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e Passing de Bill Viola gure possible du Neutre de Roland Barthes, une approche sensible David Saltiel E.H.E.S.S. 2013 - master 2 mémoire de recherches mention arts et langages Tuteur : Sophie-Isabelle Dufour Rapporteur : Fabienne Durand-Bogaert

The Passing de Bill Viola figure possible du Neutre de Roland Barthes, une approche sensible

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Mémoire de master 2, EHESS mention arts et langages, sous la direction de Sophie-Isabelle Dufour

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e Passing de Bill Viola figure possible du

Neutre de Roland Barthes, une approche sensible

David Saltiel

E.H.E.S.S. 2013 - master 2

mémoire de recherches

mention arts et langages

Tuteur : Sophie-Isabelle Dufour

Rapporteur : Fabienne Durand-Bogaert

« Seul, en position de méditation je pense à l'autre calmement, tel qu'il est : je suspends toute interprétation ; j'entre dans la nuit du non-sens : le désir continue de vibrer (l'obscurité est translumineuse), mais je ne veux rien saisir ; c'est la Nuit du non-profit, de la dépense subtile, invisible ; estoya oscuras : je suis là, assis simplement et paisiblement dans l'intérieur noir de l'amour. »1

Roland Barthes

2

1 Roland Barthes in Fragments d’un discours amoureux in Œuvres complètes, tome 5, p.213

e Passing de Bill Viola figure possible du Neutre de Roland Barthes,

une approche sensible

Du flux des souffles mêlés d’où The Passing a peu à peu surgi, souffle qui expire, qui insuffle, souffle inspiré, suspendu, souffle cosmique, puis, du halo de variations lentes et infinies des gris et du grain que les images de Bill Viola fabriquent, du noir nocturne à la blancheur sélénique éblouissante, des profondeurs de la pupille à la surface de la peau, du noir mat à la pâleur livide, de l’obscur qui s’éclaircit, de ce flux donc, de ce rayonnement diffus, j’ai éprouvé comme le souvenir d’un flot sinueux et sagace, subtil, sans cesse présent, celui du cours du Neutre, du cours dit par Roland Barthes et sa manière de le dire, son calme posé, intime, sa retenue parfois, « ce qui coule [...] sans que le présent s’interrompe »1.

Ce souvenir fut d’abord sensible, de l’ordre d’une intuition se déployant à partir du rythme et de la nature des images du Passing, certaines «  indistinctes » 2, indéfinissables, d’autres faites de «  scintillations » 3, «  il n’en pourra distinguer aucun détail, il ne pourra à quiconque décrire exactement ce qu’il voit »4, ce que nous voyons parfois « surgit de là-bas, mais comme il surgit de l’élément de l’éclat, nul ne peut dire où se trouve exactement ce là-bas »5; les corps flottants, immergés, en état de « suspension »6, les grands voiles ondoyant entre deux eaux « incolores »7, la « grisaille »8, les respirations, « l’enfançon »9, le « silence »10, le « sommeil »11, la « fatigue »12, les « panoramas »13, tous ces moments, ces espaces-temps, ces espacements, qui pourraient être ceux du « pas encore »14.

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1 Le Neutre p.792 ibid, p.843 ibid, p.594 George Didi-Huberman, L’homme qui marchait dans la couleur, Editions de minuit 2001, p.175 ibid6 Le Neutre, p.38, 69, 88, 89, 130, 1817 ibid, p.828 ibid, p.829 ibid, p.8110 ibid, p.4911 ibid, p.6712 ibid, p.5913 ibid, p.20714 ibid, p.83

De là, il s’agira d’éprouver la justesse de cette intuition, et pour rester fidèle à la pensée qui anime ces deux œuvres, de montrer plus que de démontrer ce qui fait du Passing une figure possible du Neutre.

Tout d’abord une situation, celle de cet invariant anthropologique implacable qu’est l’expérience de la mort : The Passing et le Neutre sont intimement liés à leur auteur par le deuil, celui de leur mère, aux entrailles. Pour le vivre et l’apaiser, chacun d’eux cherche à inscrire ce moment dans un mouvement, celui d‘un passage pour Viola, d’une extraction pour Barthes («  comme objet, le Neutre est suspension de la violence  ; comme désir, il est violence » 1). Viola montre sa mère mourante, son souffle assisté mêlé au sien, Barthes la sous-entend, on la devine, comme un bruit sourd, assourdissant.

Cette pensée est également animée par les « enseignements » de la pensée chinoise qui, chez Barthes, se manifestent essentiellement par l’étude du Dao et du Zen, et chez Viola par la pratique de la peinture à l’encre de Chine et de la méditation zen avec le maître Daien Tanaka. Je dois reconnaître qu’à mesure de son étude, sa profondeur et surtout ses racines se découvrant, la pensée chinoise a agit sur ma perception, autant celle constellée d’a priori pauvres et réducteurs à son égard, que celle de ma propre vision du monde. Mon travail de rapprochement sensible du Passing et du Neutre s’en est naturellement trouvé concerné, confirmant mon intuition de départ, l’enrichissant et la complexifiant.

Barthes et Viola n’ont pas survolé cette pensée, loin de là. Comprendre et ressentir comment chacun d’eux se l’est approprié, suppose d’en connaître les rouages. Comment s’y prendrait-on pour résumer en quelques pages ce qui articule la pensée de l’Occident ? La même question se pose pour la pensée chinoise. Une réponse est proposée en annexe, qui développe notamment ce qui relie le Dao au Zen. Ce développement restera l’esquisse d’une ébauche de ce qui fonde la pensée chinoise, esquisse dont les traits légers permettront, je l'espère, d’en saisir l’état d’esprit.

L’expérience de la mort, explicitement annoncée par chacun des auteurs, fera l’objet de la première partie de ce travail de recherche sensible.

Je m’attacherai ensuite à présenter, entremêlées, les figures du Neutre dont les traits relèvent du Dao et celles dont la forme mouvante pourrait se dessiner (ou se deviner) dans certaines images du Passing. Il s’agira ici à la fois de délier et de réunir, d’être entre pour tenter de créer un mouvement, un flux peut-être, de l’ordre de celui généré et épousé par chacune des œuvres sujet/objet de cette recherche.

À partir de l’analyse d’une scène de nature morte qui chute, la troisième partie interrogera la nature de la représentation du monde proposée par Bill Viola. L’empreinte laissée par la pensée chinoise sur certains paysages du Passing, et les ruines qui sont visibles sur d’autres seront les points de départ et de passage de ce développement.

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1 Le Neutre, p.39

1.

Présence(s) de la mort, genèse des œuvres

La mort

La mort est intimement liée à condition humaine, son expérience participant à la structuration des individus et des rapports humains, autant entre les vivants qu’entre les vivants et les morts.

De tout temps dont il nous reste des traces, chaque civilisation a produit (de manière non exclusive) une pensée spirituelle, une doctrine religieuse, une sagesse, une spéculation philosophique, ayant chacune tenté de « répondre » d’une façon ou d’une autre à la question du sens de la mort et de la vie. Chacune a également mis en place un rite funéraire ayant recours à au moins l’un des quatre éléments que sont la terre, le feu, l’air et l’eau : le cadavre peut être enterré, brûlé, livré à l’air et aux rapaces charognards, confié aux flots (j’y reviendrai à propos du Passing).

Les anthropologues considèrent la mort « comme le rite initiatique par excellence, puisqu’elle devient la forme ultime de transformation identitaire et de passage entre deux mondes. Dans tout travail de deuil, nous retrouvons cette double articulation, qui associe d’une part le réaménagement d’une identité initiale déconstruite et d’autre part, l’idée de passage entre deux mondes. »1

Pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Edgar Morin, la relation entre « l’homme et la mort » reste autant un espace qu’un temps essentiel au cœur de la vie des individus et de leur organisation socio-culturelle, un espace-temps où s’est produit et où se réalise toujours une réflexion de l’homme sur lui-même.

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1 Sylvaine de Plaëne in L'homme et la mort. A propos du façonnement culturel des réalités biologiques, Revue internationale de soins palliatifs, 2003, vol. 18, p. 77 & 78

La force du deuil

Le 23 octobre 1896 Jakob Freud s’éteint. Onze jours plus tard, Sigmund Freud écrit à son ami Fliess : « La mort de mon vieux père m'a profondément affecté. [...] Je me sens actuellement tout

désemparé »1 ; c’est dans ce contexte, cet état de désarroi, que Freud commence la rédaction de L’Interprétation du rêve, ouvrage qu'il considérera par la suite comme l'un des fondamentaux de son œuvre.

Huit ans plus tard, dans la préface de la seconde édition, il reviendra sur ce contexte très particulier en ces termes : « Pour moi, ce livre a une autre signification, une signification subjective que je n'ai saisie qu'une fois l'ouvrage terminé. J'ai compris qu'il était un morceau de mon auto-analyse, ma réaction à la mort de mon père, l'événement le plus important, la perte la plus déchirante d'une vie d'homme »2.

Je retiendrais de ce témoignage la force déchirante de l’expérience, canalisée par le temps, mais aussi par la rédaction de L’Interprétation du rêve. À ce témoignage, j’ajouterai celui de Barthes dans son Journal de deuil : « Je transforme « travail » au sens analytique (travail du deuil, du rêve) en « travail » réel – d’écriture. »3

Ce deuil puis ce travail, Freud les définit ainsi dans Deuil et mélancolie : « Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d'une personne aimée ou d'une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal. »4 Plus loin, il précise que le « deuil sévère, la réaction à la perte d'une personne aimée » provoque un « état d'âme douloureux, la perte de l'intérêt pour le monde extérieur — dans la mesure où il ne rappelle pas le défunt —, la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d'amour — ce qui voudrait dire qu'on remplace celui dont on est en deuil — l'abandon de toute activité qui n'est pas en relation avec le souvenir du défunt. » Le deuil se présente donc autant comme un état d'âme, qu’une manière d'être au monde qui hésite entre ne pas être et ne plus être, une suspension en quelque sorte.

En tant que « travail », le deuil est une activité psychique qui « absorbe le moi », désemparé dans un « monde devenu pauvre. » Dans le temps, le « moi », après voir « considéré l'ensemble des satisfactions narcissiques qu'il y a à rester en vie [...] se détermine [...] à rompre son lien avec

l'objet anéanti. » « L'épreuve de réalité a montré que l'objet aimé n'existe plus et édicte l'exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à l'objet », le but du travail du deuil étant de « renoncer à l'objet en déclarant l'objet mort. »

Il s’agit donc bien là autant d’un travail de protection que de rétablissement de soi, une élaboration psychique « extraordinairement douloureu[se] », et intensive puisqu’elle suppose du

temps. Freud insiste sur ce temps nécessaire, cette période pendant laquelle « l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement » ; cette inscription dans la durée pourrait être rapprochée des mois sur lesquels s’étale le cours du Neutre, et de la lenteur avec laquelle s’étirent au ralenti les images du Passing.

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1 Lettre du 2 novembre 1896 in Sigmund Freud, la naissance de la psychanalyse, lettres à Wilhem Fliess, PUF, 1956, p.1512 Sigmund Freud in L’interprétation du rêve, PUF, 20103 Roland Barthes in Journal de deuil, Seuil/Imec 2009, p.143 4 Sigmund Freud in Deuil et mélancolie, Payot, 2011

La mort et l’image

Du point de vue de la longue histoire de la production d’artéfacts et plus précisément des images, en les fabriquant, nous dit Hans Belting, « on entreprenait quelque chose pour ne pas demeurer plus longtemps passivement assujetti à l’expérience de la mort. »1 « Tel est l’effroi de la mort : ce qui était encore à l’instant un corps qui respirait et parlait se transforme d’un seul coup et aux yeux de tous en une image muette. Et qui plus est, en une image à laquelle on ne saurait guère se fier, puisqu’elle ne tarde à se défaire. Les hommes ont été confrontés, sans recours, à l’expérience de la vie qui, en cessant, se transforme en sa propre image. Le défunt qui avait participé à la vie de la communauté disparaissait en laissant derrière lui qu’une simple image. Aussi se peut-il que pour s’en défendre ils aient réagi à cette perte en produisant une autre image : une image au moyen de laquelle, à leur façon, ils rendaient compréhensible l’incompréhensible de la mort. C’est l’image qu’ils avaient eux-mêmes produite que les hommes opposaient désormais à l’image de la mort, au cadavre. »2

Dans cette longue histoire, la photographie dans sa capacité de saisir l’auratique et l’authentique de l’instant nous révèle le « ça a été »3, elle va devenir un puissant outil de (la) mémoire.

Ce lien prégnant entre la photographie et la mort aurait quelque chose à voir, selon Barthes, avec « [...] « la crise de la mort » qui commence dans le seconde moitié du 19ème siècle », [crise qui

exige] « qu’au lieu de replacer sans cesse l'avènement de la Photographie dans son contexte social

et économique, on s’interrogeât aussi sur le lien anthropologique de la Mort et de la nouvelle image. »4 L’inflexion de ce lien et cette crise de la mort sont clairement décrites par Philippe Ariès : « Le deuil médiéval et moderne était plus social qu’individuel. Le secours du survivant n’était ni son seul but ni son but premier. Le deuil exprimait l’angoisse de la communauté visitée par la mort, souillée par son passage, affaiblie par la perte d’un de ses membres. Elle vociférait pour que la mort ne revienne plus, pour qu’elle s’écarte, comme les grandes prières litaniques devaient détourner les catastrophes. La vie s’arrêtait ici, se ralentissait là ! On prenait son temps pour des choses apparemment inutiles, improductives. Les visites du deuil refaisaient l’unité du groupe, recréaient la chaleur humaine des jours de fête ; les cérémonies de l’enterrement devenaient aussi une fête d’où la joie n’était pas absente, où le rire avait souvent vite fait de l’emporter sur les larmes.

C’est ce deuil qui a changé au 19è siècle d’une autre fonction sans qu’il y apparaisse. Il a gardé encore quelque temps son rôle social, mais il est apparu de plus en plus comme le moyen d’expression d’une peine immense, la possibilité pour l’entourage de partager cette peine et de secourir le survivant. Cette transformation du deuil a été telle qu’on a très vite oublié combien elle était récente : elle devint bientôt une nature, et c’est comme telle qu’elle servit de référence aux psychologues du 20è siècle. »5

« On comprend alors ce qui se passe sous nos yeux. Nous avons tous été, de gré ou de force, transformés par la grande révolution romantique du sentiment. Elle a créé entre nous et les autres des liens dont la rupture nous paraît impensable et intolérable. C’est donc cette première génération

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1 Hans Belting in Pour une anthropologie des images, Gallimard 2004, p.1862 ibid3 Roland Barthes in La chambre claire, Note sur la photographie, Œuvres complètes, tome 5, Seuil 1995, p.8514 ibid, p.8635 Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Editions du seuil, 1979, p.290-292

romantique qui a la première refusée la mort. Elle l’a exaltée, hypostasiée et en même temps, elle a fait, non pas de n’importe qui, mais de l’être aimé un immortel inséparable.

Cet attachement dure toujours malgré quelque apparence de relâchement qui tient surtout à un langage plus discret, à plus de pudeur [...]. Et en même temps, pour d’autres raisons, la société ne

supporte plus la vue des choses de la mort et par conséquent ni celle du corps mort, ni celle des proches qui le pleurent. »1 Dans ce contexte, on peut poursuivre avec Barthes, « [...] la mort, dans

une société, il faut bien qu’elle soit quelque part ; si elle n’est plus (ou moins) dans le religieux, elle doit être ailleurs, peut-être dans cette image qui produit la Mort en voulant conserver la vie. »2 ; c’est bien à ce titre que « les photographes [sont] des agents de la mort »3 et, pour reprendre Susan

Sontag, « toutes les photos [...] des memento mori » : « Prendre une photo, c’est s’associer à la

condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être (ou d’une autre chose). C’est précisément en découpant cet instant et en le fixant, que toutes les photos témoignent de l’œuvre de dissolution incessante du temps. »4

Les images vidéo, et plus largement les images mouvantes, vont elles aussi profondément modifier notre rapport aux images, à la trace qu’elles nous laissent et qu’elles laissent en nous. Comme le développe Sophie-Isabelle Dufour dans son séminaire5 : « Parce qu’il est lié au temps, le mouvement implique un pouvoir mélancolique de l’image ; n’est-ce pas à travers lui que le regard tente de contrer l’absence et la perte, en percevant la vie dans les images mortes » ; de ce point de vue, nous serions là au cœur de ce qui anime l’image.

Les images vidéo sont captées en continu, liées ainsi les unes aux autres, l’une dans l’autre, entrelacées. Si le déroulement des images suit une ligne, qui commence et se termine, il reste un flux continu. Et quand la vidéo est une boucle, ce flux n’a plus de début ni de fin.

Ce cœur qui anime a deux ventricules : le mouvement et l’entrelacement.

Nous rejoignons ici la conception du temps de l’Orient, ce flux enveloppant d’un temps où tout est lié et relié, où l’espace et le temps sont indissociables (puisque l’espace sans cesse devient) ; s’il s’agit de l’espace-temps de notre propre vie, alors ses phases de croissance, de stagnation et de déclin s’y engendrent, se contenant l’une l’autre, entrelacées. Notre action dans cette vision du monde ne sera efficace que si elle intervient au bon moment et dans un temps court. C’est la brièveté qui est juste, l’action permanente n’est qu’agitation(s).

C’est peut-être parce que pour Viola « le passage du temps n’est pas un phénomène accessible au sens »6 qu’il le ralenti, parfois à l’extrême, pour nous en faire prendre conscience, « la conscience du temps et de son écoulement [étant] aussi mouvement de la conscience. »7

« En rendant le temps sensible, palpable par-delà toute mesure, la vidéo est conscience du temps : elle le visage du temps montré à la conscience. »8

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1 Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Editions du seuil, 1979, p 2922 Roland Barthes in La chambre claire, Note sur la photographie, Œuvres complètes, tome 5, Seuil 1995, p.8633 ibid4 Susan Sontag in Sur la photographie, Editions du seuil, 1979, p.295 séminaire images mouvantes et mélancolie, E.H.E.S.S.6 Bill Viola cité par Sophie-Isabelle Dufour in L’image vidéo. D’ovide à Bill Viola, Archibooks, 2008, p. 1707 Sophie-Isabelle Dufour in L’image vidéo. D’ovide à Bill Viola, Archibooks, 2008, p. 1748 ibid

e Passing et le temps de la mort

La mère de Bill Viola fut frappée pendant son sommeil d’une rupture d’anévrisme qui la plongea trois heures plus tard dans un coma dont elle ne sortira pas. « So I guess I really felt in someways I needed to reach for the one thing in my life that has given me security and maybe a feel that I do have a kind of control over my life when I was young… which is video » 1  ; Bill Viola demanda alors à son père et à son frère l’autorisation de filmer sa mère sur son lit de mort, « c’est la chose la plus difficile que j’ai fait à ce jour... filmer ma mère sur son lit de mort »2.

Deux mois plus tard, alors qu’il a décidé de reporter tous ses travaux et commandes en cours pour vivre son deuil, il est recontacté par la ZDF (une télévision allemande) qui lui a commandé et payé depuis plus de deux ans un travail sur les déserts, la demande est sans appel : un film terminé ou le remboursement de l’avance (dont il aurait à l’époque difficilement les moyens).

Un mois plus tard, sa femme donne naissance à leur deuxième fils.

Bill Viola s’enferme dans son studio de montage en ayant pris avec lui, ce qu’il ne fait jamais, des « home vidéos » parce qu’il voulait avoir des images de sa mère avec lui ; trois semaines plus tard, fin 1991, The Passing est né(e).

Elle sera diffusée pour la première fois le 14 octobre 1992 à 22:40 sur la ZDF.

Bill Viola la présente ainsi : « The Passing est une réponse personnelle aux extrêmes spirituels que sont la naissance et la mort au sein d’une famille.

Des images en noir-et-blanc de moments nocturnes et de scènes sous-marines décrivent un monde crépusculaire flottant sur les bords de la perception et de la conscience humaine, où les formes démultipliées de l’esprit — la mémoire, la réalité et la vision — ne font plus qu’une. »3

Dans les 12 mois qui ont suivi, Bill Viola a produit 9 installations ou vidéo.

Nature des images du Passing, description de l’œuvre

The Passing réunit pendant 54 minutes des images qui ont été faites dans des espaces-temps différents, non seulement du point de vue du moment et des conditions dans lesquels elles ont été tournées, que les dans les temps et les espaces qu’elles décrivent.

Viola a tourné les différentes séquences de cette vidéo entre 1987 et 1991 là où il réside à Long Beach ou dans ses environs, aussi bien que dans différents lieux ou panoramas mythiques de l’Ouest américain (ils sont tous cités dans le générique de fin et devaient faire, pour la plupart, partie des images réalisées pour la commande de la ZDF) :

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1 extrait audio du film de Mark Kidel, Bill Viola : The eye of the heart : a portrait of the artist, 2003.2 extrait audio du film de Mark Kidel, Bill Viola : The eye of the heart, 2003, traduit par mes soins : « that was one of the hardest thing I

have ever done… to videotape my mother on her death bed ». Sophie-Isabelle Dufour m’a fait remarquer que dans le catalogue des Passions, Viola poursuit par « afin de tenir tête à l’image la plus inacceptable que je puisse imaginer. »

3 Texte de présentation imprimé au dos de la jaquette du DVD (traduit par mes soins) : The passing is a personnal response to the spiritual extreme of birth and death in the family. Black-and-white nocturnal imagery and underwater scenes depict a twilight world hovering on the borders of human perception and consciousness, where the multiple lives of the mind - memory, reality and vision - merge.

Un grand nombre de ces prises de vue ont été faites en utilisant un matériel très sophistiqué pour l’époque permettant de filmer en pleine nuit :

Parmi ces lieux filmés de nuit, des villes et des ruines :

Entre ces images de lieux (villes de nuit et villes fantômes) et de paysages, on peut discerner plus ou moins clairement, une série d’images persistantes : un homme souvent filmé de très près ayant du mal à trouver le sommeil (Bill Viola lui-même), un enfant (Blake, son fils ainé) marchant et jouant sur une plage ou dans sa chambre, un nouveau-né (son second fils, Andrei), une femme âgée (Wynn Lee Viola, la mère de Bill Viola) devant sa maison, dans un lit d’hôpital, allumant une bougie, dans son cercueil, un homme flottant sous l’eau souvent

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enroulé dans un grand tissu blanc, un visage (probablement Kira, son épouse), un train de marchandises émergeant lentement d’un tunnel... (il s’agit ici d’une sélection d’images, présentées en respectant la chronologie de leur apparition) :

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Deux séquences se distinguent par leur plus grande longueur ; un plan-séquence circulaire de ce qui semble être l’intérieur de la maison où vivait sa mère :

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et 4 plans quasiment fixes d’une sorte de nature morte sous l’eau qui s’effondre :

La bande-son de la vidéo semble en accord avec les images. Elle se compose essentiellement d’une alternance de bruits nocturnes, de la respiration de Bill Viola éveillé ou cherchant à s’endormir, de celle assistée de sa mère, des crissements des essieux du train, de bruits lointains, étouffés, sourds, aquatiques ou caverneux, et de deux silences.

Argument et procédures d’exposition du Neutre1

D’emblée Roland Barthes donne l’objet du cours : « Je définis le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j'appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme. Car je ne définis pas un mot ; je nomme une chose : je rassemble sous un nom, qui est ici le Neutre. [...] Le paradigme, c’est

le ressort du sens ; là où il y a sens, il y a paradigme, et là où il y a paradigme (opposition), il y a sens. Dit elliptiquement  : le sens repose sur le conflit (le choix d’un terme contre un autre) et tout conflit est générateur de sens »2.

Très vite, et il le confirmera en introduisant la deuxième séance, Barthes admet que le véritable titre du cours n’est pas le Neutre, mais le désir de Neutre, et que ce désir est d’abord désir de

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1 titre emprunté à Barthes2 Le Neutre, p.31

« suspension des ordres, des lois, des comminations, des arrogances, des terrorismes, des mises en demeure, des demandes, des vouloir-saisir de la société à [son] égard. Et ensuite, c’est par

approfondissement peut-être, désir de refuser le pur discours de contestation. Le désir de Neutre finit par être tout de même clairement le désir de suspendre le narcissisme, c’est-à-dire le désir ne plus avoir peur des images, le désir de dissoudre sa propre image (vœu qui confine au discours mystique négatif, ou Zen ou Tao) »1

A mi-chemin du cours, à propos d’une question posée par un auditeur sur le « ni-nisme », Barthes répondra : « le Neutre n’est pas « social », mais lyrique, existentiel : il n’est approprié à rien, surtout pas à persuader d’une position, d’une identité : il n’a pas de rhétorique ; le ni-ni tient du discours du maître, qui sait, qui juge. Le Neutre ne sait pas (tout ceci devrait d’ailleurs être mis au conditionnel, puisqu'on ne sait pas s’il y a un sujet au neutre »2.

C’est peut-être cette recherche du sujet qui explique l’usage de la figure, vingt-trois exactement (dont trois qui ne seront pas présentées), appelées aussi « fragments », « traits » ou « scintillations ». La figure est une allusion rhétorique, mais aussi un « visage qui a un « air », une « expression » : un fragment non pas sur le Neutre, mais dans lequel, plus vaguement, il y a du Neutre »3 ; les voici : la bienveillance, la fatigue, le silence, la délicatesse, le sommeil, l’affirmation, la couleur, l’adjectif, les idéosphères, la conscience, la réponse, les rites, le conflit, l’oscillation, la retraite, le panorama, l’arrogance, kairos, wou-wei, l’androgyne (les intensités, donner congé, l’effroi).

Afin que l’ordre ne présentation de ces figures ne produise pas un sens a priori, l’ordre sera aléatoire. Il s’agit là aussi pour Barthes de « déjouer la maîtrise (la « parade »). La juxtaposition de figures discontinues expérimente un paradoxe bien formulé par le Tao. Le Tao, en effet, est « à la fois le chemin à parcourir et la fin du parcours, la méthode et l’accomplissement. Il n’y a pas à distinguer entre le moyen et le but, à peine est-on engagé sur le chemin, qu’on l’a parcouru tout entier ». De la même façon, chaque figure est à la fois recherche du Neutre et monstration du Neutre (et non démonstration) »4

Déjouer la maîtrise, c’est aussi le « refus de dogmatiser : l’exposition du non-dogmatique ne pourrait être elle-même dogmatique, et donc le fait d’inorganiser les figures, revient à « inconclure », à ne pas conclure, le Neutre demande de ne pas conclure, c’est une opération de suspension »5.

Ce qui est recherché à travers cette suite de fragments discontinus, « ce serait de mettre « quelque chose » (le sujet, le Neutre ?) en état de variation continue (et non plus l’articuler en vue d’un sens final) »6

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1 Le Neutre, p.382 ibid, p.1153 ibid, p.354 ibid, p.365 ibid, (ERC : voir note 2 de la page suivante)6 ibid, p.35

Le Neutre et la mort (le neutre des neutres1)

Le père de Roland Barthes est mort quand il avait un an. Depuis, Barthes vit avec sa mère, partage avec elle son existence pendant plus de soixante ans ; malade, il la soigne et l’accompagne jusqu’à son dernier souffle. Cette perte incommensurable intervient pendant la préparation de son cours sur le Neutre, cours qu’il hésitera à annuler face à sa peine ; au début du cours, il prévient les auditeurs2 : « Une dernière remarque un peu difficile à énoncer, mais je ne veux pas tout de même ne pas le faire. Je voudrais dire qu’avant de laisser divaguer les figures du Neutre, nous allons commencer dans 3 minutes à les énumérer, il me semble que je dois dire un mot de la situation du Neutre, du désir de Neutre, dans ma vie présente, aujourd’hui, parce qu’il n'y a pas de vérité qui ne soit liée à l'instant, et que ce ne serait pas bien d’énoncer sans se référer à l’instant ; et là je dois dire une chose : c’est qu’entre le moment où j'ai décidé de l'objet de ce cours, en mai dernier, et le moment où j'ai dû le préparer, il s'est produit dans ma vie, certains de mes amis le savent, un événement grave, un deuil3 ; par conséquent le sujet qui va parler du Neutre ici, n'est plus le même que celui qui avait décidé d'en parler.

À l'origine, il s'agissait de parler de la levée des conflits, disons que, en gros, c’est effectivement de cela qu'on parlera, parce qu’on ne change pas une affiche du Collège comme ça ! Mais, sous ce discours dont j'ai exposé l'argument et la procédure, il me semble que j'entends moi-même, aujourd'hui, par instants fugitifs, une autre musique. Alors laquelle ? J'en situerai la région ou l'ailleurs de cette façon : comme une seconde question qui se détache d'une première question, comme un second Neutre qui s'entrevoit derrière un premier Neutre.

La première question, le premier Neutre, qui l’objet déclaré de ce cours, c'est la différence, me semble-t-il qui sépare le vouloir-vivre du vouloir-saisir [...] le vouloir-vivre dans ce premier état

est alors reconnu comme la transcendance du vouloir-saisir, le vouloir-vivre survient quand on a réussi à transcender le vouloir-saisir, lorsqu’on a pu dériver loin de l'arrogance : dans ce premier état, je quitte le vouloir-saisir, je suis dans le Neutre, et j'aménage le vouloir-vivre.

Mais survient alors une seconde question, un second Neutre, qui est l’objet implicite du cours, et qui est alors la différence qui sépare ce vouloir-vivre pourtant déjà décanté, de ce que j'appellerai la vitalité. Pasolini, dans un poème, dont je n’ai malheureusement pas retrouvé la citation exacte qui était très belle, je la retrouverais certainement et vous la dirais avec retard, mais Pasolini dans un poème dit qu'il ne lui reste que cela : une vitalité désespérée... une vitalité désespérée. La vitalité désespérée, c'est la haine de la mort.

Qu'est-ce donc qui sépare le retrait loin des arrogances, de la mort haïe ? Et bien je dirais que c’est cette distance difficile, incroyablement forte et presque impensable, que j'appelle le Neutre. La forme essentielle de ce second Neutre c’est en définitive une protestation ; cette protestation consiste à dire : il m'importe peu de savoir si Dieu existe ou non ; mais ce que je sais et que je

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1 formulation empruntée à Eric Marty in Contre la tyrannie du sens unique in Roland Barthes, Editions du Magazine littéraire, 2013, p.192 Le texte reproduit ici est l’exacte la retranscription du cours (ERC). Il apparait sous forme de notes et sous le titre Le fil coupant du

deuil page 39 du Neutre. Désormais, j’indiquerai la mention ERC à la suite du numéro de la page quand le texte retenu sera la retranscription et non les notes. Ce choix sera justifié soit quand les notes ne sont pas explicites soit quand ce qui a été dit traduit une émotion et une intensité absentes dans les notes.

3 La mère de Roland Barthes est morte de 25 octobre 1977. Le cours de 12 séances de 2 heures chacune débute le 18 février 1978.

saurai jusqu'au bout, c'est qu'il n'aurait pas dû créer en même temps l'amour et la mort. Et le Neutre pour moi, c'est ce Non irréductible : un Non comme suspendu devant les endurcissements de la foi et de la certitude et un Non qui est en quelque sorte incorruptible par l'une et par l'autre. Voilà pour la présentation, et je vais maintenant aborder des figures. »

e Passing figure possible du Neutre

Au-delà du deuil et de la pensée chinoise (j’y reviendrais longuement) qui travaillent singulièrement les deux auteurs, c’est bien la nature même des figures et ce que leur mode de succession cherche à produire qui fait du Passing une figure possible du Neutre.

Pragmatiquement d’abord, par sa durée de 54 minutes, qui est proche de celle de la présentation de chaque figure (en moyenne la moitié d’un cours de deux heures).

Par son aspect général ensuite, le mélange du noir et du blanc produisant une « variation continue » de gris, un « camaïeu », couleur du Neutre.

Par un grand nombre d’images ou de séquences d’images qui pourraient être une incarnation possible de certaines figures ou de traits qui la dessinent (l’inventaire en sera fait dans la deuxième partie de ce travail de recherche).

Par sa structure, The Passing met également en rapport des séquences discontinues. Comme je l’ai déjà fait remarquer dans sa présentation générale, The Passing réunit des images qui ont été faites dans des espaces-temps différents, non seulement du point de vue du moment et des conditions dans lesquels elles ont été tournées, que les dans les temps et les espaces qu’elles décrivent. Certes la succession des séquences n’est pas régit par le hasard pur, mais le mode de narration, dont on ne sait jamais vraiment si la forme est celle d’un rêve (plus ou moins éveillé) ou d’un souvenir, ne permet une lecture ni linéaire ni véritablement chronologique : on ressent un mouvement, mais rien ne nous permet de dire précisément sa direction, qui d’ailleurs importe peu. À ce titre, on pourrait lier le rêve au désir de « chaque nuit, voir le disparu (mondes, lieux, personnages, visages), vérifier sa permanence, et tenter de joindre l'éphémère et l'éternel »1. C'est bien sur ce qui est disparu (sa mère, son rapport au monde, les habitants des villes fantômes, l’homme englouti), que The Passing se construit.

Par son titre enfin, qui traduit bien le désir de n’être à aucun endroit en particulier, mais dans l’espace-temps mouvant où quelque chose change, recherche du passage et monstration de ce qui passe et de ce qui se passe.

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1 Jean-Bertrand Pontalis in Perdre de vue, Folio essais, 1999, p.39

2.Figures du Neutre à la lumière du DaoFigures du Neutre à la lueur du Passing

Les figures, éclairées par le Dao et/ou les images du Passing seront présentées en respectant l’ordre d’apparition aléatoire mis au point par Barthes. Une exception cependant, la scintillation qui n’est pas une figure, mais qui la désigne : « ces figures ne constitueront pas un dictionnaire de définitions, mais plutôt une sorte d’arc-en-ciel de scintillations. »1

Les scintillations2

À propos de la figure de la délicatesse, Barthes les définira ainsi : « Non pas «  traits  », «  éléments  », « composants », mais ce qui brille par éclats, en désordre, fugitivement, successivement, dans le discours « anecdotique » : le tissu d’anecdotes du livre et de la vie. » Il y a donc tout d’abord ce qui scintille au sens propre, et The Passing est clairsemé, de la première à la presque dernière, d’images où quelque chose brille par éclats (elles seront

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1 Le Neutre, p.352 Le Neutre, p.59

présentées regroupées lorsqu’elles font partie de la même séquence, le time-code permet d’imaginer le rythme de leur apparition) :

01:08

10:27

30:21

31:25

18

35:11

36:53

44:37

Ce qui scintille dans ces images c’est toujours la lumière, la lumière dans l’obscurité, l’obscur étant ici la nuit ou les ténèbres parfois (on le verra plus tard). Le noir est une métaphore récurrente dans le travail de Viola, c’est « la couleur de l'intérieur de [notre] tête », à partir de

laquelle la force créatrice peut vraiment se déployer ; c’est encore celle du fond de la pupille :

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Mais les scintillations, c’est aussi ce qui brille dans le discours « anecdotique » de la vie, et l’utilisation par Bill Viola d’images issues de ses « home-videos » nous plonge au cœur de cette intimité banale où il est encore question de lumière, celle de la flamme d’une bougie allumée par sa mère,

ou bien de celle allumée pour ce qui semble être l'anniversaire de son fils aîné :

Fils aîné que l’on le reverra à plusieurs reprises, courant jusqu’à sa chambre pour y désigner un jouet,

ou bien courant sur une plage,

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courant là encore, lors de ses premiers pas :

On y verra aussi sa mère et son père, regardant leur petit-fils assis de dos sur un porteur et poussant pour avancer à l’aide de ses pieds. Puis on verra sa mère s’avancer vers l’enfant et dans son mouvement ressentir la présence de la caméra de son fils ; elle tourne alors la tête vers lui et lui sourit, tout comme son père à ses côtés :

J’y reviendrai plus tard, mais l'anecdotique que Viola utilise ici n’est pas n’importe lequel, non pas tant qu’il s’agisse de celui d’un artiste, mais par la manière dont il va l’articuler avec d’autres images, relevant elles aussi plus ou moins de l’anecdote.

Ensuite, l’existence même de ces images peut-être rapprochée de la démocratisation de l’outil vidéo à partir du début des années 1990 et de la pratique naissante du « journal intime vidéo »1. Si, pour rejoindre l’analyse de Usselmann, on peut facilement déceler dans ce type de journal personnel une dimension narcissique stérile, la présence d’images brutes de naissance et de mort (en quelque sorte elles aussi communes et anecdotiques) et là encore leur articulation, donneront naissance à une œuvre où le narcissisme (le vouloir-saisir) est transcendé en vouloir-vivre :

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1 voir à ce sujet l’article de Rainer Usselmann, Flow and presence in Bill Viola’s The passing, article publié sur son blog en 2009

La fatigue1

Barthes revient sur son étymologie, « au carrefour de deux images » : celle du travail pénible (Labor), de l’affaissement qu’il entraine (Lassitudo), et celle de faire crever les chevaux (Fatigo). En français être crevé c’est bien ressentir un « dégonflement lent, progessif », « c’est l’infini paradoxal de la fatigue : processus infini de la fin ».

Il s’interroge ensuite sur sa place (« sans-place ») dans la société, sorte d’état dépressif qui ne dit pas son nom que l’on peut difficilement revendiquer comme « excuse crédible » pour échapper aux rapports mondains. Fatigue profonde du deuil, me semble-t-il, et du rapport à l’autre alors.

Barthes alors nous interpelle « Il faudrait que chacun s’essaye à faire la carte de ses fatigues : à quels moments, sous quelles circonstances, est-ce que je suis « un pneu qui se dégonfle », avec en plus la sensation qui si cela va ainsi, je vais me dégonfler indéfiniment. » On entend bien là cet état de « perte de l'intérêt pour le monde extérieur » décrit par Freud.

Cet œil qui ne parvient pas à se maintenir fermé est celui de Bill Viola, qui, ne trouvant pas le

sommeil, allume dans la nuit la lampe à son chevet pour se saisir d’un verre d’eau et boire,

ou, à un autre moment du film, autre nuit d’insomnie, regarde l’heure :

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1 Le Neutre, p.42 à 48

On l’imagine nécessairement fatigué, et on sait que c’est dans cet état que The Passing est née. C’est de la fatigue envisagée « comme travail » dont il s’agit ici, et Barthes cite Blanchot : « Il semble que, si fatigué que vous soyez, vous n’en accomplissiez pas moins votre tâche, exactement comme il faut. On dirait que non seulement la fatigue ne gêne pas le travail, mais que le travail exige cela, être fatigué sans mesure. »1

Le silence2

Là encore Barthes revient sur l’étymologie du mot qui, si désormais ne désigne que se taire ou rester silencieux, relevait en latin « d’une nuance intéressante : tacere pour le silence verbal, et silere pour la tranquillité, l’absence de mouvement et de bruit. » Utilisé usuellement, il donnait lieu à « de belles métaphores : la lune à son déclin, quand elle devient invisible, le bourgeon ou le sarment qui n'apparait pas encore. » « Silere renverrait volontiers à une sorte de virginité intemporelle des choses avant qu'elles naissent ou après qu'elles ont disparu. »

Cette virginité intemporelle pourrait être rapprochée des deux seuls moments de silence complet dans The Passing. Le premier, après 7’ et 20’’ de film, dure 10 secondes, il débute par la fin d’une expiration et se prolonge en accompagnant cet enchaînement d’images :

Le second silence intervient à 44’ et 05’’ (il est donc placé symétriquement par rapport au premier à 7’ et 20’’ de la fin) et dure 20 secondes ; il débute juste après qu’un corps ait été comme aspiré vers

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1 Maurice Blanchot in L’entretien infini, Gallimard2 Le Neutre, p.48 à 58

le haut, laissant une nature morte en plan, l’image muette qui lui succèdera étant celle de sa mère sur son lit d’hôpital devenu, certainement à cet instant, son lit de mort :

Si le premier silence de Viola s’apparente à un passage qui travaille dans le sens de la passation, le silence de la blancheur floue de laquelle surgit le visage d’un nourrisson pourrait être cette virginité intemporelle des choses avant qu'elles naissent. Quant au second silence, c’est bien celui des choses après qu'elles ont disparu, la symétrie des deux silences pouvant avoir la forme d’un cycle.

Barthes poursuit en ces termes à propos du silere : « Ce silence de la nature approche la vision mystique que Boehme a de Dieu » pour qui « Dieu en soi est bonté, pureté, liberté, silence, clarté éternelle, sans ombre ni oppositions, homogène, éternité calme et muette. » Ce silere « le fait inconnaissable, puisque sans paradigme, sans signe. Dieu, sans paradigme ne peut se manifester, se révéler même à soi-même. Dieu se crée un paradigme, un contrarium : une nature septiforme (symbolique du 7 [...]), elle-même articulée en deux centres dynamiques [...] : le feu dévorant, le

courroux du Père [...] /la lumière éclairante : le Fils ; la mise en paradigme de Dieu par lui-

même et en lui-même coïncide évidement avec la l’apparition du Verbe : commence le langage, l’acte de parler, la production de parole. »

« Donc tacere, comme silence de parole, s’oppose [à l’origine] à silere, silence de nature ou de

divinité, puis, dernier avatar, les deux s’égalisent, deviennent synonymes, mais au profit du sens de tacere : la nature est en quelque sorte sacrifiée à la parole, le silence n’est plus que de parole. »

Le silence du point de vue du Dao, ce serait d’abord ne rien en dire puisque « Celui qui connaît le Dao n’en parle pas ; celui qui en parle ne le connait pas. »1 Barthes fait remarquer « que c’est ici toujours la même aporie du Neutre : pour faire connaître, pour poser, si légèrement que ce soit, le ne pas parler, il faut à un certain moment le parler ; le Neutre d’une certaine façon c’est l'impossible, puisque le parler c’est le défaire, mais ne pas le parler, c’est manquer sa constitution.»

Il poursuit à propos du « silence intégral Dao, c’est à dire interne et intégral, c’est un acte limite lié à une initiation, il y a une voie progressive qui conduit à ce silence total interne : on commence dans cette initiation par ne plus juger ni parler, puis on ne juge plus et on ne parle plus mentalement ; il y a trajet qui vise à supprimer la pensée extérieure, puis la pensée intérieure, la parole étant en quelque sorte un tremplin du silence. Ce silence intégral n’est plus celui du tacere mais celui du silere, silence de toute la nature, c’est l'éparpillement du fait-homme dans la nature : l’homme serait au fond comme simplement un bruit dans la nature. »

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1 Lao tzi

La délicatesse1

Ce serait « l’analyse qui ne sert à rien », « qui déjoue ce qui est attendu », « qui joue du détail inutile. »

Comme minutie, il pourrait s’agir de l’art du thé (« le théisme comme taoïsme déguisé »), « art du supplément inutile, au bord du farfelu » par sa somme de détails apparemment inutiles ou mystérieusement utiles.

Comme discrétion, dont l’étymologie renvoie à séparer (discernare) et donc à « une idée implicite du sujet. » Ici, le Dao, en séparant « l’action de l’apparence » (par le wu-wei), a produit une « utopie politique » : « Dans les premiers temps, les sujets savaient à peine qu’ils avaient un prince, tant son action était discrète. » (citation d’un philosophe Dao non renseignée par Barthes).

Toujours dans ce rapport du maître au disciple qui importe tant pour Barthes, il décrit comment, dans la difficulté de la Voie, le maître signifie au disciple la nature de ses progrès (qui sont en fait des régressions) par des marques d’approbation très discrètes, mais de plus en plus flatteuses (regard, sourire, invitation à s’asseoir).

Comme politesse, la délicatesse serait pensée de l’autre. Pour les taoïste, dans la quête de longue vie, c’est le corps qui doit être immortel. « Il faut, au cours de la vie, remplacer peu à peu le corps mortel par le corps immortel, en faisant naître en soi des organes immortels qui se substituent aux organes mortels. » Mais il faut bien constater que tout le monde meurt ! Celui qui réussissait à devenir immortel se donnait l’air de mourir et on l’enterrait normalement (épée ou canne à la place du corps, vrai corps parmi les immortels) « admirable pensée des autres, délicatesse pure : avoir l’air d’être mort pour ne pas choquer, blesser, décontenancer ceux qui meurent. »

En se plaçant du côté du Zen, la délicatesse s’exprime dans le sabi, un « état amoureux détaché du vouloir-saisir », que Suzuki, cité par Barthes, décrit comme « la simplicité, le naturel, le non-conformisme, le raffinement, la liberté, la familiarité étrangement mitigée de désintéressement, la banalité quotidienne exquisément voilée d’intériorité transcendantale ».

Je reviendrais sur le sabi dans le chapitre intitulé « la ruine comme paysage, le paysage comme trace » de la troisième partie de ce travail.

Le sommeil2

Barthes décrit son intérêt pour un certain type de réveil, « le réveil blanc, neutre : il s’agit d’un réveil où pendant quelques secondes, quel que soit le Souci, avec un grand S, sur lequel on s’est endormi, ce réveil constitue une sorte de moment pur, sans souci, un oubli du mal, un oubli du malheur, une sorte de vie à l’état pur, de joie claire de se réveiller, [...] et puis, passé ces quelques

secondes, le souci antérieur fond sur vous comme un grand oiseau noir et la journée commence. »

« Ce temps-suspendu qui n’arrive pas tous les matins, loin de là, ce temps-suspendu pourrait être une définition du Neutre lui-même, comme une sorte de chambre intermédiaire, de sas,

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1 Le Neutre, p.58 à 662 Le Neutre, p.67 à 71

entre deux mondes : non pas le monde du rêve et le monde de la veille, mais une sorte d’écluse entre deux corps. Ce serait un temps qui serait à la limite de la nature, une sorte de tâtonnement entre le corps immortel (ou proche de la mort) et le corps soucieux, qui est le corps de la vie, au sens activiste du terme. »

À plusieurs reprises, Bill Viola nous confronte à des corps littéralement en suspension dans l’eau :

04:30

13:51 24:55 27:50

Mais dans quelle eau ? Les symboliques de l’eau peuvent être concentrées selon trois axes  : l’eau comme origine de la vie, comme forme de purification et centre de régénération. Quel que soit l’axe, on remarquer avec Eliade dans son Traité d'histoire des religions1, que la fonction des eaux « quel que soit l'ensemble religieux où elles sont présentes [...], s'avère toujours la même  : elles

désintègrent, abolissent les formes [...] ne pouvant jamais dépasser leur propre modalité, c'est-à-dire

ne pouvant se manifester dans des formes. » Les eaux symbolisent la totalité des virtualités, la matrice de toutes les possibilités d’existence. Essence primordiale, elles précèdent toute forme et l’immersion en elles, symbolise la régénération, une nouvelle naissance ; elles peuvent guérir ou engloutir à jamais comme « l’eau violente » de Bachelard, les eaux déchaînées du déluge.

Symbole de fertilité, de pureté, de sagesse et de vertu, fluide, elle tend vers la dissolution, mais, en le même temps, elle est homogène et aspire alors à la cohésion. On ne sait jamais dans quelle eau

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1 Mircea Eliade in Traité d'histoire des religions, Payot, 2004, p.125

flotte les corps dans The Passing, ces corps étant à proprement parlé entre-deux-eaux, celle de la vie et celle de la mort.

La dernière image du film, nous dit Sophie-Isabelle Dufour, est celle de Viola où il « apparaît allongé sur le ventre au fond de l’eau, noyé dans l’image de sa ressemblance. La mère morte « devenue image » est insaisissable, comme l’image fluide, comme le temps qui passe »1. J’ajouterai qu’en devenant insaisissable, comme l’eau, elle retrouve sa capacité à symboliser la totalité des virtualités.

Le « sommeil-rêve » n’est pas une figure où il aurait « vaguement » du Neutre, puisqu’il est « pris dans une mythologie de la rentabilité, du travail : le travail du rêve ; non seulement le sommeil sert à quelque chose : non seulement il restaure, rattrape, récupère, mais encore transforme, accouche : il est productif, sauvé de la déchéance du pour rien ; la psychanalyse a instauré l’idée du rêve producteur, matériau de l’analyse : on ne rêve pas pour rien. »

Du premier visage que l’on verra dès la première minute du Passing, on ne verra qu’un œil ouvert, qui se clôt. Ce regard qui cherche le sommeil, qui en sort, qui y retourne, est une image récurrente du film. Jamais nous se savons précisément où se situe les images qu’il voit, images du souvenir, brouillées, recomposées, sincèrement inventées, images du rêve ou images de l’imagination, sa conscience flottant sans cesse entre des états de veille, de sommeil et de réveil, sa conscience toujours à la limite de son inconscient.

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1 Sophie-Isabelle Dufour in L’image vidéo. D’ovide à Bill Viola, Archibooks, 2008, p. 74

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32:44

Même cette noyade qui se clos par un réveil à la respiration suffocante ne nous dit pas si elle est rêve d’angoisse ou souvenir :

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La couleur1

Barthes cite le Portrait de Laozi par lui même : « je suis comme incolore, [...] neutre comme

l’enfançon qui n’a pas encore éprouvé sa première émotion, sans dessein et sans but » Barthes précise qu’il doit certainement s’agir « d’émotions culturelles , codées par le social », l’enfançon d'aujourd'hui « étant bourré d’émotions intenses et ravageuses. » et commente sans dessein et sans but en ajoutant : « sans vouloir-saisir ».

La figure de l’enfançon est récurrente dans The Passing ; sauf dans le cas de celui que l’on découvre quelques minutes après sa naissance et dont on pourrait se risquer à dire « sans vouloir-saisir », l’enfant de quelques années plus âgé semble toujours courir vers quelque chose. Mais pour filmer cette course, Viola a décidé de courir avec son fils, de le suivre, de le poursuivre, et cette captation donne le sentiment d’une course libre, spontanée, sans autre dessein ni but que le jeu :

Notamment à partir des volets fermés du tryptique de Jérôme Bosch Le Jardin des délices, Barthes développe une réflexion sur la grisaille, le camaïeu, la moire et l’indistinction.

La couleur (à l’intérieur, ce que protègent les volets) s’oppose à la grisaille (à l’extérieur, la grisaille pour le quotidien). Mais le Bosch de Bosch n’est pas anodin : « Donc logique que Bosch ait confié au

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1 Le Neutre, p.81 à 84

camaïeu, au Neutre, la « représentation » du début de la création, lorsque celle-ci est encore toute proche, toute mêlée de l’indistinction originelle, c’est-à-dire de la matière-Dieu. » et, se souvenant de Laotzi qui n’a pas encore éprouvé sa première émotion, le Neutre devient « le temps du pas encore, moment où dans l’indifférenciation originelle commencent à se dessiner, ton sur ton, les premières différences : le petit matin ; (cf. le silere : avant le sens). »

Si Bill Viola lui-même qualifie de crépusculaire l’atmosphère de son film (nous ne sommes pas loin du petit matin), sont également présentes, tout au long du film, des images où ce qui se passe est à peine discernable et d’où émerge parfois une forme, un corps ou une intensité lumineuse :

Le camaïeu serait la « couleur de l’incolore » puisqu’il « substitue à la notion d’opposition celle de différence légère, de début, d’effort de différence, autrement dit de nuance : la nuance devient un principe d'organisation totale : cet espace totalement et comme exhaustivement nuancé, c’est la moire. Le Neutre c’est la moire : ce qui change finement d’aspect, peut-être de sens, selon l’inclinaison du regard du sujet. »

Enfin, l’indistinction : « L’incolore ne veut pas dire transparent, mais précisément de couleur non marquée, « neutre », de couleur « indistincte » ; aussi voit-on ce paradoxe : le noir et le blanc sont du même côté (couleurs marquées) et ce qui leur vient en opposition c’est le gris (le feutré, l’éteint) [...] On voit donc en définitive la plus grande opposition, celle qui à la fois

fascine et est la plus difficile à penser dans la mesure où elle se détruit en se posant, c’est celle de la distinction et de l’indistinction, et c’est là l’enjeu du Neutre, ce pourquoi le Neutre est difficile, provocant, scandaleux : parce qu’il implique une pensée de l’indistinct, la tentation du dernier (ou du premier) paradigme : celui du distinct et de l’indistinct. » Et Barthes cite Maître Eckhart, mystique de la théologie négative : « La distinction entre l’indistinct et le distinct est plus grande que tout ce qui peut séparer deux êtres distincts entre eux. »

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The Passing est un film en noir et blanc, et ce choix de Bill Viola n’est certainement pas anodin. Les réalisateurs contemporains1 qui choisissent le noir et blanc contre la couleur avancent plusieurs raisons à ce choix, je retiendrais ici, sans hiérarchie, ceux qui me semblent les plus à propos.

Le noir et blanc renvoie aux origines de l’image photographique et cinématographique, à son histoire ; dans ce contexte il sera utilisé en hommage ou en mémoire, jouant plus ou moins de la citation.

Son utilisation peut également renvoyer aux propres souvenirs du réalisateur. À propos de Control par exemple, Anton Corbijn justifie son choix de la manière suivante : « J’ai de cette période une mémoire en noir et blanc. Mais je crois que c’est une perception assez commune de cette époque. Les films d’archives sur les concerts, les photos les plus marquantes sont le plus souvent en noir et blanc. » Hommage personnel ou mémoire d’une époque, le souvenir, rempli de joie ou non, est par nature nostalgique, trace diaphane ou lumineuse du temps qui a passé.

En ne cherchant plus à vouloir imiter la réalité, le noir et blanc semble aussi à voir avec une volonté de s’en détacher, écart pouvant aller jusqu’à une abstraction formelle. Le spectateur est d’emblée plongé dans un univers déconnecté où il « n’éprouve aucun choc devant un monde où le ciel à la même couleur que le visage humain.  En d’autres termes, [...] non seulement un monde aux couleurs

variées s’est transformé en un monde noir et blanc, mais, dans ce processus, toutes les valeurs des couleurs ont modifié leurs rapports ; des harmonies nouvelles se révèlent qui n’existent pas dans le monde. »2 Cette distance, cet écart est souvent recherché pour révéler ce qui, aux yeux de celui qui filme, est essentiel : l’émotion, un paysage onirique, un univers mental, (le sien, celui d’un personnage...).

On voit dans ces deux images de Down by law, que la couleur aurait certainement renforcée le sentiment de solitude contemplative de ces trois personnages réunis malgré eux, mais les aurait plongés dans un univers « exotique » hors de propos.

Dans The Passing, le noir et le blanc sont « marqués », intenses, nous sommes sans cesse pris entre la luminosité des blancs et l’obscurité des noirs, blancs et noirs qui se confrontent autant qu’ils se rencontrent se mêlant en camaïeu de gris. Si les formes chez Viola surgissent du noir et non du gris, « le distinct et l’indistinct » de Barthes sont ici réunis par nuances ou par contrastes, présents l’un par l’autre, indissociables.

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1 Je m’appuierai ici principalement sur des interviews de réalisateurs de la même génération que celle de Bill Viola (né en 1951) : Jim Jarmush (né en 1953, à propos de Down by law et Dead Man), les frères Coen (nés en 1954 et 1957, à propos de The Barber) et Anton Corbijn (né en 1955, à propos de Control)

2 Rudolf Arnheim in Le cinéma est un art, L’Arche, 1989, p. 25

Bill Viola filme souvent au crépuscule, moment où l’éclat du jour laisse lentement place à une pénombre de plus en plus dense. La dynamique de la lumière s’y réduit et le contraste s’adoucit. La nature même de la lumière change, passant de directe à réfléchie, provoquant un refroidissement visuel et influant sur notre manière de percevoir notre environnement. Le crépuscule est aussi un moment de transition physiologique où la nature des cellules photo-réceptrices de l’oeil est modifiée : les couleurs et les détails disparaissent.

Barthes conclue cette figure ainsi : « La pensée du Neutre est [...] une pensée limite, au bord du

langage, au bord de la couleur, puisqu’il s’agit de penser le non-langage, la non-couleur (mais non l’absence de couleur, la transparence) ».

Il reviendra sur la couleur dans un supplément où il constatera comment dans la nature c’est le mâle que se pare de couleur pour plaire, la femelle « plus neutre » choisit. Ce qui expliquerait l’assimilation de la femme au Neutre : féminité comme matrice, mère, état originel indifférencié d’où le fini va sortir (femme et eau). On retrouve là un principe yin et les eaux de Viola.

L'adjectif1

L’adjectif est une figure complexe puisque par nature l’adjectif qualifie. (« La qualité (en gros : article + qualité) comme force de distinction »).

L’adjectif est « une marchandise », « laudateur » et « dépréciateur » auquel il faudrait « donner congé ».

Du point de vue de l’Orient, « on ne peut rien dire du Dao, parce que, si l’on en disait quelque chose, il deviendrait sujet à l’affirmation ou à la négation. »

La réponse2

La réponse est « une partie du discours contrainte par la forme « réponse » », un moyen de déjouer le pouvoir qu’implique la question, serait « la réponse à côté », pouvant passer par la réponse incongrue ou la « déviation ». Plus radicales, loin de ces deux « dérives douces non provocantes », le koan Zen, « technique d’ébranlement de la connaissance en vue du satori » où à chaque question-proposition du maître, le disciple propose une réponse réplique de l’incongruité maximale dans une « désinvolture emportée, radicale (aucune information, aucune clarté, aucune pertinence, hors du vrai et du faux) ».

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1 Le Neutre, p.84 à 942 Le Neutre, p.145 à 160

Barthes cite les règles Zen de l’anti-pertinence données par Suzuki :

1. Ne calculez pas selon votre imagination.

2. Ne laissez pas distraire votre attention lorsque le maître lève ses sourcils ou cligne de l'œil.

3. N'essayez pas de tirer un sens de la façon dont le koan est formulé.

4. N'essayez pas de faire une démonstration sur les mots.

5. Ne pensez pas que le sens du koan doit être saisi là où il est proposé comme objet de pensée.

6. Ne prenez pas le Zen pour un état de simple passivité.

7. Ne jugez pas le koan selon la loi dualiste de you (« il est » ou « il n'est pas »).

8. Ne prenez pas le koan comme désignant le vide absolu.

9. Ne ratiocinez pas sur le koan.

10. Ne laissez pas votre esprit dans l'attitude d'attendre que le satori apparaisse.

Les rites1

Sans lien avec le Dao, mais relié au deuil, cet extrait mot à mot de Barthes :

« Il faut toujours dans la vie un peu de symbolique, au sens très banal et traditionnel (pas psychanalytique ni lacanien). Pour qu’il y ait liberté, précisément ce qui est recherché, il faut qu’il y ait un peu, un tout petit peu, j’insiste bien, pas beaucoup, de limites. C’est ce peu de règles sur quoi repose la cérémonie qu’est le rite. Une cérémonie au fond c’est une disposition de régulation. [...] Si on purifiait l’ordre affectif, la relation affective de toute cérémonie, on

aboutirait à une sorte d’affect en roue libre, ou bien au désert, ou bien à la tempête, au déferlement. Un petit peu de cérémonie ça protège, ça protège comme une maison, [...] ça

permet en quelque sorte d’habiter le sentiment.

Comme par exemple le deuil, le moment « catastrophique » du deuil, qui est le premier moment, dramatique, est dans un sens plus facile à porter parce que la catastrophe est prise en charge, même très mal, par une cérémonie collective, les autres sont là, il y a un virtuel rituel, et ce rituel même diffus qui agit comme un vernis, protège, isole la peau des brûlures atroces du deuil ; ensuite, après c’est le désert, atroce parce qu’aucun rite ne le prend en charge. »

Le désert apparaît souvent dans The Passing, mais comme lieu où les conditions sont d’emblée extrêmes, où la vie survit malgré tout, et non comme conséquence de l’expérience. Anne-Marie Duguet nous dit que « L’expérience, l’artiste en est convaincu, est une voie privilégiée vers la connaissance. Dans ses conditions extrêmes, elle est capable de révéler des capacités inattendues, de stimuler des acuités inouïes. Il a appris cela dans le désert, dans des situations délibérées d’isolement ou de privation. »2 On peut s’interroger à propos du deuil comme désert, étendue que l’on traverse seul, dans un état d’isolement et de privation, privé définitivement de l’autre.

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1 Le Neutre, p.161 à 1652 Anne-Marie Duguet in Bill Viola, un corps passe, Artpress, no. 289.

Le conflit1

Le Dao n’est pas explicitement cité, mais en creux : « [...] les philosophies occidentales, les

doctrines, les métaphysiques, les matérialismes, les sensibilités, les langages courants, tout énonce le conflit, le conflictuel, comme la nature même. »

« Esquiver le conflictuel, prendre la tangente, c’est un peu tout le cours. »

Le panorama2

Le panorama est envisagé par Barthes comme « porte sur un monde sans intérieur » où « le monde n’est que surface, volumes, plans, et non profondeur : rien qu’une étendue» ; « la position panoramique [...] est du côté du Neutre [parce qu’elle] comporte un pouvoir de paix. »

Par une dérive qui le fait passer du paysage au panorama historique, celui-ci se retrouve associé à la mémoire, à celle de l’intégralité de notre vie qui, dans un éclair intense, surgit à notre conscience dans les secondes précédant notre mort. Barthes, citant Quincey, compare ces derniers instants aux excitations intenses que pourrait provoquer l’opium « et tout l’immense et compliqué palimpseste de la mémoire [qui alors] se déroule d’un seul coup. » « L’image du

palimpseste est une image de la complexité, mais pas à proprement parler de la profondeur : le multiple y reste une question de surfaces ; l’ image du palimpseste est supérieure à celle des chambres secrètes » et Barthes regrette qu’elle ne soit pas celle qui ait été retenue comme « image-princeps » pour parler de l’inconscient. Il cite alors cette « notation très belle (déchirante) de Baudelaire » : « Mais les profondes tragédies de l’enfance — bras d’enfants arrachés à tout jamais au cou de leurs mères, lèvres d’enfants séparées à jamais des lèvres de leurs sœurs — viennent toujours cachées, sous les autres légendes du palimpseste. » Et il ajoute, « caché, profond ne doit pas faire illusion : le palimpseste se lit d’une seule surface, comme un panorama dont les plans sont étagés, sans substituts, sans masques et on pourrait sans symptômes. »

Comme nous le verrons dans la troisième partie de cette recherche, se retrouve là, me semble-t-il, la figure complexe du paysage panoramique dans le travail de Bill Viola.

Kairos3

C’est le « moment convenable, opportun, l’occasion »

Pour le Zen il pourrait s’agir du satori, son « temps énergétique », « le moment en soi en tant qu’il produit quelque chose, un changement ».

Le satori ne « relève pas du langage, donc de la définition, à peine de la description ; donc, à la lettre, intraduisible, car nous rencontrerions le langage chrétien : conversion, illumination, alors que le satori n’est pas descente en soi d’une vérité, d’un dieu, mais plutôt brusque

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1 Le Neutre, p.165 à 1692 Le Neutre, p207 à 2103 Le Neutre, p. 214 à 222

débouché sur le vide », « une sorte de catastrophe mentale qui se produit d’un seul coup. » « Illumination n’est pas le bon terme, car le satori n’éclaire rien, il dissipe le doute, mais pas au profit d’une certitude. »

Vous trouverez en fin de cette annexe plus amples précisions sur le satori dans la section consacrée au bouddhisme chan.

Wou-Wei1

« À l’origine lointaine de ce cours, ou du moins l’une de ses origines, car les origines sont indémêlables [j’ai été] frappé par le vouloir-vivre de certains personnages de roman : [...] leur vouloir-vivre, vouloir désirer, vouloir-saisir implacable, jusqu’à la folie, jusqu’à la mort» « Je pensais,

pensant aux autres, à ceux qui m’entourent, au fond, toute psychologie, description, connaissance, évaluation de l’autre revient à : qu’en est-il de son vouloir-vivre ? De quel style, de quelle qualité ? Comment est-ce que je supporte le vouloir-vivre de l’autre ? [...] Et ceci est différentiel, car il est évident que chacun à un vouloir-vivre et que donc, puisque nous avons des amis, nous supportons certains vouloir-vivre, et qu’inversement on supporte le nôtre. »

« De là, on rencontre la notion fondamentale du Dao : le non-agir, le wou-wei »2

« Le wou-wei, évidement, n’est pas le contraire du vouloir-vivre, ce n’est pas un vouloir mourir : c’est ce qui déjoue, esquive, désoriente le vouloir du vivre. C’est donc, structuralement, un Neutre, ce qui déjoue le paradigme. »

« Les figures du wou-wei sont rares en Occident, terre du prosélytisme, rares et surtout partielles (y aurait-il un sage Dao, par définition on ne le connaîtrait pas). » Barthes dit en rencontré, au hasard de ses lectures « quelques individus [ayant] seulement des moments, des

tendances, des aspects » de wou-wei dans leur comportement : Léonard de Vinci vu par Freud, le prince André de Guerre et Paix et John Cage.

Barthes insiste sur le « merveilleux statut fondateur du sacré » du Dao : « n’être bon à rien » et dont l’idéal « serait d’être sacré sans que cela se voie » ; être inutile (tordu pour un chêne) ou inapte (pour un homme) est le meilleur moyen de durer !

L’abstinence du wou-wei est diététique (dans une quête de longue vie), c’est aussi celle du monde (la retraite).

« Le wou-wei à sa posture, à la fois symbolique et effective (efficiente) : le s’asseoir. On sait que c’est l'étymologie même du Zen : zazen, s’asseoir, posture commune du Zen et du Dao. »

Dans le Zen, le s’asseoir est liée à l’idée de non-profit, non-désir de prendre. Mot que l’ai toujours eu envie de mettre en épigraphe, un poème de Zenrin : Assis paisiblement, sans rien faire, le printemps vient et l’herbe croit d’elle-même. »3

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1 Le Neutre, p.222 à 2332 Une section importante lui est consacrée en fin de cette annexe3 Ce poème est cité dans les Fragments d’un discours amoureux et le sera dans Vita Nova (voir supra, à la fin de cette recherche)

3.

La chute de la nature morte :

représentation du monde dans e Passing

Pour aborder cette chute, un développement succinct à propos de la nature du rapport que Bill Viola entretient avec le paysage est nécessaire. Si la figure du rite m’a permis d’introduire une des places du désert dans The Passing, écoutons comment Bill Viola parlait du paysage en 1991 : « Le paysage est lui-même une empreinte, l’incarnation vivante d’un temps mythique encore accessible aux êtres d’aujourd’hui. […] De même qu’au cours du temps géologique, le vent et la

pluie impriment leur forme au paysage, les effets à long terme de la perception y impriment leur esprit. Le paysage physique se superpose au paysage mental. […] Lorsqu’il y a présence continue de

l’homme sur de longues périodes de temps, les traits géographiques deviennent les points historiques d’un paysage mental. »1

Bill Viola fait notamment ici référence aux Aborigènes d’Australie qui envisagent le paysage comme un être vivant dont les caractéristiques naturelles sont les traces du passage d’êtres totémiques d’un temps mythique (le Temps du Rêve). Ces héros fondateurs émergeaient, modelant la surface de la Terre ; ces transformations toujours visibles témoignent de leur présence éternelle

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1 Bill Viola, « Perception, technologie, imagination et paysage », 1991 in La Vidéo, entre art et communication, Nathalie Magnan, ENSBA, 1997.

sous forme d’esprits veillant sur les hommes. Les lieux sont ainsi les bornes d’un patrimoine culturel et spirituel, des mémoires qui se matérialisent sous de multiples formes. La terre serait comme un livre composé de signes vivants, versets d’un chant qui lie les différentes tribus aux temps anciens de la création. Les quarante mille ans de présence de ces tribus et leur vision de la terre devenue une histoire ont guidé son travail initial sur les déserts.

Plus largement, le paysage garde en lui, symboliquement et physiquement, les traces du passage des hommes. De là, il va s’agir de filmer un paysage pour en rechercher l’essence, indépendamment de sa signification ; concomitamment, filmer directement ce paysage c’est travailler avec tout ce qu’il évoque à la pensée dans un langage d’avant les mots. La récupération de ce langage des signes qui tente de s’adresser à une mémoire archaïque explique comment « les images de Viola ont la force des mythes »1, sans pour autant prendre la forme d’un récit.

Shanshui

La nature de certains paysages et la manière dont Bill Viola les filme pour en capter le sensible, peut être rapprochée des grands principes qui régissent la peinture chinoise classique, et notamment de la peinture de shanshui « montagne-eau » (paysage littéraire et pictural), où s’entremêlent les mouvements de l'univers, dans l’harmonie yin-yang, où l’eau (tout ce qui se transforme en se reproduisant) entoure, enlace, s’écoule ou mène à la montagne (tout ce qui résiste en se transformant) :

Li Gonglin (1049-1106) Retraite de montagne

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1 Anne-Marie Duguet in Déjouer l’image, Jacqueline Chambon, 2002, p.45

Gong Xia (1619-1689) Milliers de pics et de ravins en myriade (62x102 cm, détail)

Pour en esquisser les principaux traits, je m’appuierai sur le très beau travail de Yolaine Escande, La culture du Shanshui : « Apparue dès le 4è siècle [de notre ère], la peinture de shanshui occupe une

place primordiale dans la tradition picturale chinoise depuis le 10è siècle. Aujourd'hui encore, elle demeure un enjeu essentiel de l'art chinois, qui peut probablement s'expliquer par trois facteurs : ses liens techniques et philosophiques avec l'écriture chinoise, puisque, comme l'art de l'écriture, elle fut pratiquée par les lettrés en leur servant d'exutoire à leurs obligations ; son rôle spirituel, voire religieux, rattachant sa pratique à la quête de la sagesse ; enfin, son rôle social, en raison de la valorisation sociale corrélée à sa pratique. »1

« Alors qu’il faut attendre en Europe la fin du 17è et le début du 18è siècle pour que la montagne soit généralement appréciée et admirée, celle-ci est en Chine considérée, dès les temps les plus

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1 Yolaine Escande in Montagnes et eaux. La culture du Shanshui, Paris, Hermann, 2005, p.97

reculés, comme lieu de la vie tant physique que mystique. Les grands hommes de la Chine [...] y ont

par conséquent tous voyagé : la montagne vide constitue une image pour l’esprit du sage [...]. Faire

l’ascension d’une montagne reste également considéré comme une expérience de dimension cosmique : au sens taoïste ou bouddhiste, la vue d’en haut obtenue à son sommet diminue les attachements et donne une sensation d’espace et de temps illimités, d’immortalité, l’un des idéaux des Chinois. Les montagnes sont donc les lieux où l’on retrouve les esprits des sages d'autrefois et où l’on s’en imprègne. Le paysage pictural et littéraire (shanshui) est une métaphore de la pureté de l’élévation, correspondant avant tout à une élévation de l’esprit à cause de l’importance primordiale de la montagne, associée à la vie des forces cosmiques. En faisant l’ascension d’une montagne, l’homme chinois découvrira sa place au sein des phénomènes naturels. »1

« Le monde visible est, pour les Chinois, support de lectures et d’interprétations. 2 » «Le Dao, principe de l’univers en acte, réalité suprême, inconcevable et indicible dépasse les propriétés sensibles et non sensibles des hommes, mais il peut être appréhendé à travers ses manifestations. »3 «Le peintre de shanshui doit capter les lignes de force de la nature, c’est-à-dire ses artères et ses veines, et les restituer à travers son propre tracé, reconstruisant dès l’origine un corps cosmique. »4

Ces peintures à l’encre noire où aucun retour en arrière n’est possible, ne sont donc en aucun cas des représentations d’après modèles, mais une appropriation de la nature par le peintre, loin de l’imitation plus ou moins illusionniste des apparences (notre mimésis), « la controverse n’a pas porté en Chine sur une opposition entre l’illusion et l’imitation, comme ce fut le cas en Europe, mais entre la conformité à la forme [respect de l’apparence de la chose ou du modèle] et la conformité à

l’esprit [celui de l’artiste], qui ne sont exclusives l’une de l’autre. »5 Une peinture de shanshui est

construite pour être «  lue » (de bas en haut ou de droite à gauche selon le support utilisé), elle conduit le regard en jouant sur la durée du cheminement à l'intérieur de la peinture, posant sans cesse la question : « le paysage est-il extérieur ou intérieur à l’artiste ? »6.

De là, il va autant s’agir de capter les lignes de force du paysage, que sa nature changeante, puisque dans la vision chinoise du monde, rien ne dure qui ne change et ne devienne, tout est mouvement.

« Peindre en Chine, pour François Jullien, ce sera donc faire apparaître, à travers ce qui s’étale et se réifie, le procès intérieur qui le fait advenir et muter, dégageant sa dimension « d’esprit » : en rendant sensibles, non plus des qualités, mais des capacités ; non plus l’inventivité d’une composition (symétries, proportions, et derrière elles la géométrie), mais les interactions où un trait engendre l’autre par attirance et répulsion. Non plus en mettant en valeur des contrastes et des complémentarités, mais en faisant jouer des polarités. »7

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1 Yolaine Escande in Montagnes et eaux. La culture du Shanshui, Paris, Hermann, 2005, p.672 ibid, p.973 ibid, p.264 ibid, p.975 ibid, p.1396 ibid7 François Jullien in Cette étrange idée du beau, Grasset et Fasquelle, 2010, p.76 et 77

La ruine comme paysage, le paysage comme trace

Cette empreinte que Bill Viola cherche, c’est aussi celle que l’homme laisse par son passage sur le paysage, métaphore de l’existence, preuve de son passage. En filmant des villes fantômes, de nuit là encore, il s’approprie non seulement une tradition baroque et romantique du paysage, mais aussi avec l’état d’esprit du wabi-sabi japonais.

Le baroque a aménagé une nouvelle catégorie du beau, le bizarre. Dans la sculpture par exemple, on découvre la grâce du squelette, et, en peinture, on commence à introduire la ruine dans les paysages, soit comme simple ruine (le bizarre), soit déjà comme illustration de la fin de toute chose. Le terrible tremblement de terre qui détruisit la quasi-totalité de Lisbonne en 1756 participe à la constitution de l’esthétique du sublime (ce qui transcende le beau), les décombres devenant la conséquence de l’expression de la toute-puissance de Dieu. La sensibilité romantique adoptera la ruine comme dépositaire de son aspiration vers l'infini et le passé, vers la beauté menacée par la mort.

Dans ce rapport entre le temps et l’architecture, d’autres figures que la ruine traversent l’esthétique japonaise, qui chacune révèle une manière éphémère et transitoire d’habiter le monde : le jardin à l’abandon, la trace, la demeure provisoire. On remarquera qu’en Occident la menace du temps s’exprime une fois l’édifice construit, alors qu’au Japon la construction est d’emblée fragile. On retrouve là cette vision d’un monde qui cherche à anticiper les mouvements du monde.

La disposition spirituelle du wabi-sabi traduit bien ce rapport au monde. Issue, autour du 12è siècle, de principes bouddhistes zen et du taoïsme, elle relie deux principes, le wabi qui fait référence à la plénitude et la modestie que l'on peut éprouver face aux phénomènes naturels, et le sabi la sensation face aux choses dans lesquelles on peut déceler le travail du temps ou des hommes.

Wabi et sabi sont polysémiques, wabi pouvant être traduit par : solitude, simplicité, nostalgie, nature, tristesse, dissymétrie... et sabi par l'altération par le temps, la décrépitude des choses vieillissantes, la patine des objets., le goût pour les choses vieillies, pour la salissure...

Les ruines choisies par Bill Viola et leur ordre d'apparition ne sont pas anodins. À la 15è minute du film, il nous présente une nature dont, inexorablement, le sable et l’eau engloutissent les fragiles vestiges de notre civilisation :

Plus tard, entrecoupées de villes contemporaines traversées ou filmées de nuit en plan fixe, il nous montre des ruines de bâtiments bien particuliers : ceux de la ville de Rhyolite et de la mission Tumacácori. La mission de Tumacácori, dont porte le nom des Indiens qui habitaient là où elle s’installa, témoigne d’un pan important de l’histoire nord-américaine, de la conquête de l’Ouest et

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de sa rencontre avec le Mexique. Elle fut fondée à la fin du 17è siècle par des pères jésuites et abandonnée , faute de paroissiens, autour de 1820 à la mort solitaire du père Gutierrez.

Rhyolite1 est une ville fantôme située en plein désert, au Nevada entre la ville de Beatty et l'entrée est de la Vallée de la Mort. Contrairement à la plupart des villes issues de la ruée vers l'or faites de tentes et de quelques constructions en bois, ses bâtiments ont été construits avec des matériaux durables. Fondée en 1904, elle passe de 500 habitants en 1905 à 8000 en 1908 pour chuter à 14 en 1920, subitement désertée pour des raisons économiques. En trois ans, elle était pourtant devenue une métropole pressentie pour devenir le Chicago de l'ouest, reliée par 3 lignes de chemin de fer, comptant bien sûr des hôtels, des restaurants, 50 saloons et des magasins en tout genre, mais aussi des banques, des bureaux d'avocats, trois agences de presse, trois compagnies de distribution d'eau, une école ayant jusqu'à 250 élèves, et, plus surprenant, un opéra, des salles de spectacles, l'électricité, l'éclairage public et une piscine dont l'eau était changée quotidiennement.

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1 source Wikipédia

Rhyolite, construite par l’optimisme des hommes, désertée par l’épreuve de la réalité et Tumacácori travaillent sur des temporalités différentes, mais toutes deux issues de l’activité humaine dans sa volonté de conquête du monde.

Plus largement encore, le travail de Sophie Lacroix1 insiste sur l’expérience de la perte que constitue la ruine « car le fragment nous fait éprouver le tout absent, ce qui manque ». « Le fragment de ruine affiche [cependant] tout à la fois une unité perdue et une vie qui ne s’éteint pas »,

c’est ce qui fait son charme, sa « douce mélancolie »2. Pourtant « ce qui est pressenti et redouté dans la perte de forme concomitante de la fragmentation, c’est l’effondrement possible du fond, crainte plus archaïque encore. Or l’absence de fond ouvre l’abîme de la chute », la fin de toutes choses, le néant.

« L’inquiétude qui accompagne la découverte de l’absence de fond est celle d’une impossibilité spécifique, celle de l’unification. » L'unification dont il s’agit ici renvoie à « l’oxymore baroque »3 qui tente de réconcilier deux vérités contradictoires : l’exploration rationnelle d’une réalité suprême spirituelle.

« La ruine nous met en demeure de la suivre pour une odyssée qui est accès dans les profondeurs abyssales. Cette descente en des couches inférieures oubliées nous parle aussi de nous-mêmes : fouilles et archéologie peuvent être mises sous le signe de l’inconscient, comme le comprendra et l’exprimera Sigmund Freud lorsqu’il découvrira avec émerveillement la ville de Rome. [...] La

stratification des couches archéologiques évoque l’inconscient et sensibilise à la part obscure de soi-même. La ruine sensibilise au fait qu’il y a dans l’homme de l’immaîtrisable.», l’obscur, le noir, couleur de l'intérieur de notre tête.

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1 extraits du texte sa conférence L’esthétique des ruines pour la Maison européenne de l’architecture - Rhin supérieur le 29 octobre 2010. Sophie Lacroix est notamment l’auteure de Ce que nous disent les ruines. La fonction critique des ruines, L’Harmattan, 2007

2 Diderot à du charme de la ruine dans le Salon de 1767 qu’il consacre aux tableaux de ruine.3 Eugène Green cité par Sophie-Isabelle Dufour dans son séminaire Images mouvantes et mélancolie

Chute de la nature morte

À la 48ème minute du film, nous assistons, littéralement à la chute d’une nature morte : une table ovale sur laquelle sont posés une lampe allumée munie d’un abat-jour, une coupe de raisin frais, un vase fleuri de fleurs coupées, un mug, sa cuiller, ce qui semble être un sucrier et quelques feuillets de papier blanc manuscrits ; face à ces feuillets, devant la table et suffisamment reculée pour que l’on puisse s’y asseoir, une chaise inoccupée donne le sentiment que quelqu’un vient de quitter sa place. C’est cette composition qui va chuter au ralenti dans un plan-séquence. Contrairement à la syntaxe du film qui sous-entend une lecture de son ensemble, ce moment particulier est « amené ». Cette progression lisible renforce, me semble-t-il, la question du sens de l’effondrement de cette nature morte, qu’entraine-t-elle avec elle dans sa chute ? Qu’est-ce qui est congédié ?

Parfiler1 au mieux les mailles du tissu (non pas anecdotique cette fois) qui enserrent cette chute, suppose de rappeler que nature morte dans la langue maternelle de Bill Viola se dit still-life, qui renvoie à une notion d'absence de mouvement ne sous-entendant pas nécessairement l'idée de mort. On situe l’origine de still-life aux Pays-Bas à la fin 17ème siècle où les peintres hollandais, dans un langage technique d’atelier, parlent de still-leven (soit littéralement nature immobile ou nature posant comme un modèle et non morte). L'allemand Stilleben et l'anglais still-life ajoutent à l'idée de pose celle de silence (que l’on retrouvera brièvement en France dans vie coye ou sous la forme ambigüe de nature inanimée employée par Diderot).

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1 Roland Barthes in Le Neutre, p.36 : « parfiler, mot ancien qui peut servir de métaphore à « dé-tresser » un mot » et il cite Voltaire dans Mélanges : « [...] Qu’est-ce que parfiler Monsieur ? [...] C’est effiler une étoffe, la détisser fil à fil et en séparer l’or »

Qu’elle soit nature morte ou nature immobile et silencieuse, son origine en tant que genre pictural se situe en Grèce autour du 4è siècle av. J.-C. ; dès cette origine, et de manière certaine plus tard à Rome, elle est à la fois décor tourné vers la nature et la vie quotidienne (privilégiant la description de victuailles, de fleurs et d’objets communs) et incitations épicuriennes, carpe diem. Mais, dès lors que l’on cesse de vivre ces rappels de la précarité de la vie1 comme des invitations à jouir de la beauté et des plaisirs du monde, ils deviennent des vanités : ils rappellent alors non plus de jouir, mais de méditer sur la nature passagère et vaine de la vie, les plaisirs d’ici-bas devenant inutiles face à la mort2.

Dans un raccourci extrême, on rappellera qu’en Occident la nature morte n’a pas cessé d’être actualisée depuis sa renaissance au moyen-âge, jusqu’à la période moderne avec Cézanne, Braque, Picasso et Gris et encore très récemment Hirst avec son crâne humain en platine incrusté de 8601 diamants. On notera que pour certains historiens de l’art le ready-made en reste une forme possible3.

À ce stade, on remarquera que parmi les cinq genres majeurs de la peinture chinoise (dont on trouve les premières traces au 5è siècle av. J.-C. sous forme de scènes historiées sur des vases de bronze) que sont : le shanshui, le portrait, les images religieuses, la peinture narrative (l’équivalent de la peinture historique occidentale) et la peinture animalière, seul ce dernier genre pourrait être rapproché de nos natures mortes. Ce genre, qui a principalement pour objet les oiseaux, les plantes et les fleurs, travaillerait plus du côté de représentations botaniques ou ornithologiques qui chercheraient non pas à être fidèles au modèle, mais à en capter la vie.

Où se situe la composition de Bill Viola dans cette longue histoire et que déduire de sa chute ?

Parfilons et remontons le fil. Le point de départ de cette progression vers l’apparition puis la chute d’une nature morte est une ruine que l’on va en quelque sorte pénétrer en franchissant l’ombre de l’encadrement d’une de ses portes intérieures :

Le zoom de la caméra s’enfonce dans le noir pour ressortir face à ce rideau, point de départ du plan-séquence circulaire de ce qui semble être l’intérieur de la maison de ses parents. Le tic-tac d’une pendule et quelques aboiements accompagnent ce long plan où l’on ressent une absence

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1 comme le combat de la langouste et du poulpe, au centre de la mosaïque marine de la villa du Faune à Pompéi .2 là, sans ambiguité à Pompéi, une mosaïque au crâne illustrant la sentence Mors omnia aequat.3 voir Objects of Desire : The Modern Still Life, catalogue d'exposition, The Museum of Modern Art, New York, 1997

physique, celle de son père au chevet de sa mère mourante (il s’agira du plan suivant, dont la transition se fait par glissement à travers du noir dans la continuité du mouvement circulaire) :

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Arrêtons-nous quelques instants sur cette séquence. La pièce filmée est dans la pénombre, seule la lumière extérieure d’un réverbère vient l’éclairer à travers une fenêtre ou un rideau tiré. Une lumière pourtant subsiste, celle qui éclaire la place et la partition de celui, absent, qui s’assied pour jouer d’un petit piano. Bill Viola a-t-il activé cette lampe de travail en entrant dans la pièce ou bien l’a-t-il trouvé allumée ? Cette question renvoie à celle de la mise en scène, élément essentiel de la nature morte.

Ne sont visibles dans ce plan-séquence que des objets du quotidien familier dans leur contexte quotidien (mobilier, luminaires, peintures encadrées, photos de famille, bibelots...), objets et contexte que l’on pourrait tout à fait retrouver dans une nature morte. Mais, et il me semble que la différence compte, il ne s’agit pas ici d’une composition de Bill Viola, mais des choses

telles qu’elles étaient (already made) quand il est entré dans cette pièce. De ce point de vue qui cherche, en les filmant, à garder aussi précieusement que simplement la trace et la place de chaque objet, c’est la présence invisible de l’absence que l’on ressent. Étrangement, nous nous sentons autant du côté de la trace documentaire, que du côté d’une sorte de décor, de nature immobile et silencieuse composée au fil de sa vie par celle dont le silence désormais rend justement cette nature silencieuse. Ce regard documentaire sous-entend la co-présence du point de vue et

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la chose vue, l’invisible dans l’image devenant ce point de vue. Ici, cet invisible en révèle un autre.

Dans cette manière de filmer les choses tel qu’elles sont, Bill Viola nous fait passer, par un glissement au noir, de là où étaient ses parents à là où ils sont au moment où il filme, à là où sa mère restera. Le mouvement circulaire se poursuit, nous voyons son père au chevet de sa mère mourante (still-life, still alive), le mouvement se poursuit encore vers du noir dont surgit le visage endormi de Bill Viola. Son visage de tourne vers la droite, on devine un œil qui s’entr’ouvre et la nature morte apparaît laissant à nouveau place à son visage cherchant le sommeil :

Deux plans fixes détaillent la coupe de raisins, le vase en arrière-plan, le sucrier et les feuillets, l’œil clos à nouveau, puis un plan large et bougé révèle une lumière en surplomb :

Là, nous suivons son fils de dos dans sa course qui le mène dans sa chambre où il s'arrête devant un meuble bas sur lequel sont disposés des jouets, dont une collection de petites voitures. Il s’en approche, semble prononcer quelques mots (on devine le mouvement de ses mâchoires à travers ses joues) en désignant du doigt certaines d’entre elles ; il hésite et finit par en choisir une qu’il présente à la caméra :

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et nous voilà face à la composition terminée, la lampe de bureau jusque là éteinte et désormais allumée la parachevant (on peut se demander de quelle lumière brille-t-elle) :

Ce plan durera environ 10’’ avant que n’apparaissent des grains blancs qui tombent dont on comprendra qu’il s’agit de bulle d’air, nous révélant par la même que cette nature morte est installée sous l’eau. Nous reconnaissons alors le moment où le silence de 20’’ va intervenir, juste après le passage d’un corps comme aspiré vers le haut et l’image de sa mère sur son lit de mort :

Cette image sera lentement engloutie par un fondu au noir d’où apparaitra dans un bruit de souffle lointain, un éclat éblouissant qui s’approche, dont on saura très vite qu’il s’agit des phares d’une voiture roulant vers nous au crépuscule, suivi de points lumineux qui se déplacent et se croisent à l’horizon que l’on suivra jusqu’au reflet d’une montagne sur la surface de l’eau d’un lac (sorte de mise en abîme du shanshui), deux étoiles dans le ciel :

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C’est là, ensuite, que la nature morte s’effondrera et laissera sa place à l’œil clos de sa mère :

Alors, où se situe la composition de Bill Viola dans cette longue histoire et que déduire de sa chute ?

On a vu que son point d’entrée est un passage au travers un paysage de ruine d’une ville fantôme faisant indistinctement référence au sabi ou à une esthétique romantique, une entrée dans les profondeurs noires de l'inconscient ou du souvenir qui pourrait s’échapper, une entrée qui ouvre sur un mouvement, celui de la captation d’une sorte de nature morte/ready-made fait par sa mère ; dans ce même mouvement, nous assistons à une scène d’amour figée entre elle et son père. Comme recomposée dans « le noir de l’intérieur de sa tête » surgit alors la nature morte, qui d’emblée se présente inachevée : il semble lui manquer quelque chose qui a à voir avec la lumière que serait son fils qui désigne. La voilà terminée, mais immergée. De quelle eau s’agit-il ? Nul ne le sait ; un corps, qui n’a encore jamais été là, s’échappe, sa mère s’éteint, la lumière vibre et brille, se déplaçant par le vecteur désigné par son fils, nous la suivons pour atteindre une représentation simple et souveraine de ziran, la nature, ce qui est ainsi parce qu’il se réalise de soi-même, mais une représentation spéculaire, où la montagne se reflétant sur elle-même à deux sommets dont on ne sait s’ils pointent qi, des

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forces cosmiques qui s’engendrent et se repoussent ou le paradis et l’enfer ; on pourrait aussi n’y voir qu’un reflet. Et là, la nature morte chute. De quoi chute-t-elle d’ailleurs ? Nul ne le sait non plus, elle s’effondre, c’est tout, dans un geste lent de violence qui chercherait non pas à faire table rase, mais à renverser la table elle-même, comme un satori infiniment ralenti. Et puis l’œil clos dont personne ne sait ce qu’il voit.

La nature morte (still-life) pourrait être à la fois une représentation de sa mère (dont le portrait est achevé par son petit-fils) déjà absente (la chaise est vide), de la place qu’elle occupe dans le cours des existences, de la place qu’elle n’occupe plus physiquement, mais où elle aimait se tenir ; c’est cette disposition du corps, cette place physique, les objets de la nature morte qui tombent. Le corps que l’on voit littéralement aspiré serait l’incarnation qui s’échappe autant de sa mère que de la nature morte elle-même qui reste, aussi, une « simple » nature morte, un rappel épicurien (le raisin est frais) du temps qui passe. Sa chute serait alors celle de sa métaphore qui perd tout son sens face à l’épreuve et la force de la mort vécue. Rappel épicurien qui à l’instant de sa chute devient une vanité, puisque c’est en les faisant chuter que Viola rend les objets qui la composent inutiles. Une chute enfin qui en la décomposant la met en mouvement, l’anime, et ne fait plus d’elle une nature morte. Tout cela se passe sous l’eau, apparait et disparait dans une eau qui érode les paysages, englouti lentement les ruines, une eau dont on a vu plusieurs fois son fils sortir et Bill Viola flotter, se débattre ou reposer dans ses profondeurs. Une eau à la surface de laquelle, à l’instant précédant la chute, on a vu une montagne se refléter, reflet dont on ne sait s’il désigne autre chose que le sommet qu’il reflète, et c’est sans fin.

Universelle et singulière, sa chute, me semble-t-il, ne congédie rien et congédie tout à la fois, elle suspend le sens en lui échappant, elle lui échappe non pas en allégeant, mais en reliant et embrassant tout, elle serait comme sans cesse le moment de la renaissance, moment dont on ne peut distinguer la naissance de la mort, moment qui serait et la naissance et la mort.

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« Ne pas conclure »

Bill Viola et l’invisible

On l’aura certainement ressenti à la vision de l’ensemble de ces images, il n’est question dans The Passing que de passages protéiformes d’état à un autre état, où le travail de (la) mémoire est omniprésent, ne figeant jamais rien, s’inscrivant sans cesse dans un mouvement, celui de sa transmission autant aux protagonistes qu’aux spectateurs, sans que l’on sache jamais vraiment si sa forme est celle d’un rêve (plus ou moins éveillé) ou d’un souvenir.

La succession des plans obéit à une syntaxe de la transformation plus que de la transition ; cette syntaxe articule indifféremment les formes, l’informe et les symboles, les entremêlant intimement au point de rendre le passage des uns aux autres difficilement discernables, The Passing devenant une manifestation possible de la complexité de ce qui est en jeu dans un rite de passage universel, celui des corps dans le temps et l’espace.

Dans une atmosphère crépusculaire (le passage du jour à la nuit), on assiste aux passages de la naissance à la mort, du nourrisson à l’enfant, de l’enfant à l’adulte, de l’adulte au vieillard, du père au père du père, de père au fils ; aux passages des corps entre eux, passage physique du corps du nouveau-né encore relié à sa mère, passage des sentiments du regard d’une mère vers son fils, d’une grand-mère vers son petit-fils, du geste d’enveloppement d’une sage-femme vers un nouveau-né, du geste d’un homme vers sa femme mourante, sa main posée sur la sienne. Rien ne se fige aussi par le mouvement qu’induit certaines images pourtant distantes les unes des autres, le drap sera autant linceul que couverture protégeant le nourrisson :

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Le père et le fils chuteront tous les deux en poursuivant leur ombre, cette chute renvoyant autant à l’apprentissage qu’à la quête de soi :

La flamme de la bougie brillera autant sur un autel, qu’entre les mains de sa mère et pour l’anniversaire de son fils, une flamme qui ne s’éteindra jamais, passant ainsi de l’un à l’autre :

Quant à elles, juxtaposées, l’image du père puis celle du fils fixant l’objectif :

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La majorité des images qui constituent The Passing n’ont pas été filmées avec l’intention de réaliser ce film. C’est l’évènement de la mort et surtout le travail de deuil qui les ont réunit, Bill Viola se posant lui-même comme passeur, lien entre le passé et l’avenir, le physique et le métaphysique, le singulier et l'universel, la réalité et sa perception.

Dans ce lien, il y a tout ce qui est ni dit ni montré dans les images, mais pourtant qui est là, l’invisible vital qui les relie.

Au-delà de son deuil, The Passing s’inscrit dans sa quête de l’invisible : « Il me semble avoir toujours été déterminé à voir l’invisible, mais sans user d’effets spéciaux. Cela m’a rapidement conduit à écarter l’usage de l’électronique pour me rapprocher d’éléments comme l’eau, avec ses propriétés transformatrices et réflectives ; le ralenti et son langage subjectif de l’image ; mais aussi les différents types de caméras et systèmes d’enregistrement, avec leurs propriétés inhérentes et

uniques de fabrication sonore et visuelle. »1

L’utilisation d’éléments universels et archaïques (l’eau, le feu, l’air et la terre) est symptomatique de ses pratiques, notamment dans sa recherche de ce que le zen2 qualifie de « vision pure » : l’enjeu serait de mettre un terme à l’acte incessant par lequel nous confondons le surgissement de ce qui est avec la projection que l’on en fait dans le monde par la simulation qu’exerce notre perception.

Bill Viola aspire à une communication directe qui s’adresse à nous tous, sans distinction : « Si je n’avais pas étudié les textes et les poèmes des maîtres spirituels et mystiques lorsque j’ai commencé la vidéo, je ne crois pas que j’aurais pu faire autant de progrès. Ces maîtres m’ont donné le langage pour comprendre ce que je voyais réellement. Une des idées communes de toutes ces traditions, traversant diverses cultures, est que tout ce qui nous fait face n’est qu’un monde d’apparences. Ce n’est qu’une surface. La tâche est de comprendre et de maîtriser l’expérience sensible, parce que vous avez besoin du langage des sens pour arriver à déchiffrer cette surface et pénétrer les connexions plus profondes s’y trouvant en dessous. »3

Cet invisible n’aurait-il pas à voir avec l’archétype jungien ? Mais élargi, augmenté, non dogmatique.

Le voir reviendrait alors à remplir sa « préforme vide », puis à la vider (sans en perdre pour autant le contenu) pour la remplir à nouveau et inscrire par la même cette vision dans un mouvement.

Il y aurait comme une volonté de représentation totale de la réalité, et pour être totale, totalement contradictoire, du moins incompatible (les natures de paysages, la nature de la nature morte, la nature des ruines, la nature des portraits, la nature de l’eau...) ; Bill Viola montre toutes les natures ces natures, n’en choisit apparemment aucune les reliant les unes aux autres dans un flux continu, un flux qui lui-même flue entre le souvenir et le rêve.

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1 Bill Viola in Bill Viola : The Passions, Los Angeles : The J. Paul Getty Museum, 2003, p. 218. Citation traduite par mes soins : « I guess I was always determined to see the invisible, but without the use of special effects. This soon drew me away from electronics and toward things like water, with its transformative and reflective properties ; toward slow motion, with its subjective language of the image ; and towards various cameras and recording systems with their inherent, unique properties of noise and visual artifacts. »

2 à propos du zen, voir annexe3 Bill Viola in Catalogue en ligne de l’exposition The Passions (à propos de la philosophie orientale, le Bouddhisme zen et le mysticisme

soufi). Citation traduite par mes soins : « If I hadn’t been studying texts and poems of the mystics and spiritual masters at the time I started with video, I don’t think I could have made as such progress. These individuals gave me the language to understand what I was really seeing. One of the common threads in all these traditions, cutting accross diverse cultures, is the idea that everything in front of us right now is merely a world of appearances. It’s only a surface. The task is to understand and master sensory experience because you need the language of the senses to help decipher this surface and penetrate to the deeper connections underneath. »

Roland Barthes et la Vita Noa

Comme l’invisible en quelque sorte, Le Neutre s’inscrit dans un projet plus large que celui d’un cours donné au Collège de France, un projet qui pourrait être celui d’une vie et qui consisterait, comme le dit Barthes lui-même, à : « vivre selon la nuance, envers et contre tout ».1

Bernard Comment, présente ainsi son essai Roland Barthes, vers le Neutre : «[...] Le motif du Neutre

n’a pas été un a priori de ma recherche, ou un thème dont j’aurais ensuite traqué les occurrences ; il s’est tout au contraire imposé au fil des lectures et relectures, et surtout au terme d’une méthodologique mise en fiche (selon un procédé qui reproduisait délibérément, et pour cette seule circonstance d’ailleurs, celui si souvent appliqué par Barthes), dont l’effet de révélation me conduisit à réorganiser tout mon projet : le Neutre y était, de très loin, l’entrée thématique la plus nourrie, et d’une étonnante continuité puisqu’elle ne connaît aucune déflation au gré des étapes que Barthes se plaisait à répertorier dans son parcours d’écriture.

Reste une question, probablement décisive à bien des égards, que cet essai n’aborde pas, du fait que ce n’était ni son objet, ni dans son ton, ni dans son ambition : pourquoi, chez Roland Barthes, cette passion du Neutre ? »2

Eric Marty, qui a édité les œuvres complètes de Barthes au Seuil, à récemment publié un texte intitulé Contre la tyrannie du sens unique dans un ouvrage consacré à Barthes, publié par les éditions du Magazine littéraire3. Les extraits qui vont suivre le constituent pas une réponse à la question posée par Comment, mais plutôt une proposition de déploiement du Neutre comme éthique : « A la fin des deux premières esquisses de ce qui fut le dernier projet de Barthes, Vita Nova, on trouve cette formule particulièrement fascinante : « le Rien faire philosophique ». [...] À l’origine [de

l’œuvre projetée], la perte, le deuil de la Mère comme seuil d’une entreprise dont l’œuvre serait en

quelque sorte l’initiation. Dans cette aventure où le héros traverse des épreuves, qui sont autant de questionnements [...] il y a [...] des étapes essentielles, et parmi elles, celle que Barthes désigne à

deux reprises, laconiquement, comme « le Rien faire philosophique ».

[...] « le Rien faire philosophique » est [...] un faire, une activité qui a le « Rien » pour objet ou dont

le « Rien » devient la chose, un faire apparemment en suspens, actif et inactif, jamais commencé et jamais achevé, et, en tout cas, à l’inverse du « faire philosophique ». [...] « le Rien faire

philosophique » n’est autre que la pratique même du Neutre [...] Le Neutre déploie à [l’égard de la

philosophie] une sorte de corruption ou de perversion, car le Neutre est un des nombreux

« impossibles » de la philosophie dans la mesure précisément où il perd dans l’affairement conceptuel qui tente de faire venir au jour. Le Neutre n’advient que dans le « Rien faire philosophique », ce « Rien faire » qui n'est pas donné aux philosophes de métier. »

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1 Le Neutre, p.2 Bernard Comment in Roland Barthes, vers le Neutre, Christian Bourgeois, 2002, p.7 et 83 Eric Marty in Contre la tyrannie du sens unique in Roland Barthes, les éditions du Magazine littéraire, 2013, p. 15 à 20

Plus loin, Marty cite la « très importante préface » de Barthes pour les essais critiques (1963), dont l’extrait se conclue par « On entend souvent dire que l’art a pour charge d’exprimer l’inexprimable : c’est le contraire qu’il faut dire (sans nulle intention de paradoxe) : toute tâche de l’art est d’inexprimer l’exprimable. »1 et d’en conclure : « Voilà le Neutre dans son approche la plus directe et la plus lumineuse.

Ce à quoi le Neutre a affaire, ce n’est pas au manque, à la rareté, au vide, à l’indicible, mais au contraire au trop nommé, à la parole inépuisable, à l’effroyable abondance du sens, au bavardage infini des mots toujours trop lourds et trop abondants. Inexprimer l’exprimable, c’est précisément vouloir suspendre, amaigrir, purifier, alléger jusqu’à l'extrême ce trop-plein qui émane du monde, des humains et du langage lui-même. »

Il y aurait, côte à côte, une représentation du monde selon la nuance avec Barthes, selon l’archétype avec Viola. Peut-on représenter le monde autrement qu’en exprimant l’inexprimable ou en inexprimant l’exprimable ?

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1 Roland Barthes in Préface aux essais critiques, Œuvres complètes, tome 2, p.279

Epilogue

Le miroir de Bill Viola

« Le miroir idéal, dès le début de l’humanité, a été le fond noir de la pupille. L’homme a une propension naturelle à vouloir regarder fixement dans les yeux d’un autre, ou, par extension de soi-même, un désir de voir la vision elle-même, comme si l’effort pour regarder à l’intérieur du petit centre noir de l’oeil pouvait révéler non seulement les secrets de l’autre, mais la totalité de la vision humaine. Après tout, la pupille est la limite et le voile entre la vision intérieure et extérieure. En regardant attentivement dans les yeux, la première chose, voire la seule, que l’on voit, c’est sa propre image. »1

Le miroir de Roland Barthes

«   En occident, le miroir est un objet essentiellement narcissique : l’homme ne pense le miroir que pour s’y regarder. Mais en orient, semble-t-il, le miroir est vide, il est le symbole du vide même des symboles. « L’esprit de l’homme parfait, dit un maître tao, est comme un miroir. Il ne saisit rien, mais ne repousse rien. Il reçoit, mais ne conserve pas. » Le miroir ne capte que d’autres miroirs, et cette réflexion infinie est le vide même, qui, on le sait, est la forme. »2

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1 Bill Viola in Video Black – The mortality of the image, in D. Hall et S. Jo Fifer, Illuminating Video. An essential guide to video art, New York, Aperture Found, 1990, p. 477-486, 520.

2 Roland Barthes in L’empire des signes,

Bibliographie

57

Rudolf ArnheimLe cinéma est un art, L’Arche, 1989

Philippe ArièsL’homme devant la mort, Éditions du seuil, 1979

Gaston BachelardLa poétique de la rêverie, PUF, 2009L’eau et les rêves, Livre de poche, 1993

Roland BarthesŒuvres complètes, tome 2 et 5, Seuil, 1995L’empire des signes, Éditions du seuil, 2005Le neutre, cours au Collège de France, 1977-1978, Seuil/Imec, 2002

Hans Belting Pour une anthropologie des images, Gallimard, 2004

Maurice BlanchotL’entretien infini, Gallimard, 1234

Bernard CommentRoland Barthes, vers le Neutre, Christian Bourgeois, 2002

Régis DebrayTransmettre, Odile Jacob, 1997

George Didi-HubermanL’homme qui marchait dans la couleur, Éditions de minuit, 2001

Sophie-Isabelle Dufour,L’image vidéo. D’ovide à Bill Viola, Archibooks, 2008

Anne-Marie DuguetDéjouer l’image, Jacqueline Chambon, 2002

Mircea EliadeTraité d'histoire des religions, Payot, 2004

Yolaine EscandeMontagnes et eaux. La culture du Shanshui, Paris, Hermann, 2005

Sigmund FreudL’interprétation du rêve, PUF, 2010Deuil et mélancolie, Payot, 2011

Marcel GranetLa pensée chinoise, Albin Michel, 1999

Maurice HalbwacksLa mémoire collective, Albin Michel, 1997

58

Cyrille JavariLes rouages du Yi Jing, Editions Philippe Picquier, 2009

François JullienEntrer dans une pensée, Gallimard, 2012De l'universel : de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Point essai, 2011Figures de l’immanence, Grasset & Fasquelle, 1993François Jullien in Cette étrange idée du beau, Grasset et Fasquelle, 2010

Carl-Gustav JungLes racines de la conscience, Poche, 1995

Nathalie MagnanPerception, technologie, imagination et paysage in La vidéo, entre art et communication, ENSBA, 1991

Louis MarinUtopies in Politiques de la représentation, Kimé, 2005

Eric MartyContre la tyrannie du sens unique in Roland Barthes, les éditions du Magazine littéraire, 2013

Henri MasperoLe taoïsme et les religions chinoises, Gallimard, 1971

Edgar MorinL’homme et la mort, Points 1976La méthode 1 - La nature de la nature, Éditions du seuil, 1977La méthode 5 - L’humanité de l’humanité - L’identité humaine, Éditions du seuil, 2003

Maurice Merleau-PontyLe visible et l’invisible, Gallimard, collection tel n°36, 1979

Albert PietteLe temps du deuil, Éditions de l’atelier, 2005

Jean-Paul SartreL’imaginaire, Folio, 1986

Susan SontagSur la photographie, Éditions du seuil, 1979

Daisetz Teitaro SuzukiEssais sur le bouddhisme zen, séries 1,2,3, Albin Michel, 2003Les chemins du zen, Albin Michel, 1998

Chris TownsendThe art of Bill Viola, Thames & Hudson, 2005

Bill ViolaWritings 1973-1994, Thames & Hudson, 2006

Alan WattsL’esprit du Zen, Points Seuil, 2005

59

Articles, catalogues d’exposition, dictionnaires

Anne-Marie Duguet in Bill Viola, un corps passe, Artpress, no. 289.

Sylvaine de Plaëne in L'homme et la mort. À propos du façonnement culturel des réalités biologiques, Revue internationale de soins palliatifs, 2003, vol. 18, p. 77 & 78

Rainer UsselmannFlow and presence in Bill Viola’s The passing, article publié sur son blog en 2009

Bill ViolaCatalogue en ligne de l’exposition The PassionsThe Passions, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2003

La voie du tao, un autre chemin de l’être, R.M.N., Musée Guimet, 2010

Encyclopédie Universalis en ligne

Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989

Wikipédia (notamment pages sur Rhyolite, le bouddhisme et la quête de longue vie taoïste)

Discographie et filmographie

Roland BarthesLe neutre (cours au Collège de France, 1977-1978), Seuil 2002

Mark Kidel Bill Viola : the eye of the heart, 2003

Bill ViolaChott el-Djerid, 1979)Hatsu-yume (first dream), 1981I don't know what it is I am like, 1986The Passing, 1991

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Annexe

Notes sur la pensée chinoise

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La pensée chinoise

Dès les textes/traces les plus anciens qui nous sont parvenus1, l'univers se présente comme une sorte d’immense organisme dont la question de l'origine, du motif, de la forme, de la limite, du sens ou de la fin ne s’est pas posée. Faire partie de l’univers n’a pas pour conséquence de devoir le comprendre, ni qu'il y ait quelque chose à comprendre : la conscience chinoise n’en a jamais ressenti le besoin, elle ne s'en inquiète pas.

Aux yeux de cette vision du monde, tout est contexte et partie du contexte, tout est relié et sans cesse fonctionne, le changement est inhérent aux choses et n’est pas provoqué par une cause, tout dure, mais rien ne dure qui ne change et ne devienne, tout est mouvement.

Il ne s'agit donc pas de découvrir ce que sont et comment sont les choses, mais d'observer ces choses tandis qu'elles vont, se font et se défont. « Montrer et non démontrer », laisser paraître puis classer les phénomènes, non pas pour ce qu’ils sont, mais selon les cycles, les rythmes, les associations ou les correspondances auxquels ils appartiennent. Ces relations et ces variations sont, pour la pensée chinoise, la réalité même.

De là, tout classer est une démarche pratique, utile, à qui rien n’échappe ; classer non pas pour figer, mais pour ordonnancer et ne s’intéresser qu’à ce qui relie chaque chose les unes avec les autres2.

Dans cette vision du monde, la notion d’identité diffère de la nôtre. Il n’y a pas d’équivalent en chinois classique du verbe « être », shì désignant une conformité instantanée, c’est you, « il y a », qui est employé. Les questions de l’être, de son essence propre, de son opposition au néant ne s’y sont pas posées. Le néant, comme absence totale d’éléments ou de potentialités, comme non-être, n’y est pas non plus une notion familière (ce qui nous posera le problème de l’interprétation du vide taoïste et de la vacuité bouddhiste).

Dans cette cosmogonie, l’homme est le produit et le témoin du ciel et de la terre. Il est régi par le même ordonnancement qui régit cet univers, mais sans limites, dans lequel littéralement il trempe et qu’il subit. Le ciel, ce qui enveloppe, contient la terre qui, pour l’homme est le centre de toute référence, séjour et repère. Au « stade précosmologique, selon l'expression chinoise, xiantian, nous sommes conduits du chaos des origines à la formation du ciel et de la terre par un processus de polarisation des souffles cosmiques. »3, qi, le « souffle vital » étant advenu, autoengendré à partir de l’Immuable où, « au début, il n’y avait rien, tout était écru, inerte, vide. » qi, « substrat commun à toute forme d'existence, présent à l'état non différencié aux origines du monde, [il] s'actualise selon une progression qui va des étendues célestes aux flux

saisonniers pour pénétrer par imprégnation l'ensemble des êtres animés et inanimés. Il est aussi le lien subtil qui en assure l'unité et la cohésion au sein d'une nature perçue comme un corps vivant. »4

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1 Le Yi Jing, Classique du changement, est composé de deux types de traits, plein __ ou brisé _ _. Ces «caractères» archaïques qui le constitue situe sa « rédaction » autour du 8ème siècle av. J.-C. Le texte proprement dit accompagnant ces caractères date de la fin du second millénaire avant notre ère. Nous y reviendrons plus en détail par la suite.

2 Voir en particulier p.35 de cette annexe, la section nombres, signes cycliques, éléments, titre emprunté à Granet.3 Marc Malinowski, La cosmologie traditionnelle en Chine in La voie du tao, un autre chemin de l’être, R.M.N., Musée Guimet, 2010, p.864 ibid

Cette vision du monde, où tout ce qui dure change et devient, où tout est mouvement, où qi présent en tous lieux, circule sans cesse, transformant toutes choses et se transformant, immatérielle ou incarnée, est une vision commune au taoïsme, au confucianisme et au bouddhisme chan (zen en japonais).

On va le voir, l’apparition des deux notions fondamentales de la physique chinoise, celle du Yin et celle du Yang est issue de la polarisation de ce souffle primordial. C’est eux qui « concourent à la mise en œuvre du dynamisme naturel : le Yang comme aspect manifeste de ce dynamisme et puissance d’activation, le Yin comme comme son aspect latent et puissance de transformation. »1

Le Yi Jing, Classique du changement

Le Yi Jing est le socle de toute la pensée chinoise. La réalité étant en perpétuel mouvement, il est essentiel de savoir s’y repérer, de disposer d’un outil permettant de déterminer à quel moment du changement nous nous situons, le Yi Jing est cet outil, plan du monde dont l’âpreté visible cache une combinatoire aussi subtile que puissante.

63

1 op.cit. Malinowsky, p. 87

« [...] Ce livre initialement n'en est pas un, son premier tracé n'est pas « écrit », il nous situe donc

au plus loin de ce à quoi des millénaires de culture livresque nous ont formés : il n'est pas constitué au départ avec des mots, mais seulement au moyen de deux marques, les plus simples qui soient, trait continu et discontinu, plein ou brisé, __ et _ _ ; et c'est à partir des diverses combinaisons auxquelles se prêtent ces deux types de trait, et non de l'énoncé d'un discours, de la formulation d'un sens, que son texte est tissé. Ce livre n'est donc au départ dans aucune langue, il ne possède pas, non plus, sa propre langue (comme si nous avions simplement affaire à un code, un idiome secret) : au départ, il ne transcrit rien, ni pensée ni vouloir, et c'est du seul jeu de ses figures, de leurs effets d'opposition et de corrélation, de leurs possibilités de transformation, que naît du sens. Du côté de la lecture aussi, cette œuvre est à part : il n’y a pas là une trame définitive qui de bout en bout nous conduise, mais un mode d’emploi à suivre, un dispositif à manipuler ; et le scénario lui-même, qui est fonction de ces opérations, est toujours improvisé.

Voici donc un « livre » qui ne vise pas, dans son principe, à communiquer un sens, n’est fait que de cas de figure et d’indications à observer, se donne à « consulter » autant qu’à « lire » et ne nous fournit pas de plan ou d’ordre arrêtés. Et pourtant ce qui, comme tel, paraît si peu former un livre a servi de livre de fond à toute une civilisation. »1

« [...] Si le Yi jing peut être comparé à la Bible, c'est surtout parce que l'un et l'autre livre ont

pour vocation d'éclairer le mystère du réel, qu'ils possèdent une visée absolue, de l'Absolu, un enjeu total. [...] La question se pose alors : en l'absence d'un Dieu choisissant de se faire

connaître aux hommes, comment s'opère cette communication avec l'lnvisible et d'où procède, ici, la « révélation » ?

On a vu [...] que l'unité du Classique et sa cohérence résultaient du seul fait que sa genèse est

censée coïncider avec le développement même de la civilisation ; nous verrons de même que sa légitimité à signifier l'absolu provient de ce qu'il coïncide parfaitement avec le procès du réel, de ce qu'il « cadre » entièrement avec lui.

[...] Ses deux premiers2 hexagrammes, en effet, en représentant la polarité d’où tout découle, «

commandent à l'ensemble de la réalité » ; à partir d'eux, les autres figures, et tous leurs traits « vont jusqu'au bout » de toutes les modifications possibles. Aussi, non seulement le Classique du changement reproduit-il, à partir de sa propre structure, et de façon fidèle, tout « l’être constitutif de la réalité », mais il en déploie aussi, de façon exhaustive, à travers tours et détours et selon les abords les plus divers [...], l'entier «fonctionnement » [...]. Aussi permet-il

d'appréhender en tout point, et de façon toujours correcte, la marche des choses. »3

Interroger le Yi Jing, c’est calculer deux héxagrammes : celui correspondant à notre situation puis celui correspondant à sa perspective (il ne s’agit là en aucun cas d’en révéler le futur, mais d’une esquisser la propension, c’est-à-dire la tension immobile vers laquelle elle pointe). L’interrogation suppose une question qui devra toujours avoir la forme d’un verbe d’action dont

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1 François Jullien in Figures de l’immanence, Grasset & Fasquelle 1993, p.8 et 92 n°1, Qian, la capacité d’initiative (ou encore élan créatif), le Ciel n° 2, Kun, la capacité de se conformer (ou encore élan réceptif), la Terre3 ibid, p.31 et 32

nous sommes le sujet, question sur laquelle nous devons nous concentrer au moment d’opérer les manipulations qui détermineront les 2 hexagrammes. Il existe deux types principaux de manipulations faisant toutes deux appel au hasard, aucune d’elle ne demandant un rituel, une salutation ou un geste particuliers.

C’est certainement ce recours à l’aléatoire qui a longtemps conduit l’Occident à déconsidérer le Yi Jing, voire à l’ignorer (le refouler ?) n’y voyant qu’un banal, pour ne pas dire grossier, jeu divinatoire.

Le hasard n’étant relié à aucune causalité, notre tradition philosophique l’a exclu du domaine de la raison, celui-ci étant non explicable et surtout non reproductible. C’est précisément cet attribut qui lui confère une grande valeur en Chine où le hasard est profondément perçu comme la matérialisation de la qualité particulière de l’instant puisque c’est bien à travers lui, qu’à chaque instant, on peut lire la configuration que le cours du monde prend librement et spontanément.1

Les 64 hexagrammes2 qui forment le Yi Jing sont la combinaison de 8 trigrammes, chacun constitué de la combinaison exhaustive de 2 traits : le trait brisé _ _ le Yin , le trait plein ___ le Yang.

Yin - Yang

陰 陽 Yin-Yang est une notion aussi éloignée de nous que la notion d’« être » l’est pour la pensée chinoise. Je m’appuierai notamment sur l’ouvrage de Cyrille Javary3 pour la décrypter.

Les deux idéogrammes ont en commun à leur gauche le signe en forme de ß qui désignait à l’origine un tertre rituel. Sa double présence « affirme l’unité fondamentale qui relie le Yin et le Yang », dont le sens concret d’origine « ubac » et « adret » désignent les deux versants d’une même montagne, et par analogie, les deux aspects d’une même situation.

Dans la partie droite du caractère Yang, on trouve, séparé par un trait, le signe du soleil (日) au-

dessus de celui de la pluie(玚) ; ce trait souligne la séparation, le soleil se détache, le ciel s’éclaircit,

c’est la fin d’un orage. La partie droite du caractère Yin abrite en bas un nuage (云) et un signe

évoquant l’accumulation en train de se produire (今) ; c’est le début de l’orage qui est ici représenté.

Après la pluie le soleil, après le soleil la pluie, c’est ainsi qu’éternellement le temps change.

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1 Là encore, pour ressentir la longue histoire qui nous sépare, rappelons nous de cette remarque de Descartes dans la lettre à Chanut le 31 mars 1649 : « seules les âmes vulgaires attendent en vain de la fortune la souveraine félicité. »

2 Néologisme inventé par les Jésuites. Les chinois emploient le caractère guà (卦) renvoyant aux origines archaïques du Yi Jing où à

l’âge du Bronze, pour se renseigner sur l’opportunité d’un projet, on approchait des tisons chauffés d’une carapace de tortue, provoquant ainsi des fendillements (卜) ordonnancés sur deux colonnes symétriques (圭) suivant l’axe médian de la carapace. Leurs

formes étaient analysées et produisaient un pronostique gravé ensuite à même la carapace sous forme de signes. L’hypothèse plausible d’Edouard Chavannes est que ces fendillements linéaires deviendront les traits rectilignes des « figures » du Yi Jing (les hexagrammes) et les courbes des sinogrammes.

3 Cyrille Javary, Les rouages du Yi Jing, Editions Philippe Picquier, 2009

On le ressent, Yin et Yang ne sont pas des « qualités intrinsèques, des attributs immuables », ce sont des « repères dans l’incessant changement » qui nous renseignent sur « la dynamique, la tendance de la situation sans laquelle on se trouve ». « Rien ne peut être qualifié de Yin ou de Yang dans l’absolu », Yin et Yang étant des propensions, tout dépend du point de référence : « sera Yin ce qui assouplit, stabilise, défend, s’étend dans le temps, mène à terme, restaure les forces, intériorise.... Sera Yang ce qui raffermit, change, attaque, se concentre dans l’espace, déclenche, dépense la force, extériorise... »

Cette vision du monde où rien de fige, où tout est mouvement, se perpétue dans une propriété remarquable du système Yin-Yang : celle de « se dupliquer à l’infini ». Comparables aux deux pôles d’un aimant, Yin et Yang n’existent pas l’un sans l’autre ; si l’on coupe un aimant en deux, il ne produira pas un pôle nord et un pôle sud, mais bien deux aimants ayant chacun un pôle nord et un pôle sud. Ainsi, si l’on isole une des fonctions d’un couple Yin-Yang, elle se subdivisera instantanément dans une forme Yin et une forme Yang. Par exemple dans le couple restaurer ses forces (Yin) /dépenser ses forces (Yang), si l’on considère uniquement le premier terme, il existe deux moyens de restaurer ses forces, l’un d’une forme Yin (dormir), l’autre d’une forme Yang (manger).

Yin et yang sont donc des indices dont se trouvent affectées les variations du qi.

« Le Yin et le Yang sont intimement épousés l'un dans l'autre, mais distincts, ils sont à la fois complémentaires, concurrents, antagonistes. La figure primordiale du Yi-Jing est donc une figure d'ordre, d'harmonie, mais portant en elle l'idée tourbillonnaire et le principe d'antagonisme. C'est une figure de complexité. »1

Yin n'est ni le contraire, ni le complément de yang, ni le second terme d'une dialectique triviale ; le yang implique la concomitance de yin et non son opposition. Ils sont inséparables, impensables séparément : « Yin c’est ce qui va devenir Yang ; Yang c’est ce qui va devenir Yin »2.

Yin ni yang ne sauraient être absolus : « une fois yin, une fois yang, c’est ainsi que tout fonctionne »3.

Nombres, signes cycliques, éléments

Les Nombres sont utilisés par les sages pour représenter « l’ordre protocolaire qui régit la vie universelle. »4 « On se sert des Nombres pour classer parce qu’ils peuvent servir à situer et à figurer concrètement. Ce sont des emblèmes. On leur attribue tout d’abord un véritable pouvoir descriptif. »5 « À côté d'une valeur quantitative qui les distingue, mais qu'on tend à négliger, les Nombres possèdent une valeur symbolique beaucoup plus intéressante, car, n'offrant aucune résistance au génie opératoire, elle les laisse se prêter à une sorte d'alchimie. Les Nombres sont

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1 Edgar Morin in La méthode 1 - La nature de la nature, Editions du seuil, 1977, p.2282 Wang Bi, poète chinois du 3ème siècle ap. j.-c. 3 Extrait du Commentaire canonique du Yi Jing, attribué à Confucius, 4è s. av. j.-c., traduction de Jean-François Billeter4 Marcel Granet in La pensée chinoise, Albin Michel, 1999, p. 2475 ibid, p.129

susceptibles de mutations. Ils le sont en raison de l'efficience multiple dont ils paraissent dotés et qui dérive de leur fonction principale ; ils servent et valent en tant que Rubriques emblématiques. »1

Les 5 éléments (wu xing) est un concept apparu dans le Classique des documents à la fin du 5è siècle avant notre ère, dont les cinq notions (1 : eau ; 2 : feu ; 3 : bois ; 4 : métal ; 5 : terre) a servi à construire un vaste système de classification et de correspondances qui, unifié (au 2è siècle avant notre ère) avec le système Yin-Yang et la notion de qi, a eu un impact considérable sur toute l'histoire de la pensée.

Le terme xing, souvent traduit par élément, évoque en réalité plus un mode d’action (une vertu, un processus)2 qu’une matière. Ainsi, selon le wu xing, tous les éléments de l’univers se répartissent entre ces cinq catégories qui composent entre eux un cycle de génération3 (ou engendrement) et un cycle de domination4 (ou destruction). Tous les changements observables, suivant la loi de cause et effet, de quelque domaine que ce soit, s’expliquent par ces relations.

Comme les niveaux d'énergie repérés selon le système Yin-Yang, les phénomènes sont décrits, en modalité, par concordance aux 5 éléments. Ces wu xing, sont simultanés dans la détermination de l'évolution d’un phénomène, tour à tour dominants et, à chaque instant, toujours résumables en un équilibre de tensions qui relèvent l'unité fondamentale, « les 5 éléments constituent un total. »5

Le Dao (la Voie)

Précautions à prendre au seuil de la Voie

En 1934, Marcel Granet disait déjà que « de toutes les notions chinoises, l’idée de Dao est, non certes la plus obscure, mais celle dont l’histoire est la plus difficile à établir, tant est grande l’incertitude où l’on demeure sur la chronologie et la valeur des documents. »6. En 2013, les sinologues s’accordent sur le fait que Laozi (Lao-Tseu), considéré comme le père fondateur du taoïsme, auteur du Dao De Jing (Classique de la Voie et de sa Vertu), n’a probablement pas existé. Ce recueil d’aphorismes parfois obscurs, toujours poétiques, compilés autour du 6è s. av.-j.c. n’en reste pas moins le texte fondateur du taoïsme, avec le Zhuangzi (Tchouang-Tseu), du nom de son auteur, recueil de fables du 4è. s. av.-j.c.

Une autre difficulté, elle aussi déjà soulignée par Granet, est que pendant plus de 2500 ans des textes et des commentaires ont été réunis a posteriori dans le halo taoïste, alors même que leurs vues sur des éléments fondamentaux sont divergentes, voire opposées. En ne s’en tenant qu’aux

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1 op.cit. Granet, p.1282 Les wu xing sont dans un premier temps conçus comme des substances naturelles dont on retient une propriété dynamique

caractéristique pouvant servir à catégoriser métaphoriquement les objets et les phénomènes du monde naturel. Les processus d'écoulement sont dans la nature de l'eau. Le feu est lié au processus de combustion, le bois au processus de construction, le métal à la métallurgie, la terre à l'agriculture. (extrait de la page Wikipédia)

3 cycle de génération (ou engendrement) : métal → eau → bois → feu → terre → métal4 cycle de domination (ou destruction) : métal → bois → terre → eau → feu → métal5 op.cit. Granet, p.1416 op.cit. Granet, p.250

recueils des 2 pères fondateurs, le Laozi s'intéresse explicitement à la recherche de longue vie alors que le Zhuangzi critique ouvertement cette recherche, n’y voyant que vanité ; le Laozi se compose en partie de conseils à l'usage des princes alors que le Zhuangzi est très critique à l'égard de l'action politique...

Une dernière difficulté est que le taoïsme, notamment avant l’arrivée du bouddhisme, s’est défini par rapport à son rival, le confucianisme. Or ces deux courants de pensée partagent bien plus de l’héritage du fond culturel chinois, que ce qui ne les sépare, et sont en fait plus complémentaires qu’antagonistes, le plus souvent perçus comme deux moyens différents d’arriver au même but.

Pour faciliter la compréhension de ce qui va suivre, je ne distinguerai que rarement les différents courants du taoïsme, tout en gardant à l’esprit cette remarque de Granet : « Tous les auteurs, les taoïstes comme les autres, emploient le terme dao pour noter un complexe d’idées qui restent très voisines, même dans des systèmes dont l’orientation est assez différente. Au fond de toutes les conceptions du dao se retrouvent les notions d’ordre, de totalité, de responsabilité et d’efficace »1.

Le commentaire de Jacques Giès2 du chapitre 25 du Dao De Jing me semble un moyen d’entrée efficace dans La Voie. On remarquera que, quelles que soient les langues, la traduction reste une gageure, la divergence des interprétations illustrant la densité fluide et féconde du Dao De Jing.

Voici ce chapitre dans une traduction du commentateur :

Un quelque chose était, non défini, mais accompli. Né avant le Ciel-et-Terre. Sans paroles comme sans borne ; indépendant, inaltérable. Se jouant partout sans fatigue. En somme, la Mère du monde.

Ne sachant pas son nom je le dénomme Voie. Faute de mieux, je le dis grand. Grandeur signifie étendue ; étendue, qu’on atteint au loin ; atteindre au loin, faire Retour.

Or donc, la Voie est grande, le Ciel est grand, la Terre est grande, et l’Homme [ici : le

souverain (sage)] est grand.

C’est pourquoi l’Homme suit les voies de la Terre ; la Terre suit les voies du Ciel ; le Ciel suit les voies de La Voie ; et la Voie suit ses propres voies.

C’est en comparant la Voie à notre Absolu que Giès nous fait percevoir la subtilité de ce qui est en jeu. « Notre Absolu [...] désignerait d’une part ce qui, « délié, dégagé, affranchi », ne relève d’aucune

condition, et, de l’autre, ce qui est « parfait, complet, achevé », porte en soi-même sa raison d’être.

Or, ce qui fait ici problème pour s’approcher de ce que recouvre, singulièrement, la Voie, ce sont précisément ces flexions entendues en arrière, en quelque sorte, de l’infini que le mot Absolu sous-entendrait. Ne s’agirait-il que de l’Infini ! »3. Si La Voie est parfaite, complète, achevée, Laozi et Zhuangzi nous assurent de son caractère « changeant, mouvant, en perpétuelle transformation ; de même que si la Voie, [...] porte en elle-même sa raison d’être, elle possède - vraie nouveauté ici - une

vertu, énoncée comme «ce qui fait grandir les êtres .» C’est que la Voie, ou l’Infini dont il a été fait

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1 op.cit. Granet, p.2502 Jacques Giès, Un hymne au présent vivant, la pensée chinoise à la lumière du Dao in La voie du tao, un autre chemin de l’être,

R.M.N., Musée Guimet, 2010, p.15 à 233 op.cit. Giès, p.16

mention, est ici le principe créateur des êtres : « Ce qui engendre les êtres, c’est le Dao ». Cependant, [...] « Le Dao n’agit pas et n’a pas de forme. » De plus, comme le rappelle le couple « la

Voie et sa vertu», une boucle active — et au sens pertinent mentionné par nos auteurs, d’un « retour » en boucle — se crée entre la « Réalité entière », le « Tout », réalité même du monde [...], et la pratique de la figure exemplaire selon le Dao, [...] le Saint, idéal d’humanité en parfaite

harmonie avec la Voie. Et, qui « grâce à elle cultive, en son intime, sa personne. »

La raison même de ces réflexions sur, nous dirions en paraphrasant, l’infini harmonique que pointe le mot Dao tient en cet enseignement du Retour dans la Voie. Retour qui, lui, est un chemin très concret de pratiques, de comportement ; d’ouverture surtout et au premier chef, non pas de la seule pensée, mais de l’être tout entier. [...] Un mode d’être que les premiers et les plus considérables

penseurs de l’Antiquité ont qualifié de céleste (tìan). Non pour quelque raison empruntée à une quelconque cosmogonie [...], mais pour la plus sûre des images d’un référent pur : de la Réalité

entière et Une, en son harmonie suprême. L’antithèse étant le train de nos habitudes, de nos désirs et passions, de nos comportements conditionnés par un pacte sociétal.

[...] Il suit que c’est dans cette réponse active des pratiques tendant à renouer avec le céleste dans

l’intime de sa personne, et qui consiste à cultiver son corps, à nourrir la Vie, que tout l’argument se tient. »1

C’est cette indissociabilité qui lie la doctrine à sa pratique qui fait dire à Roland Barthes : « Le Dao est à la fois le chemin à parcourir et la fin du parcours, la méthode et l’accomplissement. Il n’y a pas à distinguer entre le moyen et le but, à peine est-on engagé sur le chemin, qu’on l’a parcouru tout entier. »2

Les moyens d’y entrer : le wù wéi, le calme, les paradoxes

L’homme se trouve dans une situation contradictoire : il semble être le seul à manifester la volonté de se détacher du Dao en tentant d’imposer son action et son discours, alors même que tout discours sur la réalité qui vise l’acquisition de la connaissance en vue de l’action est vain, le discours ne pouvant que constater plus ou moins partiellement ce qui est déjà là. Que faire dans cette situation ?

Le wù wéi (無為), le non-agir, est une réponse ; là encore, la traduction est exigeante, l’agir par le

non-agir semble plus juste, plus juste encore ne pas troubler l’action par l’action, puisque s'accomplissant déjà elle se dénoue. Il ne s’agit pas ici de passivité ou de repli, mais d’entreprendre l’action qui sera conforme à la nature du cours des choses à l’instant où elle se concrétise.

Nous sommes là au cœur du Dao, puisque nous le répétons, chaque chose, chaque être deviendra sans cesse ; à chaque un instant il est l’une des éventualités d’une multitude de possibles. Ce qui compte, à chaque instant, c’est l’écart qui sépare le probable de l'accompli ; c’est l’ensemble de ces écarts, à chaque instant, qui fait du présent la plus vaste des immensités. Cet écart à qui rien

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1 op.cit. Giès, p.16 & 172 Roland Barthes in Le neutre, cours au Collège de France, 1977-1978), Seuil/Imec, 2002, p.36

n’échappe reste innominé, le Dao en est l'index. C’est à ce titre que le Dao est la voie à suivre qui mène à la Voie.

Pour réaliser l’unité avec le Dao qui agit spontanément, « une connaissance rationnelle n’est pas suffisante, l’adepte doit faire un avec le Dao en réalisant lui-même l’unité, la simplicité et le vide du Dao ; seule la connaissance intuitive permet de parvenir à ce résultat »1 : « Pour connaître le Dao, on ne doit ni penser, ni réfléchir ; pour s’installer dans le Dao, on ne doit adopter aucune position ni s’appliquer à rien [...] C’est pourquoi le saint pratique un enseignement sans paroles »2. On réalise le

Dao en cultivant le calme, qui, qualifié dans le Dao De Jing de retour à l’origine, est la principale porte d’accès au Dao. En cherchant à demeurer calme, on abolit « toute manifestation intérieure et extérieure, on efface toute limite et toutes les contingences. »3 On parvient au silence par la méthode de la « perte » : « chercher la connaissance signifie accumuler de jour en jour ; chercher le Dao signifie perdre de jour en jour. »4. À ce titre, parvenir à faire le vide (taoïste) en soi, c’est se rendre entièrement disponible au courant de la vie, s’est faire en sorte de « s’ébattre dans la Voie », librement.

Cette pratique méditative5 où la respiration occupe une place centrale, bien que motivée par des intentions différentes, rencontrera celle du Bouddhisme, au même titre que l’intérêt marqué du taoïsme pour le vide et son utilité profonde. Là encore, cette « attention au vide sera dans un premier temps une aide pour le bouddhisme quand il pénétrera en Chine avant de produire des difficultés de compréhension, l’idée bouddhique de vacuité étant finalement assez différente du vide taoïste »6, nos concepts de néant ou de non-être lui étant quant à eux étranger (voire un contresens).

Le wù (無) de wù wéi indique le il n’y a pas, ne...pas, sans, etc... que nos premières traductions

renvoyaient à une négation privative, une absence, un vide. Or « le caratère wù que nous traduisons par néant n’indique pas l’anéantissement systématique du tout, selon la conception occidentale. Il évoque une sorte d’indétermination absolue qui contient en elle la détermination concrète de toutes ses formes. »7

D’ailleurs, quand au 8è s, cet « esprit chinois [...] fondamentalement rétif à l’idée de vide absolu »8,

découvre le zéro, il le transcrit par lìng (零) dont le sens propre est « pluie extrêmement fine : il n’y a

plus grand-chose de palpable dans l’air, mais il y a quand même quelque chose. »9

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1 in Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989, p.5672 in Zhuangzi, œuvres complètes, traduction Liou Kia-hway, Gallimard, 1973, p.175, in Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert

Laffont, 1989, p.5673 in Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989, p.5674 in Dao De Jing, traduction Liou Kia-hway, Gallimard, 1971, p.50, in Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989, p.5675 La pratique de la méditation fait également partie des moyens de parvenir à la longue vie, voire à l’immortalité, grande

préoccupation taoïste que je n’aborderai que dans cette note. Les spéculations sur le qi, souffle vital, ne distinguent pas l’esprit de la matière. L’individu n’est donc pas connu comme un dualisme d’une seule âme et d’un seul corps, mais de nombreux principes uniquement maintenus ensemble par la vie, que la mort sépare. Dès lors l’immortalité personnelle ne se fera pas sans le corps, qui en retient l’expérience et la mémoire. Bien le nourrir va donc permettre de le maintenir en vie. Mais, comme chacun le constate, la vie se nourrissant de la mort, comment devenir immortel en mangeant des choses qui vont mourir ? A la lueur de ce constant, il faut éradiquer un certains nombre de pratiques corporelles nuisibles à la santé, et par la même chercher à transformer la chair en vie imputrescible. L'ascèse est l’un de ses moyens, par laquelle l’adepte cherche à réveiller l’embryon qui résiderait dans son nombril. À cette force de croissance et de génération, il prête la vertu du serpent, de pouvoir muer. La dépouille actuelle est transitoire, une autre plus durable peut lui succéder, du moins si l’on se nourrit suffisamment bien. (d’après la page Wikipédia)

6 Cyrille Javary in Les rouages du Yi Jing, Editions Philippe Picquier, 20097 Liou Kia-Hway et Benedykt Grympas in Philosophes taoïstes, Gallimard, 1967, p.6368 Cyrille Javary in Les trois sagesses chinoises, Albin Michel, 2010, p.589 ibid

Le taoïsme va développer, pour citer Granet, « une sorte de quiétisme naturaliste »1 (repris par le chan) souvent pratiqué retiré du monde dans l’idée de s’en rapprocher (ce qui l’oppose au Confucianisme, qui accepte la vie en société et cherche à améliorer la vie de la société). Dans ce rapport distancié au monde, il développera également une éthique libertaire dans laquelle on pourrait trouver une des raisons du développement des paradoxes. Par leur utilisation, les maîtres Tao cherchent à, une fois acquise, briser la connaissance rationnelle, rompre les chaines logiques et casser le sens, le Dao, comme nous le décrit le chapitre 14 du Dao De Jing n’étant ni rationnel, ni logique et sans sens en particulier :

Le regardant, on ne le voit pas, on le nomme l'invisible.

L'écoutant, on ne l'entend pas, on le nomme l'inaudible.

Le touchant, on ne le sent pas, on le nomme l'impalpable.

Ces trois états dont l'essence est indéchiffrable

Se confondent finalement en un.

Sa face supérieure n'est pas illuminée,

Sa face inférieure n'est pas obscure.

Perpétuel, il ne peut être nommé,

ainsi il appartient au royaume des sans-choses.

II est la forme sans forme et l'image sans image.

II est fuyant et insaisissable.

L'accueillant, on ne voit pas sa tête, le suivant, on ne voit pas son dos.2

Cette pratique du paradoxe occupera une place centrale dans la pratique bouddhisme chan, développée sous la forme extrême du koan.

Pour conclure (quel serait le possible de conclure ?) cette présentation de la Voie, les premiers mots de la conclusion de Granet dans La pensée chinoise : « Des thèmes favorables à une libre méditation, voilà ce que les Chinois demandent à leur Sages, et non pas des idées — des dogmes encore moins. »3

Le bouddhisme, le zen

Daisetz Teitaro Suzuki (1870-1966) a consacré sa vie à l’étude du zen. Dès la page 48 de l’immense somme que représentent ses Essais sur le bouddhisme Zen, Suzuki nous prévient : «[...] pour déterminer la nature du Bouddhisme, nous devons remonter toute sa ligne de

développement et voir quels sont en lui les germes les plus sains et les plus chargés de vitalité qui l’ont conduit à son état de maturité. Lorsque nous aurons procédé à cette tâche, nous verrons

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1 op.cit. Granet, p.423 : Les maîtres du taoïsme, «plutôt qu’il n’ont professé une doctrine, se sont bornés à préconiser une Sagesse. Cette Sagesse est de tendance mystique », où est absente toute idée de Dieu ou d’Ame. « Vomis ton intelligence (Zhuangzi) telle est, en principe, l’unique règle de sagesse. Tout dogme est nocif. Il n’y a point de bonnes œuvres. Seuls sont efficaces le silence et la quiétude.»

2 Dao De Jing, traduction Liou Kia-hway, Gallimard, 1971, p.593 op.cit. Granet, p.473

de quelle façon le Zen doit être reconnu comme l’une des différentes phases du Bouddhisme, et, en fait, comme son facteur le plus essentiel. »

« Remonter toute [la] ligne » du Bouddhisme est une tâche considérable et ici hors propos, mais,

puisque le Zen est le « facteur le plus essentiel » du bouddhisme, à défaut d’en « déterminer » totalement la nature, tenter a minima de la présenter n’en reste pas moins indispensable. J’ai été considérablement aidé dans cette tâche, par la découverte du « Manuel pour l’humanité » publié en 1964, ouvrage de Buddhadasa Bhikkhu (1906-1993), moine bouddhiste thaïlandais, dont voici les premières lignes limpides :

« Les auteurs modernes s’accordent à reconnaître que toutes les religions du monde sont nées de la peur. Autrefois les hommes craignaient le tonnerre, les éclairs, l’obscurité et autres phénomènes qu’ils étaient incapables de comprendre ou de maîtriser. Pour en éviter le danger, ils faisaient preuve d’humilité ou de soumission ou rendaient hommage à ces manifestations et les vénéraient. Plus tard, lorsque la connaissance et la compréhension de l’homme se développèrent, cette peur des forces de la nature se transforma en une peur plus difficile à appréhender. Les religions basées sur la vénération des phénomènes naturels, des esprits et des êtres célestes en vinrent à être ridiculisées, tandis que la peur se faisait plus subtile : une peur de la souffrance, de cette souffrance qu’aucun moyen matériel ne peut soulager. L’homme se mit à craindre la souffrance inhérente à la naissance, à la vieillesse, à la maladie et à la mort, ainsi que la déception et le désespoir engendrés par le désir, la colère et l’ignorance – toutes choses qu’aucun pouvoir, aucune richesse ne peuvent soulager.

Il y a quelque deux mille ans, en Inde, d’intelligents penseurs et chercheurs cessèrent de rendre hommage aux êtres surnaturels et choisirent de rechercher plutôt les moyens de conquérir la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort, ainsi que les moyens de supprimer la convoitise, la haine et l’ignorance. De ces recherches est né le bouddhisme, méthode pratique découverte par le Bouddha pour éliminer la souffrance et venir ainsi définitivement à bout des peurs de l’homme.

Le mot « bouddhisme » signifie « l’enseignement de celui qui est éveillé. » Un Bouddha1 est un être « éveillé », qui connaît la vérité de toute chose, qui connaît précisément la véritable nature des choses et peut ainsi se comporter de manière appropriée en toutes circonstances.

Le bouddhisme est une religion basée sur l’intelligence, la science et la connaissance. Son but est d’éliminer la souffrance ainsi que les causes de la souffrance. » Plus loin, page 15 : « Le bouddhisme est une méthode dont le but est d’apporter une connaissance technique inséparable de sa pratique, et d’apporter une compréhension pratique et structurée de la véritable nature des choses. En gardant bien à l’esprit cette définition, vous n’aurez aucun mal à comprendre le bouddhisme. Interrogez-vous et voyez si, oui ou non, vous percevez les choses telles qu’elles sont réellement. [...] Si nous connaissions vraiment les choses telles qu’elles sont, nous n’agirions

jamais de façon inadéquate et, si nous agissions toujours de façon adéquate, il est certain que nous ne serions jamais sujets à la souffrance. Il se trouve que nous ignorons la véritable nature des choses et, en conséquence, nous nous comportons seulement de façon plus ou moins adéquate, ce qui engendre inévitablement la souffrance. La pratique bouddhique a pour but de

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1 Le Bouddha historique, fondateur du bouddhisme, est Siddarta Gautama, prince d’un petit royaume du Népal, dont l’existence est attestée autour 6è siècle av. j.-c., la date de sa mort, incertaine, variant selon les experts.

nous apprendre « ce qui est » réellement. Savoir ce qui est, parfaitement clairement, c’est parvenir au fruit de la Voie, peut-être même au fruit final, le nirvana1 ».

Pour le bouddhisme, « la véritable nature des choses » se caractérise par2 :

- L'impersonnalité (anatman) : rien dans le monde n’a une existence indépendante et réelle en soi ; il n’y a donc aucune âme (atman), aucun soi, mais une simple agrégation de phénomènes conditionnés ; le nirvana lui-même est vide d’essence. Ce vide d’essence (sunyata) désigne la vacuité des êtres et des choses, leur absence d'être en soi (anatman), autrement dit l'inexistence de toute essence, de tout caractère fixe et permanent. Selon le principe de la vacuité, les phénomènes se définissent non pas par une nature propre, une chose en soi qui leur appartiendrait en propre, mais uniquement par l'ensemble des rapports qu'ils ont entre eux. Dans cette perspective, parler d'un phénomène isolé n'est donc l'effet que d'une convention de langage. Il s'agit de comprendre qu'il y a une différence fondamentale entre la façon dont nous percevons le monde, y compris nous-mêmes, et la réalité de ce monde.

- L’impermanence (anitya) : tout se décompose et se recompose sans cesse, tout est transitoire ; elle est universelle, concerne tous les états et les êtres, promesse de changement possible pour ces derniers quand ils sont humains, puisque comme toute chose, notre état présent non-éveillé est impermanent.

- L'insatisfaction : aucun phénomène ne peut nous satisfaire de manière ultime et définitive, puisqu’« en termes de réalité pure ou de vérité absolue, nous ne pouvons rien avoir ni être. Pourquoi ? Simplement parce que la personne qui veut posséder et la chose à posséder sont toutes deux impermanentes, insatisfaisantes et n’appartiennent à personne.»3

À la lumière de ce qui caractérise « la véritable nature des choses », on comprend mieux notre incapacité à la voir correctement et pourquoi toute vie implique dukkha, le plus souvent traduit par souffrance, mais recouvrant chagrin, affliction, douleur, anxiété, insatisfaction, inconfort, angoisse, tension, malheur et aversion.

Cette ignorance, et les illusions qu'elle entraîne, conduisent à l'avidité, au désir de posséder davantage que les autres, à l'attachement et à la haine pour des personnes ou des choses.

Non-éveillés, les êtres sont pris dans le samsara (terme sanscrit désignant l’ensemble de ce qui circule) qui, dans le bouddhisme, désigne « le cycle des existences conditionnées par le karma (somme de ce qu'un individu a fait, est en train de faire ou fera), c'est-à-dire les états de l'existence sous l'emprise de la souffrance, de l'attachement et de l'ignorance »4. Ce cycle est sans commencement dans le temps, il se perpétue par l'accumulation du karma couplée à la soif d'existence, et s'achève pour chaque être dès que le nirvana est atteint. Ce n'est pas une « âme » qui parcourt le samsara, chaque être n'étant, comme nous l’avons vu, qu'un processus impersonnel : ce n'est « ni le même, ni un autre » qui renaît.

« Le mot samsara ne se réfère pas, comme on le croit souvent, à un cercle sans fin d’une existence physique après l’autre. Il se réfère en réalité au cercle vicieux de trois éléments : le désir, l’action

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1 terme sanscrit désignant ce qui s’éteint, ce qui exsuffle2 Les pages correspondantes de Wikipédia, particulièrement bien renseignées, m’ont en partie aidé dans cette description.3 Buddhadasa Bhikkhu, Manuel pour l’Humanité, 1964, p.264 Cyrille Javary in Les trois sagesses chinoises, Albin Michel, 2010, p.181

qui naît de ce désir et les effets qui résultent de l’action. Ensuite il y a l’incapacité à cesser de désirer – comme une obligation de désirer à nouveau – qui entraîne une nouvelle action et un autre effet, lequel ne fait qu’augmenter encore le désir, et ainsi de suite à l’infini »1.

Cette renaissance ne fait donc que prolonger indéfiniment la souffrance. Il va dès lors s’agir de chasser la confusion et l'illusion pour être illuminé par la réalité, « la véritable nature des choses », brisant par la même la souffrance et donc le cycle karmique.

Le bouddhisme chan

Le bouddhisme chan est la résultante du processus d’assimilation du bouddhisme par la pensée chinoise. Leur rencontre date Ier siècle de notre ère, mais on peut raisonnablement dater le début du processus au 5è siècle avec Bodhidharma, fondateur symbolique du bouddhisme chan. Débute alors « l'ère des trois enseignements » où taoïsme, confucianisme, et bouddhisme vont continuellement s'influencer mutuellement.

Pour la majorité des experts en la matière, l’implantation, la diffusion et l’ancrage du bouddhisme en Chine relevaient de la plus haute improbabilité, compte tenu de la contradiction entre la culture chinoise et les fondamentaux de la foi bouddhiste. Pour ne citer que quelques-unes des remarques de Suzuki2 : « [...] L’esprit chinois diffère de l’esprit hindou. [...] Si l’on veut situer les différences

dans leurs grandes lignes, les Chinois sont, avant tout des gens extrêmement pratiques, tandis que les hindous sont visionnaires et hautement spéculatifs. [...] Être pratique signifie, dans un certain

sens, avoir l’esprit historique, observer le progrès du temps et enregistrer les traces qu’il laisse derrière soi. Les Chinois peuvent, à juste titre, se targuer d’être des grands enregistreurs de faits. Quel contraste avec ce sentiment d’absence du temps chez les hindous ! ».

Un faisceau d’éléments spirituels (en partie mentionné à propos du Dao), politiques et économiques vont pourtant en favoriser la diffusion, sa rencontre avec le taoïsme et certaines de ses pratiques centrales le transformant (j’avancerai, en le radicalisant) en un bouddhisme en quête du bouddhisme de l’origine, cherchant à retrouver l’état qui à permis l’éveil de Siddartha Gautama.

Ch’an est l’abrégé de ch’an-na lui-même dérivé du sanscrit dhyana, une des trois stations ultimes du yoga Patanjali3, « qui désigne la concentration de l’esprit et le recueillement, état dans lequel s'abolissent toutes les distinctions entre Je et Tu, sujet et objet, vrai et faux.»4

Le chan a pour but de mener celui qui le pratique à la vision de sa propre nature et à l’éveil parfait ; le chemin pour y parvenir, le plus court, mais aussi le plus ardu, n’étant pas la confrontation intellectuelle avec la Doctrine, mais la pratique du Zazen, posture de recueillement simplement

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1 Buddhadasa Bhikkhu, Manuel pour l’Humanité, 1964, p.272 Daisetz Teitaro Suzuki in Essais sur le bouddhisme zen, séries 1,2,3, Albin Michel 2003, p.113 & 1143 Le yoga, terme sanscrit qui se traduit littéralement par « joug », recherche de « l’attelage », de l’union avec Dieu, désigne, dans

l'hindouisme, toutes voies de connaissance divine. Le yoga Patanjali se définit comme un effort méthodique pour parvenir à la perfection par la maîtrise des différents éléments de la nature humaine, tant physique que psychique : le corps physique, la volonté active et la conscience perceptive doivent être contrôlés. (reprise de plusieurs entrées du Dictionnaire de la sagesse orientale)

4 in Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989, p.702

assis, sans but, ni esprit de profit. Ce difficile abandon du recours à l’entendement est clairement justifié par Suzuki : « Il faut qu’une faculté plus haute que l’intellect saisisse la nature de cet être intérieur où manifestement le combat se déroule, acharné, entre le fini et l'infini. Le Zen déclare en effet que c'est l'intellect qui, le premier, nous a incités à poser la question à laquelle il ne pouvait répondre par lui-même, et que par conséquent, on doit le laisser de côté pour recourir à quelque chose de plus haut et de plus lumineux. »1

Quatre principes aussi brefs qu’incisifs fondent le chan et sa pratique : « une transmission spéciale en dehors des Écritures orthodoxes », « aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres », « se diriger directement vers l’âme de l’homme », « contempler sa véritable nature et réaliser l’état d’un bouddha ».

Le premier principe, appelé aussi « illumination soudaine », joue un rôle de premier plan ; c’est une transmission muette qui fait référence à une situation apparemment anodine (un geste, une attitude, un phénomène naturel) dont la « vision » provoque une brusque illumination et permet, en un éclair, de percevoir l’essence de la doctrine de Bouddha.

Le second consiste notamment, depuis le milieu du 10è siècle, en l’utilisation systématique des koan comme moyen de formation. Il se présente sous la d’une histoire, d’une affaire, d’une situation souvent cocasse qui exige une réponse dont elle ne contient pas les données. « Le caractère fondamental de tout koan est le paradoxe, ce qui « au-delà de la pensée », ce qui transcende le raisonnement logique et rationnel. Le koan n’est pas une « énigme », car ce n’est pas l'intelligence qui le résout. Sa « solution » passe par un brusque changement de niveau de compréhension. »2

À la solution non intellectuelle des problèmes posés par le troisième principe, le chan propose une pratique exigeante permettant d’atteindre un état mental d’attente dépourvue d’objet et sans contexte, une attention où seule l'interrogation finit par subsister (pourtant sans consistance au regard de la logique puisque sans objet).

De cet état d’extrême concentration rendu possible par l’effacement des pôles logiques de la signification (allant jusqu’à l’oubli de l’oubli), il va s’agir de ressentir que nous avons pourtant laissé intact quelque chose ; quelque chose qui nous échappe parce que nous ne sommes en mesure ni de nous en distinguer, ni de l'objectiver. Ce quelque chose, intraduisible, le chan le nomme zi xing : « de soi-même / par ses propres moyens / de sa propre initiative / vraie nature ».

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1 op.cit. Suzuki, p.172 in Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989, p.291