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Importante trabajo de Denis Gril sobre la noción de teofanía y Nombres divinos en la obra del sheij al akbar Ibn Arabi y su discípulo el Emir Abdelkader
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1
La thophanie des noms divins, dIbn Arab Abd el-Kader
Le lecteur des Mawqif est frapp demble par limportance de la dette
intellectuelle et spirituelle dAbdel-Kader lgard de luvre dIbnArab. Il le
cite, use de sa terminologie spcifique et accompagne la mention de son nom de
formules de respect, reprenant son compte la dsignation du Cheikh al-Akbar
comme lhritier de la saintet muhammadienne1. On ne peut pas non plus ne
pas remarquer les affinits et les parallles dans la courbe de vie de ces deux
grandes figures de la spiritualit musulmane. Tous deux sont originaires de
lOccident musulman, se rendent en Orient aprs avoir atteint leur pleine
maturit et acquis dj une notorit, pour sinstaller dfinitivement Damas,
aprs quelques prgrinations. Ils relvent du mme type spirituel : celui du
ravi en Dieu (majdhb), objet dune illumination intrieure, avant mme
avoir parcouru les tapes de la voie initiatique sous la direction dun matre
spirituel. La source de leur inspiration, dans les vnements de leur vie
intrieure et dans leur criture est la mme : la plonge dans la mer du Coran
pour en ramener les perles de son interprtation. Leur hermneutique de la
tradition prophtique nest pas diffrente, si bien que la plupart des ouvrages
dIbnArab peuvent tre considrs comme un commentaire du Coran ou de la
Sunna, tout comme les Mawqif. Abdel-Kader dit ce propos : Une des
grces que Dieu ma octroyes depuis quil ma fait misricorde en me faisant
connatre mon me est le fait que le discours divin et linspiration projete en
moi ne me parviennent que par lintermdiaire du Coran (n83, vol.I,
p.221). Aussi lun et lautre ont-ils conscience dcrire sous linspiration divine.
Le titre mme des Mawqif, les Haltes, fait allusion un arrt entre deux
tapes sur la Voie vers Dieu ou en Dieu pour entendre un discours divin, comme
cest le cas des Mawqif de Niffar2.
Une des notions qui montrent le lien troit entre les deux auteurs est le concept
coranique de thophanie (tajall)3. Sur le plan cognitif ou pistmologique,
ce terme dsigne, selon la dfinition dIbnArab : Ce qui se dvoile au cur
des lumires des mystres divins [aprs quils aient t voils] (m
yankashifu li-l-qulb min anwr al-ghuyb [bada l-satr])4. Sur un autre plan,
mtaphysique et cosmologique, indissociable du premier, la notion de tajall
permet dune part dexpliquer le passage de lUn au multiple, du non manifest
au manifest, travers la thophanie des Noms divins, par lintermdiaire de
ltre qui en constitue le rceptacle et les embrasse de sa ralit, et dautre part,
2
de comprendre comment ltre se conditionne lui-mme en dterminant
lexistence des tres du monde, tout en restant un. Il est intressant de noter,
comme le remarque W.Chittick, que les tenants de lcole dIbnArab ont
dabord t connus sous le nom de ashb al-tajall. Cest ainsi que les dsigne
IbnKhaldn5, daprs Lisn al-Dn Ibnal-Khatb qui rsume leur doctrine et
les distingue des tenants de lunit absolue (ashb al-wahdat al-mutlaqa),
reprsents par IbnSabn. Le terme d unicit de ltre (wahdat
al-wujd), jamais employ par IbnArab lui-mme et apparemment pas non
plus par Abdel-Kader, a t popularis de manire polmique par
IbnTaymiyya et ses mules jusqu ce quil soit revendiqu plus tard par les
partisans de la doctrine dIbnArab6.
Quoi quil en soit, il est vident que le concept de thophanie est troitement li
laffirmation que ltre est essentiellement unique puisque cest une manire
de montrer quil le reste dans la multiplicit de sa manifestation. Comme on la
dit, les Noms divins jouent dans cette manifestation, sur le plan divin, le rle
que joue, sur le plan de la manifestation ou entre les deux plans, la Ralit
muhammadienne et lHomme parfait ou universel. En effet, la perfection de
lHomme et luniversalit de sa fonction se ralisent par la science quil a reue
des Noms divins et par le fait quil runit en lui la totalit des perfections divines
et craturelles.
Par son nom lExtrieur (ou le Manifeste al-zhir), Dieu se manifeste aux choses
existantes comme entits immuables (ayn thbita) et les fait ainsi apparatre
dans leur existence extrieure. Dieu, par son nom lIntrieur (al-btin), socculte
et se drobe sa cration, provoquant ainsi chez lhomme le dsir et le besoin de
connaissance car la science est lumire et existence et lignorance est obscurit
et non-existence. Cette manifestation ou cette thophanie fait apparatre les
degrs de lexistence (martib al-wujd), la mesure de la rceptivit (qabl)
des tres et de leur prdisposition (istidd) recevoir la lumire de ltre. La
lumire, comme ltre, est uniqueet ses effets varient selon la capacit des
tres la recevoir. Cest une mme lumire qui brunit le visage du laveur et
blanchit le vtement quil tend au soleil. La lumire unique du soleil et la
multiplicit de ses rayons symbolise lEssence divine par les Noms et les
Attributs de laquelle les formes et les statuts existentiels des tres sont
dtermins. Les Noms divins ne se manifestent en effet dans lexistence que par
leurs effets.
3
Les initis (al-qawm) se distinguent des autres hommes par le dvoilement de
cette ralit et par la perception de lunit divine dans la multiplicit des formes,
divines dans leur fondement mtaphysique. IbnArab tire le concept de
transmutation divine dans les formes (al-tahawwul f l-suwar) de ce hadith :
Dieu se montre (yatajall) aux gens de la Halte7 et leur dit : -Je suis votre
Seigneur. Ils lui rpondent : -Nous nous protgeons en Dieu contre toi; tu
nes pas notre Seigneur. Nous resterons ici jusqu ce que vienne notre Seigneur.
Lorsquil viendra, nous le reconnatrons8. Dieu finit alors par se montrer
sous la forme quils connaissent et ils le reconnaissent alors, alors que les Gens
de Dieu eux nont eux aucune difficult le reconnatre puisquils le peroivent
en toutes formes. Se pose ici la question de la capacit de lhomme contempler
la thophanie. Mose nest-il pas tomb terrass en voyant la thophanie de Dieu
craser la montagne? (voir Coran 7 : 143). Comment Mose est-il tomb
terrass, alors que les Hommes de Dieu, fermes dans leurs tats spirituels,
restent extrieurement impassibles? cela IbnArab rpond que Mose
recherchait la vision des prophtes, laquelle celle daucun homme, pas mme
des saints, ne saurait tre compare. Par contre, ce qui caractrise la vision des
hommes de Dieu, mme si celle des prophtes leur est ncessairement
suprieure, cest quils contemplent la thophanie divine avec les deux yeux de
la transcendance (tanzh) et celui de la ressemblance (tashbh), en rapport lun
avec lEssence, lautre avec les Noms et Attributs de Dieu9.
Cette prsentation extrmement simplifie et schmatique de la doctrine des
thophanies chez IbnArab10 vise simplement montrer combien
Abdel-Kader reste fidle la pense du Cheikh al-Akbar, tout en apportant
sur certains points des prcisions et des claircissements qui lui sont propres.
La comparaison entre la doctrine du Matre et lapport dAbdel-Kader son
explicitation exigerait, pour tre pleinement significative, de tenir compte des
dveloppements successifs de lcole akbarienne jusquaux Mawqif. Cette
courte prsentation ne constitue donc quune tape prliminaire pour une telle
recherche.
La hirarchie des thophanies
La hirarchie des thophanies correspond celle des tres depuis lEssence
divine dans son non-conditionnement absolu jusqu lexistence sensible.
Abdel-Kader expose la hirarchie des tres et la manire dont ils procdent de
4
lEssence dans un long chapitre, le mawqif 248, intitul, comme sil constituait
un trait part : Bughyat al-tlib al tartb al-tajalliyt bi-kulliyyt
al-martib Le dsir de celui qui cherche connatre la hirarchie des
thophanies dans leur dimension la plus universelle. Il sappuie sur le
symbolisme du miroir et de la rfraction de limage dans des miroirs multiples
pour exposer la ralit et les modalits existentielles de la thophanie dans un
passage de ce mawqif, intitul de manire significative : Inna-ka ramz wa-fakk
kanz Tu es symbole et dcouverte dun trsor. Ce titre suggre que la
connaissance de lexistence est tout entire contenue, tel un trsor cach, dans
lme de lhomme.
La thophanie hirarchique de ltre fait galement lobjet du mawqif 8611,
consacr au commentaire du dbut de la sourate al-Shams Le soleil :
Par le soleil et sa clart matinale. Par la lune, lorsquelle le suit. Par le jour
lorsquil le rvle. Par la nuit, lorsquelle le recouvre. Par le ciel et ce qui la
difi. Par la terre et ce qui la tendue. Par une me et ce qui la forme
(Coran 91 : 1-7). Abdel-Kader voit dans ces serments lexpression par Dieu de
sa propre thophanie :
Dieu na pas en ralit prt serment par autre que sa propre essence. Les
degrs hirarchiques (martib) et les descentes (tanazzult) ne sont
quexpressions symboliques (umr itibriyya) qui nont dexistence que dans la
transposition symbolique de celui qui leffectue.
9Ils sont donc une reprsentation imaginale (khayl) qui na dautre ralit
que celle de ltre vrai (al-wujd al-haqq) par laquelle ils ont t manifests.
Ltre nappartient en propre qu lEssence transcendante et tout ce quon
appelle, dans le langage des Initis degr hirarchique, dtermination
de ltre (taayyun) etc. ne sont que transposition symbolique, relation et
attribution, rien dautre.
Par le soleil et sa clart matinale fait allusion au plan hirarchique de
lUnit (ahadiyya), le premier des lieux de la thophanie (majl pl. majl),
lieu essentiel o rien des Noms ni des Attributs, ni de quelque ralit craturelle
que ce soit, ne connat de manifestation. LUnit est donc la thophanie de
Dieu Lui-mme car il nest sur ce plan dautre que Lui. Toute chose est
comprise dans cette ralit transcendante, mais sous un mode doccultation
5
(bi-hukm al-butn). Cette thophanie est symbolise par le soleil parce que
par lui les choses sont peruestandis que lui ne peut tre peru dans sa
ralit. De plus lorsque sa lumire apparat, elle efface celle de tous les astres
qui ne sont que la rflexion de sa lumire.
11Par la lune, lorsquelle le suit reprsente le second plan thophanique.
Cette premire auto-dtermination de lEssence sappelle unitarit absolue
(wahda mutlaqa) parce quelle implique dun ct ltre conditionn par rien ou
lUnit et de lautre ltre conditionn par toute chose, cest--dire lUnicit. Il
ne faut donc pas confondre ce plan avec celui de lUnicit. Il constitue un plan
intermdiaire et est appel pour cette raison lIsthme des isthmes (barzakh
al-barzikh), lEsprit Universel ou encore la Ralit muhammadienne (haqqa
muhammadiyya)12. Abdel-Kader nenvisage pas ici ces principes comme
ralits indpendantes mais comme lexpression dune premire
auto-dtermination de lEssence, sans intermdiaire. Ce plan est symbolis par
la lune, intermdiaire entre le soleil et la terre; il comporte une face tourne
vers Dieu, une autre vers la cration. Il est pour Abdel-Kader la ralit ultime
laquelle peut parvenir le connaissant et cest elle que les gens de la Voie
adressent leurs pomes damour13. Ce plan dans sa relation avec celui qui le
prcde et celui qui le suit est une question complexe dont les implications
mriteraient dtre approfondies pour montrer le rle dcisif dAbdel-Kader
dans lexplicitation de certains concepts akbariens.
12Par le jour lorsquil le dissipe dsigne le plan de lunicit (whidiyya)
ou seconde dtermination de ltre ou de lEssence en tant que Noms et
Attributs procdent delle. Elle est un lieu de thophanie o lEssence se
manifeste comme Attribut et lAttribut comme Essence. Ce plan suit le
prcdent car il faut, pour que les Attributs divins soient manifests, un principe
dautodtermination interne. Il est reprsent par le jour qui permet la
lumire du soleil dapparatre.
13Par la nuit lorsquelle le recouvreest expression de la dtermination
de ltre dans les corps physiques obscurs, produits par le mlange des lments,
depuis le rgne minral jusqu lhomme. Dans ce plan dexistence, par
lobscurit se rvlent la lumire et la perfection de ltre. Comme dit
Abdel-Kader : Ntait ltre grossier, on ne pourrait connatre ni entendre
parler de ltre subtil.
6
14Par le ciel et ce qui la difi fait allusion la dtermination des tres
comme esprits, bien que lEsprit soit en ralit unique, multipli par la
manifestation des formes. Cest pourquoi le ciel est ici mentionn au singulier.
15Par la terre et ce qui la tendue dsigne la dtermination de ltre sur
le plan de lme universelle, manant de lIntellect Premier. Ce plan et celui qui
le prcde concernent donc laction conjointe de lIntellect et de lme, ou Adam
et ve, comme principes actif et passif. La science contenue synthtiquement
dans lIntellect est dtaille dans lme, ce que symbolise lextension de la terre.
16Par lme et ce qui la forme. Lme est ici envisage dans sa ralit
particulire, cre de la lumire de Dieu, parfaite grce cette thophanie et
imparfaite cause de sa descente de la plus parfaite constitution au
plus bas des bas (voir Coran 95 : 4-5). Lme peut tre compare leau,
pure lorigine, altre au cours de sa descente dans les rceptacles obscurs. Les
prophtes ont t envoys et les lois sacres institues pour la purifier soit par le
ravissement en Dieu soit par le cheminement initiatique. La ralit de lme
nest autre que lesprit et celle de lEsprit, Dieu lui-mme. Ainsi qui
connat son me, connat son Seigneur. De ce point de vue, on peut
considrer ce mawqif comme un commentaire de la dfinition du tajall par
IbnArab, prcdemment cite : Ce qui se dvoile au cur des lumires
des mystres divins [aprs quils aient t voils].
17Pour saisir la porte de ce commentaire de la sourate Le soleil, il convient de
garder en mmoire le fait que Dieu, selon Abdel-Kader, ne prte serment que
par Lui-mme. Il remarque ailleurs combien la notion de tajall et ce quelle
implique est difficile comprendre et admettre pour les savants exotriques
(ulam al-rusm) qui distinguent radicalement lexistence ternelle et
contingente, alors que pour les initis, il ny a pas de dualit dans ltre : la
ralit de ltre pour eux est unique; elle ne peut ni se multiplier, ni se
particulariser ni se diviser en parties; elle est ce par quoi une chose se trouve
tre et se ralise dune manire qui lui est essentielle14. Abdel-Kader en
revient toujours limage du soleil sans lequel le monde ne serait que nant et
dont la lumire ne pourrait se manifester dans tous les tres du monde la
mesure de leur rceptivit la lumire et de leurs qualits respectives : La
thophanie de ltre vrai (al-wujd al-haqq) sur tout lunivers est unique. Il ny
a aucune diffrence entre un tre majestueux et un tre vil, petit et grand, mais
7
Il ne se manifeste dans une forme qu la mesure de sa rceptivit15. Or,
comme le rpte souvent Abdel-Kader, les formes sont les traces des Noms
divins.
Noms et Attributs
18Les tres viennent lexistence par lintermdiaire des Noms et des Attributs.
Dans son commentaire de Coran 2 : 31 : Et Il enseigna Adam tous les
noms16, Abdel-Kader part de linterprtation dIbnArab, selon lequel
ces noms sont les Noms divins orients vers lexistentiation des tres17. En effet,
toute entit existentielle (ayn) venant lexistence a un nom spcifique et les
connaissants reconnaissent le nom son effet (athar). Le nom est comparable
lesprit et leffet la forme. Tout en restant trs proche des formulations
akbariennes, Abdel-Kader ajoute cette remarque : Dieu na pas enseign
Adam les Noms de la manire dont on conoit gnralement lenseignement
mais en dvoilant Adam le sens de son humanit (insniyya), cest--dire la
ralit de lhomme en tant quHomme universel, somme des noms divins et
cratures dans la station de la distinction (maqm al-farq), cest--dire
entre le Crateur et le cr18. Il ny a donc dans le monde, du point de vue de la
Ralit, que Ses Noms ou, si lon veut, la thophanie de Ses Noms. Adam ou
lHomme constitue par excellence le plan intermdiaire entre ltre ncessaire
et lexistence possible et est de ce fait le seul pouvoir recevoir tous les
noms. En effet, lAnge connat certains Noms, mais, ne se situant pas comme
lhomme entre le monde de lesprit et celui des sens, il ne peut en raliser que la
dimension purement spirituelle. Il ne connat par exemple du Nom Celui qui
donne la subsistance (al-Razzq) que la subsistance spirituelle, alors
quAdam ralise sa signification tant sur le plan spirituel que sensible. Cest par
ce genre de remarques, subtiles et souvent inattendues, que lon voit
Abdel-Kader luvre dans une dmarche hermneutique qui largit
linterprtation de son Matre. On le constate encore dans ce mme mawqif,
lorsquil compare, la suite dIbnArab lenseignement des Noms Adam et
celui Muhammad. IbnArab affirme de manire concise quAdam a reu les
Noms et que Muhammad a reu les significations des Noms19. Abdel-Kader
prcise : Dieu a fait connatre Adam les entits immuables (al-ayn
al-thbita) et leurs prdispositions, ce qui constitue la seconde localisation
du monde (al-mawtin al-thn min mawtin al-lam), appel
lintrieur de la science et de lexistence (par rapport la Science divine).
8
Quant Muhammad, Dieu lui a fait connatre ces entits avant leurs
dterminations : le premier lieu du monde et lintrieur de la science20.
Les choses se situent donc dans cette thophanie de la science divine sur trois
plans dexistence : leur existence dans la science divine avant leur dtermination,
leur existence en elle aprs leur dtermination comme ayn thbita et leur
existence extrieure. Abdel-Kader, comme son Matre, mais de manire
encore plus explicite, ramne toujours son lecteur vers la fonction ontogonique
de la Ralit muhammadienne, pour remonter par elle lunicit essentielle de
ltre. Les entits immuables sont celles qui, par leur prdisposition,
demandent Dieu ce quIl fait delles. Ce sont les formes des Noms divins, tout
comme les Noms divins sont les formes de lEssence transcendante et les degrs
hirarchiques de Ses thophanies, car les Noms sont des significations (man)
qui ne subsistent pas par elles-mmes21.
Thophanie, connaissance et adoration
19Si Dieu se rvle lui-mme et au monde par sa thophanie, celle-ci constitue
donc la voie par laquelle Il se fait connatre ceux dont le cur est prt la
recevoir. la suite dIbnArab, mais en apportant une note qui lui est propre,
Abdel-Kader commente ainsi la fameuse rponse de Junayd (m. 911)
interrog sur le connaissant et la connaissance : La couleur de leau est celle
de son rcipient22. Dieu, comme leau, na pas de couleur. Il ne peut donc
apparatre que dans la forme de celui qui le connat et qui est comme son
rcipient. Le connaissant parfait est celui en qui la forme de Dieu se
manifeste de la manire la plus parfaite, car il est le miroir dans lequel Dieu voit
ses Noms et ses Attributs. Le connaissant est donc la forme de Dieu; je veux
dire : la forme intrieure du connaissant; sa forme extrieure est cration et sa
forme intrieure Dieu. Le connaissant sest identifi cette forme parce quil
sest qualifi par les caractres divins et a ralis en lui la signification des Noms.
Dieu en effet na dautre forme que ses Noms dont le connaissant est le
rcipient. Si du point de vue de la Ralit essentielle, toutes les formes du
monde sont les rcipients o se manifeste leau de Dieu, lhomme constitue le
seul rcipient capable den recevoir la thophanie, autrement dit den avoir la
science selon le hadith, Dieu a cr Adam selon sa forme. Cest pourquoi
lhomme a mrit le califat, car le lieutenant de Dieu sur la terre (khalfa) doit
apparatre dans la forme de Celui qui lui a confi cette fonction. Or cette forme
nest autre que les Noms et les Attributs divins. Abdel-Kader ajoute ici une
9
prcision qui pourrait sembler inattendue, mais qui rappelle lide, exprime
par certains matres anciens, que le saint, pour tre saint, ne doit pas savoir quil
lest. Dun certain point de vue, le connaissant ne sait pas quil est connaissant,
cest--dire ne peut saisir toute ltendue de la connaissance, tout comme la face
extrieure du rcipient ne connat pas la ralit de leau. Cette face est le
serviteur dont la perfection est servitude et occultation des qualits de la
Seigneurie qui constituent sa face intrieure.
20La servitude (ubdiyya) est la perfection du serviteur et ladoration (ibda)
la manifestation de sa condition qui se ralise en particulier dans linvocation de
Dieu par ses Noms : Dieu appartiennent les Noms les plus beaux;
invoquez-Le par eux et laissez ceux qui scartent de ses Noms (Coran 7 :
180). Abdel-Kader commente ainsi ce verset : Dieu a de nombreux noms quil
est le seul embrasser, noms dEssence, dAttributs et dActes, tous beaux.
Linvocation signifie la connaissance ou la reconnaissance de Dieu dans tous les
noms par lesquels il se manifeste dans sa thophanie. Celui qui ne reconnat
Dieu que dans certaines de ses thophanies ne le connat que de manire
conditionne et non absolue. Ainsi lordre de laisser ceux qui scartent
(yulhidn) de Ses Noms, littralement qui penchent vers certains noms et non
vers dautres, soit de transcendance, soit de ressemblance, concerne ceux qui
conditionnent Dieu par leurs conceptions restrictives, au contraire de ceux
mentionns dans le verset suivant : Et parmi ceux que nous avons crs, il
est une communaut dont les membres guident par la vrit et qui par elles se
montrent justes (7 : 181). La communaut dsigne les envoys et les
membres leurs hritiers qui appellent les hommes Dieu et les guident vers la
contemplation de Dieu par tous ses Noms car tous sont les lieux de
manifestation de son Essence23.
21La diffrence de degr entre ces hritiers tient leur connaissance de la
thophanie divine perptuelle, bien quen apparence dtermine par un temps
prcis dans ce hadith : Notre Seigneur, bni et exalt soit-il, descend chaque
nuit vers le ciel le plus proche lorsque reste le dernier tiers de la nuit24. La
descente est ici lexpression de la thophanie car toutes les thophanies sont
Ses descentes (tanazzultu-hu) depuis le ciel de lUnit pure jusqu la terre de
la multiplicit. Le ciel le plus proche (al-sam al-duny) dsigne
symboliquement le lieu de manifestation de la forme du Tout-Misricordieux
que manifeste ltre parfait (al-kmil), singulier et unique chaque
10
poque25. Si le dernier tiers de la nuit est prcis, cest quil est le temps o
les dvots, les asctes et ceux dont ladoration repose sur les uvres se lvent
pour prier, alors que les connaissants contemplent la thophanie divine tout
moment.
Le monde, thtre des thophanies des Noms
22Quelle relation peut-on tablir entre la vie dAbdel-Kader au moment o il
compose les Mawqif, alors quil se montre toujours attentif aux vnements du
monde, et cette conception mtaphysique de ltre et du monde? La notion
mme de tajall repose sur une vision dun monde inond par la lumire divine.
Elle donne chaque tre, aussi infime soit-il, la valeur incommensurable dune
manifestation divine et confre lhomme, en tant que pleinement homme et
lieutenant de Dieu par la science quil a reu des Noms, une responsabilit
immense.
23Le monde pour cet homme daction et de contemplation que fut
Abdel-Kader est peru comme le thtre dune lutte dont le principe, comme
chez IbnArab, remonte la confrontation des Noms divins de Beaut et de
Majest. Cest ainsi quil interprte le verset faisant suite au rcit de la lutte
entre les Fils dIsral et leurs ennemis sous la conduite de Sal puis David :
Si Dieu ne repoussait pas les hommes les uns par les autres, la terre serait
corrompue (2 : 251). travers les hommes, mais aussi dans les vnements
cosmiques, se manifestent les Noms divins en opposition perptuelle,
provoquant ainsi les luttes entre les hommes et lintrieur de lhomme. Seuls
les hommes de Dieu oprent la runion de ces noms en opposition et conflit car
ils sont eux-mmes les lieux de manifestations du nom Allh qui runit tous les
Noms divins. Cest par de tels tres que se maintient lordonnance du monde car
en eux se rsolvent les contraires. Cest pourquoi le Prophte a annonc :
LHeure ne se lvera pas sur quelquun qui dira : Allh, Allh26!
Abdel-Kader condense ici et runit un double enseignement dIbnArab,
lun sur les Noms divins, lautre sur la hirarchie initiatique et plus
particulirement le Ple.
24Dans le commentaire des derniers versets de la Ftiha : Guide-nous sur la
voie droite, la voie de ceux sur lesquels est ton bienfait, non de ceux sur lesquels
est ta colre ni de ceux qui errent, Abdel-Kader remarque que seule la voie
11
droite porte le nom de sirt mais non les autres, tout en signalant,
quindpendamment de ce terme spcifique, tous les tres se trouvent sur une
voie vers Dieu, selon Coran 11 : 56 : Il nest danimal quil ne tienne par la
mche frontale, certes mon Seigneur est sur une voie droite. Ici encore la
marque du Matre est visible27. Mais comment concilier dune part la diffrence
radicale entre la voie dAllah et les voies contraires et dautre part laffirmation
que tous les tres, quils le veuillent ou non, suivent une voie vers Dieu.
Abdel-Kader cite le hadith rapport par IbnMasd : Un jour lEnvoy
de Dieu sur lui la grce et la paix traa pour nous un trait puis traa des
petits traits droite et gauche de ce trait et dit : - ceci est la voie de Dieu et ceci
sont des chemins. la tte de chacun deux, il y a un dmon qui appelle le
suivre28. Partant du principe coranique selon lequel tout tre est sur une
voie de Dieu, Abdel-Kader voit dans la voie droite le lieu de manifestation du
nom Allh et dans les autres chemins les manifestations des aspects particuliers
des Noms (mazhir juziyyt al-asm). Du point de vue de la Ralit essentielle,
bien que dune multiplicit incommensurable, ils restent une manifestation des
Noms divins qui ne sont autres que Lui. Ce sont donc des noms divins qui
garent les hommes de la voie droite, puisquil est dit : Dieu gare qui Il veut
et guide qui Il veut (35 : 8). Les noms Celui qui gare et Celui
qui guide se trouvent en opposition relative sur le plan de la Loi, mais
Celui qui guide conduit ncessairement la voie droite car les Noms de
Beaut et de Misricorde doivent finir par lemporter. Le malheur et le
chtiment sont des tats contingents, alors que les tres sont essentiellement
destins au bonheur quels que soient les tats par lesquels ils doivent passer. Ici
encore une mme vision mtaphysique de lunivers conduit le matre et le
disciple une conclusion identique sur le devenir des tres, vous finalement et
sans exception la misricorde divine qui embrasse toute chose.
25La thophanie des Noms implique une vision cyclique mais sans rptition du
devenir du monde, car la thophanie est sans fin. Selon le verset : Cest Nous
qui hriterons de la terre et de ceux qui vivent sa surface, et cest vers Nous
quils seront ramens (19 : 40), le Nom divin lHritier (al-Writh)
annule lattribution de toute forme de possession, non des tres et des choses
qui de toute manire nont jamais appartenu qu Dieu, mais du profit que
chacun en tirait. Le retour oblig des tres Dieu est dcrit dans cet autre
verset : qui appartient le royaume aujourdhui? Dieu, lUnique, le
12
Rducteur (40 : 16). Dieu, Allh, ou le nom qui runit tous les autres, est le
seul hritier du royaume. En effet, la fonction des noms lUnique et le Rducteur
ne sexerce plus lgard du monde si ce nest pour consommer sa disparition.
LUnique, nom de lEssence, rappelle son indpendance lgard du monde et le
Rducteur, nom dAttribut, signifie son anantissement sous leffet des Noms de
Majest. Cest alors quintervient nouveau la thophanie des Noms de
Misricorde et de Beaut qui tendent la manifestation de leurs effets et
ritrent ainsi le monde29.
Le regard dAbdel-Kader sur les hommes
26Lexplication du devenir du monde par leffet des thophanies ne se limite pas
chez Abdel-Kader une simple doctrine. Quelques passages des Mawqif
nous montrent quil observait le monde avec les yeux dun homme qui
contemple Dieu en toute chose. Interrog sur la raison pour laquelle les
musulmans son poque sempressaient dimiter les occidentaux en toutes
choses, il rpond que la plupart de ses contemporains, sauf llite des serviteurs
de Dieu, agissent ainsi parce quils pensent que Dieu a apport son secours aux
incroyants contre les musulmans. Or il nen est rien. La dfaite du musulman
vient de ce que stant dtourn de la Loi de son prophte, il se trouve soumis au
nom divin al-Khdhil Celui qui abandonne, qui projette dans son cur la
peur de lincroyant et provoque le triomphe de ce dernier. Les rois et les grands
du monde musulman simaginent que les infidles lont emport sur eux par
tout ce qui les caractrise et les distingue des musulmans et se mettent imiter
lOccident, en particulier dans le domaine de ltat. Comme chacun cherche
gagner les faveurs de celui qui est au-dessus de lui, ce poison se rpand
parmi les sujets tous les niveaux chez ceux dont la foi est faible et dautant plus
que la foi saffaiblit, comme on dit : les hommes suivent la religion de leurs rois
. On commence par imiter lautre dans ses coutumes vestimentaires, dans sa
manire de boire et de manger, de se dplacer jusqu ce que ce mimtisme
et cette imitation du plus fort gagnent la croyance et la religion, si toutefois le
plus fort a une religion. Abdel-Kader vise par ces propos les milieux
dirigeants, ottomans en particulier, dont loccidentalisation des murs
saccompagnait dune perte des valeurs essentielles de lislam. Mais, nous dit
Abdel-Kader, celui qui lui pose cette question, sans doute un proche
compagnon, ne se satisfait pas de cette rponse qui se situe sur un plan lgal et
psychologique, mme si elle fait dj intervenir laction dun nom divin, et lui
13
demande une explication sur un plan suprieur. Il explique alors ce fait par
la cause de la variation des tats du monde et celle des thophanies des
noms divins car la divinit exige en elle-mme la variation des tats que ce soit
vers le bien ou le mal, le bnfique ou le plus bnfique, le nuisible ou le plus
nuisible. Les Noms divins exercent leur action et leur effet sur les cratures,
sans interruption, selon ce quexige ce qui a t dtermin dans la Mre du
Livre (Umm al-kitb) pour tout tre cr. Les cratures, non seulement
soumises aux statuts des Noms divins, sont aussi lindication des noms qui
exerce leur effet sur elles et sur leurs lieux de manifestation. Il ny a pas dautre
explication chercher pour tout ce qui survient dans le monde. Au-del, on ne
peut que citer ce verset, comme le fait galement IbnArab, en renvoyant
Dieu la raison des choses : Il a donn chaque chose sa cration (Coran
20 : 50)30.
27Cette explication mtaphysique des vnements terrestres et plus
prcisment de lactualit confre Abdel-Kader une grande libert de pense
et lui fait porter un jugement sans complaisance sur ses contemporains. Elle
permet galement de comprendre ltonnante mansutude quil a toujours
montre durant les diffrentes tapes de sa vie lgard de ses ennemis et de
tous ceux qui nont cess de le trahir ou de lespionner, comme sil prouvait une
profonde compassion pour tous les tres que le voile de lindividualit, de la
cupidit et de lignorance empchait de voir ce quil contemplait lui-mme et qui,
dans une large mesure, explique, sans pour autant les justifier, la mesquinerie et
les crimes des hommes.
Thophanie et croyance
28La longanimit dAbdel-Kader na dgal que sa curiosit et son ouverture
lgard de la philosophie et surtout des autres religions, attestes tant par ses
uvres que par de nombreux tmoignages. Cette attitude est fonde sur lide
que la thophanie divine, tout comme elle imprime sa trace sur la ralit
mouvante du monde, exerce son effet sur les curs et donc sur la croyance. Ici
encore lexplication de la diversit des croyances et de son fondement
mtaphysique et laffirmation que tous les hommes, aussi bien lathe que
lidoltre, adorent tous un mme Dieu, naboutit nullement la mise sur un
mme pied dgalit de toutes les religions non plus qu une apologie de lislam,
mais lnonc dun modle coranique et muhammadien dpassant les limites
14
de la reprsentation du divin. Le verset : Dites : Nous avons cru en ce qui a
t descendu vers nous et en ce qui a t descendu vers vous; notre Dieu et le
vtre est unique et nous nous remettons totalement (muslimn) Lui (29 :
46) invite de manire allusive sinon explicite llite des muhammadiens
(khawss al-muhammadiyyn) reconnatre Dieu dans toutes les modalits de
Sa thophanie. La descente, expression coranique de la Rvlation, ne signifie
pas une descente du haut vers le bas mais la relation entre Celui qui se rvle
dans Sa thophanie et celui qui la reoit. La voix passive en occultant le sujet du
verbe, renvoie ainsi la Prsence qui embrasse tous les Noms de la
divinit, car une prsence divine ne peut se manifester sous tous les Noms
divins. Une prsence en occulte ncessairement une autre. Cette remarque jette
une lumire particulire sur la notion mme de Rvlation, laquelle voile et
dvoile tout la fois. Le propre des muhammadiens est donc de
percevoir la thophanie de la divinit, dune part affranchie de toute limitation,
transcendante dans sa ressemblance la cration et semblable celle-ci dans sa
transcendance, et dautre part de la saisir dans les formes particulire de toutes
les croyances. Quil sagisse des diverses religions ou des diffrentes conceptions
thologiques de lislam dont les 73 sectes (firaq) correspondent des
modalits multiples de la thophanie, chacun peroit Dieu la mesure de sa
prdisposition. Les tres tant crs pour adorer Dieu, ladoration leur est
inhrente. Il ny a donc dincroyance que de manire relative, sous la forme
dune expression errone, cachant la ralit de la divinit selon le sens propre de
kufr en arabe (kafara = recouvrir). Alors que la plupart des hommes adorent
Dieu dans la forme plus ou moins limite de leur croyance ou de leur conviction,
le saint muhammadien reconnat Dieu en toute croyance. La largeur et
louverture de son cur le prdispose recevoir la thophanie de la divinit
dans tous les lieux de Sa manifestation. Lenseignement et la perception
dAbdel-Kader concident parfaitement avec celles du Cheikh al-Akbar qui
affirme avoir reu lexplication de toutes les croyances31. Le verset Ton
Seigneur a dcrt que vous nadorez que Lui (17 : 23) doit tre compris dans
ce sens32. Ce mawqif pourrait constituer le commentaire du fameux pome du
Tarjumn al-ashwq, si souvent cit et si mal compris :
29Mon cur est devenu rceptif toute forme : pturage pour les gazelles et
monastre pour les moines Je professe la religion de lamour; o que se
tournent ses montures. Telle est ma religion et ma foi. Selon le
15
commentaire dIbnArab lui-mme, le cur (qalb) est soumis lalternance
(taqallub) des inspirations dues aux tats spirituels, eux-mmes engendrs par
la succession des thophanies divines dans la conscience intime (sirr). Quant
la religion de lamour, elle est une allusion au verset : Dis : si vraiment vous
aimez Dieu, suivez-moi; Dieu vous aimera (Coran 3 : 31), car il nest de
religion plus haute que celle fonde sur lamour de celui pour qui on la professe
et sur la foi dans le Mystre divin. Ceci est le propre des muhammadiens car
Muhammad est parmi les prophtes lAmant et le Bien-Aim (al-Habb) et tels
sont ses hritiers33.
30Dans le mawqif 362, pas plus quelle ne met en cause les exigences de la foi,
la doctrine de la thophanie de Dieu qui chaque jour est une uvre
(Coran 55 : 29) ne conduit abolir la Loi qui met des jugements sur les choses
et les actes et les qualifie. Les uvres de Dieu sont les tats dans lesquels
Dieu se trouve alternativementet ne sont autres que les lieux o les Noms
divins exercent leur action (masrif al-asm al-ilhiyya) et les tats exigs par
les tres possibles, comme lexprime le dbut du verset prcit Lui
adressent une demande ceux qui sont dans les cieux et la terre. Tous les
tres sans exception demandent Dieu chaque jour, cest--dire chaque instant,
ce qui convient ce pour quoi ils ont t crs. Parmi eux, seuls les hommes et
les djinns, nomms dans la mme sourate (55 : 31) les deux tres dous de
pesanteur (al-thaqaln), ont t prdisposs lobissance et la
dsobissance. Il importe ici de faire la diffrence entre luvre ou lacte de Dieu
selon la ralit essentielle (fi-l-Allh haqqa) et lacte manant de lhomme
soumis la Loi, lieu de manifestation de lacte divin. Lacte se trouve donc li
entre Dieu et crature (marbt bayn haqq wa-khalq) sans jamais appartenir
totalement lun et lautre. Il y a donc dun ct ltre de Dieu (wujd
al-haqq) et de lautre les altrations (taghyrt) se manifestant dans un tre
particulier, effets des statuts spcifiques des tres possibles (ahkm
al-mumkint). Or ces statuts ou qualifications, divins dans leur principe, ne
sont autres que ce que demandent les tres en fonction de leur
prdisposition (istidd). Ils se traduisent dans le langage de la Rvlation et de
la Loi par la colre ou lagrment, la rcompense et le chtiment, lordre et
linterdiction, etc. Le serviteur parfait agre ce que Dieu agre et sirrite de ce
qui provoque la colre divine. Conformment lenseignement prophtique34,
il aime en Dieu et dteste en Dieu car amour et dtestation sont des qualits
16
divines. Il faut donc distinguer dans les actes ce qui relve du dcret divin
auquel il faut croire dans sa globalit et ce qui est dcrt et peut tre un bien ou
un mal. Selon linvocation du Prophte, le bien tout entier est dans Tes mains
et le mal ne revient pas toi35. En effet ltre dans sa totalit est le bien et
lacte est du point de vue de la ralit essentielle celui de Dieu. Quant au mal, en
tant que mal, il ne peut maner de Dieu puisquil est absence dtre. Quand Dieu
veut une chose et la fait venir ltre par Sa parole sois!, il faut
distinguer ltre mme de la chose (ayn al-shay) venu lexistence et ce qui
qualifie cette chose et relve dun statut (ou dune qualification : hukm)
dtermin par Dieu de toute ternit. Dieu ne veut donc pas plus le mal quIl ne
lordonne car Sa volont ne concerne pas ce qui est ternel. Abdel-Kader met
donc en garde contre ceux qui nont quune vision unique de la Ralit et quil
appelle les gens de lunicit de la vision (ahl wahdat al-shuhd)36.
Contre qui serions-nous en colre, leur fait-il dire, puisque cest lacte qui
provoque la colre, or il nest dAgent que Dieu. Ces hommes qui nont
ralis quune partie de la vrit et confondent le Principe et sa manifestation,
sont incapables dexpliquer la nature de leur propre me et la ralit multiple du
monde, niant ainsi de fait la divinit qui implique la dualit ainsi que les Noms
divins et leurs effets. linverse dune telle vision tronque de la ralit et de ses
consquences antinomistes, il rappelle, en conclusion de ce mawqif, ce
commandement du Prophte quil na cess lui-mme dappliquer toute sa vie :
celui dentre vous qui voit une chose rprhensible, quil la corrige par la main
ceci appartient aux dirigeants ou par la langue ceci appartient aux savants
ou par le cur et ceci est le minimum de la foi37.
Conclusion
31Cette dernire dmonstration, prsente de manire simplifie, permet de
comprendre lattrait quAbdel-Kader a pu exercer sur le milieu des savants
damascnes qui suivaient son enseignement et dont les questions ont suscit
certains dveloppements des Mawqif. En faisant concider, propos de la
question classique des actes humains, la doctrine mtaphysique de la
thophanie des Noms et le credo asharite, il les aidait faire concider leur
formation doulmas et leur propre exprience du tasawwuf. La clart de son
expression et lvidence de sa dmonstration sexpliquent par son assimilation
profonde, intellectuellement et spirituellement, de luvre dIbnArab dont il
est incontestablement lun des grands hritiers. Cet hritage, pour fidle quil
17
soit, ne contredit nullement la fracheur dune inspiration quimplique la notion
mme de mawqif ou halte entre deux station sur la voie de la science inspire
par Dieu et transmise par la prsence du Prophte, source de toute saintet. En
puisant cette source, Abdel-Kader, aprs avoir rsist la force matrielle de
lOccident, a contribu raviver une doctrine dont il savait quelle seule pouvait
assurer la dfense intrieure du monde musulman. Avait-il pressenti au sein du
mouvement rformiste au sein duquel il a peut-tre contribu veiller des
vocations, une tendance se laisser gagner inconsciemment par certaines ides
occidentales et oublier les fondements mtaphysiques de cette doctrine?
Toutefois, aussi bien son uvre, et les Mawqif en particulier, que ses positions
humaines, intellectuelles et politiques, en Algrie, en France et au
Proche-Orient, montrent que le terme de rsistance ne caractrise aucunement
sa personne. Cest bien plutt celui douverture qui lui convient tant sur le plan
extrieur quintrieur. La thophanie ou manifestation dans le cur de lhomme
de Dieu et dans la cration de la Ralit de ltre travers Ses Noms et donc les
attributs divins et les qualits humaines, na pas t pour Abdel-Kader quune
thorie. Il la vcue intensment, comme lattestent la justesse de son calame, la
grandeur de son cur et la gnrosit de sa main.
Notes
1 Par exemple : Notre matre et imam Muhy l-Dn, limam des
connaissants, notre guide Muhy l-Dn, notre seigneur et appui, sceau
des saints muhammadiens.
2 Sur les citations par Ibn Arab des Mawqif de Niffar (m. entre 354 et
366/965-976-7) et sur le sens quil donne ce terme, voir Abd el-Kader, crits
spirituels, trad. M.Chodkiewicz, Paris 1982, p.27-28. Sur Niffar, voir
lintroduction de A.J.Arberry son dition des Mawqif, Londres, 1935 et sa
notice dans EI2, vol.VIII, p.13-14.
3 La traduction anglaise : self-disclosure, adopte par W.Chittick, est plus
prcise. Sur le tajall et son rapport avec les Noms divins, voir W.CHITTICK,
The Sufi Path of Knowledge : IbnArabis Metaphysics of Imagination, Albany,
New York, 1989, p.91-96, et The self-Disclosure of God, Principles of Ibn
al-Arabis Cosmology, Albany, New York, 1998, p.52-57. Voir galement
lintroduction de O.YAHIA son dition des Tajalliyyt avec les commentaires
18
dIbn Sawdakn et le Khashf al-ghyt, Thran, 1988, et la thse de
M.Chaouki ZINE, Connaissance et dvoilement chez Ibn Arab, Universit
Aix-Marseille, vol.I, p.206-226.
4 Istilht al-sfiyya dans Rasil, Haydarabad, 1948, n29, p.9. La
prcision entre crochets est donne dans Futht, vol.II, p.132, chap.73.
5 Voir Shif al-sil li-tahdhb al-masil, d. I. Khalif, Beyrouth, 1959,
p.51-52, trad. R.Prez, La Voie et la Loi, Paris, 1991, p.180-184. Ibn
Khaldn reprend cette distinction dans le chapitre de la Muqaddima sur le
tasawwuf.
6 Sur lhistoire de ce terme, voir W.CHITTICK, RM AND WAHDAT
AL-WUJD, DANS POETRY AND MYSTICISM IN ISLAM. THE HERITAGE OF RM, A.
BANANI ET ALII (DS), CAMBRIDGE, 1994, P.70-111.
7 Ahl al-mawqif : ici au sens du lieu o se tiennent les hommes entre le temps
de la Rsurrection et le sjour ternel.
8 Ce hadith est un extrait dune longue tradition rapporte par Muslim. Elle
annonce la vision de Dieu le jour de la Rsurrection puis la division des hommes
selon lobjet de leur adoration. Quand il ne reste plus que ceux, justes ou
prvaricateurs, qui adoraient Dieu, le Seigneur des mondes vient les trouver
(at-hum) sous une forme infrieure (ou plus proche adn sra) que celle dans
laquelle ils Lont vu [] et leur dit : Je suis votre Seigneur. Ils rpondent : nous
nous protgeons en Dieu contre toi et rptent deux ou trois fois : nous
nassocions rien Dieu []. Puis ils relvent la tte. Dieu stant transform
(tahawwala) dans la forme dans laquelle ils Lavaient vu la premire fois, ils
disent : Tu es notre seigneur La suite du hadith voque les phases
progressives de lintercession (Muslim, Sahh, mn 302, Istanbul, 1329 H.,
vol.I, p.114-117). Ibn Arab rapporte dans le Mishkt al-anwr une partie
de cette tradition avec un isnd remontant Muslim mais avec quelques
variantes (yat-him au lieu de at-hum, par ex.), voir La Niche des lumires,
trad. Muhammad Vlsan, Paris, 1983, hadith n26. Toutefois dans les
Futht (par ex. vol.I, p.314, chap.64 sur la Rsurrection) lapparition de
Dieu est toujours exprime par le verbe yatajall, et de mme chez lmir.
19
9 Voir ce sujet Mawqif, d. Abd al-Bq Mifth, Alger, 2005, Mawqif 8 et 9,
vol.I, p.117-119.
10 Cette prsentation sinspire en partie des deux passages de W.Chittick,
cits plus haut.
11 Mawqif, vol.I, p.228-236.
12 Sur lidentification de lEsprit la Ralit muhammadienne, daprs le
commentaire de Coran 17 : 85 : Ils tinterrogent au sujet de lEsprit.
Rponds : lEsprit procde de lordre de mon Seigneur, voir en particulier
mawqif 365, vol.II, p.493.
13 Sur ce plan de ltre, voir galement le mawqif 89 o sont expliqus les
diffrents noms de la haqqa muhammadiyya, en particulier le nom al-tajall
al-thn la seconde thophanie, par rapport la thophanie premire
de lUn (al-tajall l-ahad al-awwal) et le nom hadrat al-asm wa-l-sift
la Prsence des Noms et des Attributs o se fait la distinction entre
Celui qui appelle et celui qui est appel lexistence et la manifestation
(tlib wa matlb li-l-wujd wa-l-zuhr). Cette Prsence se trouve donc entre
les deux prsences ternelles de lUnit et de lUnicit; voir Mawqif, vol.I,
p.243-244.
14 Haqqat al-wujd inda-hum whida l tataaddadu wa-l tatajazzau
wa-l tatabaadu wa hiya m bi-hi wijdn al-shay wa tahaqququ-hu
al-tahaqquq alladh la-hu bi-l-dht.
15 Mawqif63, vol.I, p.192.
16 Voir le mawqif 144, vol.I, p.367-369.
17 Voir Futht, vol.I, p.216, vol.II, p.9, 355, 487, 651; vol.III,
p.74, 278, 399.
18 Peut-tre lmir sinspire-t-il de la rponse la question 131 du questionnaire
de Tirmidh : Quel est le Nom qui est la tte de Ses Noms et qui a exig de
Lui tous les autres?. Ibn Arab rpond dabord le Nom suprme
(al-ism al-azam) puis le Grand Homme (al-insn al-kabr), lUniversel (ou
20
parfait : al-kmil), car Dieu a enseign Adam tous les noms, partir de sa
propre essence, par connaissance gustative (dhawq). Il se montra lui dans
une thophanie totale (tajall kull), si bien quil ne resta aucun nom dans la
Prsence divine dans lequel Il ne se manifesta lui. Il connut donc partir de sa
propre essence tous les Noms de son Crateur, Futht, vol.II, p.120.
19 Voir Futht, vol.I, p.109, chap.5, propos du Nom al-Rahm.
20 Lmir identifie ailleurs lextrieur de la science (divine) lIntellect
premier ou la distance de deux arcs (qb qawsayn) qui est le terme
ultime de lascension des envoys, sauf Muhammad sur lui la grce et la
paix dont le terme de lascension est ou plus prs encore (aw adn)
(Coran 53 : 9); voir le mawqif 72, vol.I, p.208.
21 Mawqif 122, vol.I, p.318.
22 Mawqif 17, p.130-131. Abd al-Bq Mifth indique en note dans son dition
les passages des Futht qui commentent la rponse de Junayd.
23 Mawqif 199, vol.I, p.461-462. Voir aussi le mawqif 113 propos du
mme verset o est affirme avec encore plus de force lidentit de Dieu et de
tout nom, tout en prservant la transcendance divine : Il est exalt
soit-il lentit essentielle (ayn) de tout nomm par tout nom et de tout
qualifi par toute qualit et cest ce par quoi il se distingue. Il est ltre essentiel
(ayn) du tout mais le tout nest pas son tre essentiel. Il ne se distingue donc de
rien mais les choses se distinguent les unes des autres tout comme les noms se
distinguent les uns des autres et lEssence runit le tout, Mawqif, vol.I,
p.301.
24 Bukhr, Sahh, tahajjud 14, daawt 13.
25 Allusion une version du hadith cit plus haut : Dieu a cr Adam selon
la forme du Tout-Misricordieux et au verset Le Tout-Misricordieux,
sur le Trne sest tabli (20 : 5).
26 Muslim, Sahh, mn 234, vol.I, p.91. Mawqif 225, vol.I, p.514.
21
27 Sur ce dernier verset trs souvent comment par Ibn Arab, voir en
particulier Fuss, p.106-114 (verbe de Hd).
28 Ibn Hanbal, Musnad, vol.I, p.435, 465.
29 Voir le mawqif 146, vol.I, p.371.
30 Voir le mawqif 364, vol.II, p.492-493.
31 Voir Futht, vol.III, p.75, chap.319; vol.III, p.132,
chap.335; vol.III, p.523, chap.383.
32 Voir Futht, vol.II, p.92, quest. Tirmidh n85, vol.III, p.117,
chap.330; vol.III, p.248, chap.354; vol.IV, p.166,
chap.523; Fuss, p.72.
33 Voir Dhakhir al-alq, commentaire du Tarjumn al-ashwq, d. M.AR.
Al-Kurd, Le Caire, 1968, p.49-50.
34 Interrog par Mudh b. Jabal sur la foi la meilleure, le Prophte rpond :
Cest aimer en Dieu et dtester en Dieu et employer sa langue invoquer
Dieu. Et puis? Cest aimer pour les hommes ce que tu aimes pour
toi-mme et avoir en aversion pour eux ce que tu as en aversion pour
toi-mme, Ibn Hanbal, Musnad, vol.V, p.247; voir aussi Nas,
Sunan, mn 2.
35 Partie dune invocation dentre en prire (voir Muslim, Sahh, musfirn
201, vol.II, p.185.
36 Lmir ne vise nullement ici ceux qui ralisent dans la contemplation de
lidentit du tmoin (shhid) et de lobjet de la contemplation (mashhd)
lunicit de ltre, mais ceux qui sarrtent une vision unique et confondent les
plans dexistence, que cette confusion soit involontaire ou un simple prtexte.
37 Mawqif, vol.II, p.485-490. Voir le texte du hadith dans Muslim, Sahh,
mn 78, vol.I, p.50 etc.
Auteur Denis Gril
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La thophanie des noms divins, dIbn Arab Abd el-KaderLa hirarchie des thophaniesNoms et AttributsThophanie, connaissance et adorationLe monde, thtre des thophanies des NomsLe regard dAbdel-Kader sur les hommesThophanie et croyanceConclusionNotesAuteurDenis Gril