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UniversitédeMontréal
SouverainetésdulittérairedanstroisécritsdeMargueriteDuras
ParEugénieMatthey-Jonais
DépartementdesLittératuresdelanguefrançaiseFacultédesartsetdessciences
MémoireprésentéàlaFacultédesétudessupérieuresetpostdoctoralesenvuedel’obtentiondugradedeMaîtreèsArts(M.A.)
enLittératuresdelanguefrançaise
Août2020
©EugénieMatthey-Jonais,2020
UniversitédeMontréal
DépartementdeslittératuresdelanguefrançaiseFacultédesartsetdessciences
Cemémoireintitulé
SouverainetésdulittérairedanstroisécritsdeMargueriteDuras
Présentépar
EugénieMatthey-Jonais
Aétéévaluéparunjurycomposédespersonnessuivantes:
ÉlisabethNardout-LafargePrésidente-rapporteuse
CatherineMavrikakisDirectricederecherche
MarcelloVitali-Rosati
Codirecteur
MaximeBlanchard(CUNY)Membredujury
I
RésuméCommentdonneràvoirl’irreprésentable,lacontradictionetleparadoxe—etpourquoi
le faire? Pour Marguerite Duras, dont l’œuvre est porteuse d’apories, la réponse à cette
interrogation fondamentale se trouve dans l’écriture littéraire. Dans ce mémoire, nous
interrogeronslanotiondesouveraineté(Menke)dulittéraire,quipermetdepenserlamiseen
tensiondesdiscoursnonesthétiques(soithistoriques,judiciaires,journalistiques,parexemple)
dansl’œuvredeDuras,ainsiquel’engagementdel’auteureparsonécriture,quiseulepeutporter
ses prises de positions contraires et violentes,mais aussi «le deuil noir de toute vie, le lieu
commun de toute pensée». Dans un premier temps, nous étudierons la singularité de
l’engagement de Duras ; si l’engagement politique dans sa vie publique est marqué par de
nombreuxremous,nouspourronsobserver,àpartirdel’analysedutexte«Sublime,forcément
sublimeChristineV.»(1985),commentapparaîtencontrepointunengagement(Sartre,Barthes)
parlalittératuredansl’écrituredel’auteure.Cetteécritureestégalementporteused’unecertaine
facultéoraculaire,instaurantlavoyanceestauxsourcesdelasouverainetédelalittérature.Par
l’étudedutexte«Lamortdujeuneaviateuranglais»(1993),noustraiteronsdansundeuxième
tempsde laparticularitéde laposture et de l’énonciation (Meizoz)deDuras, ainsi quede la
possibilitédelaconfrontationdel’aporiequeluioffrelediscourslittéraire.L’appropriationdela
paroledel’autreetdelaparoledumortsefaitdanscetexteauprofitdurécitmythique,évacuant
les dimensions historiques et documentaires du témoignage afin de tendre plutôt vers une
paraboleuniversalisante.Enfin,àtraversuneanalysedeLadouleur(1985)etdesonparatexte,
nousverronscommentlaréécrituredesestextesavantleurpublicationpermetd’yinscrireun
engagementaffirmé,correspondantdavantageauprojetd’engagementlittérairequeDurastisse
dans les dix dernières années de sa carrière. L’écriture de Duras dans cette œuvre montre
comment lediscours littérairepeutreprésenter la faillitede lapenséeetdesautresdiscours.
Cettemiseencrisedesdiscoursetdelapensée,quel’onretrouveauseindestroistextesàl’étude,
nouspermettradepenserlasouverainetédulittérairedansl’écrituredeMargueriteDuras.
Mots-clefs :Marguerite Duras, engagement, souveraineté, posture, voix, mythe, événement,
réécriture,littératurefrançaise.
II
Abstract
Howcanoneshowtheunspeakable,contradictionsandparadoxes—andwhywouldone
attempt to do so ? For Marguerite Duras, whose work carries aporias, the answer to this
fundamentalquestionliesinliterarywriting.Inthisdissertation,wewillquestionthenotionof
literary sovereignty (Menke),which allows us to think the crisis of non-aesthetic discourses
(historical,judicial,journalistic,forexample)inDuras'work,aswellastheengagementofthe
authorthroughherwriting,whichalonecanbearheropposingandviolentpositions,butalso
"theblackmourningoflife,thecommonplaceofallthought".First,wewillstudythesingularity
ofDuras'engagement;ifthepoliticalengagementinherpubliclifeismarkedbymanyupheavals,
wewillbeabletoobserve,fromtheanalysisofthetext"Sublime,forcémentsublimeChristine
V." (1985), how an engagement (Sartre, Barthes) through literature appears in the author's
writing.Thiswritingalsobearsacertainoracularcapacity,establishingclairvoyanceasoneof
the sourcesof literary sovereignty.Through the studyof "Lamortdu jeuneaviateuranglais"
(1993),wewillthenexploretheparticularityofthepostureandenunciation(Meizoz)ofDuras,
aswellasthepossibilityoftheconfrontationofaporiathatliterarydiscourseoffers.Theword
oftheotherandthewordofthedeadisappropriatedforthebenefitofthemythicalnarrative,
evacuatingthehistoricalanddocumentarydimensionsoftestimonyinordertomovetowardsa
universalizingparable.Finally,throughananalysisofLadouleur(1985)anditsparatext,wewill
seehowtherewritingoftextsbeforetheirpublicationinscribestheminanstrongcommitment,
moreakintotheprojectof literaryengagementthatDurasweavesinthelasttenyearsofhis
career. Duras' writing in thiswork shows how literary discourse can represent the crisis of
thoughtandofotherdiscourses.Thiscrisisofdiscourseandthought,whichcanbefoundinthe
three texts studied in this dissertation, will allow us to think about literary sovereignty in
MargueriteDuras'writing.
Keywords:Marguerite Duras, engagement, sovereignty, authorship, voice, myth, event,
rewriting,Frenchliterature.
III
Tabledesmatières
Résumé_______________________________________________________________________________I
Abstract_____________________________________________________________________________II
Tabledesmatières_______________________________________________________________III
Remerciements____________________________________________________________________V
Introduction________________________________________________________________________1
Précisionssurlecorpus___________________________________________________________________3
Postureetethos____________________________________________________________________________5
Autourdel’engagementlittéraire________________________________________________________7
Chapitre1:L’engagementparl’écrituredans«Sublime,forcément
sublimeChristineV.»___________________________________________________________10
L’écrivainengagé:deSartreàBarthes_________________________________________________10
Dénoncerl’intolérable:unevied’écritureengagée___________________________________13
D’uncertainespritnégatif_______________________________________________________________18
«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»,commandedeLibération_____________23
«JeneverraijamaisChristineV.»:uneposturedevoyance ________________________26
Mentir-vrai:écritureet«intelligenceducrime»_____________________________________29
Réceptionpolémiqueetpostéritélittéraire ___________________________________________32
Souverainetédulittéraireetrhétoriquedecombat___________________________________36
Chapitre2:Laparolelittérairede«Lamortdujeuneaviateuranglais»,
unetentativedevantl’intraduisible__________________________________________45
Pratiquedel’entretienet«énonciationprophétique»_______________________________47
IV
Deuil,paroleetécriture:letémoignage_______________________________________________51
Documenterlessourcesdumythe______________________________________________________55
Unmortpeutencacherunautre;paraboleetarchétype____________________________58
Singularitéetmythe,dansle«doublerapportdeproximitéetd’écart»____________63
Aporiedelaparabole:«voilerendévoilant»_________________________________________67
Versune«écrituredunon-écrit»:auxlimitesdelareprésentation,leslucioles__72
Chapitre3:Réécriture,paratexteetlittératuresouverainedansLa
douleur____________________________________________________________________________78
DesarmoiresbleuesdeNeauphleauxarchivesdel’IMEC:unepratiquedela
réécriture_________________________________________________________________________________78
Lespréfaces,fictionsdurapportàl’écriture___________________________________________85
«(sic.)»:quelsparergapouruneHistoireenfaute?_________________________________88
Dépenserl’événement___________________________________________________________________94
Unepenséedel’émotionetdeladouleur:versladéraison__________________________97
Unfermeengagementdansl’ambiguïté_______________________________________________101
Conclusion_______________________________________________________________________106
Bibliographie________________________________________________________________________i
V
Remerciements
Mes premiers remerciements vont à ma directrice de recherche, CatherineMavrikakis,qui,dèslebaccalauréat,m’ainspiréeetm’aencouragéeàpensercequi,danslestextes, ne va pas de soi. Ses conseils précis et éclairés, son jugement hors pair et savertigineuserapiditéd’espritontétédesatoutsinestimablesaucoursdecetravail.
J’aimerais ensuite remercier mon co-directeur, Marcello Vitali-Rosati, pour sonsoutien précieux dans ma vie universitaire, ainsi que pour sa confiance et son regardtoujoursrenouvelésurnospratiques,quifaitdemoiunelittérairepluscomplète. Merciàmesparents,qui,tousdeux,m’ontinculquéàlafoislapassiondeslivresetlacuriosité,etm’ontpermisd’allerjusqu’auboutdecelles-ci—quantàmapetitesœur,Clara,sachequetesespiègleriesontégayémesheuresdetravaillesplusardues.
L’élaborationet larédactiondecemémoireauraientétébiendifférentessansmesamiesetamis.Ensemble,nousavonsamorcécetrajet;Camille,Marie,Rachel,Rémi,nousysommes enfin.À vous s’ajoutent naturellementBéatrice, qui nous éclaire le chemin avecsagesse,Stéphanie,présencesolairedeconfinement,ainsiqueNicolasetJeanne,camaradesoutremerettranscontinentaux.
MesremerciementslesplustendresvontàFélix,poursesencouragementsconstants,safoienmesidéesetmontravailainsiquesaprésenceàmescôtés.Tueslalumièredemesjours.
En cette fin d’un cycle, j’aimerais également remercier celles et ceux qui m’ontgénéreusementaccueilliedansdescolloquesaucoursdecesdeuxdernièresannées.Vousm’avezpermisdecreusermaréflexionetdemieuxsaisirmaplacedechercheusedébutante.Je remercie au passage les organismesm’ayant permis deme rendre dans des contréesparfois lointaines: l’AELLFUM, la Chaire de recherche du Canada sur les Écrituresnumériques, Figura — Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, ainsi que leprogrammedesPARSECSdelaFAÉCUM.
JeremercieégalementleConseilderecherchesenscienceshumainesduCanadaetle
Fonds de Recherche du Québec – Société et culture pour leur soutien financier qui m’apermisdemeconsacrerpleinementàmesrecherches.
1
Introduction«Écrirequandmêmemalgréledésespoir.Non:avecledésespoir.Queldésespoir,jenesaispaslenomdecelui-là.Écrireàcôtédecequiprécèdel’écritc’esttoujourslegâcher.Etilfautcependantaccepterça:gâcherleratagec’estrevenirversunautrelivre,versunautrepossibledecemêmelivre.»
MargueriteDuras,Écrire
Écrire«malgré»,écrire«avec»;larectificationqu’apporteMargueriteDurasàsonpropos
dans le recueil Écrire est emblématique des tensions à l’œuvre dans ses textes. Dans
l’ensembledelavied’écrituredel’écrivainefrançaise,consacréeen1984parl’attribution
duprixGoncourtàsontexteL’Amant,onpeutlireunsoucid’«investigationduréel1»,de
mise au jour de la «vérité2», qui pourtant se heurte à l’omniprésence de brouillages, de
contradictionsetdeparadoxes.Saremiseenquestiondelapossibilitédelareprésentation
contraste avec l’abondancede sonœuvrequi se déploie dansdes romans, des pièces de
théâtre,maisaussidesscénarios,desfilmsetdestextesjournalistiques.Aufildesannées,sa
paroleetsonécritureseconfondent,deviennentun«écrit-muthos3»,faisantdechacunede
sespublications,chacunedesesapparitionsdanslesmédias,chacundesesfilmsunepart
d’une«sorted’œuvretotale4»,prolongeantl’engagementparlalittératuredel’auteure—
parfoisdefaçonindirecteoucontradictoire.Durasdéploieundiscourslittérairesouverain,
1DavidAmar,«Lavoixdugaidésespoir»,dansBernardAlazetetChristianeBlot-Labarrère,MargueriteDuras,Paris,ÉditionsdeL’Herne,coll.«CahiersdeL’Herne»,no86,2005,p.76.2Ibid.3SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,dansSylvieLoignon(dir.),LaRevuedeslettresmodernes,MargueriteDurasetlefaitdiverssuivideLecturesdeLaVietranquille,no6,juillet2020,p.116.4Ibid.
2
portantdesinterrogationsprofondessursaproprenature,ainsiquelacritiquedesautres
discoursluiétantsubordonnés.Danscemémoire,j’appuieraimaréflexionsurleconceptde
souverainetéesthétiquetellequedéfinieparChristophMenke,dontletravaildécouledela
penséedel’expérienceesthétiqued’AdornoetDerrida.Menkedéfinitainsilasouveraineté
esthétique:
L’artestsouverain,nonparcequ’ilabolitlafrontiereentrel’experienceesthetiqueetlesautresmodesd’experience,pours’affirmercommeundepassementouunedecompositiondelaraisonqui s’imposerait demaniere immediate a la raison elle-meme,mais parce que, ne fondant savaliditequ’enelle-meme,elleconstitueunecrisepourlefonctionnementdenosdiscours.5
C’estprécisémentcette«crisepourlefonctionnementdenosdiscours»quinousintéressera
toutaulongdecetravail.PourDuras,laformed’artqu’estlediscourslittérairenepuisesa
légitimitéqu’enelle-même,danssavoyanceetloindesdiscourshistoriques,journalistiques
et judiciaires. Ces discours sont au contraire subvertis et mis en crise dans l’œuvre de
l’auteure.
Àtraversl’étudedetroistextes,cemémoiretraiteradelasingularitédel’engagement
del’écrituredeDuras,ainsiquedelapossibilitédelaconfrontationdel’aporieetdelafaillite
delapenséequiluisontpermisesparlalittérature.Nousallonstoutd’abordapprofondir
comment s’élabore, au long de sa carrière, la pensée politique de Duras, et comment sa
démarche se situe dans la littérature engagée de la France d’après-guerre. Après des
déceptions politiques, son engagement se réalise pleinement dans ses textes littéraires,
commenousleverronsavecl’étudedesontexte«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»
(1985)Sonécriturefavorisecependantlemuthosetlepathosaudétrimentdulogos,etse
présente commesubvertissant les autresdiscours: «sa gageurepolitico-poétiqueest, en
5ChristophMenke,Lasouverainetédel’art :l’expérienceesthétiqueaprèsAdorno&Derrida,traduitparPierreRusch,Paris,ArmandColin,1994,p.13.
3
fait,d’avoirmisésur lasouverainetéde la littérature,sa libertéetson impunité6».Si, ici,
l’impunité est à nuancer — Duras tentant souvent, à même le texte, d’en ménager la
réception — il reste que son écriture affirme aussi une souveraineté de son discours
littéraire,seuldiscourscapabledeportersescontradictionsetdeseconfronteràl’aporiede
lareprésentationdelamortetdutraumatisme,commenousleverronsdansl’étudedutexte
«Lamortdujeuneaviateuranglais»(1993).Enfin,considérantletexteetleparatextedeLa
douleur(1985),nouspourronsobserverlesmécanismesd’écritureàl’œuvredansle«travail
delapost-conscience7»deDuras,lorsdelapublication,quaranteansaprèslesfaits,deses
cahiersécritsentempsdeguerre,alorsqu’elleestplongéedansl’attenteduretourdeson
mari des camps de concentration. Nousmontrerons donc que pour Duras, l’écriture est
souveraineetluipermetdeportersonengagementpolitiquemalgrésesparadoxesetses
propresdifficultésàreprésenterlamort.
Précisionssurlecorpus
Lestroisœuvreschoisiesafind’éclairerlaquestionàl’étudesontparadigmatiquesau
sensoùelles représentent ladiversitédesmoyensd’expression (journalistique, filmique,
littéraire)deDuras,jouantdesapostureetduparatextetoutenportantunmétadiscours
sur l’écriture. Elles appartiennent toutes trois aux dix dernières années de sa carrière
littéraire;dumilieudesannées1980aumilieudesannées1990,Durascommenceàêtre
reconnuecommel’unedesécrivaineslesplusimportantesdelaFrancedelasecondemoitié
6 Dominique Denès, «La gageure politico-poétique de Marguerite Duras», dansEmmanuel Bouju (dir.),L’engagementlittéraire,Rennes,PressesUniversitairesdeRennes,2005,p.166-174.7Ibid.
4
duXXesiècle.Autrefaitimportantànoterafindemeneràbiencetteétude,lestroistextes
abordésdésignentexplicitementMargueriteDurascommeleurvoixnarrative;«Sublime,
forcément sublimeChristineV.», dont le titre original à lapublication était «Marguerite
Duras: “Sublime, forcément sublimeChristineV.”» dans lespagesdeLibération, est une
prisedeparoledirectedel’écrivainedanslesmédias,ensonproprenom.«Lamortdujeune
aviateur anglais», comme nous aurons l’occasion de l’expliquer en détails, est une
retranscriptiond’uneentrevuefilméedanslaquelleDurasracontel’histoired’unsoldattué
audernierjourdelaguerre.Enfin,leparatextedeLadouleurprésentechacundessixtextes
constituant le livre en précisant le statut de la narration. La première partie du livre,
regroupant les textes«Ladouleur»et«MonsieurX.dit iciPierreRabier»estprésentée
commeayantDurascommenarratrice,celle-cisenommantMarguerite.Lapréfacede«La
douleur» revendique le statut diaristique du texte, alors que «Monsieur X. dit ici Pierre
Rabier»estprésenté comme«unehistoirevraie8», racontéeà lapremièrepersonne.La
narrationdelasecondepartiedulivreestplusvariée:lestextessontnarrésàlatroisième
personne, mais Duras se désigne comme personnage de deux d’entre eux («Albert des
Capitales»et«Ter lemilicien»)dans lapréface:«Thérèse,c’estmoi.9»Lesdeuxautres
textes, plus courts, «L’Ortie brisée» et «Aurélia Paris» sont présentés comme
«inventé[s]10». Ils ne semblent pas être autofictionnels et ne seront étudiés dans ce
mémoirequepourleurpréface.
8MargueriteDuras,Ladouleur,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2469,2003[1985],p.90.9Ibid.,p.138.10Ibid.,p.194et208.
5
Postureetethos
Dansl’ensembledesécritsétudiésici,ilyadoncunemiseenscènedel’auteuredans
letexteetleparatextequinouspousseàconsidérerlesvoixnarrativescommeunsimple
prolongement de la posture de l’auteure, ne portant pas réellement des ethe discursifs
singuliers. JérômeMeizozdéfinit«laposturecommelaprésentationdesoid’unécrivain,
tantdanssagestiondudiscoursquedanssesconduiteslittérairespubliques11»,alorsque
«danslescorpusdelitteratureecrite,l’ethosestinferedel’interieurd’undiscoursetnepeut
inclureune conduite sociale12».Dans le casdesoeuvresnous intéressant ici, lapratique
autofictionnelleetlerenvoiconstantdestextesauxconduitessocialesdel’auteureatténuent
la pertinence d’une analyse basée strictement sur l’ethos discursif des textes. Nous nous
attarderonsparticulièrementsurlarelationentrelapostured’auteuredeDurasetlesécrits
àl’étude,singulièrementétroiteenraisondel’indistinctionprogressiveentreêtre,écriture
etconduiteobservéechezl’autriceàpartirdesannées197013.Cetteindistinctions’emballe
danslesannées1980,donnantdanslestexteslapartbelleàl’autofiction:
[…] la pratique quasi exclusive de l’autofiction […] caractérise la «dernière Duras». […]l’autofiction[…]devientlelieuoùinventerunepratiquesingulièrefaited’uneconfusionentreleréeletlafiction,delacertitudequelesmotssontimpuissantsàtoutdireet,simultanément,d’uneincapacitéàparlerd’autrechosequedesoi.14
Pourla«dernièreDuras»,cette«confusionentreleréeletlafiction»donneégalementlieu
à l’avènement dans sa pensée d’un certain absolu littéraire: «la littérature, tout lui
11JérômeMeizoz,«Cequel’onfaitdireausilence :posture,ethos,imaged’auteur»,ArgumentationetAnalyseduDiscours, no 3, octobre 2009, en ligne, <https://journals.openedition.org/aad/667>, consulté le 10 avril2019.12Ibid.13JoëllePagès-Pindon,«Lelivredit.Delavoixquis’exhibeàlavoixquifaitvoir»,MargueriteDuras.Passages,croisements,rencontres,Paris,ClassiquesGarnier,coll.«ColloquesdeCerisy-Littérature»,no6,2019,p.268.14SophieBogaert,«MargueriteDurasoucomment l’écrivaintue la femme»,dansClaudeBurgelin, IsabelleGrelletRoger-YvesRoche(dir.),Autofiction(s),Lyon,PressesuniversitairesdeLyon,coll.«Autofictions,etc.»,2019,p.165-186.
6
appartient15», elle la voit en tout. Cependant, contrairement à l’intrusion de la vie dans
l’écritureàlaquellel’autofictionestsouventréduite,onpourraitdirequepourDuras,cesont
touslesaspectsdesaviepubliquequisontinfiltrésparlelittéraire,etnonl’inverse:«Duras
nequittejamaisleregistrelittéraire16»danscequinousestdonnéàvoirdesavie,desa
voix. Sophie Bogaert, spécialiste de Duras, en particulier de ses archives, définit cet
amalgame entre littéraire, entrevues et discours critique comme une forme d’«hyper-
autofiction17». Si Duras se présente comme narratrice des textes à l’études, il est donc
essentield’inclurel’étudedelapostureànotretravail,puisqu’elleoffredespistesd’analyse
essentielles:«[…]étudieruneposture,c’estaborderensemble(etcroisercesdonnées,avec
la prudence requise) les conduites de l’écrivain, l’ethos de l’inscripteur et les actes de la
personne18».Nousétudieronsdonclestextes«malgré»sapostureforte,contradictoireet
cherchantàorienterlalecture,maisaussi«avec»elle,carl’«hyper-autofiction»desœuvres
dela«dernièreDuras»vadepairavecl’importancedelasubjectivitédansl’énonciationde
l’auteure:«Lasubjectiviteestainsibrandiecommeactecreatifabsolu,l’evenementserades
lorsdetournedesarealitepourallerinterrogerlesfrontieresdelafiction19»,écritSimona
Crippa au sujet de l’écriture de Duras dans les journaux. La subjectivité comme acte de
créationabsoluerejointl’idéedefonderlavaliditédudiscourslittéraireenlui-mêmeque
l’onretrouvedansladéfinitiondelasouverainetédeMenke.Cettesouverainetédel’écriture
et de la subjectivité permet également l’appropriation du discours de l’autre. En effet,
l’autofictiontellequepratiquéeparDurasneselimitepasàsapropreexpérience;elleinclut
15MargueriteDuras,LeMondeextérieur.Outside2,EPUB,Paris,P.O.L,2013[1993],p.147.16SophieBogaert,op.cit.17Ibid.18JérômeMeizoz,«Cequel’onfaitdireausilence»,loc.cit.19SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.115.
7
et transfiguredes faitsdivers,deshistoiresqui lui sontracontées,ainsique laviedeses
proches:«[…]lemondeestreprésentéàtraversle“je”,maisils’agitd’un“je”privéeten
même temps public qui met en scène l’expérience personnelle autant que l’expérience
collective.20»C’estprécisémentautourdecettearticulationentreprivéetpublicquesenoue
l’engagementparl’écrituredeDuras.Àpartird’expériencesprivées,l’auteuredonneàvoir
dans sesœuvres des situations collectives intolérables (oppression de la femme, guerre,
retourdescampsdeconcentration)afindeprovoquerdes«colèrespolitiques21»;deplus,
le texte littéraire devient également le lieu d’une interrogation métatextuelle sur la
possibilitédereprésentationdelamortetdutraumatismedeguerre,engageantl’écriture
dansuneréflexionsursaproprenature:sasouverainetéjustifie-t-ellelareprésentationde
tellesexpériences?Oùsesituelaresponsabilitédel’auteuredanslefinéquilibreentrela
nécessitédedénoncerdessituationslimitesetlerespectdûàlamémoiredesmortsetdes
endeuillés?
Autourdel’engagementlittéraire SiletextelittéraireestpourDurasunlieuprivilégiédesonengagement,c’estaussi
parcequecedernierpeutaccueilliràlafoisdesquestionnementsesthétiquesetpolitiques.
Contrairementàd’autresdiscoursluiconvenantmoins—parexemple,lediscoursdeparti
qu’elle déborde rapidement, attirant avec fracas l’attention sur son insuffisance— son
écriture peut porter un engagement ambigu, dans lequel on retrouve transgressions et
20GabriellaLodi,«Écrireauborddelaguerre :NataliaGinzburg,MargueriteDuras,RégineRobin»,Thèsededoctorat,Montréal,UniversitédeMontréal,2007,p.184.21MargueriteDuras,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993,p.74.
8
paradoxes. On retrouve notamment la particularité de l’engagement littéraire dans une
définitiond’EmmanuelBouju:
Unengagementproprement« littéraire »permetdereconnaîtreen littératureunearticulationparticulièreentremodèleéthiqueetmodèleesthétique,fondéesurl’instaurationd’uneautoritétextuellecomplexeetambiguë—caràlafoisouverteauparidel’imputabilitéetdelaréfutabilité,et assurée malgré tout par ses options formelles et rhétoriques d’exercer, discrètement etpourtantsensiblement,unpouvoirconditionnant.22
Onretrouve iciplusieursélémentsquiéclairerontnotreréflexionsur l’écrituredeDuras.
L’«autoritétextuellecomplexeetambigüe»s’apparenteraiticiàl’ethosauctorialreliéàla
posturetellequedéfinieplushautparJérômeMeizoz.Lesécritsducorpusinstaurenttousà
leurfaçoncetteautoritétextuelle,notammentparlesouciconstantdepréparerlaréception
des textesque l’on retrouveauseinde l’œuvreetdesonparatexte.Demême, ceux-ci se
remettent en question, et interrogent leurs propres limites, rejoignant alors le «pari de
l’imputabilitéetdelaréfutabilité».C’estcependantl’«articulationentremodèleéthiqueet
modèle esthétique» qui retiendra davantage notre attention. En effet, l’engagement
littérairedeDurass’effectuedanslestextesducorpusens’appropriantsouverainementdes
voixetdesrécitsafindedonneràvoiruneréalitécollectivetragique,commel’observeAnne
Branckyàproposdestextesjournalistiquesdel’auteure:
[Duras’s] point is not to report the facts but rather to teach readers some greater truth.Sometimes,thisgreatertruthcomesatthecostofthereal-lifepeopleinvolvedinthecasewhosestoriesget sacrificed forDuras’sposition. Inaway, then,herdefenseof subjectiveor literaryjournalism in the prefaces or bodies of her collected volumes of her journalisticwriting alsoprepares the terrain for certainethicalblindspots that inhabither journalisticwriting.Thesestatements[…]canfeelasthoughtheyareattemptingtopreemptcriticismofherjournalismforpushingtheliteraryaspectstoofarinanattempttobepolitical.23
22Emmanuel Bouju, «Forme et responsabilité. Rhétorique et éthique de l’engagement littérairecontemporain»,Étudesfrançaises,vol.44,no1,2008,p.10.23 Anne Brancky, The Crimes of Marguerite Duras. Literature and the Media in Twentieth-Century France,Cambridge,CambridgeUniversityPress,2020,p.31.«L'objectifdeDurasn'estpasderapporterlesfaitsmaisplutôtdemontrerauxlecteursuneplusgrandevérité.Parfois,cetteplusgrandevérités’obtientaudétriment
9
Sicettecitations’appliqueparticulièrementàl’écriturejournalistiquedeDuras,ilresteque
l’importance de donner à voir une certaine situation intolérable subordonne tout autre
considérationéthiquedansl’écrituredeDuras,toutenprenantcesdernièresencompte.La
transgressionestfaiteaunomdesonengagement,dansuneécriturequis’installecomme
souveraine,au-dessusdesautresdiscours,toutenlessubvertissant.
Écriremalgréledésespoir,ouécrireaveclui;c’estàlalimiteparadoxaledeces
deuxgestesqueDurassesitue.Au-delàdelacontradiction,c’estsurtoutdansleparide
posertoutdemême,devantsondésespoirouceluidesautres,legested’écriture,qui
définitlapratiquedel’auteure.
despersonnesimpliquéesdansl'affaire,dontl'histoireestsacrifiéepourappuyerlapositiondeDuras.D'unecertainemanière,sadéfensedujournalismesubjectifoulittérairedanslespréfacesoulestextesdesesvolumesrassemblés prépare également le terrain pour accueillir certains angles morts éthiques qui habitent sonécriture journalistique. Ces déclarations [...] peuvent donner l'impression qu'elles tentent de devancer lacritiquedesonjournalismequipoussetroploinsesaspectslittérairespourtenterd'êtrepolitique.»Jetraduis.
10
Chapitre1:L’engagementparl’écrituredans«Sublime,
forcémentsublimeChristineV.»«CequiauraitfaitcriminelleChristineV.c’estunsecretdetouteslesfemmes,commun.Jeparleducrimecommissurl’enfant,désormaisaccompli,maisaussijeparleducrimeopérésurelle,lamère.Etcelameregarde.»
MargueriteDuras,«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»
Toutd’abord,ilimportedes’intéresseràcequ’estl’engagementpourDuras.Danssa
viepublique,cederniersecaractérisepardescontradictionsetdesconflitsmédiatisésavec
les différents mouvements au sein desquels elle s’implique. Ses multiples engagements
politiques,danslaRésistanced’abord,puisauseinduparticommunistefrançaisetplustard,
aux côtés des étudiants lors deMai 68 font deDuras une figure d’intellectuelle engagée
d’importancedanslaFrancedelasecondemoitiéduXXesiècle.
L’écrivainengagé:deSartreàBarthes
À ce moment de la vie intellectuelle française se succèdent différentes façons
d’envisagerlafiguredel’écrivainengagé:«Ladécenniequisuitlaguerreestmarquéepar
l’ouvragedeSartreQu’est-cequelalittérature?paruen1948[…]Undiscoursréflexifémerge
de la nécessité de reconstruire un sens et une fonction à la littérature dès la fin de la
guerre.24» La conception sartrienne de l’écrivain engagé sert à la fois de base et de
repoussoirpourlesmultiplesconceptionss’élaborantàsasuite,notammentcelledeBarthes.
24MarieBornand,«LittératureetEngagement»,Témoignageetfiction:lesrécitsderescapésdanslalittératuredelanguefrançaise(1945-2000),Genève,LibrairieDroz,2004,p.21.
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Nousnousintéresseronsdoncàlafaçondontl’écrituredeDuraslapositionneparrapportà
cesidéesdominantlechamplittérairefrançaisdontelleestcontemporaine.
Pour Sartre, l’engagement des écrivains demande de la part de ces derniers une
défenseinconditionnelledelalibertéhumaine.L’œuvrelittéraireneseconçoitquedansle
rapportentrehommeslibres(letextesemblelimitercesquestionsauxhommes)quecréela
lectured’untexte:unécrivainlibres’adresseàunhommelibre,etdecefaitletextenepeut
s’imaginerquereprésentantledésirdetendreverslaliberté.Lanécessitédetendrevers
cettelibertéprécède,aumieuxentraîne,pourSartre,lesconsidérationsesthétiquesrelatives
àl’écriturelittéraire:
[…]bienquelalittératuresoitunechoseetlamoraleunetoutautrechose,aufonddel’impératifesthétiquenousdistinguons l’impératifmoral.Carpuisqueceluiquiécritreconnaît,par le faitmêmequ’ilsedonnelapeined’écrire,lalibertédeseslecteurs,etpuisqueceluiquilit,duseulfaitqu’ilouvrelelivre,reconnaîtlalibertédel’écrivain,l’œuvred’art,dequelquecôtéqu’onlaprenne,estunactedeconfiancedanslalibertédeshommes.Etpuisqueleslecteurscommel’auteurnereconnaissentcettelibertéquepourexigerqu’ellesemanifeste,l’œuvrepeutsedéfinircommeuneprésentationimaginairedumondeentantqu’ilexigelalibertéhumaine.25
BienqueSartres’endéfende,unetelleconceptionsubordonnedanslesfaitslesquestions
formellesauxquestionsdefond,etlesquestionsesthétiquesauxquestionspolitiques:
«[…]l’hégémoniesartrienneestavanttoutcelled’undiscourssurlalittérature[…]etbeaucoupmoins celle d’une esthétique littéraire, au sens où, avec l’engagement, s’imposerait une séried’impératifsstylistiquesetformelscontraignants.26
Ellesupposeégalementuneidéedeprogrèsverslaliberté,àlaquellechaquehumain,eten
particulierl’écrivainengagé,devraitadhérerettravailleractivementpourlavoirseréaliser.
Cettepensée,quidéfinitl’écrivainengagépendantplusieursannées,voitcependantaufildu
tempssedresserdevantelledescritiquesetdespropositionsderemplacement,souhaitant
25Jean-PaulSartre,Qu’est-cequelalittérature?,Paris,Gallimard,coll.«FolioEssais»,no19,2008[1948.],p.69.26BenoîtDenis,Littératureetengagement :dePascalàSartre,Paris,ÉditionsduSeuil,coll.«Points»,2000,p.268.
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remettre à l’avant plan l’expérimentation formelle. Au début des années 1960, Robbe-
Grillet27,puisBarthes,formulentuncertainretourplusoumoinsstrictàunengagementde
l’écrivainenverslelangageetlesproblèmesesthétiquesqueposelareprésentationduréel:
«[…]pourl’écrivain,laresponsabilitévéritable,c’estdesupporterlalittératurecommeun
engagementmanqué,commeunregardmoïséensurlaTerrePromiseduréel[…].28»Onpeut
lireune instabilité inhérente,undésir inatteignabledereprésentationdans laconception
barthésiennedel’écrivainengagé.PourBarthes,l’engagementdel’écrivainrésidedanssa
capacitéàsupporterl’aporieentrelemondeetsareprésentationparlelangage:
[…]ens’enfermantdanslecommentécrire,l’écrivainfinitparretrouverlaquestionouverteparexcellence:pourquoilemonde?Quelestlesensdeschoses?Ensomme,c’estaumomentmêmeoùletravaildel’écrivaindevientsaproprefin,qu’ilretrouveuncaractèremédiateur:l’écrivainconçoit la littérature comme fin, le monde la lui renvoie comme moyen: et c’est dans cettedéception infinie, que l’écrivain retrouve le monde, un monde étrange d’ailleurs, puisque lalittératurelereprésentecommeunequestion,jamais,endéfinitive,commeuneréponse.29
L’écrivaintotal,dansl’actionverslalibertéàlafoisdanslaviepubliqueetdansl’écriture,tel
que décrit par Sartre est donc confronté au fil de la secondemoitié du XXe siècle à une
réflexion30 ne cherchant certes pas à l’isoler dans une officine coupée du monde, mais
ramenantaupremierplanlesquestionsesthétiques.
27AlainRobbe-Grillet,Pourunnouveauroman,Paris,ÉditionsdeMinuit,1963,p.40-41.28RolandBarthes,«Écrivainsetécrivants»,Essaiscritiques,Paris,ÉditionsduSeuil,coll.«Telquel»,1964,p.150.29Ibid.,p.149.30Perec(1962)etTodorov(1979),entreautres,contribuentégalementàpenserla littératureengagéeà lasuitedeSartreetBarthes;Perecfondesaréflexionsurlemodèledonné,selonlui,parL’Espècehumaine, letexte écrit par Robert Antelme à son retour des camps de concentration. Marie Bornand, «Littérature etEngagement»,op.cit.,p.22-24.
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Dénoncerl’intolérable:unevied’écritureengagée
Duras,quantàelle,serapprocheparcertainsaspectsdecesconceptions,pourmieux
s’enécarterparailleurs.Cetteévolutiondelapenséedel’engagementdanslalittératurese
déploieaucoursdesavied’écritureetdesremousdesonengagementpolitique.Elleestune
intellectuelleactivetoutaulongdesacarrière,etjusquedanslesannées1980,ellecontinue
des’éleversurlaplacepublique.SonimplicationpersonnelledanslaRésistancelorsdela
Seconde Guerre mondiale, suivie de son appartenance au Parti communiste français, se
déroulentenparallèleàlatenuedeséancesduGroupedelaRueSt-Benoît,réunissantdes
intellectuelstelsqueBataille,BlanchotetGenet.AprèssarupturefracassanteaveclePCF,en
195031,ellecontinuedemiliterpourdiversescauses,s’impliquantnotammentenfaveurde
lalibérationdupeuplealgérien32:ellesigneetrecueilledesappuis33pourleManifestedes
121(1960)surledroitàl’insoumissionpendantlaguerred’Algérie.Elleestaussisignataire
en1971duManifestedes343femmesréclamant l’avortement libre,dans l’unedesrares
occurrencesd’unmilitantismeféministerevendiqué ;elleresteparailleurs indépendante
des mouvements féministes organisés, bien qu’elle fréquente plusieurs femmes s’en
réclamant, notamment Michelle Porte et Xavière Gauthier34. L’engagement politique de
Duras est résolument inscrit à gauche ; elleparticipe en1958à la fondationde la revue
militanteanti-gaullisteLe14juilletavecDionysMascoloetJeanSchuster35.Toutaulongdes
années1980,elles’élèvecontreChiracetcontreLePendefaçonplusvirulenteencore36:
31JeanVallier,C’étaitMargueriteDuras.Tome2 :1946-1996,Paris,Fayard,2010,p.106.32Ibid.,p.238.33Ibid.,p.329.34AlainVircondelet,Duras.Biographie,Paris,ÉditionsFrançoisBourin,1991,p.334-335.35JeanVallier,op.cit.,p.240.36LeslieHill,«ImagesofAuthorship»,MargueriteDuras :ApocalypticDesires,Londres ;NewYork,Routledge,1993,p.35.
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«HerdenunciationsoftheFrontNationalduringthe1980sarefrequentandvociferous,and
representthestrongestexampleofthissolidaritywhichsurvivesthelossofpolitics37».Elle
soutientplutôtMitterand,camaradedeRésistancequiluiaccordedesentretiensalorsqu’il
accède à la présidence38. Dans son écriture, elle s’engage parfois en traitant de sujets
inscrivant unepartie de sonœuvre dans un rapport sartrien à l’engagement: des textes
comme Un barrage contre le Pacifique (1950) témoignent d’un «anticolonialisme
particulier39»,selisantdavantagedanslareprésentationde«l’horreurdecequel’écrivain
nomme“levampirismecolonial”40»etdesoppressionssubiesquedanslacritiquedirecte
del’idéologieetdesinstitutionscolonialistes.Toutefois,c’estdanssesarticlesécritspour
desjournauxqueDurasrejointdefaçonplusmanifesteunengagementenversundésirde
libertéetd’égalité:
[…]L’ensembledesarticlespubliésdanslapresseparMargueriteDuras,s’ilnerelèvepasd’uneconceptionpolitique cohérente, répondmalgré tout à unprojet dedénonciationde l’injusticesociale, socle fondamentalde touteune traditiondedéfensedesoppriméspropreà l’écriturelittéraire. Ces articlesportentbien souvent lamarqued’une sensibilité à des réalitésqui fontmoins facilement l’objet d’une analyse théorique, mais qui correspondent toutes au désir dedénoncerlecaractèreintolérabledetouteinjustice,qu’ellesoitvécueàl’échelleindividuelleoucollective.41
CequesoulèveiciMarie-LaureRossiestvraienparticulierpourlesarticlesréunisdansles
recueilsL’Été80etOutside.SiL’Été80regroupedeschroniquesécritesentrejuinetaoût
37MartinCrowley,Duras,Writing,andtheEthical:MakingtheBrokenWhole,Oxford :NewYork,ClarendonPress,OxfordUniversityPress,coll.«OxfordModernLanguagesandLiteratureMonographs»,2000,p.240.«Ses dénonciations du Front National durant les années 1980 sont fréquentes et vives, et représententl'exempleleplusfortdecettesolidaritéquisurvitàlapertedupolitique.»Jetraduis.38EliseHugueny-Léger,«MargueriteDurasoulescontradictionsd’uneintellectuelleauxprisesavecl’espacepublic»,FrenchCulturalStudies,vol.22,no4,novembre2011,p.321-331.39DominiqueDenès,MargueriteDuras:écritureetpolitique,Paris,L’Harmattan,coll.«Critiqueslittéraires»,2005,p.69.40JoëllePagès-Pindon,MargueriteDuras,Paris,EllipsesÉditions,coll.«Thèmesetétudes»,2001,p.16.41Marie-LaureRossi,Écrireenrégimemédiatique:MargueriteDurasetAnnieErnaux :actricesetspectatricesdelacommunicationdemasse,Paris,L’Harmattan,coll.«Espaceslittéraires»,2015,p.250.
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1980pourLibération,Outsideregroupedestextespluséclectiques,parussurplusdevingt
ans dans des publications aussi diverses que Vogue, Sorcières et France-Observateur. La
plupartd’entreeuxontuneportéesociale:Durasymobilisealorsunethosquiprolongeson
engagementàtraverssesdifférentesformesd’interventiondansl’espacepublic.Elleprend
également soindedistinguer l’écriturede ses articles et cellede ses textesqu’elledécrit
commedes«livres»:«Quandj’écrivaisdeslivres,jenefaisaisjamaisd’articles42».Cette
fragmentationentre«papiersd’unjour43»etœuvreconsacréeseretrouvejusquedansla
critique,quiminimisesouventlavaleurdecettepartiedel’œuvredeDuras:«Àlalecture
desécritsjournalistiquesdecetécrivain[Duras], ilsembleraitquelalittératureaitplusà
perdrequ’àgagneràse“compromettre”danslafréquentationdesmédias44».Cependant,
lorsquel’ons’intéresseàl’élaborationd’uncertainengagementparl’écriturelittérairechez
Duras,cesarticlesrecèlentunmétadiscoursdel’auteuresursonœuvrequipermetd’éclairer
lesmotifspolitiquesprésentsdanslestextes.Nousretiendronsenparticulierl’avant-propos
d’Outsidequicontientunesortedemanifestedel’engagementparl’écriturejournalistique
deDuras:
Les raisons encore pourquoi j’ai écrit, j’écris dans les journaux relèvent aussi du mêmemouvement irrésistible qui m’a portée vers la résistance française ou algérienne, anti-gouvernementaleouanti-militariste, anti-électoraleetc., et aussiquim’aportée, commevous,commetousverslatentationdedénoncerl’intolérabled’uneinjusticedequelqueordrequ’ellesoit,subieparunpeupletoutentierouparunseulindividu,etquim’aportéeaussiencoreversl’amourquandildevientfou,quandilquittelaprudenceetqu’ilseperdlàoùiltrouve,verslecrime, ledéshonneur, l’indignitéetquandl’imbécillité judiciaireet lasociétésepermettentdejuger—deça,delanature,commeilsjugeraientl’orage,lefeu.45
42MargueriteDuras,Outside,Paris,Gallimard,coll.«CollectionFolio»,no2755,1996[1981],p.8.43Sous-titred’Outside.44Marie-LaureRossi,op.cit.,p.273.45MargueriteDuras,Outside,op.cit.,p.8.
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Ilyadeuxélémentsimportantsàtirerdecetextrait.Toutd’abord,Durasnementionneque
son écriture journalistique. Dans le contexte de la publication d’Outside, cela est
compréhensible,maisilesttoutdemêmerévélateurqueDurassingulariseainsisonécriture
«pour les journaux». Aucune allusion n’est faite à ses textes non journalistiques qui
pourtantpoursuivaientparfoistrèsclairementlesmêmesviséesquecellesqu’elleénumère
iciàproposdesonécriture«pourledehors».Elledécritsestextesjournalistiquescomme
lelieud’unengagementpolitiqueparticulier,àchaud:«Écrirepourlesjournaux,c’estécrire
toutdesuite.Nepasattendre.46» Ils’agitdoncd’uneécritureaprioripeuretravaillée—
contrairement à certains de ses textes considérés comme proprement littéraires par la
critique, et dont nous parlerons plus loin. L’autre élément important à souligner de cet
extraitestlalentegradationdel’engagementdeDurasenversdescausesquel’onpourrait
considérercommedéraisonnables.Si ladéfensedesAlgériensdePariscorrespondàune
prisedepositioncourammentadoptéeparbeaucoupd’intellectuelsfrançaisdesonépoque,
ladéfensede«l’amourquandildevientfou,quandilquittelaprudenceetqu’ilseperdlàoù
iltrouve,verslecrime,ledéshonneur»s’éloignedelafeuillederoutedel’intellectuelengagé
sartrien, qui préfère plutôt une « affirmation positive des choix et des valeurs47 ». En
défendant«l’orage,lefeu»quelasociétéetlejudiciairejugent,l’écrituredeDurasquittele
logos,«jeudeshommes48»:
Lapenséedurassienneseformulesurlemodedel’évidence,sanschercheràsejustifierpardesenchaînementslogiques.Lediscoursestcatégorique,ils’agitavanttoutd’énoncerdesidées,desfaitsoudesjugements,sansqueDuraséprouvelebesoindelesdévelopperoutremesure.49
46Ibid.,p.7.47BenoîtDenis,op.cit.,p.272.48AlexandraSaemmer,«“Jen’aimepaslesdocilesaveuglesfemmes” :Durasetl’affaireVillemin»,dansAnneCousseauetDominiqueDenès,MargueriteDuras :Margesettransgressions,Nancy,PressesUniversitairesdeNancy,coll.«Letexteetsesmarges»,2006,p.154.49 Anne Cousseau, «Le discours de vérité», dansClaude Burgelin et Pierre De Gaulmyn,Lire Duras, Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.546.
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L’auteure engage alors son statut d’intellectuelle dans l’espace public d’une façon très
ambivalente.CommelerésumeEliseHugueny-Léger:
Elleestperçuecommeuneintellectuelledanslesensrelativementconventionnelduterme:unefemmedelettresquis’engage,quiestimpliquéedansdesactionspolitiques,quin’hésitepasàprendrepositiondans ledomainepublic.Onpeuttoutautantaffirmerqu’ilestévidentqu’ellen’était pas une intellectuelle, qu’elle refusait la posture d’intellectuel dogmatique à la Sartre,qu’ellecherchaitsanscesselaprovocationetlasubversion.Sesprisesdeposition,samanièredes’affirmer surtout, vont à l’encontre de la posture intellectuelle traditionnelle, celle duraisonnement.50
LedésirdeDurasdereprésenterparuneécriture littéraireuncertainréeléchappantau
logoslarapprocheparfoisdelaconceptionbarthésiennedel’engagementévoquéeplushaut.
L’«engagementmanqué»deBarthesretrouvedansl’écrituredeDurassonratageetl’échec
de sa complétude un engagementmalgré tout, offrant son flanc en se livrant parfois au
pathos. Duras rejoint égalementBarthes par la négationde la division qu’effectue Sartre
entrepoésie et roman: «Il n’y a d’écrit que l’écrit dupoème. Les romans vrais sontdes
poèmes51».C’estd’ailleurscequeremarqueJoëllePagès-Pindon,quichoisitBarthescomme
excipitdesonlivreportantsurDuras:
[lemot]devientunvéritableobjetsonore,investiparlecorps,lavoixetl’imaginaire–c’est-à-direpoétique, rejoignant cette “Faimdumot, communeà toute lapoésiemoderne, [qui] fait de laparolepoétiqueuneparoleterribleetinhumaine,[qui]institueundiscourspleindetrousetdelumières.”52
D’autresélémentsrapprochentégalementDurasdeBarthes,tellesleursapprochesducorps,
dutexteetdudésir53.Cependant,impossibledeseconformeràuneidéologieouàunmodèle
50EliseHugueny-Léger,loc.cit.51MargueriteDuras,LeMondeextérieur.Outside2,op.cit.,p.467.52JoëllePagès-Pindon,MargueriteDuras,op.cit.,p.101.Lescrochetssontdel’auteure.L’auteureciteLeDegrézérodel’écriture.53LeslieHill,«Imagesofauthorship»,op.cit.,p.29.
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figé.L’engagementpolitiquedeDurasdanssestextesestvéhément,ets’accompagnetrès
souvent d’une grande violence de l’écriture et du langage. Parfois insidieuse, parfois
manifeste, cette violence est symptomatique de la colère sous-jacente à la dénonciation
d’injusticesoud’hypocrisies.
D’uncertainespritnégatif
Sonactionesttropviolente,destructrice,pourparticiperd’unmouvement,commele
souligne DominiqueDenès, spécialiste des aspects politiques de l’écriture de Duras. Elle
avancequecequiestperçucommeuneviolenceexcessivedel’écritureéloignel’auteured’un
engagementpartisanoubiendéfini,voirenuitàsoninclusiondansdesmouvementsplus
largesportéspard’autresintellectuelsfrançaisdesonépoque:
Laviolenceintrinsèque,avouéeetattestée,deMargueriteDuras,incompatibleavecladisciplinede parti et difficilement endiguée pendant la période d’adhésion au communisme, nourrit uncertain espritdegauchismeetdenihilismequine répondpasdemanière satisfaisante àuneattitudederesponsabilitéetderapportàl’avenir.54
Eneffet, cet espritdenihilismequementionneDenèsest au cœurde l’engagementdans
l’écrituredeDuras,commeleremarqueégalementMarie-LaureRossi:«[…]l’engagement
défenduparMargueriteDurass’inscritdanslerefusdetoutcorpusd’idéesàfairevaloirdans
l’espace public.55» Au cours des événements de 1968, sa participation au comité des
écrivainsestmêmecaractériséeparlajonctiondeforcesuniquementsousformederefus,
etriend’autre.Cecomiténeserassemblaitpasautourdevaleurscommunes,oud’objectifs
à atteindre; les écrivains et écrivainesne se rassemblaientqu’autourde leur refusde la
54 Dominique Denès, «La gageure politico-poétique de Marguerite Duras», dansEmmanuel Bouju (dir.),L’engagementlittéraire,Rennes,PressesUniversitairesdeRennes,2005,p.166-174.55Marie-LaureRossi,op.cit.,p.246.
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sociétégaulliste.DecetespritestexemplaireleromanDétruire,dit-elle,publiéen1969et
héritier des événements l’ayant précédé. Selon JanineRicouart, le texte décrit «de façon
allégoriquelalibertéd’unesociétéanarchistequin’ajamaisvulejour56».LecritiqueMartin
Crowleyavancequecettenégativitéestauxsourcesd’unecompassionparadoxale:
Apolitics of the irreducible, of the residue of radical refusalwhich gives onto a fundamentalcompassion,willbecomeespeciallyimportanttoDuras’sconcern,inherlaterwriting,withbothimmigrantidentityandthefigureoftheresidualself.[…]Fortheimpoverished,devastatedfigureswhopeoplehertextsof1969to1971clearlyissuefromthegradualerosionofcharacterevidentinherworkofthepreviousfifteenyears;and,likethetenderlysketched‘derniersdesderniers’ofLeSquare,theyalsopickup,intheirdelicacyandimpoverishment,theconcernofthemarginal-immigrant workers, criminals, down-and-out- apparent in her journalism of the 1950s and1960s.57
SilesarticlesjournalistiquesdeDurasdansOutsideetL’Été80peuventêtreluscommeune
défensepresqueunivoquedesopprimésetdecertainsgroupesmarginaux,ilestànoterque
lestexteslittérairessontsouventporteursdeparadoxesplusprofondsetdecontradictions,
faisant de l’écriture de ces textes une écriture davantage plurielle. La prise de parole
politique dans l’écriture de Duras s’éloigne en tout point de ce que Denès nomme une
«attitude de responsabilité et de rapport à l’avenir». L’absence de projet, de projection
optimistedansl’écrituredel’auteure,sevoitetselittoutparticulièrementdanssonfilmet
sonlivreéponymede1977,LeCamion.LefilmmetenscènelalecturedutexteparDuraset
GérardDepardieu,entrecoupéed’imagesdebordsderouteetdezonesindustrielles.Letexte
56 Janine Ricouart, Écriture féminine et violence : Une étude de Marguerite Duras, Birmingham, SummaPublications,1991,p.114.57MartinCrowley,op.cit.,p.104.«Unepolitiquedel'irréductible,durésidud’unrefusradicalquidevientunecompassionfondamentale,deviendraparticulièrementimportantepourDuras,danssesécritsultérieurs,encequiconcerneàlafoisl'identitédel'immigrantetlafiguredumoirésiduel.[...]Pourlesfiguresappauvriesetdévastéesquipeuplentses textesde1969à1971, ilestclairqu'ellessont issuesde l'érosiongraduelledupersonnage qui s'estmanifestée dans sonœuvre au cours des quinze années précédentes; et, comme les“derniersdesderniers”tendrementesquissésdansLeSquare,ellesreprennentaussi,dansleurdélicatesseetleur appauvrissement, la préoccupation des marginaux - travailleurs immigrés, criminels, démunis - quiapparaîtdanssonjournalismedesannées1950et1960.»Jetraduis.
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relateladiscussionentreunefemmeetlecamionneurquil’apriseenautostop,dédoublés
parDurasetDepardieu,quilisentlescénario.Danslestextesaccompagnantlescénarioà
l’écritauxÉditionsdeMinuit,Durasreprendetrecontextualiselacélèbre—etcommentée
—répliquedufilm«Quelemondeailleàsaperte,c’estlaseulepolitique»:
Cen’estpluslapeinedenousfairelecinémadel’espoirsocialiste.Del’espoircapitaliste.Pluslapeinedenousfaireceluid’unejusticeàvenir,sociale,fiscale,ouautre.Celuidutravail.Dumérite.Celuidesfemmes.[…]Quelemondeailleàsaperte,qu’ilailleàsaperte,c’estlaseulepolitique.58
Le désaveu de la possibilité d’un quelconque progrès social, qu’il soit systémique
(«socialiste», «capitaliste») ou améliorant le sort de certains groupes («femmes»), est
doncpourDuraslaseulefaçond’envisagerlapolitique;LeCamions’inscritàlasuitedesa
déception envers le communisme, vécue dès les années 1950, et l’intensification de son
rapport négatif à l’avenir aprèsMai 68. Tout optimisme, tout espoir envers un discours
faisantmiroiteruneamélioration,unaccèsplusgrandàlalibertéestunleurre:«fairele
cinéma»desespoirs,c’estconstruireunefictionquis’effriteramalgrétoutcommelesautres
devant l’impossibilitéde sa réalisation.Toutefois, si l’améliorationet laprogression sont
impossibles, la dénonciation de situations d’oppression deminorités et l’opposition aux
discours politiques dominant la scène française restent nécessaires: ce paradoxe d’un
engagementnégatif,pourDuras,nepeutêtrerésoluquedansl’écriturelittéraire.Sonrejet
du communisme dans son roman Abahn Sabana David, mêlé à sa dénonciation de
l’Holocauste,installesestextesdanscetteattitudederefus:
Radicalrefusal,initsrejectionofbothcommunismandfascism,representsthedestructionofthedialecticalorderinwhichrevolutionandreactionarecomplicitinthepropagationofoppression.Evenarevolutionaryprojectisrefusedbyapoliticsofparadoxwhichembraces(asdoesDurasinthelongaftermathof1968)failureandlossasessential.59
58MargueriteDuras,LeCamion,Paris,LesÉditionsdeMinuit,2014[1977],p.81-82.59MartinCrowley,op.cit.,p.128.«Lerefusradical,danssonrejetducommunismeetdufascisme,représenteladestructionde l'ordredialectiquedans lequel larévolutionet laréactionsontcomplicesde l'oppression.
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Durascontinuededénoncerens’engageantdansleparadoxe,oudumoinsdansl’équivoque
etl’ambigu.DansLadouleur,ladénonciationdunazismeetdespolitiquesdedroitedeDe
Gaullesefaitaussiàtraverslaremiseenquestiondelaculpabilitéallemande,etétendla
responsabilitédescampsàl’humanitéentière.Laquestiondutraitementdescollaborateurs
etdelaviolencedelaRésistance(dans«MonsieurX.diticiPierreRabier»et«Albertdes
Capitales») ouvre à nouveau des plaies encore à vif dans la France de 1985 qui voit la
parutiondecetteœuvre.Eneffet,JanineRicouartsoulèvelesparallèlesentrelesexactions
commisesparlesdeuxcampsdanssonouvragesurl’écritureféminineetlaviolence:
L’undesaspects lesplus frappantsdeLadouleur est lamiseenreliefde lasimilaritéentre laviolence fasciste et la violence des Résistants français. Le fait que la différence politique soiteffacéedansLadouleurpermetderemettreenquestionlacomplaisanceaveclaquelleunpayscommelaFranceapudéterminerqu’uneviolenceétaitplusjustifiablequ’uneautre.60
Delapartd’unerésistante,lareprésentationdecesviolencesnetendpasversunapaisement
dudiscours,versunsageavertissementdenepasrépéterleserreurspassées:aucontraire,
lestextesdeLadouleurexacerbentlestensionspolitiquesetdénoncentlacondescendance
deladroitefrançaisedepuislaLibération,cequiengageletexteàcontre-courantdudiscours
socialdel’époque:
LetémoignageproposéparMargueriteDuras,quirappelleàlafoiscombienelleaététouchéedeprèspar l’horreurconcentrationnaireetdequellesambivalencesdecomportementelleaelle-même fait preuve, peut mettre mal à l’aise un public aspirant à une représentation plusmanichéennedesonhistoirenationale.61
Mêmelesprojetsrévolutionnairessontrefusésparcettepolitiqueduparadoxequiconsidère(commelefaitDurasdanslalonguepériodedel’aprèsMai68)l'échecetlapertecommeessentiels.»Jetraduis.60JanineRicouart,op.cit.,p.31.61Marie-LaureRossi,op.cit.,p.244.
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Son engagement dans la vie politique française et au sein de différentes instances est
irréconciliable avec sa politique et sa conception du monde. L’écriture littéraire, par la
singularitédespossibilitésqu’elleoffre,devientleseullieucapabled’accueillircettepensée
politique,bienplusencorequelesdiscoursphilosophiqueoujournalistique.L’échecdela
rencontreentrecetteconceptiondupolitiqueetlediscoursraisonnable,lelogos,estdissous
par l’écriture littéraire. Celle-ci devient alors le lieuprivilégiéd’unengagementpolitique
pour Duras. L’incompatibilité entre les discours normés et la possibilité littéraire de
l’engagementdurassienestparticulièrementbienexemplifiéparlescandaleprovoquéàla
suitedelapublicationdel’article«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»
Avec cet article, Duras s’inscrit dans une longue lignée d’intellectuels français
intervenantdansl’espacepublicafindes’élevercontredesinjustices,commelesouligneà
contre-piedAngeloRinaldi,quil’opposeàVoltaireetZola62—auxquelsonpourraitajouter
Sartre. La confrontation entre le journalisme, le judiciaire et le littéraire se cristallise à
plusieursmomentsde l’Histoire françaiseautourd’affairesmobilisant l’opinionpublique,
commel’affaireCalasoul’affaireDreyfus.Danscesaffaires,lelittérairefaitsematérialiser
cequicouvedanslediscourssocial,pourledénonceroul’affirmerd’unemanièreéclatante.
Cependant,Duras rejoue cette scènebien connue sur unmodediscordant63: elle défend
l’injusticeàtraversdesaccusationseffectives,nes’appuiepassurdesfaitssoigneusement
contextualisés(pensonsà«J’accuse»deZola),etfaitappelàunféminismesingulierdans
lequel peudeFrançaises se reconnaissent. Le contexte plutôt domestiquede l’affaire, ne
62AngeloRinaldi,«MargueriteD.commedétective»,L’Express,sectionArchive,Paris,26juillet1985.63UnethèseportantsurcesujetestenpréparationparFengQuingàMontpellier3depuis2018:«MargueriteDurasjournaliste».
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faisantpasrésonnerlesvaleursdelanation,encouragelescritiquesàdénonceruneauteure
quisemêledesaffairesd’autrui.
«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»,commandedeLibération
C’est le17 juillet1985queparaît«Sublime, forcémentsublimeChristineV.»aux
pages 4 et 6 du journal Libération. Serge July envoie Duras à Lépanges, en Vologne,
accompagnéededeuxjournalistesetdeYannAndréa.Ilstententdecompléterlacouverture
de «l’affaire du petit Grégory», une saga judiciaire dont les remous continuent, jusqu’à
aujourd’hui,d’apparaîtredanslapressefrançaise64.Durasestalorsabsorbéeparl’affaire,et
estimequelescomptesrendusfournisparlesjournauxnesuffisentpas:pourcomprendre
lesfaits,illuifaudraitunrécit65.Eneffet,commentfairesensdecetteaffairesordide?Un
petitgarçondequatreans,GrégoryVillemin,estretrouvénoyédanslaVologne,surfondde
jalousiesfamiliales.UncorbeautourmentelecoupleVilleminpardeslettresetdesappels
téléphoniques,uncousindelafamilleVilleminestarrêtéetrapidementlibéré,avantd’être
abattuparJean-MarieVillemin,lepèredel’enfant,quiseretrouveàsontourenprisonpour
meurtre. Au moment où Duras écrit sur l’affaire, les rebondissements de l’enquête, des
procèsetdesapparenteserreurs judiciairessesuccèdentdans lapresse françaisedepuis
273jours,etc’estalorslamèredel’enfant,ChristineVillemin,quiestaccuséealorsquele
64L’intérêtdupublicpourcetteaffairenonrésoluepersiste.Ellefaitl’objetd’unesériesurNetflixen2019etunesériesurTF1estenproductionen2020:AprèsNetflix,TF1adapte l’affaireGrégorydansunesérieTV,sectionTélévision,Épinal,16janvier2020.Lesprocéduressepoursuiventjusqu’àcejouretlesavocatsdesparents de Grégory Villemin font régulièrement des sorties dans les médias dans l’espoir d’obtenir desinformations;«AffaireGrégory :l’appeldeladernièrechancedesparents»,LePoint,sectionJustice,22janvier2020;«MortdeMoniqueVillemin :“Elleemportedessecretsdanslatombe”»,SudOuest,sectionFaitdivers,Bordeaux,20avril2020.65LaureAdler,MargueriteDuras,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no3417,2014,p.807.
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juge l’inculpe en raison de correspondances entre son écriture et les analyses
graphologiques des lettres du corbeau. Duras se rend à Lépanges pour rencontrer Jean-
Michel Lambert, le juge d’instruction de l’affaire,mais aussi Christine Villemin, qui, elle,
refuselarencontre.Elleprenddesphotographiesdelarégion,delarivièreetdelamaison,
qui illustreront son texte. Après de nombreuses hésitations, elle rédige un article non
intitulé66danslequelelleexpliquelemeurtredel’enfantparsamère,alorsquecelle-ciest
pourtantprésuméeinnocente.Elletented’apporterdesréponsesenévoquantlesentiment
d’emprisonnementd’unefemmesoumiseàcequ’elleappellela«loidel’homme»:
ChristineV.devaitcomptersurletempsquipassaitjouraprèsjourpourarriveràsavoirenfinquoi faire de cette vie, comment sortir de devant cette colline nue, comment rester avec unhomme, par exemple avec celui-ci connu à seize ans, comment en partir. […] Comment seretrouverenfinailleurspourtoujours,mêmeletempsd’unesaison,loinduharcèlementquotidienleplusaffreux,celuidusensdetoutcela.67
L’auteuredécritChristineV.commeunefemmemalheureuseenménage,unemèredétachée
desonenfant,etquinepeutbrisercettealiénationqu’entuantsonenfantetenpoussantson
mariaumeurtre.L’écrituredevientalorsun«unmoyend’investigationdu“réel”obscurci
pardesfictionsartificielles[…]entendons:defauxdiscoursquilerecouvrentetqu’ilfaut,
enquelquesorte,détruire.68»
LapositiondeDurasdanslechamplittéraireàcemomentestcelled’uneauteureen
pleine gloire: elle a remporté le prix Goncourt l’année précédente pourL’Amant, et son
passagesubséquentàApostropheslaprojettesousl’œildesmédiasdemasse,etdoncd’un
66ChristineMarcandier,«Duras,“Sublime,forcémentsublimeChristineV”»,Diacritik,dossierCrimesécrits,juillet2017,p.7.67MargueriteDuras,Sublime,forcémentsublimeChristineV.,précédédeDurasaruspice,Montréal,Héliotrope,2006,p.50-51.Àpartirdecettenote,lesréférencesàcetteœuvreseferontdansletexted’aprèslemodèlesuivant:(S,p.50-51).68DavidAmar,op.cit.,p.76.
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publicélargi69.Elle intervientsouventdans lesmédias,nonseulementdans les journaux,
mais aussi dans des entrevues télévisées, où ellemène la danse la plupart du temps. Sa
postureestdoncconnuedupublicfrançais,commelerelèveLeslieHill:
by the mid-1980s Duras was a familiar – even overly familiar – media presence, instantlyrecognisablebybothfansanddetractorsas‘Duras’(or‘laDuras’,asthoughsheweresomeworld-famousdiva).Heretherewassomethingmorethanawriterturningtomakingfilmsbasedonherwork; itwas a case of the author herself being transformed into a visual icon and becomingincreasinglyinseparablefromherownmediarepresentation.70
LaposturedeDurasestaffirmée;au-delàdesesœuvresetdesesfilms,soitlapartdiscursive
de sonœuvre, elle existe aussi pour le public à travers sa représentationmédiatique et
visuelle:
MargueriteDuras […] a témoigné du poids de lamédiatisation dans sa vie personnelle. Il estintéressantd’observerquecetteconscienced’êtreconnueparlapublicitéliéeàlacommunicationdemassesemanifestesurtoutdans lesannées1980,après lesuccèsdeL’Amant,commesisaparticipationauxémissionsdesannées1960etsaprésencerégulièreaufestivaldeCannesn’avaitpaseulemêmeimpactsurlepublic.ÀpartirdeL’Amant, l’écrivaincomparesonstatutàceluid’une«star».71
MaisDurasnesecantonnepasqu’auxévénementsmédiatiquesculturels;dansLibération,
sescontributionsparticipentauxdébatsdesociétéprésentsdanslejournal:«Ils’agitbien
[de]l’expressiond’unregarddel’écrivainsurlesaffairesdelaCité,encomplémentaritéavec
la représentation de l’actualité proposée par les journalistes.72» Les commandes de
69Ausujetdeseffetssurlesauteursdesprixetdespassagesdanslesmédias,voirLahire,BernardetGéraldineBois.«Publicationsetreconnaissances»,dansLaconditionlittéraire :ladoubleviedesécrivains,coll.«Textesàl’appui»,Paris,Découverte,2006,p.178-211.70 Leslie Hill, «Images of Authorship», Marguerite Duras: Apocalyptic Desires, London, United Kingdom,Routledge,2002,p.13-14.«Aumilieudesannées1980,Durasétaituneprésencemédiatiquefamilière—peut-êtremêmetropfamilière—,instantanémentreconnaissableparsesfansetsesdétracteurscomme“Duras”(ou“laDuras”, comme si elle était unedivamondialement connue). Ici, il y avait quelque chosedeplusqu'unécrivainsetournantverslaréalisationdefilmsbaséssursontravail;ils'agissaitdetransformerl'auteurelle-même en une icône visuelle et de la rendre de plus en plus inséparable de sa propre représentationmédiatique.»Jetraduis.71Marie-LaureRossi,op.cit.,p.214-215.72Ibid.,p.270.
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Libération donnent donc à Duras une tribune privilégiée lui permettant de prolonger
l’engagementpolitiquedesonécriture.
«JeneverraijamaisChristineV.»:uneposturedevoyance
Àtraversl’ethosdiscursifconstruitdansletexteetlaconduitedel’auteureavantet
après sa parution, cet article produit une posture73 de l’auteure comme détentrice de la
véritéauméprisdesdiscourspoliciers, judiciaireset journalistiques.L’auteure installe la
légitimitédesesproposenaffirmantque«dèsqu’[elle]voi[t]lamaison,[elle]criequele
crime a existé» (S, p.43), et relate ses hésitations à écrire à son sujet, tiraillée entre sa
certitude et lemanque de preuves considérées raisonnables:«[…] peut-être est-ce tout
simplement trop tôt pour qu’elle s’inquiète vraiment de la disparition? Peut-être.Onne
saurajamais.»(S,p.46)Durasmetenscèneuneforceimpérieusequilapousseàécrire,au
milieudelanuit,cequ’elleavu:«L’enfantadûêtretuéàl’intérieurdelamaison.Ensuiteil
adûêtrenoyé.C’estcequejevois.C’estau-delàdelaraison.Jevoiscecrimesansjugerde
cettejusticequis’exerceàsonpropos»(S,p.44).L’auteureadmetladéraisonapparentede
sonargumentation,maislaconfronteauxargumentssoi-disantraisonnablesdesdiscours
policiersetjournalistiques.Letexterelèvedesindicesettentedefaireadhérerlelecteurau
scénarioqu’ilreconstruitàpartirdeceux-ci:
Toutescescirconstances,ceserreurs,cesimprudences,cetteprioritéqu’ellefaitdesonmalheursurceluidelapertedesonenfant–etautrechosecommeceregardtoujoursprisdecourt–meporteraitàcroirequel’enfantn’auraitpasétéleplusimportantdanslaviedeChristineV.(S,p.48)
Ens’écartantdesréellesprocéduresjudiciaires,letexteprétendàunevéritéautre,unevérité
universelled’unfémininetd’uneconjugalitérégiepardesrèglesmillénaires.Cettevéritéest
73JérômeMeizoz,«Cequel’onfaitdireausilence»,loc.cit.
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alorsproduiteparlesliensquepeuttracerlafictionlittéraire:Duraseffectuedenombreux
empruntsformelsàsonécrituredefiction;le«V.»de«ChristineV.»,leseulnomabrégédu
texte, rapproche Christine Villemin d’héroïnes de Duras tout aussi absentes et
«inexpressiv[es]» (S,p.43), notammentLolV. Stein.Avec l’usagedu conditionnel et des
formulationsmaintenantl’incertitude(«l’enfantadûêtretuéàl’intérieurdelamaison»[S,
p.44],«Onl’atuéici,sansdoute[…]»[S,p.45],«Ilsepourraitque[…]»[S,p.49],«[…]il
mesemble[…]»[S,p.53]),cettecohabitationentremarqueursdefictionetmarqueursde
réelestcequiserévéleraleplusproblématiquepourleslecteurs:
Nousnoustrouvonsconfrontésàunejonction,unecollisionpresque,entrel’espacepublicdel’écriture journalistique et l’espace privé des rêves, hantises et obsessions. […] [Duras]brouillelesfrontièresentreledomainedel’innocenceetceluidelaculpabilité,entrelaréalitéetlafiction.74
Ladimensionpurementdiscursivedelaposture,soitl’ethosdiscursifportéparletexte,en
estundepossessiondelavérité,inaccessibleparlesmodesdeconnaissancejudiciaireset
policiers. Les modes de connaissance valides ne sont pas ceux de la raison; la vérité
s’acquiertplutôtpar lavision, l’autricerevendiquantalorsunevoyancede l’écriture.75La
connaissanceintimedelasouffrancedesfemmesoppriméesparuneconjugalitéetunevie
defamillequ’ellesnedésirentpaspeutseliredanslesdétailsinventésdelaviedeChristine
V.,donnéscommeindicesprobantsalorsqu’ilssontinduitsparDuras.L’auteureinvente«la
naissanced’unemèreparlavenuedel’enfant[ratée]parlespairesdegiflesdel’hommepour
lesbiftecksmalcuits»(S,p.48),imagine«qu’[elle]nevoulai[t]pasdecetenfant»(S,p.48).
Durasassocieégalement lepersonnagedeChristineV.àdesélémentssauvages,naturels,
74EliseHugueny-Léger,loc.cit.75CatherineMavrikakis,«DurasAruspice»,dansMargueriteDuras,Sublime, forcémentsublimeChristineV.,précédédeDurasAruspice,Montréal,Héliotrope,2006,p.11-40.
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trèsprésentstoutaulongdutexte:elleestune«femmedescollinesnues»(S,p.52),ellese
dressesousla«pluielégère»,entre«lessapinières»et«larivière»(S,p.44).Ainsi,elle
peintlamèreinfanticidecommeuneactriced’undramerépétéàl’infinidepuisl’instauration
des«interditsmillénaires»(S,p52),rejoignantsafascinationpourLaSorcièredeMichelet
tellequerecenséeparCatherineRodgers:«Lesfemmessontdoncliéesdansl’imaginaire
durassienparunecontinuitéetcontiguïtéorganiques,unefaçond’habiterleslieux,des’y
insérer76».L’engagementféministeparticulieràl’écrituredeDuraspasseparcettefigure
féminineancréedanslanaturesauvage,participantd’une«généalogiemillénairedefemmes
quisetransmettentuneconnaissanceprofondedelavie77»,quis’opposeauxdiscoursde
l’homme,rejouantl’oppositionentrenatureetculture.Cettefigureestrécurrentedansses
textes78,dansunevisiond’universalisationétendantledestindeChristineV.àceluidetoutes
lesfemmes:«CequiauraitfaitcriminelleChristineV.,c’estunsecretdetouteslesfemmes,
commun.»(S,p.58).LedésirdeDurasderallierlesfemmesautourdeChristineV.,deles
identifier à elle, se lit d’ailleurs dans les pronomsutilisés par l’auteuredans le texte: ce
derniers’ouvreenutilisantlepronom«elle»(S,p.43)pourfaireréférenceàChristineV,
puis,onpeutlire«elles»(S,p.48),«lesfemmes»(S,p.49)pourensuitebasculerau«on»,
«nous»(S,p.51).Ilnes’agitpasqued’uneidentificationdeDurasàlaprésuméecriminelle,
maisplutôtd’unepossibilitéuniverselledecommettrececrime,unpotentieldeviolenceet
de révolte chez toutes les femmes. Cette universalisation diffuse par les pronoms est un
procédécourantdansl’écrituredeDuras,etsurlequeljemepencheraiplusenprofondeur
76 Catherine Rodgers, «Lectures de la sorcière, ensorcellement de l’écriture», dansCatherine Rodgers etRaynalleUdris,MargueriteDuras :Lecturesplurielles,Amsterdam,Rodopi,1998,p.20.77Ibid.,p.19.78Ibid.,p.17.
29
dans l’étude de La douleur. Les conditions oppressives imaginées autour de Christine
Villemins’appliquentd’abordàl’auteure,puisàunecollectivitédefemmes,souffrantdela
mêmedouleur,placéessouslamêmecontrainte.Onpeutégalementretrouverlatracedece
glissementduparticulieraucollectifparlespronomsdansLeCamion,lorsquelafemmeparle
desafilleayantrécemmentaccouchéauconducteur:
Ma fillepenseque lapoésie est la chose lapluspartagéedumonde.Avec l’amour.Et la faim.(Temps.)Elleparletoujoursd’uncontre-savoirquiinterviendraitennous,àchaqueinstant,etquenousrepousserions.Mais,envain,elledit.Elledit:heureusement,cardanscecasilfaudraitattendrelamortdesmorts.(Temps.)Jecroisqu’elleparledesonmari.79
Le contre-savoir commun des femmes soumises « à la loi de l’homme » (S, p. 49),
malheureuses,prisonnièresducoupleetdelaviefamiliale,s’iln’estpasrepoussé,précipite
doncversla«mortdesmorts»,versla«matérialitédelamatière»(S,p.58)etlasolitude
«commeavantlavie»(S,p.46),làoùseretrouveChristineV.CarpourDuras,«quireste
ancréauxmodèlesmasculinsdudireetduconnaîtreest,danssamythologie,viteatteintde
lamaladiedelamort.80»
Mentir-vrai:écritureet«intelligenceducrime»
Lapossessiondevéritéparletexte,prenantdoncsessourcesdanslavoyanceetdans
uneconnaissancequasi-organiquedelaconditiondefemmemaltraitéedeChristineV.,se
construitaussienoppositionauxautresdiscourssurl’affairecirculantdansl’espacepublic:
L’expositiondel’écriture,commederubandeMöbiustendàrévélerunautrerégimedevérité.Sil’énoncéetsamétaphoresontfaux,l’énonciationetlemouvementmétonymiquequilaconstitue,
79MargueriteDuras,LeCamion,op.cit.,p.59.80 Claude Burgelin, «Pour Duras», dansClaude Burgelin et Pierre De Gaulmyn, Lire Duras, Lyon, PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.12-13.
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parcontre,sontd’uneprécisionsidérante,commefrappésdanslecield’uncosmosque«l’espacecommun»organise.81
Letexteportelacritiquedutraitementjournalistiqueetmédiatiqueducrime.Surleterrain,
l’auteure attribue certaines tracesmatérielles à unemise en scène: «La pelle [d’enfant]
qu’onaplantéedansletasdegravier,jelavoiscommeunmensongeouuneerreur.Pour
faire croire seulement.Un journaliste, unphotographeouun criminel.» (S,p.44-45)Les
chercheuses Mylène Bédard et Katheryn Tremblay lisent de la sorte ce passage précis:
«Cette énumération présente ainsi les journalistes et leurs acolytes, les photographes,
commedesgensdesservantlarecherchedelavérité;ilssontpareilsencelaaucriminel.82»
Les reporters sont dénoncés, complices d’un système s’érigeant contre Christine V. ; ils
basent leurdiscourssurdesélémentspouvantêtre fabriqués, contrairementàDurasqui
présentesavisiondeschosescommeauthentique,salégitimités’appuyantsurlasincérité
desaconvictionetsurlafacultédevoyance83dontladotel’écriture.Pourelle,«l’information
publiqueestdevenueun lieudemensonge,oùsetrouveannihiléetoutepossibilitéd’une
parolevéritable84.»Leréelesttrompeur,manipulé,etn’offredoncpasd’indicessurlesquels
fondersaréflexion.La justicen’estguère tenueenplushauteestimedans le texte,etest
décritecommeincapabledesaisirlefondducrimeetdevoirautraversdesfaitsrapportés
le«vrai»dramequis’estjouélorsdelamortdeGrégoryVillemin,maisaussidesononcle,
soupçonnéde l’assassinat et abattupar lepèrede l’enfant: «Tout sepasse commesi ce
n’étaitpasàlajusticed’attribuerlesrôlesdanscetteaffaire,ycomprisdel’assassin.»(S,p.
81AlainArnaud,«L’impudeur :Les interventionspubliquesdeMargueriteDuras»,dansClaudeBurgelinetPierreDeGaulmyn,LireDuras,Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.576.82MylèneBédardetKatherynTremblay,«Lefaitdiverscommelieud’engagementdel’écrivaine :lescasdeMargueriteDurasetdeSuzanneJacob»,Recherches&Travaux,no92,juin2018.83CatherineMavrikakis,op.cit.,p.31.84Marie-LaureRossi,op.cit.,p.234.
31
55).Nile«rapportdesynthèsedelapolice»,ni«lesrésultatsdesanalysesgraphologiques»
(S,p.56)necontribuentàunquelconqueéclaircissementdel’affaire.Pireencoreauxyeux
deDuras,lasentencerendueparlajusticeclôtartificiellementl’affaire,etoccultecequ’elle
s’engageàmettreaujourenécrivant«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»:
Le temps est différent tout à coup. La justice paraît insuffisante, lointaine, inutilemême, elledevientsuperfétatoiredumomentqu’elleestrendue.Pourquoilarendre?Ellecache.Plusquelesecret,ellecache.Ellecachel’horizonducrimeet,disonslemot,sonesprit.Lemouvementdel’intelligencedéfaitl’ordrejudiciaire.Elleestcontrelaséparationdecettecriminelled’aveclesautres femmes. Ce qui aurait fait criminelle ChristineV. c’est un secret de toutes les femmes,commun.Jeparleducrimecommissurl’enfant,désormaisaccompli,maisaussijeparleducrimeopérésurelle,lamère.Etcelameregarde.(S,p.58)
Lediscoursjudiciaire,construit,normé,etplaquémaladroitementsurlaréalitémillénaire
queDurasdénonce,est«défait»parle«mouvementdel’intelligence»queportel’écriture
littéraire. Ni le journalisme, ni l’institution judiciaire ne sont donc capables de cette
«intelligence»ducrime,etseulel’écriture,seulelavoyancedel’autricepermettentdetenir
undiscourssurl’affairesanslacacher,sansmasquerlecœurducrime.Enécrivant«Etcela
meregarde»,Durasjustifiesoninterventiondanscetteaffaireensedésignantcommeseule
habileà«parler»deceréelquiluirendsonregard,quil’enjointàfairepasserparleprisme
desonécriture littérairecequenulautrediscoursn’asaisi.Cetteconfrontationentre les
discours n’échappe pas à Serge July, directeur deLibération ayant commandé le texte. Il
comprendrapidementquecettefois,enraisondelasensibilitédupublicpourcetteaffaire
etdel’accusationindirected’infanticide,laréceptiondutexten’irapasdesoi.Danssontexte
«Latransgressiondel’écriture»,unencartàmêmelapremièrepagedutextedeDuras85,il
tentede souligner laposturede l’auteure,de lamettreen relief auxyeuxdupublic, afin
85Pourunereproductiondelamiseenpageoriginaledujournal,voirChristineMarcandier,op.cit.,p.16.
32
d’amortir la lecture du texte. C’est ici que l’on voit à l’œuvre une participation de July à
l’élaboration de la posture du Duras, alors qu’il essaie de la clarifier et d’encourager le
lectoratdeLibérationàlarecevoird’unecertainefaçon:
[La]posturen’estpasseulementuneconstructionauctoriale,niunepureémanationdutexte,niunesimpleinférenced’unlecteur.Ellerelèved’unprocessusinteractif:elleestco-construite,àlafois dans le texte et hors de lui, par l’écrivain, les divers médiateurs qui la donnent à lire(journalistes,critiques,biographes,etc.)etlespublics.86
La rédaction du journal déploie de nombreuses stratégies afin d’ancrer le texte dans le
littéraire:elleajoutenotammentdesintertitresmettantenvaleurdesénoncéspoétiques
tirésdutexte,etquinedésignentpasdirectementChristineVilleminentantquecoupable.
La rédactiondécide aussi d’intituler l’article de sa dernière phrase, précédée dunomde
l’auteure:«“MargueriteDuras”:Sublime,forcémentsublimeChristineV.»AlorsqueDuras,
audépart,nesouhaitaitaucuntitre,l’articleseretrouvemarquédanssonintitulémêmepar
sonorigineprofondémentlittéraireetpersonnelle;c’estDuras, individu,quiproclamece
texte,maisc’estaussiDurasécrivaine.Ceprocédétravaillecontrel’universalisationdeses
proposquesouhaiteinstallerl’autrice,etretrancheletextedanslasphèredupersonnelet
dulittéraire,àl’opposédelasphèredudébatsocial.Ainsi,lesdiscoursseheurtentmoins,
l’écriturelittéraireayantétéremiseàsaplace,etlesdiscoursjournalistiquesetjudiciaires
mishorsdesaportée.
Réceptionpolémiqueetpostéritélittéraire
July,danssontexte«Latransgressiondel’écriture»,tenteencoreplusdelittérariser
celuideDuras : ilrapprocheChristineV.deshéroïnesde l’auteure,et inventeunroman:
86JérômeMeizoz,«Cequel’onfaitdireausilence»,loc.cit.
33
«D’entrée,MargueriteDurasaétéfascinéeparChristineVillemin,quiaufildeseslectures
devenaitintérieurementunehéroïnedel’écrituredel’auteurdeL’Amantdontj’inventeàla
foisl’idéeetletitre:LeCrime.87»JulyestconscientdudécalageentreletextedeDurasetles
attentesdeslecteursenversuntextedeplusieurspagesportantsuruneaffairecriminelle
courante dans un grand quotidien national: « ce n’est pas un travail de journaliste,
d’enquêteuràlarecherchedelavérité,maisceluid’unécrivainenpleintravail,fantasmant
la réalité enquêted’unevéritéquin’est sansdoutepas la vérité,maisunevéritéquand
même,celledutexteécrit88».IlrappellequeChristineVilleminestprésuméeinnocenteet
monteuneargumentationdédouanantDurasdesonappropriationdel’événement.Ildéfend
etcontextualisesonauteure,toutenrappelantlaprésomptiond’innocencedontbénéficie
Villeminetenattirantl’attentionsurlecaractèrelittérairedutexte,anticipantpeut-êtreles
poursuitesjudiciairesàvenir.L’ethosdiscursifdutexte«Latransgressiondel’écriture»est
ambivalentetprécautionneux:ilnecondamneninecautionne,maistentedepréparerune
réceptiondutexterésolumentlittéraireplutôtquesocialeetjudiciaire.Pourcefaire,ilse
basesur la forcepoétiquemanifestedu texte, sur« lesqualitésdepoètevisionnaireque
Duras revendique face à l’événementdu crime: suprasensibilité, enthousiasmequi saisit
l’écrivain, le possède et le déborde, excluant de l’entendement toute forme
d’intellectualisation,maisaussitouteapprochemorale.89»Julyportedoncunregardlucide
surlaposturedel’autriceàquiilacommandéletexte,enanticipantlesremousquecelui-ci
causerait.Aumomentmêmede laparutiondutexte, leconflitentrediscours littéraireet
discoursjudiciaireestsouligné,déplié:
87SergeJuly,«Latransgressiondel’écriture»,Libération,Paris,17juillet1985,p.4.88Ibid.89AnneCousseau,op.cit.,p.551.
34
LetextedeMargueriteDurasestscandaleux,carsiellenevolepassonlangageàChristineVillemin,elleoserêverpubliquementdeladouleurdecettefemme,transgressantsonpropremalaiseet lenôtre,pouraffolerlejeudemiroirsqu’offreàchacundenoustoutegrandeaffairecriminelle.Parcequ’ellemetenlumièrela«partmauditedel’homme».Lalittératureetlajusticefontrarementbonménage. L’une dérègle quand l’autre règle. L’une transgresse quand l’autre est censée protéger,rendrethéoriquementdesindividusréelsplusintouchablesencore.90
Malgré ces précautions de la part de July, dès sa sortie, l’article provoque beaucoup de
réactionsnégatives(delapartdeFrançoiseSagan,BenoîteGroult,RégineDeforges,entre
autres91).L’opprobresepoursuitjusqu’àaujourd’hui,journalistesetcommentateursjugeant
letexte«délirant92»outraitant l’autricede«nouvelleMissMarple93»àchaquenouveau
rebondissementdans l’actualitéde l’affaireVillemin,encoreétonnammenttrès fréquents.
Plusieurs chercheurs s’intéressent à la réception du texte; Alexandra Saemmer fait une
étudedétailléeetparticulièrementintéressanteducontextejournalistiquedel’affaireetdu
courrierdeslecteursetlectricesdeLibérationàproposdel’article.Ellerelèvenotamment
qu’avant même que Duras écrive à propos des crimes, le traitement journalistique de
Christine Villemin fait référence à Emma Bovary, et même à Médée: «Les journalistes
commencentàesquisser l’imaged’unefemmenotoirement insatisfaite,quiaurait tuéson
enfant pour se libérer d’une vie de couple ennuyeuse. Faute de preuves, sont cités des
modèles littéraires […]94».La tableétaitdoncdéjàmisepourunbasculementde l’affaire
dans la fiction ;Durasn’estpas lapremièreà faireunrapprochementromanesqueentre
90SergeJuly,loc.cit.,p.4.91AnneBrancky,op.cit.,p.176.92EricNicolasetChristopheGobin,«LasérieNetflixravivelafolieautourdel’affaireGrégory»,VosgesMatin,sectionJustice,Épinal,19décembre2019.93«Lejouroù…MargueriteDurass’estimproviséedétectivedansl’affaireGrégory»,VanityFair,23novembre2019.94AlexandraSaemmer,«“Jen’aimepaslesdocilesaveuglesfemmes” :Durasetl’affaireVillemin»,dansAnneCousseauetDominiqueDenès,MargueriteDuras :Margesettransgressions,Nancy,PressesUniversitairesdeNancy,coll.«Letexteetsesmarges»,2006,p.149.
35
l’affaire et le littéraire. Saemmer mentionne également la violence du traitement
journalistiquedelafamilleVillemin:
Grand nombre de transgressions déontologiques, discursives et génériques ont marqué letraitementdel’affaireVilleminparlapressefrançaise.MillefoisChristineVilleminaétéinsultée,condamnée d’office, mille fois cadavres, tombes et familles en pleurs ont été photographiés,exposésetbafouéssurlascènepublique.95
Duras,encoreunefois,n’estdoncpascellequijettelapremièrepierreàChristineVillemin:
lelectoratfrançaisadéjàétéencontactavecl’hypothèsedeculpabilitédelamère,cequi
auraitpuexpliqueruneatténuationdelavirulencedescritiquesadresséesàl’auteure.Ce
n’esttoutefoispaslecas: letexteestprincipalementreçupardesréactionsoutréesdela
partdeslecteurs,maisaussidesintellectuels. Ilestànoterquepourcertainslecteursde
l’époque,letextefonctionne:certainss’identifientàlafiguredemèreinfanticidequiyest
présentée,àlafemmecaptived’unevieconjugalequ’ellenedésirepas.Encoreaujourd’hui,
la réputation de l’auteure, associée négativement à l’affaire, est affectée par cet article:
certaineséditionssavantestententdel’endissocierafindeconsoliderleurproprelégitimité.
LeséditeursduCahierdel’HernedédiéàDuras,parexemple,déclarent«Sublime,forcément
sublimeChristineV.»commeétant«loindetouteslespolémiquesqu’ilasuscitées»,tentant
àleurtourdel’écarterdesesréférencesauréel:«cetarticleappartientàl’universfictionnel
deMargueriteDuras.96»C’estpourtantlebrouillageetl’affrontemententreces«univers»
qui,àmonsens,estproductifdanslecasde«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»La
tensionentrelesdiscourscrééeparletexteestlemécanismeparlequelDurasréaliseson
engagementpolitiquedanslelittéraire.Parsonécriture,ellefaitapparaîtrecequ’ellevoit:
95Ibid.,p.150.96 Marguerite Duras, «Sublime, forcément sublime Christine V.», dansBernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère,MargueriteDuras,Paris,L’Herne,coll.«CahiersdeL’Herne»,no86,2005,p.69.
36
sontextedevient«cameraobscura,danslequellemondeextérieursetrouverévéléparle
regard de l’écrivain97». Ce«monde extérieur», c’est celui de la faillite des discours
journalistique,policieretjudiciaireàdirelavéritéducrime,àenfairesens.Cen’estquepar
lelittéraire,parunemédiationesthétique,queDuraspeuts’engager–enportantsonpropre
discours sur la condition des femmes,mais aussi en attirant l’attention des lecteurs sur
l’insuffisancedesautresdiscourssurl’affaire.Parsonappropriationesthétiquedurécitdu
crime,Durasledonneàvoirsousunnouveaujour,saversionlittérairesouveraines’élevant
au-dessusdecequilaprécède.
Souverainetédulittéraireetrhétoriquedecombat
Comme mentionné en introduction, dans son ouvrage La souveraineté de l’art,
Christoph Menke traite de la faculté que possède le discours artistique d’éclairer
différemmentlesautresmodesdediscours:
Effectuer « souverainement » l’expérience esthétique, c’est alors acquérir à travers elle unenouvelle image des autres modes de discours ; et non seulement dans la mesure où lesmécanismesdecompréhensionautomatiquedecesderniersdeviennentàleurtourlematériauetlepointdedépartd’uneexpérienceesthétique,maisparcequecettenouvelleimageprésenteunealternativeàcellequenousnousfaisonsdecesdiscoursquandnousnelesrapportonspasàl’expérienceesthétique.98
CequeDurasproposeavec«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»,c’estprécisémentce
queMenkedécriticicommeuneexpérienceesthétique:lesinterférencesentresontexteet
lesdiscoursjournalistiques,policiers,judiciaires,fontressortirune«imagealternative»de
cesdiscours,uneimagequinelesmontrepasporteursdevéritéoudejustice,contrairement
97AnneCousseau,op.cit.,p.551.98ChristophMenke,op.cit.,p.197.
37
à la fonction qu’ils se targuent d’accomplir et qui repose sur les « mécanismes de
compréhensionautomatique»deslecteurs:
Sibeaucoupdelecteursontconsidérél’articlecommeproblématique,c’estpremièrementparcequ’ils s’attendaient au discours persuasif généralement adopté par la presse. Au lieu de leséduquer,aulieudelesinstruire,MargueriteDurasveutravir.99
Les lecteurs, devant une forme traditionnellement journalistique, reçoivent le texte avec
d’autant plus d’affect qu’ils se retrouvent devant la subversiondes codes journalistiques
qu’ilss’attendaientàretrouver.Deplus,enfournissantuneimagealternativeducrime,le
textelittéraireseplaceàl’écartentantquerévélateur,quiseulpeutdénoncerl’inadéquation
de ces discours par rapport au fond de l’affaire tel que vu parDuras: le personnage de
Christine V. imaginé par l’autrice «révèle l’insuffisance d’une pensée et d’un discours
ordonné100».En lisant«Sublime, forcémentsublimeChristineV.»à l’aunedeMenke,on
constatequeletextes’installecommesouverainparrapportauxautresdiscoursquisonten
comparaisondéfectueux,injustes,subvertis.Ilpeutlescontenirensonseinetlescritiquer,
toutenenouvrantlesens.Lebrouillagedescodespoliciers,judiciairesetjournalistiquesen
jeudansletexten’estpasuneinvasiondulittéraireparcescodes,maisunemiseenscène
montrantàquelpoint ilssontétriqués,comme lesouligne iciAnneBranckyàproposdu
discoursjournalistique:
WhileDurasdoesnotsomuchcallintoquestionthesensationalismofmediareportsofcrimesbecausesheherselfpartakesinit,shedoescritiquethewaythestorygetsmediatedandchidesthemediaitselfforitsnarrow-mindednessandbourgeoisbias.Herownsensationalizingstemsnot from anywish to promote feelings of insecurity or to “other” criminals or their victims;instead,Duraspursuesherownfascinationandidentificationwithviolentcrimesinordertopushreaderstotakeastandonwhatshethinksarethemostmeaningfulissuesofhertime,includingsexism,racism,andsocialandpoliticaldisenfranchisement.101
99AlexandraSaemmer,op.cit.,p.156.100Ibid.,p.157.101AnneBrancky,op.cit.,p.15-16.«SiDurasneremetpastantencauselesensationnalismedesreportagessur les crimesdans lesmédiasparcequ'elleyparticipeelle-même,elle critique la façondont l'histoireest
38
Onpeutlireicidansl’analysedelachercheuse,spécialistedesliensentreDurasetlesmédias,
queDurass’approprielescodessensationnalistesdudiscoursjournalistiquepourinciterses
lecteurs et lectrices à réagir, à réfléchir sur les enjeux au cœurde l’affaireplutôtquede
recevoirlesfaitsaveclesaffectsdepeuretdemenaceattendusdeleurpart.S’ilsréagissent,
danslecasdel’affaireVillemin,celaseretourneengrandepartiecontreDuras,mais l’on
peutconsidérerqueleurinterpellationestuneréussite.C’estpourquoi«Sublime,forcément
sublimeChristineV.» exemplifie l’engagementpar l’écriture littérairedeDuras ; le texte
outrepasse codes et attentes afin de proclamer une vérité que l’autrice veut à tout prix
donneràvoirà lasociété française.L’expérienceesthétiquequeproduit le textetentede
rendreévidenteuneautrevéritéquecellemisedel’avantparlesjournaux,oulestribunaux,
unevéritéqueDurassentetvoit,etquiselonelleconcerne«touteslesfemmes»(S,p.56).
Seullediscourslittérairepeutaccueillircettevéritédontlarecherchenenécessitenipreuve
physique,nicirconstancielle.Durassubordonnelapossibilitéd’accuseràtortuneinnocente
ayantperdusonenfantetdeluicauserdelasouffranceàlanécessitédemettreaujourles
conditions d’existence de nombreuses femmes à qui la vie conjugale ne convient pas, la
violence qui leur est faite, et la douleur mortifère qu’elles peuvent porter en elles. La
particularitédudiscourslittéraireàl’égarddelapossibilitédeporterunevéritédifférente
decelledesautresdiscoursestsoulignéeparBrancky:
Using“thetruth”innovelsandaboutthem–movingbetweenfactandfictionacrossmedia–hasthereforebecomeadirectpoliticaltool,aspacetotalkabouttherealthatisnotcontrolledbythe
médiatiséeetréprimandelesmédiaseux-mêmespourleurétroitessed'espritetleurpartiprisbourgeois.Sonpropresensationnalismenedécoulepasd'unquelconquedésirdepromouvoirdessentimentsd'insécuritéoud'autrescriminelsouleursvictimes;aucontraire,Duraspoursuitsaproprefascinationetsonidentificationauxcrimesviolentsafindepousserleslecteursàprendrepositionsurcequ'ellepenseêtrelesquestionslesplus importantes de son époque, notamment le sexisme, le racisme et la privation de droits sociaux etpolitiques.»Jetraduis.
39
sameforcesascontemporaryaudio-visualmedia.EventhoughDurasmadesomemisstepsinthewayshebrought literature into thepublicsphereandtruecrimes intoher literaryworld,sherecognizedthepowerofexploringthatporosity.102
Tout en reconnaissant la possibilité d’erreurs malheureuses que pourrait occasionner
l’amalgameentrefaitsetfictions,lachercheusesoulignecommentcettepratiquelittéraire
courante dans l’écriture de Duras est aussi pour elle un «outil politique direct103» lui
permettant de dépasser les discours médiatiques traitant des mêmes sujets. Le texte
littéraireestdoncpourDurasàlafoisunmoyendeporterunevéritéqu’elleveutdénoncer
pourdéfendredesfemmesopprimées(dont,selonelle,ChristineVillemin)endémontrant
leurmalheuretlescrimesqu’ilpourraitlespousseràcommettre,maisaussiunmoyende
subvertir, de déconstruire104 les discours normés tels que les discours journalistiques,
judiciaires et policiers. Ce faisant, elle faire apparaître leur propre nature construite et
arbitraire, prétendant s’appuyer sur des faits et la logique, mais perpétuant par leur
structurel’oppressiondesminoritésquel’autricedéfend.L’irruptiondelalittératuredans
102Ibid.,p.195-196.«L'utilisationde“lavérité”danslesromansetàleursujet—enpassantdelaréalitéàlafictiondanslesdifférentsmédias—estdoncdevenueunoutilpolitiquedirect,unespacepourparlerduréelquin'estpascontrôléparlesmêmesforcesquelesmédiasaudiovisuelscontemporains.MêmesiDurasafaitquelquesfauxpasdanslamanièredontelleainsérélalittératuredanslasphèrepubliqueetlesvraiscrimesdanssonmondelittéraire,elleareconnulaforced'explorerlaporositéentrelesdeux.»Jetraduis.103Traductionlibredelacitationprécédente.104 L’usagedumot«déconstruire»n’esticipasfortuit;ilmesembleeneffetquelasubversiondesdiscoursnormésparDurasetladisséminationdusensproduiteparsestextess’apparenteaugestedeladéconstructionque l’on retrouve chez Derrida. Dans son écriture, Duras décortique, critique et remanie les discoursinstitutionnelsqui ferment lesensdesévénements;Duraspropose«unautre texte»:«Ladéconstructionconcerned'aborddessystèmes.Celaneveutpasdirequ'ellemetàbaslesystème,maisqu'elleouvreàdespossibilitésd'agencementouderassemblement,d'êtreensemblesivousvoulez,quinesontpas forcémentsystématiques,ausensstrictquelaphilosophiedonneàcemot.[…]Ladéconstruction,c'estaussiunemanièred'écrire et d'avancer un autre texte» Entretien entre Jacques Derrida et Didier Cahen, «“Il n’y a pas lenarcissisme”(autobiophotographies)»,dansElisabethWeber,Pointsdesuspension.Entretiens,Paris,Galilée,1992,p.226.Unesimplenoteenbasdepageestinsuffisantepourdéveloppercetteidée—unmémoireentiernel’épuiseraitpas;tentonstoutdemêmeleurrapprochement,quiselonmoivautleprixélevéduraccourciiciemprunté.
40
lasphèrepubliqueparlebiaisd’ungrandquotidienfrançaiscréeprécisémentlemélange,la
«porosité»entrefaitetfictionquiredonnetoutesaforceaurécitlittéraire:
Ce qui fait scandale, et lamarque de son [celle deDuras] impudeur, semanifesteraient dansl’irrespect à l’égard des conventions qui circonscrivent les genres journalistique, artistique,littéraire,critique,politique.[…]Cetirrespectn’estpasdelaconfusion,ilrépondàunenécessitétrèsforte.Indistinctiondelafictionetduréel,quiréhabilitesionleveutlemythosgrec:laparole,lerécit,lediscoursoùsansdoutedansdestempsantiques,l’informationdevaitêtreindistinctedurécitentantquetel.FinalementonpourraitdirequeDurasremetsursonsoclelediscoursinformatif:au-delàdelaconfusionentrefictionetréalité,l’informationestd’abordunrécitquiaffirmelemédiateurcontrairementàsondénidanslesmassmedia[…].105
Carc’estbiendecelaqu’ils’agitici:undiscoursinformatif,quidénonce,quiexpliqueune
situation,maisaussiundiscoursqui«affirmesonmédiateur»;l’énonciationestbiencelle
deDuras,toutcommel’intimeconvictiondelaculpabilitédeChristineV.Cetteaffirmation
selitdansletexte(«Jeparleducrime[…]»,[S,p.58]),maisestaussiaccentuéeparl’équipe
de Libération, comme expliqué plus haut (mise en évidence du nom de Duras, texte de
contextualisationappuyantlecaractèrelittéraireetpersonneldutexte).Lamiseenavantde
la«médiatrice»desapropreparolequ’estDurasestpartieintégrantedesonengagement,
carelleassoitsalégitimitédanslasphèrepubliquesursapostured’auteure106préexistante
etsa«figured’intellectuelcritique107».Elleutilise lanotoriétéaccordéeàsaplumepour
fairedesonécritureungestepolitiquecontribuantàl’ensembledesonuniverspoétiqueet
descausespourlesquellesils’élève:
L’engagementpassionneldeMargueriteDurass’exprimedoncselondesprocédésassezcourantspour la rhétoriquede combat,qui surprennent surtoutpar rapportàune certainemesureduproposattendue,àcetteépoque,danslejournalisme.[…]L’originalitédeMargueriteDurasnesejoue pas tant dans les procédés employés que dans la manifestation d’une subjectivité trèsaffirmée, fondatrice d’une véritable “parole”, susceptible d’agir contre l’indifférence ou la
105AlainArnaud,op.cit.,p.572-573.106JérômeMeizoz,«“Postures”d’auteuretpoétique»,VoxPoetica,2004.107Marie-LaureRossi,op.cit.,p.241.
41
résignationpolitiquetransmiseselonlesrèglesdeneutralitépropresàl’informationdiffuséeenmasse.108
Larhétoriquedecombat,queMarie-LaureRossiremarqueicidanslaplupartdestextesdes
Duras, et en particulier dans ses textes journalistiques, se retrouve bien dans «Sublime,
forcémentsublimeChristineV.»:«Quandlaloiducoupleestfaiteparl’homme,elleenglobe
toujoursunesexualitéobligéeparl’hommedelapartdelafemme.Regardezbienautourde
vous […]» (S., p. 49). Poursuivant sa visée universalisante, elle enjoint ses lecteurs de
chercherlestracesducrimedansleurentourage,deréaliserquelesfemmesautourd’eux,
toutaussioppriméesque«sa»ChristineV.,pourraientdonnerlieuaumêmecrime,pourles
mêmesraisons,etêtretoutaussiinnocentes.Sonécriturelittéraireporteunautrediscours
surl’affairequeceuxdesmédiasdemasse,faussementneutres109,etengagesapropreparole
pours’élevercontrela«résignationpolitique».Cettefaçondeporterundiscourslittéraire
engagéparlebiaisd’unfaitdivers,d’unévénement,esttrèscourantedanslestextesdeDuras
(L’Amante anglaise, la plupart des textes d’Outside), et «Sublime, forcément sublime
ChristineV.»enestlamanifestationlaplusviolente,retentissanteetentendue:
L’événementiel est absorbé par un discours de l’être et de l’idée. Ce mouvementd’intellectualisationetd’universalisationdel’anecdoteestd’ailleurscequiapuprovoquerdescontresens de lecture, et par suite des réactions d’indignation. Car ce qui intéresseDuras estmoinsdedémontrerlaculpabilitédeChristineV.quedechercheràfonderparcetteculpabilitéundiscoursidéologiquequiluitientàcœur[…].110
Letextemanifesteainsiunethosengagéàsafaçon:pourDuras,lapriseenchargeducrime
108Ibid.,p.174.109AlexandraSaemmer,op.cit.110AnneCousseau,op.cit.,p.555.
42
deChristineV.etdeladouleurdetouteslesfemmesprisonnièresd’«uneexistencetoutà
faitartificielle»(S,p.48-49)estintimementliéeàlapratiquelittéraire,enplusderelever
d’unengagementpolitiqueethumain.Cetteappropriationn’estpossiblequeparlelittéraire,
par la création, qui gagne ici un sens transcendant et révélateur. Il est intéressant de
remarquerlaprévalencederéférencesaumythe,àlamagie,aumédiumniquedansplusieurs
études critiques au sujet de «Sublime, forcément sublime Christine V.» citées dans ce
mémoire;AnneCousseauavancemêmelanotionde«parolemythique»:
Si«muthos»signifieàl’origine«laparole»,ilyabiendanslediscoursmédiatiquedeDurasunedimension forte de parole, qui relève tout à la fois de la jouissance de la profération, de laconscienceduVerbe,etdel’appropriationpoétiqued’undiscoursapriorinonlittéraire.Àcettesignification originelle du discours mythique s’ajoutent celles du discours fondateur etallégorique.111
Partoutoù lacritique faitallusionàcediscoursmythique, l’onretrouve lasingularitéde
l’écriture de Duras, l’intuition, la magie, la divination qui font partie intégrante de la
souveraineté esthétique telle que définie par Menke. La médiation artistique des
problématiques au sujet desquelles Duras écrit lui permet de tenir un discours sur
l’événement,certes,maisaussideporterunrécitallégoriqueetmillénairesurlesfemmes
opprimées,undiscoursdedénonciationdesmédiasetdelajustice,undiscoursd’appelàune
certaine mobilisation, entre autres. Seuls le discours littéraire et sa teneur esthétique
peuventprendre en charge lesparadoxes engendréspar la cohabitationde cesdiscours,
mêmesidanscecasprécis,celanes’estpasfaitsansheurts.C’estcequesouligneDominique
Denès:
L’implicationcaractériseMargueriteDurasets’inscritfortementdanstoutesonœuvre.[…]Elles’abandonneàunepostureintuitiveetdivinatoire:jevois,jesais.[...]C’estparlapossessionde
111Ibid.,p.556.
43
l’écriture—ausensquasimagiqueduterme—queMargueriteDurasréalisesonhumanitéetc’estparl’engagementdansl’écriturequ’elleaccomplitsonengagement-conduite.112
Unengagementsimplementpolitiqueneconvientpas,oun’estnisuffisantniappropriépour
Durasàunpointaussiavancédesavieetdesacarrière:c’estparl’écriturequ’ellerépondà
laquestiondelaresponsabilitédel’écrivain.Deplussonécrituredanslesjournauxetses
nombreusesapparitionsdanslesmédiasaufildesannéesélargissentsonpublic,peut-être
attiréparlessortiessouventfracassantesdel’écrivaine.Ilnefautsansdoutepasnégligerla
consciencequ’aDurasdeladiffusiondemasseaccruequepeuventluiaccordersesprisesde
positionspolémiques:
Ainsisedessineraitunespécificitédel’engagementlittéraireàpartirdesannées1980qui,pourrépondre aux besoins du spectacle médiatique, nécessiterait de relever du scandale et de lapolémiqueafindesedistinguerdelaparoleplusmesuréede“l’intellectuelspécifique”[…].Dansce contexte, un auteur comme Marguerite Duras, relativement confiant dans sa capacité àmaîtriserleprocessusmédiatiquepouvaitcertainementsecroirecapabledefairepartageràsesconcitoyensunecertaineidéeduvivreensemble.113
Si, dans le casde «Sublime, forcément sublimeChristineV.», l’auteuren’apeut-êtrepas
autantmaîtrisé «le processusmédiatique» et n’a certainement pas réussi à généraliser
«une certaine idée du vivre ensemble», il reste que Marie-Laure Rossi souligne ici la
particularitédel’engagementlittérairedeDuraslorsqu’onleretrouvedanslesjournauxet
danslesmédias.
Cependant, l’engagement par l’écriture de Duras s’effectue aussi au-delà de ses
publicationsdanslesjournaux,marquantprofondémentsestexteslittérairesparusdansde
prestigieuses maisons d’édition et reconnus par la critique. Le discours littéraire, pour
112DominiqueDenès,«Lagageurepolitico-poétiquedeMargueriteDuras»,op.cit.113Marie-LaureRossi,op.cit.,p.251-252.
44
Duras,est leseulluipermettantdes’engagerpolitiquementselonsespropresconditions.
Lescontradictionset lepathos (enoppositionau logos) luinuisant tantdanssonactivité
journalistiquetrouventleurespacepropredansletextelittéraireetsontpleinementportés
parlateneuresthétiquedel’écriture.Durass’ypermetunengagementautre,entièrement
littéraire,entièrementdévouéà laconceptiondupolitiquequeportesonœuvre.Letexte
devientunespaceexpérimentaldeladestruction,portantratagesetfulgurances.
45
Chapitre2:Laparolelittérairede«Lamortdujeuneaviateur
anglais»,unetentativedevantl’intraduisible
«Est-cequ’onpouvaitvoirencorequelquechosedeça?Çavientàpeineàlapensée.Jen’aijamaispenséquejepouvaisécrireça.Çameregardait,moi[…].»
MargueriteDuras,«Lamortdujeuneaviateuranglais»
Dansl’undesesdernierstextes,Écrire,Durascontinuedeconsidérerletextecomme
unespaceexpérimental;aufildesaparoleetdesesmotssedéveloppesapensée,s’élabore
saréflexionsursesannéesd’écritureetsurlanaturedel’écriturelittéraire,surcequele
travail desmots luipermetde représenter.Onpeut y lire comment écrire luipermetde
répondreàla«nécessitéd’interrogerlasombrenuitdumondeetdel’humanité114»quila
regardepar-delà lesfenêtresdesamaisondeNeauphle.C’estaussidansce livrequel’on
peut voir comment l’écrit littéraire est aussi pour Duras un espace permettant
d’appréhender la représentation de l’événement de la mort, pour elle profondément
aporétique:«Cequ’il faudraitdire là, c’est l’impossibilitéderaconterce lieu, ici,etcette
tombe115».PourDuras,ilestàlafoisnécessaireetimpossibledereprésenterlamortetle
traumatisme;seullelittérairepermetdes’enapprocherauplusprès,seulcediscourspeut
êtretenduparl’aporiedelareprésentationetdesoninterdit.Lasouverainetédulittéraire
se déploie dans les textes d’Écrire d’une façon qui rend particulièrement apparente la
nécessité d’un engagement par l’écriture pour Duras. S’il faut absolument tenter de
114SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.122.115MargueriteDuras,«Lamortdu jeuneaviateuranglais»,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993,p.78.Àpartirdecettenote,lesréférencesàcetteœuvreseferontdansletexted’aprèslemodèlesuivant:(M,p.78).
46
représenterlamort,seulundiscoursesthétique,souverain,peutêtreporteurdelanégativité
àl’œuvredanslerécit,etilenvadoncdelaresponsabilitédel’auteuredeprendreàbrasle
corpslesdifficultésinhérentesàlareprésentationdetellesréalitéssouffrantesparl’écriture
littéraire.
Prenant la forme d’une réflexion circulaire autour de l’écrasement et de lamort
subséquented’unjeunesoldatbritanniqueàVauvilleaudernierjourdelaSecondeGuerre
mondiale,letexte«Lamortdujeuneaviateuranglais»montrebiencomment,pourl’autrice,
l’écrituredeladouleuretdelamortestrenduepossible,malgrétout,parlelittéraire.Dans
cetexte,Durasécrittoutenétanthantéeparl’impossibilitéd’écrirel’événement,cequilui
permet de développer son propos sur la douleur du deuil de ceux qui restent et sur la
disparition,biensouventinsenséeetviolente.Pourelle,unecertainevéritédeladouleurest
renduepossibleparl’écritureendonnantàvoirsamultiplicité,assemblantd’unfilrougeles
mortsprématuréesdujeunesoldatanglais,desonpropreenfantetdesonpetit frère.Ce
faisant, Duras s’approprie totalement le récit de lamort du jeune aviateur, allantmême
jusqu’àl’incluredanssonrécitfamilial,etreprenantjusqu’àsavoix, jusqu’àsesdernières
paroles.Commenousl’avonsvuprécédemment,ceprocédéestcourantchezDuras:
Durasdilatesapropreexistenceaupointdes’approprierl’existencedesautres[...].Elleenvientàdésignerlespersonnescommesespersonnages,pardesinitiales:ChristineV.Ellechercheàlesrameneràsonuniverslittéraire:reconnaîtreeneuxunfonddeparenté,glanerchezeuxdequoirencontrersasensibilité.116
116DominiqueDenès,«Lagageurepolitico-poétiquedeMargueriteDuras»,op.cit.
47
C’estbiencequiselitdans«Lamortdujeuneaviateuranglais»:W.J.Cliffel’aviateur«est
avanttoutunemblème,celuid’uneinnocenceàpleurer117»,cettemêmeinnocencequecelle
del’enfantdisparuetdupetitfrèremortloind’elle.
Pratiquedel’entretienet«énonciationprophétique»
CetexteestledeuxièmerecueillidanslelivreÉcrire;commeletexteéponyme,«La
mortdujeuneaviateuranglais»estlareprisedelatranscriptiond’unfilm-entretienréalisé
parBenoîtJacquotpourl’INA.En1993,entreTrouville,l’appartementparisiendeDuraset
Neauphle-le-Château,larésidencedel’auteure,lecinéastefilmedesmoyens-métrages,àmi-
cheminentrelefilmetl’entretien.Onyvoitl’auteureparler,maisaussidesimagesdelieux,
de campagne: il s’agit d’Écrire et de La mort du jeune aviateur anglais. Duras reprend
rapidementlamatièredecesfilmspourenfairedestextespubliéssousletitreÉcrire,etqui
comptentparmi les toutderniersde l’auteure,quidisparaît troisansplus tard.La forme
primairedel’œuvre,soitfilmique,parlée,soulèveicilenœudentrevoixetécritsisouvent
présentdanslesétudesdurassiennes:«[Duras]parl[e]commeelleécrit118».JoëllePagès-
Pindondéfinitd’ailleursÉcrirecommeun«livredeparoles» (d’après la terminologiede
GillesPhilippedelapréfacedelaPléiade)119.Parsonénonciationsiparticulière,sisemblable
àsonécriture—ouest-cel’inverse?—Durasproduitunepostured’auteureoùsemêlent
auteure, commentatrice, narratrice et personnage, brouillant les frontières entreœuvre,
entrevueetcommentaire:
117MyriamWatthee-Delmotte,«Lepoidsdesmorts»,Dépasserlamort.L’agirdelalittérature,Arles,ActesSud,2019,p.176.Watthee-Delmottesouligne,encitantDuras.118NoëlNel,«L’identitétélévisuelledeMargueriteDuras»,dansClaudeBurgelinetPierreDeGaulmyn,LireDuras,Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.592.119JoëllePagès-Pindon,«Lelivredit.Delavoixquis’exhibeàlavoixquifaitvoir»,op.cit.,p.268.
48
WithDuras,itisdifficulttomaintaintheusuallysecuredistinctionbetweenatextandanauthor’sparaphraseorcommentary,betweenwhatispresentedasfictionandwhatisclaimedtobetheorigin of that fiction in the author’s lived experience.At times self-consciously improvised, atothers ambitiously speculative,Duras’ interviews aremore like theatrical exercises in fiction-makingthantruth-telling;itisasthoughthediscourseofself-commentaryhasbecomeanendinitself, an after-hours extension to the writing, prolonging the work of the text rather thanclarifyingit.120
Savoixet saplume tracent lemêmeprojet littéraire, indissociables l’unede l’autredans
toutes ses prises de parole: tout découle de sa posture d’auteure, tout participe de
«l’écriture»desonœuvre.L’ethosdiscursifdeses textesestétroitement liéà laposture
qu’elleadoptedanslesmédias,danssesconduitespubliques,etdanssesfilms.Sa«poétique
delavoix[crée]uneremiseencausedescatégoriesdelareprésentationlittéraire—leréel
etlafiction,l’êtreetleparaître,l’écritetl’oral—commedelafigureauctoriale.121»Biensûr,
lasimplenotiond’ethosdiscursif,ancréeuniquementdanslediscoursportéparlesœuvres,
peutêtreétudiéedanslestextesdeDuras.Cependant,enparticulierdanslecasde«Lamort
dujeuneaviateuranglais»etd’Écrire,lapréexistencedel’œuvrefilmique(unfilm-entretien,
desurcroît)surl’œuvretextuelleimposed’unpointdevueméthodologiquel’inclusiondes
conduitesdel’auteureàl’extérieurdutexte,delamêmefaçonquedanslecasde«Sublime,
forcément sublime Christine V.» Le texte, bien que pouvant être analysé de manière
«stérile», sans tracer de liens vers l’auteure ou tout élément extérieur au texte, fait
pleinementsensdanslamesureoùl’onétudieaussisoncontextedepublicationetlaposture
120LeslieHill,«Imagesofauthorship»,op.cit.,p.18.«AvecDuras,ilestdifficiledemaintenirladistinction,habituellementplutôtévidente,entreuntexteetuneparaphraseouuncommentaired'auteur,entrecequiestprésentécommeunefictionetcequiestprésentécommel'originedecettefictiondanslevécudel'auteur.Tantôt improvisésconsciemment, tantôtspéculatifs, lesentretiensdeDurass'apparententdavantageàdesexercicesdefictionnalisationthéâtralequ'àdesrécitsdevérité;c'estcommesilediscoursd'auto-commentaireétaitdevenuune finen soi,unprolongementde l'écriture,prolongeant le travaildu texteplutôtquede leclarifier.»Jetraduis.121JoëllePagès-Pindon,«Lelivredit.Delavoixquis’exhibeàlavoixquifaitvoir»,op.cit.,p.263.
49
préexistantequeleslecteursconnaissentdeDuras.C’estpourquoi,danssoncas,ilestplus
justedeparlerdepostureplutôtqued’ethos,d’aprèsladistinctionqu’enfaitJérômeMeizoz:
l’ethosdésigneraitl’imagedel’inscripteurdonnéedansuntextesingulieretpouvantselimiteràcelui-ci[…].Desoncôté,lapostureréféreraitàl’imagedel’écrivainforméeaucoursd’uneséried’œuvres signéesde sonnom. [Cette formulation] rappelleque l’ethos s’originesur leversantdiscursif,alorsquelaposturenaîtd’unesociologiedesconduites.Eneffet, la«posture»dit lamanière dont un auteur se positionne singulièrement, vis à vis du champ littéraire, dansl’élaborationdesonœuvre.122
Sapositiondanslechamplittéraireainsiquesesconduitessontbienconnuesdesonlectorat,
maisnesontpaslaisséesauhasard,MargueriteDurasétant«agentopérateurdesapropre
représentation123»àchacunedesesinterventions.Renduereconnaissableparlepublicen
raisondesesnombreusesinterventionsdanslesmédias,savoixestporteusedelamême
parolelittérairequel’onretrouvedanssestextes:«Laparoletellequel’envisageMarguerite
Durass’apparenteàuneconceptionquasireligieused’unverbecréateur,quidonnetoutesa
vigueuràlacréationlittéraire124.»Cetteidéedetoute-puissanceduverbeassociéeàDuras,
qui se retrouve à travers la critique, gomme les distinctions apparentes entre la voix et
l’écriture, et accentue le caractère mythique du propos porté: «[dans] les exemples de
témoignagesreligieux,derévélationoud’attestationsacrale,ladissociationentreleparler
et l’écrirepeutdevenir trèsaigüe.125»Laproximitédureligieux (danssonsens lemoins
ecclésiastiquequisoit)etdusacréestremarquéepar lacritique,quivoiten l’écriturede
Duras«cellequiconstruitlerécitmythique,cettevoixétrangeethallucinéequisourdsans
cesseetquiestinscritedanssonlangage.126»Àpartirdesannées1980,etdanslecasqui
122JérômeMeizoz,«Cequel’onfaitdireausilence»,loc.cit.123NoëlNel,op.cit.,p.595.124Marie-LaureRossi,op.cit.,p.234.125JacquesDerrida,Demeure—MauriceBlanchot,Paris,Galilée,1998,p.46.126SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.122.
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nous intéresse ici précisément, son souffle incantatoire, «péremptoire et oraculaire127»,
renforcesapostureétabliededétentriced’unevéritéabsolue,affirmantsavision,effaçant
égalementsesinterlocuteurslorsdesesentretiens,quisetiennentalorsdevantellecomme
leslecteursdevantletexteimprimé.Savoixs’abîmantaveclesannéescontinuedeporterla
mêmevéhémence,lamêmevolontédefaireapparaîtrelelittéraire.JérômeMeizozreconnaît
d’ailleurslasingularitédel’énonciationdeDuras:
[L]e typed’énonciationprophétique, s’adossemesemble-t-ilàunmodèlemédiatiquement trèsdiffusé,celuideMargueriteDuras.Quandunauteurperformesontexte,unetelleincarnationesttout à la fois un acte énonciatif (un ethos, unevocalité, un ton) et un «effet dramatique» encontexte ritualisé. En outre, cette performance ritualisée signale une position dans le champlittéraire128.
IlestévidentquelaprisedeparoledeDuras,quecesoitdanslesmédiasoudanssesfilms,
est une « performance ritualisée», contribuant à accentuer le caractère sacré de ses
interventions et la valeur de vérité de son propos. Les films Écrire et Lamort du jeune
aviateuranglaismobilisentégalementcetteimageimpressionnanteprojetéeparl’écrivaine
déclamant son œuvre, assise dans sa maison de Neauphle-le-Château et dans son
appartement parisien, tous deux supports «de tout un pan de la mythologie
durassienne129».Malgré la présence hors champ de Benoît Jacquot, c’est principalement
Durasquel’onentend,etelleapresquel’airsurpriselorsqueJacquotserisqueàintervenir:
«Lesujetdurassienmonopolisel’autoritédeparole130».Marie-LaureRossiparlealorsd’une
«impressiondominante[qui]estdonccelled’unecertaineviolence,d’unraptdelaparole,
127NoëlNel,op.cit.,p.593.128JérômeMeizoz,«“Écrire,c’estentrerenscène” :lalittératureenpersonne»,COnTEXTESRevuedesociologiedelalittérature,février2015.Ici,MeizozcompareDurasàChristineAngot.129Marie-LaureRossi,op.cit.,p.183.130AnneCousseau,op.cit.,p.548.
51
pouruneentreprisedeséductionsommetouteassezefficace,maisquin’enrestepasmoins
autocentrée.131»LavoixdeDurasdevientunprolongementdesa«figureautoritaire132»,
servantsaproprepoétique.Cetteassurancedéclamatoire,cettecertitudedetoutautantfaire
œuvreparlaparolequeparl’écritoulefilm,confèreunevaleurpresqueépistémologiqueà
sondiscoursoraletlittéraire,donnécommevéritable:
Le discours durassien est un «discours constituant» au sens ou l’entend Maingueneau, [und]iscours fondateur, qui impose sa force de résonance dans l’instant présent comme à unemémoire future, et énoncé par un sujet autoritaire, tels sont effectivement les éléments quidéfinissentlecaractèreoraculairedelaparoledurassienne.133
D’ailleurs,AnneCousseau,dansletextecitéprécédemment,nes’attardepasàladistinction
entrediscoursécritetparlé,citantelle-mêmeDuras:«Iln’yapasdedifférenceentreceque
jedisdanslesinterviewsetcequej’écrisengénéral134».Sonénonciation,àlafoistextuelle
etvocale,portedoncaussiunengagement littéraireaussibienquandelle s’adresseàun
interlocuteurprécisetàsonpublicquelorsqu’elleportesesidéesdansuntextelittéraire.
Parsonsouffle,parsonpropostravaillé,etparlemélangeentrematièrelittéraireetprises
depositionsdansdiversesaffairespubliques,Durascréeunengagementparlalittérature.
Deuil,paroleetécriture:letémoignage
Malgrélacorrespondanceentrelaversionparléeetlaversionécritede«Lamortdu
jeuneaviateuranglais»,ilrestequecesdeuxitérationsprennentplacedansunetemporalité
différente;letempsdelaparoleetletempsdel’écriturediffèrent.CommedanslecasdeLa
douleur,surlequelnousreviendronsauchapitresuivant,Durasasoigneusementretravaillé
131Marie-LaureRossi,op.cit.,p.98-99.132Ibid.,p.99.133AnneCousseau,op.cit.,p.550.134LucePerrot,«MargueriteDuras»,Au-delàdespages,TF1,3juillet1988.
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son texte avant de le publier. Par exemple, Duras gomme les références explicites à la
religion, telles que«Je n’ai jamais été émue par lamoindre cérémonie catholique135» et
«C’estpeut-êtrelanaissanced’unculte136».Ilenestdemêmepoursabrèveréférenceau
communisme,elleaussiabsentedutextepublié:«Jesuisrestéecommunistetusais.Onle
restetoujours.137»Ceretraitdesréférencesàlareligionetaucommunismelorsdupassage
àl’écritmontreledésirdeDurasderecentrersonpropospolitiquedanscetexte,denepas
diviserl’attentionquipourraitêtredonnéeàladouleurdudeuil.Cen’estpaslareligionou
le communismequi sont en jeudans ce texte,mais «la guerre» (M, p. 68) et lamort, et
surtoutleuruniversalité:«Àl’originedetoutçailyavaitdésormaiscequelqu’un-làetcet
enfant-là, mon enfant, mon petit frère, et quelqu’un d’autre, l’enfant anglais. Pareils.»
(M,p.64). Duras alors «enveloppe ses morts d’un voile de deuil tissé d’imaginaire
mythifiant138»,démultipliantsesdeuils:«Remainsareindistinct,butmourningisunique.
As such, however, it will be doubled: and so the mourning for Duras’s ‘petit frère’ is
accompaniedbythatforW.J.Cliffe.139 »
Defaçonplusattendue,touteréférenceàlaprésencedeBenoîtJacquot,ainsiqueses
répliques dans l’entrevue, ont été omises:« Tu vois140», «tu sais141» et ses quelques
interventionsdisparaissent.Leréalisateurlaissealorsplace«Àtoi,lecteur»(M,p.57),etle
texte devient alors un monologue. Évidemment, certaines formulations plus orales sont
retouchées,certainesinformationsimprécisessemblentavoirétévérifiéesentrel’entretien
135BenoîtJacquot,Lamortdujeuneaviateuranglais,Institutnationaldel’audiovisuel,1993,36’,00:33:00.136Ibid,00:32:43.137Ibid,00:33:24.138MyriamWatthee-Delmotte,op.cit.,p.176.139MartinCrowley,op.cit.,p.156.«Lesrestessontindistincts,maisledeuilestunique.Entantquetel,ilseracependantdoublé:ledeuildupetitfrèredeDurasestdoncaccompagnédeceluideW.J.Cliffe.»Jetraduis.140Ibid,00:31:01.141Ibid,00:33:25.
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etlapublication.Méritecependantd’êtreremarquéecetterépliquedeDurasdanslefilm:
«Jedisquejenepourraispasl’écrire,etpeut-êtrequejenepeuxpasl’écrire.C’estpossible
ça.Parcequejenecroispasqueçapuissepasser,auxautres.Lerécitpeut-êtredavantage.
Ce n’est pas un récit, d’ailleurs, c’est un fait.» Le sentiment de l’impossibilité d’écrire
l’événementprécèdedoncl’écritureetDurasreconnaîtunecertainesingularitéàl’histoire
qu’elletentederaconter.Ladifficulté,ladélicatessedetransmettrele«fait»delamortdu
soldatdevingtansfaitannonceràl’autricequel’écriturenevapasdesoi,ilnes’agitpasd’un
simplerécit.Toutefois,l’écritureabeletbienlieumalgrétout,etcepassageneseretrouve
pasdansletextefinal.Enmettantletexteàl’écrit,Durastravailleàl’encontredecequ’elle
avaitannoncé;
L’expériencerelatéeetsonmodederelationsontdoncceuxd’unetransgression:l’être,enporte-à-fauxaveclui-même,s’approched’unepartdevéritéintimequ’ilpeineàénoncer,dansunrécitenporte-à-fauxavecsonpropreobjet,hermétiqueàlareprésentationdirecte,quis’exprimeenseprojetantdansleslieux,lesobjets,lesmouvementsextérieurs,lesdétailsmatériels.142
LatransgressiondécriteiciparBlanckemanrejointlatransgressiondesespropresréserves,
maintesfoissoulignées,qu’effectueDurasenécrivantletexte,maismêmedéjàententantde
raconter l’événement de la mort du jeune aviateur. Le texte porte en lui-même cette
consciencedesonimpossibilité:«J’aivouluécriresurluil’enfantanglais.Etjenepeuxplus
écriresur lui.Et j’écris,vousvoyez,quandmême, j’écris»(M,p.66).Durasnousprendà
témoindevantcetteécriturequi ladéborde,commesisongested’écritureétaitplus fort
qu’elle, hors de son contrôle. Elle nous prend à témoin,mais devient elle-même témoin,
écrivant malgré tout l’événement de la mort du jeune aviateur anglais dont le tragique
142BrunoBlanckeman,LecturesdeDuras,Rennes,PressesUniversitairesdeRennes,coll.«DidactFrançais»,2005,p.17.
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demande qu’on en témoigne. Cependant, sous la plume deDuras, le témoignage devient
forcémenttrahison;ellen’apasassistéàl’événement,maiselleenvoit,enentendlestraces
danslevillage:«J’aivuquelesarbresétaientencorenoirs»(M,p.63),«j’aientenduque
desenfantsontchanté:“Jamaisjenet’oublierai.”Pourtoi.Seul.»(M,p.64)
À ces observations s’ajoute aussi une invention littéraire de l’événement. Duras
s’approprie lavoixdumort,bafoue lavéracitédurécitdescirconstancesdudramedans
laquelleellesedrapepourlégitimersontémoignage:«Jesaisquecen’estpasunrécit.C’est
unfaitbrutal,isolé,sansaucunécho.Lesfaitssuffiraient.Onraconteraitlesfaits.»(M,p.66)
Cependant,sonécriture,bienqu’ellemetteenscèneunecertainevaleurdevérité,setrahit
nécessairement, ajoute, omet, invente, montre une vérité autre, celle de la possibilité
testimonialedelalittérature:
Sicettepossibilité [de la littérature]qu’il [le témoignage]semble interdireétaiteffectivementexclue,siletémoignage,dèslors,devenaitpreuve,information,certitudeouarchive,ilperdraitsafonctiondetémoignage.Pourrestertémoignage,ildoitdoncselaisserhanter,ildoitselaisserparasiterparcelamêmequ’ilexclutdesonforintérieur,lapossibilité,aumoins,delalittérature.C’estsurcettelimiteindécidablequenousallonsessayerdedemeurer.Cettelimiteestunechanceetunemenace,laressourceàlafoisdutémoignageetdelafictionlittéraire,dudroitetdunon-droit,delavéritéetdelanon-vérité,delavéracitéetdumensonge,delafidélitéetduparjure.143
CesmotsdeDerridacristallisentcequiestenjeudans«Lamortdujeuneaviateuranglais»,
maisaussidansLadouleur,voiredans«Sublime, forcémentsublimeChristineV.»:pour
Duras,c’estparlapossibilitédelalittérature,pardesrécitsparasitésparlemythe,quele
texte littéraires’approche leplusétroitementde larévélationdutémoignage. L’écriture,
parasitée par la fiction, donne à voir le caractère inépuisable de l’événement dont elle
témoigne.Durasmetenscènesafidélitéauxfaits,etinsistesurl’importanced’uneécriture
143JacquesDerrida,Demeure—MauriceBlanchot,op.cit.,p.31.
55
sansinvention:«Écrireparledehors,peut-être,ennefaisantquedécrirepeut-être,décrire
leschosesquisontlà,présentes.Nepaseninventerd’autres.N’inventerrien,aucundétail.
Nepasinventerdutout.Nepasaccompagnerlamort.»(M,p.69)Elleimaginemêmeune
écriture pure144 et rêvée qui serait la seule à pouvoir témoigner ; cependant, l’invention
littéraireestbienprésenteetrévèleaumoinsunepartiedessensmultiplespouvantêtre
tirésdesfaits.
Documenterlessourcesdumythe
En effet, force est de constater que Duras ne met pas réellement en pratique le
témoignagerigoureuxetfactuelqu’elleannonce:«Tantdansl’entretienquedansletexte
qui en découle, ce n’est pas une enquête objective qui s’observe, mais une élaboration
imaginairequimetaujournontantdesfaitsquelavéritédesadouleur145».PourDuras,
l’écritureparvientàdireautrechosequelesfaitsbruts,cedonttémoignesondésirdefaire
livremalgrélesréservesqu’ellemetenscène,malgrélesécartsqu’elleeffectue.Cesécarts
nenuisentpasàlavéracitédurécit:aucontraire,ilsinscriventlamortdujeunesoldatdans
unrécitpluslarge;«Créantdumythe,doncdel’universalité,laromancièrerejointaussile
ritedusoldatinconnu146».Durasentretienttoutefoisparsonécritureunsoucideréalisme,
bienqu’elleletrahisseaussitôt.Quoiqu’ilensoit,unegarantiederesterprèsdefaitssemble
doncêtredemisepourparlerdumort.D’ailleurs, ce soucide respectde lamémoireest
144 Dans un autre texte du livre Écrire intitulé «Le nombre pur», Duras explore aussi les possibilités dereprésentationparleschiffresetlesnombres:«Ici,l’histoire,çaseraitlenombre:lavéritéc’estlenombre.[…]Lavéritéceseraitlechiffreencoreincomparé,incomparabledunombre,lechiffrepur,sanscommentaireaucun,lemot.»CetexteexemplifielaprévalencedusoucideDurasdetrouverunlangageappropriépourlareprésentationderéalitéstropénormespourêtreexprimées.MargueriteDuras,«Lenombrepur»,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993,p.113.145MyriamWatthee-Delmotte,op.cit.,p.175.146Ibid.,p.177.
56
également évoqué par Duras à propos du petit Gregory Villemin, a posteriori, dans une
entrevueavecChristineOckrent,oùellerecentresonrécitetsonaffectsurlepetitdisparu147.
La fidélité apparente aux faits historiques ou facilement vérifiables se veut un gage de
respectetdecirconspection.Onretrouvenotammentceprocédédanslespreuvesvisuelles
fourniesparlefilmLamortdujeuneaviateuranglais,oùl’onnousmontrel’église,latombe
de W. J. Cliffe et la campagne environnante. On y voit même Duras se promenant aux
alentours.L’écritaalorsd’autantplusvaleurdevéritépuisqu’ilestaccompagnéd’images
s’arrimantparfaitementàsonpropos,dumoinsaupremierregard.Duraslégitimed’ailleurs
saparoleenexpliquantlaprovenancedel’histoiredujeuneaviateurparsesconversations
aveclesgensduvillageoulavieillegardiennedel’église,dontonsous-entendqu’ilsontété
témoins de l’événement. Dans le film, lorsque les mots «gardienne de l’église» sont
prononcés, on peutmême voir une vieille femme, parlant, peut-être la source-même du
récit…Durasnedécouvrepasl’existencedelatombeparunrécithistorique,parunregistre,
oumêmeparsapropreobservation,maisplutôtparlesvoixdeshabitantsduvillage,parla
légendeambiante:«Jenel’aipasvuetoutdesuite,cettepierre[latombe].Jel’aivuequand
j’ai connu l’histoire.» (M, p. 58) Comme l’explique Simona Crippa, pour Duras, lemythe
révèlelesensduréel;
Assurément,lafictionquibrouillelesfrontieresdureel,estunmoded’observationdumonde.L’articulation entre le poetique et l’enchaınement de faits, est un processus qui permet decomprendrelacomplexitedelarealiteatraverslatransformationdelamatieresensible148
Lapreuvevisuelleestaussiphotographique:àplusieursreprises,Durasfaitmentiondela
possibilitédecapterautrementlesfaits:«Onpourraitphotographierlatombe.Lefaitdela
147«InterviewdeMargueriteDurasàproposdel’affaireVillemin»,LeSoir,France,France3,3février1993.148SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.114.
57
tombe.Dunom.»(M,p.77)Elleseprésentecommenteffectuantunesimpletransmission
desfaits,maisceux-cisonttroublés,brouillésparsoninterprétation.Silaphotographie,ici,
représente un rapport documentaire au réel, l’écriture effectue bel et bien une
«transformationdelamatièresensible» ;souveraine,ellen’estpastenuedeseplieraux
mêmesobligationsetgarantiesquelesautresdiscours(ici,laphotographieavancéecomme
preuvehistoriquedevientdiscours).Aussitôtsesprincipesderéalismeénoncés,Durass’en
écarte,commeilestpossibledelevoiraveclavisitedelapierretombale.Filmée,donnéeen
preuveincontestable,elleestlasourcedutexte:«Jeparledulivreunefoisécrit.[…]Partir
delatombeetallerjusqu’àlui,lejeuneaviateuranglais.»(M,78-79)Pourtant,mêmecequi
estgravédanslapierreestdéjàtrahiparl’écriture.L’exerguedulivreÉcrirevacommesuit:
«JedédiecelivreàlamémoiredeW.J.Cliffe,mortàvingtans,àVauville,enmai1944,àune
heure restée indéterminée149». L’allusion à l’heure indéterminée dénote une précision
documentaire,l’auteurerevendiquantparlàl’exactitudedesfaitsqu’elleprésente.Or,dans
le filmde Jacquot, commesurdes images facilement accessibles aujourd’hui150, la tombe
indiqueledécèsdujeuneaviateurendatedu22août1944.Dèsl’exergue,donc,laréécriture
prend le pas sur le pacte de vérité associé au témoignage. De la même façon, l’écriture
littérairepermetàDurasdes’approprier lavoixdu jeuneaviateur.Elle franchit lepaset
témoignepourlui,saparoledevenanttoutaussiréellequelescrisdedouleurpoussésparce
dernieren1944,qu’elleentendàtraversl’histoireluiétantracontéeparles«paysans»(M,
p.64).Ellemetdesplaintesdanslabouchedumort:«Lamortlongueàvenir,et,ladouleur
149MargueriteDuras,Écrire,op.cit.,p.9.150Voirnotamment:AnneEdwards,«Cliffe,WilliamJoseph»,TheWarGravesPhotographicProject,enligne,<https://www.twgpp.org/photograph/view/2302536>, consulté le 3 juin 2019. Ainsi que «Vauville», LesbatteriesduMontCanisy,enligne,<http://www.mont-canisy.org/vauville_510.htm>,consultéle19mai2019.
58
ducorpsdéchiréparl’acierdel’avion,lui,ilsuppliaitDieudelefairevitemourirpourluine
plussouffrir.»(M,p.68)Àpartirdecequ’elleconnaîtdes faits,qu’ellenousrapporte, la
parolelittéraireluipermetd’entremêler,deremodeler,decomblerlestrousdurécit:
Sonregardsurlemondeexterieur,epouseralamaniereindirectedelerapporter:elles’interesseainsiausous-jacentdufait,acequipeutetrerecueilliacote:temoignagesetcommentairessontdeslorsfeconds,larumeurfaitpartiedelaconceptiondutexteparcequ’elleestforcecreative.151
Cesinstantsdelamort,inventés,ontaumoinslemérited’êtreaccompagnésparl’écriture,
et par les lecteurs, à qui le récit est destiné: «C’est ça, l’écrit adressé, par exemple à toi
[lecteur]dontjenesaisencorerien.»(M,p.57)Cetaccompagnementdanslamort,rendu
possibleparlelittéraire,montrelepouvoird’évocationdecedernier,ausensleplusprèsde
sonorigineétymologiquereliéeàlavoix.
Unmortpeutencacherunautre;paraboleetarchétype
D’autresélémentsdufilmainsiquedutexteindiquentjustementunehiérarchisation
desdiscours,Durassemblantaccorderunevaleurplusgrandeàceuxneserattachantpas
auxfaits,ouàunevaleurhistoriqueouornementalequelconque.Defait,Durasdécritainsi
l’églisedeVauville:«L’égliseesteneffettrèsbelleetmêmeadorable.Àsadroiteilyaun
petitcimetièreduXIXesiècle,noble,luxueux,quirappellelePèreLachaise,trèsorné,telle
unefêteimmobile,arrêtée,aucentredessiècles.»(M,p.58)Cependant,cequil’intéressera
leplusestàunpointtotalementopposé:«C’estdel’autrecôtédecetteéglisequ’ilyale
corpsdujeuneaviateuranglaistuéledernierjourdelaguerre.Etaumilieudelapelouse,il
yauntombeau.Unedalledegranitgrisclair,parfaitementpolie.»(M,p.58)Lecontraste
151SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.117.
59
entre la «fête immobile» et le dépouillement et la solitude de la tombe du jeune soldat
indique la singularitédudeuilportéde ce côtéducimetière.C’estunemortparticulière,
tenueàl’écartdesmortsordinaires,unemortd’exception,unemblèmepourleshabitants
deVauville: «Levillageestdevenu levillagedecetenfantanglaisdevingtans. Il enest
commeunesortedepureté,unluxedelarmes.»(M,p.75)Ilappartientaumythe,auritedu
soldatinconnu,commelacitationdeWatthee-Delmottel’indiqueplushaut.Ilenestdemême
pourcepassage,quiindiqueaulecteurlàoùlalittératuresetrouve:
ToutautourdeVauvillecesontdetrèsvieuxcheminsd’avantleMoyenÂge.C’estsurquoionafait des routespournousmaintenant. Le longdeshaiesmillénaires, il y a les routespour lesnouveauxvivants.C’estRobertGallimardquim’aapprisl’existencedetoutceréseaudespremierscheminsdelaNormandie.Despremièresroutesdeshommesdelacôte,lesNord-Men.
Ilyasansdoutebeaucoupdegensquiauraientécritl’histoiredesroutes.Cequ’ilfaudraitdirelà,c’estl’impossibilitéderacontercelieu,ici,etcettetombe.Maisonpeutquandmêmeembrasserlegranitgrisetpleurersurtoi.W.J.Cliffe.(M,p.78)
Plusieurs choses sont à noter dans cet extrait. L’importance n’est pas accordée aux faits
historiques,à l’histoiredeshommes,niaux«nouveauxvivants».Lenœudde l’extrait se
situeplusloin:«Ilyasansdoutebeaucoupdegensquiauraientécritl’histoiredesroutes.
Cequ’ilfaudraitdirelà,c’estl’impossibilitéderacontercelieu,ici,etcettetombe.»Ceslignes
montrent oùDuras situe sa propreparole dans le récit. Elle ne se considèrepas comme
faisantpartiedesgensquiauraientécritl’histoiredesroutes,aussiintéressanteetancienne
soit-elle.L’impératifde«cequ’ilfaudraitdirelà»reposeailleurs,àl’écartdesconnaissances
historiques ou archéologiques, dans l’aporie: il est impératif de faire quelque chose
d’impossible, donc Duras le tente malgré tout. Pour elle, la mort du jeune aviateur est
soustraiteauxconsidérationshistoriques,etexistedansunetemporalitéautre,aporétique,
posant problème à l’écriture et distinguant sa démarche de «ce que beaucoup de gens
auraientécrit».Cemêmeespritétaitdéjàprésentdanslefilm:
60
Àsixkilomètresdelà,àBeaumont-en-Auge,unvillageroyal,superbe,surlehautd’unecolline.Maisjem’enfouscomplètement.L’écriturelà-dedans,laparole,si,àlarigueur,maisl’écriturelà-dedans,elleestinaccessiblejecrois.Onpeuttoujoursessayer,maisellenesertpas.Commesionn’enavaitpasbesoin.152
Lepointd’intérêtprincipaldelarégionseraitlesuperbevillagedeBeaumont-en-Auge,mais
cen’estpascedernierquiretientsonattention,quiméritelatentatived’êtreraconté.On
peut aussi lire les doutes qu’entretient à ce moment l’auteure quant à la possibilité de
représentationdel’événement,àcequepeutporterl’écriturecomparativementàlaparole.
Si l’existence du texte écrit indique déjà une certaine réflexion sur la possibilité de la
représentationdelamort«illimitée»(M,p.81)dujeuneaviateur,onpeutmêmelireque
l’écritdevientnécessaire,quelsqu’aientétélesdoutesprécédentsàcesujet:
S’iln’yavaitpasdeschosescommeça,l’écrituren’auraitpaslieu.Maismêmesil’écriture,elleestlà,toujoursprêteàhurler,àpleurer,onnel’écritpas.[…]C’estçal’écriture.C’estletraindel’écritquipasseparvotrecorps.Letraverse.C’estdelàqu’onpartpourparlerdecesémotionsdifficilesàdire,siétrangèresetquinéanmoins,toutàcoup,s’emparentdevous.(M,p.80)
L’écriture pour Duras ne porte donc pas sur les choses triviales ou ayant une valeur
décorativeouhistorique;«Écriresurtout,toutàlafois,c’estnepasécrire»(M,p.74).Écrire
réellement, au sens ou l’entend Duras, c’est tenter d’écrire ce qu’il est impossible de
représenter,soitici,ledeuiletlamort:«writingisboundalwaystostrain,nevertobreak
free, to continue, in its painful inadequacy. That writing is here [in «La mort du jeune
aviateuranglais»] impossibleallowsitnotranscendentalrelief:thereis just—awkward,
exhausted — accompaniment.153» Un accompagnement du lecteur, qui découvre cette
152BenoîtJacquot,Lamortdujeuneaviateuranglais,00:24:16.153MartinCrowley,op.cit.,p.182.«L'écritureesttoujourssoumiseàdestensions,elleneselibèrejamais,ellecontinue,danssadouloureuseinsuffisance.Quel'écrituresoitici[dans“Lamortdujeuneaviateuranglais”]impossible ne lui procure aucun apaisement : le texte ne peut être qu'un accompagnement maladroit etépuisé.»Jetraduis.
61
douleurgrâceautextequeDurasenfait,maisaussiunaccompagnementdanslavieetla
mortdujeunesoldatparlareconstitutionpartielledel’événementdansl’écriture.Durasle
représentecommeunenfantjoueuretinnocent:«C’étaientlesderniersjoursdelaguerre
mondiale.Ledernier,peut-être,c’estpossible.Ilavaitattaquéunebatterieallemande.Pour
rire.Comme il avait tiré sur leurbatterie, lesAllemandsavaient répliqué. Ilsont tiré sur
l’enfant.Ilavaitvingtans.»(M,p.59)Durasreconstitueégalementl’identitéetlephysique
dujeunesoldatpourlefairecorrespondreàl’idéed’unejeunesseidéalisée,romantique:«Je
levoyaispartout,l’enfantmort.L’enfantmortdejoueràlaguerre,dejoueràêtrelevent,à
êtreunEnglishdevingtans,héroïqueetbeau.Quijouaitàêtreheureux.»(M,p.68)Encore
unefois,lavision,l’apparitionavaleurdevérité,commedanslecasde«Sublime,forcément
sublimeChristineV.»L’enfantfauchédanslafleurdel’âgeapparaîtàDuras,maisaussiàson
lecteurgrâceàsonévocationimagée:«Décrirec’estrendrevisible[…]etdoncdonneràvoir
cequiestjugécommedigned’êtrevu.154»Cesonteneffetlesélémentslesplussusceptibles
d’inscrire le jeuneaviateurdans lemythequisont«vus»parDuras,ceuxquien fontun
personnagedeparabole,uneprolongationdeson«énonciationprophétique».Eneffet,par
sa confrontation de l’aporie ainsi que par son souci de donner à voir des situations
intolérables, l’écriture de Duras sa rapproche souvent de la parabole, qui possède,
contrairementàl’allégorie,unepartdesecretetdetrouble:
Les commentateurs [ont souvent fait de la parabole] un élément de pédagogie, soit en lacomprenantcommeunecaptatiobenevolentiae,soitenyvoyant lamarquedufameux«secretmessianique»,quipréservelarévélationpuisquetousn'ontpasl'espritpourlarecevoir.[…]Ainsia-t-on justifié les anomalies de certaines d'entre elles, telles celles qui mettent en scène despersonnagesimmoraux[…].C'estdecettefaçonaussiquel'onaopposélaparaboleàl'allégorie,quiseraituneconstructionpointparpointcomparative.155
154AndréGardies,«Décrire,dit-elle?»,dansClaudeBurgelinetPierreDeGaulmyn,LireDuras,Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.433.155Henri-JacquesStiker,Parabole,religion,EncyclopædiaUniversalis,2020.p
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Ilmesemblequec’estdevantlemêmemouvementdurécitquel’onseretrouveàlalecture
de«Lamortdujeuneaviateuranglais».L’écrituredeDurassefaitparabole,transfigureune
anecdotedel’histoireenrécitmythiquepourmieuxdonneràvoirlestensionsdontelleest
porteuse sans la simplifier ou la résoudre, abritant les paradoxes et secrets à l’œuvre.
L’auteurenousdonneàpenserenconfrontantseslecteursàl’injusticeetlasouffrancedu
jeunemortinnocentsacrifiéaudernierjourdelaguerre,dontl’insouciancefaitsigneàIcare:
«Jetevoisencore:toi.L’Enfantmême.Mortcommeunoiseau,demortéternelle.»(M,p.68)
Endevenantarchétype,sonhistoired’innocentmortdansl’absurditédelaguerrepeutalors
s’incarner dans d’autresmorts, d’autres deuils: «Cette vérité intime est essentiellement
subjective.Carunmortpeutencacherunautre.156»C’estprécisémentcequiseproduitdans
letexte:«Etaussibienilauraitétéunsoldatfrançais.OuunAméricain.»(M,p.70)Etcela,
enplusdedédoublerledeuildel’enfantmortetdepetitfrère,commesoulignéplushaut.On
peut aussi lire dans le décès du jeune soldat un écho d’un épisode relaté dans le texte
précédant «La mort du jeune aviateur anglais», le texte «Écrire», dans lequel Duras
témoigne des derniers moments d’une mouche agonisant dans sa maison. Cette mort,
pareilleàtouteslesautresbanalesmortsdemouches,devientcependantsignificativepar
l’attentionqu’yapportel’auteure,parletémoignageprécisqu’elleenfait:
C’estbienaussisil’écritamèneàça,àcettemouche-là,enagonie,jeveuxdire:écrirel’épouvanted’écrire.[…]Çaluidonnaituneimportanced’ordregénéral,disonsuneplaceprécisedanslacartegénéraledelaviesurlaterre.[…]Vingtansaprèssamort,lapreuveenestfaiteici,onparled’elleencore.157
156MyriamWatthee-Delmotte,op.cit.,p.176.157MargueriteDuras,Écrire,op.cit.,p.41.
63
Lamortreliedoncl’aviateur,lamouche,l’enfant,lefrère,etlesrenvoieàunefincommune.
Cependant,lerécitdeleurdisparition,l’entréedansunetemporalitémythiqueoffertepar
l’écrituredeDuras les lie réellement, les transformeenarchétypesdistinctspeuplant les
parabolespoétiquesdel’auteure:«Deathreducestheuniqueindividualtoatypicalfate[…].
Inasmuchasthistypicalitytakesplaceinparticularcases,however,itremainshauntedby
individuality158».Privésdanslamortdeleurindividualité,elleleurestrestituéeparlerécit;
sielleestabsorbéeettransfiguréeparl’écriture,leurexistenceesttoutefoisprolongée,et
sonsens,disséminé.
Singularitéetmythe,dansle«doublerapportdeproximitéetd’écart»
Onretrouveégalementdanscetexteleprocédérécurrentdansl’écrituredeDurasde
l’insertiondelapossibilité,del’usageduconditionnel.Sansaffirmer,sansdéclarer,le«peut-
être»permetàl’autricederespectersapromessed’uncertainréalisme,toutenprojetantle
lecteurdansunimaginaireparmomentslyrique,faisantsigneaurestedesonœuvreetàses
thèmesdeprédilection.Undesexempleslesplusfrappantsdansletexteestceluiduvieillard
anglais,seulétrangeràvenirvisiterlatombedujeuneaviateur.Sesvisitessontattestées,et
il est connu des villageois. Toutefois, après avoir renforcé l’apparence de véracité par le
kilométrage exact entre le village et les plages du débarquement («On est à dix-huit
kilomètresdelaplageduDébarquement.»[M,p.70]),Duras,immédiatement,s’approprieà
nouveaulerécitparl’inventionlittéraire:«Levieuxmonsieuranglaisleuravaitparlédecet
enfant,cevieuxmonsieurn’étaitpaslepèredecetenfant,l’enfantétaitorphelin,ildevait
158MartinCrowley,op.cit.,p.156.«Lamortréduitl'individuuniqueàundestintypique[...].Danslamesureoùcettetypicitétouchedansdescasparticuliers,ellerestecependanthantéeparl'individualité.»Jetraduis.
64
êtresonprofesseur,oupeut-êtreunamidesesparents.Cethommeaimait cetenfant-là.
Autantquesonfils.Autantqu’unamantpeut-êtreaussi,quisait?»(M,p.70)Demanière
très surprenante, Duras ajoute soudain un pan entier à l’invention légendaire autour du
jeuneaviateurdontelleneconnaîtpourtantquelatombeengranitgris,commeellenousle
rappelle à de nombreuses reprises. Le souci de vraisemblance, bien queménagé par les
marqueursd’hésitationestbienmalmené.Lecontrasteestfrappant.Pourquoiintroduireces
interrogations,àquelmomentsurviennent-ellesdansl’émotionendeuilléequel’auteuredit
ressentir?Lesinclure,sanslesaffirmer,permetàl’auteurededévierdusoucideréalisme
qu’ellemetenscène,etainsidedavantageancrerlamortdujeuneaviateuranglaisdansson
propre imaginaire. Son écriture apparaît d’aborddans l’évidencematérielle de la tombe,
maislavéritéestsouterraine,invisible:«Partirdelasourceetlasuivrejusqu’àlaréserve
desoneau.Partirdelatombeetallerjusqu’àlui,lejeuneaviateuranglais.»(M,p.78-79)Le
textecreuselerécit,aurisquedefaireapparaîtred’autressens,qui,s’ilsontleurplacedans
lemythe,necorrespondentpasauxfaitshistoriques:
Durasnerevelepaslaveritesurlesfaits,nilarealitedelaviolence,elleretravaillelaviolencecommepourreveniraumeurtreprimordial[…].Elleserattacheainsi a lamemoireouverteetcommunedelamythologieparsonactivitedecreateurd’histoires.Savoixfugitive,saparolevive,songoutde l’invention,des leurresetdesmiragestoujoursrenaissants, laplacentresolumentdanslemythequeDetiennedesignecommele«lieufortapproprieauxparolessubversives,auxhistoiresabsurdesetmisesaurebut».159
Lasignificationnecoulepasdesourceàlavuedetous:lerécitestcomplexifié,troublé,etla
véritésetrouveraitenamontdelamortdujeuneaviateur,dansune«mémoireouverte»
desrécitsprimordiauxquelalittérature,souveraine,peutinvoquer.
159SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.121.
65
Le texte oscille entre les détails soigneusement vérifiés, censés lui conférer une
légitimitéetmarqueruncertainrespectdevantlemort,etl’inventiontotaledes«paroles
subversives».Ceglissementde l’unà l’autreestparticulièrementapparentdans l’extrait
suivant:
Jevoudraisraconterlecérémonialquis’estcrééautourdelamortdujeuneaviateuranglais.Jesais certains détails: tout le village a été concerné, il a retrouvé une sorte d’initiativerévolutionnaire.Jesaisaussiquelatombeaétéfaitesansautorisation.Quelemairenes’enestpasmêlé.QueVauvilleétaitdevenuunesortedefêtefunèbreautourdel’adorationdel’enfant.Unefêtelibredepleursetdechantsd’amour.(M,p.71)
Ilestparticulièrementaiséd’observericilesprocédésàl’œuvreici,effectuantleglissement
verslafictionetlelyrisme.L’extraitcommenceparl’expressiondudésirprofondderaconter
lecérémonial:ellepourrait le faire,grâceàcertainsdétailsqu’ellenousprésente,qu’elle
connaît.Rapidement,l’écritures’emballe,sesphrasesnesontplusprécédéespardesgages
de vérité, et le paragraphe s’achève dans une description de l’événement correspondant
plutôtàdesfunéraillesdionysiaques.Durasfaitdoncminedenousprésenterdesfaits,alors
qu’immédiatement,elleglissedanslelittéraire,faitrécitàpartirdecequ’elleapprend.De
façonplusviolenteencore,enplusdefairerécit,ellefaitœuvre.Elleintègrelamortdujeune
aviateuranglaisdanssonœuvrelittéraire,ellel’inscritàmêmesonmythepersonnel.Ceci
estparticulièrementévidentàlalecturedupassageévoquantlafiguredelamendiante:
ÀVauville,lamémoireduchantdelamendiantemerevient.Cechanttrèssimple.Celuidesfous,detouslesfous,partout,ceuxdel’indifférence.Celuidelamortfacile.Ceuxdelamortparlafaim,celledesmortsdesroues,desfossés,àmoitiédévorésparleschiens, lestigres, lesoiseauxdeproie,lesratsgéantsdesmarais.(M,p.66)
Lamendianteestunpersonnagequel’onretrouvedèsUnbarragecontrelePacifique,puis
dansLeVice-ConsuletIndiaSong,etquin’aderaisond’êtredans«Lamortdujeuneaviateur
anglais» que comme signe de l’imaginaire qu’elle évoque, mais aussi comme indice du
66
procédéd’écritureàl’œuvre.Elleouvreunefenêtresurunautrepandelamisèrehumaine,
certeséloignédeVauville(oul’onnetrouveguèredetigresouderatsgéants)maissurtout
rappelleuneautrefigure«réelle»incorporéedansl’œuvredurassienne,celled’unefemme
mendiante ayant abandonné son enfant auprès de la famille de l’autrice. Avec cette
mendiante indochinoise, l’auteure a déjà effectué «la transformation d’une personne en
personnage,lepassagedelaréalitéaumythe,letravaildel’imaginairequiextirpelevécudu
carcand’unefaussefidélitéauxêtresetauxchoses,telsqu’ilsétaientcensésexisterdansune
vie antérieure à celle du livre.160» C’est à travers lemêmeprocessus d’inclusiondans le
mythe littéraire que Duras travaille William Joseph Cliffe, dont le nom est réduit à ses
initiales,rappelantainsiChristineV.,ouencoreLeravissementdeLolV.Stein.Laréférenceà
lamendianteestd’ailleursajoutéeenrétrospective,aumomentde lamiseen textede la
matièredufilm,commeplusieursréférencesauxrivières,àlaforêt,faisantéchoàd’autres
textesdeDuras161:«Restelaforêt,laforêtquigagneverslameràchaqueannée.Toujours
desuie,noire,prêtepourl’éternitéàvenir.»(M,p.70)Cesmotifstrèscommunsdansles
textesdeDurasindiquentlecaractèrelittérairedutexte,ettendentdesliensintertextuels162
vers les autres textes fictionnels de l’auteure. Le souci de réalisme, s’il est présenté par
l’auteurecommeuneconditionàlareprésentation,laissedoncplace,immédiatementaprès
sonénonciation,àl’invention,aumythepersonnel,àlafiction.Ilapparaîtdoncimportant
pourl’auteuredemarquerlasingularitédelaparoleaunomdumort,commeunecaution,
160AlietteArmel,«Duras|DelamendianteàChristineV,leserrancesfémininesdeM.Duras»,remue.net,mars2006.161Surl’importancedelaforêtpourDuras,voirMichellePorte,LeslieuxdeMargueriteDuras,Paris,ÉditionsdeMinuit,coll.«Minuitdouble»,no83,2012[1977],p.26-31.162RolandBarthesdéfinit l’intertextualitécomme«tout le langage,antérieuretcontemporain,quivientautexte, non selon la voie d'une filiation repérable, d'une imitation volontaire, mais selon celle d'unedissémination-imagequiassureautextelestatut,nond'unereproduction,maisd'uneproductivité.»RolandBarthes,Théoriedutexte,EncyclopædiaUniversalis,1974.
67
maislesprécautionsqu’elleannonceneserontpassuiviesetletexteparticipepleinement
desonuniverspoétique.Cepassagedusingulieraumythe faitbasculer le jeuneaviateur
dans«unétatoral,ouvertàl’appropriationdelasociété,caraucuneloi,naturelleounon,
n’interditdeparlerdeschoses.163»Duraseffectuealorsunmouvementendeuxtemps:elle
absorbel’histoiredujeuneaviateuranglaispourenfaireundesespersonnages,etdecefait,
letransformeenarchétypeayantvaleurd’exempleetd’identification.Celaplacesonlecteur
ousalectricedevantnonseulementl’aporiedelareprésentationdelamort,mais l’inclut
aussidansunquestionnementsurlasouffrancesingulièreetcollective:
Duras’s emphasis on themetonymicmultiplication of suffering argues not that survivors areuniquelyrestrictedtoafragilityofidentity,butthatweareall,openedbyourinclusioninchainsofsuffering, torethinkour identityon thebasisofsuch fragility,preciselyso that thespecificsufferingofthevictimsoftraumashouldnotbereduced,limitedtosomethinginwhichwearenotallintimatelyimplicated.164
Parsonrecoursaumythe,Durasétendlesensd’unseuldestinpourenfaireuneparabole
surlamort,engageantainsisonécrituredansunetentativededonneràvoiràseslecteurs,
dans«undoublerapportdeproximitéetd’écart[…]qui[les]inciteàsequestionner165»,le
lientroubleetparadoxalquileslieaujeuneaviateuretauxvictimesdedrameshistoriques.
Aporiedelaparabole:«voilerendévoilant»
L’aporie qui apparaît structure le texte. Le lecteur, la lectrice se fait sans cesse
rappelerlecaractèreirreprésentabledurécitqu’onluimetpourtantsouslesyeux:
163RolandBarthes,Mythologies,ePUB,Paris,Seuil,2014[1957],p.188.164MartinCrowley,op.cit.,p.162.«L'accentmisparDurassurlamultiplicationmétonymiquedelasouffrancesoutientnonpasquelessurvivantssontuniquementlimitésàunefragilitédel'identité,maisquenoussommestous,interpelésparnotreinclusiondansdeschaînesdesouffrance,enjointsàrepensernotreidentitésurlabasedecettefragilité,précisémentpourquelasouffrancespécifiquedesvictimesdetraumatismesnesoitpasréduite,limitéeàquelquechosedanslequelnousnesommespastousintimementimpliqués.»Jetraduis.165SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.119-120.
68
J’aivouluécriresur lui l’enfantanglais.Et jenepeuxplusécriresur lui.Et j’écris,vousvoyez,quandmême,j’écris.C’estparcequej’enécrisquejenesaispasqueçapeutêtreécrit.Jesaisquecen’estpasunrécit.C’estunfaitbrutal,isolé,sansaucunécho.Lesfaitssuffiraient.Onraconteraitlesfaits.(M,p.66)
Cetiraillemententrepossibilitéet impossibilitéd’écriredevant lamortdujeuneaviateur
traversetoutletexte,allantjusqu’àremettreenquestionlestatutdel’écrit:«Celivren’est
pasunlivre.Cen’estpasunechanson.Niunpoème,nidespensées.Maisdeslarmes,dela
douleur,despleurs,desdésespoirsqu’onnepeutpasencorearrêterniraisonner.»(M,p.74)
L’écritpourraitdoncnepasêtrelivre,maistransmettrel’émotionbrute:«MargueriteDuras
[se]revendiqueducampdespleureuses,desfemmesduvillagequiontrecueillietposéla
dépouillemortelledel’enfantdanslatombe.166»Onnepeutréduirel’écritureàunobjetou
uneœuvre;l’écritdevientémotion,devientpleurs:
LedramequeracontetoutrécitdeDurasdevientceluidelavoixquitentedelefaireexister,quitentedefaireparlercellequisedérobeaudicible.Lapuissancedefascinationdecetévénementhorscadrepassedoncdanslamatièremêmedesmotsquilenommentmalhabilement.167
Maismalgrél’indicibledesémotionsetladifficultédel’écritureàlesreprésenter,letexteest
là,lelivreestentrenosmains:l’aporiedevantlaquelleseretrouvelelecteurfaitpartiedu
proposde«Lamortdujeuneaviateuranglais»,etdevientunmoyentextueldepermettrela
lecturedel’impossibilitédudeuil:
Theseinsistanttextualtwistsstrivetocapturetheparadoxesofdeathandmourning,inwhichaunique loss is made uniquely painful by the dissolution of the loved individual into theindistinctionofdeath. […]Uniquenessand typicalitybecome inextricably interwoven,and themourner(here,thenarratingvoiceofÉcrire)switchesfromonetotheother,unabletolayhergriefineither.168
166MyriamWatthee-Delmotte,op.cit.,p.177.167DominiqueRabaté,«Paradoxesduromanesque»,dansBernardAlazetetChristianeBlot-Labarrère(dir.),MargueriteDuras,Paris,ÉditionsdeL’Herne,coll.«CahierdeL’Herne»,no86,2005,p.146.168MartinCrowley,op.cit.,p.156.«Cestorsionstextuellesinsistantess'efforcentdesaisirlesparadoxesdelamortetdudeuil,dans lesquelsuneperteuniqueestrendueuniquementdouloureusepar ladissolutiondel'individuaimédansl'indistinctiondelamort.[...]L'unicitéetlatypicités'entremêlentinextricablement,etla
69
Alorsquelavoixnarrativenousprésenteaudépartletextecommeunehistoirequel’onva
nousraconter(M,p.57),forceestdeconstaterquel’onseretrouvedevantuntextequiporte
uncertaindiscoursessayistique,occupantpleinementsaplacedansunrecueilportant le
titreÉcrire.Eneffet,ilnes’agitpassimplementd’unrécit,maisbiend’unepartieintégrante
del’artpoétique169deDuras;danscetexte,elleécritaussisurl’impossibilitédel’écriture,
tout en lamettant à l’œuvre. L’écriture littéraire serait donc, pour Duras, définie par la
tentativedeseconfronteràl’aporiedelareprésentationdelasouffrance:«L’écrituredela
littérature,c’estcellequiposeunproblèmeàchaquelivre,àchaqueécrivain,àchacundes
livresdechaqueécrivain.Etsanslaquelleiln’yapasd’écrivain,pasdelivre,rien»(M,p.82).
Laparoleproprementlittéraire,pourDuras,impliquedoncnécessairementdeseconfronter
àl’intraduisible,àcequiposeunproblèmeéthiqueparsareprésentation:
WhatistrulyexcessiveinDuras’swritingisitsawkwardness,itsconstantworryingatjustwhatsortofwritingcouldbepossibleinthefaceofethicalextremity.Durasworkswiththedesperate,exhaustedmovementsofourethicalexperience,andkeepsthesometimesexorbitantattempttowritealongsidethisexperiencegoing, to insist thatwedonot turnawayfromtheunbearabledemandswhichconfrontusatthelimitsofourethicallife.(Althoughthisinsistentprovocationmayresultinpreciselynothing.)170
L’écrituresurlamorttellequ’ellelaconçoitseraitdoncforcémentaporétique,énonçantle
respect de l’altérité tout en effectuant une appropriation complète de celle-ci. Il serait
nécessairededonneràvoir,autraversd’uneparaboledontlesensdoitêtredéplié,lamort
personneendeuil(ici,lavoixnarratived'Écrire)passedel'uneàl'autre,incapablededéposersondeuildansl'uneoul'autre.»Jetraduis.169SimonaCrippa,«MargueriteDuras :“L’écritured’unlivre,l’écrit”»,Diacritik,26avril2017.170MartinCrowley,op.cit.,p.289.«Cequiestvraimentexcessifdansl'écrituredeDuras,c'estsamaladresse,sonsouciconstantdesavoirquelgenred'écriturepourraitêtrepossiblefaceàuneextrémitééthique.Durastravailleaveclesmouvementsdésespérésetépuisésdenotreexpérienceéthique,etpoursuitunetentativeparfoisexcédéed'écrireparallèlementàcetteexpérience,pourinsistersurlefaitquenousnedevonspasnousdétourner des exigences insupportables qui nous confrontent aux limites de notre vie éthique. (Bien queprécisément,cetteprovocationinsistantepourraitnejamaisaboutir).»Jetraduis.
70
insenséed’un jeunehomme, et cettenécessité subordonnerait les réservesque l’auteure
semble éprouver, ou dumoins qu’ellemet en scène. En effet, dans ce texte, l’auteure ne
défendpasunelibertésansbornesdel’écriture,niuneconceptionabstraitedel’artpour
l’art.Elleinscritàmêmesontextelesbalisesquiluipermettentparailleurs«[…]deselaisser
parasiterparcelamêmequ’il [letémoignage]exclutdesonfor intérieur, lapossibilité,au
moins,delalittérature.171»L’auteureinsistesurladifficultéd’abordersonsujet,s’interroge
explicitement,àmêmeletexte,surlesmodalitésdesareprésentation,etl’écrituredéploie
des stratégies rhétoriques afin de faire adhérer le lecteur ou la lectrice au récit, afin
d’atténuerlaviolencedel’appropriationdurécitdel’autre.Parexemple,l’auteuretraceà
quelquesreprisesunrapprochemententrelejeuneaviateuranglaisetsonpetitfrèrebien-
aimé,mortpendant laguerreduJaponetenterrésoi-disantdansunefossecommune.Ce
faisant,elleattirel’attentionsurlecontrasteentrelamortd’unejeunessecélébrée,portée
parunvillage,etlamortd’unjeunehommeseul,sanssépulture.L’aviateuranglais,étranger,
semble alors favorisé dans le récit et lamort devant l’injustice et la violence universelle
dénoncéeparletexte,contrairementaujeunefrèredel’auteure:
Paulo[lepetit frère]étaitmort, luisanssépultureaucune. Jetédansune fossecommunepar-dessuslesdernierscorps.Etc’estunechosesiterribleàpenser[…].Pourlejeuneaviateuranglais,cen’étaitpaslecaspuisqueleshabitantsduvillageavaientchantéetpriéàgenoux[…]autourdesatombe[…]toutelanuit.(M,p.61-62).
Enprivantsonfrèredeveilléefunèbre172,legested’appropriationdurécitdel’aviateurpar
l’auteuresembleminimisé,puisquelamortdujeunePaulo,quiappartient,elle,àsapropre
171JacquesDerrida,Demeure—MauriceBlanchot,op.cit.,p.31.172JeanVallier,biographedeMargueriteDuras,indiquequ’aucontraire,lesfunéraillesdujeunefrèreduDurassesonttenuesencathédraledeSaigon,cequicorroborel’hypothèsequelamentiondefossescommunesdanslerécitnesertquedecontrepiedauxfunérailles,trèsancréesdansleriteetlemythe,del’aviateuranglais.JeanVallier,op.cit.,p.615.
71
vieintimeetàsonrécitfamilial,s’estfaitedansl’indifférence.Écrirelamortdujeunesoldat
anglaisdevientjustifié,puisquesaproprehistoirenesuffitpasàmobiliserl’imaginairedu
mythe:«Là,ilyaplusquePaulo[lefrère].Pourqueçadeviennetellementpersonnel,cette
mortdujeuneaviateuranglais,ilyaplusquecequejecrois,moi.»(M,p.62)Lerécitde
l’écrasement et de la veillée de l’aviateur devient le prétexte à partir duquel penser
l’absurditéetlaviolencedelaguerre,alorsquelamortdufrèreetdel’enfantmort-néétaient,
elles,enapparenceinsuffisantesoupeut-êtreencoretropdouloureuses(«Çameregardait,
moi,etnonpasleslecteurs.»[M,p.63])pourainsidevenirlepointdedépartd’uneparabole,
permettantalors«devoilerendévoilant173»:
Durascouldnotwrite/rightherbrother’sdeath[…],orherson’s,exceptaroundthegraveofayoungsoldierkilledbywar,anirrationalforceexternaltoherwhichtestifiesandnamesinhistorywhatliteraturecannottellwithoutshameorguilt,douleuranddespair.[…]theaviator’sdeathisinscribednotonlyinahistoricalpast,butalsointheinternalpresenceofmyth[…].174
L’écriture énonce l’universalité de la mort, mais ne parvient pas à se débarrasser de
l’absurditédeladisparitiond’unenfant:«N’importequellemort,c’estlamort.N’importe
quel enfant de vingt ans est un enfant de vingt ans. Ce n’est plus tout à fait lamort de
n’importequi.Çarestelamortd’unenfant.Lamortden’importequic’estlamortentière.
N’importequic’esttoutlemonde.»(M,p.64)L’inclusiondecesmortsdanslafictionestune
tentative de leur restituer du sens et de tenter de comprendre leur absurdité, tout en
préservantleursingularitémalgréunefincommune.Lesajoutsfaitsaposterioriautexte,
173Henri-JacquesStiker,op.cit.174MechthildCranston, «Motherof theLivingDead:MargueriteDuras»,Dalhousie French Studies, vol. 55,2001,p.124.«Durasn'apuécrire/réglerlamortdesonfrère[...],oucelledesonfils,qu'autourdelatombed'un jeune soldat tué par la guerre, une force irrationnelle extérieure à elle qui témoigne et nommedansl'histoirecequelalittératurenepeutracontersanshonteouculpabilité,douleuretdésespoir.[...]lamortdel'aviateurs'inscritnonseulementdansunpasséhistorique,maisaussidanslaprésenceinternedumythe[...].»Jetraduis.
72
quecesoientlesfragmentssurlefrère,oulesréférencesintertextuellesàd’autresdeses
textes,commelamentiondelamendiante,montrentqueDurasaretravaillésamatièrede
manièreàl’inscriredavantagedanslemythe,maisaussidansl’ensembledesonœuvreen
enamplifiantlateneuresthétiqueetpolitique.
Versune«écrituredunon-écrit»:auxlimitesdelareprésentation,leslucioles
Sil’onpeutretracerlesmodificationsfaitesparDuraslorsdupassageàl’écritdeLa
mortdujeuneaviateuranglaisafind’observercequeletextemetdecôtéetcesurquoiil
insiste,ilesttoutaussirévélateurdesepenchersurlamatièredéjàprésentedanslefilmet
qui non seulement a été conservée dans l’écriture, mais dont le sens a été enrichi et
augmenté.LesréflexionsdeDurassurlanaturedel’écriture,parexemple,sontprésentes
toutau longdufilm. Vers la toute finde l’entrevue,alorsqu’elle traceunparallèleentre
émotionetécrit,onpeutlirelessourcesdelapenséedeDurassurl’écriturequiseretrouve
enconclusionde«Lamortdujeuneaviateuranglais»:
Cesontdesémotionsdecetordre,trèssubtiles,trèsprofondes,trèscharnelles,aussiessentielles,et complètement imprévisibles, qui peuvent couver des vies entières dans le corps. C’est çal’écriture.C’estletraindel’écritquipasseparvotrecorps.Letraverse.C’estdelàqu’onpartpourparlerdecesémotionsdifficilesàdire,siétrangèresetqui,néanmoins,toutàcoup,s’emparentdevous.(M,p.80)
Danscetextrait,ilestmanifestequepourl’auteure,l’écritestlaseulefaçond’exprimerces
émotionsprofondesetfondamentales,quinepourraientaffluerdanslelangageparunautre
moyen. L’écriture devient alors un révélateur qui «s’empare» de l’écrivain— et de son
corps—, lui donnant un lieu à partir duquelmédiatiser ces émotionsmentionnées dans
l’extrait.Enmobilisantlesémotionsfortesettroublesquesuscitel’événementdelamortdu
soldatanglaisetenremontantà leursourcedans l’intimitéde l’auteure, le texteestdoté
73
d’une portée dépassant le discours historique ; le littéraire subvertit et problématise ce
dernier,l’opposeàlamort,àlamémoire,audevoirdetémoigner.Ilmetenscènesonpropre
échec,sapropreimpossibilitédefairelivre,etcefaisant,ildémontrel’inadéquationdetout
discours devant un tel événement, des registres historiques jusqu’aux inscriptions
funéraires:
Thewritingofhistoricaltraumasomehowsustainsitselfinitsownimpossibility.Thebookthatwrites themourning imposedby theeventattempts— impossibly—toevade its inadequatestatusasanykindofliterature[…].Recordingsuffering,writingrecordsitsowninadequacy;itmay,even,predictitseventualeclipseinfavourofthepainitstrugglestoaccompany.175
Eneffet,Durasimaginedanssontextelaformetextuellequi,ellepourraitprendreencharge
cerécitdanslefutur,pourraits’«éclipser»devantladouleur:«Ilyauraituneécrituredu
non-écrit.Un jour ça arrivera.Uneécriturebrève, sans grammaire, uneécrituredemots
seuls.Desmotssansgrammairedesoutien.Égarés.Là,écrits.Etquittésaussitôt.»(M,p.71)
S’ilestintéressantderemarquerqueDurastentedes’approcherdecetteécritureidéaledans
cetextrait,ilrestequ’encoreunefois,ellesoulignel’inadéquationdel’écriturelittérairesous
saformeactuelle,qui,inévitablement,resteuneécritureporteused’aporie.L’énumération
desqualitésnécessairesàuneécrituredunon-écritfaitressortirencreuxcequiachoppe
dans l’écriture littéraire telle queDuras la pratique. Le style, la grammaire, la pérennité
deviennent superflues, ostentatoires devant l’événement. La nature même de la parole
littéraireestinterrogée:sicettedernièrevajusqu’àdevenirporteusedelavoixdesmorts,
peut-elleparallèlementpoursuivreunbutesthétique?Commenousavonspuenpartiele
175MartinCrowley,op.cit.,p.181.«L'écrituredutraumatismehistoriquesemaintientenquelquesortedanssapropreimpossibilité.Lelivrequiécritledeuilimposéparl'événementtente,sanssuccès,desesoustraireàson statut inadéquat de littérature [...] En écrivant la souffrance, l’écriture ne peut qu’écrire sa propreinsuffisance.; elle peut même prédire son éventuelle subordination à la douleur qu'elle s'efforced'accompagner.»Jetraduis.
74
lireplushaut,pourDuras,«Celivren’estpasunlivre.[…]Maisdeslarmes,deladouleur,des
désespoirs qu’on ne peut pas encore arrêter ni raisonner. Des colères politiques fortes
comme la foi en Dieu. Plus fortes encore que cela. Plus dangereuses parce que sans
fin.»(M,p. 74) L’écrit,malgré son insuffisance,malgré des effets esthétiques, s’engage à
porterles«colèrespolitiques»,ladénonciationdesinjusticesdevantlesquellesilsetrouve.
Cela faitdoncpartiedumanifested’écrituredeDuras,qui critiquede surcroît les autres
écrivains qui ne se confronteraient pas à cette impossibilité d’écrire malgré tout, qui
éviteraientsimplementl’aporiesidifficileàporterdansl’écriture:«Ilyasouventdesrécits
ettrèspeusouventdel’écriture.»(M,p.79)Endisqualifiantainsilesautresrécitsneprenant
pasàbraslecorpslesdifficultésdereprésentationinhérentesàleurstextes,ellefaitdeleurs
auteurs des «écrivants176» ne pouvant aspirer à être réellement écrivains, puisqu’ils
refusentlequestionnementincessantdeleurproprelangage:
[…]surcentlivres,ilyenaquatre-vingt-quinzedontonpeutdirequ’ilsrelèventdelalittératured’information. Ilyenacinqpourcentàpeine,etc’estencoreunmaximum,quirelèventde lalittérature et dans lesquels s’opèrent ce passage, cette transgression innommable— au senspropreduterme—indéfinissablequ’onappellel’écrit.177
On retrouve ici la proximité entre l’écriture de Duras et la possibilité de l’engagement
littérairetellequel’envisageBarthes: l’«action[del’écrivain]est immanenteàsonobjet,
elles’exerceparadoxalementsursonpropreinstrument:lelangage178».Lavraieécriture
littéraire,pourDuras,portecettetension,s’engagedanslatentativedereprésentation.Par
sonéchecinhérent,onretrouveicilanégativitécaractéristiquedel’engagementdeDuras:
InDuras’suniverse,thenotionthatartmightsaveusisnolongeraviableoption,thisarthavingproveditselfoverandovereitheruselessorcomplicitinthefaceofthehorrorsofthiscentury.
176RolandBarthes,«Écrivainsetécrivants»,op.cit.,p.151.177MargueriteDurasetFrançoiseFaucher,«Interviewdu11avril1981»,dansSuzanneLamyetAndréRoy,MargueriteDurasàMontréal,Montréal,LeséditionsSpirale,1981,p.45.178RolandBarthes,«Écrivainsetécrivants»,op.cit.,p.148.
75
And thepoliticalversionsof this faith, Sartreanengagement, forexample,or socialist realism,receivenothingbutscornfromthe laterDuras, forwhomtheysimplyfail tonoticetheemptygrandeurofunworkingpropertowriting.Whatisleft,then,forawriterwhononethelessrefusestogiveupontheideaofherworkasinsomesenseengaged?Neitheractivenorisolated;bothintransitiveandurgentlyconcerned:whileshemaynotbeabletosaveusbyherwork,Durasnonetheless […] implicates this work in our efforts to make it through the mess of ourunredeemedworld.179
CesmotsdeCrowleyfont,eux,ressortirlefosséentrel’engagementlittérairetelqueconçu
par Sartre et celui pratiqué par Duras. Pour Duras, le texte littéraire n’est pas sauveur,
libérateur,maisporteurd’undiscoursàentendremalgrétoutdansunmondeimpossibleà
racheter. Son engagement littéraire ne sauvera pas le monde en ruine, mais en
accompagneralatraversée,feraentendreuneparolenerelevantpasdusavoir,nidel’espoir,
mais plutôt d’une résistance ayant fort à voir avec les «lueurs passantes dans les
ténèbres180»desluciolesdeGeorgesDidi-Huberman:«Parcequ’ellesnousenseignentque
la destruction n’est jamais absolue–fût-elle continue–, les survivances nous dispensent
justementdecroirequ’une“dernière”révélationouunesalvation“finale”soientnécessaires
ànotreliberté.181»L’horizondutexte,eneffet,neselitpasdanslavictoire,danslafinde
touteguerreoudanslamémoirerecueillie,maisplutôtdansunmélangepessimisted’amour
et de négativité, ne faisant du texte qu’un signe, qu’une tentative, qu’unmouvement de
l’émotiondevantletragiquedel’événement.SiDurasécritunamourtotalisant:«Etpuisun
jour—surtoutelaterreoncomprendraquelquechosecommel’amour»(M,p.81),cen’est
179MartinCrowley,op.cit.,p.292.«Dansl'universdeDuras,l'idéequel'artpuissenoussauvern'estplusuneoptionviable,celui-cis'étantavéréàmaintesreprisesinutileoucomplicefaceauxhorreursdecesiècle.Lesincarnationspolitiquesdecettefoi,l'engagementsartrien,parexemple,ouleréalismesocialiste,nereçoiventqueduméprisde lapartdeDuras,pourquiellesnemontrentpas lagrandeurvidede l'inactionpropreàl'écriture.Quereste-t-ildoncàunécrivainquirefusenéanmoinsderenonceràl'idéequesonœuvreestenquelquesorteengagée?Niactiveniisolée,intransigeanteeturgente:siellenepeutpasnoussauverparsontravail,Durasn'enimpliquepasmoinssontravaildansnoseffortspournoussortirdudésordredenotremondesansrédemption.»Jetraduis.180GeorgesDidi-Huberman,Survivancedeslucioles,Paris,Minuit,coll.«Paradoxe»,2009,p.92.181Ibid.
76
pas un amour salvateur et porteur d’espoir, mais bien un amour mémoriel, endeuillé.
L’engagementdutextenes’inscritpasdanslatentativedefairevoirunamourcrééautour
dumort,maisplutôtdeprendrecelui-ci enexempleafindeprévenirque toutespoirest
superfludevantlamortd’unenfantmythiquequi,lui,neressuscitepas182:
L’écroulementsilencieuxdumondeauraitcommencécejour-là—celuidel’événementdecettemort si lente et si duredu jeuneAnglais […].Ona suquedorénavant il était inutiled’encoreespérer.Celapartoutsurlaterreetàpartirdeceseulobjetd’unenfantdevingtans,decejeunemortdeladernièreguerre[…].(M,p,82)
Unsortsicruel,unedouleursivive,contaminenttoutelatemporalitéàvenir,etindiquent
qu’encemonde,inutiled’espérerunquelconqueapaisement.L’écriturelittérairedeDuras
est ce qui lui permet de médiatiser toute une part de réel qui échapperait à la
compréhension;unesimpletombedegranitgrisn’estpassuffisantepouraccomplirunréel
devoirdemémoire:«Cequ’ilfaudraitdirelà,c’estl’impossibilitéderacontercelieu,ici,et
cette tombe.» (M, p. 78) Le discours littéraire porte cette nécessité de la représentation
malgré tout,et lacritiquedes textesquineserisquentpasà la tenter.C’estenverscette
nécessitéqueDurass’engage,refusantlestatutd’écritureàtouttexteévitantl’indicible.Pour
elle,l’écriturelittérairenepeutqu’êtreengagée,sinon,ellen’estquerécit.Lalittératuredoit
sefaireluciole,accompagnerladernièresurvivancedecequinepeutsurvivre.Toutefois,de
ladouleuretdel’écriture,l’unesurvivraàl’autre,etl’écrivain,unjour,épuiseratoutesles
tentatives:«Et puis un jour, il n’y aura rien à écrire, rien à lire, il n’y aura plus que
l’intraduisibledelaviedecemortsijeune,jeuneàhurler.»(M,p.82)L’inscriptiondujeune
aviateurdanslemytheneleramènepasàlavie,maisprolongesonexistence,dansletemps
182Letexteestporteurd’un imaginairechristiqueparticulièrementévident lorsdesdescriptionsde l’avionécrasé,perchéenhautd’unarbre,quirappellelesimagesduChristencroix,jusquedanssesappelsàDieupourcesserdelefairesouffrir.
77
etdanslasignification.Siladouleuretletragiquesontintraduisibles,indicibles,ilestalors
dudevoirdel’écritured’échoueràlesreprésenterjusqu’aubout.
78
Chapitre3:Réécriture,paratexteetlittératuresouveraine
dansLadouleur«Lemot “écrit” ne conviendrait pas. Jeme suis trouvéedevant des pages régulièrement pleines d’une petiteécritureextraordinairementrégulièreetcalme.Jemesuistrouvéedevantundésordrephénoménaldelapenséeetdusentimentauquel jen’aipasosétoucheretauregarddequoilalittératurem’afaithonte.»
MargueriteDuras,«Ladouleur»
DanslestextesdeDuras,l’écrituredonnelieuàcequ’ilestimpossibledereprésenter
parailleurs,àlafaillitedelapenséedevantladésolationetlaviolenceextrêmes.Ladouleur,
recueil de textes paru en avril 1985 (quelquesmois avant «Sublime, forcément sublime
ChristineV.»),estpeut-êtrelemeilleurexempledanssonœuvredel’inscriptionàmêmele
texte littéraire de cette faillite de la pensée. La précarité de la légitimité du témoignage,
l’appropriationdurécitetlareprésentationd’unedouleurinsenséepréfigurentlesthèmes
etlesévénementsabordésdans«Lamortdujeuneaviateuranglais»,maisexplorentaussi
le rapport désabusé aux discours traditionnels de la connaissance et la spécificité de la
souffrance associée à la condition féminine que l’on peut lire dans l’article sur Christine
Villemin.
DesarmoiresbleuesdeNeauphleauxarchivesdel’IMEC:unepratiquedelaréécriture
Commelesdeuxautrestextesdenotrecorpusprincipal,letextedeLadouleurnese
livrepasàsonlecteurousalectricesanssemettreenscène.Abondammentcitéedansles
étudesdurassiennes,lapréfacedeLadouleurinstalleletextecommeuntémoignagedirect,
79
sansretouche,desjoursd’attentede«RobertL.»,lemaridelanarratricedéportédansun
campdeconcentration:
J’airetrouvécejournaldansdeuxcahiersdesarmoiresbleuesdeNeauphle-le-Château.Jen’aiaucunsouvenirdel’avoirécrit.Jesaisquejel’aifait,quec’estmoiquil’aiécrit,jereconnaismonécritureetledétaildecequejeraconte, jerevoisl’endroit, lagared’Orsay, lestrajets,maisjenemevoispasécrivantceJournal.Quandl’aurais-jeécrit,enquelleannée,àquellesheuresdujour,dansquellemaison?Jenesaisplusrien.[…]Lapremièrefoisquejem’ensoucie,c’estàpartird’unedemandequemefaitlarevueSorcièresd’untextedejeunesse.183
Il y abeaucoupàdirede ce surgissementdu texte,parvenu, intouché,directementde la
«jeunesse»d’écrituredel’auteure.Dèslapréface,lamémoireestpriseendéfaut,etletexte
annoncel’inconnudesapropregenèse.L’auteures’interrogesurlesconditionsd’écriturede
sontexte,mais laréponseàcevidemémorielne luiseraoffertequepar l’écrit littéraire.
Durasmetenscènesonproprerapportautexte,unrapportanalogueàceluideseslecteurs:
c’estàtraversladistancedel’écriturelittérairequ’elleaussiaaccèsàsapropreexpérience.
FlorencedeChalongeanalyselaconstructionsicurieusedelapremièrephraseeninsistant
sur l’imprécision de l’emplacement du journal:«Cette indécision, qui flirte avec le
merveilleux,s’accordeiciavecletoposdumanuscritretrouvéqui,depuislesinnombrables
préfacesdesromansmémoiresetépistolaires,faitdésormaissigneàlafiction.184»Letexte
renvoieàlafoisàunautretempsdelaviedel’auteure,etàunetraditionlittéraireconsacrée.
Letextesurgitetestprésentételleunecapsuletemporelleversl’inconscientdel’autricede
183MargueriteDuras,Ladouleur,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2469,2003[1985],p.12.Àpartirdecettenote,lesréférencesàcetteœuvreseferontdansletexted’aprèslemodèlesuivant:(D,p.12).184FlorencedeChalonge,«LaDouleur,le“journalintemporel”deMargueriteDuras»,dansJean-MariePauletAnne-RachelHermetet(dir.),Écrituresautobiographiques :Entreconfessionetdissimulation,Rennes,PressesuniversitairesdeRennes,coll.«Interférences»,2016,p.195-215.
80
cette époquedésormais lointaine,mais d’autrepart, fait signe à une forme éminemment
construiteetlittéraire,celledugenreépistolaire,prévenantalorsleslecteursden’êtrepas
dupesdevantunsubterfugeaussiclairementannoncé. Commelaplupartdesjournaux,il
s’agit d’un texte retravaillé185, comme les Cahiers de la guerre186 édités et publiés
posthumément nous permettent de le constater. Les chercheurs et chercheuses ayant
consultélesarchivesdeDurasàl’IMEC187,oùsetrouventcescahiersretrouvés«dansles
armoires bleues» font également état d’annotations et de retraits. Il ne s’agit pas ici de
révéler lamiseenscène,maisdecomprendrecequ’ellerecouvre,etcequesignifient les
modificationsapportéesparDurasàsontextepresquesurgideseauxetdesannées,intact
malgrélefaitqu’ilaitétéabandonné«danscettemaisondecampagnerégulièrementinondée
en hiver» (D, p. 12). Le texte est aussi présenté comme un rescapé, aumême titre que
RobertL.
AniaWroblewski,danssonétudecomparativedesCahiersdelaguerreetde
Ladouleur,relèvelesmodificationsapportéesparDuraspréalablementàlapublicationde
1985. Elle conclut notamment à un effacement des marques de vulnérabilité de la voix
narrative, ainsi qu’à la modification des temps verbaux, de manière à inscrire les
personnages dans une temporalité plus indéfinie, «une temporalité de la douleur qui
n’aboutira pas avec la finalité de lamort188» et qui les «[fige] à jamais dans le présent
185Ibid.186LesCahiersdelaguerrerassemblentdesmanuscritsretrouvésdanslesarchivesdeDurasàl’IMEC,dontlescahiersenquestion,servantdematériausourceàLadouleur.MargueriteDuras,Cahiersdelaguerreetautrestextes,Paris,P.O.L./Imec,2006.187SophieBogaertetOlivierCorpet,«Préface»,dansMargueriteDuras,Cahiersdelaguerre,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no4698,2008[2006],p.7-13.188AniaWroblewski,«Réécrire,revivre,oublier : lagenèseetlapublicationde“Ladouleur”»,Interférenceslittéraires,no4,mai2010,p.69.
81
absolu189».Lesaltérationsauraientdonccontribuéàrendremoinsconcrèteetphysiquela
souffrancedelanarratrice,etàinscrirelerécitdansuntempsdiminuantsonhistoricité:
«Cespetitesrectifications […] finissentparmettre lasouffrance adistancedans la forme
d’une douleur universelle, tout en condamnant Duras a la ressasser inlassablement,
cherchantpourtoujours as’endefaire.190»Quaranteansd’écritureaprès lesévénements
relatés, Duras affine son texte afin qu’il s’inscrive davantage dans son engagement par
l’écriturelittéraireendonnantàvoirl’universalitéetl’inévitabilitéd’unetelledouleur:«Son
ecriturenedecritpasuniquementlaspecificitedesespropresexperiences,maiselletraduit
egalementl’attentedetouteslesfemmes.Ladouleuresta lafoisamplifiee,generaliseeet
eloigneedel’ecrivaine.191»
Il estd’ailleurs intéressantdenoterque lorsde lavisiteà l’IMECd’AnneBrancky,
celle-cidécouvrelestracesd’untravailorientéverslesmêmesobjectifssurlesépreuvesd’un
livreàvenirbasésurlaréécriturede«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»Enplusde
sedéfendredesattaquessubiesà l’époque,Durasyapprofonditsacritiquede la«vieille
justice»,dela«bêtisejudiciaire»etdesinstitutions192.Celanouspermetdecroirequela
publicationlittéraire,pourDuras,possèdeunavantagepoursonécritureengagée,celuide
laduréede la réflexion.Contrairementàsonécriture journalistiqueousous l’urgence, le
tempsdelaréécritureconfèreautexte«unecertaineformedereculsubjectifettemporaire
surlesfaitsafindelesreplacerdansunelogiqueplusvaste193»quel’onneretrouvepas,
selon Marie-Laure Rossi, au sein des écrits forgés dans le feu des événements. Les
189Ibid.190Ibid.,p.68.191Ibid.,p.70.192AnneBrancky,op.cit.,p.184.193Marie-LaureRossi,op.cit.,p.176.
82
modificationseffectuéesaposteriorisursestextesluipermettentdoncdelesretravailleret
dedavantagelesfairecorrespondreàsonengagementlittéraire,àlessertiravecsoindans
sonœuvre,enplusdeparticiperdesapratiquecourantedelaréécriture,considéréecomme
l’«unedescaractéristiqueslesplusfrappantesdelaproductiondeMargueriteDuras194»par
GillesPhilippe195.
Cependant,dansunsoucidefaireapparaîtreletextecommeétantaussivéridiqueet
brutquepossible,lapréfacemetparadoxalementenscènesoncaractèreintouchable:
Ladouleurestunedeschoseslesplusimportantesdemavie.Lemot«écrit»neconviendraitpas.Jemesuis trouvéedevantdespagesrégulièrementpleinesd’unepetiteécritureextraordinairementrégulièreetcalme.Jemesuistrouvéedevantundésordrephénoménaldelapenséeetdusentimentauqueljen’aipasosétoucheretauregarddequoilalittératurem’afaithonte.(D,p.12)
Duras présente son texte comme étant presque sacré196, et indique qu’il aurait été
inconvenantdemodifiercetémoignage.Pourtant,au-delàdesmodificationsretracéespar
les chercheursdans les articles, plusieurs indicationsdans le récitmontrentun retravail
évidentdutexte,tellel’annoncedelamortdelafilledeMmeKatssurvenueennovembre
1945alorsquelerécitsedérouleenavriletenmai1945(D,p.58).Commedans«Lamort
du jeune aviateur anglais», Duras énonce le caractère intouchable de son récit, tout en
rendantparailleurssesretouchesapparentes,faisantressortirlacontradictioninhérenteà
lareprésentationdel’irreprésentable;
Andindeed,onemightarguethattheproblemsproducedbytherewritingofwhatispresentedbeyond writing constitute, in fact, its particular brand of authenticity. For what the journalpresents,accordingtothisargument,islessamysticalirruptionorasacredrelicthantheproblem
194GillesPhilippe,«Duras :dequelquesréécrituresmineures»,Genesis.Manuscrits–Recherche–Invention,no44,mai2017,p.109-118,paragr.1.195 Gilles Philippe a dirigé l’édition desœuvres complètes deMargueriteDuras dans la Bibliothèque de laPléiade.196Motqu’elleutiliseàlap.138,danslapréfaceàd’autrestextesdulivre,«AlbertdesCapitales»et«Terlemilicien».
83
ofthepossibilityofauthenticityinthefieldofrememberedtrauma.Thetextposestheproblemof the aftermath of the traumatic event less by incarnating this aftermath physically than byelaborating,initscontradictorystatus,theambiguitiesimposedinthewakeoftrauma.197
Eneffet, le«statutcontradictoire»du textedeDuras,délibérément inscritpar l’auteure,
complexifiel’analysedutexteetlesrapportsqu’ilentretientavecletémoignage.Malgréles
dispositifsparatextuelsetlescontresensdutexte,l’expériencetraumatiquequ’ilrelateest
aussiuneexpérienceéminemmentpersonnelle,contrairementaurécitdel’événementde
Vauville,vécu,lui,indirectementetàdesannéesd’écart.L’auteureengagedifféremmentsa
responsabilitéetsonécriture,ettémoignepourelle-même,etpourdesgensluiétantchers.
Les sensations, les angoisses, les événements, et surtout la douleur se donnent comme
indéniablementvéridiques,s’opposantàune«littérature[faisant]honte»àsonauteure:
Slipping between involuntarymemory and retrospective reconstruction, the undecidable textsuggeststhedifficultiesofremembranceaftertheevent;drawingtogetherevidence(thetextasafragmentofthepast)andrecollection(thetextasaversionofthepast),itraises—butisalongwayfromresolving—theproblemoftestimonyinrelationtowriting.198
Le statut du témoignage véridique de la souffrance de soi et surtout de la souffrance de
l’autreposeproblème: leurécriturenevapasdesoi, comme lerappellent lesnombreux
dispositifsentourantletexte.Laquestiondesrécitsderetourdescampsdeconcentrationet
dutémoignagedessurvivants,immédiatementaprèslaguerre,estdéjàproblématiquepour
lessurvivantsdirects:«akeytoposofsurvivorliterature[…]isastarktensionbetweenthe
197MartinCrowley,op.cit.,p.176-177.«Onpourraitsoutenirquelesproblèmesproduitsparlaréécrituredecequiestpourtantprésentéau-delàdel'écritureconstituent,enfait,lamarqueparticulièredel’authenticité.Car ce que l’écriture diaristique présente est moins une irruption mystique d’une relique sacrée que leproblèmede la possibilité d'une certaine authenticité dans le souvenir d'un traumatisme. Le texte pose leproblème des suites de l'événement traumatiquemoins en incarnant physiquement son après coup qu'enélaborant,danssonstatutcontradictoire,lesambiguïtésimposéesàlasuitedutraumatisme.»Jetraduis.198 Ibid., p. 177. « Entremémoireinvolontaireetreconstructionrétrospective,letexteindécidablesuggèrelesdifficultésdelamémoireaprèsl'événement;rassemblantletémoignage(letextecommefragmentdupassé)etlesouvenir(letextecommeversiondupassé),ilpose-maisestloinderésoudre-leproblèmedutémoignageparrapportàl'écriture.»Jetraduis.
84
needordutytonarrateandtheimpossibilityofnarrating.Evenastheyendeavourtotell
their stories, survivors are acutely aware of the limitations of their own narrative
capability199», souligne Colin Davis à propos du texte d’Antelme relatant sa propre
expérience, L’Espèce Humaine. Un texte comme La douleur, occupant une «position de
secondarité200» dans le témoignage, devient alors transgressif lorsqu’il outrepasse les
«limitesquirendentpossibleunereprésentationstable201».Letextelittérairedevientun
lieuquipermetàDurasdeporteràlafoisletémoignageetlesdifficultésqu’ilimplique,tout
en insistantsur lescontradictions inhérentesàune telleentreprise.D’autresélémentsse
superposent même au témoignage et au récit de l’attente, tels un engagement virulent
prenant la formed’unecritiqueantigaullisteet ledéveloppementd’uncertain féminisme
différentialiste. Selon Derrida, un tel témoignage auxmultiples couches de sens ne peut
trouverplacequedanslelittéraire,sanssedépartirdesavaleurdetémoignagepourautant:
Onpeut lire lemêmetexte—quidoncn’existe jamais«ensoi»—commeuntémoignageditsérieuxetauthentique,oucommeunearchive,oucommeundocumentoucommeunsymptôme—oucommel’œuvred’unefictionlittéraire,voirel’œuvred’unefictionlittérairequisimuletousles statuts que nous venons d’énumérer. Car la littérature peut tout dire, tout accepter, toutrecevoir,toutsouffrirettoutsimuler,ellepeutfeindremêmeleleurre[…].202
199ColinDavis,«TraumaandEthics :Telling theOther’sStory»,dansMartinModlingeretPhilippSonntag(dir.),OtherPeople’sPain:NarrativesofTraumaandtheQuestionofEthics,Oxford ;NewYork,PeterLang,coll.«Cultural History and Literary Imagination», no 18, 2011, p. 32. «Un des topoï clés de la littérature dessurvivants[...]estunetensionaiguëentrelebesoinouledevoirderaconteretl'impossibilitéderaconter.Mêmelorsqu'ilss'efforcentderaconterleurhistoire,lessurvivantssonttrèsconscientsdeslimitesdeleursproprescapacitésnarratives.»Jetraduis.200 Traduction libre de «position of secondarity». Dans Colin Davis, «Duras, Antelme and the Ethics ofWriting»,ComparativeLiteratureStudies,vol.34,no2,1997,p.172.201Traductionlibrede«boundariesthatmakestablerepresentationpossible».DansLeslieHill,MargueriteDuras,op.cit.,p.127.202JacquesDerrida,Demeure—MauriceBlanchot,op.cit.,p.30.
85
Le texte tel qu’il se présente à son lecteur est porteur de ces nombreuses écritures et
lectures: ilseprésenteà la foiscommearchivepersonnelle, témoignage, fiction,maisest
aussiporteurdesmultipleszonesgrisesentrecesgenres.
Lespréfaces,fictionsdurapportàl’écriture
CestatutcontradictoiredutexteseretrouveaussidanslesouciapparentdeDurasde
préparerlaréceptiondesontexteetd’anticiperdepossiblescritiques:
[…]l’ecrivainesortdesontexte,seregardedel’exterieuretseposequelquesquestions:«Qu’est-cequ’elleattendenverite?Quelleautreattenteattend-elle?»Cesquestions,quin’existentpasdans les Cahiers de la guerre, sont preuves d’une contemplation et d’une evaluation faites adistance.Dansd’autrescas,lesphrasesrajouteessontimpregneesd’ironie:«Autantenattendreunautre si ça faitplaisird’attendre?» Il sepeutqueDurasanticipe ici sur lesproposde sescritiques.203
On retrouve ici «une certaine tendance à “fermer” le texte comme pour en préciser
l’interprétationqu’ilconvenaitdedonner204»,unetendancegénéraledanslaréécriturede
sestextesparDurasrelevéeparGillesPhilippe.
Ces élémentsparticipentde cequeDominiqueDenèsnomme« travail de lapost-
conscience205»,quis’effectuedansladurée,pendantdesannées,etquiimprimeauxœuvres
un engagement plus nuancé que dans ses articles journalistiques, réactions à chaud et
«papiersd’unjour»,carcommeprévientDurasdanslapréfaced’Outside:«Écrirepourles
journaux,c’estécriretoutdesuite.Nepasattendre.Donc,l’écrituredoitseressentirdecette
impatience, de cette obligation de l’aller vite et en être un peu négligée. Cette idée de
négligencedel’écritnemedéplaîtpas.206»Danslestextesretravaillésetpubliésavectout
203AniaWroblewski,loc.cit.,p.70-71.204GillesPhilippe,loc.cit.,paragr.20.205DominiqueDenès,«Lagageurepolitico-poétiquedeMargueriteDuras»,op.cit.206MargueriteDuras,Outside,op.cit.,p.7.
86
l’apanagedulittéraire,cette«négligence»estgomméeetsonengagementparl’écritureest
soigneusementréfléchietélaboré.
Cesoucidecontextualiser,depréparer,selitdanslespréfacesdechacundestextes
recueillisdansLadouleur.Outrelamiseenscènedumanuscritretrouvéélaboréedansla
toutepremièrepréface,onretrouvequatreautrescourtesintroductionsauxautrestextesde
ladeuxièmepartie207,décritscomme«uncommentairesurlesproblèmesdel’écrituredu
texte,maiségalementleproblèmedurôlepolitiquedelanarratricedecestextes208».Dans
cespréfacesadditionnelles,Duraspréciselestatutdesestextesdevant la littérature:«Il
s’agit d’une histoire vraie jusque dans le détail» (D, p. 90), «C’est inventé. C’est de la
littérature» (D, p 194), «C’est inventé. C’est de l’amour fou pour la petite fille juive
abandonnée» (D, p. 208). Alors que Duras garantit «jusque dans le détail» la vérité de
certainsde ses textes, lanaturede l’écriture littérairequ’elledécrit estplus trouble. Les
justificationsdepublicationqu’élaborealorsl’auteurenouséclairentsurlesbalisesqu’elle
veutsemblersedonnerdevantseslecteurs.Si,danslapremièrepréface,«lalittérature[lui
a]faithonte»devantson«désordrephénoménaldelapenséeetdusentiment»,ellesemble
aussinécessairepourqueDurassouhaitepublieretdonneràvoirsontexte,commeonpeut
leliredanslapréfacede«MonsieurX.diticiPierreRabier»:«Restececi,quel’onpeutse
demander:pourquoipubliericicequiestenquelquesorteanecdotique?C’étaitterrible,certes,
terrifiantàvivre,maisc’étaittout,çanes’agrandissaitjamais,çan’allaitjamaisverslelarge
delalittérature.Alors?»(D,p.90)Lorsqu’elledoutedelavaleurlittérairedesontexte,et
207«Ladouleur»seretrouvedanslapremièrepartie.LapartieIIcontient«MonsieurX.diticiPierreRabier»,«Albert des Capitales» et «Ter lemilicien» regroupés sous unemême préface, puis « L’Ortie brisée» et«AuréliaParis»,dotéschacundeleurpropreintroduction.208JanineRicouart,op.cit.,p.33.
87
parlefaitmême,delanécessitédelepublier,elledéplacelaresponsabilitédelapublication
sursesproches:
Dansledoutejel’airédigée.Dansledoutejel’aidonnéeàlireàmesamis[…].Ilsontdécidéqu’ilfallaitlapublieràcausedeladescriptionquej’yfaisaisdeRabier,decettefaçonillusoired’existerparlafonctiondelasanctionetseulementparcelle-ciquilaplupartdutempstientlieud’éthiqueoudephilosophieoudemoraleetpasseulementdanslapolice.(D,p.90)
C’estdoncpourdénoncer lesdérivesdeceuxquiseréfugientderrière leuremploiou les
ordresdeleurssupérieurspourexpliquerleurcollaborationàl’époquedelaSecondeGuerre
mondiale que le texte est inclus dans la publication. Cette contextualisation l’engage
fermement contre les collaborateurs, bien sûr, mais la distance historique entre les
événements relatés et la parution du texte étend aussi la critique dans un contexte plus
universel,commel’indiquel’ajoutde:«etpasseulementdanslapolice».LapenséedeDuras
sur l’engagement par l’écriture littéraire est aussi explorée dans la préface à «L’Ortie
brisée»:
J’étaisduPCFsansdouteàcemoment-làparcequec’étaituntextequiavaittraitàunaffrontementde classes. C’était pasmal, c’était impubliable. J’ai eu la chance de faire une littérature que j’aitoujours inconsciemment préservée du voisinage nauséabond du P.C. auquel j’appartenais.Heureusementcetexte-ciestrestéimpubliépendantquaranteans.Jel’airéécrit.Maintenantjenesaisplusdequoiils’agit.Maisc’estuntextequiprendlelarge.(D,p.194)
L’auteuresefélicitedenepasavoirpubliéletexte,audéparttropunivoque,tropprochedes
politiquesduP.C.F.Cependant, l’affrontementdeclassesestencoreprésentdans le texte,
ainsiqu’unecertainedénonciationdelacollaboration.Unefoisréécrit,sonengagementest
moinsclair:«Maintenantjenesaisplusdequoiils’agit».Cependant,letexteméritetoutde
mêmed’êtrepublié,etavecmoinsdetergiversationsque«MonsieurX.diticiPierreRabier»,
enraisondesanaturelittéraire:«c’estuntextequiprendlelarge»faitéchoà«çan’allait
jamaisvers le largede la littérature»(préfacede«MonsieurX.dit iciPierreRabier»).La
88
littératuren’estdoncpaspourDurasunlieuoùinscrirelesvaleursd’unparti;l’engagement
estd’abordlittéraire,envers la littérature,etparsanature, la littératureporteraitdetels
récitsdonnantàvoirl’injusticeetlaviolence.
Les préfaces organisent également les textes dans le recueil d’un point de vue
esthétique. Alors qu’«Aurélia Paris» est inclus en raison de sa transposition vers la
scène(D,p. 208), l’auteure indique que «Albert des Capitales» et «Ter le milicien»
n’occupentpasleuremplacementoriginaldanslescahiers:«Cestextesauraientdûvenirà
lasuiteduJournaldeLadouleur,maisj’aipréférélesenéloignerpourquecesselebruitdela
guerre,sonfracas.»(D,p.138)Cesonteneffetdestextesviolents,décrivantlesreprésailles
delaRésistanceenversles«donneurs»,lescollaborateurs.Silesévénementscontenusdans
«Ladouleur»etsesdeuxtextesétaientrapprochés,uneséparationdevientnécessaireen
raisondeladifférenceentreleursthématiques(nousreviendronsplusloinsurcestexteset
leurpréface).Lespréfacessontdoncd’uneimportancecapitaledansLadouleur;lesmises
enscènes,lesjustifications,lesexplications,lescontextualisationsparticipenttoutautantde
l’œuvrequelestextesqu’ellesprécèdent.Lesoucidelalittératureyestsanscesseprésent
etdéplié;«Lapartdefictiondutexte[deLadouleur]nerésidepastantdanslesfaits[…],
maisplutôtdanslerapportàl’écriture.209»
«(sic.)»:quelsparergapouruneHistoireenfaute?
En plus des effets textuels qu’elles créent, les préfaces, avec d’autres indications
paratextuelles,contribuentàcréeràmêmelespagesdulivreunespacepourlaremiseen
209MarieBornand,Témoignageetfiction: lesrécitsderescapésdanslalittératuredelanguefrançaise(1945-2000),Genève,LibrairieDroz,2004,p.138.
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question du littéraire dans le texte. Cet aménagement donne lieu à l’écriture: «From
representationtowriting, thespaceofcreation isunfolded,asymbolicspace,anarrative
space,areadingspaceandametaphoricspacethatsuspendsdirectreference inorderto
allow interpretation.210» Apposées aux textes, les préfaces sont clairement séparées des
textesaupremierregard.Cependant,d’autresélémentsparatextuelsproduisent lemême
effet.Parunprocédéplutôtinéditdansl’écrituredeDuras,onpeutliredesmarquespassives
d’ironieoud’indignationàmême lediscoursdesautres ; en insérantdirectement lemot
«(sic)» dans les répliques d’autres personnages que la narratrice, Duras marque dans
l’espace de la phrase sa propre subjectivité. En plus de sembler davantage garantir
l’authenticitédesparolesdesesinterlocuteurs—signifiant«ainsi»enlatin,lemotindique
une reproduction telle quelle, intouchée, d’une citation211— l’usage dumot sous-entend
aussiuneerreur,unnon-sensdanslacitationquileprécède.C’estd’ailleurscequ’indiquent
lesexemplesdutexte:«“Libres?Alors,vousn’êtespasministère?(sic).”»(D,p.21-22),par
exemple, impliqueque ceuxqui relèventduministèrene sontpas libres, etque la jeune
femmebienmisequivientluidemanderdequitterlagared’Orsayneserendpascomptede
l’ironiedesespropresparoles—uneironiequin’échappepasàDurasretravaillantletexte.
Cemêmeridiculedesofficiersgaullistesestrelevéplusloin:«“Leministreaformellement
interditdemettreunetabledanslehalld’honneur(sic).”»(D,p.23)Si,ici,leridiculevient
peut-êtredufaitqueleministres’attardeàénoncerdes interdictionsaussidérisoires,on
peutaussilireundésaveudumot«honneur»;letexteremetenquestion,soulignelaterrible
210ÉliseNoetinger, «At theSharpEndofWaiting:AStudyof “LaDouleur”byMargueriteDuras»,L’EspritCréateur,vol.40,no2,Écrituresfémininesdelaguerre/FeminineRepresentationsofWar,été2000,p.61.«Dela représentationà l'écriture, l'espacedecréationsedéploie,unespacesymbolique,unespacenarratif,unespace de lecture et un espace métaphorique qui suspend le renvoi à un référent afin de permettrel'interprétation.»Jetraduis.211«Citationmodifiée»,Banquededépannagelinguistique,OQLF,2020,enligne.
90
violence de nommer ainsi ce hall dans lequel attendent longuement les prisonniers
politiques et les déportés de la France. Enfin, (sic) est aussi inséré dans le texte pour
dénoncerlacupiditédessemblablesdelanarratrice,notammentcelled’uneemployéed’un
grand restaurant, qui refuse de prêter la presse à viande qui permettrait d’alimenter
RobertL.,extrêmementaffaibliàsonretourdedéportation:«“Jenepeuxpasvousleprêter
maisjepeuxvouslelouer,ceseramillefrancsparjour(sic).”»(D,p.76)Ils’agitlàd’une
sommeexorbitante,équivalantaujourd’huiàenviron130euros212.Àuneoccurrence,dans
«Monsieur X. dit ici Pierre Rabier», on retrouve cette marque dans le discours de la
narration: «Je l’ai appris ensuite, Rabier était fasciné par les intellectuels français, les
artistes, lesauteursde livres. Il étaitentrédans laGestapo fauted’avoirpuacquérirune
librairiedelivresd’art(sic).»(D,p.97-98)Onpeuticisupposerqu’ils’agitd’undiscours
rapporté,dontlaconclusionlogiqueetlafrivolitésontjugéestoutaussioutrageantesqueles
autrespropossuivisde«(sic)»dansl’ensembledutexte.Unetelleinscriptionauseinmême
dudiscoursdesautrescréeuneffetdeséparationpresquechirurgicaled’aveclerestedela
matièredu texte.Cesontdoncdesmarquesapparentesderetravail,ainsiqued’undésir
marquéd’indiquerleurappartenanceàunetemporalitédifférentedecelledesévénements,
unetemporalitédelaretranscription.Ilenestdemêmeaveccertainsajoutsentrecrochets,
ou avec des astérisques: «[Même maintenant quand je retranscris ces choses de ma
jeunesse,jenesaisispaslesensdecesphrases.]»(D,p.33)L’inclusiondansletextedeces
marquesdelaretouche,delasubjectivitéetdelatemporalitéautreindiqueaussilanécessité
d’unecertainemiseàdistancedecettematièreincarnantle«désordredelapensée».Elle
212Calculeffectuéavecleconvertisseurfranc-eurodel’institutnationalfrançaisdelastatistiqueetdesétudeséconomiques.
91
survientaussiparl’adjonctiondetexteenitalique,entreparenthèses:«lapeau[deRobert
L.]étaitàvif.(Lapetitejuivededix-septansdufaubourgduTemplealescoudesquionttroué
la peau de ses bras, sans doute à cause de sa jeunesse et de la fragilité de sa peau, son
articulationestau-dehors[…].»(D,p.72)Cetusagedesparenthèsescréeunespacedansle
textepouruneréalitéparallèle,pour lesouvenirquiadvientaumomentde laréécriture,
provoquéparl’évocationdelapeautenduesurlesosdeRobertL.L’italiquefaitaussisigne
à la préface, indiquant alors la même temporalité de la réécriture. Toutes ces marques
typographiquesetcesincisesdansletextecréentuneséparationnécessairepourmaintenir
l’impressiondetextebrut,quin’estretouchéaprèscoupqu’avecdegrandesprécautionset
une grande transparence envers les lecteurs. Une telle prévalence du paratexte et des
marquesdemodificationsdutexteproduitdusenset influesurlesensmêmedel’œuvre
encadréeparautantdedispositifs,interrogeantforcémentlarelationentreceux-cietletexte
présenté comme intouché — même s’il ne l’est pas réellement, brouillant alors les
séparationspourtantsiclairesaupremierregard:
[…]nisimplementintérieurnisimplementextérieur,netombantpasàcôtédel’œuvrecommeonauraitpuledired’uneexergue,[…]ilestappeléetrassemblécommeunsupplémentdepuislemanque—unecertaineindétermination«interne»—danscelamêmequ’ilvientencadrer.213
Lanotiondeparergond’aprèsDerridaestparticulièrementintéressantepourréfléchiraux
dispositifsparatextuelsdeLadouleurcarelleappréhendelarelationentrel’œuvreetson
cadre,ainsiqueleurinclusionl’unedansl’autre.Leparatexteetlesmodificationssignalées
dansLadouleursontambigus,setenantà la foisenborduredutexteets’y incluantavec
grandrenfortdemarquestypographiques—ounon.Deplus,commenousavonspulevoir,
213JacquesDerrida,Lavéritéenpeinture,Paris,Flammarion,coll.«Champs»,no57,2010[1978],p.83.
92
cesélémentscausentdes interférencesdans le sensdu texte, ledébordantet l’inscrivant
dansunengagementpluslargeenverslareprésentationdeladouleur;
Niœuvre(ergon),nihorsd’œuvre,nidedansnidehors,nidessusnidessous,ildéconcertetouteoppositionmaisnerestepasindéterminéetdonnelieuàl’œuvre.Iln’estplusseulementautourd’elle.Cequ’ilmetenplace—lesinstancesducadre,dutitre,delasignature,delalégende,etc.—nelaisseplusdedérangerl’ordreinternedudiscours[…]214
C’estunencadrementsefragmentanttoutaulongdutextequenouspouvonsliredansLa
douleur,etqui,eneffet«nese laisseplusdedéranger l’ordre internedudiscours».C’est
cependant l’idée de donner lieu que j’aimerais davantage retenir; comment, certes, il
aménageunespacepourletexte,délimitantaveccrochets,astérisques,marqueursetblancs,
mais aussi comment le paratexte devient porteur, devient un espace d’accueil à un
engagementlittérairedansl’écriture.
En effet, le travail additionnel accompli parDuras aumoment de la réécriture lui
permet d’affiner son engagement déjà présent dans le texte, et de le faire davantage
correspondre à celui de l’ensemble de son œuvre. Elle retire notamment certains des
passageslesplusviolentsetprécissurl’Églisecatholiqueetlegouvernementgaulliste.Ce
choixestremarquémaisattribuéàunecontrainteéditoriale215parAniaWroblewski ;on
peutpenserqu’aucontraire,celas’inscritdanslemêmemouvementdeclarificationpolitique
quel’onpeutlireentrelaversionfilmiqueetécritede«Lamortdujeuneaviateuranglais»,
visantàconcentrer,àlisserlediscoursdutexteafindenepasle«diluer»ens’élevantsur
tropdefrontsàlafoisetenchoquantinutilement.Cesmodificationsluipermettentaussi
d’élaborerunengagementhorsducontemporaindurécit,quineprésupposepasunavenir
214Ibid.,p.14.Lesitaliquessontoriginales.215AniaWroblewski,loc.cit.,p.66.
93
meilleurd’après-guerre.Parexemple,en1985,c’estmoinscontrelegénéralDeGaulleque
contreladroiteengénéraletleFrontNationalqueDurass’élève:
LaDroitec’estça.[…]LaDroites’estretrouvéedanslegaullismemêmeàtraverslaguerre.Vousallezvoirqu’ilsvontêtrecontretoutmouvementderésistancequin’estpasdirectementgaulliste.Ils vont occuper la France. Ils se croient la France tutélaire et pensante. Ils vont longtempsempoisonnerlaFrance,ilfaudras’habitueràfaireavec.(D,p.23)
Une autremodification survient également: Duras choisit de dissimuler Robert Antelme
derrière l’initiale Robert L. Cela atténue la singularité de la souffrance vécue par le
personnage, et accentue la fictionnalisationdu récit. Si lesCahiersde laguerre renvoient
explicitementàRobertAntelme,ledésignantdecenom216oudel’initialeA.,sonappellation
estmodifiéedanslapublicationde1985,alorsqueRobertAntelmeestpourtantunefigure
plusconnuequ’àl’époqueetquesonidentificationestévidente,d’autantplusquelelivreest
(autreparergon)dédicacéàFrédéricAntelme,lefilsqu’ilaeudesasecondefemmeMonique.
DansLadouleur, ildevientdoncRobertL.,faisantsigneaunomdeRésistance,Leroy,que
Duras et lui avaient adopté217 pendant la guerre. De fait, il renvoie aussi à un autre
RobertL.218 dans l’œuvredeDuras,Robert Landais, du filmUneaussi longueabsence. Ce
personnage est celui d’un clochard, qu’une femme (nommée Thérèse, à l’instar de la
narratricede«Terlemilicien»et«AlbertdesCapitales»)croitreconnaîtrecommeétant
sonmari,jamaisrevenudedéportation.Cettemodificationimpliqueàlafoislavieintimeet
lafictiondespersonneshistoriquesmisesenscènedanslerécit,etdémultiplie,dansleréel
etlesrapportsintertextuels,l’attentedeshommesparlesfemmesàlafindelaguerre:«The
effectofthesechangesistogeneralisewhatwasinanycasealreadyexplicitintheoriginal
216MargueriteDuras,Cahiersdelaguerreetautrestextes,op.cit.,p.185.217JeanVallier,op.cit.,p.635.218LeslieHill,MargueriteDuras,op.cit.,p.126.
94
diary.But,asaresult,thetextisfurtherdepersonalised,andtheactofbearingwitnessisno
longer a private act, authorised solely by personal experience.219» Le texte aménage un
espace étant capable de contenir les contradictions et la dissémination du sens du
témoignage.
Dépenserl’événement
La douleur est aussi une œuvre dénonçant la faillite des discours officiels,
journalistiques, et gouvernementaux, qui dénonce leur décalage avec l’expérience des
femmesattendantleursêtreschers.L’écritures’engagealorspourlesfemmesreprésentées
danslerécit—àcommencerparlanarratrice—,horsdulogosetdanslepathos,carces
dernièresontvécuuneexpériencequepersonnen’arriveencoreàpenser.Leurréalitéest
endécalageaveclesdiscoursofficielsetinstitutionnels,cequiaccentueleurdétresse,mais
surtout, leurcolère.Lapenséeet laraisonde lanarratricene fonctionnentplusselon les
normesétabliespar la sociétéet lapenséeoccidentale jusqu’à lapremièremoitiéduXXe
siècle:ellenesaitpasfairefaceàlaréalitédiscordanteàlaquelleelleappartient.Lelecteur
estconfrontéà«l’expériencedelanégationd’unsavoircommunicableparlaraisonauprofit
d’un savoir communicable par l’émotion220». Le texte littéraire, prenant en charge le
discours intimedespersonnages, parvientdoncdavantage à représenter l’époqueque le
discourshistorique.Ladénégationdel’expériencedelanarratriceparlesdiscoursofficiels
219Ibid.,p.125-126.«Ceschangementsontpoureffetdegénéralisercequiétaitdetoutefaçondéjàexplicitedanslejournaloriginal.Mais,enconséquence, letexteestdavantagedépersonnalisé,etl'actedetémoignern'estplusunacteprivé,autoriséuniquementparl'expériencepersonnelle.»Jetraduis.220MurielPic,«GeorgesBataille.Lisibilitédunon-savoir»,dansMurielPic,BarbaraSelmecietJean-PierrevanElslande(dir.),Lapenséesansabri :non-savoiretlittérature,Nantes,ÉditionsnouvellesCécileDefaut,2012,p.116.
95
seproduitdefaçonencoreplusviolente:legénéralDeGaullevainqueurneportepasledeuil
desdéportés,maisceluideRoosevelt:«DeGaulleadécrétéledeuilnationalpourlamortde
Roosevelt. Pas de deuil national pour les déportésmorts. Il fautménager l’Amérique. La
FrancevaêtreendeuilpourRoosevelt.Ledeuildupeupleneseportepas.»(D,p.46).La
réalitédelanarratriceetdetousceuxqu’ellefréquenteestévacuéeparsondiscours:«De
Gaulleneparlepasdescampsdeconcentration,c’estéclatantàquelpointiln’enparlepas,
àquelpoint il répugnemanifestementà intégrer ladouleurdupeupledans savictoire»
(D,p.45).Cettedifficultédelapriseenchargedesrelentsdelaguerreparungouvernement
quivoudraitnes’occuperquedelavictoireetdelareconstructionseretrouveégalement
dansletraitementqueréserventlesfemmesmilitairesgaullistesauxvolontairesS.T.O.221Le
contrasteentrelesofficièresbienmisesetlesouvrièresestfrappant:«Lacolonelleestune
grande femmeen tailleurbleumarine, croixdeLorraine sur le revers, elle a les cheveux
blancsbouclésauferetpassésaubleu»(D,p.27),alorsqueles«ouvrières[…]ontdesmains
noircies par l’huile des machines allemandes. Deux d’entre elles sont sans doute des
prostituées, elles sont fardées, elles ont les cheveux teints, mais elles ont dû elles aussi
travailler aux machines, elles ont les mêmes mains noircies.» (D, p. 28) Certaines sont
enceintes,etellessontregardéesavecdégoûtparlesmilitaires:«[Lacolonelle]montreles
femmesdudoigt:“Qu’est-cequ’onenfait?”L’autredit“Jenesaispas”.Lacolonelleadûleur
apprendrequ’ellesétaientdesordures.»(D,p.28-29)Letextedénonceicileméprisd’une
classesocialesupérieurequiprendlecontrôledesinstitutionsàlafindelaguerre:«elles
221LesvolontairesduServiceduTravailObligatoireontenfaitétéforcésdetravaillerenAllemagnenazieparle régime de Vichy. Dans la mémoire française, ils sont «soupçonnés d’être au mieux des anti-hérosmalchanceux,aupiredeslâchesoudesvolontairesdéguisés».VoirRaphaëlSpina,«RéfractairesetrequisduSTO :lesexclusdudevoirdemémoire»,RevueDéfenseNationale,vol.816,no1,2019,p.36-41.
96
ontl’accentdel’aristocratiefrançaise»(D,p.24).Lesinstancesofficiellesnesaventpasgérer
lamisèreetlasituationambigüedesfemmesdupeuple.
L’incapacité d’appréhender l’expérience de la douleur de la narratrice est aussi
associéeaudiscoursmasculin:lavoixde«D.»exemplifielestiraillementsintimesauxquels
estlivréelanarratrice.Alliédelanarratrice,cederniertenteàplusieursreprisesderamener
celle-ciàlaraison:«JesuiscontreD.,jedis:“C’estterrible.—Jesais,ditD.—Non,vousne
pouvez pas savoir. — Je sais, dit D., mais essayez, on peut tout.” Je ne peux plus
rien.»(D,p.19) C’est souvent la voix deD. qui tente d’expliquer l’absence de nouvelles:
«“C’est une question de liaison, ils ne peuvent pas écrire”» (D, p.40). Son discours est
cependant toujours réfuté par la narratrice, notamment dans la scène qui explicite les
tensionsinscritesenfiligranedansletexte:
Encemomentilyadesgensquidisent:“Ilfautpenserl’événement”.D.meditcela:“Ilfaudraitessayerdelire[…]”. Tousles livressontenretardsurMmeBordesetmoi.Noussommesà lapointed’uncombatsansnom[…]Derrièrenouss’étalelacivilisationencendres,toutelapensée,celledepuisdessièclesamassés.MmeBordesserefuseàtoutehypothèse.DanslatêtedeMmeBordes comme dans la mienne, ce qui survient ce sont des bouleversements sans objet […]saignementsetcris,c’estpourquoilapenséeestempêchéedesefaire,elleneparticipepasàcechaosmaiselleestconstammentsupplantéeparcechaos,sansmoyens,faceàlui.(D.p.47-48)
Laréférencedirecteàlacivilisationetàlapenséeoccidentaleencendresmontrequecelles-
cinepeuventapporterdesréponsesàlasouffrancevivedesvictimesdelaguerre.Cequi
entoure lanarratrice, lamesuredutemps, les journaux, lesdiscoursgouvernementauxet
institutionnels, les discoursde sesproches, tout cela constitueunmondedediscours en
faillite;selonelle,unautrerégimedesavoir,sanshypothèse,sansdémarchelogique,sans
raison,devraêtreélaboréàpartirduchaosquetoutelacivilisationn’apaspuempêcher.On
retrouveicisonengagementcaractériséparlanégativité,commenousl’avonsrelevédans
«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»:
97
MargueriteDurasseveut«maîtreàdépenser»,acontrariodeSartre,soncontemporaincapital,l’incontournablemaîtreàpenserdusiècle:moinsde logique,derhétorique,denarrationferadésormaislelitàplusdedissipation,d’émotion,d’instinct,d’implicite,devieintérieure,depoésie.Avecungainnotable:legraindelavoixetlamodulationdusouffle.222
Letexteexplicitelafractureentrelapenséeetlaraisonetl’expériencedesvictimesdela
guerre,etenparticulierdesfemmes:
Unprêtreprisonnieraramenéaucentreunorphelinallemand.Illetenaitparlamain,ilenétaitfier,illemontrait,ilexpliquaitcommentill’avaittrouvé,quecen’étaitpasdesafauteàcepauvreenfant.Lesfemmesleregardaientmal.Ils’arrogeaitledroitdedéjàpardonner,dedéjàabsoudre.Il ne revenaitd’aucunedouleur, aucuneattente […] sans aucunement connaître lahainedanslaquelleonétait,terribleetbonne,consolante,commeunefoienDieu.[…]Toutsedivisait.Restaitd’uncôtélefrontdesfemmes,compact,irréductible.Etdel’autrecôtécethommeseulquiavaitraisondansunlangagequelesfemmesnecomprenaientplus.(D,p.35)
L’écriture littéraire,dansLadouleur,montreunecommunautédefemmesmeurtries:ces
dernières,incluantlanarratrice,nepeuventpenserl’événement,lavictoireetlepardonalors
que leurs plaies ne sont pas pansées, et leurs disparus, rentrés des camps. La division
survientjusquedanslelangage;letextedurassienparvient-ilàdonnerlieuàunlangageque
lesfemmesayantsubiunedouleursansmesurepeuventappréhender?
Unepenséedel’émotionetdeladouleur:versladéraison
Comme nous l’avons étudié plus haut, la réécriture fait tendre le texte vers une
certaineuniversalisationdeladouleur.Cependant,cetteuniversalisationenappelleaussià
unecertainecommunautédefemmessouffrantes,uniesparl’expériencedelaguerre.Ania
Wroblewskisoulignelesglissementsdespronomspersonnels:cequiétaitàl’origine«Je»
danslejournalestremplacéàplusieursreprisespar«Elle»danslapublicationde1985,
222AnneCousseauetDominiqueDenès,MargueriteDuras :Margesettransgressions,Nancy,PressesUniversitairesdeNancy,coll.«Letexteetsesmarges»,2006,p.9.
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permettantaurécitdegagneruneportéeplusuniverselle223.Lelecteuroulalectricepeut
alors étendre le désespoir de la narratrice à chacunedes femmes attendant le retourde
proches.Desgroupesdefemmessontégalementmisenscèneàdenombreusesreprises,par
exemplelorsdupardondel’orphelinallemandparleprêtrementionnéplushaut,maisaussi
lorsdel’attentedesprisonniersàlagare(«[…]ilyadesfemmesdeprisonniersdeguerre
coaguléesenunemassecompacte.[…]Lesfemmeshurlent,ellesclaquentdesmains.»[D,p.
25-26])ainsiquedanslesqueuespourobtenirdesvivres(«Lesfemmesquifontlaqueue
pourlescerisesattendentlachutedeBerlin.»[D,p.34]).Lanarratrice,danssondiscours,
s’associesouventavecMmeBordesetMmeKats,quisontdanslamêmeattente,lamême
douleurqu’elle.Toutescesfemmesdésespéréesetencolère,plusdémunieslesunesqueles
autres,voientleurexpérienceniéeparlesinstitutionsetlenouveaugouvernementdeDe
Gaulle,quineprennentpasencompte leursouffrance.Ladénonciationde laviolencedu
discoursgouvernementalenversledésespoirdesfamillesestparticulièrementvirulentelors
d’unescèneàlagared’Orsay,lorsquelanarratriceapprendquelesinformationsrecueillies
par le gouvernement ne sont pas transmises aux familles éplorées: «Vous n’avez pas
compris. Ilnes’agitpasdenouvelles. Il s’agitderenseignementssur lesatrocitésnazies.
Nousconstituonsdesdossiers.»(Dp.22).Ledésespoirdescivilsestlecadetdessoucisde
l’officier,quiconsidèrel’idéemêmedecetusagedesrenseignementscommerisible,alors
queletextereprésentedenombreusesfemmesetfamillesattendantlamoindrementionde
leursenfants.Lesortdesprochesestconsidéréparl’institutioncommesecondaireausavoir
historique,perpétuantlapenséerationnelledécriéeparletexte,etl’attribuantauxpositions
gouvernementalesofficielles.Delamêmefaçon,lorsqueletextefaitréférenceàdesépisodes
223AniaWroblewski,loc.cit.,p.70.
99
historiquesdel’avancéedesAlliésdanslalibérationdel’Europe,cen’estpasdanslesouci
d’offrirunrécitfidèleoudetémoignerdel’histoiredumoment:cenesontquedesjalons
dans l’attente personnelle de la narratrice ; «il ne saurait s’agir pour elle d’établir une
chroniquedesévénements,mais, àpartird’annotationselliptiqueset lacunaires,d’étayer
sonangoissesurlesévénementstragiquesdelafindelaSecondeGuerreetlalibérationdes
campsparlesAlliés.224»Letextedénoncelesdiscoursofficiels,etmetdel’avantladéraison,
ledérèglementdelapensée,quiseraitcaractéristiquedespersonnagesfémininsdurassiens
quenousavonsétudiés.Cettesoustractiondes femmesauxdiscoursnormésseretrouve,
certes,dans«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»,maisaussi,parexemple,dansLe
Camion:
M.D.:C’estça...Ellenerépondpas.Ildit:j’aibesoindesavoir,j’ailedroitdesavoir.Jesuismêmeendroitdevousdemandervospapiersd’identité.G.D.:Ellepleure?M.D.:Non.Ellenepleuretoujourspas.Ildit:Iln’yavaitrienlàoùvousêtesmontée,rienàpertedevue?Alors?Quiêtes-vous?(Temps.)Ilattendlaréponse.G.D.:Ilattendlaréponse.(Temps.)M.D.:Oui.Ellerépond:Jenesaispasvousrépondre.Votrelogiquem’échappe.Sionmedemandequijesuis,jemetrouble.225
La femme du Camion surgit de l’inconnu comme les cahiers aux sources de La douleur.
L’hommedutexte,représentéiciparlesinitialesdeGérardDepardieu,seréfèreàson«droit
desavoir»,etauxécritsnormésquesontlespapiersd’identité,alorsquelafemmeopèreà
l’extérieurdecettelogique,àlaquelleellenepeutopposerqu’untrouble,voiredespleurs.
Danslemêmemouvement,l’écrituredeDurass’engagedanslavoyanceplutôtquedansla
224 ChristianeKègle, «Écrire la douleurde la disparition.MargueriteDuras àproposdeRobertAntelme»,Frontières,vol.27,no1-2,2015.225MargueriteDuras,LeCamion,op.cit.,p.67.
100
réflexionetleraisonnement;cenesontcependantpasquelesfemmesquisepositionnent
à l’extérieurdesdiscoursde savoir,maisaussi lesenfants, commeErnestodansLapluie
d’été:«[…]jeretourneraipasàl’écoleparcequ’àl’écoleonm’apprenddeschosesquejesais
pas.Aprèsceseraitdit.Ceseraitfait.Voilà.226»Cepositionnementàl’extérieurdesdiscours
historiques, journalistiques, et du savoir en général, profondément transgressif, donne à
voir, dans l’écriture de Duras, un état des choses millénaire, qui restera inchangé et
mortifère,n’apparaissantqueparl’expérience:
Durasstillholds to theviewof literatureas fundamentally transgressiveactivity.Writing, sherepeats, breaks with established authority and exceeds mastery; its role is to challenge andsubvertthestatusquo,toundermineallestablisheddiscoursesandideologies.Towritethereforeisnottorepresenttheworldbytellingstories,itistopushnarrativeandhumanexperiencestothat limit atwhichmeaning falters and yields to an ecstatic otherness that no longer fits theboundsofordinarylanguage.227
DansLadouleur,enconfrontantlapenséerationnellehéritéedelatraditioneuropéenneàla
douleur des femmes, des enfants et des civils vulnérables, Duras met la philosophie à
l’épreuveduréel:ladouleuretlenon-savoirdanslesquelslanarratriceestplongéenelui
laissentqu’une«penséeparl’émotionquiromptaveclerationalismehistorique,politique
etéconomiquedelaguerre228».Cettepenséeparl’émotion,etl’empathiequ’ellesuscite,crée
uneffetrhétoriquefavorableàlaprisedepositionpolitiquedutexteàgauche,ducôtédu
peupledontlasouffranceesteffacée.
226MargueriteDuras,Lapluied’été,Paris,P.O.L.,2013[1990],p.17.227LeslieHill,MargueriteDuras,op.cit.,p.36.«Durascontinuedeconsidérerlalittératurecommeuneactivitéfondamentalementtransgressive.L'écriture,répète-t-elle,romptavecl'autoritéétablieetdépasselamaîtriseesthétique ; sonrôleestderemettreenquestionetdesubvertir lestatuquo,desaper tous lesdiscoursetidéologiesétablis.Écrire,cen'estdoncpasreprésenterlemondeenracontantdeshistoires,c'estpousserlerécitetlesexpérienceshumainesjusqu'àcettelimiteoùlesenss'effondreetcèdeàunealtéritéextatiquequinecorrespondplusauxlimitesdulangageordinaire.»Jetraduis.228MurielPic,op.cit.,p.101.
101
Unfermeengagementdansl’ambiguïté
LetextedeDurasestaussitransgressifdanslamesureoùilempêcheunregardserein
surlavictoireetl’après-guerreenFrance.L’engagementlittérairedutexteencesensselit
particulièrementlorsquelanarratriceexigequelaresponsabilitédesatrocitésreposesur
l’humanité,etnonpasuniquementsurl’Allemagne:
Sicecrimenazin’estpasélargiàl’échelledumondeentier,s’iln’estpasentenduàl’échellecollective,l’hommeconcentrationnairedeBelsenquiestmortseulavecuneâmecollectiveetuneconsciencedeclasse[…]aététrahi. […]Laseuleréponseà faireàcecrimeestd’en faireuncrimedetous.De lepartager.Demêmequel’idéed’égalité,defraternité.Pourlesupporter,pourentolérerl’idée,partagerlecrime.(D,p.64-65)
L’écriture manifeste ce refus du rejet de la responsabilité de la guerre et des horreurs
concentrationnairesdefaçonencoreplusviolentedanslestextes«AlbertdesCapitales»et
«Ter le milicien», montrant l’équivocité de l’écriture de Duras et faisant ressortir
l’imperfectionetl’impossibilitéderécupérationdesonengagement.Danscestextes,comme
mentionnéprécédemment,DurasmetaujourlaviolencedelaRésistanceetlesexactions
sans pitié qu’elle commet envers les collaborateurs et lesmiliciens.Dans la préface, qui,
commenous l’avonsvu, anticipe la réception touten s’érigeant commeprisedeposition
politique, Duras s’identifie comme la narratrice de ces textes: alors qu’il est évident de
franchirlepasdel’identificationdans«Ladouleur»grâceauxindicesbiographiques,etàla
désignation de la narratrice comme «Marguerite» (D, p. 42), il vamoins de soi pour le
lecteurde l’assimileràThérèse,à lanarratricesanspitiéde«Ter lemilicien»:«Thérèse
c’estmoi.Cellequitortureledonneur,c’estmoi.Demêmecellequiaenviedefairel’amouravec
Terlemilicien,moi.Jevousdonnecellequitortureaveclerestedestextes.Apprenezàlire:ce
sontdestextessacrés.»(D,p.138)Ensepositionnantcommecellequitorture,enseplaçant
102
aposterioricommecellequiferaitl’amouravecuncollaborateur,ellecourt-circuited’avance
l’imaged’héroïnedelaRésistancequiauraitpus’apposeràelle.Elledemandeauxlecteurs
des’ajuster,lespréparantàrecevoirlestextes;lecaractèresacrédulittéraire,montrantune
véritéautrequecelledesdiscoursnormés,estàl’œuvre.Sonengagementlittéraires’écritici
dans une de ses itérations les plus significatives, révélant au lecteur la propre part de
violencequ’ilpourraitrenfermer,neluigarantissantpaslavictoire,nilerôleduhéros:
The potential for violence, as the story ‘Albert des Capitales’ shows, is inherent in all humanbeings,evenwhentheyareonthesideofsocialjusticeandResistance.SowhatisimplicitinLadouleur,forDuras,isnotanassertivemoralposition,butanethicsofattention,thefirstmoveofwhich is to acknowledge the relationship of reciprocal inclusion or identification that existsbetween the judges and those being judged. The aim is to refuse to treat the camps as aninexplicableaberrationresultingfromtheinherentperversityofaparticularraceorpeople.229
Dans ces textes, l’écriture de Duras est donc porteuse de contradictions, de difficultés
irréconciliables,etlespropositionspolitiquesquiendécoulentnepeuventsesatisfairede
réalitéshistoriques.Ellesdoiventheurterlaraison,etdemanderàleurslecteursdepenserà
tâtons, de faire sens de ce témoignage équivoque des atrocités de la Seconde Guerre
mondiale. Certains critiques y lisent la tentative de créer une représentation limite du
témoignage:
[…] lareecriture litteraired’undocumentde laguerre luipermetdecombattre, asa façon, lesforcesdel’oubli.Lesdeuxtextes[LadouleuretlesCahiers]peuventetreperçusalafoiscommedes symboles de la precarite du souvenir et des symboles de la survie grace a l’ecriture quifonctionnecommeactedetemoignage.Duras,quiecrittoujoursauborddelaperte,del’echeanceetdelacatastrophe,touchepourtantaussi,malgreelle-memepeut-etre,lesfrontiereselusivesdelavie.230
229LeslieHill,MargueriteDuras,op.cit.,p.129.«Laviolencepotentielle,commelemontrel'histoired'“AlbertdesCapitales”,estinhérenteàtouslesêtreshumains,mêmelorsqu'ilssontducôtédelajusticesocialeetdelarésistance.Ainsi,cequiestimplicitedansLadouleur,pourDuras,n'estpasunepositionmoraleaffirmée,maisune éthique de l'attention, dont la première démarche est de reconnaître la relation d'inclusion oud'identificationréciproquequiexisteentrelesjugesetlespersonnesjugées.L'objectifestderefuserdetraiterlescampscommeuneaberrationinexplicablerésultantdelaperversitéinhérenteàuneraceouàunpeupleparticulier.»Jetraduis.230AniaWroblewski,loc.cit.,p.73.
103
D’autrescritiques,cependant,montrent lanécessité«d’apprendreà lire»,depréparer la
réceptiondestextes.Parexemple,ColinDavisconsidèrecommetransgressiflecontenudu
textedeDuras,etn’hésitepasàproclamersapréférencepourlestextesdeguerreidéaux,
aux valeurs humanistes et positives231: «in Duras’s writing, being in the right, being a
Resistantratherthanacollaborator,avictimratherthanatorturer,isahistoricalaccident
withoutethicalsignificance.Itprovidesnolessontobelearned,nomoralimprovementto
begained.232»Ce constatdérangeantestprécisément celuidevant lequelDuras souhaite
placer son lecteur: la lecture est difficile, perturbante, et impossible à récupérer
positivement;
Duras’ shame […] is associated by herwith the condition of literature, a conditionwhich Ladouleurdoeslittletoquestion.[Duras’swriting]isalso—andthisisperhapswhatmakesitmostdifficultforustoaccept—anartwithoutethics,aliteraturewhichholdsopennoprospectfortherecoveryofmoralvalue.233
Sil’opinioncatégoriquedeDavisestàprendreavecungraindesel,ilrestequel’ambiguïté
del’engagementdelanarrationreposedanssonrefusd’adhéreràl’humanisme,alorsqu’il
s’inscrit dans la transgression d’une éthique négative. Résistantes, ses narratrices des
différents textes deLa douleur n’incarnent pas sans équivoque les valeurs françaises de
l’époque gaulliste, elles sont aussi violentes que les miliciens, elles torturent des
231Parexemple,DavispréfèreauxtextesdeDurasceuxd’Antelme,qu’ilconsidèrecommeunesourcelégitimesurlasouffrancedelaguerre,contrairementàl’auteurequinousintéresseici.232 ColinDavis, loc. cit., p. 181. «Dans l'écriture deDuras, être dans le vrai, être un résistant plutôt qu'uncollaborateur,unevictimeplutôtqu'untortionnaire,estunaccidenthistoriquesanssignificationéthique.Iln'apporteaucuneleçonàtirer,etneproposeaucuneaméliorationmorale.»Jetraduis.233Ibid.,p.182.«LahontedeDuras[...]estassociéeparelleàl'étatdelalittérature,unétatqueLadouleurneremetguèreenquestion.[L'écrituredeDuras]estaussi,etc'estpeut-êtrecequiestpournousleplusdifficileàaccepter,unartsanséthique,unelittératurequin'offreaucuneperspectivederécupérationd’unequelconquevaleurmorale.»Jetraduis.
104
collaborateurs,ellesnevéhiculentpasl’idéed’unesupérioritémorale—etsurtout,ellesne
garantissentpasquedetelsévénementsnepuissentjamaissereproduire:
Writing here takes on the role of a radical force that overwhelms identity and disperses allmonolithicauthorityorpower.Itcontinuallyoutlivesitsownfinitecharacterandsurvivesaspureaffirmation,asanattentivenesstoothernessthateschewsmoraldogmatism[…]234
Par cette singularitéde l’affirmationpouvantaccueillir l’aporieet évitant ledogmatisme,
l’écrituredevientunlieudel’engagementpourDuras,qu’elleprendàbraslecorpsmalgré
lescontradictionsparfoisinduitesparsesprisesdepositionpubliques.Ils’agitalorsd’un
engagement de l’écriture, dans l’écriture, grâce à un discours littéraire qui se positionne
commesouverain,d’aprèsMenke,parrapportauxautresdiscourspouvantlimitersonsens.
L’engagementn’estpaspurementesthétique,maisaucontraire,seconfronteauxquestions
de témoignage et de représentation par le langage. Cependant, ce discours politique sur
l’écriture est plurivoque,multiple, et porte la critique virulente des discours auxquels il
refusedeseconformer:
Sauverlepotentielsouveraindel’artconsisteàdépasserlaservilitéàlaquellelecondamneunelecture«esthétique»qui,soumiseau«désirdusens»,nepeutyvoirqu’unmodedediscoursparmid’autres.L’art,enrevanche,accèdeàlasouverainetédansuneautrelecturequin’estplusd’ordreesthétique.L’expérienceesthétiquede lanégativitéacquiert iciunevaleurgénéraleetperddumêmecoupsafonctionstabilisatricevis-à-visdesdiscoursnonesthétiques,pourlesquelsetdanslesquelsellefaitaucontrairevaloirsanégativité.235
L’expérienceesthétique,qui icienglobe la littérature,créeunenouvelle imagedesautres
discours — sociaux, politiques, philosophiques, historiques. L’écriture les critique, les
dépasse,montreleurfaillite;ainsi,ellemetencriselesdiscoursqu’elleaccueilleensonsein.
234LeslieHill,MargueriteDuras,op.cit.,p.132.«L'écritureprendicilerôled'uneforceradicalequisubmergel'identitéetdispersetouteautoritéoupouvoirmonolithique.Elledépassecontinuellementsaproprefinitudeetsurvitcommeunepureaffirmation,commeuneattentionà l'altéritéquiévite ledogmatismemoral.» Jetraduis.235ChristophMenke,op.cit.,p.193.
105
Ceux-cin’entretiennentpasaveclelittéraireunerelationd’égalàégal:ilssontdéstabilisés
etsubordonnéspar lediscours littérairesouverain,d’autantplusquecelui-ciestporteur
d’unenégativitéempêchanttouterécupérationourationalisationdel’expérienceesthétique
deleurpart.
106
Conclusion
L’écriturefaitdoncofficepourDurasdelieu,accueillantàlafoissesaffirmations,son
«discours fondateur236» et souverain, ainsi que ses contradictions, sa réflexion, ses
tentativesaporétiquesdereprésenter lamortet ladouleur—qu’ellessoientsiennes,ou
qu’ellesselessoitappropriées;«[L’expériencedelalangue]N’est-cepascequidonnelieuà
cette articulation entre l’universalité transcendantale ou ontologique et la singularité
exemplaireoutémoignantedel’existencemartyrisée?237».Cesontlesproblèmesdecette
articulation qu’elle explore, et dans lesquels elle engage son écriture en déployant
souverainementlasubjectivitédesondiscourslittéraire:«ilapparaîtquel’undesressorts
del’impactdiscursifrésidedanslamanièredontl’hypersubjectivitédesénoncésproposés
peut s’intégrer dans un discours a priori universalisant.238» Les textes étudiés dans ce
mémoire sont tous les trois porteurs de cette tension entre singulier et universel,
interrogeantlelienentrelessouffrancesvécuesetlessouffrancespartagées:
CequeDuras[…]appelle«lavietranquille»ou«ladouleur»etquiestunenfoncementdansl’opacité dumalheur, sous le poids des choses, dans l’ordre immuable d’une oppression sansrecours autresquedes gestesultimes,n’estqu’une forme renouveléede laplus anciennedestragédies.[…]Faceau«retraitdupolitique»,etdansledésespoir[…]elleamaintenuetprêtésavoixàuneexigencedecequ’elleappelaitaussibien la justice:entre l’impossibilitéd’accepterl’ordre naturel du monde et l’échec programmé de toute révolte. Et correspondre par là audésarroid’uneépoque.239
236AnneCousseau,op.cit.,p.550.237JacquesDerrida,Direl’événement,est-cepossible?,Paris,L’Harmattan,coll.«Esthétiques»,2001,p.25-26.Derridaciteetcommentealorssonpropretexte,LeMonolinguismedel’autre,Paris,Galilée,1996,p.50.238AnneCousseau,op.cit.,p.545-546.239DavidAmar,op.cit.,p.76.
107
Mais si elle interroge, ce n’est pas pour obtenir une réponse: «utopia, as its etymology
suggests, has no place on this construction site240», relève Robert Harvey au sujet de
l’écrituredeDuras.L’interrogation,aucontraire,estplutôtlancéedanslevide,nes’attendant
qu’àrecevoirenretourunécholointainetdéformé.Commenousavonspulevoiravecnotre
étudede«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»,cen’est,eneffet,pasversuneréponse,
niversunfuturmeilleuretutopiqueques’avancel’écrituredeDuras.Elles’engageplutôt,
danscetexte,àdonneràvoirlesextrémitésauxquelleslesfemmespeuventêtrepousséessi
ellesviventsousla«loidel’homme»(S,p.49).Elledénoncecetétatdefait,sansentrevoir
de rédemption ou de réconciliation, s’enfonçant dans la condamnation d’un malheur
millénaire,proposantunnon-savoirpropreà la féminitéque l’on retrouveraparailleurs
dansnotreétudedeLadouleur.Cependant,commenousl’avonsdémontré,l’engagementpar
l’écrituredeMargueriteDurasnesedéploiepasuniquementpourseporteràladéfensedes
femmes. L’ensemble desminorités souffrantes trouve refuge dans son écriture, dans les
journaux,dansseslivresoudanssesfilms,toutaulongd’uneviederefusetderésistance
contrelespouvoirs,qu’ilssoientprivésoupublics.C’esteneffetparcetteattitudederefus,
d’impossibilitéd’atteindreunquelconquesalutquesecaractérisel’engagementlittérairede
Duras,quidonneàvoir,àvivre,l’expérienceesthétiquedelanégativité;d’ailleurs,letexte
«Sublime, forcément sublime Christine V.» s’il explique le geste de la mère par son
oppression,reposetoutdemêmesurlaproclamationd’uneculpabilitésansappelausens
juridique:«anysenseofDuras’sworkasredemptivenegatesthepatienceandthepathos
bywhich,atitsbest,itischaracterized—whilealsoconvenientlyforgettingtheslippages
240RobertHarvey,SharingCommonGround:ASpaceforEthics,NewYork,BloomsburyAcademic,2017,p.62.«L'utopie,commesonétymologiel'indique,n'apassaplacesurcechantier.»Jetraduis.
108
andself-servingdistortionsofwhich,at itsworst, it iseminentlycapable241».De fait, les
débordements,laviolence,laprovocation,l’appropriationdelasouffranced’autruifontaussi
partiedesonengagement littéraire,ysontnécessaires, faisantalorsporteraux textesun
échecinhérentd’unpointdevueéthique,commelesouligneColinDavisdanslechapitre
précédent. Porteur d’échec, porteur d’aporie, la souveraineté du littéraire se lit dans le
discoursesthétiquedeDuras,qui,ense fondantsur lui-même,affirme lanégativitéde la
conceptiondumondedel’auteure.Cen’estdoncpasuneécrituredelarédemption,maisune
écrituredelatentativequiestàl’œuvredanslestextesdeDuras,unetentativevouéeàse
solderparunéchec.
L’échecseretrouveégalementaucœurdenotreanalysedutexte«Lamortdujeune
aviateuranglais».LaconfrontationparDurasdel’impossibilitédelareprésentationetdu
témoignages’inscritdansunprolongementdesonengagementparl’écriture,carlediscours
littéraireestleseul,pourl’autrice,àêtrecapabledeporteràlafoisl’extrêmenécessitéet
l’extrêmeimpossibilitédelareprésentationdelamortetdelasouffrance.Ilestnécessaire,
pourelle,dedonneràvoircessituationsintolérables,maislelangageestinsuffisantetne
peutque conserver les tracesde l’incapacitéde témoignerd’une telle réalité.Ce texte se
distingue égalementpar le recoursqueDuras fait aumythe. Permettant d’accéder à une
temporalité autre et étendant les significations, le récitmythique luipermetd’inscrire le
jeune aviateur anglais, et par extension tout jeune insouciantmort dans l’injustice de la
guerre, dans l’éternité du récit. Cette intrusion dumythe dans l’écriture passe aussi par
l’importanceprédominantedelavoixdeDurasdanssesinterventionspubliquestoutcomme
241MartinCrowley,op.cit.,p.294.«Toutetentativededonneràl’œuvredeDurasunsensrédempteurannulelapatienceet lepathosqui lacaractérisentdanslemeilleurdescas—toutenoubliantcommodément lesdérapagesetlesdistorsionségoïstesdont,danslespiresdescas,elleestéminemmentcapable.»Jetraduis.
109
dansl’entrevuefilméeàlasourcede«Lamortdujeuneaviateuranglais»,unevoixdontla
critiquesoulignelesouffleoraculaire.
NousavonségalementétudiélaposturedeDurasenprenantencomptesesconduites
et les effets produits sur son œuvre et leur réception par ses interventions. L’ethos
d’inscriptricequidécouledesapostureestaucœurdenotretravailsurLadouleur.Nous
avonspuvoir,parl’examendesmodificationsapportéesautexteavantsaparution,unsouci
chez Duras de dépersonnaliser son texte, tout en en conditionnant une lecture très
personnelle par l’adjonction d’un paratexte éminemment affirmé. Cependant, un travail
rapprochédutexteetdesmodificationsqu’ilasubiespermetaussidevoirunengagement
politiquedel’écriture,inscrivantalorssontextedanslemêmemouvementnégatifquesa
posture d’auteure. Le paratexte très développé ainsi que des ajouts de crochets ou de
citations àmême le texte du journalmontrent l’importance pour l’auteur de préciser la
charge politique du texte, réactualisant son discours pour s’opposer à la résurgence de
l’extrême-droite en France au cours des années 1980. La déconstruction des discours
institutionnels et masculins, semblable à celle que l’on peut observer dans «Sublime,
forcémentsublimeChristineV.»(parailleursexactementcontemporaindelapublicationde
Ladouleur),réaffirmelasouverainetédudiscourslittérairepourDuras.
Sil’auteureaffirmequ’ellea«véculeréelcommeunmythe242»,notretravailsurses
troistextesnouspermetdeconclureque«Durassefaitlavoixdumythologuedelacité243»,
voyantàtraversl’expériencehumainedesescontemporainsdessouffrancesmillénaires.Si
242Marguerite Duras, «“J’ai vécu le réel comme un mythe”», entretien avec Aliette Armel, Le MagazineLittéraire,no278,1990,p.18.243SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.118.
110
sonécriture,malgrésasouveraineté,neréussitpasàenfairesens,elleréussitmalgrétoutà
enfaireuntémoignageens’engageantparsonécriture,endonnantàvoirsonéchec:«Je
pense que [le monde] est un ratage assez impressionnant. Ça n’a pas fonctionné. Cette
situationdumonde,navrante,quimetoucheetàlaquellejemerallie.244»Écrivantmalgré
ledésespoir,avec ledésespoir,Durasaccompagne leréeldesonécriture ; inscrivantson
présentdanslatemporalitédumythe,elleenassureparlefaitmêmesasurvivance.
244FrançoiseFaucheretMargueriteDuras,op.cit.,p.46-47.
i
Bibliographie I. Corpus
1. Corpusprincipal
Duras,Marguerite,Ladouleur,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2469,2003[1985],217p.
———, Sublime, forcément sublime Christine V., précédé de Duras aruspice, Montréal,Héliotrope,2006[1985].
———,«Lamortdujeuneaviateuranglais»,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993.
2. AutresœuvresdeDurascitées
Duras,Marguerite,LeCamion,Paris,LesÉditionsdeMinuit,1977,140p.
———,Outside,Paris,Gallimard,coll.«CollectionFolio»,no2755,1996[1981],370p.
———,Lapluied’été,Paris,P.O.L.,2013[1990],160p.
———,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993,125p.
———,«Lenombrepur»,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993,p.107-113.
———,LeMondeextérieur.Outside2,EPUB,Paris,P.O.L,2013[1993],496p.
———,Cahiersdelaguerreetautrestextes,Paris,P.O.L./Imec,2006,432p.
3. EntretiensavecDuras
3.1 Entretiensécrits
Duras,Marguerite,«“J’aivéculeréelcommeunmythe”,entretienavecAlietteArmel»,LeMagazineLittéraire,no278,1990,p.18.
ii
Faucher,FrançoiseetDuras,Marguerite,«Interviewdu11avril1981»,dansSuzanneLamyet André Roy,Marguerite Duras à Montréal, Montréal, Les éditions Spirale, 1981,p.43-53.
Porte, Michelle, Les lieux de Marguerite Duras, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Minuitdouble»,no83,2012[1977],119p.
3.2 Entretiensfilmés
Perrot,Luce,«MargueriteDuras»,Au-delàdespages,TF1,3juillet1988.
«InterviewdeMargueriteDurasàproposdel’affaireVillemin»,LeSoir,France,France3,3février1993,5min18s.
Jacquot,Benoît,Lamortdujeuneaviateuranglais,Institutnationaldel’audiovisuel,1993,36’.
II. Corpuscritique 1. Surlecorpusprincipal
1.1 Sur«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»
Duras, Marguerite, «Sublime, forcément sublime Christine V.», dansBernard Alazet et
Christiane Blot-Labarrère, Marguerite Duras, Paris, L’Herne, coll. «Cahiers deL’Herne»,no86,2005[1985],p.74-78.
Marcandier, Christine, «Duras, “Sublime, forcément sublime Christine V”»,Diacritik, vol.Crimesécrits,juillet2017,p.16.
Mavrikakis, Catherine, «Duras Aruspice», dansMarguerite Duras, Sublime, forcémentsublimeChristineV.,précédédeDurasAruspice,Montréal,Héliotrope,2006,p.11-40.
Saemmer, Alexandra, «“Je n’aime pas les dociles aveugles femmes” : Duras et l’affaireVillemin»,dansAnneCousseauetDominiqueDenès,MargueriteDuras :Marges ettransgressions,Nancy,PressesUniversitairesdeNancy,coll.«Letexteetsesmarges»,2006,p.149-158.
1.2 Sur«Lamortdujeuneaviateuranglais»
Cranston, Mechthild, «Mother of the Living Dead: Marguerite Duras»,Dalhousie FrenchStudies,vol.55,2001,p.120-126.
iii
Watthee-Delmotte, Myriam, «Le poids des morts», dans Dépasser la mort. L’agir de lalittérature,Arles,ActesSud,2019,p.166-79.
1.3 SurLadouleur Bogaert,SophieetCorpet,Olivier,«Préface»,dansMargueriteDuras,Cahiersdelaguerre,
Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no4698,2008[2006],p.7-13.
Chalonge, Florence de, «La Douleur, le “journal intemporel” de Marguerite Duras»,dansJean-MariePauletAnne-RachelHermetet (dir.),Écrituresautobiographiques :Entre confession et dissimulation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll.«Interférences»,2016,p.195-215.
Davis,Colin,«Duras,AntelmeandtheEthicsofWriting»,ComparativeLiteratureStudies,vol.34,no2,1997,p.170-183.
Kègle,Christiane,«Écrireladouleurdeladisparition.MargueriteDurasàproposdeRobertAntelme»,Frontières,vol.27,no1-2,2015.
Lodi,Gabriella,«Écrireauborddelaguerre :NataliaGinzburg,MargueriteDuras,RégineRobin»,Thèsededoctorat,Montréal,UniversitédeMontréal,2007,351p.
Noetinger, Élise, «At the Sharp End ofWaiting: A Study of “La Douleur” by MargueriteDuras»,L’EspritCréateur,vol.40,no2,Écrituresfémininesdelaguerre/FeminineRepresentationsofWar,t2000,p.61-74.
Wroblewski,Ania,«Réécrire,revivre,oublier :lagenèseetlapublicationde“Ladouleur”»,Interférenceslittéraires,no4,mai2010,p.63-74.
2. Surl’écrituredeDuras
2.1 Poétique Blanckeman, Bruno, Lectures de Duras, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll.
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