4
CONTEXTE La défaillance a été constatée sur des palettes de vin effervescent stockées dans un hangar. Des bou- teilles ont cassé spontanément dans les cartons, environ 10 % des cartons sont concernés. Les bou- teilles champenoises allégées de 75 cl proviennent de deux lots ver- riers consécutifs. Aucun problème n’a été constaté au cours du proces- sus champenois : tirage, prise de mousse, dégorgement, habillage. Les bouteilles ont été mises en car- tons sur deux jours consécutifs. ANALYSE FRACTOGRAPHIQUE L’étude est réalisée sur un échan- tillonnage de 10 cartons compor- tant des bouteilles cassées et pro- venant de plusieurs palettes. Elle débute par une première phase d’observations et de documenta- tion des bouteilles : disposition des bouteilles cassées et intactes dans le carton. Toutes les bouteilles cas- sées sont localisées aux mêmes emplacements dans les cartons : emplacements référencés 1 et/ou 2 (Photo 1). Certains cartons com- portent deux bouteilles cassées, d’autres une seule, localisée soit en position 1, soit en position 2 (Photo 2). Certaines bouteilles sont cassées en deux moitiés selon l’axe vertical, d’autres bouteilles sont brisées en de nombreux mor- ceaux. Les bouteilles cassées pro- viennent de différents moules, aucune relation n’existe avec un ou des moules particuliers. Chaque bouteille cassée est re- constituée, numérotée et identifiée par son numéro de moule. Cette traçabilité permettra d’établir ou non une corrélation entre les diffé- rentes bouteilles. Chaque bouteille est ensuite exa- minée selon un schéma métho- dique et rigoureux : Défaillance de casse : l'expertise fractographique Ve rre VOL.16 N°1 • FÉVRIER 2010 30 L’expertise est basée sur l’analyse fractographique qui est un outil puissant pour aider à com- prendre les causes de défaillances de casse. Les verres de silicates sont principalement sensibles aux contraintes de traction et présentent un comportement mécanique fragile à l’échelle macroscopique. Les niveaux de résistance à la fracture sont très variables selon les dégradations des surfaces soumises à contrainte. On peut reconstituer entièrement un objet cassé à partir des débris et l’analyser. La répartition des fractures, les indices présents sur leurs surfaces permettent la collecte d’une somme d’in- formations dont on peut déduire d’une part l’ordre de grandeur de la contrainte locale à la rupture, et d’autre part l’origine des dégradations des surfaces et autres concentrateurs de contrainte. Un exemple d’expertise fractographique sur des bouteilles est discuté, et quelques notions de base sont présentées dans les encadrés. TECHNIQUE PROPRIÉTÉS MÉCANIQUES Cathie COLIN, Jean-Louis HEITZ CRITT Matériaux Alsace Photo 1 : position des bouteilles dans les cartons Photo 2 : exemple d'un carton de bouteilles cassées (deuxième rang de bouteilles enlevé)

TECHNIQUE PROPRIÉTÉS MÉCANIQUES CRITT … · La résistance à la rupture de bouteilles en verre ... dus de matière associés montrent que ces blessures ont ... zone de contact

Embed Size (px)

Citation preview

CONTEXTE

La défaillance a été constatée surdes palettes de vin effervescentstockées dans un hangar. Des bou-teilles ont cassé spontanémentdans les cartons, environ 10 % descartons sont concernés. Les bou-teilles champenoises allégées de75 cl proviennent de deux lots ver-riers consécutifs. Aucun problèmen’a été constaté au cours du proces-sus champenois : tirage, prise demousse, dégorgement, habillage.Les bouteilles ont été mises en car-tons sur deux jours consécutifs.

ANALYSE FRACTOGRAPHIQUE

L’étude est réalisée sur un échan-tillonnage de 10 cartons compor-tant des bouteilles cassées et pro-venant de plusieurs palettes. Elledébute par une première phased’observations et de documenta-tion des bouteilles : disposition desbouteilles cassées et intactes dansle carton. Toutes les bouteilles cas-sées sont localisées aux mêmesemplacements dans les cartons :

emplacements référencés 1 et/ou 2(Photo 1). Certains cartons com-portent deux bouteilles cassées,d’autres une seule, localisée soit enposition 1, soit en position 2(Photo 2). Certaines bouteillessont cassées en deux moitiés selonl’axe vertical, d’autres bouteillessont brisées en de nombreux mor-ceaux. Les bouteilles cassées pro-viennent de différents moules,

aucune relation n’existe avec un oudes moules particuliers.Chaque bouteille cassée est re -constituée, numérotée et identifiéepar son numéro de moule. Cettetraçabilité permettra d’établir ounon une corrélation entre les diffé-rentes bouteilles.Chaque bouteille est ensuite exa-minée selon un schéma métho-dique et rigoureux :

Défaillance de casse : l'expertise fractographique

Verre VOL.16 N°1 • FÉVRIER 201030

L’expertise est basée sur l’analyse fractographique qui est un outil puissant pour aider à com-prendre les causes de défaillances de casse. Les verres de silicates sont principalement sensiblesaux contraintes de traction et présentent un comportement mécanique fragile à l’échellemacroscopique. Les niveaux de résistance à la fracture sont très variables selon les dégradationsdes surfaces soumises à contrainte.On peut reconstituer entièrement un objet cassé à partir des débris et l’analyser. La répartitiondes fractures, les indices présents sur leurs surfaces permettent la collecte d’une somme d’in-formations dont on peut déduire d’une part l’ordre de grandeur de la contrainte locale à larupture, et d’autre part l’origine des dégradations des surfaces et autres concentrateurs decontrainte. Un exemple d’expertise fractographique sur des bouteilles est discuté, et quelquesnotions de base sont présentées dans les encadrés.

TECHNIQUEPROPRIÉTÉS MÉCANIQUES

Cathie COLIN, Jean-Louis HEITZCRITT Matériaux Alsace

Photo 1 : position des bouteilles dans les cartons

Photo 2 : exemple d'un carton de bouteilles cassées (deuxième rang de bouteilles enlevé)

• Les faciès des surfaces de fracture(lignes de Wallner, lancettes, etc.)permettent de localiser les lieuxd’origines des fractures sur la faceexterne en partie basse de l’épaule.Ils sont situés à une hauteur com-prise entre 150 et 165 millimètrespar rapport au plan de pose (Pho -to 3). Aucun miroir de fracturen’est observé.• L’examen par microscope opti -que de la surface des bouteilles etdes fractures à proximité des lieuxd’origines permet d’identifier leconcentrateur de contrainte : cesont des blessures mécaniques decontact avec des abrasions et desfissures en cône de Hertz. Ces bles-sures de forme ovale montrent desabrasions orientées approximative-ment horizontalement. Les fissu-res en cône de Hertz sont orientées

principalement verticalement(Photos 4 et 5). Elles sont placéesà droite ou à gauche des blessures,et s’étendent sur une profondeuratteignant la moitié de l’épaisseurde la paroi de verre (Photo 6)• L’examen au polariscope nerévèle pas de contrainte résiduelleanormale.• L’étude se poursuit par la carac-térisation de la nature des blessuresde surface au lieu d’origine de lafracture à l’aide d’observations etanalyses par MEB + EDS (mi cros -cope électronique à balayage avecspectromètre de rayons X à sélec-tion d’énergie).Aucun dépôt métallique n’a étéobservé. Des résidus de matièreassociés aux abrasions sont demême composition chimique quele verre.

VOL.16 N°1 • FÉVRIER 2010 Verre 31

TECHNIQUE ‡ PROPRIÉTÉS MÉCANIQUES

Photo 3 : bouteilles reconstituées - zonesencerclées : lieux d'origines desfractures

Comportement mécanique des verres de silicateLes ingénieurs mécaniciens sont habitués à travailler avec les métaux et les poly-mères. Ces matériaux présentent deux zones aux comportements très différentsselon l’intensité de l’allongement qui leur est imposé au cours d’un essai de trac-tion (Figure E1-1) :1. Une zone où la contrainte est proportionnelle à l’allongement : ce comporte-

ment est décrit comme élastique. Le rapport contrainte/allongement est lemodule élastique, aussi appelé module de Young. Cette déformation est entiè-rement réversible, si la contrainte s’annule, la déformation résiduelle est nulle.Cette zone s’étend de la contrainte nulle jusqu’à la limite élastique.

2. Une zone située au-delà de la limite élastique, dans laquelle il n’y a plus derelation directe entre la contrainte et l’allongement (courbe rouge sur la figureE1-1). La déformation est plastique. Si on annule la contrainte, il reste unedéformation permanente. Le matériau est dit ductile. C’est cette propriété qu’on utilise pour mettre en forme le métal pouremboutissage ou par pliage de tôle.

Les verres de silicates, les céramiques, ne présentent aucune plasticité à l’échelle macroscopique. Ils cassent avant l’apparitionde la limite élastique lorsqu’on les soumet à une contrainte de traction. Ce sont des matériaux fragiles. Ces différences de com-portement peuvent s’expliquer par des différences de structuresmoléculaires.• Métaux : L’arrangement des atomes d’un métal ductile permet

des glissements d’un plan atomique sur un autre. De procheen proche, ces glissements aboutissent à des déformationsmacroscopiques (Figure E1-2).

• Polymères : Les liaisons entres les chaînes d’atomes quiconstituent les molécules d’un polymère sont faibles. Leschaînes peuvent glisser l’une par rapport à l’autre.

• Verres de silicates : Les verres de silicates sont formés de tétraèdres SiO4. Les sommets sontoccupés par les ions oxygène qui entourent l’ion silicium placé au centre (Figure E1-3). Les tétraè-dres sont liés par des sommets dans un arrangement désordonné. Cette structure tridimension-nelle est très rigide. Le quartz, la forme cristallisée de silice la plus courante, est constitué d’unarrangement tridimensionnel ordonné de tétraèdres SiO4. Il présente également un comportementfragile.

Fig. E1-1 : comportement mécanique de divers matériaux

Fig. E1-2 : agencement des atomes au cours de la déformation

Fig. E1-3 : arrangement ordonné de tétraèdres SiO4

32

TECHNIQUE ‡ PROPRIÉTÉS MÉCANIQUES

Verre VOL.16 N°1 • FÉVRIER 2010

Concentrateur de contrainte (État de surface)La résistance à la rupture théorique d’un verrede silicate calculée d’après les forces des liai-sons interatomiques est de l’ordre de 7 à 14GPa. Les valeurs expérimentales sont nette-ment inférieures, elles sont de l’ordre de 100 à200 MPa pour des objets courants, et environde 1000 MPa pour des fibres de verre neuves.On peut atteindre 5 GPa pour des fibres for-mées dans des conditions de laboratoire.La résistance à la rupture de bouteilles en verresoufflé-soufflé varie selon un facteur 100 entreune surface interne neuve (de l’ordre de 700MPa) et une surface externe comportant desfissures (de l’ordre de 7 MPa).L’état de surface des objets a donc uneinfluence capitale sur la résistance à la rupture.Griffith (1920) et Inglis (1913) ont étudié l’in-fluence d’une entaille pratiquée dans uneplaque soumise à une contrainte de tractionσ0 (Figure E2 - 1).La contrainte σ à la pointe de l’entaille de pro-

fondeur a et de rayon au fond r s’écrit σ= 2σ0. √(a/r)En prenant une profondeur a = 20 μm et unrayon au fond r = 2 nm, on obtient σ= 200 σ0La fissure agit comme un concentrateur decontrainte. La résistance à la rupture d’unobjet en verre n’est pas une propriété intrin-sèque du matériau, elle dépend de la présenceet de la longueur de fissure à sa surface. Lafissure la plus longue détermine la résistanceà la rupture de l’objet. Cette fissure est lemaillon faible.Les concentrateurs de contraintes les pluscourants sont :• Liés à l’élaboration du verre : bulles, inclu-sions solides,• Liés au formage du verre : plis rentrants,particules collées sur la surface, etc.• Liés aux transferts et manipulations subiespar les objets : rayures, abusage, fissures géné-rées par des impacts.

Figure E2 – 1 influenced'une entaille sur les contraintes

EXPLOITATION DES RÉSULTATS, PREMIER NIVEAU

Les fractures se sont donc produites suite à la conjonc-tion des deux éléments suivants :• la contrainte d’extension tangentielle liée à la pres-

sion interne dans les bouteilles, l’absence de miroirde fracture montre que cette contrainte a été de fai-ble intensité.

• les blessures de contact qui ont fragilisé la paroi desbouteilles et concentré la contrainte liée à la pressioninterne

Le faciès des blessures de contact et la chimie des rési-dus de matière associés montrent que ces blessures ontété générées par un contact verre sur verre. Le mouve-ment relatif a été orienté perpendiculairement à l’axedes bouteilles.

Aucune casse n’ayant été constatée lors de la prise demousse, les blessures de contact se sont probablementproduites postérieurement. En effet, les pressionsinternes sont a priori plus élevées lors de la prise demousse qu’après habillage.

ANALYSES COMPLÉMENTAIRES

La localisation et le faciès des blessures nous condui-sent à prendre en compte la localisation des bouteillesdans les cartons. Nous avons vu plus haut que les bou-teilles cassées sont toutes localisées dans une zone par-ticulière des cartons. Toutes les bouteilles entières sontexaminées. Celles qui sont localisées en position 1 ou2 présentent les mêmes blessures que celles observéessur les bouteilles cassées (Photo 4). Les bouteilles desautres positions ne présentent pas de blessures.

Photo 4. blessure mécanique decontact au lieu d'origine de lafracture - flèches : fissures en cônede Hertz

Photo 6. surface de fracture - flèche :zone de contact - ligne en pointillées :étendue des fissures en cône de Hertz

Photo 5. Blessure mécanique decontact - flèches : fissures en cônede Hertz

Les fissures en cônes de Hertz sont à droite de la bles-sure pour les bouteilles placées en position 2 et à gau-che pour les bouteilles placées en position 1. L’exa-men de deux bouteilles contiguës montre que lesfaciès des blessures sont superposables si les bouteillessont placées tête-bêche comme dans le carton(Photos de 4 à 9).

EXPLOITATION DES RÉSULTATS, DEUXIÈME NIVEAU ET CONCLUSION

On peut conclure de l’ensemble des analyses que lesblessures se sont produites lors d’un contact entre lesdeux bouteilles contiguës en position 1 et 2. Unimpact s’est produit lors de l’introduction de ladeuxième bouteille dans le carton suite à un dérègle-ment du robot de conditionnement.Les blessures n’ont pas entraîné une casse immédiatedes bouteilles. Les fissures en cône de Hertz ont pus’étendre petit à petit au cours du temps jusqu’à attein-dre une taille critique. Des variations de températureou une élévation du taux d’humidité ont pu être des

éléments favorisant l’extension des fissures. Les bou-teilles se sont fendues en deux verticalement car lacontrainte de traction tangentielle générée par la pres-sion interne est deux fois plus grande que la contrainteaxiale (cas du cylindre). n

33

TECHNIQUE ‡ PROPRIÉTÉS MÉCANIQUES

VOL.16 N°1 • FÉVRIER 2010 Verre

L'analyse fractographiqueUn objet se casse lorsqu’il est soumis localement à une contraintede traction, et que cette contrainte soit “concentrée” par la pré-sence d’un concentrateur de contrainte.L’analyse fractographique consiste à rechercher ces deux élé-ments. Après reconstruction de l’objet à partir des débris, lesmotifs dessinés par les fractures permettent d’évaluer le typede contrainte qui a été appliquée, et de trouver le lieu d’originede la fracture.Cette zone contient le concentrateur de contrainte qui estrecherché par microscopie optique. L’analyse par MEB + EDS permet de détecter les microfissures et les éventuelsdépôts laissés par un objet métallique dans le cas d’impact avec un métal.La surface de la fracture au lieu d’origine peut comporter un miroir de fracture (Figure E3-1) dont la taille permetd’évaluer la contrainte locale à la rupture.Les lignes de Wallner (Figure E-2) souvent visibles sur les surfaces des fractures indiquent le sens de propagationde la fracture.Les fissures en cône de Hertz se forment au contact d’un indentateur émoussé (Figure. E3-3). Lorsque l’indentateurse déplace sur la surface elles peuvent n’apparaître qu’à l’arrière de l’indentateur.Une attention particulière doit être apportée à la collecte et à l’emballage des fragments de verre sur le lieu de lacasse. En effet les surfaces des fractures et les surfaces de l’objet doivent être préservées pour permettre une ana-lyse fractographique. Si le fragment comportant le lieu d’origine est perdu, ou si les surfaces ont été rayées aucours du transport, l’analyse est quasiment impossible.

Fig. E3-1 : Miroir de fracture (jauneclair) - Le concentrateur decontrainte au lieu d'origine estcoloré en rouge

Fig. E3-2 : Lignes de Wallner sur une surface de fracture. La flèche indique le sens de propagation

Fig. E3-3 : Fissures encône de Hertz (en rouge)sous un indentateurémoussé

Photo 7 (cliché MEB) - même zone que photo 4

Photo 8. (cliché MEB) - même zone que photo 5

Photo 9. Superposition des blessures de contact des 2 bouteilles contiguës (cliché MEB)