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WOZZECK Opéra d’Alban BERG
Opéra de Reims
13 rue Chanzy 51100 Reims
Location tél : 03 26 50 03 92
VENDREDI 8 FEVRIER– 20H30
DIMANCHE 10 FEVRIER – 14H30 DUREE DU SPECTACLE :
2 HEURES avec entracte
OPERA CHANTE EN
ALLEMAND, SURTITRE EN
FRANÇAIS
Direction musicale : Pierre ROULLIER Mise en scène : Mireille LAROCHE
Etudes musicales : Nathalie STEINBERG
Lumières : Jean-Yves COURCOUX
Assistant à la mise en scène : Alain PARIES
Décors : Jean-Pierre LARROCHE
Dramaturge : Dorian ASTOR
Marie : Barbara DUCRET
Le Docteur : Eric MARTIN-BONNET
Deuxième compagnon : Florent MBIA
Le Tambour-Major : Yves SAELENS
Margret : Aurore UGOLIN
Le Capitaine : Gilles RAGON
Wozzeck : Jean-Sébastien BOU
Andrès : Philippe DO
Premier compagnon : Alain HERRIAU
L'Idiot : Raphaël BREMARD
Service
Jeune Public
GENERALE OUVERTE AUX
SCOLAIRES
JEUDI 7 FEVRIER
14 HEURES
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SOMMAIRE
PRESENTATION GENERALE DE L’OPERA ....................................................................................... 3
SYNOPSIS ........................................................................................................................................ 3
FICHE IDENTITE DE L’ŒUVRE ..................................................................................................... 6
GEORG BÜCHNER ........................................................................................................................... 7
ALBAN BERG ................................................................................................................................... 8
L’ŒUVRE ET SA GENESE ............................................................................................................... 9
DU FAIT DIVERS A LA PIECE DE THEÂTRE ............................................................................ 9
DE LA PIECE AU LIVRET .......................................................................................................... 10
LES PISTES D’EXPLOITATIONS PEDAGOGIQUES ........................................................................ 11
L’EXPRESSIONNISME .................................................................................................................. 11
LA COMPASSION SOCIALE DANS WOZZECK ............................................................................. 13
LES CLEFS DU LANGAGE MUSICAL ............................................................................................ 14
L’ABANDON DU SYSTEME TONAL .......................................................................................... 14
ZOOM SUR LES PERSONNAGES PRINCIPAUX ET LES DIFFERENTS STYLES VOCAUX QUI
LEURS SONT ASSOCIES ........................................................................................................... 15
L’EMPLOI DE LEITMOTIVE ...................................................................................................... 17
L’EXEMPLE D’ANALYSE D’UNE SCENE : LE MEURTRE DE MARIE, ACTE III, SCENE 2 . 17
LES OUTILS PEDAGOGIQUES .......................................................................................................... 23
LES CARNETS DE LECTURE ........................................................................................................ 23
POUR EN SAVOIR PLUS ............................................................................................................... 28
WOZZECK A L’OPERA DE REIMS .................................................................................................... 30
LA NOTE DU METTEUR EN SCENE ............................................................................................. 30
L’INTERVIEW DU METTEUR EN SCENE .................................................................................... 33
LA RÉORCHESTRATION DE JOHN RÉA ..................................................................................... 34
L’INTERVIEW DU CHEF D’ORCHESTRE .................................................................................... 36
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PRESENTATION GENERALE DE L’OPERA
SYNOPSIS
PREMIER ACTE
SCENE 1
C’est le matin. Dans la chambre du capitaine. Celui-ci se fait raser par le soldat Wozzeck. Il lui
parle du temps et du vent, et s’amuse de sa bonne volonté mécanique. Mais il s’avise que si Wozzeck
est un brave homme, il est dénué de tout sens moral : n’a-t-il pas un enfant sans être marié ! A ce
reproche Wozzeck répond qu’il est plus facile d’être vertueux quand on a les moyens. Wozzeck pense
trop, se dit le Capitaine, et il le congédie en lui recommandant un peu de sérénité.
SCENE 2
Dans un champ aux abords de la ville. Wozzeck et son camarade Andrès coupent du bois. Andrès
chante, mais Wozzeck est troublé par des hallucinations qu’active le coucher du soleil rougissant
l’horizon. La nuit vient, ils rentrent.
SCENE 3
Le soir, dans la chambre de Marie. A sa fenêtre, elle regarde passer la troupe, dont on entend la
musique. Elle regarde avec intérêt le beau Tambour-Major. Margret, sa voisine, voyant briller les yeux
de Marie, l’apostrophe, et les deux femmes échangent des propos aigus avant que Marie ne claque sa
fenêtre et se retrouve avec son enfant, auquel elle chante une berceuse. Soudain, on frappe à la
fenêtre : c’est Wozzeck. Il n’a pas le temps d’entrer, il est trop tard. Mais son discours confus, encore
frappé de ses visions, inquiète Marie, d’autant qu’il ne semble même pas voir son fils. Il s’en va
laissant la jeune femme désemparée.
SCENE 4
Dans le cabinet du docteur. Pour quelques sous, Wozzeck se prête à ses expériences diététiques.
Mais le docteur lui reproche de ne pas suivre à la lettre ses instructions en continuant à tousser. Alors
que le Docteur parle encore, Wozzeck, insensiblement, revient à ses obsessions, ce qui sidère le
Docteur au point qu’il le menace de l’asile. Mais le Docteur est en même temps ravi à la perspective
de la gloire qu’il va tirer de ses théories. Il continue à examiner Wozzeck.
SCENE 5
Dans la rue, devant la maison de Marie. Le Tambour-major fait le paon pour séduire la jeune
femme. Il essaie une première fois de l’enlacer mais elle le repousse. Pourtant, quand il revient à la
charge, elle se laisse faire, fataliste, et l’accompagne dans sa chambre.
DEUXIEME ACTE
SCENE 1
Le matin, dans la chambre de Marie. Elle admire les boucles d’oreilles offertes par le Tambour-
major, en se contemplant dans un miroir cassé. Elle essaie d’endormir son enfant, puis s’admire à
nouveau, quand surgit Wozzeck. Il interroge Marie sur la provenance de ces bijoux qu’elle prétend
avoir trouvés. Peu convaincu, Wozzeck ne veut pourtant pas pousser plus loin, et va plutôt regarder
son enfant. Il médite un instant sur leur triste condition de pauvres gens. Il donne à Marie l’argent de
sa solde, et s’en va laissant celle-ci en proie aux remords.
SCENE 2
Dans la rue. Le Capitaine tente d’arrêter le Docteur qui, très pressé, ne semble pas disposé à vouloir
parler avec lui. Excédé par l’insistance du Capitaine, le Docteur s’arrête pourtant, et diagnostique
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brutalement une apoplexie imminente, provoquant sa frayeur. Passe alors Wozzeck. Les deux hommes
l’arrêtent et le tourmentent avec des allusions sur l’infidélité de Marie avec le Tambour-major.
Wozzeck réagit par une douloureuse imprécation sur l’impossibilité de trouver le bonheur sur terre,
pendant que le Docteur lui prend le pouls et essaie de vérifier si l’émotion modifie sa tension.
Vivement, Wozzeck s’arrache à ses deux bourreaux et part rapidement, les laissant fort surpris.
SCENE 3
Dans la rue, devant la maison de Maire. Wozzeck se précipite devant la jeune femme et l’observe,
soupçonneux, comme pour voir sur elle la trace du péché. Il la questionne, insistant jusqu’à exploser,
mais quand il va lever la main sur elle, Marie l’arrête d’une phrase terrible : « Plutôt un couteau en
moi qu’une main sur moi ». Elle plante là Wozzeck, hagard, obsédé par l’image qu’elle a suscitée.
SCENE 4
Dans le jardin d’une auberge, tard le soir. On danse. Wozzeck entre et aperçoit parmi la foule
Marie qui danse avec le Tambour-major. Il s’effondre sur le banc, hébété, solitaire au milieu de
l’animation de l’auberge. Andrès vient converser un instant avec lui, mais l’attention converge alors
vers un artisan passablement éméché qui, monté sur une table, entonne une sorte de discours-sermon.
Paraît alors le Fou, qui s’approche de Wozzeck et dit flairer le sang, ce qui le bouleverse à nouveau.
SCENE 5
Dans la chambrée de Wozzeck, à la caserne, la nuit. Obsédé par ses hallucinations, Wozzeck ne
peut pas trouver le sommeil ; il tente de les expliquer à Andrès, qui l’exhorte à dormir. A cet instant
fait irruption le Tambour-major, manifestement ivre, qui vient se vanter bruyamment de ses conquêtes,
et qui provoque Wozzeck. Les deux hommes se battent. Wozzeck a le dessous et, tandis que le
Tambour-major s’en va, il reste ahuri. « Il saigne » dit alors Andrès, et cette évocation du sang
replonge Wozzeck dans ses obsessions.
TROISIEME ACTE
SCENE 1
Dans la chambre de Marie, la nuit. Marie lit dans la bible l’histoire de Marie-Madeleine, la femme
adultère, comme pour apaiser son remord. Elle s’interrompt un moment pour raconter une histoire à
son fils afin de l’endormir, et reprend sa douloureuse lecture.
SCENE 2
Au bord d’un étang au crépuscule. Marie arrive avec Wozzeck. Ils s’assoient au bord de l’eau et
évoquent un instant les trois ans de leur bonheur passé. Wozzeck embrasse Marie. La lune se lève
rouge ; Wozzeck sort son couteau et égorge Marie.
SCENE 3
Dans une taverne, la nuit. On danse. Wozzeck boit et chante pour s’étourdir. Avisant Margret, il
danse avec elle, puis l’entraîne à une table pour la courtiser. Soudain celle-ci voit qu’il a du sang sur le
bras, du sang qui « pue le sang humain » ajoute-t-elle. Les danseurs intrigués eux aussi se sont
approchés. Wozzeck les repousse et s’enfuit.
SCENE 4
Au bord de l’étang, au clair de lune. Revenu sur le lieu de son crime, Wozzeck cherche le couteau
pour le faire disparaître. Il bute sur le cadavre de Marie, qu’il contemple un instant, puis cherche à
nouveau le couteau. L’ayant enfin trouvé, il le jette dans l’étang. Mais, à la lueur de la lune, rouge, il
se voit couvert de sang. Il entre alors lui-même dans l’étang pour se laver, mais halluciné, il lui semble
que l’eau est sang, qu’il se lave dans du sang. Il avance encore, obsédé par l’image du sang et se noie.
A cet instant passent au bord de l’étang le Capitaine et le Docteur, qui sont intrigués par un bruit
étrange, comme celui de quelqu’un qui se noie, pense le docteur. L’atmosphère lugubre, lune rouge et
brouillard gris, les incite à ne pas s’attarder.
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SCENE 5
Dans la rue, devant la maison de Marie. Des enfants jouent. Parmi eux celui de Marie, galopant sur
un cheval de bois. D’autres enfants accourent et l’un d’eux vient annoncer à l’enfant de Marie que sa
mère est morte, là-bas, sur le chemin, près de l’étang. Mais, l’enfant ne comprend pas et continue de
jouer seul, sur son cheval de bois.
D’après le synopsis d’ALAIN DUAULT, Avant-scène Opéra.
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FICHE IDENTITE DE L’ŒUVRE
Wozzeck est un opéra en trois actes (15 scènes) d’Alban BERG (1885-1935). Le livret s’appuie sur le
drame de Georg Büchner (1813-1837) : Woyzeck écrit en 1836. L’opéra fut créé au StaatsoperUnter
den Linden de Berlin le 14 Décembre 1925.
L’ARGUMENT …
Franz Wozzeck, un jeune soldat de caractère simple et bon,
vit difficilement. Pour satisfaire aux besoins de sa femme,
Marie, et de leur fils, il sert de cobaye au docteur et de
subalterne au capitaine de la garnison. Les mauvais
traitements le font progressivement tomber dans la folie.
Lorsqu’il soupçonne Marie de fréquenter le tambour-major, il
perd la raison et la tue. Cherchant le couteau avec lequel il l’a
égorgée, il se noie dans l’étang.
LES LIEUX…
Une petite ville d’Allemagne ; des intérieurs ; des pas de
porte ; des rues ; des champs ; des landes ; un chemin près
d’un étang dans un bois.
LA PORTEE SOCIALE ET IDEOLOGIQUE DE
L’ŒUVRE
L’œuvre dénonce l’injustice d’un pouvoir qui s’acharne sur
un personnage anonyme, victime d’une société hiérarchisée,
lesté par le poids de la solitude. Elle incarne une révolte
contre l’autorité dominatrice : la hiérarchie militaire.
RÔLES ET VOIX
WOZZECK: baryton
MARIE : soprano
TAMBOUR-MAJOR: ténor
ANDRÈS : ténor
CAPITAINE : ténor bouffe
DOCTEUR : basse
PREMIER COMPAGNON : basse
DEUXIEME COMPAGNON : baryton
FOU : ténor
MARGRET : contralto L’ENFANT DE MARIE
SOLDATS : ténor I et II, baryton I et II,
basse I et II SERVANTES ET PROSTITUEES : soprano
I et II, contralto I et II CHŒUR D’ENFANTS
Berg sort des standards de l’opéra en
confiant à une voix de baryton le rôle
principal.
Marie, quant à elle, possède une voix de
soprano dramatique au registre étendu lui
permettant un champ d’expressivité assez
large.
POSTER REALISE EN 1964 PAR LE
GRAPHISTE POLONAIS JAN LENICA (1928 -
2001).
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GEORG BÜCHNER
Né le 17 octobre 1813 à Goddelau
Mort 19 février 1837 à Zurich
Georg Büchner, écrivain, dramaturge, révolutionnaire, médecin et
scientifique allemand, écrit à son frère depuis Zürich, fin novembre 1836 :
« Le jour je travaille avec le scalpel et la nuit avec les livres ».
Sa vie a été brève puisqu’il meurt à l’âge de 24 ans. Mais, au cours des
deux dernières années de sa vie, des œuvres essentielles de la littérature
allemande verront le jour : il compose un récit, Lenz, et trois pièces de
théâtre qui suffisent à marquer sa place parmi les plus grands écrivains.
Woyzeck, histoire fragmentaire d’un crime, tableau éclaté de la misère
allemande, marque l’invention foudroyante du théâtre moderne en 1936.
ELEMENTS BIOGRAPHIQUES A EXPLOITER AVEC LES ELEVES
• ses engagements politiques (socialistes) qui lui vaudront l’exil;
• sa précocité et sa mort dans sa vingt-quatrième année ;
• sa place dans le théâtre contemporain ;
• la reconnaissance tardive de son œuvre.
« Georg Büchner est un des auteurs allemands
du XIXe siècle les plus joués et les plus
traduits en France dans les dernières
décennies. Sans doute parce qu’il est plus que
tout autre à la source d’un théâtre pour notre
temps : pas à proprement parler un modèle -
même si, occasionnellement, on l’a copié –
mais plutôt une brèche dans l’écriture
dramatique, une « blessure » qui ne s’est pas
refermée. »
Jean-Louis Besson, Le théâtre de
Georg Büchner, un jeu de masques,
Editions Circé, 2002.
SON ŒUVRE
Büchner a laissé une œuvre qui comprend :
- trois pièces de théâtre : la Mort de Danton (1835),
Léonce et Léna (1836),
Woyzeck (1837)
- un récit : Le Messager Hessois (1834)
- une nouvelle : Lenz (1835)
- les traductions de deux drames écrits par Victor
Hugo en 1833 : Lucrèce Borgia et Marie Tudor.
Malgré la brièveté de son œuvre Büchner
tient une place majeure dans la littérature
européenne.
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ALBAN BERG
Né le 9 février 1885 à Vienne
Mort dans la même ville le 24 décembre 1935
Il fait partie avec Arnold Schönberg et Anton Webern de la Seconde
École de Vienne, connue pour l’utilisation du dodécaphonisme - échelle
de 12 sons indépendants d’une quelconque tonalité- 1.
Issu d’une famille bourgeoise passionnée de
musique, Alban Berg devient en 1904 l’élève de
Schönberg. Dès 1909, il met en pratique les leçons
de son maître et ami dans un Quatuor à cordes puis
Trois pièces pour orchestre (1914), de style
expressionniste. Vient ensuite Wozzeck, d’après le
drame de Büchner. Créé à Berlin en 1925, cet opéra
est une synthèse des systèmes tonal, atonal et sériel.
Son Concerto de chambre terminé la même année
puis sa Suite lyrique (1926) forment ses premières
œuvres dodécaphoniques. Dans le domaine lyrique,
Berg compose encore une cantate sur des textes de
Baudelaire Der Wein (« le Vin »), et un nouvel
opéra, Lulu, laissé inachevé. En 1935, son Concerto
à la mémoire d’un ange qu’il dédie à Manon
Gropius, fille d’Alma Mahler récemment disparue,
est un véritable chant d’amour et d’adieu. Berg
meurt d’une septicémie quelques mois plus tard.
POUR EN SAVOIR PLUS sur la
personnalité de Berg, on lira avec profit
les extraits proposés dans les carnets de
lecture :
- Arnold Schönberg : Le Style et l’idée.
- Theodor W. Adorno : Alban Berg, le maître
de la transition infime.
1 Voir le chapitre consacré à l’atonalité dans Wozzeck p. 14 du présent dossier.
SCHÖNBERG / BERG : UNE RELATION
D’AMITIE
Lorsqu’ Alban Berg rencontre Schoenberg
en 1904, celui-ci vient de terminer son
premier quatuor. Entre le maître et l’élève
s’établit aussitôt un climat de confiance et
une inaltérable amitié. Schoenberg instruisit
Berg dans toutes les sciences musicales
(harmonie, contrepoint, analyse
orchestration), mais surtout il se préoccupa
de la personnalité de son élève, favorisant,
par ses conseils intelligents, la maturation
de son tempérament d’artiste. Trois œuvres
importantes de Berg (les Pièces pour
orchestre op. 6, le Kammerkonzert et Lulu)
sont dédiées à Schoenberg, en témoignage
de sa filiale admiration.
"Celui qui voudrait croire que c’est seulement
la reconnaissance et l’amitié qui m’incitent à
exprimer mon admiration, que celui-là
n’oublie pas que je sais lire la musique, et
qu’à travers des sons..., j’ai pu me faire une
idée du talent déployé... Salut à toi, Alban
Berg ! " Arnold Schönberg
PORTRAIT DE BERG PAR SCHÖNBERG
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L’ŒUVRE ET SA GENESE
DU FAIT DIVERS A LA PIECE DE THEÂTRE
Wozzeck de Berg prend appui sur la pièce de théâtre de Büchner qui elle-même s’inspire d’un fait
divers survenu en 1821 à Leipzig : le soldat Woyzeck est décapité pour avoir poignardé sa maîtresse,
en août 1824. Il s’agit d’un drame de la jalousie avec, comme toile de fond la misère sociale dans
laquelle le protagoniste évolue, en proie de surcroît à des accès de psychose.
Avant de mourir en 1837, Georges Büchner rédige sa pièce qui restera à l’état de fragments : 27 scènes
brèves, assez lâchement reliées en une succession incertaine et dans un style heurté, lacunaire, très
réaliste. L’aspect fragmenté, lacunaire et ouvert de l’œuvre – permettant à chaque metteur en scène de
choisir son propre ordre, de transmettre et d’imposer sa propre vision –, ainsi que le choix d’un
personnage principal, homme simple, issu du peuple et en bas de la hiérarchie sociale, explique son
rayonnement au sein du théâtre moderne.
EXPLOITATIONS PEDAGOGIQUES
Montrer que l’histoire, inspirée d’un fait réel, présente pour la première fois un
héros qui n’est ni un prince ni un bourgeois, mais un simple homme.
On pourra parallèlement faire rechercher dans le répertoire théâtral romantique la fonction
sociale des personnages récurrents.
A RETENIR : Fréquemment considéré comme l’antihéros par excellence, Wozzeck est le
premier héros, parmi ceux qui jalonnent l’histoire de l’opéra, qui n’a plus rien
d’exceptionnel.
« Le 21 juin de l’année 1821, vers 9
heures et demie du soir, le coiffeur
Johann Christian Woyzeck, 41 ans,
frappait la veuve de feu le
chirurgien Woost Johann Christian,
46 ans, dans le couloir de sa maison,
Sandgasse, avec une lame d’épée
émoussée à laquelle il avait fait
mettre une poignée cet après-midi-
là. Atteinte de sept blessures, la
veuve rendait l’âme au bout de
quelques minutes. »
EXTRAIT DU RAPPORT MEDICAL L’EXECUTION DE WOYZECK SUR LA MARKPLATZ DE
LEIPZIG LE 27 AOUT 1824
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DE LA PIECE AU LIVRET
Berg découvre la pièce de Büchner en mai 1914 à
Vienne quand il assiste à sa représentation au Wiener
Kammerspiele. Il transformera la succession des 27
scènes du fragment en un drame solidement
charpenté en 3 actes et 5 scènes chacun, adoptant une
trajectoire rigoureuse et toute « classique » : exposition-
péripétie-catastrophe.
L’exposition présente le protagoniste dans son
environnement et le monde qu’il fréquente : son ami
Andrès, le Capitaine, le Docteur, Marie, son fils, le
Tambour-Major.
Péripétie : Wozzeck affronte l’infidélité de Marie.
Catastrophe : il tue Marie.
Après trois années de travail, le compositeur parachève
son œuvre, de 1917 à 1922.
Wozzeck est dédié à Alma Mahler qui prit alors en
charge une partie des frais d’édition. En 1924, Hermann
Scherchen dirige trois fragments de Wozzeck à Francfort.
L'opéra intégral sera finalement créé à Berlin, l'année
suivante, au Staatsoper sous la baguette d'Erich Kleiber.
Le grand succès ne fut jamais démenti depuis même si
l’Allemagne nazie qualifiera l’opéra, quelques années
plus tard, d’art dégénéré.
« Je fus surpris lorsque Berg, cet
adolescent au cœur tendre, s’engagea
dans une aventure qui paraissait
condamnée au désastre : la mise en
chantier de Wozzeck, drame d’une
action si tragique qu’il semblait exclu
qu’on pût le mettre en musique.
Objection plus grave : l’action
comportait des scènes de la vie de
tous les jours, en contradiction avec
les canons de l’opéra qui reposaient
encore sur l’emploi de costumes de
théâtre et de personnages
conventionnels.
Schönberg, propos cités par Alain
Poirier, L’expressionnisme et la
musique, p. 252.
CROQUIS DE
WOZZECK REALISE
PAR LE
SCENOGRAPHE JEAN-
PIERRE LARROCHE
POUR L’OPERA DE
REIMS
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LES PISTES D’EXPLOITATIONS PEDAGOGIQUES
L’EXPRESSIONNISME
OU ET QUAND ?
L’expressionnisme est un ample mouvement artistique qui
apparaît au début du XXème siècle, entre 1905, année de la
fondation de la communauté d’artistes « die Brücke » et 1920,
année marquant la fin des agitations révolutionnaires d’après-
guerre. Il s’épanouit essentiellement dans le nord de l’Europe et
plus particulièrement en Allemagne.
LES DOMAINES ARTISTIQUES
Il touche de nombreux domaines artistiques aussi différents que
les décors de théâtre, la danse, le cinéma, le théâtre,
l’architecture, la musique même si la peinture reste son domaine
de prédilection.
SES CARACTERISTIQUES
L’expressionnisme est l’expression d’une
conception de la vie ressentie par une jeune
génération unanime quant au rejet des structures
sociales et politiques dominantes.
Il consiste en la projection d’une subjectivité qui
tend à déformer la réalité pour inspirer au
spectateur une réaction émotionnelle. Les
représentations sont souvent basées sur des visions
angoissantes, déformant et stylisant la réalité pour
atteindre la plus grande intensité expressive. Celles-
ci sont le reflet de la vision pessimiste que les
expressionnistes ont de leur époque, hantée par la
menace de la première guerre mondiale.
D’une manière générale, ce mouvement artistique, influencé
par la psychanalyse naissante, se propose d’explorer les
méandres de l’âme humaine et la fascination de la mort avec
une violence paroxystique, visible dans la représentation des
corps et des visages torturés, ou encore de paysages
angoissants. Cette école picturale reste très proche du
fauvisme, né au même moment en France, et qui quant à
elle porte à l’extrême le principe de liberté de perception
issu de l’impressionnisme. Le fauvisme est, selon Derain,
l’« épreuve du feu » de la peinture. Révélé au public de
manière spectaculaire lors du Salon d’Automne de 1905, le
mouvement initié par Matisse affirme l’autorité de l’artiste
dans le choix de couleurs autonomes, tout en tenant compte
de la leçon synthétiste de Gauguin.
MURNAU, Nosferatu, 1922
EDWARD MUNCH, LE CRI, 1893
NATIONAL GALLERY, OSLO
A EXPLOITER EN :
HISTOIRE DES
ARTS : - En Collège avec
thématique : « arts, ruptures
et continuité »
- Au lycée avec la thématique
« Arts, réalités, imaginaires »
LETTRES
HISTOIRE
EDUCATION MUSICALE
ALLEMAND
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LES SIGNES ANNONCIATEURS
En peinture, les premiers éléments annonciateurs de l’expressionnisme apparaissent à la fin du
XIXème siècle, en particulier chez Edvard Munch (Le Cri) ainsi que dans les travaux de Van Gogh.
MUSIQUE
Le terme «expressionnisme» est surtout appliqué aux trois
compositeurs Schönberg, Berg et Webern qui forment la Seconde
école de Vienne ; mais il prend une coloration particulière. La
musique évolue essentiellement dans l’ombre omniprésente de
Wagner, et ses caractéristiques essentielles sont un lyrisme émotif
intense et une concentration sur le moi. L’expressionisme
musical ne se pose pas en réaction contre ce qui précède ; il
représente au contraire une exaspération de ce qui se trouvait en
germe dans le romantisme et que le postromantisme avait
amplifié. Il accentue l’atmosphère subjective par le culte d’un
moi hypertrophié dont l’insatisfaction fondamentale devant le
monde ambiant et les normes existantes se traduit par des
sursauts de révolte, des tensions perpétuelles, un penchant pour
l’anarchie et une atmosphère fiévreuse débouchant souvent sur le
lugubre, le morbide, le décadent.
Der Blaue Reiter publia dans son premier numéro l’œuvre
d’Arnold Schönberg (qui s’exerça aussi à la peinture
expressionniste), d’Alban Berg et d’Anton Webern. Les opéras
Lulu et Wozzeck de Berg, les drames Die Erwartung et Die
Glückliche Hand de Schönberg peuvent être qualifiés d’expressionnistes.
LITTÉRATURE En littérature, on cite généralement le nom des poètes Hugo Ball, Gottfried Benn, Yvan Goll ou Georg
Trakl mais on rattache également les romans de Franz Kafka à l’expressionnisme ainsi que plusieurs
auteurs dramatiques allemands du début du XXe siècle tels que Georg Kaiser ou Ernst Toller.
En France, où le terme est peu couramment employé en littérature, on a parlé d’expressionnisme à
propos d’un roman d’Octave Mirbeau Dans le ciel, rédigé sous le coup de la révélation de Van Gogh,
ou à propos de ses Farces et moralités.
CINEMA
Avec l’apparition du film Le Cabinet du docteur
Caligari en 1919, Robert Wiene apparaît comme un des
premiers metteurs en scène introduisant clairement des
éléments expressionnistes au cinéma grâce aux lumières,
décors, costumes, autant d’éléments qui aspirent à
montrer, à travers le grand écran, une optique déformée
de la réalité. Au commencement, le cinéma muet
allemand était complètement lié à l’expressionnisme
avec des metteurs en scène comme Fritz Lang, Friedrich
Murnau, Paul Leni et Paul Wegener. Les œuvres les plus
représentatives de cette période sont : Nosferatu de
Murnau, Metropolis, Les Trois lumières, Le dernier des Hommes (Der Letze Mann), et Le Testament
du Dr Mabuse. La démesure était associée à un genre de cinéma d’horreur et fantastique. Quelques
Schönberg, Vision rouge
1910
Le Cabinet du docteur Caligari
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œuvres postérieures virent le jour dans l’étape du cinéma sonore, comme, M le Maudit (également
connu simplement par M) de Fritz Lang.
LA COMPASSION SOCIALE DANS WOZZECK
La remise en question de l’ordre social est un phénomène
relativement récent, l’un des acquis essentiels, peut-être même le
plus important de tous, de la Révolution française de 1789,
comme le prouve l’affirmation saisissante d’un de ses acteurs les
plus radicaux, Saint-Just : «Le bonheur est une idée neuve en
Europe». Plus précisément le droit au bonheur. Bien que ce droit
au bonheur se trouve déjà affirmé dans l’œuvre des grands philosophes des Lumières, la compassion
sociale s’est développée plus tard. En littérature, il faut attendre le plein essor du XIXe siècle. La
musique, et en particulier l’opéra qui nous intéresse ici, a suivi bien plus tard encore.
Verdi fut bien sûr un compositeur hautement politique, mais la dimension proprement sociale
lui demeura étrangère, même dans un sujet «contemporain» comme celui de La Traviata. De même,
Le Trouvère ou même La Bohême (Puccini) ne peuvent absolument pas être analysés comme drames
sociaux, et la compassion dont Puccini est l’un des plus grands maîtres n’entraîne jamais chez lui une
remise en question de l’ordre socio-politique établi.
Il faut attendre les lendemains de la Première Guerre Mondiale pour voir apparaître enfin, près d’un
siècle après les grands textes littéraires correspondants, les premiers chefs d’œuvre véritables pouvant
correspondre à notre définition de la compassion sociale, c’est-à-dire basés sur une remise en question
radicale d’un ordre social générateur d’oppression inégalitaire et de malheur causé par l’impossibilité
pour les victimes de vivre pleinement leur humanité.
Le sujet de Wozzeck est essentiellement celui-là, comme il sera celui de Lulu. Dans un ordre
social si monstrueusement injuste, celui d’une hiérarchie sociale et matérielle arbitraire issue de
l’Ancien Régime, et où les privilèges de la naissance ne cèdent la place qu’à ceux de l’argent, on ne
voit qu’une superposition de victimes. Certes, Wozzeck le premier, mais ses bourreaux «immédiats»,
le Tambour-Major, le Capitaine ou le Docteur, sont eux-mêmes les victimes de ceux qui les dominent,
en vertu de la loi infernale d’un système où les bourreaux contaminent leurs victimes en un jeu de
miroirs sans fin. Au plus bas se trouve Marie, la femme dont le sexe est la seule arme face à
l’oppression de tous les hommes.
Alban Berg aura cependant eu un prédécesseur de première importance en la personne de ce
pionnier parmi les pionniers, Leos Janacek. Dans Jenufa, le compositeur, s’inspirant d’une pièce de
Gabriela Preissová, critique la société paysanne morave de la fin du XIXe siècle, avec ses structures
patriarcales strictement hiérarchisées et misogynes. On retrouve la compassion sociale dans ses œuvres
postérieures telles Katya Kabanovaou encore La Petite Renarde Rusée, mais c’est avec De la Maison
des morts que Janacek se penche sur la plus atroce misère matérielle et morale, celle de l’univers
carcéral sibérien. Plus tard, Dimitri Chostakovitch fera de sa Lady Macbeth de Mzensk un chef
d’œuvre insurpassable de compassion sociale : Katerina y apparaît comme une victime d’un ordre
social insupportable, le même exactement que celui de Katya Kabanova, celui de la classe marchande
russe bornée du milieu du XIXe siècle. Mais contrairement à cette dernière, elle refuse de se soumettre
et décide de vivre pleinement sa vie, quitte à la perdre.
POUR APPROFONDIR AUTOUR DE CE SUJET
Lire l’article de Harry Halbreich tiré de L’Avant Scène Opéra n°215, éditions Premières Loges, Paris, 2003, pp. 86-91.
On lira aussi avec profit l’extrait proposé dans les « carnets de lecture » du présent dossier
pédagogique : Leibovitz, Histoire de l’opéra, chapitre intitulé « les opéras d’Alban Berg ou la
synthèse de l’art lyrique ».
A EXPLOITER EN :
LETTRES
HISTOIRE
EDUCATION MUSICALE
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LES CLEFS DU LANGAGE MUSICAL
L’ABANDON DU SYSTEME TONAL
L’écriture musicale abandonne le système tonal traditionnel fondé sur la tension / détente, générée par
la dominante et la tonique, système employé par tous les musiciens depuis les précurseurs de Bach.
Aucune note n’occupe désormais de place privilégiée, il n’y a plus de tonique : la musique devient
« atonale », utilisant toutes les ressources de la gamme chromatique sans aucune hiérarchie.
Ce changement s’opère progressivement au tournant du XXème siècle en Allemagne sous l’impulsion
des compositeurs de la seconde école de Vienne : Schönberg, Berg, Webern.
Voici ce qu’en dit Alban Berg lui-même peu après la composition de Wozzeck :
POINT SUR LE VOCABULAIRE
MUSIQUE DODECAPHONIQUE : musique utilisant une série de douze sons de l’échelle
chromatique, dans un ordre fixé à l’avance et immuable.
« Quand je décidai, il y a quinze ans, de composer Wozzeck, la
situation de la musique était très particulière. Nous, de l’Ecole de
Vienne, ayant à notre tête Arnold Schönberg, venions juste de
franchir le seuil de ce mouvement musical qu’on a appelé (à tort
d’ailleurs) « atonal ». La composition dans ce style se limitait,
dans un premier temps, à l’élaboration de petites formes, telles
que des lieder, des pièces pour piano ou pour orchestre, où, dans
le cas d’œuvres plus importantes (comme les vingt et un
mélodrames du Pierrot lunaire de Schönberg ou ses deux
ouvrages en un acte pour la scène), à l’élaboration de formes qui
tirent leur configuration d’un support textuel ou de l’action
dramatique. Il manquait encore à ce style dit « atonal » des
œuvres de plus grande envergure, conçues classiquement en
quatre mouvements, de dimensions jusqu’alors habituelles. La
raison de cette absence ? Ce style avait renoncé à la tonalité, et, de
ce fait, au moyen le plus sûr, le plus puissant, pour traiter les très
grandes comme les petites formes. »
A.BERG, Conférence sur Wozzeck (1929), révision et traduction Dennis Collins, in revue musique en jeu n°14, éditions du Seuil, Paris, 1974, p.77.
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ZOOM SUR LES PERSONNAGES PRINCIPAUX ET LES DIFFERENTS STYLES VOCAUX
QUI LEURS SONT ASSOCIES
Berg emploie plusieurs styles de déclamation et de chant qui
rendent la vocalité vivante et contrastée : du parler ordinaire sans
hauteur et sans rythme au chant pur, avec efflorescences lyriques.
WOZZECK : BARYTON
Constamment angoissé et révolté, illuminé et délirant, dévoré par
la jalousie, le soldat Wozzeck est confronté à des tensions
extrêmes.
Son style vocal est de ce fait particulièrement varié et peut
prendre toutes les formes et les teintes de la vocalité, du murmure
au cri, de l’acquiescement mécanique à la phrase largement
soutenue et exaltée.
TAMBOUR-MAJOR : HELDEN TENOR (TÉNOR
HÉROÏQUE)
Ce ténor héroïque quasi wagnérien, est un bellâtre vaniteux,
modèle du séducteur et du fanfaron au panache dérisoire, mais
également vulgaire et brutal.
LE CAPITAINE : TENOR BOUFFE À la voix extrêmement malléable, le Capitaine est un personnage sanguin et glapissant, mielleux et
imbu de lui- même. Vocalement, il est capable de grands bonds, de changements rapides de registre et
d’expression.
LE DOCTEUR : BASSE BOUFFE
Le docteur est un tortionnaire qui vit dans un monde irréel d’expériences et de rêves de gloire. Il débite
avec assurance et grandiloquence des âneries pseudo-scientifiques et philosophiques. Son style vocal
est volontiers cassant et vif, mais également extatique, au bord de la transe, enflammé ou pontifiant.
MARIE
Mère pleine de tendresse pour son enfant auquel elle chante des berceuses, raconte des histoires
qu’elle dramatise en faisant les gros yeux, elle est aussi est une pécheresse espérant un acte rédempteur
du Christ. Elle assume une féminité exigeante et sensuelle, car elle aime la force animale des hommes,
mais n’attend pas de leur être soumise.
Toutes les ressources vocales d’une soprano dramatique sont exigées pour ce rôle, depuis le registre
grave poitriné jusqu’aux notes aiguës les plus affirmées et même stridentes.
CROQUIS DE MARIE
REALISE PAR LE
SCENOGRAPHE JEAN-
PIERRE LARROCHE
POUR L’OPERA DE
REIMS
P.-J. Jouve et M. Fano parlent
d’un « mystère de la voix »
dans Wozzeck. « Le chant se
confond avec la matière
thématique générale. » La ligne
mélodique accentue les
inflexions du texte et les
déforme parfois, « pour libérer
la force magnétique du mot »,
ce que Jouve nomme le
« pouvoir surnaturaliste du
chant. »
Voir bibliographie p. 28 : FANO,
Michel et JOUVE, Pierre Jean,
Wozzeck d’Alban Berg
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Saluer Marie…..
Par Dorian Astor, dramaturge
« Et la femme ? Les héros ont vécu, les anti-héros aussi. La souffrance de Wozzeck nous
aveugle, et nous cache celle de Marie, incommensurable. Marie est le personnage le plus
complexe, parce qu’il est paradoxalement le plus traditionnel, c’est-à-dire aussi le plus aliéné -
sans avoir basculé dans la folie comme Wozzeck, ce qui est peut-être pire. Elle n’arrive pas à se
mouvoir en dehors des figures traditionnelles de la féminité qui lui sont socialement imposées : la
mère, la putain, la sainte.
Marie est une mère, alors que tout est fait pour l’en empêcher. La forme sous laquelle
s’exprime cette maternité est celle de la berceuse ou du conte. Elle ne cesse de vouloir protéger
l’enfant en l’entourant de fictions. Et pourtant, chaque fiction se fait menace : l’enlèvement par
les bohémiens, les yeux arrachés par le marchand de sable. Marie fait peur à son fils, parce qu’elle
a peur elle-même, parce qu’elle est pauvre, parce que le père est fou et ne tient pas son rôle (« il
ne l’a même pas regardé »). Figure de la mère monstrueuse, ou indigne. Double aliénation : on te
range du côté des mères, et puis on te stigmatise parce que c’est une place intenable dans la
misère.
Elle est une putain, parce c’est sa façon d’être prolétarisée. Comme les putes bon marché,
elle est fascinée par les petits cadeaux. Il y a des putes parce qu’il y a des hommes au pouvoir,
partout. Personne ne se demande pourquoi elle est excitée par les beaux soldats, on ne veut rien
savoir de sa pulsion sexuelle, de sa pulsion de vie, de son animalité, réveillée par l’animalité
caricaturale du tambour-major. L’aliénation bourgeoise du corps de la femme, on la retrouve dans
la remarque du docteur : les hommes développent des maladies du cerveau et les femmes des
cancers de l’utérus. La belle affaire ! Wozzeck lui-même la tue parce qu’il est terrorisé par la
« femme en chaleur ».
Marie est une sainte, parce qu’elle cherche la rédemption, et ne la trouvera que dans le
martyre. Elle cherche des réponses auprès de Marie-Madeleine (la pute rédimée). Le plus
déchirant reste le cri de Marie contre le tambour-major : « Ne me touche pas ! ». « Noli me
tangere », avait clamé le Christ ressuscité à Marie-Madeleine voulant l’approcher. Marie-
Madeleine est une figure centrale pour comprendre Marie. Et aussi la Babylone biblique.
Wozzeck regarde Marie comme le quartier qui l’entoure : des monstres de luxure. Il en vient à des
imprécations de prophète contre la ville femelle.
Et sinon - pourquoi Marie meurt-elle ? Carmen ou Lulu nous donneront des fragments de
réponse. »
CROQUIS DE
L’ENFANT REALISE
PAR LE
SCENOGRAPHE JEAN-
PIERRE LARROCHE
POUR L’OPERA DE
REIMS
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L’EMPLOI DE LEITMOTIVE
Une forêt thématique est liée aux personnages. Les thèmes ou leitmotive sont aussi bien vocaux
qu’instrumentaux. Berg les nomment Erinnerungsmotive (motifs du souvenir) et une grande partie
d’entre eux apparaissent dans le premier acte placé sous le signe de la prémonition. Ils sont associés
aux personnages principaux, à leurs sentiments, à leurs états psychiques ou représentent objets-
symboles qui annoncent le drame : le sang, le couteau ou la mort.
On peut ranger dans quatre catégories ces différents leitmotive :
1° Motifs mélodico-rythmiques
2° Motifs harmoniques ou thèmes d’accords
3° Motifs d’intervalles
La seconde mineure est liée au sang, la tierce mineure au couteau, la quinte à la mort. 4° Motif d’une note :
Une note apparaît à la fin du deuxième acte pour devenir de plus en plus importante jusqu’à la scène
du meurtre (III-2) qui est entièrement construite sur celle-ci : la note Si est la note du crime.
Voir l’analyse ci-après de la scène du meurtre de Marie.
L’EXEMPLE D’ANALYSE D’UNE SCENE : LE MEURTRE DE MARIE, ACTE III, SCENE 2
L’audition de l’extrait musical proposé en analyse est disponible sur le net :
http://www.youtube.com/watch?v=1kPdwwvr0qo
SITUATION DE L’EXTRAIT DANS L’OPERA
Le troisième acte est celui du dénouement dramatique. La seconde scène correspond au meurtre de
Marie dans ce qu’il a de plus réaliste et violent.
Toute cette scène se construit sur la note SI, noyau structurel et
dramatique de l’ensemble.
Cette note traverse la totalité de la partition comme le symbole
musical de la mort de Marie :
1° Elle est présente aussi bien aux instruments qu’aux voix.
2° Elle se fait entendre dans tous les registres : des graves les
plus profonds aux aigus les plus stridents.
3° Elle peut revêtir différents modes de jeux : trémolos,
glissandos, harmoniques.
Pour en percevoir toute l’importance dramatique, on peut
donner quelques exemples de son utilisation :
- Dès le début, planté dans le registre grave des
contrebasses et trombones, le Si donne à entendre la
« L’invention sur une note utilise
sciemment le mécanisme de
l’obsession. La note résonne à
toute place, elle existe à tous les
instants : présente en chaque
mesure avec un rôle propre à tous
les registres, revêtue par
l’instrumentation de toutes les
sonorités. Elle est donc le son
immuable. Le son fixe, le son
sacré. Elle est obsédante dans le
fond comme dans la forme, le son
SI pour l’image du meurtre. »
Michel FANO, Wozzeck d’Alban
Berg (voir la rubrique « pour en
savoir plus »).
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profondeur sombre et inquiétante de la forêt :
- Affublé d’un trille aux bassons, la délicate oscillation sur ce Si peut traduire le sentiment
d’insécurité de Marie, isolée dans cette forêt, face à Wozzeck au comportement étrange.
- Les cordes ainsi que la harpe et le célesta exécutent des glissandos inquiétants sur cette note,
conclusion instrumentale angoissante venant souligner la perversité des propos de Wozzeck
qui interroge, à ce moment précis, Marie sur sa bonté et sa fidélité :
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- Au moment du crime - précisément quand Wozzeck sort son couteau et jusqu’à la mort
proprement dite de Marie - le si est martelé aux timbales qui donnent à entendre
l’inéluctabilité d’un destin tragique :
Page | 20
- C’est encore sur ce si (d’abord chanté dans l’aigu puis deux octaves plus graves ensuite) que
Marie pousse son dernier cri « Hilfe » (« à l’aide »), au moment même où elle va être
poignardée :
- La scène s’achève aussi sur cette note - placée dans tous les registres de l’échelle sonore- et
qui envahit progressivement tout l’orchestre dans un grand crescendo final qui s’effectue en
deux étapes entrecoupées d’un rythme « à nu », énoncé à la grosse caisse. L’effet théâtral,
dramatique est saisissant :
Début du
second
crescendo
sur la note
SI
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ZWEITE SZENE
Waldweg am Teich. Es dunkelt. Sie kommt mit
Wozzeck von rechts.
MARIE
Dort links geht’s in die Stadt.
Es ist noch weit. Komm schneller.
WOZZECK
Du sollst da bleiben, Marie. Komm, setz’ Dich.
MARIE
Aber ich muss fort.
WOZZECK
Komm! (Sie setzen sich) Bist weit gegangen, Marie.
Sollst Dir die Füße nicht mehr wund laufen. ‘s still
hier! Und so dunkel. Weißt noch, Marie, wie lang es
jetzt ist, dass wir uns kennen?
MARIE
Zu Pfingsten drei Jahre.
WOZZECK
Und was meinst, wie lang es noch dauern wird ?
MARIE (Sie springt auf)
Ich muss fort.
WOZZECK
Fürchte Dich, Marie? und bist doch fromm? (Er lacht.)
Und gut! Und treu! (Er zieht sie wieder auf den Sitz. Er
neigt sich wieder, Ernst, zu Marie.) Was Du für süße
Lippen hast, Marie ! (Er küsst Sie.) Den Himmel
Gäb’ ich drum und die Seligkeit, wenn ich Dich noch
oft so küssen dürft ! Aber Ich darf nicht! Was zittert?
Der Nacht tau fällt.
WOZZECK
(Flüstert vor sich hin)
Wer kalt ist, den friert nicht mehr! Dich wird beim
Morgentau nicht frieren.
MARIE
Was sagst Du da?
WOZZECK
Nix.
(Langes Schweigen)
(Der Mond geht auf)
MARIE
Wie der Mond rot aufgeht!
DEUXIEME SCENE
Chemin forestier près de l’étang. Il commence à faire
nuit. Marie arrive avec Wozzeck de la droite.
MARIE
Là, à gauche, ça va vers la ville. C’est encore loin.
Viens plus vite !
WOZZECK
Reste ici, Marie. Viens, assieds-toi.
MARIE
Mais je dois partir.
WOZZECK
Viens ! (Ils s’assoient) Tu es allé loin, Marie. Tu ne
dois plus t’abîmer les pieds à marcher. C’est tranquille
ici ! Et si sombre – tu te souviens, Marie, combien de
temps ça fait maintenant qu’on se connaît ?
MARIE
Trois ans à Pentecôte.
WOZZECK
Et combien de temps crois-tu que ça va encore durer ?
MARIE (elle se lève brusquement)
Je dois partir.
WOZZECK
Tu as peur, Marie ? (Il rit.) Et bonne ! Et fidèle ! (Il la
fait assoir ; se penche vers elle, à nouveau sérieux.)
Quelles douces lèvres tu as, Marie ! (Il l’embrasse.) Je
donnerais le paradis et tout le bonheur céleste pour
pouvoir encore souvent t’embrasser comme çà ! Mais
je ne peux pas ! Qu’as-tu à trembler ?
La rosée de la nuit tombe.
WOZZECK
(chuchotant pout lui-même.)
Celui qui a froid n’a plus froid ! A la rosée du matin,
tu n’auras plus froid.
MARIE
Que dis-tu là ?
WOZZECK
Rien.
(Long silence)
(La lune se lève.)
MARIE
Comme la lune se lève rouge !
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A EXPLOITER EN CLASSE
LETTRES
Analyser la présente d’images prémonitoires aux couleurs sanglantes et les différents
symboles annonciateurs du tragique événement.
EDUCATION MUSICALE
Création musicale sur une note : une invention de quelques minutes sur des notes Si, jouées
sur les instruments à disposition ou des voix, en variant la registre, la durée, avec des rythmes
variés, en ostinato. Cette expérience devrait faire naître l’idée de l’obsession, du stress.
HISTOIRE DES ARTS
Travail sur l’expressionnisme à travers la thématique « Arts, réalités, imaginaires » : on peut
notamment faire visionner des scènes de meurtres : Murnau, Lang….
WOZZECK
Wie ein blutig Eisen !
(zieht den Messer)
MARIE
Was zittert? (springt auf) Was will?
WOZZECK
Ich nicht, Marie ! Und kein andrer auch nicht ! (packt
sie an und stößt ihr das Messer in den Halls)
MARIE
Hilfe !
(sinkt nieder)
WOZZECK
(beugt sich über Marie). (Marie stirbt). Todt ! (richtet
sich scheu auf – und stürzt geräuschlos. Vorhang zu.
WOZZECK
Comme un fer ensanglanté.
(Il sort son couteau.)
MARIE
Tu trembles ? (elle se lève d’un bond) Que veux-tu ?
WOZZECK
Moi, rien, Marie ! Et personne d’autre non plus ! (il
saisit, et lui enfonce le couteau dans la gorge.)
MARIE
Au secours !
(Elle s’écroule.)
WOZZECK
(se penche sur Marie.) (Elle meurt) Morte !
(se lève craintif - et disparaît sans bruit. Rideau.)
CROQUIS DE LA
SCENE DU MEURTRE
DE MARIE REALISE
PAR LE
SCENOGRAPHE JEAN-
PIERRE LARROCHE
POUR L’OPERA DE
REIMS
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LES OUTILS PEDAGOGIQUES
LES CARNETS DE LECTURE
ARNOLD SCHOENBERG
LE STYLE ET L’IDEE
« Quand Alban Berg vint à moi, en 1904, c’était un très grand garçon extrêmement
timide. J’examinai les compositions qu’il me soumit, des mélodies écrites dans un
style qui se situait entre Hugo Wolf et Brahms, et je reconnus aussitôt en lui un
véritable talent. En conséquence, je l’acceptai pour élève, bien qu’à l’époque, il fût
incapable de me régler des honoraires. Par la suite, sa mère fit un gros héritage, et elle
conseilla à Alban, puisqu’ils étaient désormais riches, d’entrer au Conservatoire. On
m’a rapporté qu’Alban fut si bouleversé par cette proposition qu’il se mit à pleurer et
ne cessa de pleurer que lorsque sa mère l’eut autorisé à poursuivre ses études avec
moi. Il fut toujours d’une absolue loyauté envers moi, tout au long de sa brève
existence. Pourquoi ai-je rappelé cette anecdote ? Pour dire à quel point je fus surpris
lorsque cet adolescent timide au cœur tendre s’engagea dans une aventure qui
paraissait condamnée au désastre : la mise en chantier de Wozzeck: drame d’une action
si tragique qu’il semblait exclu qu’on pût le mettre en musique. Objection plus grave :
l’action comportait des scènes de la vie de tous les jours, en contradiction avec les
canons de l’opéra qui reposaient encore sur l’emploi de costumes de théâtre et de
personnages conventionnels. Et pourtant Alban Berg réussit. Wozzeck fut un des plus
grands succès qu’ait connu l’opéra. Et pourquoi ? Parce que Berg, s’il était
d’apparence timide, possédait un caractère fortement trempé, aussi loyal envers ses
propres idées qu’il fut loyal à mon égard lorsqu’il fut presque mis en demeure de
cesser ses études avec moi. Il réussit à imposer son opéra comme il avait réussi à rester
mon élève. Forger son destin sur la foi en ses propres idées, voilà la qualité qui fait le
grand homme. »
Extrait d “Alban Berg” (1949),
in Arnold Schoenberg, Le Style et l’idée,
traduit de l’anglais par Christiane de Lisle
Editions Buchet Chastel, 1977,
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Theodor W. Adorno
Alban Berg, le maître de la transition infinie
« J’ai fait sa connaissance au printemps et au début de l’été 1924, lors de la fête de
l’Allgemeiner Deutscher Musikverein , le soir de la première des trois fragments de Wozzeck.
Enthousiasmé par cette oeuvre, je priai Scherchen, que je connaissais, de me présenter à Berg.
En quelques minutes, il fut convenu qu’il me prendrait comme élève à Vienne, dès que
j’aurais passé mon doctorat, au mois de juillet. Ce n’est finalement qu’au début du mois de
janvier 1925 que je vins à Vienne. La première impression que j’avais eue de Berg à
Francfort, avait été son extrême gentillesse, mais aussi sa timidité qui me libéra de la peur que
m’inspirait cet homme que j’admirais sans mesure. Si j’essaie de me souvenir de l’impulsion
qui me poussa aussitôt vers lui, je me rends compte qu’elle était tout à fait naïve ; pourtant, elle avait trait à un aspect essentiel de Berg ; en effet, les fragments de Wozzeck, surtout
l’introduction de la marche, puis la marche elle-même, me semblaient faire la synthèse de
Schoenberg et de Mahler, et c’était là à mes yeux l’idéal de la nouvelle musique.
Deux fois par semaine, je faisais mon pèlerinage chez Berg au 27 de la Trauttmansdorfgasse à
Hietzing, dans ce rez-de-chaussée qu’habite encore aujourd’hui Madame Hélène Berg. A
l’époque, cette rue était à mes yeux d’une incomparable beauté. D’une façon que j’aurais du
mal à préciser aujourd’hui, ses platanes me rappelaient Cézanne ; à l’âge que j’ai
actuellement, elle n’a pas perdu son charme. Lorsque je revins à Vienne au retour de
l’émigration et que je cherchai la Trauttmansdorfgasse, je m’égarai et revins vers mon point
de départ à l’église de Hietzing ; puis je me mis en route comme si j’étais aveugle, sans
réfléchir, en me fiant à mon souvenir inconscient, et je trouvai mon chemin en quelques
minutes. En 1925, avant d’entrer dans la maison pour la première fois, je sus où j’étais en
entendant des accords dissonants – ceux du Concerto de chambre que Berg était en train
d’achever – qu’il faisait résonner au piano. J’ignorais que ce fût là une situation très célèbre
qui se répétait. Sur la porte, le nom avait été dessiné par Berg en caractères très savants, les
mêmes que pour les titres des éditions originales des opus 1 et 2, encore avec une pointe de
Jugendstil, mais pourtant bien lisibles, sans aucune surcharge ornementale. Berg avait un
indéniable talent de plasticien.
Ce qui était déterminant chez lui était moins le lien primaire au matériau musical que le
besoin d’expression. A la lumière de ses débuts, le fait qu’il ait persisté dans la musique est
presque contingent. Nul doute qu’il ait eu beaucoup de mal à traduire son besoin d’expression
universellement esthétique en terme spécifiquement musicaux ; c’est ce trait de caractère qui a
servi de modèle au personnage de Leverkühn. Il était artiste avant tout, mais artiste à tel point
qu’il devient par là même un artiste au sens particulier, un maître de la composition. Cela
étant, toute visualité n’a pas disparu, de la façon la plus frappante, dans la calligraphie de ses
partitions. Un après-midi, il m’a enseigné au Café Impérial comment on écrit clairement des
notes. [...]
Je ne puis résister à la tentation de parler du nom de Berg qu’il prononçait avec une chaleur
infinie, sans rien ajouter, lorsqu’il répondait au téléphone. Quand il prononçait son nom, il le
faisait de la manière dont d’autres disent « je ». Je n’ai guère connu de personne qui ait autant
ressemblé à son nom. Alban : il y a là à la fois l’élément catholique et traditionnel
– ses parents possédaient un commerce d’objets religieux
– et l’aspect recherché, élégant auquel cet homme fidèle n’a jamais tout à fait renoncé malgré
toute sa rigueur et sa discipline constructives. Berg : son visage était montagneux en ce
double sens qu’il avait les traits d’une personne familière des Alpes et qu’il avait lui-même,
avec son nez noblement arqué, sa bouche douce et fine et ses yeux profonds,
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énigmatiquement vides, semblables à des lacs, quelque chose d’un paysage montagneux.
Extraordinairement grand de stature, mais en même temps délicat, comme s’il n’était pas à la
hauteur de sa propre taille, il se tenait penché en avant. Ses mains et surtout ses pieds étaient
étonnamment petits. Son apparence, son attitude et son regard avaient quelque chose du géant
rêveur et lourdaud. On aurait pu imaginer qu’il voyait tout agrandi, de manière effrayante,
comme on le dit des chevaux. Peut-être que l’aspect micrologique de ses compositions était
une réaction à cela ; les détails sont infimes, infinitésimaux, car le géant les perçoit comme à
travers des jumelles de théâtre. Même prise comme un tout, sa musique, à la fois démesurée et
fragile, est à l’image de Berg. En règle générale, il réagissait lentement, puis vivement et
brusquement. C’est sans doute la raison pour laquelle il avait un respect énorme pour l’esprit
de repartie, la vivacité intellectuelle et la mobilité ; cette admiration était telle qu’il
développait à son tour un talent pour la plaisanterie et le jeu de mots, le plus souvent tristes.
Un élève assez peu doué, à qui il avait demandé s’il avait « l’oreille absolue», lui avait
répondu avec insolence : « Dieu merci, non ». Il avait immédiatement adapté ce « Dieu
merci » et manquait rarement l’occasion de l’employer pour ses expériences fâcheuses et
désagréables. »
RENE LEIBOVITZ, HISTOIRE DE L’OPERA
« LES OPéRAS D’ALBAN BERG OU LA SYNTHèSE DE L’ART LYRIQUE »
« Le très beau texte de Büchner ne nous est parvenu que sous la forme de vingt-cinq scènes, assez
lâchement agencées, dont l’unité réside moins dans la continuité de l’action que dans la signification
symbolique et mythique des personnages. Ainsi le capitaine devient le symbole d’un moralisme
philistin et peureux, le médecin est une sorte d’incarnation de l’esprit démoniaque - calculateur et
froid - hostile aux véritables aspirations de l’homme, le tambour-major représente la « bestialité », et
Marie est la véritable et totale victime de la pauvreté. Wozzeck représente, lui aussi, les opprimés, ces
« pauvres gens » (paroles qu’il profère dès le début de l’œuvre et sur lesquelles Berg compose l’un des
principaux leitmotivs de l’opéra), mais il est aussi plus que cela. Il semble, en effet, que Büchner ait
voulu faire de lui un de ces « simples d’esprit » (au sens religieux du terme), un être primitif et
innocent qui, non seulement souffre de la plus grande misère, mais qui, de plus, en assume la
responsabilité. Situé tout à fait en dehors de toute morale conventionnelle, il aime Maire avec une
Extrait : Alban Berg, le maître de la transition infime
(1968) de Theodor W. Adorno, traduit de l’allemand par
Rainer Rochlitz.
Editions Gallimard, pour la traduction française (1989)
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passion et une tendresse réelles et pourtant il la tue, mû en cela par les mobiles mêmes qui inspiraient
l’amour. Son crime accompli, il entend purifier son âme en se suicidant dans ce même étang où il avait
lavé son poignard après le meurtre de Marie. Tout cela nous est conté dans un style d’une tenue très
haute et d’une grande sobriété et, qui plus est, de la manière la plus réaliste qui soit. On reste confondu
d’ailleurs par tout ce que le texte de Büchner contient de « prophétique » à l’égard de notre époque.
C’est ainsi que dans Wozzeck se mêlent des thèmes qui présagent ceux-là mêmes qui nous
préoccupent le plus à l’heure actuelle : psychanalyse, existentialisme, réalisme social, tout cela se
trouve annoncé par Büchner avec une préscience extraordinaire. »
Extrait de L’Histoire de l’opéra de René Leibovitz, (chapitre XXI)
Buchet / Chastel, Paris, 1987.
Georg Büchner, DEUX LETTRES
__________
A sa famille.
Strasbourg, le 5 avril 1833
« J’ai reçu aujourd’hui votre lettre qui parle de ce qui s’est passé à Francfort. Mon opinion, la voici :
s’il est une chose à notre époque qui puisse être utile, c’est la violence. Nous savons ce que nous
pouvons attendre de nos princes. Tout ce qu’ils ont concédé leur a été arraché par la nécessité. Et
même les concessions nous ont été jetées comme une grâce mendiée et un misérable jouet d’enfant,
pour faire oublier à l’éternel jobard qu’est le peuple qu’il est emmailloté trop à l’étroit. C’est avec un
fusil en fer blanc et un sabre de bois que seul un Allemand a pu avoir le mauvais goût de jouer au petit
soldat.
Nos assemblées locales sont une satire contre la saine raison, nous pouvons continuer à nous promener
comme cela pendant encore un siècle et quand alors nous ferons le compte des résultats, eh bien, le
peuple n’aura pas cessé de payer les beaux discours de ses représentants plus cher que cet empereur
Romain qui fit donner vingt mille florins à son poète de cour pour deux vers boiteux. On reproche aux
jeunes gens de recourir à la violence. Mais ne sommes-nous donc pas dans une situation de violence
perpétuelle ? Parce que nous sommes nés et que nous avons grandi au cachot, nous ne nous
apercevons plus que nous sommes au fond d’un trou, pieds et poings enchaînés, un bâillon enfoncé
dans la bouche. Qu’appelez-vous donc ordre légal ? Une loi qui fait de la grande masse des citoyens
un bétail à corvées, pour satisfaire les besoins contre nature d’une minorité infime et corrompue ? Et
cette loi, appuyée par la violence brutale des militaires et par la roublardise stupide de ses sbires, cette
loi n’est qu’une violence brutale et perpétuelle qui est faite à la justice et à la saine raison, et je la
combattrai de la bouche et de la main chaque fois que je le pourrai. »
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A sa famille.
Strasbourg, 8 juillet 1835
« L’écrivain n’est pas un professeur de morale, il invente ecrée des personnages, il fait revivre
des époques passées, et qu’ensuite les gens apprennent là-dedans, aussi bien que dans l’étude
de l’histoire ou dans l’observation de ce qui se passe autour d’eux dans la vie humaine. Si on
allait par-là, on n’aurait pas le droit d’étudier l’histoire, parce qu’on y raconte un très grand
nombre de choses immorales, il faudrait traverser la rue les yeux bandés, parce que sinon on
pourrait voir des choses inconvenantes, et il faudrait crier haro sur un dieu qui a créé un
monde où se produisent tant de dévergondages. Si du reste on voulait encore me dire que
l’écrivain ne doit pas montrer le monde tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être, je réponds que
je n’entends pas faire les choses mieux que le Bon Dieu, qui certainement a fait le monde
comme il doit être. Pour ce qui concerne encore les écrivains prétendument idéalistes, je
trouve qu’ils ont donné presque uniquement des marionnettes avec des nez bleu ciel et un
pathétique affecté, mais non des êtres de chair et de sang dont je puisse éprouver la souffrance
et la joie, et dont les faits et gestes m’inspirent horreur ou admiration. »
Extraits de lettres traduites de l’allemand par Bernard Lortholary,
in Georg Büchner, Œuvres complètes. Inédits et lettres
sous la direction Bernard Lortholary,
Collection Le Don des langues, Editions du Seuil, 1988,
pour la traduction française
CROQUIS DES
COMPAGNONS A
L’AUBERGE PAR LE
SCENOGRAPHE JEAN-
PIERRE LARROCHE
POUR L’OPERA DE
REIMS
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POUR EN SAVOIR PLUS
BIBLIOGRAPHIE
AUTOUR DE BERG
ADORNO, Theodor W., Alban Berg, le maître de la transition infime, Gallimard, 1989.
BARILIER, Etienne, Alban Berg : essai d'interprétation, L'Âge d'Homme, 1978.
JAMEUX, Dominique, Berg, Seuil, 1980.
POIRIER, Alain, L’expressionnisme et la musique, Fayard, 1995.
SPECIFIQUEMENT SUR WOZZECK
FANO, Michel et JOUVE, Pierre Jean, Wozzeck d’Alban Berg. Éditions Plon, Paris, 1953 ; Éditions
10/18, Paris, 1964 ; Éditions Christian Bourgois, Paris, 1999.
L’Avant-Scène Opéra, Wozzeck, n° 215, juin 2003.
AUTOUR DE BÜCHNER
BÜCHNER, Georg, Woyzeck, texte, manuscrits, source, traduction nouvelle de Jean-Louis
Besson et Jean Jourdheuil, éd. Théâtrales, 2006.
CANETTI, Elias, « discours pour l’attribution du prix Georg Büchner », in La conscience des mots,
Albin Michel, 1984.
M. CARNER, Alban Berg, Paris, éd. Jean-Claude Lattès, 1979.
CINEMATOGRAPHIE
Woyzeck, film de 1979 du réalisateur allemand Werner Herzog avec Klaus
Kinski dans le rôle-titre et Eva Mattes. Il s’inspire directement du drame de
Büchner.
Wozzeck, Waltraut Meier, Franz Grundheber, choeur du Staasoper de Berlin,
Staatskapelle Berlin, direction Daniel Barenboïm, mise en scène Patrice
Chéreau. Warner Classic, 1994.
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WEBOGRAPHIE
http://solomonsmusic.net/wozzeck.htm
« Wozzeck, un opéra expressionniste/symboliste » article très fouillé de Larry J. Solomon (en anglais)
http://www.opera-lille.fr/fr/multimedia/?cat=8&saison=0607&theme=16&spect=0
L’opéra de Lille propose un dossier pédagogique autour de l’opéra Wozzeck avec des pistes d’écoutes
qui jalonnent l’opéra dans son intégralité.
http://www.youtube.com/watch?v=1kPdwwvr0qo
Vidéo de la scène du meurtre de Marie, analysée dans le présent dossier pédagogique.
Interprétation par le Frankfurter Museumsorchester sous la direction de Sylvain Cambreling,
Wozzeck: Dale Duesing, Marie: Kristine Ciesinski.
CONFERENCE SUR WOZZECK A L’OPERA DE REIMS
« L’univers atonal au service du drame expressionniste » par Francis Albou.
MARDI 29 JANVIER A 18H : PREMIERE PARTIE
MERCREDI 30 JANVIER A 18H : SECONDE PARTIE
RENCONTRE AVEC DES ARTISTES DE LA PRODUCTION
1 heure avec Pierre Roullier, chef d’orchestre et Mireille Larroche, metteur en scène :
LUNDI 4 FEVRIER A 18H30
WOZZECK,
ACTE III,
SCENE 2
OPERA DE
FRANKFUR
T1939
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WOZZECK A L’OPERA DE REIMS
LA NOTE DU METTEUR EN SCENE
« Le monde est fou ! Le monde est beau ! » s’égosille Wozzeck.
Quelle serait, aujourd’hui, la condition de Woyzeck, dont Büchner
avait fait un troufion humilié et sans le sou? Sans doute pas celle d’un
soldat. Au lieu d’une caserne, un no man’s land d'une grande ville
européenne d’aujourd’hui. Au cœur même de la cité. Ces violences
que notre vigilance policière a cru pouvoir expulser vers les
périphéries, ont fait retour au cœur même de nos capitales. Des «
espaces invisibles » s’y sont créés, où se reconfigurent des hiérarchies
violentes. Entre désespérance et sauvagerie, les seuls repères sont
devenus les rapports de force et de faiblesse. Dans les interstices de
nos démocraties fardées à grand renfort de médiatisation, s’insinue la
nudité d'autres organisations sociales, qui ne reposent que sur
l’aliénation du plus faible. Sous le costume de théâtre de la démocratie,
grouille l’intolérable.
Une rue, une impasse, une palissade derrière laquelle une friche attend
la prochaine opération immobilière du quartier, enfin un échafaudage qui domine ce no mans’ land.
Direction musicale : Pierre ROULLIER Mise en scène : Mireille LAROCHE
Etudes musicales : Nathalie STEINBERG
Lumières : Jean-Yves COURCOUX
Assistant à la mise en scène : Alain PARIES
Décors : Jean-Pierre LARROCHE
Dramaturge : Dorian ASTOR
Marie : Barbara DUCRET
Le Docteur : Eric MARTIN-BONNET
Deuxième compagnon : Florent MBIA
Le Tambour Major : Yves SAELENS
Margret : Aurore UGOLIN
Le Capitaine : Gilles RAGON
Wozzeck : Jean-Sébastien BOU
Andrès : Philippe DO
Premier compagnon : Alain HERRIAU
L'Idiot : Raphaël BREMARD
ORCHESTRE DE L’OPERA DE REIMS
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Dans ces lieux que personne ne veut voir, on ne se fixe pas, on ne fait que passer, le décor lui-même
passe devant nos yeux. Pourtant, ici, il faut bien vivre. Une camionnette garée sur le trottoir : Marie vit
là sa vie de passage, peut-être de passe. Elle vient de loin, sans racines, et ce nomadisme archaïque est
cependant l’effet le plus contemporain des violences de notre société. Des SDF squattent un coin sur
un vieux canapé récupéré, deux bouches d'aération du métro déversent leurs odeurs nauséabondes.
Une bouche à incendie. Des poubelles. C'est dans l'une d'elles que Wozzeck tentera de faire disparaître
le corps de Marie.
Sans domicile fixe, c’est aussi sans vie propre : on habite ici ou là, on pourrait être ceci ou cela. La
précarité indétermine les gens. Ici vit une communauté où chacun s'invente un rôle en fonction de la
complaisance des autres. Chez Büchner, chaque rôle est d'abord le représentant d'une fonction, d'une
autorité (militaire, médicale, politique) ; ici, perspective inversée - ces fonctions se recréent, se
réinventent sans cesse, au gré des exclusions.
Ici ni étang, ni mare, ni lune rouge, rien de réaliste, que du concret : un néon orange pour la lune, une
marelle dessinée par les enfants avec le ciel, la terre, l'eau…. pour l'étang. Un vieux fauteuil de
dentiste, un rideau rouge, une perruque de poupée Barbie. Une seule image fixe la vie des gens :
dominant la palissade, un énorme panneau publicitaire. Elle est l’instance de contrôle quasi totalitaire
des désirs : elle les tire vers le haut, suscite l’imagination, le fantasme, l’espoir d’atteindre (de
consommer?) un jour, la beauté ; et puis vers le bas, elle écrase le désir sous sa domination, elle fait
mordre la poussière aux pulsions jamais assouvies : dépendance. La tyrannie de l’autorité, c’est qu’on
ne sait jamais exactement ce qu’elle veut.
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Je crois plus aux corps qu’aux mots, et moins au pouvoir de l’illusion qu’à l’impact d’une réalité
recadrée et grossie à la loupe. Rien de romantique dans mon approche. Il faut introduire de l’ordinaire,
surtout dans le monde extraordinaire de l’opéra, parce que la pire violence est ordinaire. Mon
Wozzeck se comporte comme les machos du gang qui l’oppriment. Victime et bourreau? Wozzeck ne
voit aucune issue. Sinon de devenir comme les autres. La violence est bête, fondamentalement bête et
laide. Au-delà d’un certain seuil de violence subie, les gens deviennent « irrécupérables ». C’est le
plus terrifiant. Wozzeck est l’expression de la frustration à l’état pur. Je veux dire pourquoi Wozzeck
devient un meurtrier.
J’ai voulu insister sur l’aspect social et forain de la pièce, même si les dimensions métaphysique et
poétique sont forcément présentes. La poésie comme ultime acte de résistance mais aussi comme
dernier espace de liberté. Une poésie de rue, de forains, une poésie qui s’accroche aux barbelés, aux
grilles des échafaudages. Une poésie ou une folie (selon le point de vue qu’on adopte) qui se réinvente,
malgré tout, malgré tous. Comme s’il ne pouvait il y avoir d’existence humaine sans elle.
Composée comme un scénario de film, la mise en scène enrôle l’onirisme désenchanté de l’ouvrage
dans une critique sociale du temps présent : coller le spectateur derrière l’objectif d’une boîte noire à la
dimension du théâtre et l’obliger à regarder en face ce qui se passe chez les gens et en lui-même,
comme un voyeur. Comme l’enfant qui ne quitte pas notre scène, il voit tout, et joue en silence. Cet
enfant, c’est la question de ce que nous sommes, de ce que nous allons devenir. Question absolument
ouverte, précaire, effrayante. Mais c’est la seule question d’avenir.
Rien à voir avec l’utopie. L’absence totale d’utopie dans Wozzeck est à peine soutenable. On a perdu
tout ça. On a perdu les héros de l’opéra, prêts à mourir pour leurs idées ou leurs passions. Sans héros,
comment la théâtralité est-elle encore possible ? Et de fait, Wozzeck est à la limite de la théâtralité au
sens traditionnel du terme.
Ici, c’est la musique de Berg qui sauve.
Une énergie et une vitalité héritées du cabaret allemand, qui ont marqué l’écriture musicale jusqu’à
nos jours. Vitalité qu’il faut exalter jusqu’au paroxysme, quelque part entre folie et féerie. Car « le
monde est fou ! Le monde est beau ! », s’égosille Wozzeck. Une humanité rageuse adossée à une
palissade : clameurs, rythmes, scansions, heurts sonores de cette musique inouïe de révolte,
d’impuissance, de mélancolie et de compassion - et pourtant ouverte sur le futur.… Le cerveau de
Wozzeck n’est plus que le siège sonore du chaos humain et urbain. »
MIREILLE LARROCHE
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LA RÉORCHESTRATION DE JOHN RÉA
« Non, je n'étais pas affligé par une espèce de
folie, une belle idée fixe, d'une « aberratio
mentalis partialis, zweite Spezies », comme disait
le Docteur à Wozzeck. Au contraire, le projet de
transformer « en miniature » la partition
multicolore d'Alban Berg m'a fait souffrir. Il faut
admettre que parfois j'étais sujet à des
étourdissements. Et comment pourrait-il être
autrement puisque placé au cœur de ce projet, un
paradoxe surprenant s'imposa : bon gré, mal gré,
réduire voulait dire étendre, agrandir ! Et de
quelle manière ? Par un travail presque acharné,
exigé de ces 21 musiciens qui composent
l'orchestre de chambre et jouent, de par le fait
même, plus fréquemment que dans l'original tout en interprétant souvent des musiques qui ne leur «
appartiennent » pas.
Suite à la demande de Lorraine Vaillancourt, en 1992, d'« imaginer une version de Wozzeck pour le
Nouvel Ensemble Moderne (NEM) » et, par conséquent, après une étude de la partition du chef, j'ai
conclu que pas moins de 21 musiciens seraient nécessaires pour pouvoir rendre la musique vivante et
irrésistible. Donc, à partir de l'Acte II, scène 3 (la scène centrale de tout l'opéra, soit le Largo), j'ai
trouvé - déjà en miniature - les 15 instruments de la Symphonie de chambre d'Arnold Schoenberg, à
qui la scène rend hommage. Puis un chevauchement, avec les 15 musiciens, légèrement différents de
la composition habituelle du NEM, ajoutant une harpe, un deuxième percussionniste et, voilà, les 21.
Le choix de Berg, pour son instrumentation à ce moment dans l'opéra, n'est pas sans intérêt. On se
rappelle que, plusieurs années auparavant, Berg avait essayé, en vain, de « réduire » à deux pianos
cette œuvre magistrale de Schoenberg et que le projet échoua. C'est Webern qui réalisa une version
pour quatuor à cordes et piano. Ainsi, je me sentais réconforté - mon travail ne serait pas une trahison -
car ce genre de « traduction » d'une œuvre en version compacte se situe dans la tradition même, voire
une tradition bien rodée, chez ces trois Viennois.
Sous quelle forme se présente donc cette réduction « agrandissant » ? Une partie du travail consiste à
faire des transcriptions, surtout dans les passages où Berg compose beaucoup de musique de chambre.
Ceci s'entend particulièrement bien à l'Acte II, scène 1 (Berceuse). Une autre technique employée est
la réduction, compréhensible quand on se rend compte que chez le compositeur les vents sont
généralement multipliés par quatre, la partition faisant appel à 30 instruments à vent et 50 à 60
instruments à cordes. Puis, il y a la réorchestration, un procédé qui s'applique de manière variable.
Presque à chaque mesure, on est obligé de compléter la pensée musicale avec un timbre conforme,
c'est-à-dire un timbre qui n'est pas celui choisi originellement par berg, mais qui puisse se prêter à la
tâche. La réorchestration comporte aussi des nouvelles doublures à l'unisson pour que certaines lignes
mélodiques se fassent entendre.
Finalement, la réorchestration s'apparente à l'art de la composition quand on est obligé de « mettre à nu
» d'énormes agrégats qui, de par leur propre nature, dépassent l'action salutaire de la transcription, de
la réduction, de l'emploi des timbres conformes et des doublures. Ceci s'entend bien à l'Acte III, scène
4 (Wozzeck se noie ; Invention sur un accord de six sons) où je fus contraint de réécrire sur papier
manuscrit toutes les voix de toutes les hauteurs avant d'attribuer les timbres, une attribution qui allait
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bien sûr dans l'esprit de l'œuvre et de pair avec la structure du passage. Ce travail n'est donc pas
exactement une recomposition et n'est surtout pas un arrangement puisque, dans un arrangement, on
présuppose la possibilité de manipuler les hauteurs dans des registres quelconques. C'est plutôt une
nouvelle disposition qui doit à tout prix conserver au maximum les timbres instrumentaux de Berg en
même temps que les registres de la partition. Car l'action même de changer les registres aurait été
certainement une trahison fâcheuse ! Après tout, nous voulons croire à une illusion sonore : comme si
Berg avait fait lui-même ce « réarrangement » instrumental, quoique élargi.... »
JOHN REA
LA REORCHESTRATION DE JOHN REA
Cordes : 2 violons, 1 alto, 1 violoncelle, 1
contrebasse
Harmonie : 1 flûte (jouant piccolo et flûte en sol)
- 2 hautbois (dont cor anglais) - 3 clarinettes
(clarinettes en sib, mib et la, 1 clarinette basse) -
2 bassons (dont 1 contrebasson) - 1 trompette - 2
trombones (ténor et basse) - 2 cors
2 Percussionnistes
1 Harpe (jouant du triangle et de la cymbale
suspendue) - 1 piano (jouant célesta, synthétiseur
et triangle)
L’ORCHESTRE DE BERG
Il y a trois orchestres dans le Wozzeck de
Berg :
- celui qui est dans la fosse, à l’effectif
instrumental très important, avec de
nombreuses percussions
- celui qui est issu du précédent pour la scène
de rupture (II, 3)
- celui qui est sur scène (II, 4) avec violons,
accordéon, bombardon…
Il y a en plus une « bande militaire » (I, 3),
un pianino (piano droit de taille réduite)
placés sur scène (III, 3).