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ERIC EMERY TEMPS ET ESPACE EN MUSIQUE Ce texte résulte d'une étude réalisée en 1998 et présentée lors de la Quatrième Rencontre "Physique et Interrogations fondamentales" consacrée à "Symétrie et brisure de symétrie", ouvrage édité par EDP,Paris. Lorsque j'ai proposé ce thème aux organisateurs de ce Colloque en hommage à J.S Bach, j'ai pensé que je serais en mesure de traiter mon propos tout en faisant un détour. Musique et architecture seraient un point de mire. Or, s'il y a parmi les compositeurs diversité de dons, il y a singulièrement R. Schumann comme poète et J.S. Bach comme architecte. Oui, la rhétorique du maître de la fugue témoigne de procédés et de techniques d'écriture fort bien adaptés à la construction d'édifices, petits ou grands. Certaines de ses œuvres sont de véritables cathédrales, même celles qui peuvent paraître brèves, telle la fugue de la cantate BWV 50. Certes, l'architecture est art de l'espace, la musique art du temps .Mais Henri Delacroix n'écrit-il pas dans sa Psychologie de l'Art (1927) : "Les arts de l'espace se construisent lentement dans le temps; les arts du temps se construisent lentement dans l'espace." D'autres penseurs ont repris cette thèse, l'ont commentée, chacun à sa manière. Pour ma part, j'ai décidé d'aborder la notion de temps et espace en art musical en me référant à la notion de symétrie. Mon étude comprend trois parties : - symétrie en art architectural et art musical - brisures de symétrie en art musical - commentaires à caractère philosophique PREMIERE PARTIE SYMETRIE EN ART MUSICAL ET ART ARCHITECTURAL Tournons-nous d'abord vers Paul Valéry. Dans Ecrits sur l'Art , il fait mention de son itinéraire d'adolescent méditant sur les liens qui associent musique et architecture. Il écrit : "Les rapports sont très faciles à pressentir, vaguement délicats à préciser et à définir et il n'est pas impossible de les mettre en doute. (…) Architecture et musique admettent toutes deux la répétition(…). Leur nature respective permet ou suggère tout un luxe de combinaisons ou de développements réguliers par lesquels ils se rattachent ou se comparent à la géométrie et à l'analyse". Valéry raconte ensuite le mythe d'Amphion : le musicien reçoit la lyre des mains d'Apollon. Sous ses doigts naît la musique et à la faveur de celle-ci les pierres se mettent en mouvement, s'assemblent, s'ordonnent; c'est la naissance de l'architecture. Ce mythe n'est pas sans rappeler la phrase célèbre de Schopenhauer : l'architecture est de la musique pétrifiée". Espace et temps ! Essayons de voir si l'on peut les associer l'un à l'autre au sein de l'expérience musicale. Venons-en maintenant à la symétrie. Est-il permis d'en parler à propos de musique ? Deux thèses sont en présence. Certains penseurs affirment que dans la musique qui est un art du temps, la symétrie est nécessairement dénaturée; à l'échelle macroscopique, il y a la flèche du

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ERIC EMERYTEMPS ET ESPACE EN MUSIQUE Ce texte rsulte d'une tude ralise en 1998 et prsente lors de la Quatrime Rencontre"PhysiqueetInterrogationsfondamentales"consacre"Symtrieetbrisuredesymtrie",ouvrage dit par EDP,Paris. Lorsque j'ai propos ce thme aux organisateurs de ce Colloque en hommage J.S Bach, j'aipensquejeseraisenmesuredetraitermonpropostoutenfaisantundtour.Musiqueetarchitecture seraient un point de mire. Or, s'il y aparmi les compositeurs diversit de dons, ilyasingulirementR.SchumanncommepoteetJ.S.Bachcommearchitecte.Oui,larhtorique du matre de la fugue tmoigne de procds et de techniques d'criturefort bienadaptslaconstructiond'difices,petitsougrands.Certainesdesesuvressontdevritablescathdrales,mmecellesquipeuventparatrebrves,tellelafuguedelacantateBWV 50. Certes, l'architecture est art de l'espace, la musique art du temps .MaisHenri Delacroixn'crit-ilpasdanssaPsychologiedel'Art(1927) :"Lesartsdel'espaceseconstruisentlentement dans le temps; les arts du temps se construisent lentement dans l'espace." D'autres penseurs ont repris cette thse, l'ont commente, chacun sa manire. Pour mapart,j'aidcidd'aborderlanotiondetempsetespaceenartmusicalenmerfrantlanotion de symtrie. Mon tude comprend trois parties :- symtrie en art architectural et art musical- brisures de symtrie en art musical- commentaires caractre philosophiquePREMIERE PARTIESYMETRIE EN ART MUSICAL ET ART ARCHITECTURAL Tournons-nous d'abord vers Paul Valry. DansEcrits sur l'Art , il fait mention de sonitinraired'adolescentmditantsurlesliensquiassocientmusiqueetarchitecture.Ilcrit :"Lesrapportssonttrsfacilespressentir,vaguementdlicatsprciseretdfiniretiln'estpasimpossibledelesmettreendoute.()Architectureetmusiqueadmettenttoutesdeux la rptition(). Leur nature respective permet ou suggre tout un luxe de combinaisonsou de dveloppements rguliers par lesquels ils se rattachent ou se comparent la gomtrieet l'analyse". Valry raconte ensuite le mythe d'Amphion : le musicien reoit la lyre des mains d'Apollon.Sous ses doigts nat la musique et la faveur de celle-ci les pierres se mettent en mouvement,s'assemblent, s'ordonnent; c'est la naissance de l'architecture. Ce mythe n'est pas sans rappelerlaphraseclbredeSchopenhauer :l'architectureestdelamusiqueptrifie".Espaceettemps !Essayonsdevoirsil'onpeutlesassocierl'unl'autreauseindel'expriencemusicale.Venons-en maintenant la symtrie. Est-il permis d'en parler propos de musique ? Deuxthsessontenprsence.Certainspenseursaffirmentquedanslamusiquequiestunartdutemps, la symtrieest ncessairement dnature; l'chelle macroscopique, il y a la flche dutemps; donc ,en art musical, la symtrie ne joue pas un rle central; elle est en revanche chezelle en architecture. D'autres penseurs n'hsitent pas dire au contraire que la symtrie est unepice matresse en musique et qu'il est opportun d'en tenir compte dans l' analyse des formesmusicales. Lesquelsont raison ? Et s'ils avaient tort les uns et les autres ? Ou raison tous ensemble ?Essayons de traiter le problme en profondeur. Concernant la premire thse, consultant l'ouvrage de rfrence qu'est leVocabulairetechniqueetcritiquedelaphilosophied'AndrLalande,nouspouvonsliresousl'articlesymtrie : enun sens prcis, caractre de deux figures gomtriques qui peuvent tre placesd'une faon telle qu' chaque point de l'une correspond un point de l'autre". L'on se situe icidansl'horizonduquotidienoprioritestdonneauspatial :symtrieaxiale,centrale,planaire. C'est un bon argument en faveur de la premire thse. Avant de revenir l'ouvrage de Lalande, essayons de prospecter cet horizon naf en faisantintervenir,enartmusical,lartrogradation,quisetraduitparunesymtrieencriture.Prenons pour exemple un fltistemettant successivement les notes du registre mdian do-fa-sol puis, aprs un silence, sol-fa-do ; de mme, la gamme montante do-r-mi-fa-sol-la-si-dopuislagammedescendantedo-si-la-sol-fa-mi-r-do.L'auditeur,quis'approprielesnotesentendues,parvientavecaisancediscernerunesortedesymtriedanslefluxtemporel.Mais, si l'on enregistre sur une bande magntique la squence do-fa-sol et que l'on effectueunertrogradationstricteenpassantl'enregistrementensensinverse,lasquencesol-fa-dogrnesesnotesaveclesattaquesdessonsenfind'missionetl'auditeur,intriorisantlesmessages, ne discerne une certaine symtrie que s'il fixe son attention sur les hauteurs. Faisons un pas de plus en prenant un deuxime exemple : le fltiste met la squence do-fa-sol enrichie de la note mi (aprs le do) et complte de deux notes terminales r-do, donc do-mi-fa-sol-r-do ; il y joint, aprs un silence, la squence rtrograde do-r-sol-fa-mi-do. Cettefois-ci,unauditeur-musicienneparvientplusdiscernerunequelconquesymtriedansleflux temporel, mais je n'exclus pas la possibilit, pour un auditeur-technicien qui s'est exercensituationdelaboratoirededcrypterunesymtrie.Pourquoilasquenceenrichienegnre-t-elle plus, en art musical, un jeu de symtrie? C'est ici qu'il convient de faire rfrencelathoriedelaforme,bienprsentenotammentparl'AllemandWolfgangKhleretleFranais Paul Guillaume. Expliquons-nous : une mlodie se compose de sons, ordonns selon des rythmes dmentchoisis; elle est capte comme un complexe qui possde une vritable individualit; elle a uncommencement,undveloppement,unefin ;elleseconstruitdansladurelafaveurdecertains sons qui assument en quelque sorte diverses fonctions, alors que d'autres sons jouentun rle secondaire, ornemental ou de liaison. Nous devons admettre ds lors que la "forme",quiestcettemlodie,estuneentitdiffrentedelasommedessonsoudespartiesquilaconstituent.Ainsi,lasquencedo-fa-solneconstitue-t-ellepasuneforme,alorsquelasquence do-mi-fa-sol-r-do en constitue bien une. On comprend donc que la rtrogradationdecettederniresquencen'engendrepasaveclaprcdenteunjeudesymtrie ;c'estuneautre forme musicale possdant une individualit bien elle. Levons encore un doute ventuel en considrant le premier motif musical quepropose Bachdans la Sarabande de la Suite en la mineur pour flte seule : le voici, suivi du motif rtrogradet du motif renvers (la monte d'un ton se traduit par une descente d'un ton, lamonte d'unetierce majeure par une descente d'une tierce majeure et ainsi de suite)Ilapparatdoncbienquechacundestroismotifsmusicauxasoncaractrepropre ;pasdesymtrie apparente entre eux pour l'auditeur-musicien! De quoi donner raison la premirethse.Mais n'en restons pas l et considrons la deuxime thse. Consultons nouveau l'ouvragedeLalande.Onylit,sous"symtrie" :"enunsenslarge,seditdetoutedispositiondontl'aspectgnralestanalogueceluidelasymtrieproprementdite,c'est--diredanslaquelle il y a des lments qui se rpondent ou qui se font pendant".L'adjectif "analogue" a ici une importance toute particulire et nous y reviendrons. Maisauparavant, arrtons-noussur cette seconde dfinition qui nous incite faire une remarque :l'apprhension et la conceptualisation de la notion de symtrie ont pris consistance la faveurd'un concept mathmatique, non point dans le domaine de la gomtrie, mais dans celui del'algbreavecLagrange,Vandermondeet,surtout,EvaristeGallois.D'ailleurs,leslycensapprennent qu'une formule -ou une quation- est dite symtrique par rapport deux variablesx et y si elle subsiste quand on remplace x par y et y par x. Bien plus quand on s'intresse lanotion de symtrie en la situant dans des contextes prcisants autres que ceux de la gomtrieetdel'algbre,c'est--direencosmologieetenphysique,notammentenphysiquedesparticules,onprouvelancessitdedfinirlasymtrieenunsenslarge,unhorizonfinspcifi. Ainsi le physicien des particules dira-t-il volontiers que proprits de symtrie sontproprits d'invariance. Si nous voquons ces contextes autres que gomtriques, c'est essentiellement poursouligner l'importance, pour la progression de la recherche, de pouvoir passer d'un horizon deralit sommaire un horizon fin ou trs fin. A propos de symtrie, c'est tre apte se rfrer,non seulement une dfinition au sens strict du terme, mais encore une dfinition au senslarge ;celaestvraiensciencesditesexactes,maisaussiensciencemusicologique,commenous allons essayer de le montrer.Consultons le compositeur et musicologue Maurice Emmanuel. L'on trouve, dans l'indexdescriptif de son ouvrage de 1911 :Histoire de la langue musicale -qui fait encore autoritaujourd'hui-lanotesuivante:"lasymtriesupposedansl'uvreoupartiedel'uvrelaquelleelles'appliqueunesectioncentraledepartetd'autredelaquelles'installentdessquences dites pendants". Il serait possible d'illustrer ces dires par des vocations historiques orientes vers les formesmusicales antique, mdivales ou Renaissance. Mais arrtons-nous plutt sur une forme qui aconnusonessoravecAlessandroScarlattietlargementemployeparBach,l'ariadacapo,pice matresse de l'opra italien du XVIII sicle. Elle est caractrise par le schma a-b-a etnous allons essayer de dfinir cette notion. Qua dire de cette ide de schma? Elle peut tre en relation avec les notions d'analogie et demodle. Or, le mot "analogue" se trouve insr dans la dfinition de la symtrie au sens largeselon Lalande. Que faut-il entendre par le mot analogie? Employ en langue courante, il nesuscite aucune problmatique dans les divers contextes o il est engag, mais il reste vague.En d'autres circonstances, toutefois, son sens demande tre prcis; ainsi, dans le contextedes modles mathmatiques, le mot "analogie" prend un sens spcifi si on le met en relationavec l'ide de schma : on dira que deux modles d'un mme schma sont en correspondanceanalogique.Faisonsenoutreapparatrel'idede"significationextrieure" :soitunecartereprsentatived'uneville;lacarteestleschmadelavilleetlavilleestlasignificationextrieure du schma. Dans cette perspective, le schma a-b-a peut tout aussi bien revtir comme significationextrieurelaformemusicaledel'ariaquelastructured'untableausymtriquelaborentriptyque, d'un tapis avec partie centrale encadre par deux bords en symtrie, d'un chteaucommeceluideVersailles,parexemple,avecuncorpscentralflanqudedeuxailessomptueuses . Le schma a-b-a ouvre vers l'ide d'analogie, les symtries gomtriques du tableau, dutapis, du chteau suggrent par analogie la symtrie de l'aria da capo. Cela nous conduit donc conclure que les thses formules plus haut sont donc accueillirtouteslesdeux;ellessontcomplmentairesets'explicitentchacunedansdescontextesdiffrents. Mais affinons encore notre recherche, la faveur de rflexions sur le problme du temps enart musical. Temps et espace sont-ils, oui ou non, en stricte confrontation ? Pour essayer de rpondre cette problmatique, nous allons parcourir un itinrairecomportanttroistapes :leproblmedutempsenartmusical,lanotiondereprsentationauditiveausensdupsychologuerusseB.M.Teplovetlanotiondertention,ausensduphilosophe allemand E. Hsserl.Abordons le problme du temps en art musical en compagnie d'Henri Poincar. Partant d'unschma sommaire, il oppose tout simplement temps physique comme notion objective tempspsychologiquecommenotionsubjective.Or,l'apportspcifiquedeFerdinandGonsethconcernant le problme du temps a consist travailler avec un schma plus fin; il fait valoirlathseque,dansl'horizondutempsditobjectif,ilyatroisvariantesdgager :letempscosmiqueouChronos,quinedoitrienpersonne,letempsrelationnelquipermetauxhommesdedployerleurstravauxensembleetletempsintgroumesurquinousestpropos par nos montres. Dans l'horizon du temps dit subjectif, Gonseth dgage galement trois variantes : le tempsexistentiel ou le temps dont on a besoin pour dployer son activit (il apparat dans la phrase :je n'ai pas le temps), le temps conscientiel ou le temps dont on a conscience quand on constatequ'ilpasselentementouvite(commedanslaphrase :letempsdure)etletempsidelouimaginal que fait valoir l'imagination (ainsi exprim dans la phrase : je songe au temps quenous avons vcu ensemble). Notons au passage que cette approche pluraliste du temps subjectif se retrouve chezBachelarddanssonouvrageLaDialectiquedeladureetplusparticulirementdanslechapitre qu'il consacre l'art musical. Il fait intervenir les trois variantes que voici : le tempsque l'on vit (temps existentiel), le temps que l'on ressent (temps conscientiel) et le temps quel'on structure (temps idel). L'on ne peut mieux illustrer l'intervention du temps en musique des temps existentiel,conscientiel et idel que par l'admirable Suite en r majeur de Bach. Nous dirions volontiersqueletempsexistentiels'accuseplusparticulirementdanslemouvementdelabasse,laquelleponctuecadentiellementladureetnouepermetdepercevoirenquelquesortel'coulement temporel au cours duquel se manifeste notre activit. Sur cette basse et soutenupar elle, le mouvement de la mlodie : celle-ci se dploie avec une libert que seul le tempsidel peut donner, un temps qui procde de l'imagination cratrice du compositeur. Reste laprogression harmonique : elle lie les voix entre elles, la basse et la mlodie ; cet gard, legniedeBachestinsurpassablelorsqu'ildiffre,avecunartconsomm,larsolutiondesdissonancespournelafaireintervenirqu'autermedeceslonguesdouzemesuresdurantlesquelles la phrase musicale a trouv l'occasion d'un plein panouissement ; c'est ici le tempscoscientiel que l'on sollicite, puisque prdominent les sentiments d'attente jusqu'au momento satisfaction est donne sur la fondamentale de l'accord. Ainsi le discours de Bach doit-il saplnitude cette extraordinaire synthse, musicalement ralise, des trois variantes du tempsqueGonsethamisesenvidencesurleversantdelasubjectivit ;sanscesseassocieslesunesauxautres,ellescontribuentveillerchezl'auditeurl'impressionqu'ilvituneexprience dont la cohrence est totale ; sentiments temporels de causalit, de finalit et decompltude sont confirms au-del de tout ce que le musicien peut souhaiter. Abordons maintenant la notion de reprsentation auditive. Teplov en parle longuement danssonlivre :Psychologiedesaptitudesmusicales.Poursefairecomprendre,ilserfreMozart qui nous offre dans une de ses lettres un tmoignage suggestif : il crit qu'il compose"dans sa tte" et qu'il parvient crer certaines de ses uvres comme s'il les embrassait d'unseul regard au mme titre que l'on voit un beau tableau ou un bel tre humain ; il les entend enattitude de conscience comme si elles se prsentaient sous la forme d'une structure cristallise. Carl Maria von Webertmoigne son tour : son "oreille intrieure" possde une tonnanteaptitudeembrasserdansleurtotalitlesarchitecturesmusicales.Cesdeuxmusiciensdisposaient d'un pouvoir de reprsentation auditive exceptionnel ; ils parvenaient se mettreaubnficed'unesaisiedesuvresmusicalescommesiellestaientspatialesetceci,dirons-nous, sous le signe du temps idel. Pouvoir exceptionnel que le commun des mortelsne possde que d'une manire limite et fragile. Passons enfin la notion de rtention, dgage par Hsserl dans son ouvrageLeons pourune phnomnologie de la conscience intime du temps. Selon l'auteur, la rtention permet l'auditeur-musiciendecaptercequivientd'tredonn,alorsquelaprotentionleprpareentendre ce qui va venir. Ainsi, la faveur de ces deux phnomnes de conscience, il parvient lier les moments successifs les uns aux autres ; il fait de ce qu'il entend dans la dure desstructures unifies, il retient la plage musicale qui s'est vanouie et se prpare- parfois tort,d'o des surprises- accueillir la plage suivante. Ainsi, telle fugue de Bach est-elle saisie dansune globalit et, quand l'excution est acheve, l'auditeur bnficie d'une ressaisie de l'uvre :unsouvenircohrents'esquisseous'laboresittl'couteacheve.Rtentionetsouvenirs'associentetcelapermetl'auditeurattentif,voireconcentr,desaisirl'uvrecommes'ils'agissaitd'unearchitecturebienstructure,d'unesortedecathdraleparexemple.Celaestparticulirementfrappantpourcesformesparfaitementstructuresetsymtriquedontnousavonsparlprcdemment,cesariedacapoquirayonnentauseindesuvresdeBach.Beaucoup se sont demand comment l'tre humain assume sa temporalit. Certains ont mis enexergue le temps cyclique comme un temps qui suscite un certain repos : les vnements serptent aprs l'coulement d'une grande priode (mythe de l'ternel retour) ; d'autres penseursfontvaloirl'ided'untempslinaire,qu'ilfautbeletbienaccepter,mmesicelasuscitevertigeetangoisse ;d'autres,enfin,insistentsurl'aspectponctueldutemps :jouissonsdumoment prsent, gotons la saveur des instants qui se succdent dans notre existence. Ainsi,l'ariadacapodelacantateBWV104vanouspermettredediscernerlesliensdestroisaspects du temps : linaire, carle discours musical, travers les squences diverses progresseet se dveloppe ; ponctuel, car la qualitdu message se laisse savourer ; cyclique, pars suitede la forme symtrique a-b-a o l'accueil du "a" final engendre en notre intriorit, quand ils'vanouit, le dsir de se chanter soi-mme la squence "b". Il est noterque le texte chanttraduit parfaitement ce qui caractrise la condition humaine sous ses aspects essentiels. Est-ce dire que Bach dispose d'une rhtorique qui convient particulirement la musique vocale ?Non, car il excelle partout. Et partout, l'architectonique est souveraine, comme le prouve unautre exemple puis dans son uvre orchestrale cette fois : le dernier mouvement du Concertoenrmineurpourdeuxviolons,olephnomnedesymtrie,prisausensdeMauriceEmmanuel est manifeste : en effet, il est facile de vrifier que ce mouvement se dploie danssesgrandeslignesselonleschmaa-b-a'-c-a;l'onysaisitdeuxsquencesdesymtrieconjointes:a-b-a'eta'-c-a(a'dsignantlethmedveloppnonsurlatoniquemaissurladominante).L'onpourraitmme,pratiquantuneanalyseplusfouille,dgagercertainessymtries au sein mme des diffrentes squences a, b, a' et c, mais cela dpasserait le cadrede cet expos. Gnie de Bach et prennit de ses formes structurales: une telle analyse formelle pourraittreconduitesurdesuvresdeMozart,Haydn,Schubert,ChopinAinsi,leschmadupremiermouvementdelasonateclassiquemontreparfaitementqu'uneuvremusicaledvoile des structures analogues celles que l'architecture peut dgager. Mais l'on sait aussiqueBeethovenamaintesfoischerchbriserlesformesclassiques,suiviencelaparlaplupart des Romantiques: cette remarque nous entrane donc tout naturellement vers notreDEUXIEME PARTIESYMETRIES ET BRISURES DE SYMETRIE En architecture, comme en musique, le matre d' uvre peut amnager des brisures desymtrie superficielles. Par exemple, la chapelle du chteau de Versailles rompt la monotonied'une symtrie stricte ; l'il de l'observateur explore les structures architecturales en cherchant satisfaire son besoin d'quilibre spatial, d'o l'insertion du temps dans l'espace. En musique,l'oreille de l'auditeur accueille les structures musicales en ayant recours chaque instant auxmesuresdertentionetencherchantsatisfairesonbesoind'harmonietemporelle,d'ol'irruption de l'espace dans la dure. Mais alors, comment le compositeur matrise-t-il la miseen uvrede ces brisures de symtrie, dj prsentes au XIX sicle, moyen d'affirmer unevolont de crer une forme d'criture originale ? Pour tenter de rpondre cette question, il convient de rcapituler grands traits les grandsmoments de l'volution de l'criture musicale du XX sicle. Dj, avec Jeux, Claude Debussy a cherch vacuer toute symtrie. Il utilise une structureductile fonde sur la notion d'un temps irrversible. Puis, vers 1920, apparat le Dodcaphonisme,nouvelle technique compositionnelle qui metenuvrel'exploitationd'unesriededouzetonsquiengendre,parsymtrie,troisautressries :lartrograde,larenverseetlartrogradedelarenverse.Enralit,laviseduDodcaphonisme tait de briser toute symtrie. Le XX sicle a vu natre des musiques srielles, concrtes, lectroniques, lectro-acoustiques Mais aussi des "uvres ouvertes", comme la Sequenza pour flte de LucianoBerio : la partition en est crite de telle faon que l'interprte connaisse la succession des sonset leur intensit, mais non leur dure. Ainsi l'excution reste-t-elle ouverte. Cette conceptionmontreune option axiologique compltement diffrente de celle qui avaitprvalujusqu'Mozart :lamusiquedevaitcrerl'motion,elledevaitaussidifier,carcharge d'un message moral et spirituel. Avec les compositeurs contemporains, l'auditeur estinvit "spatialiser" le message musical ; lui d'assumer, tant bien que mal, les brisures desymtrieproposesparl'uvre.Etl'esthticienbelgeAndrSourisn'hsitepascrire :L'exercicedelamusique,quitendaitnagureaudivertissementouladlectation,estdevenu aujourd'hui un mode de connaissance"Ces profondes mutations de l'esthtique musicale nous amnent nous interroger sur le rleet l'impact de la musiquesur l'homme, son intellectualit, son affectivit. Ce sera notreTROISIEME PARTIEQUELQUES CONSIDERATIONS PHILOSOPHIQUES F. Gonseth disait dans un article consacr au problme des fondements des mathmatiques,qu'il convient pour le dnouer d'avoir recours ce qu'il appelle l'instance lgitime et dcisivedelapensescientifique.Ilenestdemmelorsquel'onestconfrontauproblmedesvolutionsdeslangagesmusicaux :l'instancelgitimeetdcisivequiseprononceaveccomptence, c'est la conscience musicale qui n'est ni conscience psychologique, ni consciencesociologique.Maiscommentladfinir ?Ilnes'agitpasicid'uneinstanceextrieurequitrancherait sans gard aux requtes subjectives des musiciens, aux pulsions de leur intimit etaux pressions de socialit qu'ils subissent. Il convient plutt de lier cette notion celle d'unrfrentiel,quiseforgeaufildel'existence,volueaufildestempsetdesexpriencesets'extriorisedansl'universconjointdel'intimitetdelasocialit.Maiss'ilyarfrentielindividuel, il y a aussi rfrentiel collectif Et comment tendre vers l'universel ? Thme demditation infini Mais allons plutt vers notre conclusion en revenant brivement aux idesde symtrie et de brisure de symtrie en art musical. Voici ce que Maurice Emmanuel critdans le dernier chapitre de l'ouvrage cit au dbut de notre expos et qui s'intitule : Continuitde la langue musicale : "Reste-t-il donc, en dernire analyse, rpartir les uvres musicalesen deux lots selon que la symtrie s'y installe ou en est exclue ? Pour que cette distinction ftlgitime, il faudrait qu'on l'appliqut seulement au gros uvre des constructions musicales.Enpresquetouteslesconstructionsquiprtendenttrelibresdelasymtrie,celle-cis'insinue avec obstination dans les dtails de l'agencement. Elle y prend sa revancheIl fautconsidrer comme une constante tradition, et sans doute comme une satisfaction donne unternel besoin, l'usage des "paires", des rappels, des redites mme, si courtes que l'on voudra,danslesouvragesaffranchisdetoutecontrainte.Ceux-ci,pasplusquelescompositionssymtriquement ordonnes, ne sont soustraites aux lois de l'quilibre" Un tel texte est-il encore valable aujourd'hui ? La musique du XX sicle a mis l'preuvecettethseproposecommeunehypothse.Cettemisel'preuve,danslecreusetdel'exprience, a-t-elle assez dur pour qu'on soit en mesure de conclure ? Est-il mme prudentde vouloir conclure ? L'avenir reste ouvert .Mais nous dirons toutefois que le jeu dialectiqueentresymtrieetbrisuredesymtrie,telsqueledfinissentleschercheurs,ycomprisenmusicologie, est chevill au cur de l'homme ; celui-ci tente sans cesse de le dcrypter, de luiprter une origine profonde, une signification de type existentiel, lui-mme faisant sans cessel'exprience, consciemment ou non, du jeu dialectique de symtrie et de brisure de symtrie.BIBLIOGRAPHIEBACHELARD (G), La Dialectique de la duee, Paris, 1936, red. 1963.BACHELARD (G), La Potique de l'espace, Paris, 1957, red. 1981CAHIERS DE LA COMPAGNIE RENAUD-BARRAULT, La Musique et ses problmesParis, 1954.CHAILLEY (J), Trait historique d'analyse musicale, Paris, 1951.ECO (U), L'uvre ouverte, Paris, 1975.EMMANUEL (M), Histoire de la langue musicale, Paris, 1911.EMERY (E), Temps et musique, Lausanne, 1975, red. 1998.EMERY (E), La Gamme et le langage musical, Paris, 1961.FRANCES ( R ), La perception de la musique, Paris, 1958GONSETH (F), Le Problme du temps, Neuchtel, 1964GONSETH (F), "Analogie et modles mathmatiques" in Dialectica, Vol 17, fasc 2/3, 1963,pp.111 149.GUILLAUME (P), La Psychologie de la forme, Paris, 1937.HUSSERL (Ed), Leons pour une phnomnologie de la conscience du temps, Paris, 1964.KANT (E), La Critique de la raison pure, Paris, 1957.KHLER (W),Psychologie de la forme, Paris, 1964.LALANDE (A), Vocabulaire critique et technique de la philosophie, Paris, 1976.LEIBOWITZ ( R), Schnberg et son cole, Paris, 1946.MARIE (J.E), L'Homme musical, Paris, 1976.NEF (Ch), Histoire de la musique, Lausanne, 1944.NOEL (E), La Symtrie aujourd'hui, Paris, 1989.NOEL (E), L'Espace et le temps aujourd'hui, Paris, 1983.POINCARE (H), La Valeur de la science,Paris, 1905, Red. 1970.ROLAND-MANUEL (Cl.), Sonate, que me veux-tu?, Lausanne, 1957.SCHOPENHAUER (A) , Le Monde comme Volont et Reprsentation, Paris, 1966.VALERY (P), "Histoire d 'Amphion" inEcrits sur l'art, Paris, 1962.TEPLOV (B.M.), Psychologie des aptitudes musicales, Paris, 1966.