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    Revue d'histoire des sciences

    Réconcilier les sciences et les lettres : Le rôle de l'histoire dessciences selon Paul Tannery, Gaston Milhaud et Abel Rey /Reconciling the sciences and the humanities : The role of history of science according to Paul Tannery, Gaston Milhaud and Abel Rey M Anastasios Brenner

    Citer ce document Cite this document :

    Brenner Anastasios. Réconcilier les sciences et les lettres : Le rôle de l'histoire des sciences selon Paul Tannery, Gaston

    Milhaud et Abel Rey / Reconciling the sciences and the humanities : The role of history of science according to Paul Tannery, Gaston Milhaud and Abel Rey . In: Revue d'histoire des sciences, tome 58, n°2, 2005. pp. 433-454.

    doi : 10.3406/rhs.2005.2256

    http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256

    Document généré le 19/10/2015

    http://www.persee.fr/collection/rhshttp://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/author/auteur_rhs_55http://dx.doi.org/10.3406/rhs.2005.2256http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://dx.doi.org/10.3406/rhs.2005.2256http://www.persee.fr/author/auteur_rhs_55http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2005_num_58_2_2256http://www.persee.fr/collection/rhshttp://www.persee.fr/

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    Résumé

    RÉSUMÉ. — La chaire qu'occupera Gaston Bachelard à la Sorbonne à partir de 1940 a son histoire. Elle est fondée en 1909 pour Gaston Milhaud, sous le titre « Histoire de la philosophie dans ses rapports avec les sciences ». Comment un tel enseignement s'est-il mis en place ? S'inspirant de Paul Tannery, Milhaud précise les méthodes et les objectifs de l'histoire des sciences. La nouvelle discipline procède du remodelage de l'encyclopédie des Lumières. Elle répond aux crises successives qui secouent les sciences depuis le milieu du XIXe siècle. Enfin,l'histoire des sciences tire profit du développement et de l'élargissement des techniques historiques. L'établissement d'une discipline requiert l'appui des pouvoirs publics. L'œuvre d'Auguste Comte et son influence vont servir d'argument. Du fait du rôle dont on l'investit, l'histoire des sciences est propre à révéler certaines tendances de la politique de l'éducation à l'époque. En même temps, il s'agit d'adapter l'histoire des sciences à la nouvelle situation scientifique. Abel Rey, successeur de Milhaud, poursuit la tâche et achève l'inscription institutionnelle avec la création d'un institut et d'une revue. On assiste ici au processus de constitution d'une discipline. Àtravers les figures de Tannery, de Milhaud et de Rey, nous pouvons étudier la filiation entre trois générations, autant d'étapes dans le développement de l'histoire des sciences, de son exercice en

    marge de l'institution à sa pratique au sein de l'université.

    Abstract

    SUMMARY. — The chair Gaston Bachelard held at the Sorbonne has a history of its own. It was founded in 1909 for Gaston Milhaud as « History of philosophy in its relation with science ». How did this specialty come to be established? Taking up his inspiration from Paul Tannery, Milhaud specifies the methods and aims of history of science. The new discipline arose as an attempt to reshape the encyclopedia of the Enlightenment. It was a response to the series of crises that shook the sciences since the mid-19th century. Moreover, history of science benefited from the development and the extension of historical methods. The establishment of a discipline requires public recognition. The work of Auguste Comte and its impact provided an incentive. Given the role ascribed to history of science, one may bring out certain aspects of educational policy at the time. Simultaneously, it was necessary to adapt history of science to a new scientific situation. Abel Rey, Milhaud's successor, took up the task and brought about full recognition for the field, by founding an institute and a journal. One witnesses here the process of constitution of a discipline.By focusing on the figures of Tannery, Milhaud and Abel Rey, I aim to study the filiation between three generations, so many stages in the development of history of science, from its exercise on the outskirts of academia to its practice within higher education.

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    R é c o n c i l i e r les sc i ences et les let tres :Le rô le d e l h i s to i re d e s s c i e n c e s

    se lon Paul Ta n n e r y, Gaston Milhaud

    et bel Rey

    Anastasios Brenner (*)

    RÉSUMÉ. —La chairequ'occupera GastonBachelardà la Sorbonněà partirde 1940a sonhistoire.Elleest fondéeen 1909pour GastonMilhaud,sousle titre« Histoire dela philosophie dans sesrapportsavecles sciences ».Commentun telenseignements'est-ilmisen place? S'inspirantde PaulTannery,Milhaudpréciselesméthodeset les objectifsde l'histoire dessciences.La nouvelledisciplineprocèdeduremodelage del'encyclopédiedes Lumières.Ellerépond auxcrisessuccessivesquisecouentlessciencesdepuisle milieuduxixesiècle.Enfin, l'histoire dessciencestireprofit du développementet de l'élargissementdestechniques historiques.

    L'établissementd'unedisciplinerequiertl'appuidespouvoirspublics.L'œuvre

    d'AugusteComteet son influencevont servir d'argument.Du fait du rôle dont onl'investit,l'histoire dessciencesest propreà révélercertainestendancesde lapolitiquede l'éducationà l'époque.En même temps, il s'agit d'adapterl'histoiredessciencesà la nouvellesituation scientifique.AbelRey, successeur deMilhaud,poursuitla tâcheet achèvel'inscription institutionnelleavec lacréationd'uninstitutet d'une revue.

    On assisteici au processusde constitutiond'unediscipline.À travers lesfiguresde Tannery,de Milhaudet de Rey, nouspouvonsétudierla filiationentre troisgénérations,autant d'étapesdans le développementde l'histoire dessciences,deson exercice en margede l'institutionà sa pratiqueau seinde l'université.

    MOTS-CLÉS. — AugusteComte; conventionnalisme; critique historique;enseignementde l'histoire des sciences; histoire généraledes sciences; Gaston

    Milhaud; Henri Poincaré; positivisme; Abel Rey; Paul Tannery; TroisièmeRépublique.SUMMARY. — ThechairGastonBachelardheld atthe Sorbonně hasa history

    of its own.It wasfoundedin 1909for GastonMilhaudas « Historyof philosophyinits relationwithscience». Howdid thisspecialty cometo be established? Takinguphis inspiration fromPaul Tannery, Milhaudspecifiesthe methodsand aims ofhistoryof science.The newdisciplinearoseas an attempt to reshapethe encyclopediaof the Enlightenment.It was aresponseto the seriesof crises that shookthe sciences

    (*)AnastasiosBrenner,Départementde philosophie,UniversitéPaul-Valéry- Montpel-lier-III,routede Mende,34199 MontpellierCedex5.

    Rev.Hist.ScL.2005,58/2,433-454

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    sincethe mid-19th century.Moreover,historyof sciencebenefitedfrom thedevelopmentand the extensionof historicalmethods.

    The establishmentof a disciplinerequirespublic recognition. The work of

    Auguste Comteand its impactprovidedan incentive. Giventhe role ascribedtohistoryof science,onemay bring out certain aspectsofeducationalpolicy atthe time.Simultaneously,it wasnecessaryto adapthistory of scienceto a newscientificsituation.AbelRey, Milhaud'ssuccessor,took upthe task andbrought about fullrecognitionfor the field, by foundingan institute anda journal.

    Onewitnesses herethe processof constitutionof a discipline.Byfocusingon thefiguresof Tannery,MilhaudandAbelRey, I aim to study the filiationbetweenthreegenerations,so many stagesin the developmentof history of science,from itsexerciseon the outskirts of academiato its practicewithin higher education.

    KEYWORDS.— AugusteComte; conventionalism; historicalcriticism;historyof scienceteaching; generalhistoryof science ;GastonMilhaud; HenriPoin-caré; positivism; AbelRey; Paul Tannery; ThirdRepublic.

    Introduction

    Paul Tannery, Gaston Milhaud et Abel Rey ont apportésuccessivementune contribution essentielle à l'histoire des sciences. Àtraversces trois figures, nous assistons à un tournant de la discipline.

    Milhaud et Abel Rey se sont succédé à la chaire d'histoire etphilosophiedes sciences de la Sorbonně ; ils se sont réclamés, tous deux,des travaux de Tannery. Si celui-ci n'a jamais occupé de posteuniversitaire, il a joué un rôle pionnier, par son œuvre, dansl'établissement de l'histoire des sciences. Tannery est de quinze ansl'aîné de Milhaud ; quinze ans encore séparent Milhaud d'AbelRey. On peut faire état de rapports étroits entre ces auteurs :relationde maître à disciple ou de fondateur à continuateur. En mêmetemps, les changements d'ordre politique, scientifique etphilosophiquesurvenus au cours de cette période sont suffisammentimportants pour qu'on puisse évoquer une différence de sensibilité.Nous disposons ainsi d'un point de vue sur l'évolution de l'histoiredes sciences.

    En retenant Milhaud et Abel Rey en tant qu'héritiers deTannery,nous sommes amené à porter notre attention surl'enseignementde l'histoire des sciences dans le cadre des étudesphilosophiques.En effet, après une formation en mathématiques, Milhaudprésente une thèse de philosophie ; il est appelé à enseigner dans lecadre de la faculté des lettres. Si Abel Rey peut faire valoir une

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    expérience scientifique significative, il est philosophe de formation.La chaire de la Sorbonně, créée pour Milhaud et occupée ensuite

    par Abel Rey, suit de plusieurs années la chaire d'histoire généraledes sciences du Collège de France. Celle-ci a fait l'objet deplusieursétudes, dont nous nous servirons ici (1). Mais la chaire de laSorbonně a aussi son importance : elle n'a jamais été remise encause. Pendant de nombreuses années, il s'est agi d'un desprincipauxlieux d'enseignement de l'histoire des sciences et de laphilosophiedes sciences en France. On peut établir un lien entre cesdeux chaires : les cours du Collège de France incitent à étendre cetype d'enseignement.

    Né en 1843, Tannery est un contemporain d'Emile Boutroux, quicombine kantisme et positivisme ; il est à peine plus jeune que lespremiers pragmatistes, Charles S. Peirce et William James. Sontravailpionnier dans le domaine de l'histoire des sciences peut être misen parallèle avec celui d'Ernst Mach. La naissance de Tannery seplace sous la monarchie de Juillet ; sa jeunesse sous le SecondEmpire. Le régime de la bifurcation est en vigueur à l'époque de saformation : on ne dispense pas le même enseignement dans lesclasseslittéraires et dans les classes scientifiques. Milhaud, né en 1858,sera le condisciple d'Henri Bergson, de Jean Jaurès et d'Emile Durk-

    heim à l'École normale supérieure. La république est désormaisinstallée.Il s'associe à la nouvelle direction imprimée par Henri Poin-caré. Les scientifiques de cette génération reçoivent une formationexceptionnelle, alliant les lettres et les sciences, mais qui sera decourte durée. Abel Rey, dont la naissance se place en 1873, suit deprès Léon Brunschvicg. Il est également contemporain de BertrandRussell. Sa jeunesse couvre une époque d'accélération des réformes,notamment dans le domaine de l'éducation, et il ne sera pas soumisà l'obligation de présenter une thèse latine. Tannery, Milhaud etAbel Rey marqueront chacun un moment dans le développement del'histoire des sciences et de la philosophie des sciences (2).

    (1)Voir HarryW. Paul,Scholarshipand ideology: Thechair of the generalhistoryofscienceat the Collègede France,1892-1913,Isis, 67(1976),376-397; ErnestCoumet,PaulTannery: L'organisationde l'enseignementde l'histoire des sciences,Revuede synthèse,52/101-102(1981),82-123; AnniePetit, L'héritagedu positivismedans la créationde lachaired'histoiregénéraledes sciencesau Collègede France,Revued'histoiredes sciences,48/4(1995),521-556.

    (2)Pouruneétudedes débats épistémologiquesau tournantdesXIXeet XXesiècles, voirAnastasiosBrenner,LesOriginesfrançaisesde laphilosophiedessciences(Paris: PUF,2003).

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    I. — L'œuvre pionnière de Tannery

    II est clair que l'épanouissement de l'histoire des sciences est lerésultat d'une longue série de travaux. L'activité scientifiquedepuis le xvine siècle est marquée par une spécialisation accrue, etla transmission des connaissances est caractérisée par l'exclusiondes considérations historiques et par l'adoption de plus en plusnette de l'ordre dogmatique. Auguste Comte, qui a analysé cephénomène, a proposé l'élaboration d'une histoire des sciences entant que domaine autonome. Si Comte est le théoricien del histoiredes sciences, Tannery en est le premier praticien. Il ne secontente pas d'appeler de ses vœux la création d'un enseignement ;il se fait historien, recherchant des manuscrits dans lesbibliothèquesfrançaises et étrangères, étudiant les documents produits parl'activité scientifique.

    Tannery était prédisposé à devenir un esprit universel.Égalementdoué pour les lettres et pour les sciences, il poursuit saformationà l'École polytechnique, tout en cultivant l'histoire et les

    languesanciennes. Il convient néanmoins de noter les circonstancesdans lesquelles Tannery se décide à entreprendre des rechercheshistoriques, en marge de sa fonction d'ingénieur des Tabacs, qu'ilexerce jusqu à la fin de sa vie. Ses premières publications suivent depeu la guerre de 1870. Il a participé à la défense de Paris, et sonbiographe, Pierre Louis, souligne qu'il en a été profondémentmarqué(3). Cet événement a conduit toute une génération à analyserles causes de la défaite et à réfléchir aux moyens d'y répondre.C'est le constat d'un reflux de la science française depuis la grandeépoque du xvnr siècle et la prise de conscience du dynamisme dusystème universitaire allemand. La guerre franco-allemande marqueaussi un changement de régime politique : la chute de Napoléon IIIet l'établissement progressif de la république. Ce changement

    (3)Voir PierreLouis,BiographiedePaulTannery,in PaulTannery,Mémoiresscientifiques19vol.(Paris: Gauthier-Villars, 1912-1950),vol.17.Cf.MarieTannery,PaulTannery,Osiris,41 (1938),633-689; GeorgeSarton,Paul,Jules,and MarieTannery,witha note onGrégoireWyrouboff, Isis,38(1947),31-35; KarineChemlaet JeannePeiffer,PaulTanneryet JosephNeedham: Deuxplaidoyerspour unehistoiregénéraledessciences,Revuedesynthèse,4/2-4(2001),367-392.

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    s'accompagne de multiples projets de réforme de l'éducation et derénovation des universités. C'est à ce moment que le positivisme vas'imposer auprès de la classe politique. Sans confondre deux ordresdifférents de phénomènes, il est difficile de ne pas voir uneinteractionentre les événements politiques de l'époque et les motivationssous-jacentes à une nouvelle discipline. Lorsque Tannery se tournevers l'Antiquité et le début des Temps modernes, il est manifesteque l'étude du passé doit déboucher sur une proposition pourl'avenir. Milhaud, en s'inscrivant dans le sillage de sonprédécesseur,ne manque pas de souligner que l'histoire des sciences doitpermettre de remettre en cause un enseignement devenu sclérosé etde saisir les conditions et les facteurs du progrès scientifique (4).

    Il faut prendre la mesure du bouleversement qui marque lemilieu du xixe siècle. Il touche au moins à trois domainesessentielsdu savoir. L'intuition révèle ses limites dans la science dunombre, soulevant le problème des fondements de l'arithmétique.La multiplicité des systèmes géométriques, développés à la suite deNicolaï I. Lobatchevski et de Bernhard Riemann, met en causel'unicité de l'espace. Enfin, l'une des qualités fondamentales de lascience ancienne, le chaud, donne prise au raisonnementmathématiqueet expérimental. Et pourtant, la théorie de la chaleur ne

    suit pas le modèle de la physique newtonienne. On touche là à latable des catégories : le nombre, l'espace, la qualité, auxquels onpourrait ajouter le temps, devenu irréversible. Il ne s'agit passeulementdu remplacement d'un paradigme scientifique par un autre,mais d'un processus plus large, qui conduit à sortir définitivementde la science classique pour tendre vers un nouvel espritscientifique.C'est la génération suivante qui commencera à en formulerun diagnostic précis. Tannery n'en suit pas moins avec curiositéles nouvelles découvertes scientifiques (5). Il s'interroge sur lesgeometries non euclidiennes. Les recherches sur la notion denombre ne lui sont pas inconnues ; son frère Jules, avec lequel ilest très lié, participe au mouvement de la rigueur en arithmétique.Paul Tannery s'intéresse encore à la thermodynamique. Enétudiantles doctrines des présocratiques, il évoque toute une série de

    (4) VoirGastonMilhaud,PaulTannery,in Nouvellesétudes surl'histoirede la penséescientifique(Paris: Alcan,1911),7.

    (5)Commeen témoignentles comptesrendusréunisdans ses Mémoiresscientifiques,op. cit. inn. 2, vol. 11 et 12.

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    résultats récents dans les domaines de la chimie, de la géologie etde la physiologie (6).

    On a appelé le xixe siècle le siècle de l'histoire ; cette disciplineconnaît alors un essor considérable. Tannery publie, à partirde 1876, une série d'articles informés de la science récente etmettanten œuvre les outils critiques de l'histoire (7). Une dizained'années plus tard, ses travaux débouchent sur deux ouvragesfondateurs: Pour l'histoire de la science hellène : De Thaïes à Empé-docle et La Géométrie grecque. Enfin, en 1893, Tannery faitparaître ses Recherches sur l'histoire de l'astronomie ancienne (8). Ilparticipe à tout un courant de l'histoire de la pensée antique, qui sedémarque de la pratique antérieure, par le recours à une démarche

    critique, devenue plus exigeante et plus rigoureuse. Littré en précisela nature :« Critique philologique, critique où l'on considère si tous les mots,

    toutes les idées sont bien à l'auteur, s'il n'y a pas de phrases interpolées,ou des formes de style qui ne puissentpas lui appartenir ; critiquehistorique,critique où l'on cherchesi tous les faits énoncés sont conformesà lavérité historique, ou au moins aux témoignages des principaux historiens,s'il n'y a pas d'anachronismes, etc. (9). »

    Les historiens du xixe siècle sont conduits à proposer une nouvelle

    interprétation des sources et du développement de la science.Après le rejet de la physique d'Aristote par la science moderne,on en vient à contester son autorité en tant qu'historien. AinsiTannerydéclare-t-il : « II est impossible [...] d'accepter lesrenseignementshistoriques d'Aristote au sujet des opinions émises avant luisans réserve (10). » Ce jugement doit être étendu à ses disciples.Nos sources pour la physique et les mathématiques remontant àThéophraste et à Eudème, il s'avère nécessaire de procéder à une

    (6) PaulTannery,Pourl'histoirede la sciencehellène: DeThaïesà Empédocle,2eéd.(Paris: Gauthier-Villars,1930),109,195.(7) Ces articlesparaissentd'aborddans la Revuephilosophiquede la Franceet de

    l'étranger,fondéeen 1876par ThéoduleRibot.(8)Tannery,op. cit. inn. 6; Id.,LaGéométriegrecque: Commentsonhistoirenousest

    parvenueet ce quenousen savons(Paris,1887); Id.,Recherchessur l'histoirede l'astronomieancienne(Paris,1893).

    (9)Emile Littré, Critique,in Dictionnairede la languefrançaise, 4 vol. (Paris:Hachette,1863-1872).Cf. Tannery,op.cit. in n. 5, 91,143; GastonMilhaud, Leçonssur lesoriginesde la sciencegrecque(Paris: Alcan,1893),162; AbelRey, La Sciencedansl Antiquité,5 vol. (Paris: La renaissancedu livre etAlbin Michel,1930-1948),vol.2, 8.

    (10)Tannery,op. cit. in n. 6, 19.Cf. Milhaud,op. cit. inn. 9, 160,290.

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    véritable reconstruction historique. Tannery complète, pour lagéométrie,le travail accompli par Hermann Diels, le grand doxo-graphe de la physique présocratique. À la suite de GustavTeichmuller, Tannery propose encore une réinterprétation desconcepts fondamentaux des présocratiques (11). Milhaud, quiétablitune synthèse des recherches de Tannery à l'usage des étudiantsdans ses Leçons sur les origines de la science grecque, nous donneun témoignage sur le développement des connaissances historiqueselles-mêmes. Il montre comment on s'est éloigné des théoriesproposéespar les savants réunis autour de Denis Diderot et Jean LeRond d'Alembert : « Au siècle dernier, la tendance, avec lesEncyclopédistes,est d'attribuer aux anciens peuples d'Orient, en mêmetemps qu'une antiquité prodigieuse, des sciences fortavancées(12). » Cette attribution ne se fondait pas sur une analysescientifique des sources qui étaient disponibles. Le déchiffrementdes hiéroglyphes, la lecture des papyrus de la science égyptienne, et,de façon générale, le perfectionnement des méthodes historiquesont permis de renouveler la compréhension du savoir ancien. AbelRey prolonge cette ligne d'interprétation :

    « C'est pourquoi les nombreuses thèses (Bailly, Biot, Gladish,Roeth, etc.), qui ont été très ingénieusementdressées pour prouverl'originepurement orientale ou égyptiennedes philosophiesprésocratiques,des élémentsde la géométrie,de l'astronomie ou du calcul, voire dela physique, de la chimie et de la médecine, furent - et, de manièregénérale,à bon droit - combattues et à peu près écartées par la critique de lafin de ce siècle ; on en a conclu en reprenant les anciennes assertions deMontucla et Ritter, avec Zeller, Cantor, Brochard, Milhaud, Gomperz, et,dans une certainemesure et sous une autre forme, Diels et Burnet, que lapensée hellène est tout entière originale: c'est le miracle grec (13). »

    (11)Voir Tannery, op. cit. in n. 6, 11, 17.(12)Milhaud,op. cit. inn. 9, 69. Il est à noterqu'AugusteComteavaitdéjàsignaléla

    voie,en mettanten avantsa doctrinesociologiqueselonlaquelleil existeune solidaritéfondamentaleentre les différentsaspectsde l'organismesocial: « L'histoiredes sciencespeutsurtoutdonner[...]quelqueidéede l'importanced'un tel secours,en rappelant,par exemple,commentles vulgaires aberrationsdes éruditssur les prétenduesconnaissancesenastronomiesupérieure attribuéesauxAnciensÉgyptiensont étéirrévocablementdissipées, avantmêmequ'uneplus saineéruditionen eût fait justice,par la seule considérationrationnelled'unerelationindispensablede l'état généralde la scienceastronomiqueavecceluide lagéométrieabstraitealors évidemmentdansl'enfance.» (AugusteComte, Coursdephilosophiepositive,2 vol.(Paris:Hermann, 1975),111sqq.)

    (13)Rey, op. cit. inn. 9, 8 sqq.Tanneryévoquebrièvementla science égyptiennedanssonchapitresurThaïes dansPourl'histoirede la sciencehellène{pp.cit. in n. 6).Milhaudluiaccordeune longue étude,Lesoriginesdessciencesmathématiquesdans les civilisations

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    II est à noter qu'Abel Rey apportera en réalité plusieurs nuances àcette thèse. Il admet l'existence d'une science orientale et luiconsacre même une étude séparée. Ce qu'il faut retenir ici, c'est lavolonté de se fonder sur une évaluation rigoureuse destémoignageset un examen scrupuleux des documents. Nous saisissonsici une certaine communauté d'esprit entre Tannery, Milhaud etAbel Rey.

    Un clivage ne manquera pas d'apparaître entre historiens dessciences et historiens de la philosophie. Les auteurs qui font l'objetde notre étude se réclament de Comte. C'est on ne peut plusexplicitedans le cas de Tannery, qui le reconnaît sans ambages : « Je neme suis jamais assimilé réellement qu'une seule philosophie, celled'Auguste Comte, et cela à vingt-deux ans ; et c'est même soninfluence sur moi qui a provoqué mes travaux, dont le but était devérifier et de préciser ses idées sur l'histoire des sciences (14). » SiTannery s'est intéressé à bien d'autres philosophes, parmi lesquelsKant, et s'il a pris ses distances par rapport au fondateur dupositivisme,il ne fait pas de doute que la lecture de son œuvre,vers 1865, a constitué l'un des facteurs intellectuels qui ontdéterminésa voie. L'influence positiviste persiste jusqu à Abel Rey. Ils'agit d'introduire une méthode scientifique en histoire. La

    sociologie,récemment constituée, sert de base. On reconduit plusieursthèses comtiennes : l'unité des sciences, l'apport de la science à lacivilisation et la nécessité de réformer l'éducation sur la base desconnaissances scientifiques. D où l'affirmation que les premierspenseurs grecs sont avant tout des savants ou scientifiques.Tannerys'inscrit par là en faux contre l'interprétation hégélienneproposéepar Eduard Zeller (15).

    orientaleset égyptiennes: L'apportde l'Orientdans la sciencegrecque,dans GastonMilhaud,Nouvellesétudessur l'histoirede lapenséescientifique(Paris: Alcan,1911).AbelRey

    consacrele premiervolumede La Sciencedans l'Antiquité (op.cit. in n. 9) à La Scienceorientaleavantles Grecs,où il fait état dessciences chaldéo-assyrienne,égyptienne,chinoiseet hindoue.Ledébatrebondira avecBlackAthenade Martin Bernai(NewBrunswick:RutgersUniversityPress,1987).Pouruneétude récente,voirMaryLefkowitz, Notoutof Africa(NewYork : Basicbooks,1997).

    (14) PaulTannery, Titresscientifiques(Lettre decandidaturedu 22avril1903),rchivesdu Collègede France, G-IV-g,13S.Cf. PaulTannery,Auguste Comteet l'histoiredessciences,Revuegénéraledessciences,16 (1903), 410-417,et Id., op. cit. inn. 6, 212.

    (15)PaulTanneryécrit: « Jusqu'àPlaton,lespenseurshellènes,en presquetotalité,ontété,non pas desphilosophes,dans le sensquel'on donneaujourd'huià ce nom, maisdesphysiologues,commeon disait, c'est-à-diredes savants.» (Tannery,op. cit. in n. 6, 10.)Cf. Rey, op. cit. in n. 9, vol. 2, 4.

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    II convient d'être attentif à la fréquence du terme de sciencedans l'exposé de Tannery sur la pensée présocratique. Il est

    soucieuxde repérer les progrès scientifiques suscités par les tentativessuccessives de parvenir à une représentation du monde.Inversement,il note l'impact des découvertes scientifiques sur les systèmesphilosophiques. Tannery n'hésite pas à recourir aux débatsscientifiquesde son époque pour jeter une lumière sur les théoriesanciennes.Son approche consiste en une comparaison constante entre lesconceptions présocratiques et les conceptions ultérieures. La priseen compte des nombreuses hypothèses qui jalonnent l'histoire dessciences permet d'acquérir cette largeur d'esprit indispensable àl'intelligence des penseurs anciens. Tannery accuse les historiens dela philosophie d'avoir rendu leurs doctrines incompréhensibles (16).Milhaud, dans ses écrits de jeunesse, déborde d'enthousiasme :la reconstruction de la géométrie par Tannery est comparée àla découverte de Neptune par Le Verrier ; sa présentation dessystèmescosmologiques restitue leur intelligibilité (17). Tanneryenvisage le système d'Anaximandre en tant qu' « hypothèsescientifique». Il prétend encore que Parménide a développé «scientifiquement» la thèse moniste. Anaxagore fait figure de « novateurscientifique », et Empédocle de « physicien » (18). Nous dirions que

    la perspective est résolument épistémologique.On perçoit déjà un déplacement par rapport à Comte. Tanneryn'a pas de réticence à l'égard de l'érudition ; il accorde une toutautre importance aux origines grecques de la science. Les théoriesprésocratiques lui donnent l'occasion de reprendre l'examen dediverses hypothèses de son époque : la formation du système solaire,l'atome et l'éther (19). Tannery ne s'en tient pas à une conceptionrestrictive de l'usage des hypothèses. Non seulement il s'intéressede près aux doctrines métaphysiques, mais il admet aussi qu'ellespeuvent avoir un impact positif sur la science. En retour, la sciencepermet d'enrichir, d'affiner les discussions métaphysiques. Tannery

    (16)Tannery,op. cit. inn. 6, 25, 229.(17) Milhaud,op. cit. inn. 9, 291: «M. Tanneryva découvrir,parmi les nuagesde

    cetteépoquelointaine,absolumentcommefitLeverrierpour saplanète,un traité degéométriecomposépar les pythagoriciens,publiévers le milieudu v* siècle,et sur le modèleduquelavaientétéécrits,cent cinquanteansplustard, lesÉlémentsd'Euclide- en lecomplétantbienentendu.» Cf. Milhaud,op. cit. inn. 4, 5.

    (18)Tannery, op.cit. in n. 6, 97, 225, 289,325.(19)Ibid. 108,164,165.

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    n'exclut pas la possibilité de progresser dans la compréhension desgrandes questions ; par exemple dans le passage suivant :

    « En étudiant des êtres animéstrès inférieurspar rapport à nous [...]on a reconnu des individus accolés, soudés les uns aux autres, ayant uneconscience propre [...]et qui, en même temps constituent un ensemblegénéral,un être total, qui paraît doué d'une conscience commune. Si cesconstatations ne sont pas trompeuses,la sciencepourra au moins,dans unavenir plus ou moins éloigné, préciserles conditions physiologiques pourla coexistence de ces consciences individuelles en communication les unesavec les autres. La psychologie peut profiter à son tour de ces travaux,etle concept de conscience peut, à la suite, être élaboré plus complètementqu'il ne l'est aujourd'hui, arriver à une certaine précisionscientifique(20). »

    La démarche scientifique consiste à « limiter » un problème, à ledécomposer en différents aspects qu'on approfondit à tour de rôle.L'espoir demeure de pouvoir un jour recomposer ces différentsaspects, afin de parvenir à une compréhension globale. On noteque Tannery ne rejette pas la psychologie, qui est devenueexpérimentaledans la seconde moitié du xixe siècle. Ainsi, l'analyse dusujet connaissant se fait plus large et plus profonde ; à la sociologiesont associées des perspectives psychologiques et anthropologiques.Milhaud énumère les points de désaccord avec Comte : le caractère

    scientifique des spéculations des penseurs présocratiques, lapertinencedu rapprochement entre la science ancienne et la sciencemoderne. Et de résumer : « Je dirai pour ma part que la lecture dePaul Tannery est certainement une de celles qui ont le pluscontribuéà me mettre en défiance contre la philosophie scientifique deComte (21). » II s'agit du passage du positivisme comtien à un« positivisme nouveau », c'est-à-dire à une conception plus ouvertedes rapports entre science et métaphysique (22).

    La recherche des origines historiques est une manière dereformulerl'ancienne question des fondements de la connaissance. Maisnous devons être conscient du déplacement opéré : il ne s'agit plusde tracer, à la façon de d'Alembert, la génération de nos idées àpartir de l'expérience, ni d'inférer, à la manière de Kant, les condi-

    (20)Tannery, op. cit. in n. 6, 194.Ouencore,au sujetde l'unitéou de la différenceentrela matièreinerteet la matièrevivante,167.

    (21)Milhaud,op. cit. inn. 13, 19.(22)Voir EdouardLe Roy, Un positivismenouveau,Revuede métaphysiqueet de

    morale, 9(1901),138-153; AbelRey, LaThéorie delaphysiquechezlesphysicienscontemporains(Paris: Alcan, 1907).

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    tions de possibilité de la science à partir des traits de la théorienewtonienne. Les origines dont il est question sont relatives : il n'ya

    pas de commencement absolu, et le cheminement historique estaffecté de multiples contingences (23). On note que cetteproblématiquedes origines persiste chez Milhaud.

    Abel Rey lui consacre un long passage, qui figure en tête de LaScience dans l'Antiquité, dont nous nous contenterons de citer unextrait :

    « De tous les problèmes scientifiquesqu'on ait le droit de se poser, leproblème des origines,à quelque objetqu'il se rapporte, est le plus obscuret le moins aisémentsoluble. Si bien que beaucoup le refusentet lerejettentdu domaine de la science.Une question d'origine n est-elle pastoujoursmétaphysique, comme celle de nature ou de fin des choses ? Lasolutionest nette ; elle est facile.Elle est peut-être trop radicale. Elle remonte,semble-t-il,à une époque périméede l histoire des sciences. Car, si l'onpeut soutenirque l'origineet la fin de toutes choses, la nature de l'être engénéral,sont problèmes insolubles,il n'en est plus de même quand onparticularise le problème [...] Première apparition ou transformationd'état, c'est pour la sciencechose identique.Et cela justifie la position duproblème des origines, du moins par rapport à un objet particulier, sivaste qu'il reste. Il y a donc lieu de poser le problème des originesde lascience(24). »Abel Rey rejette dans ce passage l'interdit de Comte à l'égard de laquestion des origines. On perçoit en même temps comment lanouvelleproblématique remplacera le problème des fondements.

    II. — Milhaud et la reconnaissance institutionnelleDE LA DISCIPLINE

    Milhaud s'inscrit dans la voie ouverte par Tannery. Ancienélève de la section sciences de l'École normale supérieure et agrégéde mathématiques, il débute sa carrière en enseignant cettedisciplineau lycée du Havre à partir de 1881 (25). Il découvre alors les

    (23)Voir GastonMilhaud, Descartessavant(Paris: Alcan,1921),141; Rey, op.cit. inn. 9, vol.1,7 sqq.

    (24)Rey, op. cit. inn. 9, vol.1, 7 sqq.(25)Voir PierreJanet,GastonMilhaud,Annuairede l'Écolenormalesupérieure(Paris:

    Hachette,1919),56-60; Jean Milhaud,Ici naquitGaston Milhaud,mathématicienetphilosophe(Paris: Pressesde la Sociétéd'étudeset de réalisationgraphiques,1961); JeanNadal,

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    articles historiques de Tannery et, rappelant le climat intellectuel àl'époque de sa formation, livre ce témoignage à ses étudiants :

    « Vous savez ce qu'avait été longtempsen France la philosophieuniversitaire,je veux dire cettesorte de catéchisme naïf et banal auquel avaitabouti l'école de Cousin ; et vous savez à quel point la rhétorique,qui s'ydonnait libre carrière, avait inévitablementséparé la philosophie de lascience [...] Je dirai seulementquelle fut ma surprise, quand sorti del'École normale, après quelques années consacrées à l'étude dessciences[...],je pus lire dans la revue que M. Ribot avait fondéeen 1876,lesétudes de Paul Tannery. Que ce fussent desanalyses critiquesou desarticlesoriginaux, il s'y trouvait le souci constant de mettre à l'épreuve de laconnaissance scientifiqueles procédés logiques de l'esprit (26). »

    Milhaud refuse donc une philosophie séparée de la science. Il entreen relation avec Tannery, qui l'encourage à s'adonner à l'histoiredes sciences (27). En 1887, il publie ses premiers articles historiqueset philosophiques ainsi qu'une traduction de l'ouvrage de PaulDu Bois-Reymond, La Théorie générale des fonctions (28).Vers 1890, Milhaud entreprend la rédaction d'une thèse dedoctoratde philosophie sous la direction d'Emile Boutroux (29).L'aboutissement en est Essai sur les conditions et les limites de lacertitude logique, publié en 1894 (30). Si l'ouvrage relève de laphilosophiedes sciences, Milhaud alterne des reconstructionsrationnelleset des analyses historiques. La soutenance a lieu devant unjury « mixte » : à côté des philosophes de la faculté des lettres,

    Gaston Milhaud(1858-1918),Revued'histoiredessciences,12 (1959),97-110 (noticesuivied'unebibliographie des principauxécrits); ChristopheCharle,Samuel-GastonMilhaud,inLesProfesseursde lafacultédes lettresde Paris (Paris: ÉditionsCNRS,1986).

    (26)GastonMilhaud,PaulTannery,in Nouvellesétudessurl'histoirede lapenséescientifique(Paris: Alcan,1911),2 sqq.Il s'agitd'uneleçonlueà la facultédes lettresdeMontpellieren 1905.

    (27)La correspondanceentreTanneryet Milhauda été publiée dansPaulTannery,op. cit. in n. 3, vol. 16.Elles'étendde 1885à la mortdu premier,en 1904.

    (28)Voir Jean-ClaudePont, Rigueur,axiomatique,formalismeau tournant duXIXesiècle,à traversla Théoriegénéraledesfonctionsde PaulDu Bois-Reymondet satraductionpar GastonMilhaud,à paraître.Je remerciel'auteurde m'avoircommuniquésontexte.

    (29)GastonMilhaud,aprèsavoirenvoyél'ensemblede sontravail à Boutroux,écritàXavierLéonen 1893: « Depuistrois ansje parlaisde cettefameusethèse.Renvoyanttoujoursà un avenirplusou moinséloignéle soind'y mettrela dernièremain.» (BibliothèqueVictorCousinde la Sorbonně,ms. 364,fondsXavierLéon,pièce 147-8.)

    (30)GastonMilhaud,Essaisur lesconditionset les limitesde la certitudelogique,4eéd.(Paris: Alcan,1924).Lathèseprincipaleest accompagnéed'unethèse latine: NumCartesiimethodustantumvaleatin suoopereillustrandoquantum ipse senserit(Montpellier: Coulet,1894).

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    Henri Poincaré représente la faculté des sciences (31). Cette thèseannonce toute une série de doctorats es lettres consacrés à des

    sujets scientifiques, dont celui d'Abel Rey nous fournira un autreexemple.Non seulement Milhaud conjugue les perspectives de Boutroux

    et de Tannery, mais il s'appuie également sur les réflexions dePoincaré.Le travail est apprécié par le jury, et le rapport soulignel'originalitéde l'idée centrale et l'élégance des analyses philosophiqueset mathématiques. Néanmoins une certaine résistance à l'égard desopinions nouvelles, inspirées de Poincaré, se laisse percevoir :

    « On a pu seulementreprocherà l'auteur de laisserdans le vague desparties importanteset d'énoncer des conclusions qui dépassent sesprémisses.C'est ainsi que le rôle et la nature de la synthèsedans lesmathématiquessont insuffisammentexpliqués. M. Milhaud se bornant à peu près àdire que les définitionsn'y sont ni nécessaires ni arbitraires; et laconclusionaffirme beaucoup trop radicalement qu'en vertu de la présentedoctrinela certitude logique est reléguéeau rang des chimèresde l'humanité.Des conclusions mesurées,faisant dans la science la part de l'objectivitécomme de la subjectivitéeussent été non seulement moins paradoxales,mais encore plus conformesà la propre théorie de l'auteur (32). »

    On a du mal à reconnaître le caractère conventionnel de certainespropositions scientifiques, à accepter cette nouvelle direction depensée. Pourtant, la thèse de Milhaud représente l'une despremièresformulations du conventionnalisme, qui sera bientôt au centredes discussions.

    Milhaud envoie quelques semaines après une lettre à LouisLiard, directeur de l'Enseignement supérieur, en lui faisant part deson désir de changer de discipline :

    « Je veux vous transmettre une idée dont vous jugerez bon peut-êtrede tenir compte d'une façon ou d'autre, le jour où vous définiriezmesfonctionsnouvelles. J'accompagnerais bien volontiers,pour ma part, unenseignementd'histoire desSciences d'une conférence pratique, pour ainsidire, consacrée à des explications d'auteurs avec commentaires - exemple,le Timée, tels ou tels chapitresd'Aristote - la Géométriede Descartes,telleslettres de Leibnitz,de Fermat, de Descartes, etc., les explications sefaisant naturellementsur les textesmêmes.La lecture d'ouvrages tels que

    (31)GastonMilhaud,Noticesur lestitres (Lettrede candidaturedu 1ermai 1903),Archivesdu Collègede France,G-IV-g,13G.

    (32)Rapportde soutenancedaté du 15mars 1894,dossierde SamuelGastonMilhaud(Instructionpublique),ArchivesnationalesFI725.862.

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    les commentaires du Timéede Cousin, par exemple - à défaut de monexpérience personnelle acquise près d'étudiants en philosophie ou mêmede philosophes - me donne l'assurance que je pourrais dans cette voieessayer de me rendre utile à nos étudiants(33). »

    La démarche porte ses fruits. Milhaud est appelé cette mêmeannée à un poste de philosophie à la faculté des lettres deMontpellier(34). Est esquissé ici un programme d'enseignement et derecherche que Milhaud aura pour tâche de remplir au fil des années.En ce qui concerne la pensée ancienne, la relation entre géométrie etphilosophie chez Platon retient tout d'abord son attention. À cetégard, il convient de signaler Les Philosophes-géomètres de la Grèce ;cet ouvrage de 1900, comme la plupart de ses livres, reprend desenseignements donnés antérieurement (35). Aristote fait l'objet deplusieurs études, dont « Aristote et les mathématiques » et « Lehasard chez Aristote et chez Cournot », repris dans Études sur lapensée scientifique chez les Grecs et chez les modernes (36). Lesprincipauxpassages du Stagirite analysés par Milhaud sont les Secondsanalytiques, la Physique, et le Traité du ciel, mais aussi certainspassagesde La Métaphysique relatifs à des concepts scientifiques.D'autre part, Milhaud se penche sur les connexions entre science etphilosophie à l'époque moderne. La découverte de la géométrie

    analytique,les discussions qu'elle a suscitées font l'objet de sonDescartessavant (37). Il faut encore ajouter à cette liste Kant, auquel sontconsacrés plusieurs articles (38). Enfin, Milhaud rédige une série demonographies sur ceux qui l'ont précédé dans l'élaboration d'unehistoire des connaissances scientifiques : Comte, Cournot, Renou-vier (39). Se dessine ici tout un corpus portant sur les grandesépoquesde la pensée et abordant divers aspects de l'activité scientifique.

    (33)Lettre de Gaston Milhaudau directeurde l'Enseignementsupérieur,datée du25 avril1894,loc.cit. in n. 32.

    (34)Milhaudsuccèdeà Lionel Dauriac (1847-1923).(35)GastonMilhaud,LesPhilosophes-géomètresde la Grèce: Platonet sesprédécesseurs(Paris: Alcan,1900).

    (36)GastonMilhaud,Étudessur lapenséescientifique chezles Grecset chezlesModernes(Paris: Alcan,1906).

    (37)Milhaud,op. cit. inn. 23.(38)GastonMilhaud,Kant comme savant,Revuephilosophique,39 (1895),482-510;

    Id., Lespréoccupationsscientifiquesde Kant: La connaissancemathématiqueet l'idéalismetranscendental,in op. cit. inn. 36.

    (39)GastonMilhaud,Le Positivismeet le progrès de l'esprit: Étudescritiques surAugusteComte(Paris: Alcan,1902); Id.,Étudessur Cournot(Paris: Vrin, 1927); Id., LaPhilosophiede CharlesRenouvier(Paris: Vrin, 1927).

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    Tout en se réclamant de Tannery, Milhaud marque sonoriginalité.Le premier se voulait historien des sciences, alors que le

    second s'engage également sur le terrain de la philosophie.Tannerya bien ouvert le chemin, mais ne s'y est pas engagépleinement; c'est ce que laisse entendre Milhaud : « Qu'il le voulût ounon, Tannery nous donnait par là une grande leçon sur lesconditionsoù peut le mieux naître et se développer la penséescientifique(40). » Milhaud cherche à philosopher sur la science, et sesœuvres historiques en portent la marque. Il développe une histoirephilosophique des sciences. S'il veut bien reconnaître l'impulsioninitiale donnée par Comte, Milhaud s'étonne de la fidélité deTanneryà son égard.

    L'essor de l'histoire des sciences permet de rectifier la visiontrop schématique donnée par le Cours de philosophie positive, et lesprogrès scientifiques accomplis contredisent certaines thèsesphilosophiquesde l'ouvrage. Milhaud prend soin de tracer les limites dupositivisme comtien. Quels reproches adresse-t-il à Comte ? Il écrit :« Quand on compare la philosophie d'Auguste Comte à la penséemoderne, il est difficile de ne pas sentir que celle-ci ne se résignepas à s'enfermer dans les limites de celle-là (41). » La façon dontComte a caractérisé l'esprit positif n'est plus adéquate à la

    recherche scientifique. Milhaud critique la vision trop empiriste deComte (42). Il insiste sur ce qui dépasse l'observation, sur la partde création scientifique. Il y a eu les avancées récentes de la science.Pour Comte, les théories sur la composition du Soleil étaient desspéculations hasardeuses. Quelques années plus tard, la spectros-copie rendait possible une analyse scientifique de la constitutionchimique du Soleil et des étoiles. De nouveaux champsapparaissent: les geometries non euclidiennes, la thermodynamique etl'électromagnétisme. Il faut élaborer une nouvelle conception dessciences en adéquation avec le degré d'avancement de nosconnaissances.Quelle conception de la science Milhaud nous propose-t-il ?Les objets de la connaissance commune en tant que tels sont tropvagues pour se prêter à un usage scientifique. Afin de leur conférerprécision et rigueur, le scientifique doit recourir à des définitionsqui recouvrent une part de choix. Dès lors s'établit une dépendance

    (40) Milhaud,op. cit. inn. 13, 7 (cf.pages2, 18).(41)Id., LePositivisme...,op. cit. inn. 39,136.(42)Voir ibid.,140.

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    mutuelle entre la théorie et l'observation (43). L'étude historiquevient appuyer cette nouvelle conception de la science.

    Les recherches de Milhaud se font reconnaître. En 1909, estcréée pour lui, à la Sorbonně, une chaire ď « Histoire de laphilosophiedans ses rapports avec les sciences ». C'est l'aboutissementd'une démarche : dès la fin de 1907, une commission composée desphilosophes de la faculté des lettres avait décidé à l'unanimité deproposer cette création (44). Plusieurs facteurs semblent avoir jouéici. Des enseignements plus ou moins constants d'histoire etphilosophiedes sciences existaient déjà en province. Le renouvellementde la chaire du Collège de France, en 1903, avait révélé une pléiadede candidats brillants ; enfin, l'échec même de la candidature deTannery a pu encourager les partisans d'une histoire générale dessciences à proposer d'autres lieux d'expression (45). Quant àMilhaud,son enseignement illustrait le rôle formateur pour lesétudiantsde philosophie d'une réflexion historique et philosophiquesur la science, et son œuvre donnait accès à un ensemble dedocumentsessentiels relatifs à l'histoire de la pensée scientifique.

    Milhaud, resté fidèle au radicalisme de sa jeunesse, est plus enphase avec la politique de son époque que Tannery. Il est favorableà une sécularisation accrue, mais son attitude paraît pondérée : il

    s'efforce de fédérer, dans le sens de l'innovation et de la modernité,divers mouvements intellectuels de son époque, aussi bien l'exégèseprotestante, le modernisme catholique que le socialisme jauressien.L'un des thèmes majeurs de sa réflexion est la tolérance (46).Désormais, l'histoire des sciences est inscrite dans les institutions.La discipline suscitera moins de polémiques ; les historienss attelleronttranquillement à leur tâche.

    (43)GastonMilhaud,LeRationnel:Étudescomplémentairesà / Essaisur la certitudelogique(Paris: Alcan,1898),chap.2.

    (44)Voir Lettrede GastonMilhaudau directeurde l'Enseignementsupérieur,datéedu19 décembre1907,loc.cit. in n. 32.Il s'agitd'Albert Bayet.(45)Se portent candidatsLouisCouturat,LouisFavre,ArthurHannequin,FélixLe

    Dantec,LéonceManouvrier,GastonMilhaud,RémySaint-Loup,PaulTanneryet GrégoireWyrouboff.Le classementétablipar l'assemblée desprofesseursdu Collègeet confirméparl'Académiedes sciences,plaçantTanneryaupremierranget Wyrouboffau second,estrenversépar le gouvernement. Surce « scandale», nousdisposonsd'uneséried'étudesfouilléesde HarryPaul,d'ErnestCoumetet d'AnniePetit,op.cit. in n. 1. Ajoutonsque parle choixde Wyrouboffpuis plustardde PierreBoutroux,l'orientation donnéeàcettechaireestcelled'unehistoireparticulièredes sciences.

    (46)Voir Milhaud,LePositivisme...,op. cit. in n. 39, 184-207; Id., op. cit. in n. 35.Cf. JeanMilhaud,op. cit. in n. 25.

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    III. — Abel Rey : vers une histoireDE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE

    Lorsque Gaston Milhaud meurt en 1918, la philosophie ethistoiredes sciences a acquis une place reconnue parmi les spécialitésphilosophiques. Mais il fallait encore que la génération suivanteprenne en charge la relève ; car il faut noter que la chaire d'histoiregénérale des sciences au Collège de France est définitivementabandonnéeen 1922 (47). On peut toujours chercher à contester unenseignement critique et historique sur la science, en arguant de lapriorité de produire un savoir sur le monde extérieur. Il estsignificatifqu'Abel Rey ressente le besoin de formuler une défense :

    « Même si, en aucune façon, l'histoire nepouvait jamais être utile auxprogrèsdeschoses dont elleest l'histoire,elleresterait utile, nécessaire à laconnaissance de ces choses elles-mêmes.Elle fournirait toujours unélémentintégrant de notre savoir sur ces choses en ce sens qu'elle nousapprendrait comment ces choses ont eu et ont les aspects réelset concretssous lesquels ellesnous ont été et sont données (48). »

    Les découvertes scientifiques font histoire ; la science ne peutéchapper à sa dimension temporelle. Pointe dans ce passage uneautre idée sur laquelle nous reviendrons : celle d'un processus deréalisation des objets scientifiques, d'une élaboration historique,voire même d'une construction sociale.

    Pierre Ducassé rappelle la formation d'Abel Rey en ces termes :« Élève de Boutroux et de Brochardpour la philosophie et son

    histoire,d'Emile Picard et de Paul Tannery pour les mathématiques etl'histoiredes sciences,élèvede Gabriel Séailles dont il devait plus tard êtrel'ami et partager les aspirations artistiques, auditeur d'Henri Poincaré,Abel Rey eut l'originalitéde se livrer à la culture scientifiquede la façonla plus préciseet la plus vivante dansles laboratoires de Bouty et de Lipp-man, à une époque où le mariage de la scienceet de la philosophie étaitencore une originalitédans la vie universitaire,et une entreprise trèsmalaisée (49). »

    (47)Cette chaireest suppriméeen 1914,puisrétablieen 1920pourPierreBoutroux,quil'occupejusqu'àsa mort en 1922.Le posteest ensuitedévoluà l'égyptologie.

    (48)Rey, op. cit. inn. 9, vol.5, 4.(49)PierreDucassé,Lavieet l'œuvred'AbelRey(1873-1940),Annalesde l'université de

    Paris, 15/2(1940),157-164,ici 158.Cf. Charte,François-AbelRey, in op. cit. in n. 25.

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    En 1907, Abel Rey présente une thèse de doctorat à la jonction dela philosophie et des sciences, « La théorie de la physique chez lesphysiciens contemporains (50) ». Le travail est très favorablementreçu, ce qui n'empêche pas le jury de formuler cette mise en garde :

    « Le mécanisme sans doute ne doit plus être interprété dans son sensontologique, mais, s'il ne pénètre pas la nature intime des choses, il al'avantage, sur la théorie purementconceptuelle, de ramener les faitscomplexesà des faits simples,par là d'être quelque chose de plus qu'unlangage,une explication qui nous laisse dans le phénomène, dans ce quipourrait être à la rigueur constaté(51). »

    Dans ce travail, Abel Rey se montre proche du conventionna-lisme de Poincaré. Certes, il critique ce qu'il perçoit comme une

    forme radicale de ce mouvement de pensée dans l'énergétique. Il meten vedette les passages de Poincaré qui expriment un réalisme desecond ordre (52). Se dessine chez Abel Rey une nouvelle sensibilité :sa formation couvre une période de découvertes décisives dans ledomaine de l'atomisme. Il n'en reste pas moins qu'il reconduitplusieursassertions du grand mathématicien, et surtout il retient le typede réflexion sur la science développé par ses prédécesseurs. Dans laconclusion du second volume de La Science dans l'Antiquité,Abel Rey recense les grandes méthodes de la science : expérimentale,mathématique, inductivo-mathématique et déductivo-logique. Àpropos de cette dernière, il ajoute en note :

    « Nous distingueronsla méthodemathématique ou méthode hypothé-tico-déductive des méthodes déductivo-logiques, d'abord en ce qu'elle necroit nullement procéder à partir d'évidences. Elle ne ferme pas laconnaissance en un systèmeclos.Elle se donne des postulats de fait : desconventions, a-t-on dit. Certes,mais, et Poincaré l'a dit aussi, desconventionsabstraites à partir de faits. Au vrai, cesconventions sont les résultatsd'une réflexion attentivesur desfaits (concretsou abstraits),et c'est peut-être le véritablecontenu de l'induction(53). »

    (50)Rey, op. cit. in n. 22. La thèsecomplémentaireporte sur «L'énergétiqueet lemécanismeau pointde vuedesconditionsde la connaissance». PierreDuhemrapprochelathèsed'AbelReyde cellede LouisCouturat,De l'infinimathématique(Paris: Alcan,1896).Cesdeuxthèses signalent,à sesyeux,«le retourde la philosophieà l'étude dessciences,lareprisede la tradition troplongtempsabandonnée», PierreDuhem,Lavaleurde la théoriephysique: À proposd'un livre récent,in La Théoriephysique, son objetet sa structure(Paris: Vrin, 1981),475.

    (51)Rapport desoutenancedaté du 11 juin 1907, dossierde François-Abel Rey(Instructionpublique),ArchivesnationalesFI7 23.645A.

    (52)Rey, op. cit. in n. 22, livre III,chap. 2. Cf. AbelRey, La Philosophiemoderne(Paris: Alcan,1908).

    (53)Rey, op. cit. in n. 9, vol.2, 517.

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    La thèse d'Abel Rey, traduite rapidement en allemand, constituerapour les membres du cercle de Vienne un précieux exposé sur Poin-caré et le « positivisme nouveau », qui s'est développé en France autournant des xixe et xxe siècles (54).

    En 1908, Abel Rey est appelé à la faculté des lettres de Dijon ;il y donne pendant une dizaine d'années un enseignement d'épisté-mologie. Apprenant que la Sorbonně décide de maintenir la chairede Milhaud, Abel Rey écrit au recteur d'académie pour signaler sadisponibilité (55). En 1919, il obtient cette chaire pour laquelle ildemandera l'intitulé « Histoire et philosophie des sciences ». Àcette fonction vient s'adjoindre la direction du Centre d'histoire etphilosophie des sciences à partir de 1932. Ce centre a pour missionde fédérer la faculté des sciences et la faculté des lettres (56). Dansce cadre, Abel Rey lance l'une des premières revues d'histoire dessciences, Thaïes, et développe une collaboration avec LucienFebvre et son Encyclopédie française. Otto Neurath croirapercevoirici un projet d'unification analogue à celui de VEncyclopédie dela science unitaire (57).

    L'enseignement et la recherche d'Abel Rey s'inscrivent, pourune part, dans la continuité de Tannery et de Milhaud. Le secondvolume de La Science dans l'Antiquité, dans lequel il aborde

    proprementla science grecque, porte cette dédicace significative :« À la mémoirede Paul Tannery, qui a rénové l histoire des sciencesen la traitant en véritablehistorien,en la liant, comme l'avait voulu déjàAuguste Comte, à l'histoire des idées et de la pensée humaine, pour luidonner la place éminenteà laquelle ellea droit dans l'histoire générale dela civilisation (58). »Abel Rey est en train d'esquisser ici les origines de sa propreperspective: il développe une histoire des sciences fondée sur lestechniquesles plus récentes de l'histoire, qui inclut la sociologie ets'ouvre sur l'histoire générale. En effet, Abel Rey fait remonter le

    (54)Voir Philipp Frank,Modemscienceand its philosophy(Cambridge,Mass.:HarvardUniv.Press, 1949),2 sqq.

    (55)II précisequ'il s'agit de la seulechairede «philosophiepositive». Lettred'AbelReyau recteurde l'académiedeParis,datée du10novembre1918,dossierde François- AbelRey(académiede Paris),Archives nationales,AJ161 .433.

    (56)Pourune réévaluationrécentedurôled'AbelRey, voir Jean-FrançoisBraunstein,L'Institut d'histoireet philosophie dessciences,отJean Gayonet MichelBitbol(dir.),'Epistemologiefrançaise,1850-1950(Paris:PUF,à paraître).

    (57)Voir Otto Neurath,L'encyclopédie comme«modèle»,Revuede synthèse,12/2(1936),187-201,ici 198sqq.

    (58)Rey, op. cit. inn. 9, vol.2, 1.

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    commencement des recherches modernes dont il s'agit de faire lasynthèse aux années 1880, ce qui correspond à l'époque despremierslivres de Tannery (59). Il rappelle constamment le précepteméthodologique de Tannery. Ainsi, Abel Rey critique uneapplicationtrop stricte du principe de non-contradiction en ce quiconcerne la doctrine de Parménide et défend la thèse de lacoexistencede deux mondes, chacun existant à sa manière. Pour fairevaloir son point de vue, il rapporte l'autorité de son prédécesseur :

    « C'est le cas où jamais de rappeler la règle de méthode historiqueposée par Paul Tannery, en ces matières: il ne faut jamais attribuer auxanciens les principes de leurs doctrines,ni les doctrinesde leurs principes.J'ajouterais : il ne faut jamais chercherà les interpréter de la façon quenous-mêmes interpréterionsdes théoriesvoisines (60). »Nous devons fuir l'anachronisme ; nous devons faire un effort poursaisir l'expression réelle du savoir à une époque donnée.

    Il est temps d'évoquer une évolution de pensée. Abel Reyimprime sa marque sur l'épistémologie. Ainsi prend-il ses distancesavec Milhaud. Après avoir noté que Moritz Cantor avait été amenéà atténuer sa thèse de l'originalité de la science grecque, Abel Reyfait le commentaire suivant :

    « Nous pouvons en dire autantde Gaston Milhaud qui a eu le mêmeobjet que nous : l histoire des rapports de la philosophie et des sciences.L'idée qui le guidait est loin d'être fausse. Mais il la pensait, à notre avis,d'une manière trop absolue. Il n'y aurait pas eu de scienceavant l'Écoleionienne parce qu'il n'y aurait pas eu de sciencerationnelle,parce qu'iln'y aurait pas eu, en somme, de science philosophique (61). »Abel Rey opère avec une définition plus large de la science ; ils'éloigne davantage du positivisme, en soulignant l'importance dumythe et de la religion dans la pensée scientifique. Plusieurs thèsesannoncent Gaston Bachelard et Alexandre Koyré. Sa collaborationavec Henri Berr, dont la collection « L'Évolution de l'humanité »

    accueille son grand ouvrage historique, son association avec LucienFebvre nous acheminent vers la nouvelle école historique (62).Anticipant Bachelard et Koyré, Abel Rey affirme que la science

    (59)Rey, op. cit. in n. 9, vol. 2, 5.(60)Ibid.,vol. 3, 41. Cf. vol. 2, 249;vol.4, 264.(61)Ibid.,vol. 2, 14.Cf. vol. 1, 450.Il renvoieà Milhaud,op.cit. in n. 13,107.

    AjoutonsLa sciencerationnelle,in Milhaud,op. cit. in n. 43.(62)Voir les avant-propos d'HenriBerrà chacun descinqvolumesde La Science dans

    l'Antiquitéd'AbelRey (op. cit. inn. 9). Il est à noterque Bachelarda relule manuscritdu4evolumepubliéde façonposthume.

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    sécrète de la pensée. Dans un passage où il fait allusion, sans aucundoute, à Poincaré, il écrit :

    «En union avec tout un mouvement d'idée qui se devine chez lessavants contemporains, et les plus grands,nous avons été amené àconsidérerque la Science est une évolution de la pensée au même titre que lapensée philosophique qui n'en est souvent que la méditation [...] Lascience est une pensée (63). »La science réfléchit sur elle-même, sur ses méthodes et sur la valeurde ses résultats. Elle devient philosophique. Tel est l'aboutissementdu refus d'une philosophie séparée de la science.

    Conclusion

    II y aurait à faire une étude systématique des relations deBachelardet de Koyré avec leurs prédécesseurs, en prenant en compte nonseulement les thèses et les concepts partagés, mais également lesproblèmesqui servent de point de départ à de nouvelles formulations. Onpourrait certes recenser plusieurs points d'accord, notamment avecAbel Rey. Celui-ci, par ses critiques, a déjà amorcé le reflux dupositivismeet l'élaboration d'un réalisme reformulé. Il a rompu avec lemodèle de la croissance organique qui fonde la conception de

    l'histoire. On note qu'Abel Rey refuseune histoire strictementévénementielle,annonçant l'école des Annales. Défendant l'introduction del'histoire des sciences dans l'enseignement scientifique, il écrit :« C'est la voie par où l'on peut sortir de survivances désuètes, et d'uneculture qui, par ce qu'elle garde de formelle, est à l'antipode duvéritablehumanisme (64). » II s'agit d'élaborer un humanisme qui soitde plain-pied avec le développement scientifique. Relevonsl expressionprémonitoire « archéologie des idées scientifiques » : ladémarcheconsiste non seulement à exhumer et à dater, mais à reconstruireun système de pensée perdu (65). Nous ne sommes pas loin de l'idéed'une ontologie historique à la manière de Michel Foucault.

    (63)Rey, op. cit. inn. 9, vol.2, 3. (Je souligne.)Il écrit encore« Unehistoirede lapenséeet desidéesscientifiques»,vol. 5, 7.Bachelarddira : « Lascience crée[...]de laphilosophie.» (GastonBachelard,LeNouvelespritscientifique(Paris: PUF,1934),7.)

    (64)Rey, op. cit. inn. 9, vol.5, 10.(65)Ibid.,vol. 1,384sqq.Ducassédonnece commentaire: « Le réalismeet l'idéalisme

    traditionnelsapparaissentcomme égalementinexpressifs.La scienceest bienun mondederapportsréels,universelsmaisde rapports radicalementrelatifsau sujethumainqui lespose,et quijustifieprogressivementleurconvenanceà l'objet.L'objectivitéde nos connaissances,conquêtecollective,ne sauraitêtre un absolu .» (Ducassé,op. cit. in n. 49, 159sqq.)

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    Malgré ces points de convergence, c'est une nouvelle étape del'épistémologie qui commence avec Bachelard et Koyré. Parcontraste,on peut circonscrire la lignée des historiens qui va de Tanneryà Abel Rey. Elle assouplit le positivisme sans en sortircomplètement.Même si l'on admet des créations, des innovations, on s'entient à une conception continuiste. Avec Bachelard et Koyré,l histoiredes sciences a acquis suffisamment de maturité pour prendreune nouvelle direction, pour réagir contre les pères fondateurs.

    Revenons à la contribution de Tannery, de Milhaud et d'AbelRey à l'histoire des sciences. Cette discipline a été introduite trèstôt en France grâce au positivisme ; elle s'est développée dans lecontexte des vigoureux débats suscités par le mouvementpositiviste.Avant la deuxième guerre mondiale, elle a atteint un état dedéveloppement important. L'école française sert de modèle. Aprèsavoir signalé le rôle que Koyré a joué dans la fondation del'histoire des sciences aux États-Unis, Pietro Redondi fait unecomparaisonavec la situation en France :

    «Avant Koyré [...], l'histoire des sciencesdisposait déjà, à Parismême,de tout ce qui peut nous faire reconnaîtrela maturité d'unedisciplineprofessionnelle : l'enseignementde chaires prestigieusesau Collègede France et à la Sorbonně, un institut universitairemoderne,de laSorbonně,délivrantdes diplômes, deux revuesspécialisées [...],descollectionséditoriales, des manuels de grandeenvergure,des congrès internationauxet même une tribune de l'ordre professionneldes historiensdes sciences:une Académie internationale d'histoire dessciences (66). »

    Plusieurs de ces exemples ont déjà été évoqués en rapport avecTannery, Milhaud et Abel Rey. Il faudrait encore ajouter le rôlecatalyseur d'Henri Berr, fondateur du Centre international desynthèse,qui non seulement a encouragé l'étude historique de la science,mais a également su intégrer cette étude dans un réseau decoopérationinterdisciplinaire (67). Ce que nous avons voulu cerner ici, c'estce qui sous-tend cette reconnaissance institutionnelle : l'élaborationd'une discipline à travers une succession de penseurs dont les œuvresdessinent un dialogue et entraînent un approfondissement.

    (66)Pietro Redondi,préfacein AlexandreKoyré,De la mystiqueà la science(Paris:Éd.de l'EHESS,1986),IXsqq.

    (67)Centre internationalde synthèse,HenriBerret la culturedu XXesiècle: Histoire,scienceet philosophie,sous la dir. d'Agnès Biard,DominiqueBourel, ÉricBrian (Paris:Albin Michel- Centre internationalde synthèse,1996).