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Sur les chemins de la parole meurtrie

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SUR LES C H E M I N S DE LA PAROLE M E U R T R I E

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A N N E W O I L T O C K

S U R LES C H E M I N S DE LA PAROLE MEURTRIE

ÉDITIONS ALEXIS VAL-ARNO

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La loi du 11 mars 1957 n'autorise, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, que «les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non réservées à une utilisa- tion collectrive» et «les analyses et courtes citations, sous réserve que soit indiqué clairement le nom de l'auteur et la source» Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayant droit ou ayant cause est illlicite et consti- tue une contrefaçon sanctionnée par les articles 424 et suivants du code pénal

© Alexis VAL-ARNO, 1999

ISBN 2-906742-12-0

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AVANT

P

lusieurs sortes de Nuits se disputent l'Empire. Ange Noir, toi qui fus la plus grande dimension, l'ultime ouverture, l'endroit où la vie et la mort sont le même ! Ange Noir, de

quelle profonde Nuit es-tu venu jeter sur moi ton regard de braise ? De celle qui parlemente avec le soleil, cherchant à le convaincre de s'en aller une fois pour toutes ? De celle qui traîne au détour des chemins ses déchirures harmonieuses, nuages gris enroulés aux lenteurs lascives de ses velours ?

De celle qui ne veut rien avoir à faire avec personne ? Celle- là est d'une matière dense, et pourtant, marchant à sa rencontre, on ne peut la toucher : invisible et présente, impalpable, mons- trueuse, elle guette. C'est elle qui choisit. C'est elle qui décide du moment et de l'heure.

Cette Nuit la plus noire dans ma chambre est entrée. Tout était soigneusement préparé pour la dégoûter : chaude laine et chaudes couleurs, bois de plusieurs siècles en gros coffres lui- sants, candélabres de fer, trois solides bougies : l'ordre et la paix. Mais la Nuit la plus noire aime surprendre, elle a ses faiblesses. Ainsi, elle est entrée, décidée. Son haleine a éteint les bougies et les chaudes couleurs ; elle a étreint le bois qui a craqué. Sur la laine, son ventre s'est traîné. Elle avait froid, la gueuse, elle avait faim. Elle s'est étendue, et dans une convulsion qui ébranla les murs de ma chambre, elle a enfanté ton regard.

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Ton regard s'est précipité sur moi, sauvagement, jeune fauve lâché. Sans hésiter, il a labouré ma peau, déchiqueté mon visage, crevé mes yeux, vidé mon crâne. Quelques pensées ont survécu, elles se sont mises à se penser elles-mêmes, sans autre fonction désormais. La Nuit noire a soupiré, ses lèvres noires écartées. Dans l'espace ainsi formé, l'aube a gémi, et puis s'est retirée très loin, et pour longtemps.

Mais, toi, tu es resté.

Ange Noir, ta fascination s'est abattue sur moi ; ton regard de ténèbres s'en est allé puiser au fleuve bouillonnant, lave brû- lante, serpent rouge qui n'en finit pas de parfaire sa propre ges- tation ; qui n'en finit pas de crever la croûte épaisse qui l'entoure ; de la crever et de s'épandre, enfin, à la vue des Ciels, sur toute la Terre, autrement que par ces cratères dérisoires dont l'homme pourtant s'approche en tremblant.

Ange Noir, maintenant que je te voyais, un savoir ancestral af- fleurait à mes lèvres, qui murmuraient : « je le savais, je le savais que tu viendrais ». Je savais que ta masse molle sur mon lit s'abattrait, gémirait, pleurerait : « secours-moi ! Secours-moi ! ». Je savais que je te croirais, que je m'avancerais, te toucherais du bout des doigts, avec timidité, et qu'alors ton aile toute-puissante s'étendrait, m'envelopperait, caresse insupportable jusqu'à l'écœu- rement. Je savais que la jouissance éprouvée me lierait au secret de tes profondeurs vénéneuses.

Tremblante et décidée, je suis entrée dans la fatalité. Tes longs couteaux m'ont transpercée. Tes coups étaient si

forts qu'ils creusaient loin en moi des tranchées et tunnels aux voûtes bien dessinées. C'était bien architecturé, organisé selon les lois de l'Art universel. Ainsi, pas une goutte de sang n'est tombée lorsque tes traits précis, bien calculés m'ont transpercée. Tu t'arrêtais parfois, pour regarder, ô imprudent, narcisse impé- nitent ! le temps de ta satisfaction, les creux se refermaient, les voûtes se rechargeaient de vie, et tu t 'apercevais qu'après le long

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travail, ponctué de grands halètements, il fallait tout recom- mencer.

Ange Noir, tu m'as déchiquetée, brûlée. Tu disais : « je troue- rai ta chair de mille petits trous où le vide s'engouffrera, je mi- nerai ta vie, je percerai de part en part ton corps, et tu mourras dans un gémissement ultime ». Puis, tu t'es mis à frapper plus fort, pour en finir de cette proie facile jusqu'à la transparence. La crainte sourde t'est venue d'avoir à te rencontrer toi, face à face, te terrifiant toi-même. Alors, tu m'as dressée de force entre toi et toi, obstacle et proie. Je ne connaissais pas la règle secrète du jeu que tu jouais, à qui perd gagne, gagne sa perte. Le pacte n'était signé d'aucun nom, pas même du mien, que dans ta hâte tu ne m'avais pas demandé. Pas de nom, personne n'est là, personne ne s'est même présenté. Ce fut, toutes horloges arrêtées, entre les temps.

Tu t'es acharné, puis tu t'es arrêté et t'es mis à pleurer, car je n'avais pas compris tes consignes : les plaies ne se refermaient plus, elles restaient béantes, elles attendaient une main secou- rable ! Des yeux leur poussaient, qui te regardaient avec étonne- ment, dans l'immobilité. L'éternité n'était pas loin.

Ce n'était pas l'amour, et pourtant de tes mains naquirent des oiseaux fabuleux. Mais à peine nés, leurs multiples couleurs de- venaient cendre : c'étaient les oiseaux de la Nuit. Leurs longs becs acérés ont transpercé au cœur, mes rêves.

Ah ! je voulais des sources ? Tu les as bues. Ah ! je voulais bondir dans un rai de lumière, vers les ciels ? Au Néant tu as jeté lumière et ciels. Ah ! je voulais dissoudre dans l'espace toutes les formes, afin

que les choses n'en soient plus prisonnières ? Tu as brisé les choses, l'espace tu l'as cassé. Je voulais entourer de mes bras les nuages, les caresser, en

toucher la blancheur ?

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Les nuages tu as écrasés, et la blancheur évanouie s'en est allée. Ah ! je voulais, pour respirer à l'aise, un chemin découvert, à

mi-chemin de la réalité que les concepts enferment, à mi-chemin de celle, vibrante et mystérieuse, des poètes ivres ?

Tes mains d'ombre m'ont enserrée. « Il faut mourir, disais-tu, il faut mourir pour renaître ». Tu

éclatais de rire, tandis que la mort, à la hache, dans le vif de mon âme, tranchait.

La hache de tes noirceurs, la hache de mes trop violentes tendresses, et de mes abandons.

« Allez, on joue ! », criais-tu. Les jeux du cirque se déroulaient. Tu faisais entrer les enfants.

Leurs jolis corps graciles, agiles, bondissaient. Ils s'amusaient, sautaient sur les épaules les uns des autres, et puis s'organisaient en pyramide. Quand le plus petit arrivait tout en haut, et lente- ment levait les bras, une cathédrale mouvante se dressait, hale- tante, et puis se défaisait dans la sciure. Toi, tu applaudissais.

Alors, les enfants se sauvaient. Sur la piste, les mondes se dé- composaient soudain, on entendait les cris des écorchés, les yeux hagards des brûlés vifs nous poursuivaient ; les jeux du cirque continuaient par des faisceaux sanglants de chair fumante, que les raz-de-marée de la haine recouvraient. Surnageaient des dé- bris de corps, des débris de maisons.

Alors, du centre des feux souterrains, tu bondissais, elfe pro- visoire, et ton visage démesuré, ton visage agrandi aux points cardinaux dispersés, me regardait et, - oui -, s'offrait !

« A toi de jouer ! » disais-tu. Je me mettais en marche, j'allais, je parcourais ta peau-vallée, ta peau-forêt. Mais pas tes yeux, ce n'était pas possible : tes yeux loup-dans-la-Nuit, tes yeux je-te-tuerai,

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tes yeux c'est-déjà-fait, vois ! le sang gicle ; tout à coup, il ruisselait, le sang de TON visage, le sang de

dessous la peau. Le sang de tes yeux s'y mêlait, avec ses courants bleus.

Regarde ! Il est là, il gambade dessus, autour, partout ! Des petits chiots qui jappent ! Ris, maintenant, ris ! Regarde ton sang joyeux ! Regarde-le, ton sang caillé qui s'est arrêté de couler. Tu ne veux plus jouer car tu as peur. « Il faut savoir s'arrêter », disais-tu quand tu allais gagner.

« Allez ! à toi de jouer, encore », as-tu dit, et tu t'es endormi. Ainsi, ton nez, je l'ai franchi, escaladé, dans la plus grande

obscurité. Il était lisse d'apparence. Mais dès le premier pas dessus, il y

eut un petit mamelon dodu, une délicate imperfection ; tout juste assez large pour m'y poser, tout juste assez rond, assez moelleux. J'eus envie d'y rester un moment, de soupirer, de bayer à la lune, peut-être de hurler avec les loups ; enfin, de me coucher et de dormir. Mais il fallait continuer.

La crête s'est faite dure, c'était l'aridité toute nue, personne, et rien aux alentours ; de quoi suffoquer. On pourrait mourir là, seul.

Mais mourir ne me déplaisait pas, c'était un des moments du jeu. Et puis, n'était-ce pas la seule issue de secours aux blessés, toutes âmes confondues ?

L'arrête de ton nez, à la pointe, a cisaillé mes pieds. J'ai sai- gné en silence, tout doucement. Je me suis dit : « Quand ce sera fini, je rentrerai à la maison en marchant lentement ».

J'ai attendu que mon sang refleurisse dans mes veines, j'ai pu m'en revenir. Mais j'étais triste.

« C'était comment, là-haut ? », m'as-tu demandé, une fois éveillé.

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- Je ne sais plus, je te raconterai un jour, j'inventerai quelque chose. Mais là, je ne sais plus.

- Il faut me raconter. - Oui. Tu dormais et j'étais éveillée. C'est cela. J'ai marché, et

les fils de la Vierge étaient bleus. Ils ont tissé leur toile autour de nous, comme un vaisseau fragile. Nous allions embarquer pour la Voie lactée. Ils ont lancé leur cocon dans l'espace, sans vertige, mais je ne sais plus où nous étions, je ne sais plus.

« Raconte-moi autre chose », disais-tu.

Il y avait ta bouche, qui faisait des gammes. Elle disait : « Je t'aime, viens avec moi ». Il en sortait une chaleur, comme le Gulf-stream, par un grand froid. Il arrive, le voilà ! Et les fleurs poussent, et les légumes ; on les cueille, on les expédie à la ville ; les gens sont contents, ils mangent, puis se rendent visite, et s'of- frent des bouquets. C'est la paix. Leur ventre est plein, merci, alors ils se sourient, ils s'aiment bien.

Les orangers, eux aussi, avaient poussé, ils avaient même des fruits juteux, pulpeux ; des rigoles de miel dessinaient sur l'écorce des courbes voluptueuses. Que c'était doux, et siru- peux ! Si parfumé que tout à coup j'en perdis l'équilibre. Je me suis accrochée aux troncs des orangers, enroulée autour d'eux : j'avais un corps immense, liane interminable. Nous nous sommes fait la cour, mutuellement. C'était très gai, une sorte de marivaudage, mais sans les costumes, j'étais nue. Mais si lisse, si souple, et eux, si parfumés.

Nous nous sommes aimés, les orangers et moi. J'ai cru que c'était pour la vie. Je me suis mise à gambader et, doucement, à roucouler. J'avais des plumes blanches partout, le jardin était lu- mineux.

Mais, soudain, le Gulf-stream se tarit. La lumière se cristal- lisa, et les cristaux mangèrent les orangers. Ils les ont aspirés, di- gérés.

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Disparus. N'en parlons plus. « Mais non, pas moi, pas moi ! » J'ai crié tant que j'ai pu. Les cristaux de lumière ont craqué. Ils ont craqué, j'étais chez moi.

Dans ta bouche, tout à coup, j'étais chez moi. Quelle sur- prise, après une pareille alerte ! C'était immense, inexploré. Tentaculaire, avide, dangereux, rouge et voluptueux.

Je ne savais plus que faire. C'était trop : tous ces mots, ces mots, ces mots, autour de moi ! TES mots, à l'état pur. Sans em- ploi. Sans armure. Sans qui, que, quoi, comment. Ô merveilles impies ! Ô richesses charnues !

Ils m'ont enlacée, balancée, jetée de l'un à l'autre, mollement. Ils ont joué à se-me-repasser entre eux. Ils me regardaient sans rire, mais quelquefois ils souriaient !

Peu à peu, de l'un à l'autre, de l'autre à l'un, j'ai pu les re- connaître, et même les identifier.

Alors, ils m'ont jetée dehors, sans préavis.

Il reste ton menton. Mais il est si mou, si inexistant, que même tes sourcils épais ne peuvent faire oublier cette faiblesse. Ces mentons-là font les petits ruisseaux des petites trahisons, et quelqu'un va mourir, dans l'indifférence.

Finis, les jeux. « Ah ! crie-t-elle dans un grand ahanement. Délivrez-moi des

enchantements noirs de sa bouche aux lèvres épaisses ; délivrez- moi de ses paroles soyeuses, de ses caresses destructrices ; déli- vrez-moi du charme captivant

de l'homme femelle, haïssant,

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traître. Les démons l'enlacent, rient, le cinglent, l'enserrent, l'étouffent ; il crie, il hurle et de toute sa force les jette contre toi, femme nue dans la forêt aux maléfices.

Enchantements mortels, mouvants enchantements, où s'enlisent les pieds, puis les jambes, puis le ventre, et le cou, et la tête.

Délivrez-moi de l'hiver perpétré à jamais.

Ange noir, ton regard s'est troublé, une déchirure impercep- tible. En mes yeux, qu'as-tu aperçu, qui fait trembler ta main ?

Moi, mortelle, tu m'as flairée, respirée, et tout à coup tu as pris peur ?

L'irréductible vie qui me traverse et me porte au-delà de tous tes territoires, et qui te fascinait, contre laquelle tu allais enfin user tes forces inusables,

que t'a-t-elle dit ? quel signe ?

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Las ! Ce n'était pas cela qui t'avait effrayé. C'était le consen- tement des vivants au périr. C'était là le secret de la terreur de l'Ange noir.

Alors, tu as porté tes derniers coups, et t'es enfui, en hurlant de frayeur.

Maintenant, m'a-t-on dit, tu parcours toute la terre à grandes enjambées, et te perds quelquefois. Les paysans, obligeamment, t'indiquent le nord, le sud ; à toi de repérer l'est et l'ouest. Tes im- menses pieds noirs enfantent des marécages où tu t'enlises. Quelque bonne personne te tend une perche, où tu t'agrippes sans façon. Car il te faut continuer, organiser la destruction, dis- tribuer la mort sous les formes répertoriées au catalogue des sup- plices des âmes. Tu t'y emploies, brouillon et sombre, dans la répétition des catastrophes où tu apposes ta marque à déchiffrer : un petit serpent de boue rouge, qui se défait dès le premier soleil.

Les hommes s'affairent et cherchent. Ils construisent à grand peine une nouvelle éthique, écrivent des communiqués, distri- buent des punitions ; il faut sauver l'humanité, il faut régle- menter le crime, mettre de l'ordre dans le désordre. Il faut enfin, une fois pour toutes, civiliser l'esprit de destruction.

Ils ont décidé cela. Mais toi, soudain, tu ris d'un grand rire dé- bonnaire, un rire qui secoue la terre, et l'on dit : » écoutez-le ! il rit ! il est joyeux ! il est heureux ! tout va bien ! »

Alors ton rire cesse, et tu regardes, hagard, autour de toi, et tu cueilles une fleur, du bout des doigts, pour la respirer, comme un simple mortel. Le parfum t'échappe, il est ailleurs. Et ta main se referme sur

un grain de poussière. Ô Ange noir, mon dérisoire, mon ravisseur de cœur,

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se peut-il que ta bouche autrefois si large se soit amenuisée, rétrécie, fermée ? Se peut-il qu'avec tant d'ailes démesurées tu sois à terre, ventre à terre, devant moi, et que flotte dans l'air une poésie close ? Se peut-il qu'à toi, mon disparu, il y ait un jamais ? Allez, un dernier soubresaut, allez, tes mots ! « De la gueule éclatée du serpent jaillissent les fruits rouges. Geysers brûlants, fraîcheurs dissimulées, suavité, arômes enchâssés dans le fruit des anneaux d'or de son corps ». Allez, l'ultime poésie, allez, tes mots ! « L'œil de rubis, l'Oeil sans paupière, brûle au cœur de la Nuit ».

Il se tait, et le voilà qui crève.

« De la gueule éclatée du serpent, les fruits rouges ont jailli. Viendra la vie ».

Du fond de l'Abîme, un être bizarre, un animal humain, se dresse sur ses pattes arrières. Il interroge le Ciel pour des noces en blanc.

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Dans le Désert, elle marche, sans s'arrêter, un pied et l'autre pied. Avancer. Il faut avancer. Elle a perdu son âme et psalmo- die : « rends-moi mon âme, je veux la retrouver. Tu sais bien, je l'ai perdue juste avant la fin des étoiles, au ras de l'aube. Toi seul sais où elle est, comment m'y amener, me tenant par la main.

Conduis-moi ! Aide-moi à retrouver mon âme ! toi qui planta le couteau, à toi de me sauver, tu le dois ! »

Ainsi gémit Alinda. Elle titube, mais avance. Le sang qui coule dans ses veines

s'est mis à s'aventurer, il sourd à chaque pore. Parfois, une goutte chasse l'autre, et de minces filets se mettent à couler, et puis ils se rejoignent, et couvrent de leur enlacement gluant les jambes où ils se figent.

Elle ne sait pas que son sang coule, que son front ruisselle, que son ventre gémit, que son regard, seul, la guide, un regard clair et bien posé, qui délimite exactement les choses, mais soudain ose, regarde en arrière, et voit un visage. Ô ce visage ! Non !

Elle pose la main sur ses yeux, pour leur interdire de voir.

Elle avance, elle titube et psalmodie : « Je veux retrouver mon âme égarée ».

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Les langues rouges du Désert s'allongent paresseusement, lianes voluptueuses, pour l'enlacer à son passage, sucer les rivières de sang, lécher les pores un à un, s'en délecter. Mais elles sont gavées, et sur le point de la toucher, se retirent lentissimement, comme exprimant un regret seulement simulé.

Alinda cherche, le regard clair et bien posé, un regard raisonnable.

On peut compter les points de l'horizon, et les points cardinaux, et les subdivisions, les degrés un à un, pour faire le tour, fermer le cercle, afin que rien n'échappe, que le monde soit. Mais tout ressemble à tout dans le Désert, il n'y a rien à faire.

Les rivières rouges sèchent en perles glacées. « De ta bouche jaillissaient des fontaines de rubis, souviens-toi, tu me les donnais en riant ! »

Son rire, ô son rire ! Le Désert tremble, le sable serait-il mouvant ? Le ciel s'est obscurci,

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d'un coup le voilà noir.

Alinda sait : il va venir, la prendre, voleur de toute éternité, fait pour voler.

Non ! Il faut marcher ! Marcher ! Ne pas s'arrêter !

Alinda marche, ses pas répètent ses pas, sans avancer. Bientôt sera statue de sable. Elle tremble. Au Désert elle s'adresse, c'est à lui que maintenant elle dit, en

pleine obscurité ; ou bien à qui, à qui ? En son cœur Alinda psalmodie, les mots s'en vont vers

l'Inconnu, ils parlent pour elle qui ne sait pas parler. « Conduis-moi à mon âme, je t'en prie, et je t'offrirai, oui, je t'offrirai, je te le promets, mon visage retrouvé. Il sera tien ».

Alinda marche, titube, se reprend obstinément.

Dans le Désert, rien ne ressemble à rien. Seule, l'immensité dépossédée de sens, s'étire mollement sous

ses pas. Elle est à bout de forces.

Alors se déchirent ciel et nuées, s'ouvre le tonneau des Danaïdes ; béance d'en haut, béance d'en bas. « Juste pour l'équivalence, pour l'égalité des contraires », pen-

sent les pensées d'Alinda, qui pensent juste mais pensent faux.

Page 19: Sur les chemins de la parole meurtrie

Achevé d'imprimer AVRIL 1999

Dépôt léga l : AVRIL 1999 Printed in Europe

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La catastrophe survenue dans la langue, en notre temps, généra pour l'auteur un doute lancinant envers la parole. Comment retrouver une Parole fon- datrice, après l'effondrement ? Comment retrouver le sens ? Où diriger ses pas, l'Avant de tous les chemins de mots, raviné par « l'Ange noir » ouvrant sur le Néant ?

Marcher, marcher dans l'obscurité, porté par la Mémoire, porté par le Silence, jusqu'aux fragiles lumières des rencontres salvatrices.

Anne WOILTOCK est psychanalyste et peintre.