tous procédés, entous pays, faite sans autorisation préalable est illiciteet exposerait le contrevenant à des poursuites judici-aires. Réf. : loi du 11 mars 1957, alinéas 2 et 3 del'article 41. Une représentation ou reproduction sansautorisation de l'éditeur ou du Centre françaisd'exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris) constituerait une contrefaçonsanctionnée par les articles 425 et suivants du Codepénal.

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DANS LA COLLECTION « PROFIL »

Autres « Profils » à consulter dans le prolongementde cette étude sur Andromaque.

• Sur le tragique

- Le rhédrre, les problématiques essentielle

(« Histoire littéraire », 151-152) ; la tragédie et letragique, chap. 6.

- Les Mots clés du français au bac (« Formation »,422/423) ; p. 151.

- Histoire de la littérature en France au XVII' siècle

(« Histoire littéraire », 120) ; Racine, une perfectiontragique, p. 80.

- BECKETT, En attendant Godot (« Profil d'uneœuvre », 16) ;

la tragique, chap. 4.

- RACINE, Phèdre (« Profil d'une œuvre »), 39) ; letragique, chap. 10.

- RACINE, Britennicus (« Profil d'une œuvre »),109) ; le tragique, chap. 7.

- SARTRE, Huis clos (« Profil d'une œuvre », 31) ;

tragédie ou anti-tragédie, chap. 6.

• Sur l'amour-passion

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- CORNEILLE, Le Cid (« Profil d'une œuvre »,133) ;

la passion amoureuse, chap. 6.

- HUGO, Hernani-Ruy-Blas (« Profil d'une œuvre», 101) ;

l'abîme de l'amour, chap. 9.

- MME DE LA FAYETTE, La Princesse de Cléves

(« Profil d'une œuvre », 112) ; une vision pessimistede l'amour, chap. 6.

- Asac PREVOST, Manon Lescaut (« Profil d'uneœuvre », 6) ;

la passion amoureuse, chap. 4.

• Sur le destin, la fatalité

RACINE, Britannicus (« Profil d'une œuvre »,109) ; fatalité, chap. 7.

•Sur le théâtre classique

- Histoire de la littérature en Frence au XVII' siècle(« Histoire littéraire », 120) ; p. 47-52, 73-82.

• • • Profil 1000, « Guide des Profils »

Guide pour la recherche des idées à partir dela collection « Profil ». Ainsi, aux entrées : «Baudelaire », « Camus », « Amour », « Solitude », «

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Commentaire composé », vous trouverez toutes lesréférences aux titres et aux pages des « Profils »concernés.

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Andromaque et la carrière deRacine

Quand Andromaque est créée le 17 novembre 1667,Racine a vingt-huit ans. Rien ne laisse alors présagerla gloire de ce provincial sans fortune, né vers la mi-décembre en 1639 à La Ferté-Milon, bourgade située àune centaine de kilomètres au nord-est de Paris.

UNE JEUNESSE AUSTÈRE

Son enfance a été difficile. À deux ans, Racine perdsa mère et, à quatre ans, son père. Sa grand-mère ma-ternelle le recueille. Liée à l'abbaye de Port-Royal1,elle l'inscrit en 1649 aux « Petites Écoles » quidépendent de ce monastère janséniste2. C'est para-doxalement la chance de l'orphelin. Si la vie et la dis-cipline y sont rudes, l'enseignement y est d'une excep-tionnelle qualité. Jusqu'en 1658, Racine y effectue desolides études, notamment en grec et en latin, qui

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affinent son goût et sa sensibilité littéraires. Sa forma-tion s'achève par une année de philosophie au collèged'Harcourt, à Paris, en 1658-1659.

Racine est à cette époque sans fortune personnelle.L'un de ses oncles, secrétaire de la puissante famillede Luynes, l'aide financièrement et l'introduit mêmedans les salons parisiens où il rencontre La Fontaine,avec lequel il restera lié. Quelle carrière entreprendretoutefois ? En 1661 , Racine se rend à Uzès auprèsd'un oncle chanoine dans l'espoir d'obtenir unbénéfice ecclésiastique3. Le jeune homme attend envain, trompe son ennui en lisant et en annotant lesdramaturges grecs4. À la fin de 1662 ou au début de1663, il revient à Paris, bien décidé à faire fortune.

UN DÉBUT DE CARRIÈRE DIFFICILE

Quelques poésies écrites en l'honneur de Louis XIVlui valent de recevoir à partir de 1664 une pension quele mécénat organisé par le roi verse aux artistes et auxgens de lettres qui célèbrent son règne. La faveur estenviable. Mais ses premiers essais au théâtre sont deséchecs. Molière, qui est aussi directeur de troupe, luirefuse deux de ses pièces (aujourd'hui perdues). LaThébaïde (1664), sa première pièce jouée, passe pr-esque inaperçue. L'année suivante, Alexandre reçoit

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un accueil moins froid, mais encore mitigé. Ce n'est nile succès ni l'aisance escomptés.

Ombrageux et ambitieux, Racine se brouille avecMolière à qui il retire Alexandre pour aller la fairejouer par la troupe, plus prestigieuse, de l'Hôtel deBourgogne. En 1666, il rompt avec ses anciensmaîtres de Port-Royal. L'un d'eux, Nicole, avait com-paré le métier de dramaturge à un rôle d'« empoison-neur public, non des corps mais des âmes ». Se croy-ant visé, Racine réplique par une Lettre mordante etironique qui consacre sa rupture avec le monde de sajeunesse.

LE PREMIER GRAND SUCCÈS DE RACINE :« ANDROMAQUE »

En 1667, Andromaque constitue un tournant décisifdans la vie et dans la carrière de Racine. C'est satroisième pièce et son premier triomphe. La Courdevant laquelle la tragédie est représentée applauditsans réserve. Le lendemain, le public parisien laisseéclater son admiration. Les spectateurs les plus âgéscomparent le succès d'Andromaque à celui, énorme,qu'avait remporté Le Cid de Corneille en 1637, trenteans plus tôt. Racine est désormais célèbre.

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LA RÉUSSITE LITTÉRAIRE ET MONDAINE

Avec une étonnante rapidité, il va dès lors s'imposercomme le meilleur dramaturge de sa génération.Après Andromaque, toutes ses œuvres sont des suc-cès : Les Plaideurs (son unique comédie) en 1668,Bérénice (1670), Bajazet (1672) , Mithridate (1673),Iphigénie (1 674) sont saluées avec chaleur. MêmeBritannicus (1669), d'abord mal accueilli, finit par tri-ompher. En moins de dix ans, Racine surpasse en no-toriété tous ses confrères.

Les institutions littéraires de l'époque consacrent sarenommée. Grâce à la bienveillance de Louis XIV, ildevient un fournisseur des spectacles officiels5 :Bérénice est créée lors de fêtes de cour ; Iphigéniesera interprétée dans le cadre somptueux de Ver-sailles. En 1672, Racine est élu à l'Académie française.Il a trente-trois ans.

Son ascension sociale n'est pas moins éclatante. Labelle-sœur (Henriette d'Angleterre, à qui Andro-maque est dédiée), puis la maîtresse du roi (Mme deMontespan) le protègent ouvertement. Louis XIV, quiapprécie l'homme et son œuvre, l'estime. Le provin-cial, fils d'un modeste bourgeois, a pris sa revanche.

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L'HISTORIOGRAPHE DU ROI

1677 est pour Racine une année capitale, à des titresdivers. C'est l'année de Phèdre. Ce « chef-d'œuvre del'esprit humain », selon Voltaire, connaît un échecmomentané, mais douloureux pour son auteur. Ret-rouvant en outre la foi de sa jeunesse, Racine se ré-concilie officiellement avec Port-Royal. Le 30 mai, ilse marie avec une riche bourgeoise parisienne, dont ilaura sept enfants. En septembre, Louis XIV le nomme(avec Boileau) son historiographe, c'est-à-dire qu'il lecharge de rédiger l'histoire de son règne. La promo-tion est vertigineuse. Immortaliser la gloire du mon-arque passait alors pour la plus haute dignitélittéraire.

L'HOMME DE COUR

Racine cesse alors d'écrire pour le théâtre. Sa nou-velle dignité d'historiographe s'avère, dans la moralede l'époque, incompatible avec le métier de dramat-urge, socialement moins respectable. Certes, Racinecomposera beaucoup plus tard Esther (1689) etAthalie (1 691 ). Mais ce sera sur la demande expresse

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de Mme de Maintenon (maîtresse puis secondeépouse de Louis XIV) ; et ces deux pièces serontjouées par les demoiselles de Saint-Cyr6, non par descomédiens professionnels. Écrivain attaché à la Cour,témoin des faits et des gestes de Louis XIV qu'il con-signe pour la postérité, Racine se conforme scru-puleusement aux obligations de sa fonction. Il estdevenu un homme de cour en vue. En 1696, Louis XIVle nomme son conseiller-secrétaire.

Racine meurt pieusement le 21 avril 1699. Con-formément à son vœu, il est enterré à Port-Royal.Après la destruction de Port-Royal, ses cendres (ainsique celles de Pascal) seront transférées en 1711 à Par-is, à l'église Saint-Étienne-du-Mont.

1 Fondée en 1204 près de Chevreuse (30 km au sud-ouestde Paris), cette abbaye, outre des religieux, accueillait desbourgeois parisiens, pieux et érudits (qu'on appelait alors les« Solitaires »). Ceux-ci y organisèrent un établissementscolaire.

2 Port-Royal devint le foyer du jansénisme. Du nom deJansénius (théologien hollandais, 1585-16381, le jansénismeprofessait des idées austères et rigoristes sur la prédestina-tion : il considérait que Dieu décide seul et par avance desâmes qu'il veut sauver.

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3 Un bénéfice ecclésiastique est un revenu que le titulaired'une paroisse (ou d'une abbaye) retire des terres quigénéralement l'entourent.

4 Un dramaturge est un auteur de pièces de théâtre, qu'ils'agisse de tragédies ou de comédies. Les dramaturges lesplus connus de l'Antiquité grecque sont : Euripide (vers 480à vers 406 avant notre ère) et Sophocle (Ve siècle av. J.-C.).

5 Louis XIV organisait à la Cour de magnifiques fêtes, oùfiguraient souvent des représentations théâtrales. Y voir unede ses œuvres jouée était pour un dramaturge un honneur etune récompense insignes.

6 Du nom de la maison d'éducation établie à Saint-Cyr-l'École, près de Paris, que Mme de Maintenon fonda en 1686pour recueillir et élever des jeunes filles nobles, maispauvres. Elle demanda à Racine d'écrire des tragédies pourles instruire et pour les divertir.

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Résumé

L'action de la pièce se déroule à Buthrote, villed'Épire (une partie de l'actuelle Albanie) et capitale duroyaume de Pyrrhus. Les événements se passent à lasuite de la guerre qui a opposé Grecs et Troyens, unan après la chute de Troie (également appelée Ilion),vers 1200 avant notre ère. Selon Homère (poète grecdu IXe siècle avant J.-C.) qui raconte cette guerre dansl'lliade, l'enlèvement d'Hélène, épouse du GrecMénélas, par le Troyen Paris fut à l'origine du conflit.Les villes grecques se coalisèrent aussitôt ; elles pré-parèrent une expédition punitive, puis assiégèrentTroie (située dans l'actuelle Turquie, en Asie Mineure)durant dix ans avant de la prendre et de la saccager.

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ACTE I

Scène 1 : Andromaque, veuve du prince troyenHector, et son très jeune fils Astyanax sont devenus àla chute de Troie les prisonniers de Pyrrhus, roid'Épire. Pour perpétuer l'entente avec les Grecs, sesanciens alliés dans la guerre, Pyrrhus doit épouserHermione, fille de Ménélas, roi de Sparte. Celle-ci est

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déjà à la cour de Pyrrhus, dans l'attente des solennitésde son mariage. Mais Pyrrhus s'est depuis peu éprisd'Andromaque. Aussi ne cesse-t-il de repousser ladate de son mariage avec Hermione.

Le Grec Oreste arrive sur ces entrefaites à Buthroteoù il retrouve son fidèle ami Pylade, qui l'y a précédé.Les deux hommes, qui ne se sont pas vus depuis sixmois, s'informent mutuellement des événementssurvenus depuis leur séparation. Ambassadeur desGrecs, Oreste vient officiellement réclamer Astyanax àPyrrhus. Les Grecs ont appris par Hermione quel'enfant qu'ils croyaient mort est en vie ; et ilss'inquiètent du risque de le voir un jour rallumer laguerre en tentant de relever Troie de ses ruines. Nevaut-il pas mieux le supprimer tout de suite pouréviter un futur conflit ? Cette mission n'est en réalitéqu'un prétexte pour Oreste. Il vient surtout revoirHermione qu'il aime en vain depuis toujours. Ni lesvoyages, ni la mort maintes fois cherchée sur diverschamps de bataille ne l'ont guéri de l'amour absoluqu'il lui voue.

Pylade estime la situation favorable aux vœuxd'Oreste. Par amour pour Andromaque, explique-t-il,Pyrrhus refusera sans doute de livrer Astyanax auxGrecs. Ainsi trahie par Pyrrhus, Hermione se laissera

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peut-être émouvoir par la longue fidélité d'Oreste. Ri-en n'est cependant sûr. Dans le trouble affectif qui estle sien, Pyrrhus peut épouser Hermione et punirAndromaque. Mais il peut également épouser Andro-maque et renvoyer Hermione. Tout est possible.Oreste décide alors de convaincre Hermione ou del'enlever ou de mourir sous ses yeux.

Scène 2 : Oreste s'acquitte de son ambassade. Ils'efforce de persuader Pyrrhus qu'Astyanax re-présente à terme un danger pour la Grèce. Filsd'Hector, l'enfant cristallise sur lui toute la haine queles Grecs ont portée à son père quand il commandaitles armées troyennes : guerrier d'une bravoure excep-tionnelle, Hector a tué trop de Grecs pour que sonnom et sa famille ne soient pas maudits. Qui saitd'ailleurs si Astyanax ne deviendra pas, plus tard, unsecond Hector, désireux de prendre sa revanche et dereconstruire son royaume ?

Pyrrhus repousse la demande d'Oreste. De queldroit, dit-il, les Grecs prétendent-ils lui dicter sa con-duite ? Comme Andromaque, Astyanax appartient àson butin de guerre ; et lui, Pyrrhus, peut en disposerà sa guise. Astyanax est en outre un très jeune enfant.

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Qui peut prévoir son avenir ? Qui peut, de si loin, s'eninquiéter ?

Oreste laisse alors entendre à Pyrrhus que les Grecssont prêts à entreprendre une guerre contre lui pourrécupérer et tuer Astyanax. Pyrrhus ignore la menace.Si les Grecs veulent la guerre, ils l'auront. N'a-t-il tri-omphé de Troie que pour leur obéir et pour céder àleurs exigences ? L'entretien s'achève sur la permis-sion que Pyrrhus accorde à Oreste de rencontrerHermione.

Scène 3 : Phœnix, confident de Pyrrhus, s'enétonne. Son maître aurait-il oublié qu'Oreste a tou-jours aimé Hermione ? Pyrrhus lui avoue qu'il verraitavec joie Hermione s'en retourner à Sparte avecOreste.

Scène 4 : Andromaque paraît. Pyrrhus lui fait partdes exigences grecques, de son refus de s'y soumettreet de son désir de protéger Astyanax. Peut-il espéreren retour qu'elle se montre moins distante, qu'elle ac-cepte de l'épouser ? Andromaque feint de ne pas com-prendre. Comment Pyrrhus peut-il l'aimer, elle, unecaptive toujours triste, toujours pleurant son épouxmort et sa ville détruite ? Et si sauver un enfant est

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généreux, réclamer de l'amour pour salaire d'unegénérosité n'a en revanche rien de glorieux.

Pyrrhus insiste, s'offre non seulement à défendreAstyanax, mais encore à le rétablir sur le trône deTroie, même s'il lui faut combattre les Grecs. Ces per-spectives de restauration politique laissent toutefoisAndromaque indifférente. Renonçant à tout rêve degrandeur et de puissance, elle ne souhaite que vivredans une obscure tranquillité où elle pourra éleverson fils en paix. Que Pyrrhus épouse donc Hermione !Irrité par tant de refus, Pyrrhus soudain menace et re-court au chantage : ou Andromaque l'épouse ou il faitexécuter Astyanax !

ACTE II

Scène 1 : Sur les conseils de Cléone, sa confidente,Hermione se résigne à recevoir Oreste. Quelle humili-ation pour elle, en effet, de revoir Oreste qu'elle a sisouvent dédaigné au moment précis où Pyrrhus ladédaigne pour Andromaque ! Sans doute, pense-t-elle, Oreste veut-il prendre plaisir à la voir souffrir.Cléone la rassure : Oreste l'aime toujours ; quecompte-t-elle donc faire ? Hermione écarte d'embléel'idée de regagner Sparte avec Oreste. Elle demeureraà Buthrote. L'inconstant Pyrrhus lui reviendra peut-

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être. Mais s'il ne revient pas vers elle, elle le haïra avecla même violence dont elle l'aime ; elle incitera lesGrecs à le combattre et elle finira par se laisser sé-duire par Oreste.

Scène 2 : Voici justement Oreste. Hermiones'enquiert du véritable motif de sa visite : est-ce lesoupirant ou l'ambassadeur qu'elle accueille ? Orestelui déclare aussitôt qu'il n'a jamais cessé de l'aimer,malgré tous ses efforts pour l'oublier. Hermione lerappelle à ses devoirs : quel est le résultat de son am-bassade ? Oreste l'informe du refus de Pyrrhus delivrer Astyanax aux Grecs. Hermione comprend quePyrrhus n'agit ainsi que par amour pour Andromaque.Sa déception ne parvient pourtant pas à étouffer sapassion pour lui. Mais, désireuse de laisser quelquesillusions à Oreste, elle le charge d'une mission : qu'ilaille dire à Pyrrhus qu'Hermione ne l'épousera jamaiss'il persiste à ne pas rendre Astyanax aux Grecs. Encas d'un nouveau refus, elle partira avec Oreste.

Scène 3 : Demeuré seul, Oreste estime que sonbonheur est proche. Comme Pyrrhus n'acceptera ja-mais de se plier à l'ultimatum des Grecs, il est sûr derentrer à Sparte avec Hermione. Oreste laisse éclatersa joie.

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Scène 4 : Coup de théâtre : Pyrrhus annonce àOreste qu'il a changé d'avis. Sa gloire et l'intérêt deson royaume lui commandent d'éviter toute guerrecontre ses anciens alliés. II va donc leur livrerAstyanax. Demain, il épousera Hermione. Pyrrhusprie Oreste d'assister, en sa qualité d'ambassadeur desGrecs, à la cérémonie religieuse.

Scène 5 : Resté seul avec Phœnix, son confident,Pyrrhus explique son soudain revirement. Sa dernièreentrevue avec Andromaque l'a convaincu que celle-ciresterait toujours attachée au souvenir d'Hector etqu'elle ne l'épouserait donc jamais. Phoenix doutemalgré tout de la résolution de son roi : Pyrrhus parleencore trop d'Andromaque ; il s'inquiète trop de sa-voir si elle ne sera pas jalouse de son mariage avecHermione pour qu'il ait vraiment cessé d'aimerAndromaque.

ACTE III

Scène 1 : Oreste, désespéré, projette d'enleverHermione. Pylade, son ami, tente de l'en dissuader. Ilest inconcevable, contraire au droit et à la morale,qu'un ambassadeur se fasse le ravisseur d'une prin-cesse. Mais Oreste se moque de ce que diront et

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entreprendront Pyrrhus et la Grèce. Il ne peut sup-porter l'idée qu'Hermione épouse Pyrrhus. Par amitiépour Oreste, Pylade accepte de participer àl'enlèvement.

Scène 2 : Devant Oreste, Hermione dissimule malsa joie d'épouser Pyrrhus. N'est-ce pas d'ailleurs sondevoir ? Ménélas, son père, et la Grèce tout entièresouhaitent ce mariage. Oreste contient sa souffrance ;il rompt brusquement l'entretien.

Scène 3 : Ce sang-froid d'Oreste surprend Hermi-one. Cléone le plaint, tandis qu'Hermione, oubliantles hésitations de Pyrrhus et la douleur d'Oreste,clame son bonheur.

Scène 4 : Survient Andromaque en pleurs. À gen-oux, elle supplie Hermione d'intercéder auprès dePyrrhus en faveur de son fils Astyanax. Ne lui a-t-ellepas rendu naguère un service du même ordre ? C'esten effet sur son intervention qu'Hector a laissé la viesauve à la mère d'Hermione. Ce que, elle, Andro-maque a pu obtenir de son mari, Hermione peutaujourd'hui l'obtenir de Pyrrhus ! Un jour, Hermioneconnaîtra les inquiétudes d'une mère. Que craindre eneffet d'un jeune enfant ? Hermione lui répond sur un

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ton sec et cinglant : qu'Andromaque aille directementfléchir Pyrrhus ! Elle, Hermione, obéira aux décisionsdu roi.

Scène 5 : Confidente d'Andromaque, Céphisepousse sa maîtresse à solliciter la pitié de Pyrrhus.

Scène 6 : Andromaque implore donc la clémencede Pyrrhus. Celui-ci se montre intransigeant. Torturéeet accablée, Andromaque fait appel à sa générosité :comment serait-il assez lâche pour faire assassiner unenfant ? Pyrrhus hésite, congédie son confidentPhœnix.

Scène 7 : Demeuré avec Andromaque, Pyrrhus,ému par sa présence et sa douleur, lui renouvelle sonoffre : qu'elle l'épouse, et il sauvera Astyanax.

Scène 8 : Céphise, sa confidente, encourageAndromaque à accepter. Après tout, qu'a de déshon-orant un mariage avec Pyrrhus ? C'est un roi couvertde gloire et d'exploits. Une trop longue fidélité ausouvenir d'Hector deviendrait vite criminelle en fais-ant courir un danger mortel à Astyanax. Malheureuse,Andromaque ne sait à quoi se résoudre. D'un côté, ellegarde en mémoire l'atroce image de Pyrrhuspénétrant dans Troie en flammes, massacrant sesfrères, excitant les Grecs au carnage. D'un autre côté,

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elle se remémore les adieux d'Hector, son mari, lui re-commandant de veiller sur leur fils Astyanax. Andro-maque est déchirée entre sa fidélité à Hector qui luiimpose de ne pas épouser Pyrrhus, et son amour ma-ternel qui, pour sauver Astyanax, l'oblige à s'unir àPyrrhus. Elle décide d'aller sur son tombeau1 consul-ter son époux.

ACTE IV

Scène 1 : Andromaque consent à épouser Pyrrhus.Céphise, sa confidente, s'en réjouit – trop vite toute-fois. Andromaque lui révèle en effet le stratagèmequ'elle a imaginé. Aussitôt après la cérémonie nup-tiale au temple, elle se suicidera. Comme elle aura lé-galement épousé Pyrrhus, celui-ci sera contraint detenir sa promesse et de protéger Astyanax ; mais sonsuicide lui permettra de demeurer fidèle à Hector etde ne pas vivre avec un autre homme. Céphise affirmene pas vouloir survivre à sa maîtresse. Andromaquel'incite au contraire à vivre pour s'occuper d'Astyanax.

Scène 2 : Hermione, qui a appris la nouvelle dumariage de Pyrrhus et d'Andromaque, se réfugie dansun lourd silence. Elle exige soudain de voir Oreste.

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Scène 3 : Hermione lui demande de tuer Pyrrhus.Oreste hésite : le régicide2 est un crime abominable,sévèrement puni par les dieux et par les hommes.Hermione insiste. Si Pyrrhus ne meurt pasaujourd'hui, elle peut encore l'aimer demain. Orestecède devant cette menace. Il réclame toutefois undélai : un attentat s'organise, se prépare, et cela prenddu temps. Hermione éclate alors de fureur. Tantd'hésitations prouvent à l'évidence qu'il ne l'a jamaisaimée. Puisqu'il en est ainsi, elle assassinera elle-même Pyrrhus pour se suicider aussitôt après. Oresteaccepte enfin.

Scène 4 : Hermione savoure à l'avance sa ven-geance quand survient Pyrrhus. Elle a tout juste letemps d'envoyer Cléone, sa confidente, auprèsd'Oreste pour lui dire de ne rien entreprendre avantqu'il ait une nouvelle fois vu Hermione.

Scène 5 : Pyrrhus se justifie. Il avoue sans détour àHermione qu'il aime Andromaque et qu'il va l'épouserdans quelques heures. Ce faisant, il reconnaît volonti-ers qu'il est volage. Mais Hermione sait, comme lui,que leur projet de mariage, établi par des ambas-sadeurs, n'obéissait qu'à des considérations poli-tiques. Pyrrhus a d'ailleurs sincèrement cru que ledevoir et la volonté lui tiendraient lieu d'amour. En

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vain. Les charmes d'Andromaque ont été les plusforts. Hermione lui répond ironiquement. Elle trouvela franchise de Pyrrhus remarquable... d'hypocrisie.Avec quel talent essaie-t-il en effet de masquer son in-constance sous des considérations politiques ! Il fautse croire aimé pour se croire infidèle, lui répliquedurement Pyrrhus. L'argument est injuste et cruel, carPyrrhus sait très bien qu'Hermione l'aime passionné-ment. Mais, dans son désir de rompre, tous les argu-ments lui sont bons, même les plus faux. Touchée àvif, Hermione lui crie qu'elle n'a jamais aimé que lui ;et elle le supplie de retarder son mariage avec Andro-maque. Devant le silence de Pyrrhus, elle laisse en-tendre qu'elle se vengera.

Scène 6 : Phœnix, son confident, conseille àPyrrhus de ne pas prendre la menace d'Hermione à lalégère. Celui-ci ne l'écoute pas. Andromaque l'attend.Il demande à Phoenix de veiller sur Astyanax.

ACTE V

Scène 1 : Monologue d'Hermione. Partagée entreson amour pour Pyrrhus et son désir de vengeance,Hermione ne sait que faire. Tantôt elle souhaite faireassassiner Pyrrhus, tantôt elle veut qu'il vive. Pyrrhus

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mort, c'est certes se venger avec éclat, mais c'est aussirenoncer à jamais à se faire peut-être aimer de lui.Hermione s'apprête à révoquer l'ordre d'assassinatqu'elle a donné à Oreste quand arrive précipitammentCléone.

Scène 2 : Cléone décrit la cérémonie du mariagequi vient de commencer au temple. Elle dépeint àHermione le bonheur de Pyrrhus, les ultimes hésita-tions d'Oreste que le seul nom d'assassin épouvante.Hermione entre à ces mots dans une colère froide.Elle accuse Oreste de lâcheté puis elle se résout, quelsque soient les risques, à aller tuer elle-même Pyrrhus.

Scène 3 : C'est inutile. Oreste accourt lui annoncerla mort de Pyrrhus. Hermione accueille d'abord lanouvelle avec un laconique étonnement. Croyantqu'elle doute de l'assassinat de Pyrrhus, Oreste lui ex-plique par le détail les circonstances de l'attentat. Àpeine Pyrrhus avait-il prononcé les paroles sacramen-telles du mariage et à peine avait-il reconnu Astyanaxpour le roi des Troyens que les Grecs se sont précip-ités sur lui pour le poignarder. « Qu'ont-ils fait ? »,s'exclame Hermione. Oreste s'excuse de ne pas avoirporté le premier coup de poignard, comme elle le luiavait demandé. Mais c'est bien lui qui a stimuléjusqu'au bout l'ardeur des Grecs. Qu'importe

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d'ailleurs de savoir qui a frappé le premier ? Tousn'ont fait qu'exécuter la sentence d'Hermione. Elle, etelle seule, est l'âme de la vengeance.

Hermione éclate alors en violents reproches contreOreste. Qui lui a dit d'assassiner Pyrrhus ? Oreste necomprend plus. N'a-t-elle pas elle-même ordonné cetassassinat ? Hermione maudit Oreste. Comment n'a-t-il pas compris que cet ordre venait de sa jalousie etque sa jalousie venait de son amour, que son cœur dé-mentait ses propos ? Hermione renvoie Oreste à sasolitude.

Scène 4 : Monologue d'Oreste. Celui-ci se rendcompte de la monstruosité de son crime. Et pour quelrésultat ? Pour s'entendre reprocher d'avoir trop bienet trop vite obéi ! Oreste commence à perdre la raison.

Scène 5 : Son ami Pylade le presse de fuir. Andro-maque rend en effet à Pyrrhus les devoirs d'une veuvefidèle et elle a ordonné qu'on punisse les assassins deson mari. Des soldats pourchassent tous les Grecs.Mais Oreste ne bouge pas, préférant mourir aux piedsd'Hermione. Pylade lui apprend alors le suicided'Hermione. Oreste sombre dans la folie ; partout ilaperçoit Hermione et Pyrrhus. Pylade l'entraîne pour

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tenter de regagner Sparte avant que les gardes dePyrrhus les arrêtent.

1 Bien que Racine emploie le mot « tombeau » Iv. 1048), ilne s'agit pas de la sépulture d'Hector, renfermant son corps.Selon la légende et Homère, en effet, le cadavre d'Hector de-meura privé de funérailles, au pied des remparts de Troie.Ce « tombeau » est donc en réalité ou bien une stèle fun-éraire qu'Andromaque a fait élever à la mémoire de sonépoux ou bien ce qu'on appelle un cénotaphe, c'est-à-dire untombeau vide, sans corps.

2 Le régicide est celui qui tue ou qui a l'intention de tuerun roi.

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Les personnages

La pièce comprend huit personnages. Deux d'entreeux jouent un rôle très secondaire : Cléone et Céphise,confidentes respectives d'Hermione et d'Andromaque,ont en effet pour seules fonctions d'inciter leursmaîtresses à mieux s'expliquer sur leurs intentions.Bien qu'il fût le « gouverneur » (c'est-à-dire le pré-cepteur) de Pyrrhus, Phœnix remplit le même rôleutilitaire. Ne restent donc que cinq personnages im-portants : Pyrrhus, Hermione, Andromaque, Oresteet, à un moindre degré, Pylade.

PYRRHUS

Pyrrhus est un homme complexe, sujet à de pro-fondes contradictions. Souverain d'Épire, c'est un roiillustre, d'un tempérament violent, orgueilleux, en

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proie à une crise intérieure que son amour pourAndromaque précipite et accélère.

Un roi au passé prestigieux

Le passé de Pyrrhus est prestigieux à un doubletitre : par ses origines familiales et par ses exploitspersonnels.

Pyrrhus est le fils du célèbre Achille, lui-même néde la déesse Thétis, et qui s'est couvert de gloire dur-ant le siège de Troie avant d'y trouver la mort1. Laréputation de son père rejaillit encore sur lui. C'est au« fils d'Achille » ·v. 146 et 150) qu'Oreste s'adresse audébut de son ambassade; et c'est à l'honneur du « filsd'Achille » (v. 310) qu'Andromaque en appellelorsqu'elle supplie Pyrrhus d'épargner son filsAstyanax. Ce rappel flatteur de ses origines le placed'emblée dans la lignée des grandes figures de laGrèce.

Bien qu'il soit encore jeune – une vingtained'années environ2 –, Pyrrhus s'est déjà montré dignede son père. Hermione se souvient avec ravissementdu « nombre des exploits » (v. 852) qu'il a accomplisdurant la guerre de Troie. Elle le dépeint comme unchef « intrépide, et partout suivi de la victoire » (v.

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853). Le premier, en effet, Pyrrhus a escaladé les rem-parts de la ville assiégée. Grâce à sa bravoure, lesGrecs l'ont emporté : il est reconnu comme le « vain-queur de Troie » (v. 146).

Un roi cruel

Sa renommée ne doit pourtant pas masquer sa cru-auté. Pyrrhus a été un homme de guerre sanguinaire,excitant ses troupes au carnage, massacrant sur sonpassage femmes, vieillards et enfants (v. 997 à 1004).Aucun scrupule ne l'arrêtait. « Tout était juste alors »Iv. 209), dit-il à Oreste en évoquant l'horrible tueriequi accompagna la prise de Troie.

Cruel à la guerre, Pyrrhus le demeure dans la paix.Bien avant qu'Oreste ne lui réclame la tête d'Astyanax,il a menacé d'immoler l'enfant (v. 113-114). Pour for-cer Andromaque à l'épouser, il n'hésite pas à recourirau chantage (v. 370 et 976) : en cas de refus, c'est lamort du fils d'Andromaque. Avec tous, Pyrrhus semontre blessant, presque gratuitement. Quand il en-visage un instant d'épouser Hermione, il ordonne àOreste d'assister à son mariage (v. 61 9-6201, sans sesoucier de la souffrance d'Oreste, dont il connaîtpourtant l'amour pour la jeune fille. De la mêmefaçon, Pyrrhus provoque Hermione lorsqu'il lui

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annonce son mariage avec Andromaque : pourquoi,sinon pour la faire souffrir, lui dire qu'elle n'était pasobligée de l'aimer (v. 1355) ? Il y a chez Pyrrhus ungoût inné de la méchanceté.

Un roi orgueilleux

Un orgueil immense en outre l'habite. Jamais iln'accepte de se laisser dicter sa conduite. Son refus delivrer Astyanax aux Grecs s'explique certes par sondésir de conquérir le cœur d'Andromaque, mais aussiparce que céder lui semblerait honteux, déshonorant,comme un signe d'infériorité (v. 238). À l'ultimatumgrec le menaçant d'une guerre prochaine, Pyrrhus ré-pond par un défi immédiat : il consentira « avec joie »(v. 2291 à ce nouveau conflit.

Cet orgueil de Pyrrhus s'avère d'autant plus in-quiétant que celui-ci sait fort bien à quelles con-séquences catastrophiques il s'expose. Il sait qu'il sera« haï de tous les Grecs » (v. 291 ) s'il protègeAstyanax. Sa vie, son royaume sont en jeu. S'il lui ar-rive d'hésiter (v. 638 à 640), c'est brièvement et sansde plus longues réflexions. L'audace, la volonté d'agircomme il l'entend finissent toujours chez lui partriompher.

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De sa violence et de son orgueil naturels découlentses attitudes imprévisibles. Pyrrhus est un impulsif,sincère sur l'instant, mais changeant de sincéritéselon les instants. Aussi se contredit-il aisément, of-frant sa main tantôt à Hermione, tantôt à Andro-maque. Comme le remarque Pylade, on ne peut se fierà « un cœur si peu maître de lui » (v. 120).

Un roi en proie à une crise intérieure

Pyrrhus n'est cependant ni un monstre ni un com-plet barbare. Une crise intérieure le mine. Avec le re-cul du temps, le souvenir de ses cruautés à la guerrel'effraie. Il admet que sa colère fut « trop sévère » (v.213) envers les vaincus : il reconnaît avoir « fait desmalheureux » (v. 313). Le « vainqueur de Troie » (v.145) découvre qu'il n'a été qu'un tueur ; et, malgré soncaractère brutal, Pyrrhus regrette les atrocités qu'il acommises. La demande des Grecs de leur livrerAstyanax l'indigne sincèrement. Le sort du jeune en-fant émeut sa « pitié » (v. 215). « Peut-on haïr sanscesse ? Et punit-on toujours ? » (v. 312), se demande-t-il. Pyrrhus cherche à briser le cercle infernal de la vi-olence dans lequel la guerre de Troie l'a plongé et oùles exigences grecques, s'il y satisfaisait, continuer-aient à l'enfermer.

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Son amour pour Andromaque, sa plus illustre pris-onnière, et la protection qu'il accorde en définitive àAstyanax lui sont un moyen de réparer ses crimes,d'effacer en quelque sorte l'horrible guerre qu'il amenée contre Troie. Certes, il devra pour cela se re-tourner contre ses anciens alliés et les combattre.Mais cette nouvelle guerre, Pyrrhus la conduirait pourles Troyens, au nom des victimes des Grecs. Il se bat-trait contre leurs bourreaux. Ce conflit lui permettraitd'expier sa participation à la guerre contre Troie.

Un roi suicidaire

La crise de Pyrrhus est si profonde qu'elle nourritchez lui un évident désir de mourir. La mort lui ap-paraît comme la seule solution possible. PourAndromaque, dit-il, il trouve du « plaisir » à se « per-dre » (v. 642). C'est le châtiment qu'il croit mériterpour sa barbarie passée. Au sens strict, on ne peutnaturellement pas parler de suicide, puisque Pyrrhusmeurt assassiné. Mais il fait tout pour disparaître decette façon : d'abord en défiant les Grecs par sonmariage avec Andromaque ; ensuite en ne prenantaucune précaution pour assurer sa sécurité. Sur sonordre, sa garde personnelle veille à la protectiond'Astyanax (v. 1453). Tout à son amour, il ne songe

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plus à son « salut », « il ne voit rien » (v. 1449) et il nes'inquiète même pas de savoir si ceux qui l'entourent,durant la cérémonie du mariage, sont des amis ou des« ennemis » (v. 1451 ). Pyrrhus recherche sa mortpour annuler un épisode sanglant de l'Histoire. Levainqueur, se rendant compte que la victoire a ététrop chèrement acquise, se comporte comme s'il nevoulait plus survivre à son triomphe.

HERMIONE

Fille du Grec Ménélas, roi de Sparte, et d'Hélène,enlevée par Paris3, Hermione est une jeune princesseinsensible et fière. Mais, comme souvent chez Racineoù les événements tragiques servent d'épreuve devérité, Hermione finit par se connaître elle-même etpar savoir qui elle est véritablement : une femme dé-vorée d'amour.

Une princesse insensible

Hermione n'a rien à envier à Pyrrhus : tous deuxsont à leur façon des êtres égoïstes et durs. Elle aautrefois repoussé sans ménagement Oreste. De son

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propre aveu, elle l'a négligé avec « trop d'ingratitude »(v. 393). Elle se sert de lui au gré de ses intérêts, sansse soucier des blessures morales qu'elle lui inflige.Tantôt elle lui fait croire qu'elle n'épousera Pyrrhusque pour obéir à son père (v. 583 à 586) ; tantôt ellelui permet de le suivre, mais après avoir multiplié lesobstacles et les conditions à son départ (v. 587 à590) ; tantôt encore elle lui fait part de sa joied'épouser Pyrrhus (III, 2). Il est impossible de susciterplus d'espoirs et plus de déceptions en si peu detemps.

Insensible aux tourments d'Oreste, Hermione l'estégalement à l'angoisse d'Andromaque. C'est elle qui afait savoir aux Grecs qu'Astyanax était encore en vie,contrairement à ce que tous pensaient. L'informationfut transmise dans l'intention avouée de faire tuerl'enfant, de faire en conséquence périr Andromaquede chagrin ou de créer chez elle une haine telle pourles assassins de son fils qu'elle ne pardonnerait jamaisà Pyrrhus d'avoir livré Astyanax aux Grecs (v. 445 à448). Hermione ne répugne à utiliser aucun moyenpour éliminer sa rivale auprès de Pyrrhus. Quand, enoutre, ce dernier a pris la décision d'épouser Hermi-one, quand celle-ci n'a donc (sur l'instant) plus rien àredouter, elle refuse d'intervenir auprès de son futurmari pour sauver Astyanax. Son refus est d'autant

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plus ingrat que c'est grâce à Andromaque que samère, Hélène, eut naguère la vie sauve. La pitié, la re-connaissance sont des sentiments inconnusd'Hermione.

Une princesse fière

L'amour-propre commande souvent ses réactions.La venue d'Oreste lui inspire d'abord du dépit, de la «honte » (v. 395). Non parce qu'elle regrette de l'avoirautrefois méprisé, mais parce qu'Oreste survient aumoment où elle est à son tour méprisée de Pyrrhus.Elle ne peut supporter l'idée que son abandon ré-jouisse Oreste. Un décalage saisissant existe entre cequ'elle dit et ce qu'elle pense. D'un côté, Hermionetient un discours moral, empreint de grandeur et dedignité : elle évoque la puissance de la Grèce, la gloirede son père Ménélas, l'obligation alors traditionnellepour une princesse d'obéir la raison d'État (v.821-822 ; 881-882). Mais, d'un autre côté, elle n'a quedédain pour les Grecs eux-mêmes qui, durant « dixans, ont fui devant Hector » (v. 840), qui, « cent foiseffrayés », ont battu en retraite (v. 841 ). Hermione,dans son immense orgueil, ne s'intéresse qu'à ce quipeut maintenir ou accroître sa renommée. Le reste,elle l'ignore, ou elle l'écrase de son mépris.

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Cette vanité transparaît jusque dans l'ordre qu'elledonne à Oreste d'assassiner Pyrrhus. Celui-ci doitmourir, mais il doit aussi savoir pourquoi il meurt :par l'effet de la vengeance d'Hermione, non à la suited'un complot politique. « Qu'on l'immole », dit-elle, «à ma haine et non pas à l'État » (v. 1 2681. Un verssuffit à résumer la vertigineuse fierté qui la domine : «Ne vous suffit-il pas que je l'ai condamné ? » (v. 1188),réplique-t-elle aux objections d'Oreste qui hésite àtuer Pyrrhus. Comme si Hermione était la maîtressedu monde, tenant le sort de chacun dans ses mains.

Une princesse dévorée d'amour

La nature profonde d'Hermione s'avère en réalitétrès différente de ses attitudes et des apparences. Elle-même (et le spectateur avec elle) ne s'en rend compteque progressivement et trop tard quand, à la fin de lapièce, on lui annonce la mort de Pyrrhus. L'amour estsa seule vérité, son unique raison de vivre. Jusqu'à cequ'elle connaisse Pyrrhus, son existence a été simple.Destinée à épouser le roi d'Épire pour des motifs poli-tiques afin que son mariage scelle une entente durableentre l'Épire et les Grecs, elle arrive à la cour dePyrrhus résignée à son sort – pour s'éprendre rad-icalement de l'homme qu'elle devait épouser par

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obligation. Tout change dès lors en elle ; elle ne voitdésormais et ne respire que pour Pyrrhus. Son insens-ibilité à l'égard d'Oreste, manière dont elle se sert delui s'expliquent par son désir de conserver le cœur dePyrrhus. Tout lui est bon pour cette conquête ou pourcette reconquête, même les moyens les plus immor-aux. Sa cruauté envers Andromaque est volonté de sedébarrasser d'une rivale. Sa fierté provient de sonéducation princière qui lui a inculqué l'orgueil de sonrang. Son égoïsme, parfois monstrueux, n'est que lacontrepartie de sa passion : hors de son amour pourPyrrhus, rien ni personne n'existent. Ses cris d'amourponctuent le déroulement de la pièce à intervallesréguliers4 : quelques instants avant le mariage dePyrrhus et d'Andromaque, Hermione dit encore sapassion à l'« infidèle » Iv. 1356-1 360).

L'ordre qu'elle donne d'assassiner Pyrrhus té-moigne paradoxalement de cette passion qui ladévore : elle le fait tuer par impossibilité d'admettrequ'il vive avec une autre femme, par incapacité à vivresans lui. C'est le geste jaloux d'une « amante insensée»(v. 1545), comme elle le dira elle-même plus tard –trop tard. Sa jalousie serait moins forte, si elle aimaitmoins.

Les dernières paroles d'Hermione sont à cet égardrévélatrices. À peine Pyrrhus est-il mort qu'elle

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regrette le temps où il lui était infidèle : « Ilm'aimerait peut-être, il le feindrait du moins » Iv.1560). Placée devant l'irrémédiable, Hermione se con-tenterait d'une apparence d'amour, accepterait quePyrrhus soit encore inconstant : elle se satisferait detout, pourvu qu'elle pût encore espérer. Son suicidedevient dès lors logique : comment vivrait-elle sansPyrrhus ? Son suicide est un acte d'amour, qui larévèle enfin à elle-même : Hermione n'est, n'a été,jusque dans ses contradictions, qu'une amoureuseabsolue.

ANDROMAQUE

Prisonnière de Pyrrhus depuis la chute de Troie,Andromaque est une mère angoissée, une veuve fidèleau souvenir d'Hector, son époux, et une princesseconsciente de ses devoirs.

Une mère angoissée

Avant même qu'elle apprenne qu'une ambassadedes Grecs vient réclamer son fils Astyanax, Andro-maque est une mère déchirée. Déjà, lors des heures

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horribles qui suivirent la chute de Troie, elle a dûruser pour sauver son enfant du massacre général.Elle a laissé conduire au « supplice », voulu par lesGrecs, un « faux Astyanax » (v. 222) grâce à une sub-stitution d'enfant. Depuis, Andromaque vit dansl'angoisse. Ses premiers mots, son premier geste dansla pièce sont pour son fils. Séparée d'Astyanax qu'ellen'a le droit de voir qu'une fois par jour, elle va luirendre visite (v. 260 à 264), quand Pyrrhus l'arrête enchemin pour l'informer de la demande grecque.Andromaque recourra dès lors à tout ce qui est ima-ginable pour protéger son enfant : elle supplieraPyrrhus, elle implorera à genoux l'aide d'Hermione ;et, devant l'inutilité de ses démarches, elle se résoudraà épouser Pyrrhus, puis à se tuer juste après la céré-monie. Pyrrhus, qui s'est engagé à veiller surAstyanax, si Andromaque l'épousait, sera ainsi con-traint de tenir sa parole.

Une veuve fidèle

Mère, Andromaque est également et surtout uneveuve ; elle est passionnément attachée au souvenirde son époux Hector, tué en combat singulier parAchille, le père de Pyrrhus. Le sentiment maternelrenvoie en effet au sentiment amoureux qui est, chez

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elle, le premier et le plus fort. À travers son fils,Andromaque retrouve l'image vivante de son mari :

Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà sonaudace ;

C'est lui-même, c'est toi, cher époux, quej'embrasse.

(v. 653-654).

Sa mémoire et son cœur conservent les dernièresparoles d'Hector avec une acuité suffisante pour que,plus d'un an après, elle les rapporte encore au styledirect (v. 1021 à 1026). Or, Hector lui a demandéd'aimer Astyanax comme un second lui-même (v.10261. Quand, enfin, Andromaque, soumise au chant-age pressant de Pyrrhus, ne sait plus que faire, c'estHector que « sur son tombeau » elle va consulter (v.1077-1078).

La tragédie n'est d'ailleurs possible que dans lamesure où Andromaque s'affirme d'abord commeépouse, comme veuve d'Hector. Si elle écoutait sesseuls devoirs maternels, Andromaque n'hésiterait pasun seul instant : elle ferait immédiatement tout pour

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sauver Astyanax. C'est parce qu'elle éprouve unamour éternel pour son mari qu'elle hésite, qu'elle nepeut se résoudre à épouser Pyrrhus, et qu'en con-séquence se noue le drame.

Une princesse consciente de ses devoirs

Andromaque est enfin princesse. Elle l'est mêmedeux fois dans la pièce : elle est la princesse, déchue,de Troie et elle est la reine en titre d'Épire, après quePyrrhus l'a épousée.

Princesse déchue de Troie, Andromaque ne se con-sole pas de l'effondrement de sa patrie. Sa fidélité af-fective et personnelle envers Hector se double d'unpatriotisme aussi douloureux qu'aigu ; et ses propresmalheurs se confondent avec ceux de sa nation.Andromaque porte autant le deuil de son mari que ce-lui de son « peuple » pour qui « la nuit cruelle » quivit la chute de Troie fut « une nuit éternelle » (v.997-998). Prisonnière de Pyrrhus, Andromaque nedispose d'aucun moyen pour aider ses sujets ; dumoins continue-t-elle de les plaindre et de compatir àleurs souffrances.

Plus étranges peuvent aujourd'hui paraître son rôleet son attitude quand, à la fin de la pièce, elle ordonne

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de poursuivre les assassins de Pyrrhus. « Aux ordresd'Andromaque ici tout est soumis » (v. 1587), précisePylade. Pourquoi ce soudain revirementd'Andromaque cherchant à venger la mémoire d'unhomme qu'elle a si longtemps repoussé et silongtemps considéré comme son ennemi ? Son com-portement, à vrai dire, ne soulevait guèred'interrogation dans l'esprit des spectateurs du XVIIe

siècle. En épousant un roi, une femme se devait en ef-fet d'épouser en même temps la cause et les intérêtsdu pays dont elle devenait reine. L'histoire de la mon-archie française en fournissait de nombreux ex-emples. Louis XIII avait épousé (en 16151 Anned'Autriche, et Louis XIV venait de se marier (en 1660)avec Marie-Thérèse, fille du roi Philippe IVd'Espagne : à chaque fois, ces deux reines (et biend'autres avant elles dans les siècles précédents)n'avaient cessé de défendre leur pays d'adoption par-fois contre leur pays d'origine. Andromaque réagit dela même façon. Épouse de Pyrrhus, elle se doit devenger le roi d'Épire, d'embrasser le parti de sa nou-velle nation.

Elle le fait avec d'autant plus de vigueur quepourchasser les Grecs qui ont tué Pyrrhus est aussiune manière de venger les Troyens vaincus par lesGrecs. L'ennemi reste le même. Tout en

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accomplissant son métier de reine, Andromaque de-meure fidèle à Troie.

ORESTE

Fils d'Agamemnon, l'un des chefs les plus presti-gieux de la coalition contre Troie, Oreste apparaîtdans la pièce sous un triple jour : c'est un ambas-sadeur, un amant et un personnage maudit.

Un ambassadeur

Oreste arrive à la cour de Pyrrhus avec une fonctionofficielle : les Grecs l'ont expressément mandaté pourréclamer Astyanax à Pyrrhus. Lui-même a sollicitécette mission (v. 89-90), et il s'en acquitte avec unsoin scrupuleux. Il développe devant Pyrrhus tous lesarguments politiques que justifie sa démarche : ilspeuvent se résumer par le fait que le fils d'Hector etd'Andromaque incarne à terme un danger pour la paix(voir la scène 2 de l'acte 1).

Un amant

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Très vite, toutefois, l'ambassadeur disparaît der-rière l'amant. Oreste n'a accepté cette charge officielleque pour revoir Hermione ; et le succès de sa missiondiplomatique lui importe beaucoup moins que lessentiments d'Hermione à son égard. Aimant depuistoujours celle-ci et ne pouvant aimer qu'elle, il a envain tenté d'oublier l'indifférence d'Hermione. Il avoyagé de mer en mer et défié la mort à plusieurs re-prises. Dès sa première apparition dans la pièce,Oreste s'affirme prêt à tout : il vient, dit-il à Pylade,convaincre Hermione de l'épouser, ou à défaut, «l'enlever ou mourir à ses yeux » Iv. 100). Oreste est ledouble masculin d'Hermione : comme celle-ci n'existeque par sa passion pour Pyrrhus, il n'existe, lui, quepar sa passion pour Hermione.

Un personnage maudit

Son amour est si fort qu'il le conduit à sa perte5.Oreste trahit en effet tous ses devoirs les uns après lesautres. À partir de l'acte II, il néglige ses obligationsd'ambassadeur pour ne se soucier que d'Hermione,qu'il envisage un instant d'enlever (scène 1 de l'acteIII). Le sort d'Astyanax, la cause des Grecs, qu'il apourtant officiellement mission de soutenir (v. 599 à602), le laissent indifférent.

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Surtout, en assassinant Pyrrhus, Oreste viole toutesles lois divines et humaines. Tant dans l'Antiquitégréco-romaine que dans la France du XVIIe siècle, lerégicide6 était considéré comme le pire des crimes.Parmi les symboles que véhiculait la notion de roy-auté figuraient en effet les images du « père » (le roirégnant sur ses sujets étant assimilé à un père de fa-mille) et d'un homme choisi, protégé par la divinité.Aussi, tuer un roi était-il un « parricide »7, un acte «sacrilège » (v. 1574). Oreste en prend conscience justeavant de sombrer dans la folie. Par amour, il estdevenu un « monstre » (v. 1579). Et pour n'obtenir ri-en en contrepartie, puisque Hermione se suicide.

Maudit par la femme à qui il a pourtant obéi aupoint de se faire criminel pour elle, Oreste est doncaussi maudit par les hommes et par les dieux. Songeste meurtrier est d'autant plus impardonnable qu'ilest un ambassadeur, et qu'il aurait dû être re-spectueux des autorités politiques auprès desquelles ilétait en mission. Oreste est par excellence la victimede sa passion, du destin (représenté par un amour in-vincible). Il est l'homme dont le « ciel » s'est servi «pour être du malheur un modèle accompli »(v. 1619).On comprend qu'il devienne fou de douleur et dedésespoir.

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PYLADE OU L'AMI DÉVOUÉ

Moins important que les personnages précédents,Pylade n'en joue pas moins un rôle réel dans l'action.Il apparaît à trois reprises dans la pièce : à la scène 1de l'acte I, pour informer Oreste de l'état d'esprit dePyrrhus ; à la scène 1 de l'acte III, pour dispenser desconseils de modération à Oreste ; et à la scène 5 del'acte V pour tenter de sauver celui-ci et de le sous-traire aux soldats qui le poursuivent.

Pylade se définit tout entier par l'amitié qui l'unit àOreste. Pour ce dernier, il est prêt à tout. Aucune con-sidération morale, aucun scrupule ne le retiennentdès lors qu'il s'agit d'aider Oreste. Il accepte ainsi deseconder celui-ci dans sa tentative (vite abandonnée)d'enlever Hermione. Pylade est l'homme dévoué, sûr,fidèle, qui s'efforce d'épargnerà Oreste les coups dusort les plus terribles. Toujours en vain.

1 Dépeint par Homère comme le plus brave de tous lesGrecs, Achille tue Hector, l'époux d'Andromaque, en combatsingulier ; mais il est lui-même tué par une flèche décochéepar Pâris (frère d'Hector et ravisseur d'Hélènel. Cette flèchele blesse mortellement au talon, le seul point vulnérable deson corps. Sa mère, la déesse Thétis, pour le rendre immor-tel, l'avait baigné dans l'eau du Styx (un des fleuves des En-fers) qui possédait la propriété de rendre invulnérable. Maistenant l'enfant par son talon, elle ne s'était pas aperçue que

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cette partie de son corps resterait à la merci de touteblessure.

2 Rien dans le texte n'indique précisément l'âge dePyrrhus. Mais le qualificatif de « charmant » (v. 854) que luidonne Hermione, l'étude, même approximative, de sagénéalogie, et l'habitude de ne présenter, le plus souventdans les tragédies du XVIIe siècle, que des êtres jeunes, toutconcourt à voir en Pyrrhus un homme de vingt ans environ.Il était courant, tant dans l'Antiquité que dans la France duXVIIe siècle, que les chefs militaires soient jeunes.

3 Voir, p. 9.

4 Voir notamment les vers 416, 436 à 440, 550 à 554, 810à 815, 1200, 1356, 1365, 1545 à 1549.

5 Sur l'analyse de la passion amoureuse, voir p. 35 à 41 .

6 Voir p. 15, note 1 .

7 Un parricide, au sens strict, désigne le fait de tuer sonpère. Par extension, le mot s'applique à l'assassinat d'un roi(parce qu'il est symboliquement le « père »de son royaume).

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Sources et originalité de l'oeuvre

Quand Racine décide d'écrire Andromaque, il abor-de un sujet connu depuis la plus haute Antiquité. Lesprincipaux personnages de la pièce appartiennent eneffet aux légendes du cycle de la guerre de Troie, quela littérature grecque et romaine avait largementévoquées. Racine en était trop imprégné pour ne pass'en inspirer. Aussi est-il nécessaire d'analyser sessources. Leur examen permettra de mieux apprécierla manière dont il les a utilisées, et de mesurer endéfinitive son originalité.

LES SOURCES LITTÉRAIRES

Racine est redevable de son sujet à deux auteursgrecs : Homère et Euripide, et à un auteur latin :Virgile.

Les sources grecques

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Poète épique1 du IXe siècle avant J.-C., Homère estle premier auteur à évoquer la guerre de Troie. Il l'afait surtout dans l'Iliade (Ilion étant le nom grec de laville de Troie). Son long poème raconte l'origine et ledéroulement du conflit jusqu'à la mort d'Hector. Lesévénements postérieurs (tels que la chute de la ville, letriste sort des Troyens captifs) sont en partie relatésdans une autre épopée2 d'Homère : l'Odyssée (qui re-trace les aventures d'Ulysse rentrant chez lui).

Mais d'autres auteurs ont décrit les mêmes épis-odes. Plus importante que La destruction d'Ilion dupoète Arctinos (VIIIe siècle avant J.-C.) est à cet égardl'Andromaque du dramaturge Euripide (vers 431 av-ant notre ère). En voici le résumé :

Andromaque, captive de Néoptolème (Pyrrhus), aeu de ce dernier un fils. Quelque temps après, Néop-tolème (Pyrrhus) épouse Hermione, qui ne peut avoird'enfant. Redoutant d'être répudiée en raison de sastérilité, elle décide de tuer Andromaque et son fils.Néoptolème (Pyrrhus) l'apprend, et Hermione craintsa colère. Oreste apparaît alors pour aider Hermione,dont il est depuis toujours amoureux. Il lui propose deprendre les devants et d'assassiner lui-même Néop-tolème (Pyrrhus). Ce qu'il fait. Un oracle annonce quele fils d'Andromaque deviendra un jour roi.

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Les sources latines

Les auteurs latins avaient, eux aussi, parlé dansleurs œuvres de la guerre de Troie. Le philosophe etdramaturge Sénèque (premier siècle de notre ère)était l'auteur d'une tragédie intitulée Les Troyennes,mettant en scène les malheurs des habitantes de lacité. Mais c'est surtout le poète Virgile (premier sièclede notre ère) qui, dans son Énéide, fut le plus émouv-ant. Cette longue épopée décrit la fuite du TroyenÉnée hors de Troie en flammes, portant sûr son dosson vieux père Anchise ; après avoir erré sur les mers,Énée aborde enfin les rivages de l'Italie, où ils'installe. Si les aventures d'Énée en Italie ne con-cernent plus la guerre de Troie, il est plusieurs pas-sages de l'Énéide qui y font, en revanche, directementallusion. Ainsi le troisième livre évoque le personnaged'Andromaque, exilée et captive à la cour de Pyrrhus,loin de sa patrie détruite et demeurant fidèle ausouvenir d'Hector. C'est d'ailleurs ce passage del'Énéide que Racine a reproduit dans ses première(1668) et seconde (1676) préfaces d'Andromaque, etqui figure depuis dans toutes les éditions françaises.

L'ORIGINALITÉ DE L'ŒUVRE DE RACINE

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Parler de l'originalité de l'Andromaque de Racinepeut de prime abord surprendre. Une comparaison,même rapide, de la pièce avec celles qui l'ontprécédée, avec les épopées d'Homère ou de Virgile,montre en effet que le dramaturge a, au contraire,beaucoup emprunté à ses prédécesseurs lointains ouimmédiats.

Les emprunts

À Homère, Racine-doit l'évocation des épisodes lesplus sanglants de la guerre de Troie : les adieuxd'Hector à sa femme (v. 1021 à 1026), l'allusion au ca-davre d'Hector traîné derrière le char d'Achille autourdes murailles de la ville (v. 993-9941 et le récit de lachute de Troie (v. 997 à 10101, c'est-à-dire l'essentielde la scène 8 de l'acte III. À l'Andromaque d'Euripide,Racine emprunte deux personnages (Hermione etOreste), deux thèmes majeurs (la jalousie d'Hermioneet l'amour absolu d'Oreste pour Hermione) et ledénouement de son œuvre : l'assassinat de Pyrrhus.

Racine imite également l'Énéide de Virgile en fais-ant d'Andromaque une « captive, toujours triste » (v.301 ), une mère et une épouse. Si l'on ajoute qu'il pritquantité de détails à ses devanciers, son originalitépeut sembler douteuse.

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Les éléments nouveaux

Cette originalité existe pourtant. Elle se manifestesur deux plans essentiels : dans les modifications del'intrigue ; et dans une disposition nouvelle des élé-ments anciens de l'intrigue.

• Les modifications de l'intrigue

Elles portent sur trois points importants.

À l'inverse des légendes grecques qui faisaient périrAstyanax lors de la prise de la ville et contrairement àEuripide qui imaginait qu'Andromaque avait eu unfils de Pyrrhus, il maintient en vie le filsd'Andromaque et d'Hector. Cette présence d'Astyanaxpermet au dramaturge d'approfondir le drame que vitAndromaque, sommée en quelque sorte de choisirentre sa fidélité à son mari défunt et son amourmaternel.

Ensuite, Racine invente l'ambassade d'Oreste et lesexigences grecques dont il est porteur : la tragédieprend ainsi une évidente coloration politique.

Enfin, il imagine le suicide d'Hermione, incapablede survivre plus longtemps à Pyrrhus qu'elle n'a ja-mais cessé d'aimer (alors que selon certaines

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légendes, Hermione revint à Sparte avec Oreste,qu'elle finit par épouser).

• Une nouvelle disposition des éléments an-ciens de l'intrigue

C'est Pyrrhus qui, par ses hésitations, crée et pro-voque le déroulement de la tragédie. Tout s'ordonneautour de lui. Quand il s'éloigne d'Hermione, il suscitesa jalousie et il ouvre des espoirs inconsidérés àOreste. Quand il s'éloigne en revanche d'Andromaque,ce n'est pas par indifférence, mais par colère de nepouvoir la fléchir. Aussi n'hésite-t-il pas alors à renou-veler son chantage. Quelle que soit son attitude, il ac-centue le tragique : ou il désespère Hermione qui, dedépit, ordonnera son assassinat ; ou il désespèreAndromaque qui finira par imaginer le stratagème dumariage blanc3 et son propre suicide. Dans les deuxcas, il travaille à son propre malheur.

Les hésitations de Pyrrhus permettent en outre àRacine de révéler graduellement l'âme profonde deses personnages : la fidélité émouvante de la veuved'Hector ; l'amour exclusif, absolu, jusqu'à la déraisonet l'illogisme, d'Hermione ; la fatalité qui pèse surOreste, éternelle victime de sa passion pourHermione.

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Le tragique naît ainsi des seuls mouvements ducœur. Si l'on excepte l'arrivée de l'ambassadeur Orestequi précipite les événements (mais qui ne les crée pas,puisque Pyrrhus a déjà menacé Andromaque de fairetuer Astyanax), aucune pression de l'extérieur ne vi-ent influer sur les passions souvent contradictoiresqui animent les personnages. Seule leur évolution in-térieure détermine la progression vers la catastrophefinale.

Là, réside la grande originalité de Racine. Comme ill'écrira lui-même dans la préface de Britannicus(1669), il faut privilégier « une action simple, chargéede peu de matière, telle que doit être une action qui sepasse en un seul jour, et qui, s'avançant par degré [parétape] vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts,les sentiments et les passions des personnages »4. Ilfallait pour cela, comme on l'a vu dans l'étude des per-sonnages (p. 18), qu'Andromaque fût mère mais aussiépouse, et même qu'elle fût surtout épouse. Les pas-sions apparaissent dès lors dans toute leur diversité :amour conjugal d'Andromaque pour Hector, amourmaternel d'Andromaque pour Astyanax, amour-désird'Hermione pour Pyrrhus, d'Oreste pour Hermione,de Pyrrhus pour Andromaque. Dans l'espace clos dupalais de Pyrrhus, le choc de ces sentiments ne peutqu'être fatal5.

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1 « Epique » est l'adjectif correspondant au mot « épopée». Une épopée est un long poème qui célèbre un héros ou ungrand fait historique, et où la légende se mêle souvent auxfaits authentiques.

2 Voir p. 30, note 1 .

3 Un mariage blanc est un mariage officiellement con-tracté mais qui n'est pas consommé par les époux.

4 Sur l'étude détaillée de l'action, voir pp. 58-59.

5 Sur l'étude du tragique, voir pp. 46 à 53.

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La passion amoureuse

Le XVIIe siècle ne concevait pas de tragédie sansamour. Quand, par extraordinaire, celui-ci en était ab-sent, les dramaturges1 se sentaient obligés de s'en jus-tifier, conscients qu'ils étaient de ne pas respecter unedes constantes fondamentales du genre. Racine s'estfait une loi absolue de bâtir ses pièces, en partie ou entotalité, sur les ressorts et les violences de la passionamoureuse (sauf dans sa première œuvre, LaThébaide) .

Andromaque ne fait pas exception à la règle :l'amour y est le moteur essentiel de l'action. C'est unamour souvent impossible et frappé d'un interdit, quis'affirme d'emblée irrationnel et irrésistible. Source dejalousie, il se transforme en une force toujoursmortelle.

UN AMOUR SOUVENT IMPOSSIBLE ETINTERDIT

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La passion racinienne est dans Andromaque tou-jours malheureuse. Elle l'est dans ses conséquencesimmédiates ; elle l'est surtout dans son principemême, qui la voue d'emblée à l'échec.

Concrètement, aucun des personnages ne voit sonamour payé de retour. Une sorte de fatalité les pousseà s'attacher à qui les fuit ou qui leur est indifférent :Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aimeAndromaque qui aime Hector mort à la guerre. Lasolitude et le désespoir les guettent.

La loi du genre tragique exige certes qu'il en ailleainsi. Impliquant par définition malheur et cata-strophe, la tragédie ignore les amours heureuses.Mais l'explication demeure insuffisante à propos duthéâtre de Racine où (sauf dans Alexandre) l'amourapparaît comme frappé d'un interdit. Si personne neparvient à se faire aimer, c'est que le choix de l'êtreaimé se heurte à un obstacle qui rend cet amourimpossible.

Cet obstacle revêt, dans Andromaque, un triple as-pect : psychologique, moral et politique.

Il est psychologique dans la mesure où l'amour nese commande pas, où l'on ne peut pas s'obliger à aim-er quelqu'un. Hermione estime les « mille vertus » (v.535) d'Oreste dont la longue fidélité l'émeut. « Vous

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que j'ai plaint, enfin que je voudrais aimer » (v. 536),lui dit-elle. Le conditionnel présent (« je voudrais »)prend ici un sens impitoyable. Hermione ne peut pas,n'a jamais pu et ne pourra jamais aimer Oreste. Com-ment Hermione s'y contraindrait-elle ? Et commentOreste qui n'a pas réussi à se faire aimer d'elle àSparte y parviendrait-il à Buthrote ? Traumatisée, deson côté, par ce qu'elle a vécu lors de la chute deTroie, Andromaque conserve à jamais de Pyrrhusl'image d'un guerrier sanguinaire, « se faisant un pas-sage » sur tous ses « frères morts », « et, de sang toutcouvert, échauffant le carnage » (v. 1001-1002). Tellefut la première vision qu'Andromaque eut de Pyrrhus.Comment l'oublierait-elle ?

À cette impossibilité s'en ajoute une autre, d'ordremoral. Aimer Pyrrhus serait pour Andromaque unefaute2' qui équivaudrait à tuer une seconde fois Hect-or, à se rendre complice du bourreau de sa famille etde son peuple (v. 1075 à 1080). D'une certaine façon,ce serait également pour Hermione une faute d'aimerOreste (si elle le pouvait) : princesse grecque, elle nepeut se marier sans l'accord du roi son père. Orcomme elle le dit, non sans cruauté, au malheureuxOreste :

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L'amour ne règle pas le sort d'une princesse :

La gloire d'obéir est tout ce qu'on nous laisse

(v. 821-822).

L'obstacle est enfin de nature politique. L'enjeu dela pièce dépasse largement le bonheur ou le malheurd'un couple : il y va de la guerre ou de la paix. Pyrrhussait qu'en épousant Andromaque il s'expose à une re-doutable réaction des Grecs. Andromaque est la seulefemme qu'il ne doit pas, qu'il ne devrait pas aimer,parce qu'elle est la plus illustre des captives troy-ennes. Son amour, au regard de la stabilité de la ré-gion, devient un crime. Il engendrerait une nouvelleguerre de Troie, à front renversé, où les alliés d'hier(Pyrrhus et les Grecs) seraient ennemis, où les en-nemis d'hier (Pyrrhus et les Troyens) seraient alliés.Son assassinat évitera d'en arriver à cette atrocité.

D'une manière ou d'une autre, l'amour s'avère ainsiimpossible ou coupable.

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UN ÉLAN IRRATIONNEL. ETIRRÉSISTIBLE

On peut dès lors se demander pourquoi les person-nages s'obstinent dans une passion dont ils saventplus ou moins confusément qu'elle les conduit dansune impasse. C'est que l'amour se présente comme unsentiment inexpliqué et inexplicable. Personne necherche jamais à analyser pourquoi il aime, ni quellesqualités il apprécie chez l'être aimé. « J'aime » (v. 99),constate Oreste, sans plus d'éclaircissement ; Pyrrhuscède à l'« ardeur » (v. 1293) qu'il éprouve pour Andro-maque. Rien ne justifie la passion. Elle est à elle-même sa propre valeur et sa propre raison.

Aussi échappe-t-elle au discernement et au contrôlede la volonté. Oreste a, en vain, traîné « de mers enmers " (v. 44) pour oublier Hermione. Il a eu beau lut-ter, se raisonner, maudire les « rigueurs » de la jeunefille, rabaisser ses « attraits » (v. 55), s'exercer à lahaïr : au fond de ses efforts, il découvrait qu'il con-tinuait de l'aimer (v. 87-88). La résistance de Pyrrhusfut également longue. Celui-ci ne s'est pas rendu enun jour aux charmes d'Andromaque. « Je voulusm'obstiner à vous être fidèle » (v. 1294), dit-il à Her-mione. Il a sincèrement cru que les « serments » qu'illui faisait lui « tiendraient lieu d'amour » (v. 1296). La

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guerre dont le menacent les Grecs, pour le cas où ilépouserait Andromaque, le décide bien à précipiterson mariage avec Hermione (il, 4). Mais sa passionpour Andromaque finit par l'emporter. Hermionen'est pas dans une situation très différente. Mêmequand elle prétend détester l'infidèle Pyrrhus, elle necesse en réalité de l'adorer.

UNE FORCE TROMPEUSE

Défaite de la volonté, l'amour est aussi une défaitede la raison. Son effet le plus immédiat est d'induiresa victime en erreur. Les amoureux raciniens devi-ennent incapables de voir clair en eux-mêmes,d'adopter une conduite ferme et de s'y tenir. Au débutde la pièce, Pyrrhus se trouve dans un tel étatd'incertitude qu'il peut « épouser ce qu'il hait et punirce qu'il aime » (v. 122). Quant à Oreste, il avoue qu'ilse trompait lui-même (v. 37) quand il croyait ne plusaimer Hermione.

La passion, pour parvenir à ses fins, ruse en effettoujours avec la réalité. Elle sait se dissimuler sousd'autres sentiments. À la scène 5 de l'acte II, Pyrrhusse vante de triompher de son attirance pour

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Andromaque : il se félicite de sa « victoire » (v. 633),il jure de se détourner de l'« ingrate » (v. 685). Mais ilse demande sans cesse si Andromaque ne sera pas «jalouse » de le voir épouser Hermione ; il souhaite al-ler la retrouver au plus tôt, officiellement pour la «braver » (v. 6771, pour lui dire sa « colère » Iv. 675),en réalité pour demeurer près d'elle le plus longtempspossible ; et la présence d'Andromaque remettra touten question (III, 6 et 7). L'attitude de Pyrrhus étaitdavantage celle d'un amoureux blessé que celle d'unennemi.

De même, les oscillations de la haine à l'amour nesont, chez Hermione, que d'apparentes contradic-tions. Haïr, c'est encore se préoccuper de l'autre, luivouer un sentiment violent, exclusif. C'est toujoursvivre en pensée avec lui. On ne hait pas celui (ou celle)qui vous est indifférent. Quand la blessure est tropforte, l'amour, loin de disparaître, se cache à la raisonrévoltée sous la haine. C'est pourquoi les personnagespassent si facilement d'un état à l'autre. Comme deuxfaces d'une même réalité, la haine n'est qu'une autreforme, tout aussi passionnée, de l'amour. Le dramed'Oreste est de l'ignorer, de ne pas comprendrequ'Hermione ne hait tant Pyrrhus que parce qu'elle l'aaimé et qu'elle l'aime encore. Oreste n'aurait pas dû

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obéir à une « amante insensée » (v. 1545). Comme lelui reprochera cruellement Hermione :

Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,

Que mon cœur démentait ma bouche à tousmoments ?

(v. 1547 et 1548).

AMOUR ET JALOUSIE

Déçus dans leur attente, désespérés de se voirpréférer un rival (ou une rivale), les amoureux racini-ens succombent très vite à leur jalousie.

Que leur passion ne soit pas payée de retour leurapparaît comme une humiliation, surtout quand ilssont délaissés pour un autre qui leur est socialementinférieur. Bien qu'Andromaque appartienne à la fa-mille royale de Troie, elle n'est désormais qu'une «captive » que la défaite de son pays a déchue de sonrang. Hermione, princesse grecque, fille du roiMénélas, l'un des chefs victorieux de la coalition, nepeut supporter que Pyrrhus l'abandonne pour uneprisonnière. L'infidélité se double, dans ce cas précis,

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d'un affront ; et sa jalousie se nourrit, pour une part,d'une réaction d'orgueil blessé. Elle s'appuie aussi surune douloureuse capacité à imaginer le bonheur quel'autre connaît ailleurs, et dont le jaloux se sent exclu.Avec quelle amère acuité Hermione se représente lajoie de Pyrrhus auprès d'Andromaque ! Comme si elleassistait à leurs rencontres, elle se les figure en trainde se moquer d'elle :

Vous veniez de mon front observer la pâleur

Pour aller dans ses bras rire de ma douleur3

(v. 1327-13281.

Cette capacité, presque cette complaisance àévoquer le bonheur de ceux qui s'aiment quand, eux,ne sont pas aimés, conduisent les personnages à setorturer eux-mêmes. Ils examinent dans de longsmonologues toutes les raisons qu'ils ont de souffrir.Hermione se souvient, par exemple, de la manièredont Pyrrhus l'a « congédiée », des moindres réac-tions de celui-ci (V, 1) : Oreste, quant à lui, ne revientsur son passé que pour se repentir de son crime, quepour s'attarder sur l'ingratitude d'Hermione à son

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égard (V, 4). Les affres de la jalousie transformentchacun en son propre bourreau.

Impitoyables pour soi, les amoureux négligés ledeviennent alors pour l'être qu'ils aiment. En proie àune sombre fureur, ils veulent faire souffrir autantqu'ils souffrent. Comme l'écrira La Bruyère : « L'onveut faire tout le bonheur, ou si cela ne se peut, tout lemalheur de ce qu'on aime. »4 C'est que pour vaincrel'indifférence ou le mépris de l'autre, tous les moyenssont bons. Il s'agit souvent de moyens de pression, etmême de chantage. Jaloux d'Hector, Pyrrhus n'hésitepas à menacer Andromaque de tuer son fils si elle neconsent pas à l'épouser. On peut évidemment objecterque ce n'est pas la meilleure façon de se faire aimer !Mais qu'importe ! Ce chantage est révélateur de lanature profonde de la passion racinienne, qui est undésir de possession fondamentalement égoïste. Peuimporte que l'être aimé vous haïsse, du moment qu'ilcède, qu'il vous appartient.

Chez Hermione, la jalousie provoque un violentdésir de vengeance, quand elle est définitivement cer-taine d'être abandonnée de Pyrrhus. Elle ordonne àOreste d'aller assassiner l'infidèle qui, suprêmeraffinement, doit apprendre avant de mourir d'où vi-ent le coup :

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Ma vengeance est perdue

S'il ignore en mourant que c'est moi qui letue.

(v. 1269-1270).

Comme Oreste hésite, Hermione se complaît alorsdans le rêve de frapper elle-même Pyrrhus :

Quel plaisir de venger moi-même moninjure,

De retirer mon bras teint du sang du parjure.

(v. 1261-1 2621.

Un délire sanguinaire la saisit. Quelle que soit laforme qu'elle revêt, la jalousie est donc supplice : psy-chologiquement, de soi ; physiquement, d'autrui.

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UNE FORCE MORTELLE

On comprend, dans ces conditions, que l'amour soitune puissance mortelle. Jamais réciproque, toujoursirrationnel, sans cesse douloureux, il incite les person-nages à agir sur une impulsion irraisonnée, qu'ilsregretteront peut-être l'instant d'après, mais àlaquelle ils succombent sur le moment. Le sort dePyrrhus dépend ainsi des réactions soudaines et ir-réfléchies d'Hermione. La voici qui, à l'acte V, or-donne l'exécution de Pyrrhus ; mais à peine Oresteest-il parti accomplir sa sinistre mission qu'elle se re-pent et qu'elle se reprend. Trop tard! Elle n'aura plusle temps matériel de joindre Oreste et de révoquer sonordre meurtrier. Partagée entre la haine et l'amour,obéissant tantôt au premier de ces sentiments, tantôtau second, Hermione, parce qu'elle aime, devient in-cohérente. C'est pourquoi elle accable Oreste de sesreproches après qu'il a tué Pyrrhus :

Pourquoi l'assassiner ? Qu'a-t-il fait ? À queltitre ?

Qui te l'a dit ?

(v. 1542-1543).

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Hermione est certes oublieuse, illogique ; mais ellene ment pas et elle n'est pas hypocrite. Elle est aussisincère dans son désespoir d'avoir irrémédiablementperdu Pyrrhus qu'elle l'était dans son désir de ven-geance. Mais sa sincérité connaît des vérités success-ives. Hermione amoureuse ne s'identifie plus à lafemme vengeresse qu'elle a été. Par amour, elle réagitd'instinct et contradictoirement. Le résultat esttragique.

Fatale, la passion l'est enfin en ce sens qu'elle nemène jamais au bonheur. Un bilan dramatiques'impose au dénouement : Pyrrhus mort, Hermione sesuicide par désespoir amoureux ; Oreste perd la rais-on (la folie étant ici l'équivalent symbolique,psychique, de la mort). Quant à Andromaque, si elledemeure en vie, elle continuera de porter le deuild'Hector. Chez Racine, il n'y a pas d'amour heureux.Andromaque, comme tout le théâtre racinien, reposesur une conception radicalement pessimiste de lapassion.

1 Voir p. 6, note 2.

2 Cette faute est naturellement toute subjective, puisqueaucune loi divine et humaine n'interdisait et n'interdit à uneveuve de se remarier.

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3 Voir aussi les vers 393 à 400.

4 La Bruyère, Caractères, « Du cœur », 39 (1689).

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La politique dans Andromaque

De même que le XVIIe siècle ne concevait pas detragédie sans amour, de même il n'en imaginait passans politique. Il y fallait, comme l'on disait alors, laprésence de « quelque grand intérêt d'État ». De là vi-ent que les personnages de la tragédie exercent dir-ectement le pouvoir ou, appartiennent à des familles(royales ou impériales) qui détiennent l'autorité. Àtravers eux se joue le destin des peuples qu'ilsgouvernent et qu'ils incarnent.

On ne saurait donc, malgré la pitié que l'on éprouvepour les malheurs sentimentaux d'Hermione, d'Oresteou de Pyrrhus, oublier l'intrigue politiqued'Andromaque. L'action de la pièce se situe en effetdans un contexte politique troublé, qui prépare pourl'Épire un avenir inquiétant. La compréhension de cecontexte éclairera davantage les ravages que peutproduire la passion amoureuse.

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UN CONTEXTE POLITIQUE TROUBLÉ

L'action d'Andromaque se place dans un momenthistorique très particulier : c'est celui d'un après-guerre, qui risque fort de devenir un entre-deux-guerres.

Un climat d'après-guerre

Pyrrhus et ses alliés ont triomphé de Troie. Depuis« un an » (v. 206), la paix est revenue. Mais, passéel'allégresse de la victoire, le climat n'est plus àl'euphorie. Avec le recul, les Grecs mesurent le coûthumain de leur victoire qui leur paraît de plus en plusamère. Presque chaque famille pleure un « père » ouun « époux » (v. 160). La méfiance s'est par ailleursinstallée entre les vainqueurs qui, unis dans la guerre,ne le sont plus dans la paix. C'est pour éviter que cetteméfiance ne s'amplifie que Sparte et l'Épire ont décidédu mariage d'Hermione et de Pyrrhus (v. 1283 à1288). Ce mariage, croyait-on, scellerait définitive-ment et durablement l'entente des deux peuples. Leshésitations de Pyrrhus, entre-temps tombé amoureuxd'Andromaque, accroissent l'inquiétude des Grecs.Pyrrhus ne leur semble plus un allié sûr. Cette atmo-sphère de désillusion générale n'est guère propice à

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une vraie détente. Même si l'ambassade d'Oresteauprès de Pyrrhus s'inscrit dans le cadre normal de ladiplomatie, cet ambassadeur n'en est pas moins por-teur d'un ultimatum1. Preuve, si besoin en était, duclimat de tension qui existe.

Un entre-deux-guerres

Cet ultimatum (le choix entre la mort d'Astyanax etla guerre) ouvre la perspective d'un nouveau conflitqui, à mesure que la pièce se déroule, s'avère de plusen plus probable. Le refus de Pyrrhus de livrerAstyanax aux Grecs provoque une rupture d'allianceentre l'Épire et la Grèce. Pour n'être pas encore enguerre, les deux pays en sont déjà au bord. Autant parorgueil que par amour pour Andromaque, Pyrrhusavoue en effet « consentir avec joie » (v. 229) àl'affrontement dont, au nom de la Grèce, Oreste lemenace.

Cette rupture entraîne en outre un progressif ren-versement d'alliances, qui conduit Pyrrhus à embrass-er la cause des Troyens (dont il a été naguère le vain-queur). Étape après étape, il s'érige en défenseurdéclaré des Troyens. Il propose d'abord à Andro-maque de sauver Astyanax (v. 288), puis de « punirles Grecs » (v. 328) et de rebâtir Troie (v. 330), enfin

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de rétablir Astyanax sur le trône de ses ancêtres (v.331-332). Ses paroles (rapportées par Oreste), lors deson mariage, confirment et solennisent sa nouvellepolitique. Il prend les dieux à témoins que tous les en-nemis d'Astyanax (dont les Grecs) seront désormaisles siens, et il reconnaît officiellement l'enfant pour leseul « roi des Troyens » (v. 1511 -1512). Le cadre reli-gieux (le « temple ») dans lequel il tient ce discours,l'invocation à la divinité, la présence, dansl'assistance, des Grands du royaume et d'Oreste, toutconfère à ses propos une valeur exceptionnelle.Pyrrhus trahit les Grecs, ses anciens alliés. La guerreapparaît, tôt ou tard, inévitable.

L'ironie de l'histoire veut que cette guerre, prob-able, n'éclatera pas pour cette raison-là. L'assassinatde Pyrrhus lui donne un motif plus immédiat et pluspressant. Alors que les Grecs pouvaient légitimementaccuser Pyrrhus de trahison, c'est, à la fin de la pièce,l'Épire qui peut à bon droit accuser les Grecs d'avoirles premiers déclenché les hostilités, puisque leur am-bassadeur a organisé l'attentat. À la dernière scène,Oreste et sa suite sont traqués, obligés de fuir clandes-tinement. C'est la préfiguration du conflit. La paixconsécutive à la chute de Troie n'aura pas durélongtemps.

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UN AVENIR INCERTAIN ET INQUIÉTANT

Si le meurtre de Pyrrhus provoque une crise quel'on qualifierait aujourd'hui d'internationale, il assom-brit également, sur le plan intérieur, l'avenir del'Épire. On ne peut certes écrire un au-delà de lapièce, mais on peut, à tout le moins, s'interroger sur ledevenir du royaume de Pyrrhus. Qui lui succédera,puisque Pyrrhus est mort sans héritier naturel ? Com-bien de temps l'Épire acceptera-t-elle pour reineAndromaque, une Troyenne ? Pourra-t-elle mêmevraiment régner ? Quel sera le sort d'Astyanax ? Faut-il penser que, prince déchu de Troie, il deviendra, parun étonnant paradoxe, roi de ses anciens ennemis,qu'il retrouvera son rang en montant un jour sur letrône de Pyrrhus ? À ces questions, la pièce ne répondpas. Elles n'en sont pas moins contenues dans ledénouement lui-même. Avec la disparition brutale dePyrrhus, c'est l'avenir de l'Épire qui se trouve mis encause, ainsi que la destinée de chacun. L'avenir poli-tique, immédiat et à moyen terme, est des plus ango-issants qui soient.

AMOUR ET POLITIQUE

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Cette crise politique provient pour l'essentiel dudrame passionnel que vivent les protagonistes de lapièce. Pyrrhus manifesterait sans doute suffisammentd'orgueil et d'esprit d'indépendance pour refuser delivrer Astyanax aux Grecs, même s'il n'aimait pasAndromaque. Connaissant et regrettant sa cruautépassée (voir p. 20), sans doute ne voudrait-il pasl'aggraver par un geste barbare, d'autant moins justifi-able qu'il s'accomplirait à froid, et non plus dans lesfureurs du combat. Mais c'est surtout par égard pourAndromaque qu'il protège Astyanax : commentPyrrhus nourrirait-il l'espoir d'épouser Andromaques'il devenait complice de l'exécution de l'enfant ?L'amour influe donc sur ses décisions strictementpolitiques. Si l'après-guerre se change très vite en unentre-deux-guerres, c'est parce que Hermione, jaloused'Andromaque, a informé les Grecs et son père del'existence d'Astyanax. De là l'émotion, la méfiancedes Grecs, et l'ambassade d'Oreste. Si celui-ci as-sassine Pyrrhus, c'est pour des considérations pure-ment affectives, par obéissance à Hermione. Le régi-cide2 en effet l'épouvante. Mais la promesse que lui afaite Hermione de l'épouser (« Allez : en cet état soyezsûr de mon cœur », v. 1231 ), et qu'elle ne tiendra pas,finit par le convaincre d'agir.

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Même si le meurtre de Pyrrhus relève ainsi de lacatégorie du crime passionnel, il n'en possède pasmoins de très graves répercussions politiques.Pyrrhus était à l'évidence infidèle à sa promessed'épouser Hermione, mais il était aussi roi d'Épire. Ense vengeant d'un ingrat, Hermione plonge l'Épiredans une situation incertaine et inquiétante.

C'est par amour, enfin, que Pyrrhus opère un ren-versement d'alliances. Il lui faut prouver sa sincérité àAndromaque, lui montrer qu'il est prêt à tout pourelle. Quel meilleur moyen que de défendre désormaisla cause de Troie, que de réparer les malheurs dont ils'est rendu responsable durant la guerre ?

La crise politique qui éclate dans Andromaque neconstitue donc pas un aspect négligeable de la pièce,ni une simple concession aux lois de la tragédieclassique. Elle découle logiquement du drame pas-sionnel qui dresse les personnages les uns contre lesautres. Elle témoigne des égarements auxquels la pas-sion peut conduire, puisque ce ne sont pas seulementle sort des amoureux qui est en jeu, mais égalementcelui de chacun et de tous. L'amour et la politiquesont en réalité indissociables.

1 Un ultimatum est une sommation, une exigenceimpérative.

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2 Voir p. 15, note 1.

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Le tragique

Il ne suffit pas qu'une pièce soit appelée « tragédie» par son auteur pour être tragique. Contrairement àune opinon trop souvent répandue, une tragédie n'estpas davantage tragique parce qu'elle s'achève sur lamort d'un ou plusieurs personnages : « Ce n'est pointune nécessité, écrit Racine dans la préface de Bérénice(1670), qu'il y ait du sang et des morts dans unetragédie : il suffit que l'action en soit grande, que lesacteurs en soient héroïques, que les passions y soientexcitées, et que tout s'y ressente de cette tristessemajestueuse [c'est-à-dire d'une extrême inquiétude]qui fait tout le plaisir de la tragédie. » Les morts viol-entes découlent du tragique, elles n'en sont pascréatrices. Le tragique s'identifie pour l'essentiel ausentiment de pitié et de terreur que la tragédie en-gendre dans l'esprit du spectateur.

Dans Andromaque, sont présents en permanenceun destin hostile et une atmosphère de désolation quise doublent d'une destruction complète des valeurs

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morales. De là naît la puissance pathétique1 qui se dé-gage de la pièce, ainsi que sa valeur purificatrice.

UN DESTIN HOSTILE

Comme le remarquait déjà Péguy, « tout est adver-saire, tout est ennemi aux personnages de Racine : leshommes et les dieux ; leur maîtresse, leur amant, leurpropre cœur »2. Un sourd et sombre destin com-mande en effet l'action d'Andromaque. Il se présentesous deux formes distinctes, mais inséparables : lamalédiction divine et la fatalité de la passion.

Une malédiction divine

Renouant avec l'essence de la fatalité antique quitransformait les personnages de la tragédie en desêtres maudits depuis toute éternité, Racine campe deshéros condamnés à l'avance parce qu'ils sont haïs desdieux. Oreste en est l'exemple le plus spectaculaire.Dès la première scène, il se sait vaincu et impuissant,malgré toutes ses tentatives pour oublier Hermione :

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Puisqu'après tant d'efforts ma résistance estvaine,

Je me livre en aveugle au destin quim'entraîne.

(v. 97-98).

Le mot « malheur », ou l'un de ses dérivés, lui estsystématiquement associé. Lui-même l'emploie : «Évite un malheureux, abandonne un coupable » (v.782), dit-il à son ami Pylade. Hermione constate deson côté que le « malheur » le « suit » partout (v.1556). S'adressant au « ciel », il s'écrie enfin aprèsqu'il a tué Pyrrhus et qu'Hermione le chasse :

J'étais né pour servir d'exemple à ta colère,

Pour être du malheur un modèle accompli.

(v. 1618-1619).

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On ne peut mieux traduire la terrible prédestina-tion3 qui pèse sur lui. Pour quelles raisons ? Pourl'expiation de quelle faute ?

La fatalité qui l'écrase, dont il a pleinement con-science, dépasse en réalité sa personne. Au regard deslégendes grecques dont Racine s'inspire (voir p. 30),on ne s'appelle pas impunément Oreste. Son nom esten soi synonyme de malédiction. Fils d'Agamemnon,Oreste appartient à la race maudite des Atrides, la fa-mille tragique par excellence du théâtre grec, sur quis'acharne, de génération en génération, la colère desdieux4. Aussi sa souffrance apparaît-elle d'autant plusinjuste qu'il n'en est pas directement responsable.Voué au « malheur », son état n'en est que plustragique.

C'est pourquoi, devenu meurtrier de Pyrrhus,Oreste peut remercier le « ciel », le louer de sa « per-sévérance » (v. 1614), déclarer : « Hé bien ! je meurscontent, et mon sort est rempli " (v. 1620). Réactionde prime abord étrange, incompréhensible, quis'explique cependant par la malédiction qui s'abat surlui. Avant qu'il assassine Pyrrhus, celle-ci était in-juste ; après l'assassinat, elle se justifie en quelquesorte, puisque Oreste paie enfin pour un acte qu'il avraiment et personnellement commis. Il y a dans ses

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propos une désespérance rageuse, par laquelle il as-sume l'ancestrale malédiction de sa famille.

Il n'est pas seul dans ce cas. Fille de Ménélas,Hermione elle-même est une descendante desAtrides ; et elle a pour mère Hélène dont l'amouradultère pour Paris a causé la guerre de Troie5. Elleaussi, même si elle en a une conscience moins vivequ'Oreste, sème le malheur : sa jalousie aboutit à lamort de Pyrrhus ; ses inconséquences passionnellesrendent Oreste fou ; et elle finit par se suicider.

La fatalité de la passion

À l'hostilité externe du destin se superpose la fatal-ité interne de la passion. L'amour, comme on l'a vu (p.37), est une puissance absolue, contre laquelle il estvain de lutter. Tous essaient pourtant de résister :Oreste en allant chercher l'oubli et la mort ; Pyrrhusen s'efforçant d'aimer Hermione ; Hermione en es-pérant jusqu'au dernier moment que Pyrrhus lui re-viendra. Porté par un élan qui supprime sa libertéréelle, chacun se débat comme s'il était libre de modi-fier son comportement. Ce combat des personnagescontre eux-mêmes (voir p. 37) renforce le tragique,car le spectateur devine avant eux l'inanité de leurtentative. Même au plus fort de son court bonheur,

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Pyrrhus pressent qu'il n'a pas librement décidé de sonmariage avec Andromaque :

L'un par l'autre entraînés, nous courons àl'autel

Nous jurer malgré nous un amour immortel.

(v. 1299-1300).

Ainsi les personnages sont-ils à la fois des victimesinnocentes du destin et les artisans de leurs propresmaux.

UNE ATMOSPHÈRE DE DÉSOLATION

Bien que la guerre de Troie soit achevée, celle-ci de-meure constamment présente à l'esprit des person-nages. Depuis l'incendie nocturne (v. 997-1000) quivit la chute définitive de Troie, tout – les objets, lesêtres, vainqueurs comme vaincus – paraît marqué parla cendre et la nuit, par le sang et le sacrifice.

La cendre et la nuit

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Le thème de la cendre revient fréquemment. Tantôtc'est à propos des ruines de Troie : « Je ne vois quedes tours que la cendre a couvertes » (v. 201 ),réplique Pyrrhus à Oreste ; et il dit ailleurs à Andro-maque : « Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre »(v. 330). Tantôt c'est pour revêtir un sens plus abstraitet désigner la mort et le tombeau d'Hector6 : « Est-celà cette ardeur tant promise à sa cendre ? » (v. 1081),s'interroge Andromaque quand elle repousse l'idée(suggérée par Céphise) d'épouser Pyrrhus. Dans lesdeux cas, la cendre reste liée à un passé tragique quicontinue de hanter les mémoires.

Le thème de la nuit possède, lui aussi, une doublevaleur. Dans le souvenir d'Andromaque, il s'identifie àla « nuit cruelle » (v. 997), à la « nuit éternelle » (v.998) de la chute de Troie. Symboliquement, il qualifiela folie : en proie à la démence, Oreste aperçoit lesFuries7 de l'enfer prêtes à l'enlever dans une « éter-nelle nuit » (v. 1640). Une immense affliction planeainsi sur la pièce et la colore d'une teinte grise etfunèbre.

Le sang et le sacrifice

Le « sang » établit par comparaison un fort contras-te. Tragédie de la défaite, Andromaque est aussi une

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tragédie du sacrifice humain qui, malgré le carcan queles bienséances imposaient à sa représentation surscène8, apparaît dans toute sa terrible crudité. Hermi-one demande à Oreste de tuer Pyrrhus et de revenir «tout couvert du sang de l'infidèle » (v. 1230). Elle-même envisage d'égorger Pyrrhus puis de retournercontre soi ses « sanglantes mains » (v. 1245), c'est-à-dire de se suicider. Oreste décrit les derniers sursautsde Pyrrhus environné de ses meurtriers :

Je l'ai vu de leurs mains quelque temps sedébattre,

Tout sanglant à leurs coups vouloir sedérober.

(v. 1518-1519).

À la barbarie de la scène et du propos font écho lesnombreuses allusions aux cruautés de la guerre.Pyrrhus en personne concède à Andromaque queTroie « cent fois de votre sang a vu ma main rougie »(v. 314).

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Andromaque est un chant mortuaire en rouge etnoir, où se concentre en définitive toute la violencetragique : le sacrifice, exigé, d'un enfant innocent(Astyanax), l'assassinat, le suicide, la folie. Commentne serait-on pas pris de terreur ?

LA DESTRUCTION DES VALEURSMORALES

La guerre de Troie, les égarements de la passion neprovoquent pas seulement le malheur des individus etdes peuples. Ils renversent aussi tout idéal, touteforme de justice, de vertu ou de générosité. En cesens, Andromaque est une œuvre de démythification9

et de désillusion.

La remise en cause de la gloire et de l'héroïsmemilitaires

La pièce révèle l'envers de l'idéal aristocratique dela bravoure qui, tant dans l'Antiquité qu'au XVIIe

siècle, était considérée comme la première des valeursmorales. Était admiré, célébré, honoré à l'égal d'undieu, celui qui remportait une éclatante victoire milit-aire. Corneille a bâti une grande partie de son théâtre

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sur l'héroïsme de ses personnages. Rien de tel ne seproduit dans Andromaque. L'après-guerre10 dévoiledans toute son ampleur les atrocités de la guerre.Pyrrhus, pourtant l'un des « héros » du conflit, dé-couvre avec le recul sa propre cruauté : « Je souffretous les maux que j'ai faits devant Troie » (v. 318).Son héroïsme passé lui semble désormais suspect,condamnable. Pyrrhus n'est plus très fier de ce qu'il aaccompli. Racine ravale le héros au rang de tueur.

La fin du mythe de l'amour

Depuis le Moyen Âge, une bonne partie de la lit-térature française véhiculait une conceptiongénéreuse et embellie, de l'amour. Même si on ad-mettait qu'il pouvait mener à des catastrophes (ja-lousie, crime passionnel), l'amour était présentécomme un absolu. Dans Andromaque, il n'engendreque l'horreur et la solitude11. Ne voyons pas un simplejeu de mots (qui serait alors d'un goût douteux) dansces propos de Pyrrhus à Andromaque :

Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,

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Brûlé de plus de feux que je n'en allumai...

(v. 319-320).

Dans ces deux vers, « fers » appartient certes auvocabulaire militaire (les chaînes des prisonniers) et àla langue amoureuse pour désigner l'attachement del'amant à sa dame ; de même « feux » désigne la pas-sion amoureuse et l'incendie de Troie. On pourraitdonc ne pas apprécier que Pyrrhus compare ses souf-frances sentimentales aux violences meurtrières de laguerre, si tel était le sens de ses propos.

En réalité, Pyrrhus énonce une vérité plus atroce.La guerre comme l'amour révèle la fureur des êtresqui ne sont qu'agressivité, dans les conflits politiquesou privés. L'amour, vu ses conséquences tragiques12,n'élève pas les hommes : il les plonge dans une misèreprofonde. Comme l'exploit guerrier, il n'est qu'uneforme de barbarie et de cruauté.

Les conséquences d'une passion devenue folle

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Par aveuglement passionnel, les personnages négli-gent en outre bien d'autres valeurs morales. Orestetrahit ses devoirs d'ambassadeur et se désintéresse desa mission (v. 766 à 770). Pyrrhus est parjure dans lamesure où il ne tient pas la promesse qu'il a naguèrefaite d'épouser Hermione. Celle-ci s'érige (au nom dequel droit ?) en souveraine absolue de la vie dePyrrhus. De l'ultimatum d'Oreste à Pyrrhus au chant-age de Pyrrhus sur Andromaque, il n'est aucun moyenqui ne soit jugé indigne. Tous sont bons, même lesplus bas, pour parvenir à ses fins.

Comme la mise en cause de l'héroïsme militaire, as-similé à une tuerie, engendre une régression de lacivilisation, la passion amoureuse provoque la dispar-ition de toute forme de justice.

UNE PUISSANCE PATHÉTIOUE

Victimes du destin, les personnages n'ont pas dé-cidé de ce qui leur arrive. Tous aspiraient au bonheuret le bonheur leur échappe. C'est pourquoi ils devi-ennent pathétiques, c'est-à-dire qu'ils suscitentl'émotion du spectateur.

Andromaque est en effet une mère touchante.Vouée au veuvage éternel, elle défend comme elle

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peut l'avenir de son fils. Traumatisée par la chute deTroie, elle renonce sincèrement aux grandeurs poli-tiques, au prestige de la gloire, dont elle connaîtdésormais le prix, pour souhaiter une retraite paisibleoù élever Astyanax en toute tranquillité13. Son projetde se suicider sitôt après la cérémonie religieuse dumariage afin de demeurer à jamais fidèle à Hector nepeut qu'inspirer la pitié.

Hermione elle-même, la jalouse, la vengeresse, estmoins cruelle que malheureuse. Elle aussi est broyéepar des événements qui la dépassent. Son amour pourPyrrhus ne fut à l'origine que fraîcheur, innocence etrêve :

Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois

Avec tant de plaisir redire les exploits,

À qui même en secret je m'étais destinée...

(v. 1423-1425).

La dernière séquence du drame est particulière-ment pitoyable : Hermione se poignarde sur le corps

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même de Pyrrhus pour « tomber » (v. 1612) à sescôtés et pour, enfin, s'unir à lui dans la mort. Quipourrait lui refuser la moindre compassion ?

Quant à Pyrrhus, il n'est pas non plus sans excuse.Il a été fiancé à Hermione sans avoir été vraimentconsulté :

Nous fûmes sans amour engagés l'un àl'autre ;

Mais c'est assez pour moi que je me soissoumis.

Par mes ambassadeurs mon cœur vous futpromis.

(v. 1286 à 1288).

Il a loyalement essayé de tenir ses promesses. MaisAndromaque le bouleverse. Comment ne pas com-prendre cette passion ? Guerrier sanguinaire, déplor-ant sa cruauté, il contemple en Andromaque sa vic-time la plus illustre. Son amour s'alimente à undouble désir : physique et consolateur.

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Comme l'écrit Racine dans la première préface(1668) de sa pièce, ses personnages ont « une bontémédiocre »14, c'est-à-dire une vertu capable de faib-lesse, et « ils tombent dans le malheur par quelquefaute qui les [fait] plaindre sans les faire détester ».

UNE VERTU PURIFICATRICE

Selon Aristote, la tragédie remplissait une fonctionmorale, qu'il définissait sous le nom de catharsis etque le XVIIe siècle appelait la « purgation des pas-sions ». Le spectateur était censé se purifier de sestentations en voyant à quelle catastrophe elles abou-tissent sur scène.

À l'exception d'Andromaque, incarnation de lafidélité conjugale, tous les personnages expient en ef-fet leurs fautes et l'aveuglement auxquels les a con-duits leur passion. Oreste néglige ses devoirsd'ambassadeur. Pyrrhus oublie ses engagements(politiques et sentimentaux) antérieurs. Hermiones'adonne sans réserve ni réflexion à la vengeance.Tous paient très cher leur conduite. Sur les quatrepersonnages principaux de la pièce, deux meurent(Hermione et Pyrrhus), cependant qu'Orestes'enfonce dans la folie et la solitude. La leçon estclaire. Œuvre fondamentalement pessimiste,

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Andromaque illustre les ravages de la passion, detoute passion.

1 Le pathétique est l'expression de tout ce qui provoqueune émotion vive et pénible.

2 Ch. Péguy, Victor-Marie, comte Hugo, Gallimard, 1910.

3 La prédestination, religieuse ou non, détermine lesévénements à l'avance, de sorte que l'homme n'a plus qu'àles subir.

4 Roi légendaire de la ville grecque de Mycènes, Atrée,fondateur de la famille des Atrides, tua deux fils de son frèreThyeste. Ensuite il les fit dévorer par Thyeste lui-même lorsd'un festin. Les dieux indignés décidèrent de poursuivre deleur vengeance Atrée et toute sa descendance. On compteparmi celle-ci Agamemnon, Ménélas, Oreste, Égisthe..., touspersonnages que les dramaturges grecs, Eschyle et So-phocle, campèrent dans leurs œuvres.

5 Voir p. 9.

6 Voir p. 14, note 1.

7 Dans la mythologie grecque, les Furies (encore appeléesles Érinnyes ou les Euménides) sont les déesses infernalesde la vengeance et de la justice, s'acharnant contre lesmeurtriers, les fouettant ou les faisant mordre par desserpents.

8 Voir p. 59-60.

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9 On appelle démythification tout ce qui vise à montrerque ce à quoi on a cru, on a adhéré, n'est qu'une illusion, unmythe.

10 Voir pp. 42-43.

11 Voir pp. 44-45.

12 Voir pp. 44-45.

13 Voir, par exemple, les vers 333 à 340 et 875 à 878.

14 « Médiocre » possède ici son sens étymologique latinde « moyen », « moyenne ».

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La dramaturgie

On appelle dramaturgie l'ensemble des procédésqu'utilise un auteur pour construire une pièce dethéâtre. Au XVIIe siècle, ces procédés étaient qualifiésde « règles » ; de nombreux théoriciens du théâtre(tels que Boileau dans son Art poétique) rappelaientsans cesse ces « règles » auxquelles la tragédie devaitse plier et qui, pour l'essentiel, remontaient à Aris-tote1. Comme leur nombre interdit de les détaillertoutes, on se limitera à l'examen des plus import-antes : les unités de temps, de lieu, d'action et enfinles bienséances.

Pour bien comprendre la portée et la fonction deces règles, il importe toutefois de préciser, au préal-able, ce qui les justifiait et à quoi elles servaient.

LA DOCTRINE DE L'IMITATION

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Ne voyons pas en effet dans ces règles l'expressiond'une mode ou d'une bizarrerie de l'époque quiauraient contraint les dramaturges à les observer.Elles découlaient logiquement de l'idée que l'on sefaisait de la tragédie, alors conçue comme «l'imitation d'une action ». Autrement dit, la tragédiedevait être vraisemblable et offrir au spectateurl'illusion qu'il n'assistait pas à la représentation d'uneœuvre de fiction, mais au déroulement sur scèned'une action que l'autorité de la légende ou del'histoire prétendait véridique.

Cette vraisemblance s'exerçait dans deux direc-tions : le dramaturge ne pouvait pas (ou pas trop)modifier les données essentielles de ses sources ; et ri-en, jusque dans la composition et la structure de latragédie, ne devait choquer le spectateur. Les règlesconcouraient donc à faire naître un certain plaisir : ce-lui de se croire le témoin privilégié d'une aventure tra-gique. Si leur respect ne procura jamais du génie, lesauteurs de génie, comme Racine, surent les utiliserpour donner plus de force et de pathétique à leursœuvres.

LE TEMPS

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En conséquence de cette théorie de l'imitation, lesdramaturges s'efforçaient de rapprocher les deuxtemps inhérents à toute représentation théâtrale : ladurée objective du spectacle (trois heures à troisheures et demie environ pour une tragédie) et ladurée supposée de l'action. Dans l'idéal, ces deuxdurées auraient dû coïncider. Mais comme c'étaitrarement réalisable, on avait fini par admettre que lalongueur de l'action représentée ne devait pas excédervingt-quatre heures. Au-delà, pensait-on, seproduisait entre temps réel et temps fictif un tropgrand décalage, préjudiciable à la vraisemblance. Lespectateur ne comprendrait pas qu'en trois heures despectacle on lui présente des événements censés sedérouler sur deux ou plusieurs jours.

Cette unité de temps, Racine l'observe scrupuleuse-ment dans Andromaque. L'arrivée d'Oreste à Bu-throte (I, 1), son entrevue en tant qu'ambassadeuravec Pyrrhus (I, 2), la première rencontred'Andromaque et de Pyrrhus n'exigent pas plus detemps qu'il n'en faut aux acteurs pour jouer l'acte.Durée fictive et durée réelle se confondent stricte-ment. Le deuxième acte s'enchaîne directement sur lepremier, puisque Hermione attend la venue d'Oreste(II, 1) qui a été précédemment annoncée (I, 3).L'entretien d'Hermione et d'Oreste (II, 2), le

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monologue de celui-ci (II, 3), le revirement dePyrrhus l'informant de sa décision d'épouser Hermi-one (II, 4) et le dialogue du roi et de son confidentPhœnix demandent peu de temps : une heure oudeux. L'acte III suit temporellement le précédent.

En revanche, le quatrième acte, sur le plan del'action, ne s'enchaîne pas directement sur le premier.Les théoriciens admettaient que des événements soi-ent censés se produire durant un entracte, mais nonentre deux scènes à l'intérieur d'un acte. À la fin del'acte III, Andromaque décide d'aller se recueillir etméditer sur le tombeau de son époux. Au début del'acte IV, elle est de retour et elle s'est résignée àépouser Pyrrhus et à se tuer ensuite. Il faut doncqu'entre les deux actes s'écoule un laps de temps suff-isant pour qu'Andromaque puisse se déplacer etmûrir sa décision. Mais, pour le reste, la conversationd'Andromaque et de Céphise (IV, 1), cellesd'Hermione et d'Oreste (IV, 3), d'Hermione et deCléone (IV, 4), l'ultime entretien de Pyrrhus etd'Hermione (IV, 5) peuvent se dérouler en quelquespetites heures.

Le dernier acte suit de nouveau temporellement leprécédent. Il faut admettre une accélération desévénements. D'abord entre les scènes 1 et 2, puis entreles scènes 2 et 3, pour que Cléone et Oreste aient le

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temps matériel de venir du temple où se célèbre lemariage de Pyrrhus et d'Andromaque auprèsd'Hermione pour lui rendre compte de ce qui sepasse ; enfin, entre les scènes 4 et 5 pourqu'Andromaque ait la possibilité de donner ses ordreset d'organiser la chasse aux assassins de Pyrrhus.Mais même avec ce laps de temps supplémentaire,toute l'intrigue peut raisonnablement se dérouler enmoins de vingt-quatre heures.

LE LIEU

L'unité de lieu résulte logiquement de la théorie del'imitation et de l'unité de temps. La tragédie nedevait pas comporter de changements de lieu plus im-portants que les moyens de communication del'époque ne permettaient d'en effectuer en un jour. Enpratique, les déplacements devaient se limiter aucadre du palais (ou d'une ville) et de ses abords. Telest le cas dans Andromaque, dont l'action se déroule àButhrote, et, plus précisément, dans « une salle dupalais » de Pyrrhus.

Il s'agit en fait d'un lieu assez conventionnel : uneantichambre où successivement Andromaque « passe» (v. 260) et se fait aborder par Pyrrhus (I, 4), oùAndromaque retient Hermione (« Où fuyez-vous,

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Madame? », v. 858). Il convient en réalité d'imaginerà l'intérieur de ce cadre général une série de lieux par-ticuliers, tant il est inconcevable que tou les événe-ments se produisent dans un même endroit. Ces lieuxparticuliers sont au nombre de trois. Ils se décom-posent de la manière suivante :

– une première salle pour les scènes I, 1 ; II, 4 ; II,5 ; III, 1 ; III, 5-6 ;

– une autre salle du palais (peut-être la salle dutrône) pour l'ambassade d'Oreste auprès de Pyrrhus(I, 2) ;

– une troisième salle, correspondant aux « apparte-ments » d'Hermione, pour les scènes Il, 1 ; II, 2 ; III,2 ; III, 3 ; III, 4 ; IV, 3 à 5 ; tout l'acte V.

Ce lieu unique connaît donc des subdivisions. Il y apar ailleurs des allusions à d'autres lieux : à celui oùl'on garde Astyanax (v. 260) ; au tombeau d'Hector (v.1048), qui ne peut se trouver qu'en dehors du palais ;au « temple » où Pyrrhus épouse Andromaque (V, 2 et3) ; aux portes enfin du palais (V, 5). Tout un arrière-plan se dessine ainsi.

L'ACTION

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L'unité d'action imposait que l'intérêt fût centré surune seule intrigue. Ce qui ne signifiait pas l'absencetotale d'intrigue secondaire. Il fallait que les fils quepouvait comporter l'intrigue soient fortement tissés,et que toute action (ou toute parole) d'un personnageait des conséquences sur tous les autres. Chaque dé-tail devait être subordonné à l'action principale.

La pièce respecte cette exigence : l'amour dePyrrhus pour Andromaque constitue la trame del'action principale ; la passion d'Oreste pour Hermi-one en forme l'action secondaire. Mais entre les deuxintrigues s'établissent d'étroits rapports. L'amour dePyrrhus pour Andromaque influe sur le comporte-ment d'Hermione, lequel retentit sur l'attituded'Oreste. Il provoque la jalousie d'Hermione et sondésir de tuer Pyrrhus. Même le thème politique(l'ambassade d'Oreste) se rattache au drame passion-nel puisque Oreste a saisi cette occasion officielle pourrevoir Hermione. Comme le remarquait déjà Voltaire :« Il y a manifestement deux intrigues [...], celled'Hermione aimée d'Oreste et dédaignée de Pyrrhus,celle d'Andromaque qui voudrait sauver son fils etêtre fidèle aux mânes d'Hector. Mais ces deux in-térêts, ces deux plans sont [...] heureusement rejointsensemble »2. L'unité d'action est donc parfaitementobservée.

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LES BIENSÉANCES

La question des bienséances soulève un problèmedélicat. Il y avait en effet obligation pour un dramat-urge de ne pas choquer le spectateur (c'était ce qu'onappelait du terme général, les « bienséances »). Nonque les gens du XVIIe siècle fussent prudes ouprompts à se choquer ; mais parce que, avant 1630, aucours de l'époque baroque3, le théâtre avait connu detels excès de brutalité et de grossièreté que s'étaitproduite une très forte réaction. Par ailleurs, scandal-iser les spectateurs nuisait à la crédibilité et à lavraisemblance de l'œuvre. On pouvait donc continuerà mettre en scène tous les sujets à la condition de sa-voir dire les choses avec art et élégance.

Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux,

Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux, sou-tiendra Boileau dans le chant III de son Art poétique.Dans ce contexte, le sujet d'Andromaque s'avérait dif-ficile à traiter dans la mesure où il comporte un chant-age, un assassinat, un suicide, une plongée dans lafolie et, en arrière-plan, le permanent et sanglantpassé de la guerre de Troie. Racine parvient pourtantà se plier aux exigences des bienséances parl'élimination de toute évocation directe de la violenceet par une utilisation particulière du langage.

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L'élimination de toute évocation directe de laviolence

Racine atténue la brutalité du drame : les épisodessanglants ou macabres sont racontés, jamaisprésentés sur scène, en réaction contre le théâtrebaroque qui, au début du siècle, avait représenté tropde morts horribles. Cet excès avait fini par devenir ri-dicule. Aussi Racine fait-il relater par Orestel'assassinat de Pyrrhus (V, 3) ; et Pylade relate le sui-cide d'Hermione (V, 5). Quant aux horreurs de laguerre de Troie, elles sont, elles aussi, dépeintes par età travers les souvenirs d'Andromaque et de Pyrrhus. «J'ai fait des malheureux, sans doute », ditpudiquement celui-ci (v. 313) ; Andromaque, pour sapart, parle d'« une nuit cruelle » (v. 997). La réalitéest plus suggérée que décrite. Elle cesse ainsi d'êtrechoquante.

Une utilisation particulière du langage

Ce qui confère en outre une parfaite dignité auxpropos les plus rudes, c'est la manière dont ilss'énoncent. En proie aux pires égarements, les per-sonnages n'oublient jamais de se donner leur titre : «prince », « seigneur », « madame », engendrant ainsi

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un climat de majesté. Ils se servent, par ailleurs, demots qui ont pour fonction d'ennoblir : le « bruit »signifie la renommée, le « cœur » signifie le courage etl'« objet », la femme aimée. Cette façon de s'exprimerconvient au rang royal ou princier des personnagesqui l'emploient. Elle les place au-dessus de la com-mune humanité. Andromaque, par exemple, ne parlepas de prison pour son fils, mais des « lieux » où l'ongarde Astyanax (v. 260). L'emploi du pluriel et dupronom indéfini « on » (qui désigne en fait Pyrrhus)atténue le propos.

Si grands soient-ils, les personnages éprouventpourtant de brûlantes passions. Pour révéler leursfaiblesses, tout en conservant leur prestige, ils usentdu langage en vogue à la Cour et à la Ville4, et qui estde rigueur dans l'univers tragique. Les substantifspossèdent une valeur d'atténuation, grâce à l'emploide la litote5 (art d'exprimer le plus en disant lemoins). De furtives images traduisent noblementd'érotiques confidences. Les unes évoquent un brasi-er : « feux », « flammes », « brûler »6... ; d'autressoulignent la perte de la liberté, symbole des liens del'amour, comme le terme (toujours employé au pluri-el) de « fers »7.

Certains mots retrouvent la vigueur de leur sensétymologique : « charme » (du latin carmen) et

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l'adjectif « charmant » sont employés au sensd'incantation magique pour suggérer l'influence irrés-istible de la passion8 ; « fureur » évoque la manifesta-tion, poussée jusqu'au délire, de la colère ou de ladouleur9 ; « perfide » possède le sens fort de déloyalet désigne l'absence de respect des engagementspris10. Quand la passion parvient enfin à son par-oxysme, elle s'exprime en termes brefs, mais fulgur-ants : Hermione se reproche, après la mort dePyrrhus, d'avoir été une « amante insensée » (v.1545) ; et Pylade dit d'Oreste sombrant dans la folie :« Il perd le sentiment » (v. 1645). Grâce à ce contrôledu langage, Racine sait donner aux événements lesplus horribles et aux égarements les plus fous une ap-parence de décence et de bienséance.

UNE DRAMATURGIE DU PARADOXE

L'action comme la structure d'Andromaque se cara-ctérise par une série de renversements étonnants.D'abord le sujet lui-même repose sur une alliance descontraires. Physiquement et politiquement, Andro-maque est la prisonnière de Pyrrhus. Mais, senti-mentalement, c'est Pyrrhus qui dépend, qui est « pris-onnier » d'Andromaque. C'est le thème éternel de lacaptive qui captive (dans tous les sens du terme) son

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geôlier. Ensuite, la pièce progresse par une série deretournements. Après avoir refusé de livrer Astyanaxaux Grecs (I, 2), Pyrrhus revient sur son refus (II, 4)et, du coup, désespère Oreste qui croyait avoir gagnéla partie. Décidé à ne plus penser à Andromaque (II,5), Pyrrhus se laisse de nouveau dominer par sa pas-sion pour la veuve d'Hector (III, 7). De son côté,Andromaque, après s'y être longtemps montrée hos-tile, se résout à épouser Pyrrhus, mais... pour se tueraussitôt après la cérémonie. Hermione ordonne àOreste d'assassiner Pyrrhus, pour le lui reprocher aus-sitôt après. Le seul personnage (Andromaque) quisouhaitait mourir est enfin le seul à demeurer en vie ;et la princesse déchue de Troie retrouve (au moinsprovisoirement) un trône.

La même alternance des contraires se décèle dans lapsychologie des uns et des autres. Pyrrhus et Hermi-one oscillent entre l'amour et la fureur ; Oreste estpartagé entre sa passion et ses devoirsd'ambassadeur ; Andromaque est tiraillée entre sonamour pour Hector et son amour maternel pourAstyanax.

On comprend, dans ces conditions, que l'intérêtdramatique d'Andromaque ne faiblisse jamais.

1 Ce philosophe grec avait exposé dans cet ouvrage lesprincipales lois de la tragédie. Comme le XVIIe siècle tenait

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la tragédie grecque pour un modèle presque inégalable, lesdramaturges respectaient les règles édictées par Aristote.

2 Voltaire, Remarques sur le troisième discours du poèmedramatique de Corneille (1764).

3 En littérature, on désigne par l'expression « baroque »les périodes des règnes d'Henri IV (1589-1610), et de LouisXIII (1610-1643), qui virent de nombreuses œuvres com-porter des scènes très violentes et très spectaculaires.

4 L'expression classique « la Ville » désignait, au XVIIe

siècle, la haute bourgeoisie parisienne qui constituait lepeuple éclairé de l'époque.

5 Voir, par exemple, les vers 313, 997.

6 Voir, par exemple, les vers 86, 95, 108, 251, 320, 468,553, 576...

7 Voir, par exemple, les vers 32, 319, 418, 1351 ...

8 Voir, par exemple, les vers 31, 50, 77, 124, 130, 259, 303,351, 402, 450...

9 Voir, par exemple, les vers 11, 47, 368, 418, 709, 726,1388, 1535, 1573, 1641.

10 Voir, par exemple, les vers 691, 1375, 1409, 1414, 1458,1533.

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Langage et poésie

On a souvent loué la poésie racinienne. « Quelvers ! quelles suites de vers ! Y eut-il jamais, dansaucune langue humaine, rien de plus beau », écritGide dans son Journal. Chez Racine, en effet, latragédie allie l'horreur et la beauté ; mieux même, parla poésie, elle métamorphose l'horreur en beauté.Avec ses épisodes sanglants et cruels, l'actiond'Andromaque deviendrait vite insoutenable si ellen'était transfigurée par l'art. Tout le talent du dramat-urge est de prolonger le pathétique1 dans l'émotion es-thétique2 qui résonne indéfiniment dans l'esprit et lecœur du spectateur.

LYRISME ET MUSIQUE

Racine est poète parce qu'il a le sens musical. Chezlui, le langage poétique, avec ses sonorités, sesrythmes et ses images, met en valeur les réactions et

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les états d'âme des personnages. Le lyrisme se mani-feste par l'expression de sentiments intimes. Il revêtdeux formes essentielles : élégiaque, quand il exprimeune plainte mélancolique ; enthousiaste, quand iltraduit les élans de la passion.

Le lyrisme élégiaque

Le lyrisme élégiaque apparaît fréquemment dans lapièce. Une douloureuse nostalgie s'empared'Hermione quand elle dit à Pyrrhus :

Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je faitfidèle ?

(v. 1365).

(Comprenons : Je t'aimais, bien que tu fusses in-constant (infidèle), combien je t'aurais aimé davant-age encore si tu avais été fidèle.) La concision du vers,le recours à l'imparfait, l'interrogation d'Hermionesur elle-même, tout concourt à suggérer un amour in-fini, entrevu, possible, mais en définitive illusoire.Toute la souffrance d'Hermione passe dans cessimples mots qui sont d'autant plus forts

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qu'Hermione les prononce presque calmement : sur leton lent et triste des rêves impossibles. De même, lerythme s'alanguit dans ces vers d'Hermione répond-ant à Pyrrhus :

J'attendais en secret le retour d'un parjure ;

J'ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,

Tu me rapporterais un cœur qui m'était dû.

(v. 1362 à 1364).

La coupe presque insensible à l'hémistiche (milieudu vers séparant l'alexandrin en 6 + 6 syllabes) con-fère plus de fluidité à l'ensemble. L'emploi des verbesau passé traduit l'espoir, toujours déçu, d'Hermione,de sorte que ces alexandrins constituent une tristemélodie. C'est encore Andromaque qui se dépeintelle-même, afin de mieux repousser Pyrrhus :

Captive, toujours triste, importune à moi-même,

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Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vousaime ?

(v. 301-302).

Les consonnes liquides m et n amortissent toutéclat sonore, cependant que la répétition du son [i]module une plainte perpétuelle.

Le lyrisme élégiaque surgit encore dans les mono-logues, propices à l'expression des chants douloureux,puisque le personnage est seul sur scène et quel'émotion qui l'étreint est si forte qu'il ne peuts'empêcher de parler à voix haute. Oreste laisse ainsilibre cours à sa stupéfaction souffrante dans la scène 4de l'acte V ; et Hermione exprime son trouble dans lascène 1 de l'acte V.

Le lyrisme enthousiaste

Pour suggérer, en revanche, l'élan de l'amour, levers racinien se fait plus ample ; il épouse la passionelle-même. Ainsi dans cette peinture de Pyrrhus par

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Hermione quand celle-ci croit à son prochain mariageet qu'elle dit son bonheur à Cléone :

Sais-tu quel est Pyrrhus ? T'es-tu faitraconter

Le nombre des exploits... Mais qui les peutcompter ?

Intrépide, et partout suivi de la victoire,

Charmant, fidèle, rien ne manque à sa gloire.

(v. 851 à 854).

L'enjambement3 du premier vers sur le deuxième,la phrase interrompue après le mot « exploits » lonattendrait par exemple une proposition subordonnéerelative), la série d'adjectifs qualificatifs qui se rap-portent à un nom (Pyrrhus) grammaticalement sous-entendu, tout suggère jusque dans ce désordre gram-matical la joie débordante d'Hermione. Il en va demême dans le monologue d'Oreste de la scène 3 del'acte II. Certain alors d'épouser Hermione, Orestelaisse éclater son bonheur :

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Nous n'avons qu'à parler : c'en est fait.Quelle joie

D'enlever à l'Épire une si belle proie !

Sauve tout ce qui reste et de Troie etd'Hector ;

Garde son fils, sa veuve, et mille autresencor,

Épire : c'est assez qu'Hermione rendue

Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.

(v. 597 à 602).

La phrase exclamative, l'apostrophe4 à l'Épire,comme si Oreste était prêt à triompher de tout et detous, rendent compte de l'ivresse de l'amoureux sûr desa victoire.

LA VISION ÉPIQUE

Parfois le vers s'agrandit à des reconstitutions his-toriques, qui s'imposent dans l'esprit du spectateur.La poésie se fait alors épique. Est épique tout

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événement grandiose (généralement une bataille) quimodifie (ou façonne) l'histoire d'une nation. Andro-maque revit intensément la prise de Troie par lesGrecs. Le passage est si célèbre qu'il convient de s'yarrêter un instant :

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle

Qui fut pour tout un peuple une nuitéternelle.

Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,

Entrant à la lueur de nos palais brûlants,

Sur tous mes frères morts se faisant unpassage,

Et de sang tout couvert échauffant lecarnage.

Songe aux cris des vainqueurs, songe aux crisdes

[mourants,

Dans la flamme étouffés, sous le ferexpirants.

(v. 997 à 1004).

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L'anaphore5 « songe » encadre la narration.L'impératif des verbes « songer » et « se figurer », quis'adresse à la confidente Céphise (et au-delà d'elle auxspectateurs), cherche à créer la vision elle-même,selon le procédé de l'hypotypose6. La répétition dessons nasalisés on contenus dans « songe », ainsi quel'allitération7 en [ze] suggèrent une plainte assourdie.À l'intérieur de cette incantation mélodieuse, les sub-stantifs abstraits élargissent le spectacle : « nuitcruelle » rime avec « nuit éternelle », qui prolonge ledeuil dans la mémoire. Le recours constant au pluriel(« nos palais », « mes frères morts », « des vain-queurs », « des mourants ») agrandit l'action. Lechamp lexical du feu, du sang et des cris condensetoute la violence de la scène. C'est une véritable recon-stitution de la ville en feu où se déroule le plus atrocedes carnages que brosse Andromaque.

Pyrrhus sait lui aussi créer ces superbes et déso-lantes évocations quand il compare la puissancepassée de Troie et sa ruine présente :

Je songe quelle était autrefois cette ville,

Si superbe en remparts, en héros si fertile,

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Maîtresse de l'Asie ; et je regarde enfin

Quel fut le sort de Troie, et quel est sondestin.

Je ne vois que des tours que la cendre acouvertes,

Un fleuve teint de sang, des campagnesdésertes.

(v. 197 à 202).

Le contraste est saisissant entre la splendeur et ladestruction de Troie, comme si Pyrrhus, contemplanttel un géant le monde, méditait sur l'Histoire.

LES IMAGES

Racine a souvent inspiré les peintres. C'est que toutson théâtre est rempli de « tableaux ». Les effets mu-sicaux et stylistiques collaborent à leur création. Ilsuffit à Andromaque de se souvenir des adieux que luifit Hector avant d'aller affronter Achille et de trouverla mort dans le combat : pour que, aussitôt, surgisse

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dans notre esprit l'image du père et de l'enfant, lascène d'une émouvante séparation.

Hélas ! je m'en souviens, le jour que soncourage

Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,

Il demanda son fils, et le prit dans ses bras

(v. 1018 à 1020)

Plus généralement, on peut classer les images quiengendrent le tableau en trois catégories : mytholo-gique, hallucinatoire et idyllique.

Les images mythologiques

Elles sont peu nombreuses ; mais leur rareté ne leurdonne que plus de force. Même si la divinité se mani-feste peu dans la pièce, elle n'en est pas moinsprésente. À peine Oreste a-t-il commis son crime qu'ilaperçoit les Furies8 :

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Hé bien ! filles d'enfer, vos mains sont-ellesprêtes ?

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vostêtes ?

(v. 1637-1638).

Le dernier (v. 1638) de ces deux vers demeurel'illustration parfaite de l'allitération9. Les consonnessifflantes [s], la répétition du son [i] rendent sensibleà l'oreille le sifflement de ces « serpents ». La visionest concrète, et s'adresse autant à la vue qu'à l'ouïe duspectateur (ou du lecteur).

Les imagas hallucinatoires.

Peu fréquentes également, elles préparent psycho-logiquement l'apparition des images mythologiquesqu'Oreste perçoit dans son délire :

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Mais quelle épaisse nuit tout à coupm'environne ?

De quel côté sortir ? D'où vient que jefrissonne ?

Quelle horreur me saisit ? Grâce au ciel,j'entrevois...

Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent au-tour de moi !

(v. 1625 à 1628).

Les notations physiques confèrent à la scène uneprésence évidente. On imagine aisément dans quelétat se trouve Oreste.

Les images idylliques

Elles viennent parfois adoucir la sauvagerie de cestableaux. Toujours nostalgiques, ces images évoquentle souvenir du bonheur perdu, dans le casd'Andromaque, ou impossible, dans le casd'Hermione. Avec quelle tendresse, en effet, Andro-maque rappelle les dernières paroles d'Hector (v. 1021

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à 1025). Tout l'amour qu'Hector voue à sa femmevibre dans ces propos ; et la manière dont Andro-maque les rapporte, presque religieusement à Céph-ise, suffit à faire comprendre combien cet amour étaitpartagé. De même, Hermione veut encore croire à sonbonheur futur :

Fuyons... Mais si l'ingrat rentrait dans sondevoir !

Si la foi dans son cœur retrouvait quelqueplace !

S'il venait à mes pieds me demander sagrâce !

Si sous mes lois, Amour, tu pouvaisl'engager !

(v. 436 à 438).

Dans cette scène (qui ne se produira pas) Hermionerêve du retour de Pyrrhus ; et ce rêve montre combienelle l'aime encore.

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Les images (auxquelles il faut ajouter celles du feuet du sang étudiées à propos du tragique, voir chapitre7) concourent ainsi à créer une forte émotionesthétique.

DES PROCÉDÉS SIMPLES

Tant de puissance émotive charme et étonned'autant plus que Racine la crée avec une exemplaireéconomie de moyens. N'exagérons pas la soi-disantindigence du vocabulaire racinien dont on a parfoisparlé. Mais il est vrai qu'un nombre limité deprocédés confère au vers ses qualités classiques.

Comme tous les personnages sont d'un rang socialélevé, leur langage a quelque chose de noble et deraffiné. Deux tournures de style, qui reviennentfréquemment, caractérisent la manière dont ilss'expriment :

– l'emploi de mots abstraits au pluriel (appelé plur-iel poétique) qui étoffe en généralisant. Les amants,même déçus, parlent de leurs « feux mal éteints » (v.86), de leurs froideurs, de leur mépris... La multipli-cité, suggérée par l'emploi du pluriel, estompe le cara-ctère trop précis de la confidence ;

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– l'emploi de l'adjectif qualificatif, souvent placédevant le nom qu'il qualifie : « fatal hyménée » (v.1426) ; « funeste image » (v. 1498) ; « détestable fruit» (v. 1555).

Ce qui donne enfin à cette poésie son extraordinairepouvoir de suggestion, c'est le retour ou la juxtaposi-tion de mots, dont le rappel ou le rapprochement créechez le spectateur une impression obsédante. Par ex-emple, le mot « feu » qui, comme on l'a vu (p. 50-51 ),évoque la chute de Troie, mais qui, au pluriel, traduitune passion brûlante. Ou encore le mot « sang » qui,tantôt, désigne la race, la famille (v. 69, 152, 232, 246,314, 1027 et 1122) et qui, tantôt, désigne le sang verséà la guerre. Il en va encore du mot « nuit », image del'obscurité physique et mentale.

Par des procédés relativement simples, maisd'autant plus efficaces qu'ils sont simples, la piècedevient une tragédie de l'amour désespéré et de lamort souhaitée.

1 Voir p. 46, note 1.

2 L'esthétique est ce qui a trait à la beauté. L'émotion es-thétique est la réaction du spectateur, du lecteur, devant cequ'il considère comme une des manifestations de la beauté.

3 Un enjambement est un rejet au vers suivant d'un ou deplusieurs mots qui complètent le sens du vers précédent. Sa

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fonction traditionnelle est ainsi de mettre en relief le derniermot du premier vers et le premier mot du deuxième vers.

4 L'apostrophe est le fait d'interpeller quelqu'un ou,comme c'est ici le cas, un pays.

5 L'anaphore est la répétition d'un ou plusieurs mots entête de vers ou au début des hémistiches.

6 L'hypotypose est la figure de style par laquelle ondésigne tous les procédés tendant à créer une image dansl'esprit des spectateurs. Ces procédés peuvent être desverbes tels que voir, songer, représenter, l'utilisation des ad-jectifs démonstratifs...

7 Une allitération est une répétition des mêmes sons.

8 Voir p. 49, note 2.

9 Voir p. 66, note 3.

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Trois « lectures » d'Andromaque

Ce qui distingue le chef-d'œuvre d'une productionordinaire, c'est sa capacité de se prêter à travers letemps à de multiples interprétations. Peu importe quel'auteur ait ou non songé à ces interprétations : dèsqu'il livre son œuvre au public, elle cesse de lui appar-tenir. Il ne reste que l'œuvre, seule, et son public. Tantqu'elle continue de parler à des générations success-ives, elle demeure vivante ; dans le cas contraire, elledisparaît, du répertoire théâtral, par exemple.

Andromaque, comme la plupart des tragédies deRacine, a été l'objet d'interprétations nombreuses et,parfois, contestées. On n'en retiendra que trois, qui nese situent d'ailleurs pas sur le même plan. Lapremière concerne le comportement d'Andromaque eta été formulée du vivant même de Racine ; les deuxautres s'efforcent, à la lumière de la psychanalyse1 etd'autres disciplines modernes, de renouveler le sensd'un texte constamment étudié depuis trois siècles.

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ANDROMAQUE EST-ELLE COQUETTE ?

Le 26 novembre 1667, neuf jours après la créationde la pièce, Robinet écrivait dans sa Lettre périod-ique, rédigée en vers et destinée aux gens du monde :« J'ai vu la pièce toute neuve / D'Andromaque,d'Hector la veuve, / Qui, maint siècle après son tré-pas, / Se montre pleine d'appas. » Il ouvrait, sans lesavoir, un débat qu'au siècle suivant Voltaire con-tribua à relancer en voyant dans Andromaque « unepièce admirable » qui comportait toutefois quelquesscènes de coquetterie. Ce débat s'est poursuivi jusqu'ànos jours, les uns estimant que l'héroïne de Racineuse de son charme pour se défendre contre Pyrrhus,les autres s'indignant qu'on pût accuser de coquetteriele modèle même de la fidélité conjugale. Des concili-ateurs parlèrent de « coquetterie vertueuse ». L'enjeude ce débat était et reste de savoir quelle idée Racinese faisait de son personnage, comment on doit jouer lerôle d'Andromaque.

À vrai dire, ce débat est stérile tant que l'on de-meure sur le plan des principes généraux, sur celui dela morale (une veuve a-t-elle le droit d'être coquette ?)ou de la psychologie (une femme est-elle coquette ?).Car un personnage de théâtre est un être fictif, un être

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de papier, dont le rôle et les propos sont entièrementcommandés par la situation dramatique.

Or, cette situation est claire. Andromaque, déchiréeentre sa fidélité à Hector et la nécessité de sauver sonfils, se doit de repousser Pyrrhus sans provoquer sacolère. Aussi le flatte-t-elle quand, par exemple, elledit sa nostalgie de l'époque où il se présentait commeson chevalier servant :

Vos serments m'ont tantôt juré tant d'amitié.(v. 903).

Vous qui braviez pour moi tant de périlsdivers ! (v. 907).

Ou encore quand elle parle de ses soupirs de mèreinquiète avec suffisamment d'ambiguïté pour quePyrrhus les interprète comme des soupirs de femmequi l'estime :

Ah ! Seigneur, vous entendiez assez

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Des soupirs qui craignaient de se voirrepoussés.

(v. 911-912).

Dans ces moments-là, Andromaque est au bord dela coquetterie.

Bien qu'elle soit une Troyenne de l'Antiquité,Andromaque réagit comme une femme du monde duXVIIe siècle, habituée à faire de ses soupirants des es-claves, comme l'on disait alors, à les retenir sans lesdécourager.

Mais Andromaque n'est qu'au bord de la coquetter-ie, car Pyrrhus la voit tout différemment. Il la voitpleine d'« orgueil » (v. 899), de « mépris » (v. 682) etmême de « cruauté » (v. 643). Entre Pyrrhus etAndromaque, entre le geôlier et la prisonnière, entrele vainqueur et la vaincue, l'amour offert et refusé in-staure un rapport de forces qui rend la tragédie pos-sible. Il est nécessaire qu'il en soit ainsi ; et quePyrrhus se sente à la fois défié et ému. C'est doncmoins en termes de coquetterie qu'il convientd'analyser le comportement d'Andromaque qu'en

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termes de lutte, dans laquelle la passion estl'expression de l'amour-propre et de la puissance, àl'avantage tantôt de l'un, tantôt de l'autre.

L'INTERPRÉTATION STRUCTURALISTE

Comme son nom l'indique, le structuralismes'efforce de dégager et d'analyser des « structures ».Par ce mot de « structures », il convient de compren-dre non pas l'architecture interne (le plan) d'uneœuvre, mais les rapports profonds, communs à desensembles différents. Soient les onze tragédies queRacine écrivit durant sa carrière. Elles représententglobalement des organisations différentes les unes desautres, dans la mesure où chacune de ces pièces neressemble à aucune autre, où, par exemple, Andro-maque n'offre aucune similitude apparente avecPhèdre. Toute la question est cependant de savoir si,au-delà des apparences, il n'existe pas une structurecachée, commune aux onze pièces, et par rapport àlaquelle chaque tragédie serait comme une variante.

Cette « structure » propre au théâtre racinien, Ro-land Barthes a tenté de la dégager dans un ouvrage in-titulé Sur Racine2. Comme l'auteur y analysel'ensemble de l'œuvre de Racine, il est nécessaire de

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procéder en deux temps ; on exposera d'abord la thèsegénérale ; on l'appliquera ensuite à Andromaque.

Selon cette inteprétation, la « structure » fonda-mentale du théâtre de Racine est un « rapportd'autorité ». Ce rapport paraît à Barthes si permanentqu'il n'hésite pas à le représenter sous la forme d'unedouble équation :

– A a tout pouvoir sur B

– A aime B, qui ne l'aime pas.

L'exercice du pouvoir que possède A revêt, en outre,un caractère toujours particulier en raison de lanature du lien qui unit les personnages : celui del'ingratitude (qui est, effectivement, un thèmefréquent des tragédies de Racine). B a une dette mor-ale envers A ; dès lors, si B résiste à A, il devient un in-grat. Mais l'ingratitude est pour B la forme quasi ob-ligée de sa liberté.

Ainsi A va-t-il tenter d'« agresser » B en utilisantpresque toujours la même technique : celle de donnerpour mieux reprendre. B, quant à lui, résiste à cette «agression » soit par la plainte, soit par le chantage ausuicide.

Au fond de cette lutte entre A et B, qui reproduit enquelque sorte la situation existante entre le bourreau

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et sa victime, Barthes découvre que A incarne le «Père » et que B est le « Fils ». Il faut toutefois com-prendre le mot « Père » dans son sens psychana-lytique : le mot ne désigne pas obligatoirement le pèrebiologique, naturel, mais la personne qui incarne lepassé, qui, par son antériorité (le fait d'avoir vécu av-ant le « Fils »), affirme son existence et son pouvoirsur B.

Roland Barthes conclut que ce rapport d'autorités'applique également au rapport « amoureux », c'est-à-dire que ce dernier fonctionne sur le même schéma.

Cette interprétation (qui, malgré sa volontégénéralisante, ne rend pas compte de toutes les piècesde Racine, de Phèdre, notamment) convient fort bienà Andromaque. Pyrrhus (A) a en effet pouvoir de vieou de mort sur Andromaque (B) ; Pyrrhus (A) aimeAndromaque (B) qui ne l'aime pas. Il est en outre vraique par son chantage, Pyrrhus (A) « agresse » Andro-maque (B) qui ne lui répond que par de l'ingratitude(puisque Andromaque refuse de prendre en con-sidération le renversement des alliances politiques3

que, par amour pour elle, Pyrrhus envisage).

Quant au « Père » (au sens psychanalytique du ter-me), il s'incarne dans un principe, que les deux per-sonnages héritent de leur passé. C'est pourquoi il est

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assimilé à la notion de « père » qui, en psychanalyse,se confond toujours avec ce qui préexiste à soi. Ceprincipe est celui de la fidélité au passé, à la Grèce et àHermione dans le cas de Pyrrhus ; fidélité à Troie et àHector pour Andromaque. Tous deux sont prisonniersd'un ordre ancien. Pyrrhus cherche à en sortir enépousant Andromaque, en fondant, par un renverse-ment des alliances, un ordre nouveau qui le rendraitlibre. En vain. Dans la conquête de sa liberté, de sonautonomie, il ne rencontrera que la mort, ordonnéepar Hermione, c'est-à-dire par l'ordre ancien.

La situation politique d'Andromaque est, comme onl'a vu4, plus ambiguë à la fin de la pièce. Semaintiendra-t-elle longtemps sur le trône d'Épire ?Qui cherche-t-elle vraiment à punir en faisant pour-suivre les meurtriers de Pyrrhus ? Les seuls assassinsdu roi d'Épire ou, à travers eux (qui sont des Grecs),les responsables de la chute de Troie et de la mortd'Hector ? Pour Barthes toutefois, « le dénouement dela pièce est sans équivoque : Andromaque prend ex-pressément la relève de Pyrrhus. Pyrrhus mort, elledécide de vivre et de régner, non comme amante enfindébarrassée d'un tyran odieux5, mais comme veuvevéritable, comme héritière légitime du trône dePyrrhus ». Andromaque a fait sa conversion, elle estlibre6.

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On peut très bien ne pas accepter cette thèse jusquedans ses conséquences ultimes. Elle repose en effetsur l'idée qu'Andromaque régnera sans difficulté surl'Épire. Rien n'est moins évident. Mais on peut égale-ment s'y rallier, pour les perspectives qu'elle ouvre. Àchacun de décider.

Que ces interprétations ne déroutent cependantpas. Fruits d'intelligences toujours brillantes, souventexceptionnelles, ces interprétations montrent que deschefs-d'œuvre comme Andromaque conservent ob-stinément une part de mystère, et qu'au-delà duplaisir de la lecture et de l'analyse, ils continuent denous parler et de nous interroger.

« ANDROMAQUE » OU « LA DÉCHÉANCETRAGIQUE »

S'inspirant des acquis des sciences humaines, dustructuralisme comme de la psychanalyse7, Jean Ro-hou considère que la signification d'une œuvrethéâtrale apparaît autant dans son sujet que dans lesrapports entre les personnages et les événements.Jean Rohou estime qu'Andromaque illustre la mortdes valeurs héroïques, traditionnellement véhiculéesau XVIIe siècle. Pyrrhus a en effet perdu l'esprit de dé-cision qui caractérise ordinairement le héros. Oreste

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craint autant de perdre Hermione que de devenir, enla perdant, la « fable » de l'Épire (v. 770), c'est-à-direun objet de risée et de moquerie. Hermione est certesblessée de ne pas être aimée de Pyrrhus ; mais elleressent aussi la trahison de celui-ci comme une « in-jure » qu'il faut « cacher » (v. 1361) pour en éviter la «honte » (v. 395). Hermione réagit donc autant paramour que par amour-propre. Quant à Andromaque,elle est condamnée à l'inaction, puisque son sortdépend de Pyrrhus. Partout l'amour de soi etl'impuissance dominent. Or ces deux réalités sontcontraires à la vision de l'héroïsme que le XVIIe siècleconsidérait comme un principe de vigueur, d'action etde générosité. C'est pourquoi Jean Rohou parle dedéchéance ; et celle-ci est tragique parce qu'elle con-duit à une catastrophe générale.

1 La psychanalyse s'efforce d'analyser la vie psychiqueconsciente et inconsciente. Freud (1856-1939) en est lefondateur.

2 Roland Barthes, Sur Racine (Le Seuil, 1963, réédité enlivre de poche, coll. « Points », 1979).

3 Voir pp. 43-44.

4 Voir chapitre 6.

5 Ce « tyran odieux » est, selon Roland Barthes, Hectorlui-même, dans la mesure où il enferme psychologiquementAndromaque dans un rapport figé de dépendance

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sentimentale, où il empêche ainsi Andromaque de retrouverson autonomie.

6 Roland Barthes, Sur Racine, 1979, p. 80.

7 Voir p. 70, note 1.

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Accueil, interprétations et mises enscène

ACCUEIL ET INTERPRÉTATIONS

Andromaque connut un vif succès à sa création, endépit de quelques réactions individuelles. Le GrandCondé1 estima, par exemple, Pyrrhus « trop violent ettrop emporté ». À quoi Racine répondit ironiquementdans sa préface de 1678 : « Encore s'est-il trouvé desgens qui se sont plaints qu'il (Pyrrhus) s'emportâtcontre Andromaque, et qu'il voulût épouser cette cap-tive à quelque prix que ce fût. J'avoue que Céladon2 amieux connu que lui le parfait amour. Mais que faire ?Pyrrhus n'avait pas lu nos romans. Il était violent deson naturel. Et tous les héros ne sont pas faits pourêtre des Céladons. » Mais ces humeurs intempestivesne purent masquer le triomphe de Racine.

Le succès d'Andromaque ne s'est pas depuis dé-menti. La Comédie-Française en a donné près de 1

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500 représentations, dont 626 depuis 1900. C'est direqu'Andromaque n'a jamais été autant jouée qu'au xxe

siècle. Le personnage de la veuve d'Hector continuede séduire les plus grandes actrices, comme au XIXe

siècle où, en plein apogée romantique, Rachel remiten honneur le théâtre de Racine et campa une Andro-maque à la fois fragile et décidée à sauver son fils.C'était faire revivre tout le drame intime de cetteTroyenne déchue.

MISES EN SCÈNE

Contrairement à d'autres pièces de Racine (Phèdre,par exemple), les mises en scène d'Andromaque n'ontpas suscité, même de nos jours, de vifs débats. Deuxvoies sont possibles.

• Retrouver la mise en scène initiale : utiliserles rares points de repère fournis par le texte ; dans cecas, le décor représente la salle voûtée d'un palais an-onyme, sans ouverture vers l'extérieur. Seuls, des ef-fets d'éclairage et d'ombre soulignent la tonalité par-ticulière des scènes. Le spectacle demeure ce qu'ilétait au temps de Louis XIV : une cérémonie, majes-tueuse, triste, dont le pathétique s'exprime unique-ment par le prestige du langage. Elle s'adresse à un

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public pourvu d'une imagination assez vive pour sepasser d'effets visuels.

Dans ce cadre, jouer Andromaque suppose de faireun choix préalable. Sur quelle facette du personnageinsistera-ton le plus ? Sur la femme au bord de lacoquetterie ? Sur la veuve ? Sur la mère ? La fidélitéaux intentions de Racine implique de mettre en reliefla veuve en Andromaque puisque c'est cet aspect deson héroïne que le dramaturge a privilégié dans sontexte.

• Mettre en valeur une nouvelle significa-tion : un metteur en scène peut, par un artifice de dé-cor, replacer la pièce dans son contexte historique,laisser entendre que l'action constitue un ultime refletou le dernier épisode de la guerre de Troie. Buthrote(ou bien l'Épire) apparaîtrait alors comme uneseconde Troie, dans laquelle souffrent non plus Hect-or et Achille, mais Andromaque aussi bien quePyrrhus désenchanté de sa victoire. C'est un des senspossibles de la pièce.

Mais on peut également choisir de mettre l'accentsur la cruauté du face à face sentimental de Pyrrhus,d'Andromaque et d'Hermione. Tous ces personnagesse trouvent en effet pris dans un double piège. Dans

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un piège géographique d'abord : ils vivent commedans un huis clos qu'aucune nouvelle venue del'extérieur ne vient briser ; et quand ils en sortent(comme Pyrrhus ou Hermione) pour se rendre autemple, c'est pour y trouver la mort. Dans un piège af-fectif, ensuite : tous se laissent emporter par leur pas-sion. C'est redonner à Andromaque une force sauvageque l'adjectif « classique » qu'on lui accole faitsouvent négliger.

1 Le Grand Condé (1621-1686), ainsi appelé en raison deses nombreuses victoires militaires, était le fils d'Henri IlBourbon (donc membre de la famille royale) et jouait unrôle mondain important.

2 Céladon est le héros de L'Astrée, roman d'Honoré d'Urfé(1567-1625), publié de 1607 à 1619. C'est le type du parfaitamant, entièrement soumis aux volontés de sa maîtresse.

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ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Sur le genre littéraire de la tragédieclassique

– Jacques Truchet, La Tragédie classique enFrance (P.U.F., 1975). Une présentation thématiqueet dramaturgique du genre. Ouvrage riche, clair,essentiel.

– Alain Niderst, Racine et la tragédie classique(P.U.F. 1978, coll. « Que sais-je ? »). Introductionnette et précise à l'étude du théâtre de Racine.

Sur Racine, sa vie, son œuvre

– François Mauriac, La Vie de Jean Racine (Plon-Nourrit, 1928). Un Racine tourmenté, peintre de lasolitude humaine.

– Jean Giraudoux, Racine (Gallimard, 1935). Debrillantes considérations sur la fatalité qui pèse sur lehéros racinien.

– Raymond Picard, La Carrière de Jean Racine(Gallimard, 1956). Une savante étude de la biographie

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racinienne, indispensable pour qui veut connaîtreprofondément la vie et la carrière de Racine.

– Jean Rohou, Racine, (Fayard, 1992). Une bio-graphie précise et facile d'accès.

Études générales sur le théâtre de Racine etcomportant des références à « Andromaque

»

– Roland Barthes, Sur Racine (Le Seuil, 1963). Voirci-dessus, p. 72.

– Alain Bonzon, La Nouvelle critique et Racine(Nizet, 1970). Présentation critique, et d'accès aisé,des nouvelles interprétations de l'ensemble du théâtrede Racine.

– Jean-Jacques Roubine, Lecture de Racine (A.Colin, 1971). Précieux dossier de textes judicieuse-ment choisis et classés par catégories (historiques, lit-téraires, sociologiques).

– Lucien Goldmann, Racine (L'Arche, 1955, réédi-tion 1985). Une approche sociologique de l'auteur etde l'œuvre. Lecture ardue.

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– Jean Rohou, L'évolution du tragique racinien(Sedes, 1991). Voir ci-dessus, p. 75.

Sur « Andromaque »

– Paul Benichou, « Andromaque captive puis reine», dans L'Écrivain et ses travaux (J. Corti, 1 967).

– Christian Amat, « Le thème de la vision dansl'Andromaque de Racine », Revue des Scienceshumaines, octobre-décembre 1973.

– Gérard Defaux, « Culpabilité et expiation dansl'Andromaque de Racine », Romanie Review, janvier1977.

– Roy C. Knight et Harry T. Barnwell, Racine, «Andromaque » (Droz, 1977).

– Alain Branan, « La désintégration des héros dansl'Andromaque de Racine », Les Études classiques,juillet 1977.

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