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Sur la poésie pure de Paul Valéry Author(s): R. Fromdlhague Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 76e Année, No. 3 (May - Jun., 1976), pp. 393- 411 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40525612 . Accessed: 30/10/2013 07:58 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue d'Histoire littéraire de la France. http://www.jstor.org This content downloaded from 177.154.67.90 on Wed, 30 Oct 2013 07:58:12 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Sur la poésie pure de Paul ValéryAuthor(s): R. FromdlhagueSource: Revue d'Histoire littéraire de la France, 76e Année, No. 3 (May - Jun., 1976), pp. 393-411Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40525612 .

Accessed: 30/10/2013 07:58

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SUR LA POÉSIE PURE DE PAUL VALÉRY

« Poésie pure - Quel débat ces mots innocents ont engen- dré ! » ' écrit Paul Valéry en décembre 1925 ou janvier 1926. Ce débat, qui vient de l'opposer à l'abbé Bremond 2, il le résume un an plus tard, toujours dans ses Cahiers :

Poésie pure I J'ai lancé cette expression et dans ma pensée c'était désigner l'extrême de la poésie réellement faisable, à l'apex de la volonté de poésie [...] et on en a fait un idéal mystique admettant tout relâchement, et tout

C'est bien Paul Valéry qui a « inventé » cette expression de « poé- sie pure ». Comme il l'a noté dans son Calepin dun Poète - Poésie pure :

* II m'est arrivé, il y a quelques années, dans une préface que j'ai faite pour le livre de vers d'un de mes amis, de prononcer ces mots sans y attacher une importance extrême et sans prévoir les conséquences que divers esprits inté- ressés à la poésie allaient en tirer 4.

Cette préface, où, pour la première fois, en effet, il imprime « ces deux mots » 4, ne peut être que son Avant-Propos à la Connaissance de la Déesse de Lucien Fabre 5, publié en 1920. Mais l'expression apparaît bien avant dans ses Cahiers. En 1910 d'abord, mais, nous semble-t-il, sans intention particulière6. En 1916-1917, - ce n'est pas pour nous surprendre - , dans la période où il termine la Jeu- ne Parque, non seulement la formule revient avec une fréquence

1. Cahiers, édition du CNRS., vol. XI. p. 256 (la page 245 est datée du 17-12-1925). Edition J. Robinson, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1973-1974, vol. II, p. 1019. Nous nous bornerons à donner le numéro du tome et de la page lorsque nos références à Valéxy renverront à l'édition de la Pléiade des Œuvres et des Cahiers.

2. Dont La poésie pure est de 1925. Voir le Discours sur l'abbé Bremond, prononcé par Valéry en 1934. Œuvres, t. I, p. 763-769, et particulièrement p. 766-767.

3. Phrase inachevée. Cahiers, édition du C.N.R.S., vol. XI, p. 877, éd. Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 1 110.

4. Œuvres, t. I, p. 1 456. 5. Œuvres, t. I, p. 1 269-1 280. C'est à la page 1 275 que se trouve l'expression : « à

l'horizon, toujours, la poésie pure ». Dans les Entretiens avec Paul Valéry recueillis par F. Lefèvre, le poète a lui-même désigné ce texte (Paris, * Le Livre », 1926, p. 65).

6. Ed. du C.N.R.S., t. IV, p. 488 ; éd. Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 1 158 : c la poésie pure est supérieure à la prétention du romancier moderne ».

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significative 7, mais elle est accompagnée d'un effort de raffinement - ou de « raffinage » - qui aboutit à « isoler » cette « substance », tel un corps chimique nouveau - opération consacrée par le souli- gnement de son nom - dans ce texte de la fin de 1917 8 :

Les mathématiques [...] m'ont éduqué et pourvu d'idées de rigueur qui m'ont servi grandement à me faire de la poésie pure une idée exacte, à isoler cette « substance » de ce qui n'est pas elle, à la développer comme espèce et catégorie séparée.

C'est précisément aux perspectives de cette genèse, esquissée dans ces dernières lignes, que nous voulons nous intéresser plutôt qu'à l'analyse théorique de la notion une fois conquise, qui appellerait trop longuement développements et débats ; et à l'œuvre poétique de Valéry, bien plus qu'à ses études ou essais sur la poétique.

Pour aborder ces perspectives sur la poésie pure de Valéry, il convient, nous semble-t-il, de revenir d'abord à la pureté de la poé- sie de Mallarmé.

Pureté du projet, puisqu'il s'agit, pour « le très admirable Stepha- nos », de refuser la décevante séduction d'un monde sensible recon- nu comme un c glorieux mensonge », afin de faire apparaître, « aux yeux du Solitaire ébloui de sa foi », la < nudité > des Idées ou des archétypes, telle la fleur « séparée des jardins », < l'absente de tous bouquets » ; de pénétrer l'essence des choses, et de soi-même ; et, au terme de la quête, d'atteindre d'explication orphique de la Tenre », l'Unité essentielle de l'Univers.

Pureté des moyens, car, pour nous communiquer cette révélation initiatique, le poète ne saurait utiliser le langage profane, dégradé par l'usage et l'utilité. Enviant à la musique le mystère 3e sa gra- phie, il doit se doter d'un plus pur langage, renouvelé dans sa rhé- torique, où les métaphores le cèdent au réseau ésotérique des ana- logies ; dans sa syntaxe, dont le bouleversement progressif crée un mystère de moins en moins accessible; dans son lexique enfin, où même les « mots-outils », par la recharge de leur potentiel sémanti- que, regagnent une qualité expressive qu'ils n'attendaient plus.

De tout cela, Paul Valéry a eu, à vingt ans, la foudroyante révé- lation ; puis, par le privilège de son amitié avec le Maître, il lui a été donné d'entrer dans les arcanes d'une ascèse créatrice admi- rable de foi lucide et de sacrifice désintéressé.

La pureté de Mallarmé lui communiquait à jamais le « divin dé- goût », le c chaste éloignement des lustres » d'une poésie qui ra- conte ou décrive les états affectifs, ou bien les spectacles d'« un monde trop sûr ».

7. Ed. du C.N.R.S., vol. VI, p. 140. 176, 344. 687 (l'année 1917 commence à la page 421) ; éd. Bibliothèque de la Pléiade, t. II. p. 1 075. 1 077, 1 081, 1 086.

8. Ed. C.N.R.S. t. VI, p. 720 (l'année 1918 commence à la page 81S) ; éd. Bibliothèque de la Pléiade, t. Ì, p. 248.

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Mais en même temps, par son aventure exemplaire, Mallarmé lui interdisait de s'engager à sa suite : « Imiter un être si singulier, c'est crier qu'on imite. Imiter un art si parfait, c'est une désastreuse affaire » 9. Le problème qui se posait à lui : être un grand poète, et n'être ni Baudelaire, ni Mallarmé, s'aggravait sans doute par le sentiment que l'ascèse de ce dernier, vers c les purs glaciers de l'esthétique », avait conduit la poésie, non à une « impasse » - terme aussi impropre qu'injuste - mais à une altitude au-delà de laquelle l'air raréfié n'entretient plus la vie. Dans son effort vers l'Essence, Mallarmé avait peu à peu évacué l'Existence ; sa poésie était devenue celle de l'Absence, du Vide, de la transparence glacée.

Alors, renonçant les impures « idoles », mais refusant pieusement la pureté mallarméenne, Valéry se réfugie dans le silence, non sans avoir choisi son propre modèle : Léonard de Vinci, et créé son héros personnel : Monsieur Teste. On sait que, dans ces années de renoncement à la littérature et à la poésie, il s'adonnera aux mathématiques et à la réflexion sur la science. Dès 1894, dans l'In- troduction à la Méthode de Léonard de Vinci, il esquisse une his- toire du renouvellement des sciences physiques aux xvnf et xix6 siècles 10. Comment ne découvrirait-il pas que le « vieux rêve » mallarméen d'un Verbe qui « parlerait » l'Univers, était une noble chimère (« [nul] plus près des dieux jamais aventuré » !), alors que la science, dans son langage fait lui aussi de purs symboles, cher- che le système d'équations - ou même l'équation - qui résume- rait cet Univers ? Valéry pressent Einstein - il appartiendra bien- tôt aux chappy few» de ses premiers admirateurs. N'y a-t-il pas d'ailleurs une profonde analogie - et au sens même de Mallarmé - entre le savant et le poète qui, jusqu'au terme de leur vie, se sont assigné comme ultime recherche, l'un le c champ unifié », l'autre le chant unificateur ? Analogie aussi - l'opposition des tempéraments mise à part - entre le physicien optimiste qui jusqu'au bout main- tiendra, contre l'indéterminisme triomphant, sa certitude que < Dieu ne joue pas aux dés avec l'Univers », et le poète qui, dans son tes- tament poétique, admet qu'« Un coup de dés jamais n'abolira le hasard » : l'un confiant dans sa recherche de la suprême formule, l'autre aboutissant à l'aveu déchirant qu'aucun poème jamais n'au- ra le dernier Mot ?

Léonard et M. Teste annoncent que Valéry ne renonce pas pour autant à l'Absolu, mais qu'il va le chercher en son Moi : à ce nouveau départ, la pureté qu'il pressent et déjà incarne, n'est plus celle du Verbe de Dieu créateur de l'Univers, mais des pouvoirs de l'homme, créateur de soi-même et de toute œuvre possible.

Dans un des très rares poèmes du « Grand Silence », Valéry

9. Lettre à A. Thibaudct, de 1912, Lettres à quelques-uns, p. 98. 10. Œuvres, t. I, p. 1 194-1 196.

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recrée une héroïne mythique, Sémiramis, qui, chantant son Air en Moi majeur, s'affirme puissance de l'Intellect pur. Comme avant elle Orphée, elle bâtit son Temple, mais c implacable », et, dans cette « Intelligible orgie », tandis que son c vœu prend place au séjour des destins », « la pure et divine vigie » sent sa « grande âme », à l'image des Dieux », € s'appareiller à la nécessité ». Le poète ne lui laisse pas oublier sa féminité, c le secret de ses charmes », et ses « roses », et son « seuil gracieux », mais ce sera pour la lui faire plus énergiquement répudier. Les derniers vers du poème comblent sa signification : la Sémiramis de chair se sublime, c s'évanouit » en ses « vastes pensées », c enchanteresse et roi » : ces ultimes paroles ne la définissent plus, à la limite, que par sa pure fonction.

Le monde sensible n'est pas banni du poème, mais il n'est plus que le tremplin de la Pureté, toujours transcendé. Et même l'image centrale du Temple n'a d'autre raison d'être que de venir rejoindre, dans les « regards » de l'héroïne, « l'ombre de ses desseins ».

Réplique de Sémiramis, le César de Y Album ignore le monde sensible :

Le lac en vain palpite et lèche son lit rose ; En vain d'or précieux brille le jeune blé,

sauf, dans ses prunelles, les reflets prophétiques de ses futures vic- toires. Le poète ne s'intéresse qu'à ce condensateur d'énergie, et à la « foudre » qui t s'amasse au centre de César ».

Ainsi Valéry « assigne » sa poésie à ce point central où elle peut saisir la puissance de l'être, où convergent toutes les impressions et d'où rayonnent tous les actes : ce que, dans Le Cimetière marin, il nommera à juste titre le c cœur » :

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même, Auprès d'un coeur, aux sources du poème,

à condition d'y reconnaître, non le siège de l'affectivité, mais, com- me dans le tronc de l'arbre, le centre dense et pur du Moi.

Il lui reste à franchir l'étape décisive. Sa réflexion sur la conscien- ce consciente, dont ses Cahiers nous permettent de suivre jour après jour l'approfondissement, va redonner à sa vision de l'hu- maine condition une souplesse, une mobilité, un chaleureux foi- sonnement, éminemment propices à l'expression poétique. Il faut bien reconnaître en effet que, dans le miroir de l'Intellect, la poésie courait le risque de « s'exténuer ». Du miroir de Mallarmé, média- teur magique de l'Essence, s'évanouit peu à peu toute image. La glace du sonnet en -t/x, reflète encore, dans l'c obscurcissement » et l'c absence » n, la scintillation du septuor. Mais quand Igitur aban- donne sa chambre pour effacer <la vision du personnage qui nui-

11. Nous choisissons la première version du sonnet, dont la date est certaine.

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sait à la pureté de la glace chimérique » - c'est-à-dire pour effacer l'impureté de sa présence contingente - , à jamais s'établit dans la glace la pureté obscure du Néant12.

Valéry, dans ses' années de Silence, va s'écarter peu à peu de cette sublime mais dangereuse tentation. L'ampleur de la distance apparaît notamment entre l'Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, à peu près contemporaine de la création de M. Teste, et la Note et Digression, postérieure de peu à l'achèvement de La Jeune Parque. Ne peut-on même se demander si, malgré sa pieuse fidélité à Mallarmé, telle image, d'ailleurs très belle et noble, de ce second texte, ne constitue pas - peut-être sans qu'il l'ait voulu - une vision lucide, bien qu'encore un peu nostalgique, de la tentative mallarméenne ?

Suivons donc un peu plus avant la pente et la tentative de l'Esprit : suivons-les malheureusement sans craintes, cela ne mène à aucun fond véritable [...] On ne pénètre que dans une forêt de transpositions ; ou bien c'est un palais fermé de miroirs, que féconde une lampe solitaire qu'ils enfantent à l'infini 13.

Valéry découvre que le miroir n'a pas de réalité en soi, et n'existe que par ce qu'il reflète. De même qu'il lui deviendra dif- ficile de concevoir l'âme séparée du corps - et il se référera, non seulement à « la philosophie toute naturaliste » de Vinci, mais au Thomisme, qui, écrit-il, « ne donne pas à l'âme séparée une existen- ce bien enviable > - 14 de même le « Moi pur » est cette puissance réfléchissante dont la notion ne s'obtient que par abstraction de tout reflet sensible, en un passage à la limite impossible pour le vivant :

L'homme que l'existence de l'infatigable esprit conduit [...] à ce point de présence pure, se réduit à la suprême pauvreté de la puissance sans objet 15.

Il existe donc un lien infrangible de nécessaire réciprocité entre le Pur et le Sensible, le Spectateur et le Spectacle : la conscience consciente

fait songer naïvement à une assistance invisible logée dans l'obscurité d'un théâtre. Présence qui ne peut se contempler, condamnée au spectacle adverse, et qui sent toutefois qu'elle compose cette nuit haletante, invinciblement orientée [...]. Nuit compacte aux ténèbres bourrées d'organes, qui battent, qui soufflent, qui s'échauffent, et qui défendent, chacun selon sa nature, leur em- placement et leur fonction. En regard de l'intense et mystérieuse assemblée, brillent dans un cadre formé, et s'agitent, tout le Sensible, l'Intelligible, le Possible 16.

12. Igitur, dans Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, p. 445 et 439. 13. Œuvres, t. I, p. 1 215. 14. Ibid., t. I, p. 1 214. 15. Ibid., t. I, p. 1 223. 16. Ibid., t. I, p. 1 224.

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€ Tout le Sensible, l'Intelligible, le Possible », Valéry ne peut plus concevoir sans eux la pureté du théâtre 17 ; il va les réhabiliter - et, ce qui nous intéresse ici - les réintégrer dans sa poésie.

Les commentaires marginaux qu'il ajoutera, un peu plus tard encore (1929-1930), à la Note et Digression, confirment que la source privilégiée du Sensible, du Possible, c'est la vie organique, le corps :

« Cette image du théâtre, précise-t-elle, sert à joindre et à oppo- ser la vie organique à la vie superficielle que nous nommons esprit ».

« Joindre et opposer *, l'association de ces deux infinitifs est essen- tielle, car elle montre à l'évidence le caractère dialectique de la représentation que Valéry se fait désormais de son Moi complet.

Ces analyses nous paraissent essentielles pour éclairer La Jeune Parque, sa construction, son pouvoir de signification, son «mo- ment » - aux sens historique et mécanique à la fois. C'est en effet, selon nous, cette conciliation avec les richesses du Moi sensible - et notamment de la vie organique - qui permet le retour de Valéry à la poésie, sans qu'il soit possible - ni utile - de décider si la fin du « Grand Silence * est la conséquence de cette récon- ciliation implicite, ou si l'élaboration du poème lui a été l'occasion de la découvrir 18. En tous cas, les textes que nous venons de citer marquent la prise de conscience explicite et rétrospective de cette évolution décisive.

Notre problème central se pose donc en ces termes : comment Valéry va-t-il concilier son aspiration à la poésie pure avec ce retour en force du sensible ? Pour éclairer nos analyses prochaines, voici notre réponse, que nous donnons d'abord comme hypothèse : la pureté de cette poésie ne va pas se dégrader, s'infléchir vers un impur mélange d'anecdotique et d'essentiel, de contingence et d'Absolu. La forme du Moi restera sa visée, non plus la forme du Moi pur, mais la forme pure du Moi, ou, pour reprendre ime célèbre expression de Montaigne, « la forme entière de l'humaine condition ».

Dans un passage très souvent cité des Fragments des Mémoires dun Poème, bien postérieurs, eux, à l'élaboration de La Jeune Parque (1937), Valéry insiste sur l'importance, dans cette élabora- tion, de la sollicitation «formelle» :

Certains poèmes que j'ai faits n'ont eu pour germe qu'une de ces sollici- tations de sensibilité « formelle >, antérieure à tout « sujet •, à toute idée exprimable et finie,

17. Ni du miroir : le « cadre formé » reprend la définition de la glace dans le sonnet en -yx ; c'est, au treizième vers, la variante de l'édition de 1899 des Poésies de Mallarmé.

18. Valéry s'est interrogé a ce sujet dans Le Prince et la Jeune Parque, Œuvres, t. I, p. 1 491-1 492.

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et précise même la nature particulière de cette sollicitation :

La Jeune Parque fut une recherche, littéralement indéfinie, de ce qu'on pourrait tenter en poésie qui fût analogue à ce qu'on nomme « modulation » en musique !9.

La « modulation », qui est en musique le passage d'un ton à un autre, s'affirme, dans la poésie de Valéry, le passage à la tonalité opposée en un contraste antithétique, selon les illustrations données par le poète lui-même dans La Pythie :

Hélas ! ô roses, toute lyre Contient la modulation ! ^

Le temple se charge dans l'antre Et l'ouragan des songes entre Au même ciel qui fut si beau! (str. 11)

La « modulation » ainsi conçue est donc le procédé formel le plus apte à exprimer les contradictoires.

L'organisation de La Jeune Parque, de sa totalité jusqu'aux dé- tails, se fonde en vérité sur un ensemble admirable de symétries inverses qui lui confèrent l'apparence et la fonction d'un grand miroir. La modulation la plus visible, toujours remarquée, est celle de l'Obscurité et de la Lumière, qui figure l'opposition entre la mort et la vie, l'Essence et l'Existence, le Moi pur et le Moi sensible. Car le lieu du Moi pur est la Nuit, analogue à la Nuit mystique, au « Dieu sombre » de Victor Hugo, au « Noir » auquel M. Teste adressait sa prière. Le Moi sensible, lui, naît du Soleil, « faute éclatante > qui « masque la mort » « sous l'azur et l'or » et

... garde les cœurs de connaître Que l'univers n'est qu'un défaut Dans la pureté du Non-Etre 1

Déjà Mallarmé, à Tournon, menait de front la création dHérodiade, princesse pure de l'Hiver et de la Nuit, et du Faune, dont la sen- sualité brute règne sur une chaleureuse après-midi d'été. Mais le poète passait d'un personnage à l'autre au rythme alterné des sai- sons; encore était-ce sous l'influence passagère d'un paysage et d'un climat où il s'est toujours senti en exil.

Dans La Jeune Parque, la t modulation » concerne l'unité et la totalité d'un même poème, le renversement de tonalité se si- tuant dans l'entr'acte qui sépare le dixième et le onzième mouve- ments. Nous ne saurions donc, et pour bien d'autres raisons encore que nous ne pouvons développer ici, situer un commencement d'acte au cinquième mouvement, malgré son attaque majeure : « Harmonieuse Moi... ».

19. Œuvres, t. I, p. 1 473.

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Nous voyons < Topera» tout entier partagé en deux actes d'une exacte symétrie inverse : non seulement ombre et lumière sont le «négatif» Tune de l'autre, mais, dans la forme de l'acte i, la lu- mière est au cœur de l'ombre, comme l'ombre est au cœur de la lumière dans la forme de l'acte n.

Suivre cette modulation jusque dans les détails du poème en donnerait, pensons-nous, la meilleure exégèse ; elle aurait de plus l'avantage de reconduire sans cesse les éléments à l'unité. Il ne s'agit pas de cela aujourd'hui. Donnons cependant un exemple. On sait l'importance des larmes pour la Parque. Larmes nocturnes dont la proximité est pressentie au prélude du premier acte, et l'imminence ressentie à son finale (à l'horloge physiologique, cet acte dure le temps de la montée d'une larme). Inversement, l'évo- cation lumineuse contenue au cœur de cette nuit s'accorde au sou- rire de 1'« épouse du jour » (v. 108) et au rire de son « arrière-dou- ceur» (v. 205).

Cette symétrie inverse s'inverse elle-même à la traversée du miroir central, celui qui s'interpose entre les deux actes. Le pré- lude du second acte s'éclaire progressivement, d'abord par l'aube réfléchie sur la mer comme « un sourire d'hier » (v. 327-8) - ce n'est pas un hasard si ce « miroir » vient, dès l'entrée de l'acte, sou- ligner la modulation - puis, dans l'allègre crescendo de la lumière, par le « gracieux état du rire universel » (v. 247). Et le finale s'em- plira de « l'immense et riante amertume » de la mer (v. 498). Mais voici qu'au sein de la lumière retrouvée, la Parque évoque la « nuit parfaite » qu'elle vient de vivre : alors elle se revoit pleurant devant son miroir - dont la présence vient encore souligner cette modu- lation intérieure à l'acte (v. 380) - puis s'endormant « les yeux dans ses larmes» (v. 477).

Pourtant, cette forme symétrique ne signifie ni une hésitation de l'héroïne, ni un équilibre, même instable, entre deux forces d'égale attraction, ni la recherche, fût-elle inquiète, d'une voie médiane, ni même un déchirement passivement subi. La Parque est « versa- tile » (v. 83), c'est-à-dire toute mobilité ; elle se rejette avec la mê- me intensité vers le « désir de mourir » ou le « délice de naître », « soutient » « l'éclat de la mort toute pure » avec la même ferveur qu'elle s'était faite le «support» de «la toute-puissance altitude adorée », « s'offre » (v. 114 et 398) avec la même solennité religieuse à ses noces avec la lumière du monde (v. 107-121) ou avec la « transparente mort » (v. 381-404). Cest la même ivresse qui sou- lève son âme :

kre de soi, de silence et de gloire (v. 373) ou pénètre son corps :

Oh ! parmi mes cheveux pèse d'un poids d'abeille Plongeant toujours plus ivre au baiser plus aigu, Le point délicieux de mon jour ambigu (v. 250-252).

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A ce moment d'« ambiguïté » où elle paraît devoir choisir une fois pour toutes, quand semble approcher la fin de son aventure - qui ne sera que celle de son premier « acte » - elle s'offre d'un même élan à Tune ou l'autre de ses puissances :

Lumière I ... Ou toi, la mort 1 Mais le plus prompt me prenne I (v. 253).

D'être toujours en chemin d'un pôle à l'autre de son être, ne l'empêchera donc pas d'atteindre aux extrêmes : au contraire, les flux et reflux de ses marées intérieures semblent d'autant plus in- tenses qu'ils obéissent à une même gravitation. C'est toujours à F« extrémité > que, dans la poésie de Valéry, conduisent, soit le voyage au bout du Moi pur :

Le sais-je, quel reflux traître m'a retirée De mon extrémité pure et prématurée (v. 441-442)

soit la plongée dans la « forêt sensuelle », où Toute Tâme s'appareille A l'extrême du désir... (Aurore, strophe 6).

Mais la menace, pour la pureté de la poésie, de cette irruption du sensible, est-elle entièrement exorcisée ? On sent, dans La Jeune Parque, une pléthore d'impressions, née de l'ivresse de ces retrou- vailles avec la physiologie, la complexité du moi, les prestiges de la lumière. Valéry n'aurait-il pas trop bien rempli son programme... et son poème, pour que celui-ci demeure poème pur ?

Certes, du point de vue des thèmes lyriques, des analyses, des images, la substance du poème paraît foisonnante, désordonnée même. Tout les éléments de l'univers y sont en action, tous les sens intensément sollicités, la coénesthésie minutieusement explorée. La Parque ressent comme en une durée ralentie la montée des larmes et l'abandon au sommeil; passe de ce sommeil avec ses rêves à I'« âpre éveil » avec sa plénitude sensible ; évoque complaisamment son corps dans tous les aspects de sa. grâce et de sa féminité; éprouve de l'amour les pressentiments, les émois, la plénitude, les refus. Vie psychique et vie physiologique interfèrent en vibrations prolongées. Souvenirs et projets, absence et présence, angoisse et es- poir, mort et renaissance, y sont vécus avec la même intensité. Pas- sé, présent, avenir, forment, d'un bout à l'autre du poème, les figu- res renouvelées d'une sorte de ballet du Temps. Et ce foisonne- ment surgit en effet hors de tout ordre qui lui serait approprié. Mais c'est parce que cet ordre serait précisément celui de la poésie anecdotique, « impure », que Valéry le refuse, pour viser à c l'orga- nisation complète » :

Je sentais trop vivement l'impuissance des grands poètes devant ce pro- blème d'organisation complète qui ne se réduit pas du tout à un certain ordre

Revue d'Histoire littéraire de la France (76* Ann.), lxxvi 26

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402 BEVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

des « idées » ni à certain mouvement Ni la passion, ni la logique, ni la chro- nologie des événements ou des émotions ne suffisent 20.

Ainsi, le foisonnement du sensible, et jusqu'à son incohérence, loin d'être obstacles à la poésie pure, entrent dans le dessein même de sa forme. Car ils témoignent de la contingence existentielle du spectacle et prennent leur pleine signification dans leur relation antithétique avec la pureté du Moi spectateur. A peu près ana- logue est la relation, avec la « pensée achevée » par l'attention créa- trice, de la pensée spontanée décrite dans V Amateur de poèmes :

Ces figures éphémères, et cette infinité d'entreprises interrompues par leur propre facilité, qui se transforment Tune dans l'autre, sans que rien ne change avec elles.

La relation entre cette nécessité et ces hasards sera l'objet d'une réflexion méthodique dans la Note et Digression à propos de Léonard de Vinci21:

II faut bien comprendre que rien n'échappe à la rigueur de cette exhaustion [c'est-à-dire de la conscience] ; mais qu'il suffit de notre attention pour mettre nos mouvements les plus intimes au rang des événements et des objets exté- rieurs : du moment qu'ils sont observables, ils vont se joindre à toutes choses observées. - Couleur et douleur; souvenirs, attente et surprise; cet arbre, et le flottement de son feuillage, et sa variation annuelle et son ombre comme sa substance, ces accidents de figure et de position, les pensées très éloignées qu'il rappelle à ma distraction, - tout cela est égalez... Toutes choses se substituent, - ne serait-ce pas la définition des choses ?22.

Nous pouvons ainsi donner son plein sens à cette confidence de Valéry à Aimé Lafont23 au sujet de La Jeune Parque : « j'avais imposé » à ce « monologue », « avant de l'entreprendre, des condi- tions de forme24 aussi sévères que je laissais au fond24 de liberté ». Cette phrase peut surprendre, de la part d'un écrivain qui a sou- vent rejeté comme arbitraire la distinction entre c forme» et « fond ». Or nous pensons qu'il nous révèle ici, peut-être sans le chercher, le fin mot de sa création : la «forme» de son poème, c'est la relation du Moi sensible au Moi pur, laquelle constitue son véritable sujet - c'est-à-dire son véritable «fond» et lui donne sa nécessité; et ce que le poète appelle encore le «fond», sans

20. Fragments des Mémoires d'un Poème, i. I, p. 1 483. 21. Esquissant épisodiquement dans L'Idée fixe (t H, p. 251) sa conception de l'Univers,

P. Valéry évoque aussi île hasard et la nécessité qui s'accouplent»... Quelques lignes plus loin, Ü ajoute : « II y a trop de faits, voyez-vous... On ne sait plus comment ramasser ce que l'on gagne à la loterie de l'expérience », en quoi s'exprime aussi le foisonnement des objets de la connaissance - « Le hasard et la nécessité »... : soit dit par parenthèse, M. Jacques Monod ne serait-il pas redevable du titre de son célèbre ouvrage à ce passage de L'Idée fixe!

22. Œuvres, t. I, p. 1 223. C'est Valéry qui souligne. 23. Dans une lettre qui sert de préface à louvrage de celui-ci sur Paul Valéry, L'Homme

et VŒuvre, Marseille, 1943. Citée t I, p. 1 626. 24. C'est Valéry qui souligne.

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SUR LA POÉSIE PURE DE PAUL VALERY 403

doute faute d'un autre mot, n'est que le contenu du Sensible qui ne peut et ne doit être en effet que contingence, donc « liberté ».

Un vers de La Jeune Parque peut résumer cette conception nou- velle de la poésie qui inspire le poème et Ta rendu possible :

Tous les corps radieux tremblent dans son essence!... (405)

Chaque mot compte : la poésie embrasse désonnais, sous le regard de la conscience consciente, tout le contenu du monde sensible, univers de la lumière. Ce vers pourrait servir d'épigraphe, non seu- lement au poème, mais à tout l'œuvre ultérieur. Ne contient-il pas, en particulier, celle du Cimetière Marin, ce passage de la IIP Pythique dont Albert Camus placera la traduction en épigraphe à son Mythe de Sisyphe? cLe champ du possible», c'est la moitié lumineuse reconquise à la poésie, « adorable moitié » pour le Nar- cisse de Charmes, mais inversement symétrique de la « morne moi- tié » d'« ombre » qu'elle « suppose » toujours.

Peut-être sommes-nous en mesure aussi de mieux éclairer une autre confidence de Valéry, cette phrase fameuse d'une lettre à André Fontainas : «Qui saura me lire, lira une auto-biographie dans la forme ». A-t-il voulu simplement dire que l'œuvre porte les marques du « drame de sa génération », des « repentirs », des « dou- tes », des « contraintes » de son auteur ? Mais il a signifié bien da- vantage.

D'abord, cette auto-biographie est le résumé de tout son itinéraire jusqu'à La Jeune Parque. Limitons-nous par exemple à la succession de ses mythes féminins.

Hélène et Vénus sont antérieures à la crise de 1892. Toutes deux ont quelque parenté avec la part lumineuse de la Parque, dans l'innocente nudité de sa jeunesse harmonieuse (acte i) ou de sa renaissance à l'aurore (acte n), sur le rivage de la mer. Ainsi Hélène, revenue « des grottes de la mort » - comme la Parque de sa ten- tation du suicide - évoque elle aussi et son ivresse sensible et ses larmes. Et la «marche gracile» de Vénus, sur la grève, dans le soleil, n'est pas sans préfigurer la danse de la Parque. Cependant, elles ne vont guère au-delà de leur capacité d'émotions ou de sen- sations. Hélène « revoit les galères dans les aurores », < entend les conques profondes et les avirons », mais elle ne retient guère le mystère de sa destinée, et ses larmes n'en disent pas plus que le « sourire antique » des Dieux. Vénus, de son côté, n'est qu'une beauté de chair, et « ses yeux fous et vagues » ne contiennent que les images d'une mer sans menaces, même dans ses gouffres.

A l'autre pôle, Sémiramis, créée, nous l'avons dit, à l'époque du Grand Silence, représente un mythe de l'Intellect triomphant du Moi sensible. Elle aussi annonce la Parque, mais dans sa part de pureté, avec la même quête de sa propre profondeur (« Remonte aux

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vrais regards ! », « frappe au fond de l'être 1 »)> le même « orgueil » de soi-même (cf. str. 19 et v. 473), et, il est vrai, la même com- plaisance à sa féminité, mais combien plus fugitive, puisque le monde sensible n'est pour elle qu'un tremplin vers les jouissances de l'Esprit.

Valéry a plus ou moins consciemment aperçu la filiation de sa Jeune Parque avec ses devancières : dans les remaniements de ses premiers poèmes, tout en conservant à ses héroïnes la domi- nante de leur caractère, il a accusé leurs ressemblances avec sa Parque.

Le sonnet consacré à Vénus a été complètement refondu pour l'édition de 1920 de Y Album, puis corrigé encore pour celle de 1926. Or combien d'éléments nouveaux semblent venus de La Jeune Parque : profonde, mère, froide, seuil, amèrement, vomie, sourire, orient, épaule, pure, fruit, agile, creuse, rumeur, soif, regards, perfides, mobile, mêle, éclaire, périls ! &.

L'édition de 1926 de Y Album ajoute à l'Air de Sémiramis les trois quatrains xxn-xxiv, dans lesquels l'héroïne proclame son refus hau- tain de la « tendresse » et des « renoncements » de l'amour, con- firmant ainsi son exclusive aspiration aux « intelligibles orgies », et faisant écho au refus de la Parque à l'égard de ses maternités virtuelles 26.

Ainsi La Jeune Parque est bien l'aboutissement des inspirations successives du poète - et leur relais. L'héroïne est bien la demi- sœur d'Hélène ou de Vénus, et de Sémiramis, mais elle a l'unique privilège d'unir les deux natures, comme la Pythie au moment de sa propre « modulation » *?, et, surtout, d'établir entre elles un iné- puisable dialogue.

Mais cette « auto-biographie dans la forme » est aussi celle d'un individu humain exposant la forme de son être. Valéry, on le sait assez, a multiplié les affirmations sur la primauté de la « forme » dans la création poétique ; par exemple :

Tandis que le fond unique est exigible de la prose, c'est ici la forme unique qui ordonne et survit 28.

Cest là le principe même de sa « poésie pure », ou, comme il le dit encore, du < grand art » :

Je rêve que je trouve progressivement mon ouvrage à partir de pures condi- tions de forme [...] - précisées jusqu'au point qu'elles proposent ou imposent presque ... un sujets

25. Voir les vers 447. 294, 300, 161. 11, 504, 328, 330. 118, 20, 114. 137, 471, 12, 17. 152, 83, 142, 106, 44, 82, de La Jeune Parque, pour nous en tenir à la première apparition de ces termes dans le poème.

26. Vers 265-278. 27. La Pythie, v. 102. 190. 28. Commentaire de Charmes, t. I, p. 1 510. 29. Au sujet du Cimetière Marin, t. I, p. 1 504. C'est Valéry qui souligne.

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Textes bien connus. Mais ce que nous voulons souligner comme essentiel, c'est que les déclarations du poète mettant l'accent sur les autres éléments formels, la versification par exemple30, n'em- pêchent pas que l'élément capital de la forme, dans la composition de La Jeune Parque, est bien l'unité de construction du « Tout » :

II me souvient que l'idée seule de composition ou de construction m'eni- vrait 31 [...] ce tout était tout pour moi 32.

Si donc la « forme » impose le « sujet » et constitue le véritable « fond » du poème, et si, d'autre part, l'unité de construction est l'élément essentiel de cette « forme », nous devons conclure que le « sujet » de La Jeune Parque s'identifie à sa structure même et nous vérifions ainsi nos prémisses : voulant représenter « la forme en- tière de l'humaine condition » (ou la forme pure du Moi) 33, Valéry devait se trouver naturellement conduit à l'identifier à la forme entière du poème.

Peut-on imaginer plus parfaite « autobiographie dans la forme » ? Tout personnage littéraire tient de son créateur : Madame Bovary, c'était Flaubert, mais elle n'incarnait qu'une de ses tendances - ou de ses tentations. La Jeune Parque, c'est Paul Valéry, mais en un sens combien plus pur, tel qu'en lui-même !...

La « modulation », principe de cette construction du Tout, a elle- même une signification auto-biographique : elle est l'équivalent, en forme poétique, de la forme dialectique du Moi. La Parque, avons- nous dit, est oscillation d'un pôle à l'autre de son être, dialogue entre l'interrogation angoissée sur l'essence et la mort, et la com- plaisance voluptueuse aux prestiges du monde sensible, aux appels de sa nature charnelle.

Mais cette oscillation ne s'arrête jamais; ce dialogue n'est pas à proprement parler « dialectique », parce qu'il ne progresse vers au- cune conclusion : l'antithèse entre les deux éléments ne conduit à aucune synthèse. La poésie pure n'est pas un moyen de prouver, mais d'éprouver, mieux encore, de s'éprouver. La conscience «ne contient pas quelque élément-limite 34, quelque objet singulier de perception ou de pensée, tellement plus réel que tous les autres, que quelque autre ne puisse pas venir après lui » 35. Sur cette idée essentielle, Valéry s'explique en mêmes termes, à trente-cinq ans de distance, dans le Log-Book de Monsieur Teste : « s'il fût [une pensée] suprême en soi et par soi M nous pourrions la trouver par

30. c Je voulais faire des vers non seulement réguliers, mais césures, sans enjambements, sans rimes faibles » (Lettre à Aimé Lafont, déjà citée, t. I, p. 616).

31. Fragments des Mémoires d'un Poème, t. I, p. 1 483. 32. Ibid., t. I. p. 1 484. 33. Cf. ci-dessus, p. 424. 34. C est Valéry qui souligne. J3. note et uigression, i. i, p. i xi>.

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réflexion ou par hasard ; et étant trouvée, devrions mourir » 36 ; et dans les commentaires marginaux de la Note et Digression 35 : « II n'y à point de dernière pensée en soi et par soi » 34.

Le propre de la condition humaine est d'être toujours en che- min à la recherche de soi-même et de ne pouvoir se trouver une bonne fois. Voilà pourquoi la « forme unique » de La Jeune Parque est une forme ouverte : parce qu'« il n'y a point de fin en nos inquisitions » (recourons encore à Montaigne, si proche de Valéry à cet égard), l'héroïne reste « inachevée », aussi bien comme « vic- time » (v. 335) que comme amoureuse (v. 425-436), et le poème, lui, reste sans conclusion. La résolution de la Parque de revivre dans la lumière ne résoud pas ses énigmes : aussi sûrement que la nuit vient de la reconduire au jour, le jour la reconduira à la nuit. Ayant parcouru un cycle complet, l'héroïne, et le poème avec elle, se trouvent reconduits en un point d'où ils ne peuvent que recommencer leur modulation, indéfiniment.

Telle est aussi la forme des autres poèmes où Valéry représente la condition humaine. A la fin du Cimetière marin, monté au « point pur » de la contemplation extatique de la mort, il se rejette, en un brusque retour, vers « l'ère successive » pour « rejaillir vivant ». Le poète cTEquinoxe, abandonné par «Psyché» la «somnambule» à ses « destins inanimés », s'éveille à la fin et se reprend à « exister ». Dans le poème auquel elle donne son titre très symbolique, l'Heure « vient sourire » et s'éclairer d'un « Rayon » de Taube « sur le par- vis de l'âme sombre », mais celui-ci devient, au dernier vers, « le parvis du soir».

Seuls font exception les Fragments du Narcisse, non dans leur substance, qui se compose à la fois de « la chair lumineuse » et des « ténèbres » de « l'âme aux yeux noirs », mais toujours dans leur forme. Car, pour une fois, le poème aboutit à un dénouement, séparation définitive entre le Narcisse pur, qui, dans sa solitude, atteint au Néant de ses « formes suprêmes », et le Narcisse lumi- neux et corporel, «brisé» à l'ultime vers. La fin du poème a la pathétique solennité d'un adieu :

Adieu... Sens-tu frémir mille flottants adieux ? Bientôt va frissonner le désordre des ombres ! L'arbre aveugle vers l'arbre étend ses membres sombres, Et cherche affreusement l'arbre qui disparaît...

Le poème revêt la forme fermée d'une tragédie. Peut-être faut-il y reconnaître une inspiration racinienne, très vivace alors en Valéry, sans parler de la nature même du mythe.

Ainsi la forme « ouverte » des autres poèmes est, par elle-même, refus du tragique - entendons : du tragique comme dernier mot de notre condition. Car il ne serait pas non plus digne de l'homme

36. Œuvres, t. II, p. 37.

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d'ignorer le sentiment tragique de cette condition. Notre métier dTiomme est de regarder en face notre limitation mortelle sans en être accablé ; mieux encore, de reconnaître, dans « le grand don de ne rien comprendre à [notre] sort », la marque et même la con- dition de notre grandeur. Cette leçon s'exprime en très beaux vers dans la « fable » Le Philosophe et la € Jeune Torque >, précieux commentaire du grand poème, inséparable de lui :

Que seriez-vous, si vous n'étiez mystère? [...] ALLEZ 1 ... Que tout fût clair, tout vous semblerait vain 1 [...] De toutes vos grandeurs le principe est obscur [...]

Dans la dialectique qui continue :

Vous êtes tout; vous n'êtes rien [...] Un trésor ténébreux fait l'éclat de vos jours,

l'antithèse reste antidote, et nous permet de vivre intensément cha- cun des deux termes grâce à la présence en nous de son contraire.

Ainsi s'unissent en Valéry le stoïcien lucide du Cimetière marin, sans espérance, mais à qui « l'amertume est douce », et Faust le gourmet, émerveillé de la saveur de vivre, et pourtant sans illusions sur le « bonheur, ce mot pour femmes ».

Le caractère commun à tous ces textes poétiques qui nous par- lent de la condition humaine est, comme pour La Jeune Parque, de refuser la singularité de l'anecdote. Ce sont des « récitatifs », mais non des récits. Si nous nous référons à l'idéal valéryen du poème pur, où la continuité musicale ne serait jamais interrompue, où les relations des significations seraient elles-mêmes perpétuellement pareilles à des rapports harmoniques, où la transmutation des pensées les unes dans les autres paraîtrait plus importante que toute pensée &, où le jeu des figures contiendrait la réalité du sujet 37,

assurément il s'en est approché d'aussi près qu'il se pouvait.

Mais comment terminer cette esquisse de la poésie pure sans re- monter à sa genèse, à la création poétique? Bien des poèmes de Charmes nous en parlent, d'Aurore à Palme, en passant par Poésie, Les Pas, Le Sylphe, L'Insinuant, et la grande composition de La Pythie. Nous nous adresserons pourtant à une autre pièce : YÊbau- che dun Serpent. On n'a point accoutumé d'y chercher un art poé- tique, car cette « page de théologie » (selon le mot d'Alain) est un libre commentaire du troisième chapitre de la Genèse. Mais préci- sément, n'est-ce pas se conformer à la constante remontée de Valéry vers le Pur que de chercher, dans la représentation de la Création

37. Poésie pure, notes pour une conférence, t. I, p. 1 463.

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divine, son modèle de toute création possible ? D'ailleurs, son Image du Créateur préalablement à la création :

Comme las de son pur spectacle, Dieu lui-même a rompu l'obstacle De sa parfaite éternité; II se fit Celui qui dissipe En conséquences, son Principe, En étoiles, son Unité (str. 6),

nous paraît contenir l'image même de Mallarmé, parvenu au point pur de sa conception poétique :

ma Pensée s'est pensée, et est arrivée à une Conception Divine [...] : et la région la plus impure où mon Esprit puisse s'aventurer est l'Eternité ; mon Esprit, ce solitaire habituel de sa propre Pureté, que n'obscurcit plus même le reflet du Temps».

Et le poète, découvrant alors que toute œuvre ne pourra désormais lui apporter que déception, et saisi de « ce dégoût désespéré que connaissent tous les artistes » 39, n'est-il pas semblable aussi à Dieu devant les conséquences de son acte créateur :

Devant votre image funèbre, Orgueil de mon sombre miroir, Si profond fut votre malaise Que votre souffle sur la glaise Fut un soupir de désespoir I (str. 8)

Pourtant cette t chute dans l'origine » qu'est l'œuvre livrée au Temps par son Créateur, « étincelle » et « s'illumine »

De tous les feux du Séducteur I

« feux » du « Grand Soleil », « splendeur de l'azur », « fantômes joyeux »

Qui rendent sujette des yeux « La présence obscure de l'âme,

ou bien « complaisance > à Cette inimitable saveur Que tu ne trouves qu'à toi-même,

ou encore tentation de la chair pour « la morsure brève », « l'éter- nité fondante » ; bref, tous ces prestiges du Sensible avec lesquels Valéry a su réconcilier sa poésie.

Ainsi, dans sa poétique, le Créateur et le Séducteur jouent leurs rôles antithétiques et complémentaires. En fin de compte, le Séduc- teur, malgré son persiflage séditieux, ne met pas en cause sa vassa- lité :

Je siffle, avec délicatesse, Offrant à la gloire de Dieu Le triomphe de ma tristesse...

38. Lettre à Cazalis du 14 mat 1867. 39. Le Prince et la Jeune Parque, t. I, p. 1 493.

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Mais il est en quelque sorte congénital à la Création. Il est l'aspira- tion même de la Création à exister, il est «le premier mot» du « Verbe » créateur. Il « est » dès le premier mot du Poème. C'est à travers lui que s'implique, dans l'imparfaite mais séduisante exis- tence, la Toute-Puissance de l'Essence pure, et que s'instaure leur dialogue sans fin. Le poète tient à prendre la parole pour lui en donner acte au moment où va s'achever la pièce :

Cette soif qui te fit géant, Jusqu'à l'Etre exalte l'étrange Toute-Puissance du Néant I

Ici nous paraît se confirmer - peut-être se trahir - ce que Valéry, dans sa piété pour son Maître, n'a jamais formellement explicité *° : son retournement de la poétique de Mallarmé, puisque celui-ci, au contraire, a inlassablement, et parfois désespérément, aspiré à « ex- ténuer» l'Etre devant l'étrange Toute-Puissance du Néant.

Cette conception de la poésie pure commande et explique son ex- pression. Valéry, dans Eupalinos, assigne comme objet aux arts purs, l'Architecture et la Musique, de « donner des figures aux lois, ou déduire des lois elles-mêmes leurs figures », et souligne l'analogie avec les « figures géométriques » de ces « êtres à demi concrets, à demi abstraits [...] qui participent de la vue et du toucher - ou bien de l'ouïe, - mais aussi de la raison, au nombre, et de la parole» :

J'appelle « géométriques », dit Socrate à Phèdre, celles des figures qui sont traces de ces mouvements que nous pouvons exprimer en peu de paroles [...] Ce qu'il faut, c'est que, par une seule proposition, le mouvement soit défini de façon si précise qu'il ne reste au corps mobile d'autre liberté que de le tracer, et lui seul. Et il faut que cette proposition soit obéie de tous les moments de de ce mouvement de telle sorte que toutes les parties de la figure soient une même chose dans la pensée, quoique différentes dans l'étendue 41.

Il s'agit donc de remonter du Multiple à l'Un, non pour renier la multiplicité, mais pour la comprendre. Telle est la fonction du clieu géométrique». Ainsi Valéry, qui ambitionne de porter la poésie à la puissance des arts purs, tendra à faire du vers un « lieu poétique », à créer des formules capables de résumer, non un en- semble illimité de nombres ou de points, mais une catégorie iné- puisable d'expériences intérieures ou sensibles. Rien de commun avec le « vers-sentence », tel celui de Corneille, qui cherche à ex- primer en une formule bien frappée (souvent antithétique), une vérité abstraite. Pour mesurer l'originalité de la poésie pure, en

40. Sinon dans la lettre à Albert Thibaudct de 1912 déjà citée (Lettres à quelques-uns, p. 97-98).

41. Œuvres, t. II, p. 109-110.

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nous limitant à deux brefs exemples, comparons l'interrogation cTHermione dans son monologue :

Ah ! ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ?*2

à ce vers du second des Fragments du Narcisse : La caresse et le meurtre hésitent dans leurs mains (v. 215) ;

ou encore, à cet autre vers du même Fragment :

Le soleil ne peut rien contre ce qui n'est plus (v. 224),

les développements lyriques de tels poèmes romantiques sur la fuite du temps.

Marquons aussi, une dernière fois, la distance d'avec Mallarmé. Celui-ci aspire à s'établir d'emblée Démiurge, à faire du Poème un acte pur. Valéry, pour conquérir cette pure puissance, s'efforce de remonter à contre-pente le chemin du Dieu créateur.

Qu'on nous permette, pour conclure, de proposer, comme lec- teur de cette pure poésie, l'attitude que nous semble requérir sa nature originale. Valéry lui-même ne nous invite-t-il pas à renon- cer « à la formation et aux habitudes du lecteur moderne », à « sa nourriture accoutumée d'incohérence et d'effets instantanés»?43.

Pour avoir la meilleure chance d'entrer en résonance avec un poète pour qui c l'idée de composition » est toujours demeurée « la plus poétique des idées » Z7> nous devons nous interdire aussi bien de séparer l'élément de l'ensemble, le vers du poème, le poème de l'œuvre entière, que de proposer de l'ensemble une interpré- tation où ne se situerait pas chacun de ses éléments, même le plus ténu. Tâche ardue, et d'une présentation plus difficile encore, puis- qu'elle constitue un aller-et-retour incessant entre les détails et la totalité.

Il convient que chaque élément, de sa place, éveille dans notre mémoire la résonance de tous ceux avec lesquels, en tous points de l'œuvre, il se trouve en connexion ou en affinité. Ou, pour ris- quer une image scientifique (Valéry ne l'eût-il pas admis ?), de mê- me qu'on ne définit l'importance d'un corps élémentaire, tel le car- bone - pourtant diamant à l'état simple - , que par les multiples séries organiques dont il organise l'architecture, de même nous n'apprécierons toute la profondeur expressive d'un mot, d'une ima- ge, que par la découverte, à travers l'œuvre entière, de ses pro- priétés physiques et chimiques, ses virtualités d'isotopie, ses pou- voirs de combinaison, ses « valences» multipliées par le renouvelle- ment des connexions syntaxiques.

Alors s'illumineront dans l'œuvre - où la prose viendra rejoindre

42. Andró maque, v. 1 396. 43. Œuvres, t. I, p. 1 504.

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SUR LA POÉSIE PURE DE PAUL VALERY 411

la poésie - les « systèmes légers » « filés » de 1'« éblouissante Bave » du Séducteur « araignée », les « cent mille soleils de soie » dont se tisse la « toile spirituelle » **, véritables réseaux de constellations se transformant l'un en l'autre au gré de notre périple dans l'espace courbe de cet univers poétique. Nous pouvons nous permettre d'a- border l'œuvre en tout point de sa trame. Quel que soit le fil que nous saisissions, nous tirerons à nous, à sa suite, de proche en pro- che, tout le tissu.

Est-il vrai que, comme il n'y a point de « dernière pensée » tó, il n'y a pas de dernier mot à cet art pur? Valéry nous le donne bien à supposer, puisque le terme de < poésie pure » désignait pour lui « une tendance vers la limite d'un art, limite impossible à re- joindre par les moyens. du langage, mais dont l'idée et le désir sont essentiels à toute entreprise de poésie » ̂ Pourtant, une fois au moins, il nous a proposé un dernier mot, avec une solennité inha- bituelle. Il est vrai qu'il le fait prononcer par Phèdre, lui-même récitant à Socrate la prière d*Eupalinos à son corps. En voici la fin, où nous voyons converger les principales lignes de force de sa création :

Mais ce corps et cet esprit, mais cette présence invinciblement actuelle, et cette absence créatrice qui se disputent Tetre, et qu'il faut enfin composer; mais ce fini et cet infini que nous apportons, chacun selon sa nature, il faut à présent qu'ils s'unissent dans une construction bien ordonnée ; et si, grâces aux dieux, ils travaillent de concert, s'ils échangent entre eux de la conve- nance et de la grâce, de la beauté et de la durée, des mouvements contre des lignes, et des nombres contre des pensées, c'est donc qu'ils auront découvert leur véritable relation, leur acte. Qu'ils se concertent, qu'ils se comprennent au moyen de la matière de mon arti Les pierres et les forces, les profils et les masses, les lumières et les ombres, les groupements artificieux, les illusions de la perspective et les réalités de la pesanteur, ce sont les objets de leur commerce, dont le lucre soit enfin cette incorruptible richesse que je nomme Perfection.

Mot vraiment ultime, car, à Socrate qui admire et interroge :

« Quelle prière sans exemple 1 ... Et ensuite ? »

Phèdre n'a plus qu'à répondre :

« II se tut » 47.

R. Fromdlhàgue.

44. Ébauche d'un Serpent, str. 18 et Aurore, v. 39, 43, SI. 45. Extraits du Log-Book de Monsieur Teste, t. II, p. 37. 46. Discours sur Henri Bremond, t. I, p. 766. 47. Œuvres, t. II, p. 100.

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