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LA COMÉDIEDE TERRACINA
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Du même auteur
AUX MÊMES ÉDITIONS
Fin de saison au palazzo Pedrottiroman, coll. «Fiction & Cie»; coll. «Points Roman» n° 170
La Nartelleroman, coll. «Fiction & Cie»
Gioacchino Rossini
Rivieranouvelles, coll. «Fiction & Cie»
Sérénissimeroman, coll. «Fiction & Cie»; coll. «Points Roman», n° 545
Un amour de chatroman, coll. «Points Roman», n° 623
Charles et Camilleroman, coll. «Points Roman», n° 667
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
Cartes postalesroman, Gallimard, et coll. «Folio»
Louis-Ferdinand Céline, misère et paroleGallimard, coll. «Folio»
Les Cercles de l’orageroman, Grasset
Yedda jusqu’à la finroman, Grasset
Bébert, le chat de Louis-Ferdinand CélineGrasset, et coll. «Cahiers rouges»
CélineBelfond, coll. «Les dossiers»
Mes îles Saint-LouisLe Chêne-Hachette
Il me semble désormais que Roger est en Italierécit, Actes-Sud
La Vie de CélineGrasset
L’Art de vivre à Venise(photographies de Jérôme Darblay)
Flammarion
Paris vu du Louvre(photographies d’Albert Wolf)
Adam Biro
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FRÉDÉRIC VITOUX
LA COMÉDIE DE TERRACINA
roman
ÉDITIONS DU SEUIL27, rue Jacob, Paris VIe
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ISBN
© ÉDITIONS DU SEUIL, SEPTEMBRE 1994
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite parquelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
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978-2-02-106742-2
A celle qui découvrit avec moi, un jour d’avril, la ville de Terracina…
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J’ai toujours tout écrit commeRossini écrit sa musique.
STENDHAL
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Vendredi 13 décembre
J’étais bien plus fou, mais bienplus heureux quand, sans en riendire à personne, je songeais tou-jours aux passions que je mecroyais à la veille d’éprouver, etpeut-être d’inspirer.
STENDHAL
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– Un cocher de Provence, voulez-vous imaginer uneseconde un cocher sur la route d’Arles à Marseille à tra-vers les marais de la Camargue par exemple, et quidéclamerait aux voyageurs des Messageries des pas-sages de La Chanson de Roland ou bien des sonnets deRonsard?
Du fond de sa bergère, non, elle n’imaginait pas cecocher de Provence.
– En France, les cochers ne savent rien, ne pensent àrien, n’éprouvent rien. Et les voyageurs non plus. Maisle vieux conducteur de la voiture qui nous a menés à Terracina déclamait, lui, à tue-tête des fragments deLa Jérusalem délivrée et des sonnets de Pétrarque. Etvous savez pourquoi?
Elle n’en avait pas la moindre idée non plus, ellehocha la tête mais, dans la pénombre où elle s’était reti-rée, son signe de dénégation lui fut invisible.
– Eh bien, pour empêcher les passagers de dormir!Pour les empêcher, autrement dit, d’attraper la malaria!Quand on dort en traversant les Marais pontins, on risqued’attraper la malaria. Notre cocher en était persuadé.
Elle leva vers lui son visage dont il entrevit la pâleur,et elle posa son ouvrage sur ses genoux.
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– Et vous-même en étiez persuadé?Il s’arrêta une seconde de marcher.– Je suis persuadé de n’avoir pas dormi.– Vous m’en voyez rassurée.Se moquait-elle de lui?A vrai dire, elle le trouvait simplement un peu ridi-
cule dans sa véhémence, alors qu’il ne cessait d’aller etvenir devant la fenêtre, mais elle s’efforçait de ne pastrop le laisser paraître. Elle reprit sa broderie parce quebroder est un avant-goût de l’éternité, une façon d’ou-blier ou de refuser le temps, les années, la vieillesse quimenace, et l’ennui. A l’inverse de ces insectes animésd’une infinie patience, qui s’appliquent à dévorer unefeuille de rosier et qui détruisent un peu de la beautédu monde, elle perforait avec son fil et son aiguille latrame de l’ouvrage tendu sur son tambour, elle donnaitdes couleurs à la feuille de rosier dessinée sur la toile etelle reconstituait un peu de la beauté du monde.
A chacun de ses passages devant la fenêtre, le salons’assombrissait alors que, de l’autre côté de la via PortaRomana, se détachait, éclairée par les derniers rayonsde soleil, la façade blanc crème de l’église du Purga-toire scandée par ses pilastres corinthiens et surmontéed’un fronton baroque.
Depuis qu’elle était elle-même arrivée à Terracinapour son rendez-vous avec sa cousine à l’absence encoreinexpliquée, Josefina avait pris l’habitude de s’installerainsi dans le grand salon, elle aimait jeter un coup d’œilà la façade de l’église, où l’on accédait, après avoir fran-chi une grille de fer forgé, par un escalier grandiloquentcomme une montée vers le ciel. Cette vision la rassurait,l’apaisait, elle y voyait une forme de confirmation decette éternité qu’elle affrontait avec son ouvrage de bro-
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derie. Parfois, elle sursautait quand se déclenchait levacarme des cloches, le temps se remettait en marche.Mais là, avec cet homme courtaud et volubile qui ne ces-sait de marcher, de projeter de l’ombre dans le salon etde lui masquer la vue de l’église, non, elle ne pouvaitrien faire. Ni broder, ni s’apaiser, ni penser au paradis ouà l’éternité. Cet homme venait-il d’arriver lui-même àTerracina pour lui infliger le purgatoire de ce côté-ci dela rue? Cette pensée la fit sourire.
Se moquait-elle encore de lui? Désemparé, il reprit lefil de son discours semblable à un fil d’Ariane, pour nepas s’égarer sans recours.
– Heureux pays qui prête à ses écrivains toutes lesvertus, celle de guérir les âmes et les corps, celle devous prémunir de la sottise et de la malaria!
– Disons au moins la vertu de vous empêcher de dor-mir, si je vous ai bien compris.
– Heureux pays, poursuivit-il sans se laisser troubler,où les cochers des Messageries pontificales déclamentdes sonnets de Pétrarque et des vers de La Jérusalemdélivrée!
– Heureux pays, dites-vous?Était-ce une question ou un doute qu’elle laissait
échapper, semblable à un soupir? Il aurait aimé lire laréponse sur son visage mais, du fond de la pièce où elles’était retirée, il ne distinguait toujours pas ses traits etcela était mieux ainsi. Les femmes que l’on devine sonttoujours plus belles que les femmes que l’on distingue.Et moins intimidantes.
Il allait et venait devant elle, dans ce salon, dans cettedemeure où il s’était présenté quelques minutes plustôt et où il attendait le comte Nencini. Et plutôt qued’affronter le regard de la jeune femme, son sourire,
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son ironie (qui était-elle, il n’avait pas retenu son nom,il ne s’agissait pas de la maîtresse de maison, du resteoù était-elle, la maîtresse de maison?), plutôt que debattre en retraite, de prendre conscience de la balour-dise qui l’affligeait, il préférait côtoyer une ombre etparler, parler surtout pour noyer le silence, oublier satimidité et masquer son embarras.
– J’insiste: un heureux pays! Y gagne-t-on quelquechose du côté de l’esprit? Non, c’est l’âme qui y gagne,les ressorts de mon âme nourrie et fortifiée. Et tant pissi je vous parais ridicule ou grandiloquent!
Elle ne daigna pas le détromper – ce qui était cruel desa part – et, avant qu’il reprît son souffle ou perdît de saconfiance, elle le pria de s’asseoir – ce qui était simple-ment poli. A contre-jour, il s’avança vers elle et s’assitau bout de la banquette disposée devant le piano.
Une vieille domestique se présenta à cet instant etdisposa deux lampes sur la cheminée et le guéridon de bois de rose. Le salon s’élargit, se modela avec sesombres et ses lumières.
Le Français passa un doigt dans son col. Un peu desueur perlait au bout de ses favoris. Ses lèvres étaientfines, ses yeux à la fois fureteurs, inquiets et malicieux.Josefina le jugea, ma foi, assez attendrissant malgré son gros nez et son cou trop épais. Quel âge pouvait-ilavoir? Une trentaine d’années, son âge à elle, pensa-t-elleencore.
– Y a-t-il un Opéra à Terracina? lui demanda-t-ilaprès un bref silence.
Elle sursauta.– Non, je ne le crois pas. Il en parut chagriné mais guère surpris.Elle ajouta:
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– A Terracina, il n’y a rien. Voilà ce que je soupçonnedepuis mon arrivée ici il y a moins d’une semaine.
– Rien?– Rien sinon la frontière avec le royaume de Naples.– Je le sais.– Et vous savez aussi que, pour ma cousine Gabriella
et son époux, cette frontière est hélas! un abîme?– Oui, je crois le savoir.– Alors, vous savez tout, monsieur.Et elle laissa la conversation mourir.Pour lui, une ville sans Opéra n’était pas une ville digne
de ce nom. Dès qu’il arrivait quelque part, c’était là sapremière question: y a-t-il un Opéra? Et là où il n’y avaitpas d’Opéra, il n’y avait pas de civilisation et par consé-quent il n’y avait pas de bonheur. Cette certitude l’habi-tait depuis ce soir de mai 1800 où, jeune homme quin’avait pas encore dix-huit ans, sans emploi et sans uni-forme, surnuméraire de l’armée d’Italie, encombré d’ungros sabre, épuisé à poursuivre à cheval avec quelquesjours de retard les troupes du Premier Consul, il venaitd’arriver à Novare après avoir franchi le Saint-Bernard etrespiré enfin dans la plaine de Lombardie le parfuminconnu de l’aventure et de la liberté. Et là, en ville, ilavait assisté à une représentation du Matrimonio Segretode Domenico Cimarosa. Depuis lors, sa religion étaitfaite et sa patrie trouvée, car les seules patries qui impor-tent sont celles que l’on adopte, c’est une évidence: il neserait heureux qu’en Italie, et à proximité d’un Opéra.
Il se racla la gorge et jeta un coup d’œil au salon, à sesmurs lambrissés d’un bois couleur miel et au piano surlequel restait déposée une fine couche de poussière. N’yavait-il donc pas plus de pianiste dans cet appartementque d’Opéra dans la ville?
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– Le comte Nencini ne joue pas, lui dit son interlocu-trice sans lever les yeux de sa broderie.
Il fut stupéfait qu’elle réponde avec tant de naturel àla question qu’il n’avait pas encore posée. Décidément,les femmes en Italie avaient plus d’esprit que partoutailleurs. Et plus de beauté? Il n’osa la dévisager. Pasencore.
– Et à Rome, reprit-elle avec une courtoise indiffé-rence, à quel opéra avez-vous assisté?
– A Rome, dimanche dernier, j’ai assisté à la messedu pape à la chapelle Sixtine, avec le fameux chœur descastrats.
– Ah! oui, les castrats, approuva-t-elle machina-lement.
– Un cauchemar, un concert de chapons enroués.Surprise, elle éclata de rire. Et ce rire les libéra de
toute gêne. Ou de toute prudence dans leurs propos. Sur le guéridon en bois de rose, à côté de la lampe,
elle laissa enfin son ouvrage de broderie puis se leva,s’étira, glissa la main sur son corsage, sur sa robe, d’ungeste machinal. Et ce geste lui parut le plus gracieux,désinvolte et sensuel du monde.
– A Rome, ajouta-t-il, j’avais assisté quinze jours plustôt à une représentation du célèbre Barbiere de Rossini.
– Et aucun chapon enroué n’y chantait, je l’espère?– Aucun, et le trio du deuxième acte m’a paru admi-
rable, entre Rosine, Figaro et Almaviva. Mais il y a toutde même dans cette œuvre bien des négligences.
– Les Romains l’ont pensé aussi, à ce que l’on m’en a dit.
– Croyez-vous? Les Romains ne pensent plus beau-coup aujourd’hui, j’ai pu m’en persuader.
– Auraient-ils mieux à faire?
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Il la dévisagea enfin de ses yeux de Français – ou deséducteur. Elle se troubla mais il ne songea pas à insis-ter, à risquer une allusion grivoise.
– A Rome, penser est un danger, lui répondit-il avecprudence.
– Penser est toujours un danger, n’est-il pas vrai?Il hésita avant de répondre, suffoqué par cette femme
qui affichait devant lui un air de parfaite innocence entenant des propos d’une audace non moins parfaite.
– Vous avez raison, lui dit-il enfin en souriant. Etc’est pourquoi, en France, une fois que l’on passe pourun homme d’esprit, on se tait. A quoi bon de nouveauxefforts? Ou de nouveaux dangers?
– Efforts ou pas efforts, dangers ou pas dangers, vousne trouverez guère à Terracina beaucoup de gens d’es-prit, je le crains.
– Vous oubliez que je vous ai déjà trouvée.– Vous êtes bien aimable.De nouveau, elle se mit à rire de bon cœur, avec une
indulgence qu’il jugea charmante. Puis elle lui demandasi la chambre qu’on lui avait fait préparer lui convenait.Il répondit que oui. Il s’agissait de la chambre qu’occu-pait parfois la comtesse, sa cousine, mais en son absenceil pouvait en disposer. Le comte, ajouta-t-elle, espéraitlouer cette maison le moins longtemps possible, maisquand donc serait-il autorisé à retourner à Naples?
Elle soupira. La nuit s’était maintenant installée et l’église du Pur-
gatoire s’éloignait, ombre noire de l’autre côté de la viaPorta Romana. Dehors, les silences se firent plus pro-fonds, les bruits de la ville aussi. Ils entendirent les pasd’un cheval sur les pavés, des cris d’enfants, les bribesd’une conversation dans la rue. Le salon, par contraste,
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dans la tiède lumière de ses lampes et de ses miroirsqui reflétaient ses lambris couleur miel, leur parut àtous les deux plus hospitalier. Un refuge où il faisaitbon parler, faire montre d’esprit, de gaieté, éviter lespensées trop sincères et par conséquent trop blessantes,à seule fin d’adoucir un peu le cours du temps.
Il n’hésita plus davantage à affronter son regard et à ladévisager, cette jeune femme italienne à la beauté graveet naturelle, dénuée de l’horrible affectation qui gâte leteint de ces Parisiennes trop assurées de leurs charmes.Et il décida en un instant de tomber amoureux d’elle. Atout le moins de la séduire. C’était l’hommage qu’il luidevait. N’était-ce pas du reste un devoir à ses yeux quede tenter l’assaut? Mais était-elle «ayable» comme ilaimait à le dire? Bah! il verrait bien. Aucun scrupule nepouvait le retenir. Josefina était donc la cousine de lacomtesse Nencini, elle venait de le lui apprendre. Et ellevivait seule selon toute apparence. Alors…
Il rapprocha son siège de celui de la jeune femme.Elle soutint son regard sans ciller. Prête à subir l’assaut,à tenir bon, à décourager l’agresseur. Un sourire flottasur ses lèvres. Comme une arme. Il en perdit beaucoupd’assurance.
A cet instant, une porte claqua sur le perron. Unediversion, une suspension des hostilités. Ils en furenttous les deux soulagés.
– Ah! monsieur Beyle, s’écria le comte en entrant,quelle joie de vous recevoir!
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RÉALISATION: PAO ÉDITIONS DU SEUILIMPRESSION: S. N. FIRMIN-DIDOT AU MESNIL-SUR-L’ESTRÉE
DÉPÔT LÉGAL: SEPTEMBRE 1994. N° 20273 ( )
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