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Starobinski, J. - Ironie et Mélancolie

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,, 'I j_ II J I, H/\Iill1 1 /1 1 1 1 1 1 . 1 1 II I

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FONDAZIONE GIORGIO CINI

CENTRO DI CULTURA E CIVILTA

SAN GIORGIO MAGGIORE

VENEZIA

,1 -\(l_ i· '; .)i " ·f . · 1 'J , ..

SENSIBILITA

E RAZIONALITA

NEL SETTECENTO

a cura di VITTORE BRANCA

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SANSONI

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JEAN STAROBINSKI

IRONIE ET MELANCOLIE:GOZZI, HOFFMANN, KIERKEGAARD

Le theatre «:fiabesque» de Carlo Gozzi parait a premiere vues 'isoler dans une solitude a la fois miraculeuse et un peu frele.

II n'a rien pourtant d'un miracle spontane. II est, d'une part,

l 'une des efflorescences de la litterature feerique du XVIIle siecle,

et pour mieux comprendre Gozzi, il sera necessaire de jeter un

coup d'oeil prealable sur les expressions litteraires du feerique.

Ce theatre avait d'autre part une intention polemique et critique;

ils'agissait, pour Gozzi, de faire echec a l'esthetique theatrale de

Goldoni, de mettre un terme a ses succes, en jetant sur lui le

r idicule et surtout en lui derobant son public. IIne sera done pas

moins necessaire, a propos de Gozzi, d'evoquer Ie deba t sur le

theatre et sur le comedien, - debat dont les eclats et les echos

sont perceptibles a travers tout le siecle.

423

Le conte de tees

Le XVIIIe siecle voit foisonner les «pieces fugitives», les

oeuvres «badines», les bagatelles, anecdotes, faceties, oeuvres de

dimension breve qui repondent a l'un des gouts les plus affirmes

du rococo: l'amenuisement , la «miniaturisation». La mode est-'\

alors aux petites choses: «petits appartements», bibelots, putti .

ailes 1. (A Versailles, Louis XIV avait deja declare, pour l'orne-:

ment de ses jardins, qu'il voulait «de l'enfance partout»), Le

conte de Fees, «epopee en miniature» 2 (Nodier), tient une placede choix dans la litterature de cette epoque. Les quarante et un

volumes du Cabinet des Fees, qui apportent au public bourgeois

I Cf. JEAN STAROBINKI, L'inuention de la l iber t€ (1700-1789), Geneve, Skira, 1964.2 CHARLES NODIER, Du Fantastique en litterature, in Contes Fantastiques, Paris,

Charpentier, 1850, p. 25.

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II'.AN S'I'AHOIlINSKI

0..' que la Bibiiotbeque blcuc ollrait au public poulaire, sont

encore loin de rassemblcr toute la production fcerique 3.

L'on commence par recueillir et par adapter les «centes de

Ina mere l'Oye», I'on puise aux sources populaires. C'est ce qu'a

fait Basile, des Ie debut du XVIIe siecle dans le Pentamerone,

c'cst ce que fera Perrault. Bientot l'on verra affiuer les tresors

de l'Orient: Mille et une Nuits, Mille et un iours, Mille et unquarts d'beure. Pour des Europeens qui s'engouent d'exotisme, le

pays des fees, s'il est de surcroit situe dans l'empire du Mogol,

oflre le double depaysement du merveilleux et du del asiatique:l'on se transporte a la fois dans un autre continent et dans un

autre monde, parmi les genies et sous les minarets.Le conte de fees est comme l'ombre portee du my the: il

reduit les donnees mythiques a leur structure narrative minimale.

11met en oeuvre des «archetypes» religieux ou cosmologiques,

mais pour en jouer en toute liberte. Les contes de nourrice, d'im-memoriale antiquite, s'adressent a l'enfant, pour qui tout est jeu

et simulacre: on lui propose des mythes simules pour qu'il y

attache un simulacre de croyance. L'invention developpe ainsi un

horizon imaginatif, O U l 'auditeur voit se profiler un peuple d'etres

fantastiques, visi teurs probables et improbables des heures noc-

turnes, moins vrais que les dieux, mais plus certains que les

songes.

Dans l'Occident chretien, au siecle de Basile et de Perrault,

le conte n'a plus guere de fonction cosmologique; il comporte,

sporadiquement, un residu moral; mais c'est la, bien souvent,

une lecon inventee apres coup et artificiellement surajoutee. Dans

les milieux cultives, Ia croyance est a son niveau le plus bas; le

charme exerce par le conte tient pour une bonne part au role

qu'i l octroie au lecteur: celui-ci est autorise a se Iaire spectateur

amuse d'une serie d'evenements singuliers qui ne requierent pas

son adhesion. 11ne lui est pas demande de prendre au serieux ce

qui lui est offert: on lui propose un simple divertissement, dontil peut gofiter la saveur a distance, comme sans y participer. C'est

un plaisir analogue a celui que l'on ne cesse de prendre, depuis la

Renaissance, a la lecture de l'Arioste ou meme de Folengo: des

3 Pour un expose d 'ensemble , c f. MARY ELIZABETH STORER, La mode des contesdc {,'(,.I, Paris, 1928, et JACQUE::; BARCHILON, Uses of the fairy tale in the eighteenthcrnturv, in Studies on Voltaire and the eighteenth century, vol. XXIV, 1963, p. 111-138.

424

~

\

I ({ON I I ': 1 -: '1 'M I~:.ANCO I.II':: (;OZZI, 110 I '" MANN, KI ERI<E(;AAIW

avcnturcs se dcroulcnt, cnchainces de [aeon tellcmcnt inacceptable

pour le sens «rnodcmc» de la causalitc, qu'il ne teste plus qu'a

jouir du pur caprice poetique seion Iequel se succedcnt de belles

scenes libres.

L'on comprend donc que des ecrivains de qualite aient re-

couru au conte de fees pour le pur plaisir de conter. C'est lc

cas de La Fontaine, lorsqu'il traite en conte de fees l'histoire

de Psyche. C'est le cas de maints auteurs du XVlIIc siecle; par

un entrainement occasionnel, ou par l'eflet d'une disposition per-

manente, il se sont laisses griser, selon l'esprit du rococo, par lcplaisir de construire un univers d'images que l'on ne prit pas trop

au serieux 4. (Les chinoiseries de Boucher, quelques unes des

mythologies de Tiepolo nous en apportent l'equivalent pictural) .

II arrive, chez certains (Crebillon, La Morliere ), que la compo-

sante erotique l 'emporte sur la composante feerique: c'est affaire

de juste dosage.On ne se contente pas de recueillir et d'adapter les centes

du «folklore». On en invente de nouveaux; i1 y a la une veine

tenue et precieuse a exploiter. Le plus souvent, on y recourradans un but parodique ou satirique. Les rationalistes du sieclc

des lumieres ont trouve dans le conte de fees - tenu pour un

enfantillage absurde - la mesure qu'ils ont appliquee a toutc

croyance, et plus particulierernent au surnaturel chretien. Leur

tactique - voyez les [aceties de Voltaire - a ete de trniter

l'histoire sainte comme un conte, et de reporter sur Ia Bible lc

sourire amuse que nous vouons aux ogres, aux enchanteurs et aux

fees. Le merveilleux feerique (forme degradee du mythe) sen

d'arme critique contre le merveilleux chretien.

Une large part du repertoire fabuleux du XVIIlc sicclc

est composee de contes allusifs et parodiques: Ie royaurnc des

• Ernesto Masi, qui a procure au siecle dernier une excellente ed ition des Fial»

de Gozz i, rappe ll e Ie conte de Vol ta ire int itul e Ce qui plait aux dames:o l'h eureux temps que celui de ces fab les,Des bons demons, des espri ts famil iers ,Des farfadets , aux mortels secourabIes!

On a banni les demons et les fees:Sous Ia raison Ies graces etouffeesLivrcnt nos coeurs a l'insipiditc:Lc raisonner tristcmenr s 'accrcdirc:On court, hclas ! aprcs la verite;

All! croycz-moi, l'erreu r a son mcrile.

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JEAN STAROIIINSKI

f f~h~esI~'est que dl':Illibi allegorfiq~Je dffeI~ cOd~rde. Versd~~lle~·I.L,ac roruque scan a euse, une 01S a cctee un signe urea ite,

se laisse impunernent narrer. II faut que I'ecrivain sache intro-

duire ce qu'i1 faut de confusion et de fantaisie pour n'etre pas

accuse de lese-majeste: les analogies doivent etre aisement dechif-

frables pour qui veut les deviner, mais I'ecrivain, si le magistrat

menace, peut s'echapper par une porte derobee: il n'a fait qu'

imaginer. Faible imagination, en fait, puisqu'elle n'a poursuivi

d'autre but que de situer la narration fabu1euse a la distance

exacte ou s'arretent les pouvoirs de 1acensure. Ainsi pratique, Iefeerique n'aura recouru a l'inconnu et au merveilleux que pour

mieux renvoyer - l'enigme se dissolvant pour faire place ausarcasme - a une realite sans mystere: grace a I'adjonction

d'enjolivures inessentielles, l'on aura reussi a ne plus taire les

sujets brulants qu'on est habituellement oblige d'entourer du si-

lence le plus prudent. Sous le travesti de la feerie, Ie scandalepeut etre denonce, mais « a blanc». Le coup d'aile de Ia fantaisie

permet de developper un recit dont le s ens l it te ral est apparem-

ment futile; c'est par son sens figure que le conte va designer Ia

realite «concrete», - polit ique, sociale, religieuse ... L'allegorie

est ici «descendante». La substance legere du conte est faite de

mille trai ts diriges contre des personnages ou des situations reels.Au lecteur de faire l'application de ces traits et de s'amuser aux

depens des victimes: Ie lecteur participe ainsi a l'activite agressive

(«sadique») du satiriste.

C'est la, pour la fable feerique, un usage derive et detourne.

La narration est entrainee dans la voie de l 'i ronie insubstantielle.

Le fecriquc, en ce cas, demande expressement a n'etre pas pris

au serieux. II ne veut pas qu'on s'arrete a lui: ce serait lire niai-

sement ( a Ia facon dont on s'amuse a croire que lisent les commis

de la police). Le feerique conspire a sa propre attenuation, a son

evaporation. Une fois que nous avons compris les intentions du

satiriste, il ne reste plus entre nos mains le moindre residu defeerie: les girandoles sont eteintes, les fees sont mortes. Le conte

n'aura ete qu'un voile, qu'une gaze; son but etait de laisser

transparaitre, sinon de se laisser complaisemment dechirer, pour

qu'apparaisse la realite scandaleuse.

S'il reussit ainsi a se detacher et a se moquer de lui-meme,

s'i l ne cherche pas a se donner la consistance d'un recit coherent,

s'il se fait passer pour un caprice du conteur, le conte verra

426

\

(!

IRONIi': ET M(.:LANCOLIE: «ozzr, HOFFMANN, KIEHKEGAAHD

s'accroitre sa signification parodique: son mcrvcilleux derisoire

pourra contamincr tout ce qui lui ressemb1e. II agira (a l'egard

de l'histoire sainte ou de la legende des saints) comme un agent

infectant: le ridicule progressera comme une gangrene.

Le narrateur est ici souverain: il peut reprendre son jeu,

intervenir a tout moment pour defaire ce qu'il a construit, pro-poser plusieurs denouements contradictoires ... Que cette humeur

satirique prenne plus nettement conscience d'elle-meme commeliberte pure; qu'elle renonce a guerroyer contre I'infame ou contre

les abus, nous la verrions alors se preferer et prendre pour butson seul exercice: elle s'approcherait de la definition que les

romantiques donneront de l'ironie. Tandis que Voltaire fait del' esprit contre un adversaire parfaitement defini (sous les tra-

vestis), l'i roniste romantique se voudra tout esprit , en opposit ion

generale et indehnie a tout ce qui n'est pas esprit.

Mais, en ce siecle plus riche en contradictions qu'on ne Ie

croirait, Ie conte de fees a connu d'autres fonctions encore. A

I'etat pour ainsi dire pur , Ie conte a pu etre l'un des refuges de

I'imagination libre, de la poesie a I'etat sauvage, de toutes les

reveries irrationnelles pourchassees par les exigences de la raison.

L'on a pu s'y complaire pour le plaisir d'echapper, l'espace d'une

veillee, a la contrainte de la pensee logique. Voltaire lui-meme

n'est pas loin d'etre sensible aces charmes-la. II y a plus encore.

Par dela le «sens moral» que 1'0n donnait a la plupart des fables

enfantines, l'on s'est apercu que Ie substrat du conte se pretait aune interpretation plus grave. Les «grandes verites» que l'on

souhaitait reveler a la place (ou a cote) du christianisme pou-

vaient etre inscrites dans des apologues, dans des recits mythi-

ques, dans des contes fabuleux 5. L'initiation interpose une «alle-

gorese ascendanie» entre I'etat d'ignorance et I'etat de connais-

sance. Qu'ils aient ete deistes, theistes, francs-macons, thcoso-

phes, amis au adversaires de la «philosophic», tous les grands

s « 11 y a de ux sortes d'Allegorie: l'une qu'on peut appcler mora le, ct l'autreora toi re . La premiere cache une veri te , une maxirne : tel s son t lcs apologucs: c 'e st 1I1l

corps qui revet une arne. L'autre est un masque qui couvre un corps; clle n'est pointdestince iI envelopper une maxime , ma is seulement une chose qu 'on ne vcur nuuurcrqu'a derni, ou au travers d'une gale. Les Orateurs et les Poetcs se scrvcnt de n·lk nquand il s vculcn t loner ou b lamer avec fine sse. TIs changcnt lcs noms des chosc's, Ic·s

licux et It'S pc rsonucs, c t lai sscn t au lcc tcur intel ligent iI lever l'cnvclopp« c·1 ,\

s'instruire 11Ii'I11"II1t' », ( i\ Il Il I( BATTEUX, P rincipe: d e II I litr/ratnr», I. I, p. H,("

cd. 17(4).

427

 

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JI':AN S'I'A({OIlINSKI

I t l- I l- l "Odoxes du XVII I" s icc le o nt p ro du it des rccits - egypticns,

orientaux, Oll cl'allure platonicienne, habites par des fees et

de s gcnies - a u les verites dernieres, d'essence morale ou

rndtnphysique, s'offraient «en cnigmes» plus ou moins transpa-

rcntcs. (Un chef d'oeuvre doit au moins etre mentionne: La Flute

Enchantce ), Dans ce cas, Ie recit allegorique ne renvoie pas a une

rcalite bien connue (que la prudence et Ia malice incitent a«gazer»): il se rapporte a une verite encore inconnue, a une«maxirne» qui ne peut nous etre revelee que sous forme figuree.

D'Ol! 1a solennite de quelques-uns de ces textes qui cherchent asc donner pour inspires, et qui voudraient supplanter I'ecriture

sainte. La plupart du temps ces fables manquent de densite et de

veritable epaisseur symbolique: les verites qu'ils annoncent se re-

duisent a quelques «principes» abstraits et immediaternent lisi-bles. L'allegorie a beau etre emphatique: elle est denuee de subs-

tance, eIIe est exsangue. Du moins a-t-elle prepare certains lee-teurs a re1ire les fables du passe en y cherchant - parfois indfi-

ment - un sens analogique (ou anagogique). Et lorsque sera

survenue la rehabilitation de l'enfance, lorsque se sera eveillee

la nostalgie des commencements du monde, le conte fabuleux

apparaitra comme un vestige des premiers temps. On y cherchera

les verites «dernieres» sous Ia forme, cette fois, d'une revelationprimitive, d'une parole originelle. La symbolique du conte de

fees a ete, assurera-t-on, Ie premier echo suscite dans l'imagina-

t ion des hommes par la Sagesse fondatrice: les premiers conteurs

participaient aux mysteres dont nous sommes aujourd'hui separes,

Toute la tache de la poesie, diront certains, est de retrouver cette

participation perdue, cette enfance de I'esprit, Novalis affirme:

«Das Marchen ist gleichsam der Kanon der Poesie - alles Poe-

tische muss rnarchenhaft sein...» 6. Le conte est tout ensemble Ie

canon de la Poesie - tout ce qui est poetique doit etre de lanature du conte. Le feerique, recueilli aux sources populaires ou

rcinvente, produit d'un hasard psychique favorable, deviendra Ievchicule d'une gnose. Gracieux, majestueux ou terrifiant, Ie conte

de fees n'est plus un instrument critique ditige contre Ie sacre,

il est I'aspect inattendu que revet une nouvelle recherche du

sacre. Et dans cette fonction-Ia, illui faut gagner Ie plus possible

de consistance «ontologique». Le rococo avait dematerialise Ie

IHONII': In' Mt~:"ANCO 1.1 E: (;OZZ I, 110(II i MANN, K11mKt ':(iAAJW

conte fcel'iqlll' , jusqu'a l ai ss cr l 'c sp ri t subjccu] scul ell scene. Par

une voic inverse, l 'on cherche maintenant a donner all conte line

telle gravitc poetique, qu'il en devienne comme un temoignage

impersonnel au parlerait l'ame d'un peuple, au l'ame de la na-

ture: c'est encore une fois l'esprit qui triomphe, mais comrne

puissance objectiue cosmique ....

Quand Carlo Gozzi fait representer sa premiere piece «Iia-

besque», L'Amour des Trois Oranges, il recourt tres ostensible-

ment a ee que Batteux eut nomme une «allegoric oratoire». Le

recit du Pentamerone prend, dans l'intention de Gozzi, une va-leur figuree et satirique; la fable renvoie a la querelle du theatre,

eIle met le spectateur en presence des personnages dont les gazettes

et les pamphlets parlent quotidiennement: la fee Morgana est

le theatre de l'abbe Chiari, Ie mage Celio est Goldoni. L'oeuvre

est done un manifeste parodique qui porte sur la scene Ia Iutte

eng agee par les Granelleschi au nom du bon gout contre les«reformateurs» et les novateurs, Mais Gozzi ne se contente pas

de se moquer du «style d'avocat» de Goldoni et de I'emphase deI'abbe Chiari; dans L'Amour des Trois Oranges, Ie feerique n'cst

pas donne pour serieux: l'auteur Ie tourne aussitot en derision.

A l'en croire, il se serait ingenie a prouver que des fables ridicules

font courir les foules aussi bien que les pieces de Goldoni. Gozzis'est donc amuse a faire expres de la mauvaise litterature: il ademande a de bans acteurs - Sacchi et sa troupe - de [airepasser des inepties pueriles 7. C'etait faire coup double: c'ctait

demontrer Ie charme de la commedia all'improuiso dont Goldoni

ne voulait plus, et, en presupposant la parfaite vanite de la fable,

c 'etait, eontre Goldoni, prouver que l'affluence du public n'cst

pas un critere de la qualite des oeuvres.

Mais il semble que Gozzi se soit laisse prendre a son proprc

jeu 8. La serie de ses pieces «fiabesques» Ie prouve: des Ia seconde,

428

7 Immaginai che, se avessi potuto cagionare del popolar concorso a dcll'opcrc d'un

titolo puerile , e d'un argornento il pili f rivolo e falso, averei dimostraro alsigllor ( ;oldollipe r tal modo che i l concorso non istabi liva pe r buone lc sue rapprc scntaz inni . (CAK1.0

GOZZI, Ragionamento ingenuo, in Opere, a cura di Giuseppe Petronio, I ClassiciRizzoli, p. 1085).

8 C'est a insi que I 'entend deja Sismondi: «Ainsi le cornte Gozzi appri t, pal ' 111)(

experience fortui te , tout le part i qu 'on pouvai t ti re r, pour lc succi 's, dl ' 1' :1I1101Irillpcuple pour lc mcrveillcux, de l 'c tonncmcnt dont lcs spectntcurs SOil I (rapp,', p:lr tI,·,;

transformations ct des tours d'cscamoteurs executes en grand sur 1(' lill-:lln', cutin tI,·

l'cmotion qu'cxcitcnr toujours lcs premieres histoircs qu'on a c-nu-udu router dallS

SOil cn fu nce ... Cozzi sc mit ii travaillcr plus scricnscmcnr tI:IIlS 1( ' gl'IlI·(' qu'il vrunitde dL-l"Ouvril"»1.11/ (' ru /l Ire t il l Midi de l'l iuropc, t. 1I, p. 3<)()),NOVA1.IS, Gcsammcltc Werke, 5 vol., Zurich 1946, t. IV, p. 165, frag. 2403.

429

 

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JEAN STAROBINSKI

1l Corvo, lc sarcasme tourne en allegoric «oratoire» s'attenue

jusqu'a disparaitre. Les allusions parodiques a la realite du jour

n'interviennent qu'a titre de traits dissemines, Assurement, Gozzi

pcrscverait dans son intention de defense et d'i llustration des tra-ditions rnenacees. Et bien qu'il ne fut pas dispose a prendre la

fable beaucoup plus au serieux, il acceptait neanmoins de lui faire

syrnboliser une lecon «morale». Elle devenait le vehicule d'une

sagesse assez simple concernant les vices et les vertus. Pour cepatricien qu'inquietait le progres de la «philosophic» et de l'hete-

rodoxie, jamais la fable n'est apparue comme le truchement d'unerevelation qui se substituerait aux dogmes du christianisme. CelIe

de ses pieces qu'i l qualifie lu i-meme de «fiaba filosofica», l'Augel-

lino belverde, est en fait dirigee contre les principes (<<interet

bien entendu», etc) prones par Helvetius et par la philo sophie

des lumieres. Les intentions symboliques auouees ne pretendent

pas nous init ier a des mysteres bien tenebreux. Si nous avons

quitte la [utilit« des fables du rococo, nous sommes encore loin

de la granite du fabuleux dont s'engoueront les romantiques.

Neanmoins, en depir de son penchant ironique partout sen-sible, Gozzi s'est garde d'effacer le dessin general de ses themes

fabuleux, On l'a justement remarque, Gozzi, dans la conduite deses intrigues, s'est toujours montre d'une remarquable Iidelite

envers ses modeles empruntes a la tradition populaire ou aux

sources orientales. La substance narrative - l'essence mythique

- du conte est ainsi preservee. Et, pour ainsi dire a l'insu deGozzi, les valeurs symboliques et poetiques de la fable conti-

nuent d'etre agissantes. S'il ne cherche pas deliberement a intro-

duire de nouveaux mysteres, il laisse subsister a tout le moins

celui que recele Ie recit fabuleux preexistant qu'il porte a la scene.

Mieux encore, nous avons Ie sentiment qu'en quelques circons-

tances, Gozzi, presque inconsciemment, se laisse emporter par un

elan d'imagination ingenue, dans l'esprit du reve et du mythe:

une sorte d'envol fantastique est parfois perceptible dans sespieces, comme dans Ie Vathek de Beckford. La fable n'est plus

un simple pretexte, elle prend vie, elle prend corps, elle entraine

son narrateur dans une region inconnue, et nous propose une

enigrne insistante et malaisement dechiflrable. Ce qui enchantera

les lccteurs romantiques de Gozzi (surtout en Allemagne), c'est

lc melange heureux de libre ironie (ou s'affirment les pouvoirs

de l'csprit subjectif) et de poesie fabuleuse (ou s'annonce la pre-

430

I HONII'. 1 ': '1'M I~~I.ANC()I.I E: ( ;OZZI, 110JlFMANN, KI EHK E(;AAIUJ

'i('IICC d'un esprit «objcctif», d'une sagessc irnpcrsonncllc, issue

. I ( ' s couches primitives de l'ame humainc ) 'I. On lui saura gre

d'u{rl'ir tout ensemble un tcmoignage de Ia legerete seduisantc du

XV 1 1 1 l' s iec le ita lie n c t un message symbolique issu de l'enfancc

( I i I monde. En forcant quelque peu I'interpretation de ce theatre,

les rornantiques trouveront chez Gozzi toute une «profondeur»d01l1 il ne semble pas avoir ete lui-meme fort preoccupe, mais

qll'il avait neanrnoins prise innocemment en charge, avec le ma-tl~ri:lU fabuleux qu'il faisait passer du livre a la scene. De plus,

l 'hostilite evidente de Gozzi a l'egard de la «philosophic des lu-miercs» - concue comme un rationalisme sechernent mecaniste

- lui valait la syrnpathie d'une generation insatisfaite qui avaitmis it l'ordre du jour la rehabil itation des facuItes irrationnelles

de l'ame.

La question du Theatre

S'il est vrai que l'expression libre de la subjectivite date apeu pres de 1 a Renaissance, serait-il temeraire de suggerer que,

parmi les facteurs qui ant pu favoriser cette decouverte, I'expe-

rience du theatre a contribue pour une part non negligeable?Montaigne, au College de Guyenne, a «soutenu les premiers per-

sonnages» dans diverses tragedies latines. Les jesuites, on le sait,

firent du theatre un des attraits de leur pedagogic. On se bornera

ici a souligncr l'importance que prend au XVIIle siecle, en

milieu de haute ou de moyenne bourgeoisie , le «theatre de socie-

t~», her iIcr des comedies-ballets ou dansaient les princes de l'age

«baroque». Voltaire (par un gout qu'il a peut-etre contracte chez

scs maitre jesuites) s'y amuse toute sa vie, Diderot, qui eut voulu

['Irc actcur, mime I'experience du comedien (ce qui est devenir

corncdicn au second degre ) 10. Rousseau enfant compose des pie-

ces pour les marionnettes qu'il a construites avec son cousin

Bernard 11, II est inutile de rappeler l'importance du jeu theatraldans l'apprentissage intellectuel et [i tteraire de Goethe, de Mme

de Stael, de Stendhal; George Sand, a Nohant, poursuivra l'expe-

, Cf. HEDWIG HOFFMANN RUSACK, Gozzi in Germany, N. Y. Columbia Univers ityPress, 1930.

.0 Cf. YVON BELAVAL, L'estbetique sans paradoxa ill' D r dc ro t . Paris, 1950.

11 Conjessions, liv re L

431

 

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.I1':AN STAIWBINSKI

ricncc ... Mais lcs cxcmplcs sc font plus rares des Ia seconde moitie

du XIXc siccle.

Quelles observations I'experience du jeu theatral a-t-elle pu

favoriser? Parfois, l'on y a eprouve la difficulte de s'abandonner

a l 'cxigence du role" ; pour etre bon acteur, il faut, sinon s'oublier

soi-mcme, du moins savoir depasser l'embarras et le machinal de

la vie quotidienne. Souvent, en revanche, l'interpretation drama-

tique deracine la conscience de soi; une sorte d'ivresse lyrique

cntraine l'existence et la transporte dans Ie destin fictif O U elle

s'absorbe tout entiere: c 'est une metamorphose, O U toutes lesressources de la personne se deploient pour constituer une person-

ne seconde. Plus souvent encore, l'acteur attentif observe en lui

un merveilleux dedoublement, une part intacte du moi reservant

ses pouvoirs reflexifs de facon a mieux diriger les gestes du role

rcpresente. Pour Diderot, on le sait, cette maitrise rationnelle

caracterise Ie comedien de genie: en lui, Ie pouvoir de se faire

autre precede d'une vigilance permanente de l'esprit. La multi-

plicite des incarnations, la perfection des roles les plus divers ont

pour condition necessaire la constance d'une intelligence machi-

natrice; les variations imaginaires supposent un invariant qui les

produit et les regit. La conscience, foyer unique et stable, se

donne Ie spectacle des modifications exigees par l'imitation desmodeles externes - tout en preservant toujours ses distances et

en assurant sa parfaite egalite a soi-meme. L'acteur selon Diderot

n'est pas sans res semblance avec le sage qu'avaient decrit les stoi-

ciens, - en qui la tranquille constance interieure rend aisee la

parfaite representation des roles imposes par Ie destin 13. Mais cet

actcur parait egalernent prefigurer l'ironiste romantique. Diderot

parle lui -meme de «persiflage»: «Qu'est-ce done qu'un grand eo-

medien? Un grand persifleur tragique ou comique a qui le poetea dicte son discours» 14.

Quand il s'est amuse a monter en scene (dans la maison fa-

miliale et surtout en Dalmatie), il semble que Gozzi ait pris Ieplus vif plaisir a jouer des roles de composition; il s'est exerce a

2 C'es t le cas de Benjamin Cons tant sur la scene de Coppe t.11 Ariston de Chios, selon Diogene Laerce, aJIirmait que le sa ge ressemble au

hon comcdien. Un erudit allemand, Johann Benedict Carpzov, a cons acre a cettequestion lout un ouvrage: Paradoxon stoicum Aristonis Chii . .. novis observationibusillustrat am, Leipzig, 1742.

,,' i)lllEHOT, Oeuvres csthetiqucs, cd. Ve rniere , Pari s, Ga rn ie r, p . 329.

432

'i

I,\

IHONII': 1:,'1'MI~:I.ANCOI.II':: (;OZZI, IIOI,'I,'MANN, KII':HKI':IIAAIW

cotttrc[ait« ct il s'cst pCII soucic de s'cxprimcr lui -mcmc. Son

\ ' '\pcricl lce a clone porte sur lc d~dollblcll1enl, ct plus exp rcssc-

1111 '111 sur lc dcdoublcmcnt parodiquc, ou s'acccntue In distance

\'111 rc le moi red de I'actcur et Ie role caricatural qu 'i l s'a ttribue.

II suliit de rappelcr le charrnant episode des Mhnoires Inutilcs,

oil Cozzi raconte le succes qu'il a obtenu en contrcfaisant les

soubrettes dalmates: «Mi fe' vestire da ragazza serva dalmatina.

I mid capclli crano divisi, intrecciati con delle fettuccie di Zen-

dado color di rosa ... Molte signore cercarono a gara di voler cono-

xccrc cotesta «Luce» maschio, diavolo tanto scherzevole in iscena,da vicino e fuori dal palco scenario, e trovarono un ragazzo cost

sostenuto, taciturno e Jifferente dalla «Luce», che incolleriro-

11 0 I,. [e pris lc costume, le langage et le ton des femmes de cham-

brc du pays. Les filles de Sebcnico, ayant une coiffure galante,romposcc de tresses et de rubans roses, je fis arranger mcs che-

I'('/IX a leur mode. Plusieurs belles dames eurent la curiosite de

ronnaltrc cette Lucie male, si vive et si endiablee sur la scene;

cllcs nc trouucrcnt qu'un pauvre garcon reserve, taciturne, d'une

lunncur si opposee a celle de la soubrette, qu'elles lui en surent[ort tuau uais gr«.

l.c vrai Carlo Gozzi et Ie personnage endiable qui evoluait

Sill' scene font dccidernent deux. PareiIle distance desappointe lesspl'Clalriccs, qui s'attendaient a trouver dans l'acteur quelques-uris

dL's traits de vivacite qu'il avait su donner a son personnage; ellcs

dCl'ollvrL'llt un grand garcon, sage et maussade. C'est le debut des

I lll"savc 11 II res de cet homme qui se plaindra constamment d' etre

pris 1'0111' un autre.

Mais si l'cxperience psychologique du jeu theatral a pu etre

pour Carlo Cozzi assez semblable a celIe que decrit Diderot, rien

II \'Sl plus different que l'ideal esthetique dont chacun d'eux sc

I'l;CI:IIIIl'. Tandis que Diderot (proche en ceia du Goldoni des pil~-

n's «rcalisrcs») souhaitc que le dramaturge et l'acteur preterit la

pillS grandc attention

ala typologie des conditions sociulcs 1110-

dcrlll'S (Ic perc de famille, Ie marchand, etc ... ) , Cozzi ri'cn a

( '111"( '. Ccrrc servitude iI I'cgard de la realite quotidicnnc lui pa-

1;111 1 riviulc ct dcplaisante. Ce qu'il souhaitc, c'cst que lc person

11 : 1 ) ' .\ ' (do l ll l 'a ct cu r s 'a p pl iq u cr a iI imircr fidclcl1ll ' 11 Ie «1110<1 ( ' , 1 ( ' »

illll:ri\'ur) soil cl:lhli it bonne distance du I1HJIldc reel, 1'1qll'aillsi

" Alr" l/ fl ll I" l 'I II III i, parI,· I'rilll:J, cap, XI.

 

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JEAN STAIWIHNSKI

lc spectacle n'ait pas pour cffet de reproduire Ies vulgaires alga-

rades de la rue, Gozzi, alleguant surtout des raisons de gout (ou

Incritique sociologique actuelle discernerait aisement des motiva-

tions reactionnaires ) veut maintenir et si possible elargir l'ecart

entre Ie fait theatral et Ia verite vecue. II ne se prive certes pas

d'allusions satiriques a la vie venitienne (l 'affaire Gratarol-don

Adone le prouve); mais, precisement, ces allusions sont indi-

rectes, surajoutees, allegoriques, et elles deviennent d'autant

rnieux perceptibles au public que la piece ne se donne pas pour

une imitation de la reali te, Le seul personnage reel qu'evoque Goz-zi, c 'est le «storico di piazza» Cigolotti;" c'est-a-dire Ie person-

nage dont la fonction essentielle est quotidiennement d'introduirede l'irred dans Ia vie des badauds qui I'ecoutent.

Si 1'0n s'interroge sur les mobiles profonds de la predilection

de Cozzi pour la commedia dell'arte, I 'on s'apercoit que Ia raison

Ie plus souvent invoquee -Ie desir «patriotique» de sauver une

tradition nationale - n'est que Ia plus Iegere: Ia commedia

etait pour lui un univers ficti£, dont les elements, recus du passe,

n'ont pas a etre crees de toutes pieces, et oii Ia plus debordantevitalite peut se donner Iibre cours a I'ecart de Ia «vie reelle».

On Ie sait, ce theatre etait moribond, et l'effort de Gozzi l'a fait

survivre par une sorte de respirat ion artificielle. Pour cet hommede culture complete et raflinee, les traditions populaires en voie

de disparition etaient objet de nostalgie; elles etaient comme

n'etant plus, leur mort imminente les purifiait , leur conferait une

valeur esthetique: ce Tartaglia, cette Smeraldine dont le public

ne voulait plus, Gozzi allait, a lui seul, les faire vivre encore un

peu de temps, leur accorder un sursis. Ce que Gozzi aime, dans

la Commedia, c'est cette psychologie Iigee, cet univers dos oii les

personae dramatis de toutes les histoires possibles preexistent aleur destin et lui survivent. En recourant aux types definis par Ie

repertoire traditionnel (ou, ce qui revient au meme, aux divers

emplois d'une troupe exercee), ron echappe une fois pour toutesa la necessite d'avoir a inventer des caracteres, et d'avoir a leur

attribuer une evolution psychologique. Prenant ses intrigues dans

Ia tradition fabuleuse et ses personnages dans la tradition thea-

trale, Gozzi parait fermer la porte a toute liberte. En fait, c'est

dans ces limites preexistantes que la liberte commence pour lui

16 Prologue du Re Ceroo.

434

l lWNIE ET MI: :I.ANCOI.1E: (;OZZI, IIOFI/MANN, KIEHKE(;AAIW

1'1 pour lcs uctcurs de Ia troupe de Sacchi: libertc menue, qui est

huuc dansla variation, dans la brodcrie improviscc, dans Ie trait.I'Iiumcur instantanc; libertc supcrllue qui ne change rien a la

t r.unc d'avancc irnposce, a I'identitc inamovible des «ernplois».

Dans un pareil art, les evenernents psychologiques comptent

;ISSl'Z peu; Ia passion elle-merne ne saurait s'exprimer dans deslc-rmcs inattenclus et bouIeversants. Peu s'en faut que l'auteur,

pour cela, ne s'en remette au savoir-faire et aux ressources d'irn-provisation de I'acteur. Sismondi, qui constate que «I'irnagination

Irop developpee n'adrnet plus la sensibil ite» 17,remarque encoreI r l~S Iinement: «Tant de merveilles ne laissent a l'auteur, ni au

spcctateur Ie temps de s'attendrir: Ie premier court a de nouveaux

iIllIJrof',li,qu'iI veut nouer ou denouer; il se debarrasse, par quel-

qucs mots, d 'une situation dechirante: et, dans l'orage des evene-

merits, il ne laisse jamais entrevoir Ies orages du coeur, qui de-vruicnt en etre Ia consequence »18.C'est Ia definir un theatre O U

lout est subordonne a l'exigence de l'action. Or, si des oeuvres

.I'action pure doivent etre autre chose qu'un jeu d'illusion pro-

prcmcntinsensee, ilest necessaire de charger l'actions de valeurs

:t1legoriqucs. La signification de l'oeuvre devra resider dans

k· dcvcloppcmcnt des evenements et des situations, puisqu'il

IIOIIS est interdit de Ia chercher dans l'evolution des caracteresl'l des experiences afIectives exprimees sur scene, Chez Gozzi, Ier(,(,OIIl'S nux themes feeriques et Ie refus de la psychologie «rea-

l isle» sont ctroiternent solidaires; Gozzi tient a sauvegarder ses

distances par rapport a la reali te «commune», tout en conservant

1 :t double possibilite de designer symboliquement des veritescachel's (cl' ordre moral ou philosophique) et de diriger une cri-

Iiquc allusive et satirique contre les travers des Venitiens. A cet

('lfel, la fahle ironique et le theatre deja anachronique de In com-

mcil ia rcnforccnt mutuellement leurs pouvoirs. On y a vu, de la

pari de Cozzi, l 'cxpression d'un peche d'acedia, la distance prise

;'1 "cga I'd dc la rcalite etant a la Iois celle de Ia paresse et celledl' 1 :t mclancolie 19. En fait, iI est a peine besoin de rappeler In

1/ littcrut ur« '/11 Midi de L'Europe, t. II, p. 392." ()/I. rit., t. I l.p. 394.

" « (,hlt'l SilO Irask rir ln tradizione dalla sfcrn dei rapporti um aui, sonuncrsu lid.iiv!"llilr, ill I II ' w io falliaslico di divinita, im rnohili sill m onte Ida a gl1 ardarc uom ini1" I ·. I ," i 1 ' ,11 , 11 '1'.ITI'J' .i.l'uoruini, ( '1 '; 1 pc cr ut o d "l cd di a, n ns ro sio d ie lro a li i i ra Clll ld i t' fllllli. I 'i l ll l" l Il I il l ah i li I , in . !" I). (MARIO i\I'OI.1.0NIO, Storia ild 'I'rutn, ltalian«. vol. 11,1'. '1.'1).N"",, I('IIVIIVII IIS {galellll"lIl Ie h-cn-nr u u x d iv ( 'l "s L 'S { -l lI d "s .II' (;illS('PP" Orrolnui.

435

 

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.WAN STAROIHNSKl

Iucon dont Gozzi sc traitc lui-meme dans ses Memoires (qu'il

quulilic d'cmblcc d'inutiles) nuancant finement les ridicules qu'il

s'octroie et les justifications qu'il apporte a sa conduite. La

distance que son theatre prend a I'egard de la realite, Gozzi

l'cprouvait constamment a I'egard de sa propre vie. Tout en s'em-

barrassant dans mille affaires aussi compliquees qu'insignifiantes,

il a choisi d\~tre un absent, et il n'y a souvent que trop bienrcussi,

Lorsque les rom antiques allemands (les freres Schlegel, Tieck,

[can-Paul, Hoffmann) liront, dans la traduction de Werthes,j 'oeuvre de Gozzi, les elements de circonstance leur echapperont;

ils ne seront pas en mesure d'evaluer tout ce qui, dans Ie theatre

de Gozzi, est dli a I'etroite collaboration avec Ia troupe de Sacchi;

en revanche, par son arbitraire, sa feerie, son melange de comique

ct de situations pathetiques, ce theatre leur apparaitra comme

l'acte d'une libre fantaisie appliquee a refuser et a surmonter les

aspects triviaux d'un monde dechu et condamne a la vulgarite.

Le theatre de Gozzi leur offrira Ie modele du style et de Ia forme

litteraire dans lesquels ils souhaiteront rendre sensible leur propre

philosophie. L'ironie romantique n'est pas I 'i ronie de Gozzi, mais

se sert de sa «rnaniere» pour faire passer, Iitterairement, un nou-

veau message. A titre d'exempIe, citons cette declaration de Frie-drich Schlegel: «Es gibt alte und moderne Gedichte, die durch-gangig im Ganzen und iiberall den gottlichen Hauch der Ironie

atmen. Es Iebt in ihnen eine wirkIich transzendentale Buffonerie.1m Innern, die Stimmung, welche alles iibersieht, und sich tiber

alles Bedingte unendlich erhebt, auch tiber eigne Kunst, Tugend,

oder Genialitat: im Aussern, in der Austiihrung die mimische

Manier eines gewdhnlichen guten italienischen Buffo» 20. Pour

A. W. Schlegel, Gozzi n'etait pas veritablernent conscient de la

portee que donnait a son theatre Ie melange du tragique fabuleux

et du comique des masques: «Dem abenteuerlichen Wunderba-

ren der Feenmarchen diente die eben so stark aufgetragene Wun-derlichkeit der Maskenrolle zum Gegensatz. Die Willktir der

20 FIUEDRICH SCHLEGEL, Lyceum-Fragmentc, 42. Trad.: «II existe des oeuvrespol-tiqllcs anciennes et modernes toutes parcourues par Ie souff le divin de l 'ironie.

Unc bouffonnerie veritablernent transcendentale vit en elles. A l'interieur, c'est l'etatd' ,l toe qui survo le tou t e t qu i s' eleve infiniment au-dessus de tou t ce qui e st de te rmine,dmcmc au-dcssus de l 'art , de la vertu ou de la genialite que 1'0n possederait en propre::1 l 'cxtcr icur , dans I'execution, c'est le style de mimique dont peut faire preuve unbon houffon italicn ordinaire »,

436

IHONIE 1,:'1' MI~:I.ANC()I.IE: (;()ZZI, 1I01lIo'MANN, Kllo'.!{KI':(;AARIl

I )"rstcllung ging in dern ernsthaften Teile wie ir n beigeselltcn

Sl"ilcrz gleich weit tiber die natiirliche Wahrheit hinaus , Gozzi

lr .u tc hieran fast zufallig einen Fund getan, desscn ticfcrc Bedcu-

Itlllg cr vielleicht selbst nicht einsah: seine prosaische meistens

;lI1S clcm Stegreif spielenden Masken bildeten ganz von selbst dielron ic des poetischen Teils. Was ich unter Ironie verstehe ... [jst ]

cin in die Darstellung selbst hineingelegtes mehr oder weniger

Il'isc angedeutetes Eingestandnis ihrer iibertreibenden Einseitig-

k c - i t in dem Anteil der Fantasie und Empfindung ... , wodurch also

d;IS Gleichgewicht wieder hergestellt wird» 21.

I .cs rois melancoliques

Sous sa forme la plus archaique et la plus «naive», la fable

.iimc deja a rendre compte de ses propres origines: le conteurraconte [a naissance du conte. 11 lui confere une raison d'etre,

lu: attribue une finalite. II convient de partir d'une situation

singuliere ou la narration est devenue necessaire: l'on sait que les

Mille et une Nuits prennent le plus grand soin a retracer l'instau-

1';1 t ion de Ia relation narrative: ni le lien de Ia narratrice avec ses

clcux auditeurs, ni l'enjeu ne sont indifferents. Pour Shahriar,

rrucllement trompe et cruellement detrompe, les femmes sont

COIllIllC n'existant plus: puisque leur fidelite est un leurre, puis-

que leur foi a Ia vie si courte, elles periront aussitot possedees.

Shahriar n'ose plus faire confiance au temps: la narration sans

ccssc interrompue de Sheherazade - interruption qui permet de

rcnvoyer au lendemain son execution toujours imminente - rein-

trocluit Ia duree dans l'univers de Shahriar , sous les especes de

I" curiosite. Le couple asymetrique des soeurs conteuses, Shehera-

zadc ct Dinarzade, est l'antithese feminine et feconde du couple

11 Dramaturgiscbe Vorlesungen, zweiter Teil, achte Vorlesung. Trad.: «Au ca-1.1<"1;1'( merveilleux des contes de fees, a leur foisonnement d'aventures s'opposait, dansut contraste frappant, Ie merveilleux des roles traditionnels masques, pousse cgalcll1clll.r ' " 1 ( ' sortc d'cxagcration. La verite naturelle etait depassee par l'arbitrairc dc la"'pr""'lllation, aussi bien dans Ies parties se rieuses que dans les episodes ou la fan-1 . 1 ; , . ; , ' st· clonnait lihre cours. Gozzi, de la sorte, avait fait une decouverte, dont il Ol'

, 1 , · ; ( \'I1I:Jilpcut-etre pas lui-rnerne 1asignification plus profonde: ses masques prosa'iqll,'s,I'"LII.I '" plupart du temps en improvisant, formaient presque d'cux-rn/um-s l 'iruni«.1,· I" p; lI· ticpoc tique . .. Ce que j 'entends sous Ie nom d 'i ronie . .. . c 'c sr, da ll s b n 'pn'·,{IIl:lliOIl dC's cvcnctnents, I 'aveu qu'on y insere, par des allUSions pillS Oil 1I11l11iS

",,"·;;"I('s, .Ie l'exager:Jtion ct till par ti pris unilateral dC,a liruc-rvcru ion .I,. l'illl:JI',ill:Jt.iollc- I , I, · I '< 'motion. . . ce qui a pour cffct de rctablirI 'dquilil irc »:

437

 

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JEAN STAROllINSKI

asyrnetrique des frercs royaux Shahzenan et Shahriar, qui ne son-

gent qu'a se venger de leurs deceptions conjugales. Pourconjuguer

1a n.egation .qu'une melancolie sanguinaire ne cesse d'opposer ala VIe, Ia VOIX de Sheherazade ne cesse a son tour de deployer les

r~ss?urces infinies de l'imagination fabulatrice. Le conte apparait

ainsr comrne Ie remede propose a celui dont la conscience a cessede pouvoir progresser dans la duree vivante.

Ne fut-il qu'un divertissement badin, Ie conte veut etre uneintervention therapeutique capable de ranimer (en Ie «capti-

vant») celui que les chagrins, l'ennui, l'humeur morose avaientecarte ?e la vie. Sur Ie.modele «biblique» de David apaisant par

la mU~lque Ie «t;nauvals esprit» de Saul, ou sur le modele my-

thol~gl,!ue de J?lonysos venant secourir Ariane affiigee, l 'oeuvrede 1artiste, voire celIe meme du philosophe, ont constamment

cher~he leur pretexte dans la consolation, Ie reconfort, ou la di-version qu'elles se faisaient fort d'apporter a des etres replies

dans 1~ souffrance au dans la solitude melancolique. DepuisRabelais, a tout le moins, et a travers tout l'age baroque, on

ne compte pas les oeuvres «facetieuses» qui se font passer pour

des «remedes» ou des «preservatifs» de la melancolie: c'est unpretexte habituel, pour les ballets et les «masques», que de fein-

dre quelque prince ennuye a l'intention duquel on organise desentrees burlesques et des scenes cocasses 22.

Le recueil des contes du napolitain Basile - le Pentamero-

n.e - prend source dans l'histoire d'une princesse incapable derrre, et dont la melancolie n'est guerissable d'aucune Iacon:

C'era una volta un re di Vallepelosa, che aveva una figliuola chiamataZoza, Ia quale, come fosse nuovo Zoroastro 0 nuovo Eraclito mai non sive~eva ridere. II mi~eropadre che non aveva altro spirito ch~ quest'unicafighuola, non tralasciava cosa alcuna per toglierle Ia malinconia et facevavenire, per stuzzicarla a ridere, ora queIli che camminano sulle mazze oraquegli altri che s'infilano nei cerchi ... 23. '

La liste est longue, des divertissements inefficaces. .. Un jourcependant le pere desole fait couler sous les fenetres de sa fille

des fontaines d'huile dans l'espoir que les passants, pour eviter

:: A titre d 'exemp1e: .1 a pie~e de JOHN FORD, The lover 's melancholy.It Pentamerone, OSSI:Z la Fiaba delle Fiabe, t radotta dall'antico dialetto napole-

t ano e cor reda ta di note stor iche da Benedet to Croce , Bar i, Laterza , p . 3 .

438

II

f

J1WNlE ET MELANCOLlE: GOZZr, IIOFI ,'MANN, KIERKEGAARD

d'etre taches, feraient des cabriolcs ridicules. Une vicillc appa-

ruit ; elle cherche a recueillir l'huile au moyen d'une eponge qu'

die exprime dans une petite cruche. Un jeune page - un dia-oolctto di paggio - jette une pierre qui brise la cruche. Au

cours de la dispute, O U toutes les ressources du vocabulaire in-jurieux sont mises en jeu, la vieille, «s'echappant du bercail de

Ja patience, levant le rideau de la scene» fit voir «la scene boca-

gere» (Ieee vedere la scena boschereccia). C'est la une tresarchaique magie «repulsive» et «apotropeenne». Zoza eclate de

rire. La void guerie de la melancolie, mais Ia vieille jette un sortd'amour a Ia princesse: celle-ci va se mettre en chemin pour

rejoindre le seul mari qui lui soit destine, Ie prince Taddeo. Sa

quete echoue au moment O U elle semble pres d'aboutir: uneesclave noire usurpe la couche princiere; grace au secours des

fees, Zoza inspire a l 'esc1ave enceinte Ie desir «melancolique»

d'entendre des fables; dix femmes conteront cinq pours durant. ..

Zoza pourra, a la fin, raconter sa propre histoire; l 'usurpatrice

sera demasquee, et Zoza sera enfin reine.Ce theme enfantin est Ie point de depart de Ia premiere piece

de Carlo Gozzi, L'Amour des Trois Oranges. Mais la fable, n'estplus ici a I 'etat naif et «sauvage». C'est une allegoric ironique.

Tartaglia, fils du roi des Tarots, sa consume de melancolie pouravoir absorbe trop de mauvaise litterature: il est Iitteralement

bourre du pathos noci£ de l'abbe Chiari. L' oeuvre de l'abbe Chiari

est d'ailleurs Iiguree sur scene par Ia mechante «fata Morgana».Le mage Celio, qui represente le theatre de Goldoni, est plus

bienveillant; il delegue Truffaldino pour derider Ie prince. Truf-

faldino, variante bergamasque d'Arlequin, est peut-etre commeArlequin, Ie lointain heri tier d'un demon arcbdique. C'est a lui,

significativement, qu'incombe Ie role qui etait chez Basile ce1ui

du «diavoletto di paggio»: la <data Morgana» tient le role de Ia

vieille, qui sous les insultes de Truffaldino, va tomber jambes en

I'air (a gambe alzate). «L'analyse reflexive» de Gozzi donne 1aclef du spectacle: «Tutte queste trivialita, che rappresentavano la

favela triviale, divertivano l'uditorio colla loro novita, quanto Ie

Massere, i Campielli, le Baruf}e Cbiozzotte, e tutte l 'opere trivialedel Sig. Goldoni» 24.

Gozzi, manifestement, ne veut pas se borner a la reprcscn-

" Opere, p . 63.

439

 

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JEAN STAIWI.IINSKI

tnt ion cl'unc naive histoirc cnfantine: il cherche a faire passer un

tract Iiucrairc aux dcpens de la fable. Mais la fable a sa raison

que la raison ignore. Gozzi va subir, a son corps defendant, le

pouvoir des fables: tout se passe comme 5i certaines exigences

psychiques tres elernentaires arrivaient a se manifester en depit

de l'intention critique et parodique. L'intelligence critique de

Gozzi va etre prise a revers par l'univers fabuleux dont elle

avait voulu se servir. L'applaudissement populaire, et je ne

sais quel acquiescement interieur, vont obliger Gozzi a abonder

dans un sens dont iln'avait pas prevu l'importance. Certes, c'estde comedies larmoyantes et de drames emphatiques qu'est fait

1engorgement de «bile noire» dont souffre Tartaglia. Mais

d'autres princes melancoliques apparaitront dans les pieces ulte-

rieures de Gozzi, sans que leur maladie ni leur complexion ait Ie

moins du monde une portee de polemique litteraire. La dimen-

sion propre du conte y reprend ses droits: rois melancoliques,

princes exiles, heritiers preterites sont ici, conformement a l'une

des plus anciennes tradit ions narrat ives, les victimes d'un myste-

rieux derangement qui a trouble l'ordre du monde. La narration

raconte comment, a travers des peripeties merveilleuses, Ie de-

sordre a ete surmonte et toutes choses ont ete retablies en leur

vraie place.

Mais pre tons attention aux roles que Gozzi a confie a Sacchi,

le directeur de la troupe. Le Truffaldino de la commedia dell'arte

va-t-il etre autre chose qu'un messager ou qu'un facetieux

comparse apparaissant dans les intervalles de l'action veritable?

T l n'est guere que ceIa dans It Corvo ou dans Turandot. Mais

ailleurs, il intervient dans le cours des evenernents, et son role,

fut-il fugitif, est d'une importance decisive. Examinons-Ie dans

L'Amore delle tre Melarance. Nous le savons: sans ses pitreries

le prince n'aurait jamais pu sortir de la melancolie qui le tenait

captif. Dans la quete des oranges, Truffaldino sera, comme il se

doit, l'acolyte, Ie compagnon de route, l 'ecuyer. II participera aux«epreuves» imposees a Tartaglia. Mais Truffaldino est «balordo

per istinto»; en depit des plus expresses defenses, il ouvrira les

deux premieres oranges dans un desert, loin de toute fontaine:

iI en sortira deux petites princesses qui mourront de soif sur le

champ. La troisieme orange seule sera sauvee, grace a l'interven-

Ion rcsoluc de Tartaglia: Ninetta, sortie de cette orange, est aus-

!-jilt)l I'cluc dcstinec a epouser Ie prince. Un enchantement male-

440

(HONI!': 1,:'1'MI~:I.ANC()LlI':: (;OZZI, 1I01!FMANN, KII':HKI':<;AAIW

flqllc, pcrmct ~ 1< 1 «morcsquc» Smcraldina de sc suhst itucr ~

Niuctta (colllille ['avuit fait l'csclavc noire dans lc contc de Ba-

sile). l.Iuc cpingle cnchantcc, passcc dans la chcvclurc de la prin-

n~ssc, l'a transformce en colombo. Lc jour des noccs de Tartaglia

l'lde I'usurpntrice, Trullaldine s'allaire a la cuisine: la colombo

upparait, parle, inspire a Truffaldino un sommeil invincible. A

trois reprises, Ie roti brule, tout est a recommencer. Le roi survicnt

ell colere a la cuisine. On donne la chasse a la colombe. C'est

' I'rul laldino qui I'attrape; ilIa caresse: «Si sentiva un picciolo

gruppetto nel capo; era 10 spillone magico. Truffaldino 10 strap-pavao Ecco la colomba trasformata nella Principessa Ninetta».

Ainsi Truffaldino, ala fois balourd et providentiel, apparait com-

me cclui qui compromet tout, qui agit de travers, et en mernc

temps cornme celui qui intervient presque inconsciemment pour

lout sauver, pour tout remettre dans le droit chemin. A la

maniere des personnages legendaires auxquels ilest apparente, al a m an ie re de certains des clowns de Shakespeare, qui appar-

Iicnnent a la rneme famille, Truffaldino introduit Ie desordre

dans un monde desordonne: mais ce desordre supplementaire,

apporte de Iacon a la fois ingenue et surnaturelle, contribue a la

rcstauration de l'ordre primitif, et retablit I'harrnonie compro-

mise. Gozzi a repris la une tradition (de quand date-t-elle?) qui

attribue au bouffon ou au clown les fonctions ambigues d'un fau-

teur de desordre et d'un sauveur, d'un auxiliaire surnaturel qui

ignore la veritable portee de ses actes. Dans le Re Ceruo, l'oise-

leur Truffaldino apporte au palais royaIl'enchanteur Durandartc

transforme en perroquet: Truffaldino devient ainsi Ie liberatcur

fortuit du roi Deramo, prisonnier d'une forme ctrangcrc.

Dans LIAugellino Belverde, Truffaldino charcutier a rccucilli, sans

connaitre leur identite, les enfants royaux Renzo et Barbar ina,

victimes de la mechantete d'une terrible et ridicule grund-rni-rc:

il les a sauves des eaux et il est devenu leur pere adoptif ...

La Princesse Brambilla de E.T.A. Hof}mann

Gozzi oppose la vieille galte de ln commcdia it I'crnphasc dt '

Clii.ui ct ., ]a trivialitc de Coldoni: il leur prcfl·rc 1111 ;dll'l'.rt·

thl~:'ltre cl'illusions: il cxprimc sa pr{-ferencc dans 1I1lt' pit'n' p;lrll

(Iiqllc OIl il f ai t u io rn ph cr Ia C()IIII1I('(/ia (sYll1holisl"l' pa r k- pCI'

SOIlI1:lgt' l I L - Ninc-na rl'IHlIt' ;, S;I [orm« pril1ci('I't'); IIl:tis IHHII' ;1(,(,;1

· 1 · 1 1

 

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JEAN STAROBlNSKI

blcr scs adversaires, il a cherche a surpasser le ridicule de Goldoni

ct de Chiari par [e ridicule superlatif de Ia fable: il s'est pris ason jeu, il a construit ou esquisse toute une dramaturgie a la

Iois fabuleuse et ironique, O U evoluent des princes melancoliques,des bouffons sauveurs, des femmes cruelles, des coeurs fideles,

Le voici comme un chimiste qui, sans s'en douter, a opere

une synthese importante: son oeuvre «fiabesque» contient dans

ses themes et ses personnages la sagesse de la fable et de la com-

media primitives, mais elle comporte en meme temps toute une

dimension reflexive, critique et nostalgique. Oeuvre «naive»?Oeuvre «sentimentale»? Les categories schilleriennes sont en

defaut. II y a ici trap d'astuce pour que I'imagination soit vrai-

ment spontanee; trop de lit terale fidelite aux themes legendairespour que nous nous sentions entraines hors du cercle enchante

de la fable enfantine.Fable, theatre improvise, ironie, personnages grotesques,

themes du desordre et du salut: nous retrouverons tout cela, dans

la Princesse Brambilla de Hoffmann, non plus en ordre disperse,

mais dans une correlation organique.II n'est pas necessaire de rappeler tout ce que Hoffmann doit

a Gozzi; ni meme, en particulier, tout ce que lui a emprunte la

Princesse Brambilla, O U Ie nom d'une de ses oeuvres apparait desla preface. Si la Princesse Brambilla, quant aux decors et aux

costumes, est bien une «fantaisie a la maniere de Callot», (comme

l'annonce son titre), il n'est pas exagere de dire que l'oeuvre

entiere est un immense developnement de l' ideal inlassablement

expose dans L ' Amour des trois Oranges, dans les Memoires, dans

les ecrits polerniques de Carlo Gozzi: la restauration de la com-

media dell'arte. Hoffmann traitera ce sujet comme l'histoire d'une

metamorphose: Giglio Fava, un mauvais acteur, vaniteux et de-

c1amateur, va subir, durant les [ournees et les nuits folles du

carnaval, une aventure a demi-hallucinatoire qui Ie detache des

roles ampoules O U il s 'etait complu [usqu'alors; il saura enfinrefuser les offres de l'abbe Chiari (Hoffmann invente un ancetre

romain de l'ennemi de Gozzi) et il deviendra un improvisateur

de Ia commedia, un Brighella et un Truffaldino admirable. Le

triomphe de la commedia sur le theatre faussement pathetique

nous est ici represente comme Ie resultat d'une transmutation

survenue a l'Interieur d'une conscience. Celle-ci, partie du ni-veau inferieut , accede progressivement a la pleine possession de

442

lHON1E F.T M(.:I .ANCOI.IE: ( iOZZI, 1I01IFMANN, KIERKECiAA1W

I . . vc: l" itc:csthctiquc. On peut done vo ir dans la P rin ce sse 1 3 ra 11 /-

billa un r oma n i ni ti at iq uc , dont lc hems franchit , au grc d'un par-

LOurs l ab yr in rh iq uc .T c s e ta pe s d'une education qui est en merne

temps revelation. La connaissance et, simultanernenrvla Iaculte

cl'aimer lui sont pcu a peu devoilces,

Ce qui, chez Gozzi, etait l 'opposition statique de deux terrnesincompatibles (la tragedie a la Chiari, et 1a commedia) devient

done chez Hoffmann point de depart et point d'aboutissement

cl'une evolution psychique. Nous assistons a la progression d'un

devenir, a travers une serie d'epreuves de caractere initiatique.Ces epreuves t iennent pour une part a l'exaltation imaginative de

Giglio Fava: ce sont Ies etapes d'un profond bouleversement af-

fcctif. Mais d'autre part, toute I'evolution interieure de Fava est

dirigee du dehors par le charlatan Celionati (personnage dont le

prototype est Cigolotti, storieo di piazza, ernprunte a la realite

venit ienne et mis sur scene par Gozzi). Sous la defroque de

Ce1ionati se cache, nous l'apprendrons a la fin du recit, Ie prince

Bastianello di Pistoia, image amplifiee et deformee du comte Carlo

Gozzi; desirant sauver la commedia et lui procurer de bonsacteurs, il a jete son devolu sur Giglio et sur sa fiancee, Ia petite

couturiere Giacinta. En prenant si parfaitement l'aspect du char-

latan, Bastianello nous prouve qu'il est deja, quant a lui, unacteur accompli de commedia. Mais Giglio et Giacinta doivent

Ie devenir. C'est pourquoi Celionati, init iateur, pedagogue et

therapeute, jette le jeune couple dans un etat d'imagination effre-

nee, ct pousse la supercherie jusqu'a creer au fur et a mesurc Ie

decor et Ies circonstances qui leur donneront a tous deux I'illllsion

que leur chimere est en voie de realisation. Hoffmann ccrit

a I'epoque de la seconde vague du «rnagnetisme animal»; iI nous

invite a voir dans Ia uolonte du prince Ia cause de Ia vayanee deGiglio. Nous savons que Ie magnetisme animal represente I 'dtat

naissant de 1a theorie psychanalytique, et Ie lecteur conternporain

aura souvent l 'impression que l'evolution de Giglio Fava , a tra-vers ses reyes et ses fantasmes, ressemble a l 'histoire d'unc psycha-

nalyse.

Comment C elio nati s 'y p rcnd -il? Sllggcrant it Giglio Fav:1

que la princcssc Bramhi11a, venue tout exprcs cl'Oricnr pOll!" Ie

C arruval, est amourcusc de lui, lc p ou rs uit c t d ~s irl' 1 '~ p()lI sl'l" , il

d o nn e l 'imp u ls io n , chez [c jcunc com cclicn , ~ 1111cXII':lordill:lirc

tbn d'imngin.uion rl-vl'Usc. Voici Ciglio trallsportl: en pll'illl'

44,

 

I I ((INI I ': 1 ,'1' MI~:J.ANCOJ.II':: (;OZZI, IIOI'I'-MANN, KII':HKI':(;AAHI>

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.JEAN S'I'AHOBINSKI

[antusmagoric ct convaincu d'etre en personne Ie prince Cornelio

C hiapper i, le bien-aime de Brambilla. Tout a son reve, Giglio

oublie sa charmante fiancee, la petite couturiere Giacinta. Celle-cide son cote, se laisse en t rainer dans un meme reve de grandeurs,

ou elle s'imagine I'elue d'un prince originaire du pays bergamas-

que .. . Processions exotiques, ceremonies bizarres, rencontres ino-

pinees, mouvements de foule sont soigneusement amenages par

Celionati pour troubler la tete de Giglio dans sa quete fievreuse.

Un univers feerique parait s'offrir a lui, puis se derobe; Ia prin-

cesse Brambilla se laisse apercevoir, puis s'evanouit. La realitevacille, mais Ia feerie n'est qu'une image insaisissable. Pourtant,

toutes les fois que Giglio consent a se departir de sa suffisance,

de sa morgue avantageuse, de sa complaissance narcissique,

l'objet de ses desirs devient plus proche, s'offre a sa portee.

L'une des epreuves essentielles de Giglio est celle du tra-

vesti ridicule, qu'il se refuse d'abord a revetir completement; ilest trop naivement infatue de sa per sonne pour ne pas chercher

a laisser voir sa fine tournure, sous «une jolie culotte de soie

azur aux noeuds ponceau, allant avec des bas couleur de rose» 25.

C'est desobeir aux conseils de Celionati, qui I'avait prevenu:

«Plus votre accoutrement sera invraisemblable et repoussant,

mieux ceIa vaudra!» 26. II faut savoir se quitter soi-meme, dispa-raitre completement sous I'accoutrement Ie plus grotesque, bref,

s'aneantir joyeusement, pour pouvoir renaitre a une nouvelle

existence. L'approche de la princesse de feerie est subordonnee

a la negation que l'acteur est capable d'infliger a son premier moi

vaniteux, a ce moi d'abord incapable de s'oublier, ne jouant pas

ses roles, mais «se jouant perpetuellement lui-meme» 27 comme Ie

mauvais acteur dont parle Diderot. L'un des episodes decisifs

dans Ie progres de Giglio est Ie combat ou, sous la forme du

Capitan Pantalon, il tue un Giglio Fava singulierement ressem-

blant - mais qui est en fait un mannequin de carton, dont Ie

cadavre est «bourre des roles provenant des tragedies d'un certainabbe Chiari» 28. Le sacrifice du mauvais double est l'image all ego-

2'< E. T. A. HOFFMANN, L a P ri nc es se B ra mb ill a, t ex te a llemand, t raduc tion parPalll Sucher, Par is, Aubier, p. 85.

" Ibid.17 Of1 . cit., p. 107.I" L'irnagc du ncrsonnage rnelancolique bourre de mauvaise litterature avait

d" j ,' , " ' ,, reprise it Cozzi par Goethe, da ns Ie T ri um p h d ey Em f1 f in ds am k ei t.

444

'

rique de lu 110gation ct du dcpassl'll1l'nt de soi par l'ironic. L a

«iJulltrolllll'ric t runsccncluntalc» su rrn ontc ains i l'csp rit de scricux.

I :0prl'lIw p sy ch olog iq ue co in cide avec un c purification esthcti-

qlll'. Car lcs caclavrcs laisscs sur lc terrain sont a la fois la vanitc

naive de la pcrsonnalitc ct la scnsibleric cmphatique de toutc line

litt craturc corrcspondantc. Pour dccouvrir sa vraic nature, Giglio

Fava doit avoir appris a se rendre impersonnel, a n'etre qu'une

puissance legere, bondissante, tournoyante, a se laisscr investir

pal' lc «modele», par le «type» d'un role preexistant hors de lui:

Quanti jc vois un de ces masques extravagants provoquer Ie rirc du

1'l 'lIpk par d'all rcuscs grimaces, j 'a i l 'impression qu'un modele orig inal qui

s'cst rcvclc a lui, lui parle ... 29.

Mais dans la courte periode qui suit sa victoire sur lui-memc,

Ciglio reste encore, nux yeux de Celionati, un maIade: l'etre

appliquc a se nier ironiquement [ui-rnerne souffre de «dualisme

chroniquc». II a appris par l'ironie a tout voir a l'envers, mais

cctrc inversion engendre Ie vertige: Giglio s'en plaint:

Quclque chose se sera derange dans Ie champ visuel, car je vois malhcu-

rcuscmcnt presque toujours a l'envers, ce qui fait que les choses les plus

s{or iclIscsme paraissent souvent inf iniment bouffonnes, et inverscrncnt lesclioscs lcs plus bouffonnes infiniment serieuses, eel a provoque souven t chez

moi unc afTreuse angoisse et un vertige si violent que je puis a peine

r cn ir d ch o ut 30.

Pourtant, dans cet etat, il est salue comme un prince: la m e -tamorphose princiere est accomplie. C'est un prince exile, sans

terre, sans exercice, «prive de l'espace indispensable» 31: it Iui

LillI trouver un royaume, et pour recouvrer pleinement la sante,

s'unir «avec Ia plus belle des princesses». Son royaume sera cclui

till jcu ct du theatre; sa princesse sera Brambilla. Le point

dccisif de l'evolution de Giglio est la scene O U , sous les atoms du

Capitan Pantalon, il improvise sur Ie Corso une scene 011 il rc-/J()/I.I'SC [cs avances de Brambilla. Capable de prendre scs clistanccs

:11 :1 fois a I 'egal'd de lui-merne et a l'egard de I'imagc nimcc, (;i-,. (. , . 'I" lui A I 'I I .', In :1 en III mente ( crre ur-rncme et uc POSSC(cr :1 prillcessl'.

, ., 1 .1 1 l'riucr III' / l , . I I I I / / , i l l l I , tr ad . P . Suc lu -r, p. In.

'" (1/,. cu., ir.ul. 11'I',l'rl'IIIl'II' IIltldili,:,', p. 2'F/." ()/,. cit . . p. 2'1').

 

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JEAN ST AROBINSKI

En se soumettant , sous un accoutrement grotesque, a Brambilla,

iltrouve enlin sa patrie veritable. II est enfin, et pIeinement, levrai

Giglio, une nature princiere, et le plus cocasse des Capitans Panta-

Ions: trois personnes en une. De meme Giacinta est tout ensem-

ble l'ancienne couturiere, la Princesse Brambilla, et une etourdis-

sante Smeraldina. Pour tous deux desormais les divisions, ales

separations, sont parfaitement surmontees: leurs reves separes

se sont rejoints, leurs roles se sont spontanement ajustes. La mul-

tiplicite des personnages interieurs n'est plus fragmentation de

l'etre , mais surabondance vitale, dans une synthese O U l'ironie,I'imagination (Fantasie) et 1'amour s'associent harmonieusement.

Une fois acceptes le sacrifice et la derision de soi, la commedia

apparait comme le lieu O U l'acteur vit pleinement sa liberte -

comme un univers leger de types eternels et immuabIes auxque1s

ilfaut obeir tout en manifestant un pouvoir inventif intarissable.

Le «principe de realitex n'est pourtant pas sacrifie: l'on se re-

trouve a la fin du recit, comme au debut, dans une chambre

oii s'affaire la vieille Beatrice, et devant un substantie1 repas de

macaronis. Seulement la chambre de la fin n'est plus la pauvre

chambrette du debut; c'est une chambre spacieuse O U ne man-

quent pas les signes d'une honnete aisance " . .. Le cerc1e se re-ferme, 1'on assiste a un retour qui rassemble les amants: mais

c'est un retour enrichi; 1'amour s'est amplifie et s'est approfondi;

Giacinta n'est plus couturiere, Giglio n'est plus un derisoire ca-

botin. La connaissance a eclos. Ce qui a ete perdu au cours des

epreuves est retrouve au centuple .. .

Or de meme que la defroque de Celionati enveloppe la pre-

sence longtemps dissimulee du prince Bastianello, de meme que

I 'exterieur presornptueux de Giglio enveloppe Ie germe (Ia feve-

fava) d'une nature princiere et d'un admirable comedien dell'arte,

Ie roman de Hoffmann enveloppe un merveilleux conte de fees.

C'est Ie mythe central de I'ouvrage; c'est I'a llegorie explicative

qui I'eclaire de I'interieur. II est narre d'abord par Celionati lors

d'une rencontre avec des artistes allemands au Cafe Greco; les

episodes suivants seront Ius dans un livre, au palais du prince

Bastianello, par un «petit vieillard a longue barbe blanche et re-

32 Giglio pos sede enf in l 'e space dont ilse plaignait de manquer dans sa phasede « dualisme chronique »,

446

IRONIE EOI'M{:LANCOLlE: (;(lZZI, IIOI!J,'MANN, KIEHKEGAAIW

vetu d'unc simarre a drap d'argcnt»". Cc meme vieillard, dans lc

cortege d'entree de Ia princesse Brarnbilla, portait sur sa tete un

cntonnoir renverse, embleme traditionnel de la folie. Comme Ce-

lionati (qui est charlatan, arracheur de dents, marchand de lunet-

tes) le petit vieillard dispense la connaissance sous les dehors de

I'illusion et de Ia deraison, seule Iacon de preserver le savoir le

plus profond.Nous sommes en presence d'une allegoric metaphysique, de

style gnostique:

« II y a bien, bien Iongtemps, on pourrait dire: en un temps qui succedaaussi immediatement au debut des temps que le mercredi des Cendres auMardi Gras, regnait sur le pays d'Urdargarten le jeune roi Ophioch ... »34.

Ce temps proche du commencement absolu est un veritable

age d'or. Mais, on Ie sait, I'age d'or n'est pas fait pour durer.

D'ernblee, nous apprenons que le roi Ophioch, ainsi que beau-

coup de ses sujets, est «sous l 'empire d'on ne sait quelle etrange

tristesse, qui au milieu de toutes ces splendeurs ne laissait pas

cclore la moindre joie» 35.

Ophioch est un prince melancolique, comme le Tartaglia de

l 'Amour des Trois Oranges. Tout se passe comme si ce prototypes'etait dedouble: nous avons retrouve dans Ie pseudo-cadavre du

Giglio de carton, massacre par le Capitan Pantalon, Ia «ripienezza

e li versi martelliani indigesti» qui faisait l'hypocondrie de Tarta-

glia. Voici, chez Ophioch, I'essentielle melancolie, l 'inexplicable

tarissement du rire. Inexplicable? Pas tout a fait, si nous ecou-

tons Ia suite de l'histoire ou Ie mal d'Ophioch revet un sens

ontologique. Ophioch a perdu la plenitude originelle, Tunite avec

la nature maternelle, le privilege de l 'intuit ion immediate.

Dans l'age du roi Ophioch resonnaient probablement encore des echosde ce passe merveilleux de joie supreme O U la nature permettait a l'homme,

qu'elle choyait et dorlotait comme son enfant cheri, l 'intuirion directe detoute existence, et avec elle l 'intell igence de l 'ideal supreme, de Ia pluspure harmonie. Car souvent il lui semblait que des voix suaves lui parlaientdans les mysterieux murmures de la foret, dans les chuchotements desbosquets et des sources, et que du haut des nuages d'or des bras etince-

" La Princesse Brambilla, trad . P. Sucher, p . 221." Op. cit., p. 143 .35 Gp. cit ., p. 145.

447

 

JEAN STAROBINSKI IIWNII': 1-:'1.'MI::LANCOLI E: (;OZZI, II()IIJ'M ANN, KI FRKECAA un

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lnnts dcsccndaicnt pour le saisir ; sa poi t rine se gonflait alors d'ardente

nosta.lgie. Mais ensuite tout s'ecroulair en debris informes et confus, de

scs ailes de fer l'elfleurait Ie somble et terrible Demon qui I'avait desuni

avec Ia Mere, et ilvoyait que dans sa colere elle l 'abandonnait sans recours .

Les voix de 1a foret, des lointaines montagnes, qui jadis eveillaient la

nostalgie e t les doux pressent iments d'une j oie passee, etaient etoufles sous

les sarcasrnes de ce sombre Demon. Mais Ie souffle embrase de ces sarcasmes

enflammait en I'ame du roi Ophioch l'illusion que Ia voix du Demon etait

la voix de Ia Mere irr itee, nourr issant desormais, pensait-i l, l 'host ile desseind 'aneantir son propre enfant degenere » 36.

Ne demandons pas a Hoffmann (il n'est pas metaphysicien )pourquoi il fait intervenir un Demon, et d'ou provient cette

volonte malfaisante. Nous apprendons par la voix d'un oracle

que «la pensee a detruit I'intuition». Rien ne parait soulager latristesse du prince. Son mariage avec la princesse Liris, - sans

cesse occupee a «faire du filet» et riant irrepressiblement d'un

rire superficiel - ne fait qu'aggraver sa peine. II ne prend deplaisir «qu'a traquer dans une solitude profonde Ies betes de la

foret», Lors d'une de ces randonnees, croyant viser un aigle, i1tire une fleche qui atteint a la poitrine Ie mage Hermod, jardinier

d'une tour ou «Ies rois du pays etaient montes jadis en certaines

nuits mysterieuses et, mediateurs consacres entre le peuple et la

souveraine de tout ce qui existe, avaient revele au peuple lavolonte et les sentences de la Toute-Puissante», Ainsi Ie mage

Hermod, reveille d'un long sommeil, prophetise la reconciliation,la restitution de ce qui a ete perdu:

La Pensee detruisit I'Intuition, mais au prisme du cristal en lequel

se concretisa Ie torrent de feu dans le combat de son hymenee avec Ie

poison ennemi, rayonnera I'Intuition regeneree, elle-meme foetus de IaPensee ! 37

La fleche - aiguillon de Ia douleur - suscite un eveil, etsinon I'immediat retour au bonheur primitif, elle provoque du

moins l 'annonce d'une «Wiederbringung alter Dinge» (apoca-tastasis ), d'une synthese pacifiant les puissances antagonistes. Le

poison lui-meme contribuera au salut et y sera incIus. On sait

que pour la science «traditionnelle» des alchimistes, le cristal est

" Op. cit., p. 145·147." Op. cit., p. 151.

448

'lilt' substance mixte, resultat de l'union de lu lurniere ct d'un

j roid poison. Ainsi Ie conflit, porte au dcgrc de la synthese cristal-l in e , c lc v ie nd ra l 'origine d'une nouvelle unite.

II faudra, dans I'intervalle, que Ie roi Ophioch et la reine

I.iris, tombent dans une longue lethargie toute proche de la mort .

A ll tcrrnc prescrit, le mage apparaitra dans Ies airs, portant le

prismc de cristal etincelant.

. .. Et Iorsque le mage l'eut eleve bien haut en l'air, il fondit en gouttes

I,dgurantcs qui pene traient au fond du sol pour en rej ail lir immediatement

;IVI'l' lin bruissement joyeux sous la forme de 1a plus magnifique source. ru x l lo ts d'argent 38.

Autour du mage et de la source naissante, les quatre elements

Sl' l ivrent une furieuse bataille; mais bientot le combat s'apaise,

Ie mage s'eloigne, et, «au lieu rneme ou les esprits avaient livre

hatailIe, ils'etait forme un magnifique miroir d'eau, d'une limpi-

dite celeste, encadre de roches brillantes»:

« A I'ins tant precis O U le prisme mysterieux du mage Hermod s'etait

.lillie en source Ie couple roya l s'et ait reve ill e de son long sommei l enchan-

I':. l.c roi Ophioch et la reine Liris, pousses tous deux par un desir irre-

~;islble, allerent a 1a source en toute ha te. Il s furent les premiers a regarderI.. Iond de l'eau. Or, en apercevant dans 1a profondeur insondable l'azur

.lu ciel les buissons les arbres, les fleurs, la nature entiere et leur propre

moi r;£letcs a l'en~ers, ils eurent I'impression que des voiles epais se

lcvuicnt; un nouvel et magnifique univers, plein de vie et de gaiete, brilla

-ous leurs yeux dessilles; et la claire connaissance de ce monde alluma au

fond de leur arne une extase qu'ils n'avaient jamais connue ni pressentie.

lis resterent longtemps a contempler Ie fond des eaux; puis i ls se releverent,

[crerent un regard l'un sur l'autre et - se mirent a rire - s'il faut entendre

par «rire» non seulement I'expression physique du souverain bien-etre,

mais encore et surtout le cri de joie que vous arrache Ie triomphe des forces

spirituelles de l'ame. Si la transfiguration repandue sur Ia face de la reine

l.iris, et qui pour la premiere fois conferait aux beaux traits de son image

lin charme vra iment celeste, n'avai t pas sufl i a convaincre du changement

cle sa pensee, chacun aurai t pu remarquer ce tte metamorphose a la seule[aeon dont elle riait. Car ce rire nouveau etait a mille l ieues des bruyants

cclats dont elle avait coutume de rebattre les oreilles royales, si bien que

bcaucoup de bons esprits pretendirent que ce n'etait nullement la reine

qui riait, mais un autre etre, un etre merveilleux cache au .fond d'elle:

JIll:I11C. Il en etait de meme du rire du roi Ophioch. Lorsqu'ils eurent rt

" Op. cit., p. 155.

449

Iii

 

JEAN STAROBINSKI IRONIF. J~T MI ::LANCOLlE: GOZZI, HOFFMANN, KIERKEGAAIW

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tous les deux de ce rire si particulier, ils s'ecrierent presque en memetemps: «Oh! Nous etions accables de pesants reves, dans la solitudeinhospitaliere d'un monde etranger, et nous nous sommes eveilles au paysnatal. Desormais nous nous reconnaissons en nons-memes, nous ne sommesplus des enfants orphelins ». Puis, avec l'expression du plus profond amour,ils se jeterent dans les bras l'un de l'autre » 39.

La vaine moquerie et Ia tenebreuse melancolie sont vaincues.

Une derniere parole du mage retentit encore du haut du ciel.

Elle nous offre la signification allegorique du conte:

« La Pensee detruit l 'Intuition, et, attache du sein de 1aMere, l 'hommeerre en chancelant sur la terre etrangere dans l'egarement et l 'illusion, dansl'aveuglement du vertige, jusqu'au moment O U le propre reflet de la Penseeprocure a la Pensee elle-meme la Connaissance que la Pensee existe, et

qu'au sein de Ia mine infiniment riche et profonde que lui a ouverte lamaternelle Reine, c'est 1a Pensee qui regne en maitresse, dut-el le rneme

obeir en vassa1e» 40.

La source, on le voit, n'est nullement Ie symbole de l 'origine,

du jaillissement primitif; apportee en un cristal par le mage

blesse, elle est done mediatisee par la souffrance: c'est Ie miroir

dans leque1 la pensee se pense, decouvre son reflet inverse, etprend possession de sa propre souverainete; la pensee desormais

se sait maitre sse et vassale du monde nature!... La source, deve-nue lac limpide, paracheve la division reflexive de l'esprit, mais

de facon qu'il se sache present a lui-meme. Le reconciliation nes'est pas operee au prix de la suppression du terme negatif (la

pensee), mais grace a une sorte de negation de la negation, au

cours de laquelle la pensee se depasse et se delivre de sa propre

malediction. Ce mouvement est ce1ui de l'ironie. Nous l'appre-

nons par I'exegese que donne du recit de Ce1ionati l'un des

artistes allemands qui l'ont ecoute. (Reinhold parle d'humour;

mais ici, humour et ironie sont des termes equivalents):

... La source d'Urdar ... n'est rien d'autre que ce que nous autresAllemands appelons I 'humour, cette merveilleuse faculte nee de la plusprofonde intuition de la nature, qui permet a la pensee de se faire elle-memeson propre double et de mesurer aux singulieres incartades de ce sosie les

39 Op. cit., p. 157-159.40 Op. cit., p. 159-161.

450

sk-nncs proprcs - et, pour garder ce terme impertinent, - de rcconnaitre

ni-has les incartades de toute existence pour s'en divertir 41.

L'on a souvent insiste sur ce que Hoffmann doit a la pensee

dll medecin-philosophe G. H. von Schubert 42. L'on discerne, en

fait, dans cette theorie de l'ironie, un echo tres net de la pensee

de Fichte ... 43.

Mais le mythe ne s'acheve pas dans cette joie reconquise.

I:histoire se prolonge de maniere singuliere, et, quoi qu'en aient

{ l i t certains des interpretes de Hoffmann - ce n'est nullement

pour preparer au conte une apotheose d'opera a grand spectacle.

Si Ie mythe, ostensiblement, se repete a l'int.eri~ur de.l~ nouvellede Hoffmann, c'est parce qu'un mythe du mirotr serait mcomplet

s'i] n'etait lui-meme repris en miroir. Et cette reprise en miroir

sera conduite, comme le veut aussi le my the , a travers une

liistoire de morts et de resurrections, de sommeils malefiques et

dc reveils.Ophioch et Liris m~u.rement subitement, sa~s ~e~cendance.

On les embaume; les numstres, par un mystere mgemeux, don-

ncnt pour que1que temps au peuple l'illusion que les so~verains

sont vivants. Quant au lac limpide, il se trouble, il devient un

marais fangeux. Une delegation, en desespoir de cause, va con-sulter Ie mage Hermod; elle recontre un demon qui a pris l'ap-

purence du mage et qui dispensera des conseils pernicieux sous

forme d'enigme ... La Reine annoncee apparait sous la forme d'une

cliarmante enfant, dans une fleur de lotus qui s'est elevee de Ia

terre dessechee du lac. La princesse Mystilis est destinee a re-prendre le gouvernement d'Urdar. Tandis qu'elle grandit, l'on

s'apet<;o!t qu'elle parle un lat~gage incomprehe~s~bI~. Le reme~econseille par le demon - fane du filet avec I aiguille ensevelie

SOliS le tombeau du couple royal - transforme Mystilis en une

figurine de porce1aine. Mais les belles dames du royaume conti-

nucnt a faire du filet, car elles doivent tisser, selon l'enigmatique

prophetic, le reseau qui doit capturer un bril lant volatile. Quelle

" Op. cit., p. 161. I . I42 Cf. en particulier les rernarques de Paul Sucher dans l'introc ucnon uc son

(· di tion de la Princesse Brambilla. , .4 Cf. WALTER BENJAMIN, Der Begriff der Kunstkrit ik in dcr dcutsrbcu 1,()fI/<lIIII~:,

in Srbriitcn, t. II, p. 420-528 (Suhrkamp Verlag, 1955); ~RITZ EllNS'I ;' " ". roll/dlllll,""

11'1111;1',Ziirich, 1915; CAMILLE SClIlIWER. La p~rt de Flchtc dans {I'III','IN/II", IIII~""1;.{lIe, in Lc Romanti smc nllcruatu), Numcro speci al des Cab ic rs du ,\IId, m.u J"III I) \ I

 

JEAN STAROBINSKIIHONII': I':T MI~:LANC()LI(I.: C()ZZI, HOFFMANN, KIERKEGAARD

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est I n valeur allegorique du filet? II s 'agit peut-etre de l'ouvrage

supcrficiel et interminable qu'elabore l 'entendement rationnel,

par voie d'association. (L'on sait que les romantiques anglais

opposeront a l 'imagination creatrice les associations sans portee

de la fancy). Nous savons mieux qui est Ie brillant volatile: il

n'est autre que le «bejaune» Giglio, drape dans Ia parure multi-

colore d'un bel habit princier qu'il a cru opportun de revetir pourpenetrer dans le paIais Pistoia.

De meme qu'auparavant Ie poison de Ia pensee est entre encomposition dans Ie cristal liberateur, Ie conseiI du demon per-

nicieux va s'accomplir , mais a ses propres depens. La capture

du Giglio vaniteux et pare, son exposition dans une cage

doree constitueront l'une des dernieres etapes de son instruction.

II ne lui restera plus qu'a connaitre l'ivresse eflrenee de la

danse avec la princesse Brambilla, puis a sacrifier son double

ridicule .. . Alors Giglio pourra penetrer une seconde fois au PalaisPistoia, cette fois en compagnie de BrambilIa, dans une soiennelle

procession nuptiaIe, et, tandis que Ia premiere fois nous l 'avions

vu se mirer et bomber Ie torse devant une glace murale ternie,

il va maintenant se pencher avec sa bien-aimee au-dessus du lac

d'Urdar reforrne a l 'interieur du PaIais transfigure:

La coupole s'eleva dans les airs et devint la vofite sereine du firmament;1escolonnes se changerenr en palmiers dances, le drap d'or retomba et semua en parterre de fleurs bri llant de mille cou1eurs, et Ie grand rniroir decristal se fondit en un lac limpide et splendide .. . II arriva que les deuxamoureux, nous voulons dire Ie prince Cornelio Chiapperi et la princesseBrambilla s'eveillerenr de la lethargic O U ils etaient plonges et regarderentsans le faire expres au fond du lac, limpide et clair comme un miroir, aubord duquel i ls se trouvaient. En s 'apercevanr au fond du lac ils se recon-nurent pour la premiere fois, se regarderent I'un l'autre et cclaterent derire, mais d'un rire qui pour sa nature merveilleuse ne pouvait etre comparequ'a celui du roi Ophioch et de la reine Liris; puis, dans leur extase ilstornberenr dans les bras l 'un de l 'autre 44. '

Ace merne instant, la princesse Mystilis, delivree du malefice

qui l'avait reduire a n'etre qu'une poupee de porcelaine, renait

a la vie, surgit hors du calice de Ia fleur de lotus et devient une

deesse immense: «son front touchait a Ia fin la voute azuree,

" La Princesse Brambilla, t rad. P . Sucher, p . 313-315.

452

tandis qu'on voyait ses pieds cnracincs aux profondeurs du laC»4S.

Ainsi de reflets en reflets, de delivrance en delivrance, Ie recit

mythique et l'histoire «reelle» de Giglio convergent. Mystilis,

heritiere du royaume d'Urdar, est «au fait la veritable princesse

Brambilla». Dans Ie cycle des renaissances, I'on est parti d'un

pays fabuleux, situe au commencement de l'histoire, et par une

succession d'enchainements merveilleux, l'on aboutit a un couple

de jeunes comediens auxquels est revelee la Connaissance. Ils

sont les heritiers du royaume; c'est par eux et pour eux que

toutes choses retrouvent leur harmonie. La guerison d'Ophiochetait le retour de l'Intuition; I'apparition de Mystilis annoncait

Ie retour du pouvoir royal; le tire de Brambilla et de Cornelio

Chiapperi represente a la fois Ie retour symbolique d'Ophioch et

de Liris, (ou Ia reminiscence de I 'age mythique) et la vie retrouvee

de Mystilis. De plus, c'est la resurrection de la commedia,

desiree par Ie prince Bastianello di Pistoia ... La guerison de Giglioest donc l 'image «en rniroir» de Ia guerison d'Ophioch; toutefois

eette guerison, O U Ia reali te rencontre la mythe primordial, n 'eut

pas eu lieu sans une etape interrnediaire, je veux dire sans le_£ 0 1

clan d'amour pour l'imaginaire princesse orientale Brambilla,

Ainsi Ie reel (Rome, Giglio, Giacinta), l 'imaginaire (l'orient prin-

cier de BrambilIa) et Ie mythique (Ie pays d'Urdar) confluent etIinissent par s'unir indissolublement. Nous l'avions vu, Giglio

accede a une triple nature: il est a la fois Giglio, Pantalon et le

Prince Cornelio Chiapperi, et maintenant il est aussi Ophioch.

Nous apprendrons a la fin du recit, dans l'exaltatio~ heure~s~de Giacinta, que quatre «espaces» se rencontrent: «Tiensl VOIla

la Perse! et la-bas I'Inde! ... Mais par ic i Bergame; et de ce cote

Frascati! . .. Nos royaumes se touchent .. . Non, non, c'est le metric

royaume O U nous regnons tous deux en puissants souverains, c'est

lc beau, le magnifique pays d'Urdar lui-meme ... Quelle joie!~; .. 46.

Bergame est Ie berceau mythique de la commedia (et de J l'llf

faldino en particulier); Ie lac d'Urdar, interprete allego.r~qllt:-

rnent par Bastianello, c'est Ie theatre: pour sauver My~tdIS.' ,dfallait «un couple d'acteurs qui non seulement fussent msprrcs

jusqu'au fond de leur etre d'une imagination et d',un hlll~H)II.r

vcritables, mais fussent encore capables de rcconnartrc ()hll·!'11

4\ Ibid.

" Of'. rit., p. 3 J ' ),

 

JEAN S'l'AROBINSKIlRONJ liE'! ' MJ'. :LANCOI.I I· :: ( j()ZZI, 1101'FMANN, K!EHKEGAA IW

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vcment cornmo en un miroir cette di .. d II f· " rsposinon e eur arne er da rarre arnsr passer dans la vie t" d ,e

comrne un philtre magique sur ~x eneude, e sorte qu'elle operat

est .enclos ce petit monde du the~t~~1ee th~~~r~rd~~a?a~s lequelmoms dans une certaine mesur ' . It one, dufontaine d'U d 47 e, representer, SI vous voulez, Ia

r ar»... .

Mais Hoffmann ne s'arrete pas Ia: de reflet en reflet d

7:t:~~ou~r, ~:t progresse vers nous. Le theatre, c'esr no~ree~~~d~, us en sommes nous-memes <des figura t 1

acteurs». L'allegorie introduite d' b d dIn s et es, a or ans e mythe d'Urdar

Gga.gnI~arG~o~tagion tous les autres niveaux du recit: a la fin'19lO et iacrnta ne sonr pI "d '

;~!scede:,l~~~:n~l~~~iq~es~b~~~-ke;:~ie~~ ~~~:n~~g~~c~~~Y~, racinta et a son epoux, leur declare:

Tiens, je pourrais faire appel ' " .bombarder de grands mots m t' ~ mon an~len metier de charlatan et te'. ys erieux pleins d'emph de jje pourrars dire que tu es l'Imaginat" l'h ase et e jactance;de tes ailes avant de prendere ion, et que umour a d'abord besoin

son essor: que d'autr p t 1que te prete l'humour tu n' ' . e ar, sans e corpssuspendue, jouet des ~ents :ural~l 'que ddes ~lIes et. flotte rais, vainement

pour Ia bonne raison que j~ t~mbe::~ a:st~:~/1~ii)e l_1'en f~ai rien,egorie . " .

La contamination allegorique a d h~ous apprenons que Ie theme de gIre e proc e er: proch~;

~~~v::tlre .du recit dan~ la scene d'essa~~~~u~~ l;;og:e:~:m~~~

impfesari~ slfe~~arpBI'psacsaPl est lui aussi une figure. Le couturierse aux aveux:

« Je me suis toujours considere com I' '.tout ne soit pas g a t e de 1 Ime que qu un qUI veille a ce questyle, si vous voulez» 49 s a coupe, que que chose comme la Forme et Ie

D'exegese en exegese, le mystere du recit s'arnenuise. nou

~~!e:~:~~sp~ePde~dant palSl'impression de richesse heureus~ qU'ilo uite, seu ement nous sa d' .

que tout est soumis a l'uni . von~ : rnreux en rnieuxles traits de maitre Callot) t;ctapnce.de 1 artrste (deguise sous

. au eur trent entre ses mains I'exis-

"0 ." . p. cu., p. 321-323.

0/1. cit., p. 3214) 0/1. cit, p. 323:

454

tcnce et l inexistcncc toujours revocable de ses personnages: itnous donne a travers cux une lecon d'ironie. Le royaume d'Urdar,

situe aux origines du monde, est d'abord le miroir ou la cons-

cience de I'artiste suscite le spectacle de son origine et de son

histoire, C'est le prisme a travers Iequel il se refracte lui-meme,

ilse diversifie en magicien et en demon, en personnages princiers,en acteurs, en charlatans - mais en pretant a chacun d'eux une

part de Ia fonction creatrice qu'il a exercee en les evoquant: tous

ses personnages sont des artistes, a des degres divers de perfection

ou de puissance, et tous designent de loin I'ecrivain souveraine-ment libre dont il s sont les hypostases. II les reprend tous en

lui, comme un demiurge neo-platonicien, apres les avoir laisses

prendre vie dans les feuillets de son livre. Dans la serie dessources et des miroirs, la derniere dont il soit parle est celIe d'ou

precede la narration tout entiere: «lei tarit soudain la source alaquelle, {j bienveillant lecteur, a puise I'editeur de ces feuilles» so.

La melancolie, effet d'une separation subie par l'ame, est

guerie par I'ironie, qui est distance et renversement activementinstaures par l'esprit, avec Ie secours de l'imagination. La lecon

de Hoffmann parait pouvoir se communiquer dans Ie langage con-

ceptuel de la philosophie; mais Hoffmann nous la transmet en

reprenant a Gozzi et a la fable primitive une multitude d'elements- et capitalement I'image du prince melancolique. Car sans ce

deploiement narratif et fabuleux, la presence de l'imagination

ferait defaut, et I'esprit n'aurait pas eu en quoi se mirer; dans

Ie langage conceptuel, ilne ferait que du filet .. .Dans la fable de Basile, la guerison de la melancolie, I'eclat

de rire, survient au moment ou la vieille exhibe soudain «I'objet

ridicule». Chez Gozzi, l'on voit la vieille tomber a la renverse,les jambes en l'air, et montrer le meme objet: encore Ie lecteur

prevenu sait-il que la «fata Morgana» est la figure allegorique

du theatre de l'abbe Chiari. Mais la magie obscene n'est qu'apeine attenuee par cette interpretation intellectualisee. Hoffmann,

lui, qui ecrit a I'epoque post-kantienne, ne saurait s 'en tenir ace realisme naif. Tout s'interiorise: c'est devant son propre visage

que Ie sujet doit eclater de rire: la difference, on s'en apercoit , est

d'importance; l 'idee du ridicule ri'est toutefois nullement dissipee,

ElIe est, en un sens, accentuee encore davantage puisqu'elle est re-

so Op. cit., p. 325.

455

 

JEAN STAROI3JNSKI

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pOl'tce sur lc visage. Et des liens secrets subsistent qui rattachent

J'oeuvrc de Hoffmann au monde primitif de Basile. Si Ie roi

Ophio~h rit de son propre visage inverse, Giglio, pour ressemblera Ophioch, doit revetir Ie masque et le costume des Balli di Sfes-

sania d~ Callot (ou I 'obscenite ne manque pas, et dont les sources

populaires sont exactement celles ou puisait Basile). Ce qui per-siste, de la culbute de Morgana, c'est l'image du renversement:

Ie rire eclate devant Ia derisoire «catastrophe» qui bouleversesoudainement les rapports du haut et du bas (du devant et du

derriere). Avant Hoffmann, ce renversement est un evcnemenrgrotesque et imprevu, un spectacle tout exterieur. Hoffmann Ie

rransporte s~r. une scene interieure, dans un espace allegorique,qui est en realite un espace mental. Le moi se donne le spectacle

de s?n double ridicule, i1se moque de sa propre grimace. IIn'est

pas mopportun de rappe1er ici la definition que la rhetorique clas-sique donnait de I'ironie: «L'ironie», ecrit Du Marsais, «est une

~gure .par .1aquelle on veut faire entendre le contraire de ce quelO.n dit: arnsi 1es mots dont on se sert dans I'ironie ne sont pas

PrIS dans Ie sens propre et Iitteral» 51. Par le detour de I'irnage

leg,end.aire du :enversement, Hoffmann transporte une figure derhetonque (faire entendre le contraire ) dans I'ordre de I'exis-

tence; 1a figure devient: se vouloir et se voir Ie contraire de ceque l'on etait. Ce n'est plus le discours qui est en cause mais

l'~tre merne du sujet. e~ quete de guerison, de connai;sance,d amour. Encore faut-il ajouter que Ie salut de l'esprit ne resulte

pas ?~la seule fac~lte renuersante: i l ne suffit pas qu'Ophioch~t Liris, que Brambtlla et Cornelio Chiapperi regardent leur reflet

inverse, il faut encore qu'ils se regardent l'un l'autre il faut

9 u'ils echan?e~t le regard de l'amour. La mort d'Ophio~h, a cetegard, est revelatrice:

Le roi Ophioch dit a brule-pourpoint: « Le moment a u un hommetombe a la renverse est Ie premier a u son Moi veri table se releve » ...

Le roi, a peine eut-il prononce ces paroles, tomba effectivement pour neplus se relever, car iletait mort 52.

S i I'on se risquait a interpreter alIegoriquement cet evenernent

(IIoffmann ne l'a pas fait, mais il nous y autorise), l'on pourrait

;: Dt r MARSAIS, D e s T _r op es , Par is 1776, seconde par ti e, XIV, p . 199.l.a Princcssr Brilmbtlla, t rad. P . Sucher, p. 225 ,

456

tenter cette explication: Ophioch tombe mort au moment ou,

a l 'ironie, manque son complement d'imagination aimante "".Mais

d'autre part, puisque nous sommes dans une fantasmagone. demetamorphoses, le vrai moi dont a parle Ophioch va eflective-

ment naitre sous la forme de la princesse Mystilis, destinee asurgir mysterieusement du lac lui-meme «dans neuf fois neufnuits»: la figure divine qui a Ia fin du recit grandit de facon aunir Ie del et la terre a pour substance et pour condition premiere

la mort d'Ophioch.

C'est Truffaldino (Iui-meme heritier lointain d'un «diavolettodi paggio») qui guerissai t chez Gozzi la melancolie de Tartaglia:

a Truflaldino revenait la fonction de «metteur en scene» dans la

culbute de Morgana. IIbait l 'acolyte balourd et providentie1, lesauveur (ou le sauveteur) inopine ... Chez Hoffmann, a u l'histoire

se dedouble l'on voit s'interioriser Ie personnage qui dans la

fable avait une existence independante et exterieure. Ophioch

sort de la melancolie en se regardant lui-mente dans Ie lac mer-

veilleux mais Ie lac n'est que la figure allegorique de la pensee

qui se pense. Le prince melancolique porte en lui le bo:rffon

sauveur. Giglio Fava, lui aussi , operera son salut, non par I 'inter-vention d'un bouffon sauveur, mais en se faisant lui-meme un

parfait bouffon. La part de Truffaldino n'est plus accide~tell~ etexterne: c'est une instance et un acte de conscience. Pour Justifiercette interiorisation, la psychanalyse (elle-meme issue du rom~n-

tisme dont Hoffmann est 1'un des meilleurs «exposants») dna

que Truflaldino, des l'origine, etait une instance psychique in51uie-tante (Ie ca freudien, l 'ombre jungienne) et que la conscience

«primitive», pour l'exorciser, 1'a exteriorisee, 1'a projetee dans

une existence separee. Vne conscience plus evoluee, mieux capabled'integration interieure, saura se reconnaitre elle-meme dans ce~te

figure grirnacante de sa propre vitalite elementaire, dans c~tte. In-carnation imazinaire de Ia ruse et de la maladresse de l'instinct

debride. C'est parce qu'il est un transgresseur - ignorant lesinterdits de la decence, franchissant vigoureusement les frontieresentre vie et mort - que Truffaidino peut aussi etre un passeur

prooidentiel, qui ramene au monde des vivants ceux qui avaientete retenus prisonniers dans Ia zone de l'ombre et de Ia mort. De

la sorte ce fauteur de desordre detient Ie pouvoir de ramener ason harmonic primitive un monde que de sournois maleficesavaient derange ... Pour Ophioch, pour Giglio, Ie malefice etaitla

457

 

JEAN S'I'AROBINSKI mONtE ET Ml- :LANCOI.IE: COZZI, IIOFFMANN, KIERKEGAAIW

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rcllcxion (In Pcnsc«, la coquetterie qui se mire et se complaitdans son relict). L'ironie vient pousser le malefice a un exces

l ibcratcur: le rellet dans le rniroir s'inuerse, se met a grimacer;

In pensee se distance d'elle-rneme, la conscience se deprend de

son image; Narcisse est desensorcele, delivre de sa fascination

mortelle. Car son propre visage lui est appatu un «objet ridicule».Truffaldino est devenu une instance interieure, que l'on voit

a I'oeuvre dans le devenir-soi de Giglio; il n'en teste pas moins

que l'evolution de Giglio, que son accession a Ia Connaissance lui

sont irresistiblement suggerees par le charlatan therapeute Celio-nati. Les mediateurs externes ne sont done pas absolument ab-

sents: le my the d'Urdar, ne I'oublions pas, confere au mage

Hermod la mission capitale d' apporter le crista! qui deviendraIe lac merveilleux. Ces mediateurs, ces metteurs en scene derniur-

giques, representent des figures paternelles, des figures du «sur-

rnoi», mais d'un «sur-moi» bienveillant, qui desire que le moi

se reconcilie avec les instances primitives et les integre en lui pourson salut. Au dernier niveau O U nous conduit l'allegorie - au

niveau de Ia conscience creatrice de Hoffmann - tout s'est defi-nitivement interiorise, et la lignee des magiciens qui parcourt tout

le recit nous apparait comme mandatee pour representer la cons-

cience et Ia prescience de l'ecrivain, C'est a son propore salutqu'il fait contribuer tous les petsonnages du recit. Giglio accede

a Ia Connaissance, mais Hoffmann (ses interventions d'auteur sifrequentes nous le Iaissent bien entendre) jouit de Ia connais-

sance de ce progres vers Ia Connaissance.

L'ironie, sous sa forme romantique, est done devenue un acte

reflechi, un moment du devenir-soi de I'esprit. Cette interiorisa-tion, pour precieuse qu'elle soit, s'accompagne d'une desinsertion

qui n'est pas seulement celIe du moi a l'egard de lui-meme, mais

celIe de l'ecrivain a l'egard du monde environnant. Tandis que,par la voie de la fable allegorique, la raillerie de Gozzi portait

sur un abbe Chiari parfaitement reel, l'ironie de Hoffmann vise

un hypothetique ancetre romain de l'abbe Chiari. Chez Hoffmann,

"clement de satire externe tend a diminuer considerablement, parrapport a l 'ironie dirigee contre soi dans I'effort de conquete d'une

liherte supcrieure. La satire «externe», c'est la moquerie que

Hoffmann estime superficielle et vaine: c'est le rire de la reine

Liris avant sa guerison, En refusant Ie rationalisme du siecle deslumicrcs, Hoffmann refuse du meme coup l'action militante qui

458

caracterisait le rationalisme. Dans l'esprit du «rococo», la 1110-

querie, la pointe satirique sont des negations finies, mon?ayccs

sous des formes multiples. Mais contrairement a la moquerie tou-jours pointee vers I'exterieur des ironistes du siecle des lumieres,

l'ironie romantique (telle que Schlegel la definira pour toute sa

generation) tend a devenir essentiellement un rapport a soi: elle

est reflexion interne, conscience de I'infinie negation dont laconscience est capable dans I'exercice de sa liberte. Certes, l' iro-

nie romantique n'oublie pas le monde; elle a besom de quelque

chose

aquoi s'opposer, mais eIle n'a que faire de discerner au

sein du monde tels ridicules particuliers, tels scandales revoltants:

c'est Ie monde «exterieur» dans sa totalite qu'elle reprouve, parce

qu'elle refuse de se compromettre en quoi que ce soit d'exte-

rieur. Mais rien n'empeche l'ironiste de conferer une valeur ex-

pansive a la liberte qu'il a conquise d'abord pour lui seul: i1 en

vient alors a rever d'une reconciliation de I'esprit et du monde,

toutes chases etant retablies dans le regne de l'esprit. Alors sur-

viendrait le grand Retour, le retablissement universeI de ce que

Ie mal avait provisoirement corrompu:

Quel est le Moi, qui peut de son propre moi faireLe Non-Moi, dechirer de ses mains l'Etre intime,

Et garder sans souffrir son extase sublime?Ce pays, cette ville, et le monde, et le MoiSont trouves si le Moi dans la pleine clarteContemple l'Univers dont u s'est ecarte,Si I 'espri t, tr iomphant de ses pensees de brume,Oii le plongent le blame et la sombre amertume,Les transforme en vivante et forte verite ... 53.

Pour le retablissement de toutes chases, la mediation pro-

posee est alors celIe de l'art. Hoffmann, plus que tout autr~ to-

mantique, desirait ce retour au monde. Le symbole en serart le

bonheur «bourgeois» que trouvent a la fin du recit le couple

des jeunes comediens,

Kierkegaard

Une note du Journal de Kierkegaard mentionne expressem~ntla Pr inces se Brambi lla . Ce que Kierkegaard a pu s'appropricr

53 Op. cit., p. 237 .

459

 

JEAN STAROBINSKIIRONIE E'I' MI~·.I.ANCIlI.IE: (;OZZI, ((OI:I:MANN, KIERKEGAAIW

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dans lc rccit de Hoffmann n'est certes pas son aboutissement en

plcin bonhcur conjugal; et pas plus qu'il n'a connu cette apo-

thcosc de Ia vie a deux, il n 'a jamais imagine I 'origine a la facondont die est representee dans Ie my the d'Ophioch, comme un

etat d'jntuition immediate dans l'union intime avec une Nature

rnaternelle. L'image maternelIe fait singulierement defaut dans

l'univers de Kierkegaard. S'il y a une eschatologie kierkegaar-

dienne, ce n'est certes pas celle qui prevoit le retablissernenr de

toutes choses, mais bien plutot celIe qui prevoit que les vraiscroyants seront eternelIement separes des reprouves, La lecture

de 1anote du Journal nous dira mieux ce que Kierkegaard a pureprendre dans l'oeuvre de Hoffmann:

On ne depasse l'ironie apres s'etre souleoe au-dessus de tout et enregardant tout de baut, que si l 'on /ini t par se soulever au-dessus de soi-meme " .se voi~ dans !on fropre neant de. cette hauteur vertigineuse,ayant atnst trouve sa urate altItude (Cf. La Prmcesse Brambilla) 54.

Ce qu i seduit Kierkegaard, dans I 'oeuvre de Hoffmann c'estl 'energie du detachement ironique, qu i ne laisse pas l'arti~te se

complaire dans Ies formes inferieures, inauthentiques, du pathospoetique. Ironiste Iui-mem-, fascine par le theatre et par la vie

de I 'acteur, mais cri tique severe de l' ironie romantique, Kierke-gaard dans sa these de doctorat (Le Concept dJlronie) parlera

sans menagement du theatre de Tieck, tout rernpli lui aussi

d'echos de l 'oeuvre de Gozzi. L'oeuvre de Hoffmann, jusque dansses cabrioles, lui parait sans doute donner une plus juste idee

de cet acte essentiel de I'esprit qu'il appellera Iui-merne Ie saut.

Bien plus que chez Tieck, Kierkegaard a pu rencontrer dans ce

texte de Hoffmann une invitation a Ia transformation existentielleau devenir-soi, il a pu y apprecier la description d'un parcours

diflicile serne d'embuches, Mais ce devenir-soi est aussi, chez

Hoffmann un devenir-art iste. Le terme propose est la perfectioncsthetique. Kierkegaard ne veut pas sarreter a l'esthetique 55.

Kierkegaard mentionne la Princesse Brambilla a l'occasion

d'une reBexion sur le depassement necessaire de l 'i ronie. Kier-

kegaard nous dira en eifet que l'ironie n'est pas la puissance qui

. :: ~. KIEHKECAARD, J~l!rna!, trad, PerIov, et 9ateau, t. I, p. 102... Sur KI~rkegurd et I'ironie, d. Eno PIVCEVIC, Ironie als Daseins/orm bei Soren

1\I,·rk·(·.r~(/(/rd. ( .erel Mohn, Gutersloh, 1960.

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vainc la mclancolic: e'en est seulement l'autre face. Ironie et

mclancolie ne sont pas des puissances antagonistes: c~e.stla dou?le

face, le Janus Bijrons d~ I'e~istence au, <:stade,esthet~que» ~ ""teriorisation du moment rronique oppose a la melancohe-mteno-

risation que nous avons constatee chez ;:offm~n-va donc, se

parfaire aux yeux de Kierkegaard jusqu a devenir une c?mplete

identite. Pour Hoffmann, l'ironie est medicatricel mats sel?n

Kierkegaard, ce n'est qu'un autre aspec! de l~ me~e .malad,le:l 'ironiste croit s'elever au-dessus de la melancolie, mars IIne s e~

detache qu'illusoirement: il n'y a pas de v:aie differ~nce de ru-veau. Si multiformes et multicolores que soient ses ~etamo,~pho-

ses, l'esprit se disperse et se perd dans un pos~lble qu 11.n.emaitrise jamais. La critique de Kierkegaard, essentiellement diri-

gee contre Schlegel et Tieck, ~it, pas. retomber sur Hoffmannlui-meme et sur son recours a I allegone:

La quete ideale ne possede aucun ideal; car chaque ide.al n'~sr, sur le

champ rien de plus qu'une al legoric, l aquelle dissimule e? S?l un Ideal p~u~

eleve et ainsi de suite a l'infini. Le poete n'accorde amsi de repo~ m a

soi-m~me, ni davantage au lecteur, car ~e tep?s es~, l'ex~c~ co~t!alre del'acte poetique. Le seul repos qu'il possede, c est 1 e~ermte I?oet~que, en

laquelle il voit l'ideal, mais cette eremite est un ne~?t, pUlS~u e~e est

intemporelle et que de ce fait I'ideal se transforme, 1 instant d apres, enallegoric ... S6.

Mais la lecon de Hoffmann ne sera pas perdu~. Si l'ir?~ie etla melancolie sont les deux aspects d'un meme ruveau spirituel,

il faudra leur appliquer a toutes deux, mais plus radicaleme.nt , le

rernede de la «vision inversee», ou, se~on ~es te~mes, de ~lerke:gaard, le saut qualiiati]. Sans d?ute est-il necessal~e ? avoir passe

par l'ironie (au sens «rornantique»}, P?ur se l~?ere: du £~uxserieux et du philistinisme. II faudra ensUlt~ que 1,ironie ~arvl~n-

ne a se depasser elle-meme; il faudra s~bs~ltuer 1a~te eXlstentle~du repentir a l'acte intellectuel de Ia negation: et s mstal1~r da~s

un humour et un serieux superieurs. On en viendra au pom~ ou,sous Ie regard de l'humour, l'ironie poetique elle-meme .falt 1 a

culbute ... L'ironiste est done un homme auquel le v.ertlgc dl~

possible risque de faire perdre l'equilibre; mais il detient :HISSI

se S. KIERKECAARD, Der Begriff der Lronie, i ibers. von H. H. Schader . Miilll"iWIl

und Berl in 1929, p . 257. Trad. J ean S ta robinski .

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JEAN S'I'AROBINSKI

Page 22: Starobinski, J. - Ironie et Mélancolie

5/7/2018 Starobinski, J. - Ironie et Mélancolie - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/starobinski-j-ironie-et-melancolie 22/22

l~n instrument de progres spirituel, s 'i l sai t diriger contre sa vaine

Ilhcrte]a pointe aceree de la negation. A ce moment, Ie salut n'est

pl.lIs Ie don que se fait a lui-rneme l'esprit humain divinise, letriomphe d'une conscience qui crait pouvoir enfanter en soi et

par soi-meme les joies de l'ideal. Truffaldino est desormais sans

pouvoir: reduite a sa finitude, la conscience perd la ressource

qu'el1e avait ,ten~ede tr~~ve~ dans l'infin~ de la negation ironique;~emonde, detruit par I'ironie, ne redevient pas habitable. Restea attendre, humblement, patiemment, un signe venu de Dieu, une

as~u~ance e~an,~e deI'au-dela. Reste la foi. Mais, de meme queGiglio cachait 1ecloslOn de sa nature princiere sous Ies vetements

bouffons du Capitan, Ie «chevalier de 1afoi» travaillera a donner

~e change: ,ilpub1iera ses livres sous des pseudonymes bizarres;

1 1 se promenera dans les rues de Copenhague, sous la risee des

passants, avec ces pantalons trop courts, ce chapeau demode ce

vaste parapluie: il a compris la lecon de Celionati. Et au rebours

de G~:zi, qui.deplorait ses fameux contrattempi, i l ne lui deplaira

p~s d etr; pns pour un autre, - quitte a engager la bataille avisage decouvert, pour le salut du christianisme, et non plusseulement pour la restauration de Ia commedia dell'arte.

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DIEGO VALERI

VENEZIANITA E UNIVERSALITA DI GOLDONI

Nel settembre del 1748, giunto al passo dei suoi quarantaanni (anzi, per l'esattezza, dei quarantuno), l'avvocato Carlo Gol-

doni rientrava a Venezia dopo cinque anni di assenza continuata

(cinque, senza tener conto dei suoi precedenti vagabondaggi);

rientrava a Venezia, avendo preso una decisione che non possia-

1110 non dire eroica: quella di abbandonare la professione forense

c di diventare per sempre e soltanto «poeta di teatro».

II capocomico veneziano Medebac era andato, poco prima, a

scovarlo a Pisa, dove, da quattro anni, esercitava non senza

modesti vantaggi l'avvocatura, e gli aveva fatto delle allettanti

ollerte per il teatro da lui aHora condotto, ch'era il Sant'Angelo.

I':d ecco l'avvocato gettare aIle ortiche la toga, deciso ormai a

giocare la sua vita su quella carta del teatro, a rischiare il tuttoper tutto, pur di fare a suo modo. In quel momenta egli prendeva

.lunque coscienza, piena coscienza, della sua vocazione teatrale,

c al tempo stesso della sua radicale, consustanziale venezianita.

C'e nei suoi Memoires un passo che accenna a quel suo ri-

Lorna in patria: un passo che non si puo leggere senza commo-

zione, specie se si tenga presente ch'egli scrisse iMemoires tra i

settantacinque e gli ottant'anni, a grande distanza di tempo, dun-

que, da quel 1748. Certo era commosso egli stesso, vecchio e per

scmpre esule da Venezia e daIl'Italia, ripensando a quei

giorni lontani: all'incontro, oltre che con la madre e la zia.imatissime, can la citra del suo euore, doe della sua poesia

c della sua arte. «Quelle satisfaction pour moi - ricorda

- de rentrer dans rna Patrie, qui m'avoit toujours ete chcr«

«t qui embellissoit ames yeux toutes les fois que j'avois Ie bon

hcur de la revoir».

Rifattosi veneziano, e diventato «poeta» del Sant'Angclo,

Goldoni si butte a corpo morto nellavoro, rispolvcrando vcccliic

rose (anche una tragedia, 1a Griselda) e creandone di tHI()VC.

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