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EHESS Serpent et féminité, métaphores du corps réel des dieux Author(s): Simone Mauclaire Source: L'Homme, 31e Année, No. 117, Études japonaises: Dieux, lieux, corps, choses, illusion (janvier-mars 1991), pp. 66-95 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40589858 . Accessed: 08/03/2011 10:09 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at . http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=ehess. . Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to L'Homme. http://www.jstor.org

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Serpent et féminité, métaphores du corps réel des dieuxAuthor(s): Simone MauclaireSource: L'Homme, 31e Année, No. 117, Études japonaises: Dieux, lieux, corps, choses, illusion(janvier-mars 1991), pp. 66-95Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/40589858 .Accessed: 08/03/2011 10:09

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Simone Mauclaire

Serpent et féminité, métaphores du corps réel des dieux

Simone Mauclaire, Serpent et féminité, métaphores du corps réel des dieux. - L'auteur dégage un aspect essentiel de la notion japonaise de dieu, kami, grâce à l'analyse de certains complexes mythico-rituels. La notion de « corps réel des dieux » correspond à l'actualisation de la plénitude primordiale, d'ordinaire invisible, recelant un pouvoir sauvage propre à la nature originelle. Parmi les métaphores fondamentales qui traduisent cette actualisation, le couple serpent/féminité occupe une place privilégiée. Associé au couple mère/fils, le serpent représente une communion « incestueuse » avec la nature, une consubstantialité fondamentale entre celle-ci et l'homme. Le serpent et la féminité se complètent dans la représentation d'une nature en soi insaisissable, mais susceptible d'être conceptualisée comme une énergie quantitativement limitée, se recréant en s'autoconsommant, se manifestant comme un invariant cosmique du cycle éternel des naissances et des morts. Le « corps des dieux » exprime ainsi l'unité paradoxale des contraires.

L'unité fondamentale du polythéisme japonais, qu'on peut déceler au delà de la diversité de ses formes, tient, entre autres facteurs, à la croyance en tama, puissance omniprésente qui définit le statut de chaque réalité dans le continuum éternel des transformations, des naissances et des morts. En aucun cas la pensée japonaise n'oppose le « spirituel » au « matériel » : un corps, mi ou mono, contient un tama ; lorsque le tama le quitte, il devient kara, dépouille qui est un « non-corps », ou vide ; quant au tama, il continue à représenter après la mort un invariant qui se réincarne de diverses façons, souvent contra- dictoires à nos yeux. Comme Mauss (1973 : 102-108) l'a dit à propos du mana, il y a un tama propre à donner la vie et un tama propre à donner la mort - la maladie, par exemple, étant une possession maléfique par un tama meurtrier. D'ailleurs, la mort n'étant pas une rupture du cycle mais une transformation, le tama peut être lui-même mort, shini (shiryõ en sino-japonais), ou vivant, iki, ou encore affaibli ou revigoré, respirant la chance ou la malchance (Mauclaire 1984 : 199-202, 224-231).

Selon une des versions mythiques relatives à la création du monde figurant dans le Nihonshoki (720), les dieux eux-mêmes auraient été précédés par

L'Homme 117, janv.-mars 1991, XXXI (1), pp. 66-95.

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hitotsu-no-mono, « l'unique » mono, la « chose en soi » ; décrit métaphori- quement comme une pousse de roseau, ce corps primordial souligne l'unité de la création tout entière, les kami y compris {kami est une dénomination géné- rale, au moins initialement, pour tous les êtres possédant un pouvoir « surnaturel »). D'après l'une des ses significations les plus élaborées, tama est ce qui permet soit de séparer la chose, mono, de son essence, soit de réaliser celle-ci, d'ordinaire invisible dans le monde phénoménal ; cette faculté mys- tique se manifeste dans Y aramitama, un des concepts clé du savoir ésotérique du rituel shintõ ou shintõ-bouddhique dans le domaine du politico-religieux1. Si, dans le vocabulaire courant, aramitama dénote un tama déchaîné ou en état de métamorphose, de passage - naissance ou mort, par exemple - dans le vocabulaire rituel ce terme correspond aussi, entre autres, à la faculté d'actua- liser une « présence réelle » divine dans chaque forme ou être de la nature. Ara, notion exprimant l'être et le renouvellement, signifie encore ce qui est cru, rude, rebelle à l'ordre social, violent, en opposition à nikimitama, aspect pai- sible du tama obtenu grâce à un procédé rituel de raffinement (niki signifie doux, élaboré, affiné, etc.) séparant ara et niki2. Perpétuant l'aspect primor- dial de tama, essence de mono, la « chose en soi », aramitama renferme l'idée d'une totalité indifférenciée qui, ayant précédé l'opposition entre nature et culture, constitue la clef mystique permettant le retour à l'ordre originel, aussi bien dans l' espace-temps que dans le monde « mental » (Mauclaire 1989b) ; gérant le champ du savoir initiatique réservé à la transe chamanique (Kokon- shingakuruihen, I : 335), aramitama correspond au champ du réel absolu.

De par sa nature même, cette notion est irréductible aux catégories du phénoménal ; elle désigne un « réel » inaccessible aux facultés perceptives habi- tuelles. Mais dans une conception du monde comme celle de la pensée religieuse japonaise où il n'y a pas de coupure radicale entre transcendant et immanent, n'importe quel objet peut (au moins en théorie) cacher la « présence réelle » d'un kami, c'est-à-dire être un « corps authentique », substrat d'un pouvoir de métamorphose. Un mythe le dit très précisément : bien qu'en présence du dieu de la terre en friche, dieu de la montagne dont Y aramitama est à l'état actif3, le héros culturel Yamatotakeru est incapable de voir le « corps réel » ou 1'« essence du corps », muzane, du dieu ; ce muzane revêt une forme diffé- rente, sanglier ou serpent, selon les versions. Chaque révélation du corps des dieux traduit donc dans une forme ce qui n'a pas de forme. Toutefois, cela n'empêche pas que Y aramitama apparaît souvent dans des rapports métaphori- ques privilégiés avec certaines substances. Aussi nous intéresserons-nous ici moins au concept « abstrait » qu'à sa « métaphorisation » possible dans cer- tains complexes mythico-rituels, où, associé à des représentations concrètes, sa signification semble déborder le domaine de l'explicite.

Quand aramitama est actualisé en tant que « corps originel » ou « corps réel » des dieux, substrat d'un pouvoir de métamorphose, il prend souvent la forme d'un serpent, lequel est intimement lié à une image de la féminité4. Nous essaierons en particulier de voir comment la représentation du serpent s'associe

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à celle de la féminité pour exprimer l'idée d'une totalité - l'équivalent de l'unité des contraires - se situant au delà des représentations positivistes et officielles des notions de dieu et d'ordre social. Notre analyse s'en tiendra au sens premier, voire naïf, de représentations qui, si l'on peut risquer une hypo- thèse, auraient précédé l'organisation du culte étatique des sanctuaires tel qu'on le connaît à partir des documents datant du début du vme siècle ; en effet, les dieux représentant les arami tama dans l'espace cultuel des sanctuaires sont en quelque sorte les doubles « sauvages », acolytes du dieu « officiel », de celui qui représente le nikimitama, le tama raffiné, et qui confère à Varami- tama son « identité » au sein de ce panthéon originaire du royaume ancien. Or, les premiers, les aramitama-no-kami, non seulement apparaissent souvent5 comme les maîtres authentiques du pays sous leurs formes primitives, anté- rieures à l'instauration de l'État civilisateur, mais encore semblent excéder toute définition savante. Par suite, toute actualisation de Varamitama dans les complexes mythico-religieux renferme des significations d'autant plus riches qu'elles restent implicites, inexpliquées, « réduites » au langage des symboles au sein d'exégèses légitimant le pouvoir politique d'une manière plus « dogmatique ».

Enfin, précisons que nous serons amenée à utiliser une documentation pro- venant de sources d'origines différentes, à savoir des textes anciens et des don- nées recueillies par nous-même sur le terrain. En dépit des vicissitudes de l'his- toire fort complexe de la société japonaise, l'unité de base de la société moderne reste encore aujourd'hui, en ce qui concerne les populations régio- nales, l'institution traditionnelle de la communauté locale, mura ; dans ces communautés, dont certains traits structuraux remontent à l'origine même du royaume antique japonais6, l'organisation du domaine politico-religieux a souvent ses racines dans un passé lointain « presentine » grâce au rituel. On a choisi de laisser de côté la question de l'évolution des institutions politico-religieuses tant sur le plan matériel qu'idéel, et de tenter seulement de reconstituer le discours « métaphorisé » des représentations, discours qui appartient à un passé, et plus précisément - on peut ici se référer à Durk- heim et à Bourdieu7 - à un inconscient qui n'est autre que de l'histoire oubliée.

Le serpent

La représentation du serpent est l'une des plus riches, ambiguës et contra- dictoires figurant dans la conception japonaise du monde. Deux monographies de de Visser, The Snake in Japan Superstition (1911) et The Dragon in China and Japan (1913), permettent de dégager quelques-uns de ses traits sémantiques fondamentaux.

Le serpent et son double « noble », le dragon, sont l'un ou l'autre, mais le plus souvent les deux à la fois, l'incarnation de la totalité des forces

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cosmiques ; maîtres des Eaux et de la Terre, ils représentent le corps originel mystique et secret, la forme primordiale des dieux.

La force du serpent est duelle : elle est associée à la pérennité des âmes des héros et des saints, mais participe aussi à une puissance maléfique, celle, post- mortem, de « mal-morts », victimes, femmes délaissées, démons en général, tous ceux dont la haine se trouve transformée en poison mortel. Actuellement encore, certains termes désignant le serpent (cf. infra, p. 78) renvoient à l'idée d'un être de nature insaisissable ; forme qui n'est pas une forme, corps qui n'est pas un corps car manifestant ce qui est d'habitude invisible, l'essence cachée de chaque chose, tama. Ainsi, de longue date, le serpent, dans le monde sino-japonais, représente le pouvoir et le savoir chamaniques ; il matérialise en outre la pensée, la passion charnelle, et prend alors l'allure d'un homme ou d'une femme ; il manifeste aussi l'esprit des arbres, des cryptomères, des plantes rampantes de la famille des lianes ou encore celui de la vigne sauvage, de la patate douce. Du fait de sa nature double, aquatique et terrestre, on l'associe aux roseaux et, peut-être à cause des anneaux ornant sa peau, au bambou et à ses nœuds8. Essence de la terre et des minerais, il est le génie de la richesse. Il peut s'identifier au feu primordial du Ciel, le tonnerre, attribut des puissants dieux-démons ; mais sous son aspect « divinisé » de dragon, ce même feu jaillissant refroidi de l'océan constitue une épiphanie des immortels, des dieux bénéfiques, des bouddhas. Puissance de métamorphose, le serpent inter- vient également dans la sorcellerie, art criminel de causer la mort. Coagulation des vertus de la force royale, les dragons-serpents auraient marqué de leur pré- sence le corps d'anciens souverains japonais dont certains auraient possédé les mêmes appendices caudaux. En outre, l'un des trois emblèmes de la maison impériale, le sabre, est une métamorphose de la queue d'un serpent tué par Susano-o, qu'une version médiévale tardive, Gempeiseisuiki, présente comme étant le deuxième fils chassé par son père, un roi dragon.

Hiérophanie ou signe prémonitoire envoyé par un dieu déjà révélé, l'appari- tion du serpent peut être interprétée comme celle d'un Esprit ou d'une Pensée et n'être rien d'autre que la manifestation du déterminisme socio-cosmique, yo9 ; c'est alors que la nature, le terroir, l'univers proclament par cet avertisse- ment - c'est bien là le sens le plus courant de la manifestation du serpent - leur désir de se voir (ré)investis d'honneurs, de témoignages de dévotion. Cette exigence d'un culte, si caractéristique du serpent et formant la trame de tant de légendes de fondation de temples, manifeste son souci éternel de s'assurer une souveraineté dont il devine à juste titre que l'homme ne la lui aurait accordée que pour lui en contester toujours la légitimité. Corps originel des dieux qui n'est jamais un dieu en soi car il doit au moins cacher sa nature reptilienne, ce maître des métamorphoses que son pouvoir d'être toute chose réduit à la nudité d'une simple ligne - pour devenir dragon, il lui faut emprunter des pattes ou des cornes, multiplier son corps par huit, par neuf - est toujours engagé dans la quête de son identité.

Conceptualisation de l'indéfinissable, le serpent est néanmoins classé, sur le

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plan « biologique » et mystique, dans la catégorie mushi ; il sera son symbole, son essence et son origine ; il la dépassera.

Mushi

Selon les dictionnaires modernes, mushi signifierait en gros : (a) insectes sous forme de larves, de chrysalides, ou ailés, ainsi que tous les invertébrés vivant sur terre ou dans l'eau ; (b) vers, métaphore pour les causes psychoso- matiques des maladies et leur action morbide, c'est-à-dire les maladies elles- mêmes ; (c) génies psychiques de destruction, de passion, de caprice, d'irrita- tion, de création artistique10.

Le serpent porte la marque de mushi, même sous certains de ses multiples noms : un serpent qui aurait accédé en 791 au rang d'un dieu (de Visser 1911 : 20) s'appelle Õmushi no kami (o, grand) ; la vipère est le mamushi (ma, authentique, vrai, pouvant connoter ici aussi maléfique). C'est encore un ser- pent en paille du nom de mushi, incarnant tous les insectes et larves nuisibles, les épidémies, qui sera chassé, à la fin du repiquage du riz dans certaines ver- sions de rites d'expulsion des mushi ; toutefois, dans un cas observé dans la péninsule de Tsugaru, il est plutôt question d'un renvoi, d'un retour du mushi à la « liminalité », dans le lieu-saint surplombant le village, à sa frontière, où, accroché à un arbre, il renaît comme esprit protecteur. Mary Picone (1981 : 31) voit dans le mushi, analysé sous l'angle de sa fonction négative, une méta-caté- gorie « [...] a pole of inauspicious associations based on the metamorphic life cycle of insects and reptilia »n.

Si, en un sens bénéfique, le passage de la larve à la chrysalide puis au papillon, ou encore le fait de muer comme le serpent, de modifier sa carapace comme le crabe, sont des symboles de résurrection, l'application de ce symbo- lisme aux esprits des morts implique que la nature - dont ils constituent l'essence et la force - risque de se régénérer à leur profit, les humains et leurs produits devenant la nourriture des morts ; ainsi, dans les rites d'expulsion des mauvais insectes, les mushi sont parfois matérialisés par une image de reve- nant, tel le guerrier Sanemori, ou encore, comme à Okinawa, représentés par la souris, animal souterrain messager des enfers, partageant avec les sauterelles l'abominable vice de manger les céréales. Unissant les antinomies, le mushi est un Sur-être, force de métamorphose, c'est-à-dire de transition d'un état à un autre, mais dans un sens paradoxal pour l'homme lorsque cette puissance se régénère pour elle-même de manière sauvage, indifférente aux intérêts humains. Le mushi est un modèle de résurrection auquel l'homme peut aspirer mais qu'il ne doit pas suivre dans sa forme négative, celle de la larve ou de l'insecte qui ronge les produits et les corps des vivants. Lors des fêtes du culte des morts « positifs », c'est-à-dire des ancêtres, les sauterelles et les vers lui- sants qui apparaissent aux portes des maisons sont reçus avec joie et tristesse comme la manifestation des esprits, cette fois accueillis et non pas chassés.

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II n'est donc pas étonnant que la mort, c'est-à-dire le poison du serpent, semble dominer le tableau de ce qui logiquement aurait dû être - si l'homme était une espèce entièrement distincte de celle de mushi - un processus de régé- nération cosmique au terme d'un parcours émergence-évolution-déchéance- pourriture-extinction pouvant se solder par la disparition du Soi dans l'indiffé- rencié et sa renaissance sous la forme de l'Autre. Mais par leur jaillissement de la terre avec la chaleur, ou d'un cadavre pourri, les mushi, insectes et larves, perpétuent à l'infini une mort régénérée comme une force en soi, une anti-vie.

Il semble qu'avant l'introduction de la pensée occidentale en matière de taxinomie biologique, mushi ait désigné au Japon essentiellement des animaux à sang froid d'origine terrestre ou aquatique. C'est du moins ce que suggère l'encyclopédie Wamyöruijushö (931-938) écrite pour concilier un savoir d'érudit à la chinoise et une tradition vernaculaire. Le livre 19, consacré à cette question, mérite d'être présenté tel qu'il est, contradictoire et ambigu, car c'est son apparent manque de logique qui nous renseigne sur la place particulière du serpent au sein de la catégorie même à laquelle il semble appartenir. Portant sur les poissons et les coquillages, ce livre est divisé en deux chapitres : le pre- mier, traitant de la catégorie du dragon et des poissons, contient une sous-divi- sion relative à la tortue et aux coquillages. Le dragon et son acolyte la tortue sont les rois divins, kami, de leurs espèces respectives, les poissons, « mushi vivant dans l'eau », et les crustacés et mollusques pourvus ou non d'une coquille ; leur souveraineté vient de ce qu'ils sont identifiables à une totalité, les cinq éléments, c'est-à-dire à l'univers, parce qu'ils détiennent plus de traits caractéristiques de leur règne qu'aucun de leurs subordonnés. En principe, une espèce purement animale ne peut s'identifier à la potentialité cosmique de sa catégorie, laquelle est un dieu ou un génie. Le dragon cosmique, celui qui est la grande divinité dont la tortue n'est qu'une émanation, est décrit comme un mushi à écailles possédant quatre pieds, gouvernant les cinq éléments, les cinq directions, etc. Viennent ensuite ses enfants, dragons chinois qui ne possèdent pas de nom japonais. Le premier est bleu avec des cornes. Le second, rouge, est le mizuchi (litt, chi, esprit, mana ; mizu, eau), auquel l'auteur trouve un anté- cédent provenant de l'ouvrage chinois Shanhai jing ; il ressemble à un serpent venimeux, ja, hebi, à quatre pieds ; maître des eaux douces, il a 2 600 suivants partageant sa nature de dragon. Des dieux, on descend vers les espèces com- munes en passant par des intermédiaires, les demi-dieux, comme le dauphin, le crocodile, les poissons à corps humain12. Dans le deuxième chapitre consacré principalement aux insectes, vers, larves, serpents, conformément au sens des idéogrammes chongzhi, l'auteur du Wamyöruijushö nous dit que le terme mushi, traduisant le mot chinois chongzhi, est aussi le nom indigène générique couvrant toute la catégorie du chapitre I, c'est-à-dire les poissons, les crustacés et les mollusques. Toutefois aucun dieu ne préside chez les protagonistes - papillons, sauterelles, vers, mollusques terrestres et même chauve-souris - figurant dans ce chapitre ; au sommet de la hiérarchie se trouve tout simple- ment un serpent, et pas n'importe lequel, mais celui possédant le venin, et

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auquel l'auteur donne les noms génériques de hemi (hebi), kuchinawa, orochi (cf. infra, pp. 78-79). On peut synthétiser la classification de mushi du Wamyõruijushõ dans le tableau suivant :

Mushi présidés par un serpent venimeux

TERRE EAU

serpent venimeux tortue-dieu dragon-dieu

serpent venimeux crocodile, dauphin poissons à corps humain

larves, insectes coquillages poissons vers, serpents crustacés en général, mollusques mollusques

Mais alors se pose la question de la nature de la relation entre le dragon et le serpent ; le serpent est-il un dragon à qui Ton aurait ôté les pattes, ou le dragon un serpent humanisé qui, sortant de l'indifférencié primordial, aurait obtenu ses pieds, ce qui le rapprocherait des mammifères ?

Il semble que ce soit justement cette ambiguïté qui permette au serpent d'apparaître, selon les circonstances, comme celui qui est au-dessus - la matrice originelle des dieux, de la vie émergeant de l'eau - ou en deçà, un élé- ment spécifique d'une catégorie qu'il représente sans pourtant la subsumer. Mais il ne sera jamais parfait au terme d'une polarisation absolue sur l'une des significations, dieu ou animal. Le concept du mushi est ce qui permet au ser- pent de se définir comme totalité tout en se différenciant comme l'un de ses propres attributs.

Féminité, serpent et corps réel des dieux dans les mythes du début du VIIIe siècle

Les premiers mythes consignés par écrit au début du vme siècle indiquent clairement que mushi peut être la configuration d'un être humain « avorté », celui qui est à la fois « plus » et « moins » par rapport aux catégories de la culture. Le premier parmi ces êtres métaphoriques est Hiruko, ko, enfant de hiru, terme polysémique signifiant sangsue et lumière du plein jour ; sa nais- sance du corps de la femme primordiale, la déesse-mère Izanami, exprime, selon l'exégèse mythique, une réprobation divine proscrivant un ordre du monde où la femme prend l'initiative dans la joute amoureuse. Selon un com- mentaire médiéval (Jindaikenkuketsu, 1367 ?), cette sangsue (c'est ainsi que hiru est lu traditionnellement) ne serait autre que la personnification du pou-

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voir d'engendrement des mammifères par la matrice dans sa première phase, lors de l'apparition du premier couple divin doté d'attributs humains (ibid. : 22). Hiruko représente le pouvoir que l'homme s'octroie de devenir un dieu, qui est aussi un démon, au terme d'une régression vers la forme d'un embryon ou de substrat d'un pouvoir de métamorphose, ainsi que le phénomène de mar- ginalisation négative de la valeur sémantique des métaphores réifiant ce pou- voir dans la taxinomie des êtres divins. Le terme hiru, sangsue, est à rapprocher de hihiru signifiant phalène et, dans la langue ancienne et plusieurs dialectes, chrysalide, notamment celle du ver à soie (Yanagita 1977, XIX : 220-252). Or, Laurence Caillet (1989b : 130) a montré l'origine ancienne de l'homologie entre vers à soie et bébés humains. Hiruko, cet être sans pieds, renvoyé sur les flots dans un bateau en roseaux (ashi, roseau, mauvais, pieds), est le prototype des divinités ancestrales redoutables, chefs, mages, revenants, régénérés sous la forme de mikogami, dieu-enfant, lequel est souvent représenté comme un bébé, un papillon ou un serpent (Yanagita 1977, IX : 186, 226-301, et infra, pp. 85, 86-87). Hiruko témoigne d'une conception du monde où la mort serait apparue avant la vie, sous la forme d'une nature dont la régénération sauvage - la sangsue qui mange le sang - s'oppose à l'avènement de la culture. C'est cette même nature, dont la régénération se fait par la consommation sauvage des humains, qui est représentée par les huit feux du tonnerre, ikazuchi, probable- ment aussi des serpents13, matérialisant la puissance démoniaque du corps mort, grouillant de larves, d'Izanami. Si l'enfantement du feu par Izanami cause sa mort dans le monde des vivants, sa force devenue démoniaque après qu'elle eut goûté aux aliments cuits par un autre feu, celui du monde des sources souterraines de la mort, semble n'avoir fait que s'amplifier ; car si, de son sabre, Izanaki a purifié le feu à sa naissance, le transformant en élément bénéfique de la culture, faisant apparaître les cinq divinités de la montagne qui représentent la « nature » du monde humain (Iwasaki 1964 : 79-80), ce même dieu a bien du mal à pacifier les feux des serpents-tonnerres incarnant cette « surnature », sa femme, dont l'état d'épouse est devenu celui d'une mère can- nibale à laquelle il n'échappe qu'à grand-peine.

Mais, fondamentalement, la métamorphose de la femme, l'épouse bien- aimée qu'il va chercher aux enfers, en huit serpents, monstres venimeux cra- chant des éclairs, résulte de son obstination à voir son épouse, bien que celle-ci lui ait demandé de s'en abstenir.

Or, pour voir ce « corps originel », invisible d'ordinaire, il faut d'autres yeux que ceux des humains ; aussi, pour ce faire, Izanaki arrache-t-il une dent au peigne qui fixe l'une de ses nattes - le peigne, kushi, signifiant également divin, possédant une puissance surnaturelle, reviendra comme un leitmotiv dans tous les mythes relatifs à l'apparition du corps réel - , l'enflamme et ce feu lui révèle que sa femme est un démon :

Une tradition dit : Izanaki-no-mikoto, désirant voir sa sœur, vint au lieu où le cadavre pourrissait. Alors Izanami apparut comme si elle était vivante ; elle vint à sa

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rencontre ; ils parlaient ensemble [le mot utilisé ici signifie aussi jeux amoureux]. Puis, après lui avoir dit « Mon amant, je te le demande, ne me regarde pas », elle disparut subitement. Il faisait noir. Alors Izanaki alluma un feu et regarda autour de lui. A ce moment, Izanami apparut gonflée d'une manière démesurée. Sur elle se trouvaient juchés huit différents serpents-tonnerres. Saisi d'effroi, Izanaki, pressé de revenir sur ses pas, s'enfuit (Nihonshoki, I : 98).

L'intérêt essentiel de cette version du mythe que relate le Nihonshoki est d'expliciter l'importance de la vision chamanique : celle-ci n'est pas la simple capacité de franchir la barrière des oppositions apparentes ; elle consiste aussi à remettre les choses en un ordre différencié, bref à assurer le retour au monde normal après la transe et à congédier les esprits lorsque le moment de la sépara- tion des mondes est arrivé. Mais Izanaki n'est pas seulement un chamane ; il est le dieu qui instaure l'ordre universel correct en engendrant la bonne lumière ; c'est lui qui donne naissance au monde phénoménal et à sa hiérarchie, au soleil et à la lune naissant de ses yeux, au miroir, ce reflet de la lumière civi- lisatrice, emblème de la royauté. Ainsi marqué par l'élément du feu, de la lumière, cet époux qui fuit sa femme-démon peut en distinguer la nature. Au feu des morts, il réussit à opposer celui des vivants ; au feu du tonnerre, le soleil et la lune. Renonçant à avoir d'autres enfants d'une femme qui enfante des monstres - mais rappelons qu' Izanami a accouché des huit contrées du Japon, yashima, et, par suite, se trouve être aussi le maître du sol féminin du territoire - , Izanaki fait naître de son sabre le feu civilisé, de ses yeux les deux luminaires du ciel. Il fait aussi du soleil le premier ancêtre royal.

Dans un deuxième mythe relatif à la révélation du « corps originel » des dieux - le terme sino-japonais honshin (benshen en chinois) figurant d'ailleurs en toutes lettres dans la version du Kojiki (p. 144) - , le même thème de la vio- lation de l'interdit de voir, transgressé par l'époux, provoque la manifestation du corps reptilien d'une déesse-mère, sa femme. Loin d'être morte, Toyotama- hime, la fille du roi-dragon qu'épouse Hohodemi se transforme en un croco- dile, wani, à huit corps, au moment précis de l'enfantement d'un rejeton impé- rial, son fils. Humiliée de cette « honte » - formule qu'emploie de même Iza- nami dans les divers mythes qui content sa déchéance - , elle quitte le rivage où se trouve la hutte d'accouchement construite par les cormorans de la mer et retourne au tréfonds de l'océan.

Mais Hohodemi ne songe ni à rejeter ni à « civiliser » l'enfant, le premier empereur humain, Jimmu, que des danses masquées, kagura, effectuées encore de nos jours dans la région de Kagoshima, représentent comme un hybride d'homme et de crocodile-dragon. Il n'a pas besoin de dompter ces êtres aqua- tiques, les donneurs de son épouse, ni leur fille, sa femme, dont la docilité devant cet Empire du ciel, l'ordre qu'ancêtre royal Hohodemi représente, est remarquable. Toyotamahime, la femme humiliée, ne montre rien de compa- rable à la fureur, aux feux infernaux d'Izanami. « Reptile » dont l'exacte nature a été percée à jour, elle retourne humblement chez elle. Les êtres marins disparaissent du monde visible après avoir rempli leur fonction de serviteurs de

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la future couronne mandatée par le ciel. Leurs silhouettes quittent l'une après l'autre la scène mythique : le vieillard Esprit des eaux salées, dont le peigne se métamorphosa en forêt de bambou dont fut faite la nacelle permettant à Hoho- demi d'effectuer son voyage chmanique au palais du roi dragon ; le dragon- père qui donna au héros le joyau qui commande l'eau, l'investissant ainsi de la maîtrise sur son frère et rival ; la fille du roi dragon qui mit au monde son enfant. Le peigne du vieillard Esprit des eaux salées est l'instrument symbo- lique qui mène notre héros dans l'autre monde - contrée mystique visible seu- lement aux yeux de l'esprit qui voyage. Au contraire, lorsque de retour sur terre Hohodemi veut à nouveau recourir à ce moyen magique en mettant le feu à son propre peigne pour regarder sa femme accoucher de son enfant, il voit, certes, mais cette vision produit un effet opposé à celui de la vision initiatique initiale : le « corps originel » retourne à son état habituel qui est celui de l'invi- sible et de l'indifférencié.

Dans un troisième mythe issu du Nihonshoki (pp. 246-247), où figure le thème de la révélation du corps originel des dieux, la femme-chamane Yamato- tobime demande à son amant, Õmononushi no kami (litt. « le grand dieu maître de mono », la « chose en soi », le principal dieu du sol de Yamato appelé aussi la force, 1'« âme », tama, du pays), de se laisser voir tel qu'il est. En effet, le dieu lui rend visite secrètement la nuit, yobau, ce qui correspond à une pratique matrimoniale courante ; d'habitude, les époux pouvaient se voir à l'aube, mais ici, semble-t-il, le visiteur reste invisible. Le dieu acquiesce et promet de manifester sa forme, katachi, à l'aube, dans la boîte à peigne de sa compagne, à condition que celle-ci ne s'effraie pas de ce qu'elle verra. A la lumière du jour, Yamatotobime ouvre la boîte à peigne, aperçoit un beau petit serpent de la taille du cordon à nouer son sous- vêtement, et pousse un cri de ter- reur. Le grand dieu, humilié, prend immédiatement la forme d'un homme. Il retourne à la montagne de Mimoro, promettant de se venger de cette honte en rendant la pareille à sa femme. Un châtiment terrible s'ensuit : la femme, regret- tant son comportement, s'assied, son vagin est alors coupé par une baguette en bambou (métamorphose du serpent ; cf. supra, p. 69), et elle meurt.

Dans la typologie japonaise de la littérature orale, ce mythe relève de la catégorie hebimukoiri, le gendre serpent. Il eut un succès considérable parmi les ethnologues classiques (principalement japonais) qui pensent y reconnaître le modèle de la religion archaïque des Nippons : une nature, dieu viril associé à la puissance du soleil ou du tonnerre, voire à celle du monde en friche, la mon- tagne, ne peut actualiser sa force, c'est-à-dire son tama, qu'à travers les tamayorihime, nobles filles manifestant le tama, ses épouses chamanes, mères des fils ancêtres de maisons de prêtres et de nobles14. Selon cette interprétation, notre Yamatotobime serait un avatar du prototype tamayorihime ; de fait, dans la version du Kojiki que nous étudierons plus loin, elle porte ce nom (cf. infra, p. 86).

Si l'identité de l'héroïne comme femme capable de manifester le tama et épousant ici le maître du mono, c'est-à-dire la nature originelle représentée par

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la montagne, ne fait pas de doute, l'interprétation courante du mythe ne rend pas compte de sa complexité.

Dans une étude consacrée à la fête des petits garçons, Laurence Berthier souligne l'extraordinaire diffusion dans le conte populaire moderne du pendant féminin, l'épouse-serpent, du hebimukoiri, le gendre-serpent, et montre que le thème de la femme-serpent du conte est une transformation de celui des déesses-mères dont la mort serait à l'origine de l'agriculture, et tout particuliè- rement de déesses de la nourriture dont le « corps originel » est, de notoriété générale, reptilien (de Visser 1911 : 25-27). Le meurtre de ces déesses - Ögetsuhime par Susano-o ou Ukemochi par Tsukiyomi - est une variante du thème civilisateur déjà étudié : de même que le sabre d'Izanaki est le purifi- cateur, celui qui tue et ressuscite le feu né d'Izanami, de même celui de Susano-o ou Tsukiyomi tue et ressuscite cette femme-nourriture qui, de vulgaire dispen- satrice de produits consommables sortant de ses orifices naturels (nez, bouche, fondement, vagin), devient une noble déesse.

Le problème qui se pose touche donc à la nature du lien qui unit les serpents de sexes opposés, et c'est probablement là que réside le sens, du moins l'un des sens profonds, de ce dernier mythe. Dieu du sol du Japon - sol conçu primiti- vement comme composé de huit contrées, yashima - , avatar d'un dragon15, le serpent ou le crocodile à huit corps est la forme de la mère bénéfique-maléfique Izanami, ou de Toyotamahime, celle qui accouche des souverains, alors que la forme masculine du Grand dieu du sol de la province de Yamato (au moins dans notre mythe, cf. supra., p. 75) est un serpent de la taille d'un cordon à nouer le sous- vêtement de la dame-chamane, introduit de surcroît dans sa boîte à peigne.

Que la boîte à peigne, mikushige (rappelons que kushi signifie peigne et aussi divin, mystérieux, possédant un pouvoir magique), contienne le serpent maître du sol ne doit pas étonner. Le mikushige est à l'origine l'un des trésors principaux du roi dragon qui, gouvernant les eaux de la terre, constitue la moitié aquatique de chaque dieu du sol ou de la montagne et se trouve ainsi détenteur du tama cosmique, lequel, du fait que tama, puissance, a aussi les sens de boule, perle, joyau, trésor, est concrétisé sous la forme d'objets pré- cieux recelant la force de toute chose, la source de toute félicité, de toute longé- vité, de toute souveraineté.

Or, contrairement au symbole de la perle, coagulation des énergies cosmi- ques, objet dur et rond qu'on peut manipuler, le tama à l'intérieur du mikushige s'évapore dès qu'on ouvre la matrice qui le contient. Le mikushige du roi dragon et de la femme-chamane - on sait que le peigne symbolise la force psy- chique, tama, concentrée dans la chevelure, qui peut provoquer la manifesta- tion des esprits - rappelle la boîte où l'on insère le tama-no-o, la corde ou le fil de tama, lors du rituel de la fixation du tama du souverain. Le tama-no-o est la corde qui relie entre elles ces forces psychiques et vitales, autrement disper- sées, et les attache au corps. Le rituel du chinkonsai, fixer, apaiser le tama, consiste justement à réactiver, en nouant le tama-no-o du souverain, ses forces vitales et psychiques, car le nœud « arrête », fait « coaguler » une énergie

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fluide ou instable en lui donnant un corps figuratif, métaphore de la notion abstraite de lien. Mais le tama-no-o une fois noué dans le rituel du chinkonsai, la corde de tama est enfermée dans une boîte symbolisant la matrice16.

Notons à ce propos que le sanctuaire du palais où est célébré ce rite est consa- cré à huit divinités - le chiffre huit signifiant une totalité et les huit contrées du Japon - dont cinq sont la réification de la faculté mystique de « nouer », les trois autres étant la dame-esprit-de-la-maison, dieu gardien s'identifiant à la corde magique elle-même, la dame-esprit-nourriture et le maître-de-la-parole- essence, deux dieux possédant un corps « subtil » de reptiles17. Le rapport entre serpent, corde et nœud sera précisé plus loin : on peut raisonnablement envisager que ces huit dieux magiciens constituent un dragon (essentiellement bénéfique) matérialisant le sol ; le tama-no-o du souverain, noué, lui, dix fois, représenterait ainsi une unité qui contient le dragon tout en l'emportant hiérar- chiquement, comme le ciel l'emporte sur la terre18.

La poésie du Manyöshü permet d'approfondir la signification de tama-no- o : ce terme désigne un lien en général, pas seulement l'attache entre les tama qui forment la vie du corps, mais aussi, par exemple, le lien entre amoureux ; c'est donc ce qui permet la continuité, la pérennité d'un état ; c'est également le reflet de ce contenu dans l'esprit et, selon les termes mêmes de cette poésie, la conscience du phénoménal, utsushigokoro19.

Tout déplacement de la « psyché », toute formation d'un corps « subtil » ou « astral », est dû à la coagulation d'une pensée (haine, rancune, passion) ou à une détermination qui donne aux tama détachés du corps physique une forme transcendant le phénoménal. Or le serpent symbolise précisément l'idée de « lien », de « corde » associant les divers niveaux de réalité et de connaissance, voire les rapports mystiques des métamorphoses que sont les naissances et les morts ; enfin, comme on l'a vu, il peut dénoter l'apparition de l'esprit « matérialisé » comme « corps » au terme de la formation d'une détermination mentale (cf. supra., pp. 68-69).

Un tableau analytique du vocabulaire relatif au serpent visant à reconstituer des représentations du corps et de la nature éliminées des taxinomies officielles, dites « savantes », adoptées lors de l'ouverture du Japon sur l'Occident à l'ère Meiji, montre comment il associe l'idée de corde, lien, queue véhiculant le feu ou l'énergie cosmique de procréation, à celle d'Esprit subsumant la force de l'eau, de la terre ou du feu *.

* L'analyse présentée ci-après ne porte que sur certaines associations dans un champ des possibles qui sera exploré ultérieurement. On ne peut prétendre connaître avec exactitude l'étymologie de mushi, musu, haha, hebi/hemi et celle du complexe he/ho. Hebi/hemi ressemble à hami, terme spécifique pour désigner la vipère, mais il semble qu'il s'agisse là, au moins d'un point de vue sémantique, de deux lexemes différents, hami signifiant absorption de nourriture, voracité, etc. (sens attesté par les com- posés kushihami et hamimushi). He/ho doit être associé probablement de façon plus générale au thème de la puissance, et donc à la forme des objets qui la contiennent. L'association entre vulve et feu attestée par les mythes japonais les plus anciens existe encore de nos jours et a été relevée par Laurence Caillet dans le Nord-Est du Japon et par nous-même dans la région ¿'Okinawa.

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Tableau analytique du

Dénominateur Esprit des Corde Capacité de Lieu du corps/ Substances du serpent : morts/ nœud procréation substance/ de la nature générique feu, énergie queue aspect psycho- ou de la spécifique surnature somatique surnature métaphorique

* mushi * mushi * musubi **** musu * mushi **** musu générique : (b/=affixe) engendrer caprice régénération insectes, larves nœud magique maladie spontanée du et serpent = procurant vie, végétal dieu-démon chance, etc. aspect d'une

**** musuhi végétation (hi = esprit) prospère "Esprit noueur"

* orochi **** chi * o * o * o * o et générique : esprit corde, fil corde qui corde qui **** oro serpent = ou **** oro donne attache tama crête des dieu-démon queue cohésion aux au corps montagnes

forces vitales, * chi psychiques sang, lait, sein et magiques ** orochi de tama métaphorique :

pénis *

*nozuchi **** chi * chi * no spécifique : esprit sang, lait, sein plaine serpent venimeux **** métapho- rique : serpent-tonnerre dieu du sol ou de la plaine

**** yamatsuchi **** chi * chi * y ama spécifique : esprit sang, lait, sein montagne serpent-tonnerre dieu de la montagne

* mizuchi **** chi * chi * mi spécifique : esprit sang, lait, sein eau serpent-tonnerre dieu de l'eau

* ikazuchi **** chi * ika, de ikari t* ikazuchi tonnerre, foudre esprit colère tonnerre **** métapho- ** feu causant foudre rique : l'érection serpent = dieu-démon en colère

*** tsima * tsuna * lien produisant *** métaphorique: corde corde la continuité cordon ombilical métaphorique : (tsune) serpent **** haha polysémie avec spécifique : mère ? serpent divin * yamakakachi *kaka, * yama spécifique : de* kakari montagne serpent divin possession

divine

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laire relatif au serpent.

Dénominateur Esprit des Corde Capacité de Lieu du corps/ Substances du serpent : morts/ nœud procréation substance/aspect de la nature générique feu queue psycho-somatique ou de la surnature spécifique énergie métaphorique surnature

*hebi/hemi **** bi/ mi * he / ho *hi/ho générique : esprit feu, véhicule du feu serpent animal feu *he/ho ou dieu ** hebe/bebe/bobo feu de métaphorique : vulve métamorphose ** pénis et, (cuisson / vie) du fait de ou son véhicule l'association entre « avaler » ** hoto /*** hodo *** hodo et pénétrer, (* ho (polysémie)^ (*ho (polysémie)= vulve cavité, contenant ; cavité, contenant ;

to (do)=afñxe de do (to)=affixe localisation) de localisation) vulve partie centrale du

* hozu * hozu foyer creusé dans sécrétions sécrétions le sol (irori), là où sexuelles de sexuelles de l'on allume le feu nature nature *** cratère indifférenciée indifférenciée *** foyer contenant le feu contenant le feu *** braises de la vie de la vie chaudes du foyer

** he-no-ko allumé (no - affixe, ko = enfant) testicules, pénis clitoris

*heso/****hoso/ ****hoso/ **hoso ** hozo ombilic calice (botanique) * heso-no-o * heso-no-o / ** heta

**** hoso-no-o **** hoso-no-o {ta =ce qui permet (o = corde) cordon ombilical de saisir, main, cordon ombilical ** hobashira poignée)

(* ho, "véhicule de calice (botanique) la puissance du * ho vent=voile ; gerbe, épi * hashira=pilier) mât métaphorique : pénis

* tatsu * tatsu * tatsu spécifique : puissance dragon faisant dragon = dieu mystérieuse pleuvoir

de prendre tatsumaki corps, (mafc/=rouler, de s'élever s'enrouler) au ciel lames exception-

nelles montant jusqu'au ciel

* kuchinawa kuchinawa générique : (* kuchi = serpent bouche ? pourri ? équivalent * nawa - corde) de orochi « corde dotée et hebi d'une voracité

meurtrière »

* Sources : documents des vnr-xc siècles ; l'usage de ce vocabulaire a persisté au moins jusqu'à Meiji (1868), voire jusqu'à nos jours. ** Vocabulaire oublié ou désuet, connu par des sources datant au plus tôt de la fin du xvc siècle. *** Vocabulaire recueilli au cours des enquêtes ethnographiques. **** Vocabulaire archaïque (vmc-xc siècle) ne figurant plus que dans le langage rituel.

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De ce champ sémantique, deux aspects sont particulièrement importants pour notre propos, car ils se rapportent directement au mikushige contenant le serpent : d'une part, l'association de o, corde, fil, oro, queue, à la notion d'Esprit, chi, qui peut rendre manifestes les substances - feu du tonnerre, eau, terre, esprits des morts, montagne, monde en friche (chi signifiant aussi sang pour ce qui est du corps humain) ; d'autre part, l'association de hemi (hebi), esprit (mi, bi) manifestant la puissance du feu et de la fertilité (he/ho), à la sexualité féminine et masculine. Selon la représentation de la procréation, où les deux sexes sont vus sur un pied d'égalité (en dépit de la supériorité du prin- cipe agnatique, tane, la semence qui détermine la qualité du sang), c'est l'ardeur du désir sexuel des partenaires qui est la cause des sécrétions contenant le feu, he/ho, donnant naissance à la vie20. Or, malgré la logique cognatique des rôles respectifs des deux sexes dans la procréation, le symbolisme particu- lier de notre mythe souligne l'aptitude de la femme à rendre manifeste le ser- pent, lequel est ainsi investi d'une puissance à la fois « mystique » et « concrète » ; lorsque Yamatotobime le voit en ouvrant la boîte à peigne, c'est comme si elle se contemplait elle-même, et ce à deux niveaux différents et complémentaires : au niveau « mystique », chamane dont la force est concen- trée dans la chevelure (dans sa tête), c'est de son peigne (symbole de la force de son tama-no-o)2X que le Dieu émane ; mais au niveau du symbolisme sexuel, le serpent représentant le pénis apparaît tel qu'il est dans le cycle évolutif de l'existence, c'est-à-dire comme un enfant, ko, qui doit son être au cordon ombilical qui le relie à la matrice féminine. L'interdépendance sémantique du cordon ombilical et du pénis, l'un régénérant l'autre, est à associer au thème du complexe mère/fils-époux, si important dans la civilisation japonaise tant dans les relations entre les sexes que dans les panthéons divins.

On peut élargir l'analyse en notant que, outre le cycle biologique - naissance, croissance, reproduction - , le serpent dans le mikushige connote aussi l'idée abstraite de régénération qui, comme pour les taoïstes, implique le pouvoir de régresser de l'état adulte à l'état embryonnaire. Le complexe mère/ fils-époux prend ainsi sa signification dans une représentation totalisante du cycle de l'existence, cycle qui lors de son achèvement peut redémarrer puis- qu'une renaissance régulière est possible.

Que le but du mythe soit de souligner le sens profond du complexe mère/fils- époux permettant de recommencer le processus vie/mort par le truchement d'une matrice féminine, apparaît clairement si l'on se réfère à un autre mythe consacré lui aussi au thème du « corps réel » où figure le même dieu, Õmono- nushi. L'empereur Yüryaku demande à l'un de ses vassaux de faire venir le dieu de Mimoro pour qu'il puisse voir sa forme, katachi : le dieu, irrité de l'insolence du souverain, qui n'a même pas pris soin de respecter les purifica- tions nécessaires pour approcher la sainteté du maître de la montagne, se mani- feste sous la forme d'un immense serpent incandescent dont le corps ne cesse de grandir, hiromeku. L'empereur, effrayé, donne au maître de mono22 - la « chose en soi », la « nature », ou plutôt, dans ce contexte, la « surnature » -

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l'appellation ikazuchi, serpent-tonnerre, qui est ici, on le voit, identique au « corps réel » d'Izanami, les huit ikazuchi de la déesse-mère des huit contrées du Japon, métamorphosée en mère cannibale. Nous sommes loin du serpenteau gentiment lové dans une boîte à peigne !

Le complexe mère /fils-époux et l'idée de réincarnation

Nous mettrons maintenant en évidence l'importance du complexe mère/fils- époux, qui est un des archétypes de l'organisation des fonctions divines au sein de la configuration duelle ou tripartite du maître du sol, ainsi que l'extension possible de ces rapports entre les dieux dans le contexte des relations entre la communauté et la montagne, lieu-saint du village.

Un exemple de la mise en scène de la relation mère/fils-époux dans un rituel du solstice d'hiver qui constitue un fait social total dans le cycle des rites de la communauté locale Kanezawa-mura (Fukushima-ken, Matsukawa-chõ), est donné par le rituel Hayamagomori. Outre une abstinence (komori) en l'hon- neur de Hayama, montagne très redoutée et strictement interdite aux femmes, ce rite, d'une extrême gravité, comporte une séance de transe où Hayama doit révéler le destin pour l'année entière.

On peut déceler deux types de rapports rituels avec la montagne, repré- sentée dans les mythes de fondation sous la forme d'un immense crabe (cf. supra, pp. 70-72) qui aurait accepté le commerce avec les humains en contre- partie d'un culte. Le premier consiste en un échange où l'ensemencement de la terre par les hommes adultes est conçu comme un service sexuel rendu à la terre moyennant un contre-don en nourriture. Femme, la montagne jalouse et déteste les êtres de son sexe et prend en revanche plaisir à voir les hommes presque nus jeter sur le sol, en guise de nae, pousses qu'on repique, les petits garçons qui « repoussent » et se régénèrent tout en faisant pousser le riz23. Cet échange symbolique service sexuel/nourriture est à l'avantage de l'homme qui, de son vivant, reçoit de Hayama plus qu'il ne lui donne. Le rapport s'inverse quand viennent la vieillesse et la mort : ce sont les ancêtres dont les tama, forces éternelles, ne meurent pas, qui sont la substance nourricière de la terre. C'est ce qu'exprime clairement le rite qui unit tous les membres masculins de la communauté : les anciens se retirent dans un espace de réclusion symbolisant l'autre monde ; à l'invitation du prêtre shintõ et du chef des hommes qui représente la montagne elle-même - la mère, okka - , ils apportent de la nourriture aux jeunes garçons nouvellement initiés et leur présentent un chou taillé en forme de vulve et un grand radis sculpté en forme de pénis. Renonçant à la nourriture et transmettant aux jeunes la fonction sexuelle d'ensemencer la montagne-mère, les vieux acceptent symboliquement de concéder la terre et de devenir la substance qui nourrira les vivants. Notons que la montagne-femme est une métamorphose des hommes morts et que les hommes vivent pour régé- nérer la montagne, mère de la communauté, ce que d'ailleurs disent bien les

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chants : la prospérité recherchée est celle non pas des hommes, mais de la mon- tagne, oyama24.

Ce culte de la montagne-mère nous conduit au thème, très répandu dans l'ensemble du Japon, de l'identification de la femme et de yama-no-kami - personnification divine de tous les esprits de la montagne25. Dès la fin de la période médiévale (xrve-xve siècles), appeler l'épouse yama-no-kami semble avoir - comme le montrent les textes reflétant la « culture de la ville » (Kyoto) - des connotations humoristiques qui renvoient à l'image d'une femme assez âgée (donc maîtresse du foyer), à la fois respectée en raison de son autorité et crainte en tant que source de tracas. Cette légère ironie vis-à-vis de l'épouse est particulièrement significative pour éclairer les rapports entre les sexes, si l'on songe que le terme oyama (o, terme honorifique pouvant renvoyer à la notion de dieu de la montagne, comme on vient de le voir) a signifié par ailleurs, dans la langue de la période d'Edo (1600-1867), fille de plaisir, notamment celle de la catégorie la plus élevée, tayü, et aussi belle femme en général26.

Ces associations ambivalentes à propos de l'image de la femme ainsi que le rapport rituel entre l'homme et la montagne tel que nous venons de le présenter dans le cas de Kanezawa, renvoient à la dualité de la femme-montagne elle- même : meurtrière et hostile à l'homme, mais aussi personnification de tous les biens que possède cette nature mère et épouse.

A l'autre extrémité du Japon, dans les régions de Shiiba et Mera du Kyüshü (Miyazakiken), dans d'anciennes sociétés de chasseur s/essarteur s, on note le même type de rapport entre l'homme et la montagne. Mais là, la femme-montagne est la mère de tous les êtres, animaux et plantes : loin de sus- citer l'ironie, son caractère démoniaque est admiré, et, au moins en ce qui concerne sa fertilité et sa douceur escomptée, chaque homme désire que sa femme soit comme la divinité de la montagne. De nos jours encore, par exemple lorsque le gibier manque, les hommes dansent nus dans la forêt pour obtenir de la nourriture en séduisant la yama no kami.

Le lien ombilical avec la femme-montagne ressort très nettement lors de la fête du solstice de Shiromi dans la région de Mera. Bien que la montagne sacrée soit un serpent auquel le rite enlève le venin, la femme qui la représente (heya, la « chambre »27, à l'aube, à la fin du rituel, donc après la purification de la montagne, est aussi bien la mère que l'épouse des sept divinités masculines de la chasse : la danse qui simule la naissance et le rapport incestueux avec la mère est particulièrement explicite, l'issue étant la procréation d'un bébé et l'appari- tion du sanglier, nourriture très prisée, mais aussi objet de crainte puisqu'il ravage les cultures28. Mais la femme-montagne est aussi le maître des céréales et de la cuisine, métamorphose de ses attributs d'androgyne : la spatule pour servir le riz qu'elle sort de son sac est présentée dans l'une de ses danses comme son pénis. De sa dualité primordiale de déesse-mère est né le heso- meshi - le riz moulé en forme de nombril - , consommé au terme de la communion avec les dieux. Notons que dans l'une des versions du Nihonshoki

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(720), les cinq céréales naissent du nombril de la déesse de la nourriture, Wakamusuhi.

Citons enfin un exemple de culte de déesses-mères dans la région de Mikata- goko à Wakasa, célèbre pour avoir perpétué l'ancienne culture du centre du Japon et de sa capitale, Kyoto. Il s'agit de rites annonçant le printemps, dont l'importance pour la riziculture est évidente. Le chef de maison, qui remplit la fonction rituelle principale dite du tõya - à l'origine, privilège des maisons dominantes de la communauté qui se relayaient pour remplir cet office - , effectue symboliquement un hitomigoku « sacrifice humain » dont la victime, généralement une fillette, est remplacée par du riz cuit. On peut imaginer qu'à cette époque de l'année où le maître du sol lui-même - représenté par les repi- queuses, sao tome - est sollicité pour effectuer le repiquage, il doit se régénérer par le truchement d'un jeune corps féminin. Notons cependant que le don de la fille, sensiblement le même que dans les contes « gendre-serpent » où le mariage avec le reptile signifie un sacrifice humain consenti par le père, se fait ici au bénéfice de divinités en majorité féminines29.

Signalons encore que dans sa célèbre étude consacrée au mythe du sacrifice de la repiqueuse du riz, Hi o maneku hanashi (Le Rappel du soleil ; voir Pigeot 1982), Yanagita Kunio (1977, IX : 82-98) rapporte que celle-ci est très souvent appelée yome, terme signifiant à la fois belle-mère et épouse. Or, si apparem- ment le rapport belle-mère/belle-fille, caractérisé par le plus grand antago- nisme, se situe à l'opposé du rapport mère/fils, marqué par la plus grande réci- procité, ces deux relations sont parfois fondues en une seule : une fin et un recommencement du cycle, la belle-fille prenant la place de sa belle-mère dans la maison. Désireux d'expliquer le thème sacrificiel de la repiqueuse du riz selon le modèle passe-partout d'une nature-dieu mâle épousant une femme-cha- mane, Yanagita ne tient pas suffisamment compte des données relatives à l'his- toire des rapports matrimoniaux au Japon : malgré l'évidence contextuelle des récits qu'il rapporte, il attribue à yome le seul sens d'épouse et non celui de belle-fille, car l'hostilité entre brus et belles-mères est « sans aucun doute le produit du système social de l'époque moderne »30. Pourtant, certaines sources de la fin du xe siècle comme le Makura no sõshi (rubrique n° 75) attestent que la relation belle-mère/bru était déjà à cette époque réputée conflictuelle. Signi- ficatif aussi, le fait que dans le premier conte connu décrivant la belle-mère et la bru dans le cadre des rapports familiaux, leur animosité est telle que la yome exige de son époux de tuer sa belle-mère (par euphémisme, le récit précise qu'il s'agit d'une tante31 qui aurait adopté notre héros dès sa tendre enfance) en l'abandonnant dans la montagne. Le Yamato-monogatari (947-957), source de cette histoire, rapporte, semble-t-il, une légende locale réécrite par un auteur appartenant au milieu aristocratique de la cour afin d'expliquer l'association poétique entre la célèbre montagne de Sarashina, Ubasuteyama « celle où l'on abandonne les vieilles femmes », et la pleine lune32. L'abandon de la femme au sommet de la montagne, endroit si haut qu'elle est condamnée à y rester sans pouvoir échapper à son sort, a lieu une nuit où la lune - symbole de

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résurrection - est particulièrement brillante ; pensant avec regret à la victime, l'homme aurait composé ce waka, poème court :

O, Sarashina, dont la vue évoque une tristesse sans fin, lorsque sur la montagne de la vieille tante [oba (uba, vieille)] abandonnée je vois briller la lune (Yamato-monogatari : 328).

De nos jours on continue de vénérer dans cette région la pleine lune au sommet de la montagne de la vieille femme abandonnée, au milieu de l'ancienne huitième lune, juste avant la période de la moisson du riz, rite qui s'inscrit dans un culte de la pleine lune de ce mois, tsukimi ou jügoya, répandu dans tout le Japon.

La version de la légende écrite dans la capitale supprime le fait cruel de la mort de la vieille mère rapportée par les traditions locales33. Le terme uba, la vieille, la grand-mère, est une des appellations courantes de la yama-no-kami, et la vénération de la pleine lune indique qu'elle est ressuscitée en tant que dieu de la montagne. La lune étant par excellence symbole de l'immortalité (dans un sens qui n'est pas celui de l'opposition « biologique » entre vie et mort), il faut attirer l'attention sur le fait que c'est une vieille femme hideuse qui est censée représenter cette pérennité. Le thème d'une montagne dont la force immortelle est associée à une femme répugnante est en effet ancien : le premier empereur mythique, le divin Hohoninigi, refuse d'épouser « la dame pérennité du rocher immuable » à cause de sa laideur inouïe ! Mort de la vieille femme ou mort de la bru selon les récits rapportés par Yanagita, le complexe mère/fils/bru nous amène au cœur de deux rapports distincts avec la nature : celui du retour dif- féré du don reçu, la vie ; celui de la rupture et du recommencement d'un nou- veau cycle. Sans vouloir s'engager plus avant dans l'analyse, on notera cepen- dant que le rapport mère/fille ou belle-mère/belle-fille, c'est-à-dire la succes- sion entre femmes, évoque l'idée de rupture/recommencement entre déesses- mères vieilles et jeunes, alors que le rapport mère/fils est susceptible de déve- loppements logiques différents : par exemple, épouser une femme qui est une réincarnation de la mère ou tuer la mère pour s'unir à une femme qui lui suc- cède dans son pouvoir (cf. notamment Mauclaire 1989b : 94-97).

En dépit des matériaux présentés à l'appui de cette brève analyse consacrée au thème de la révélation du « corps originel » ou « réel », le mythe de Yama- totobime et Ômononushi pose encore des problèmes d'interprétation. Tout comme les autres récits antérieurement rapportés, il conserve des traces de la marginalisation relative - due à la formation de la religion d'État, le shintõ, au moins au niveau de V exégèse que présentent ces mythes consignés par écrit au début du vine siècle - des divinités féminines dont le culte continue néan- moins de constituer le noyau du symbolisme religieux de l'État ancien. Rappe- lons que le sanctuaire le plus important de l'État japonais, celui d'Ise, est consacré à deux divinités féminines : Amaterasu-õ-mikami, représentant le

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soleil, et Toyouke, divinité de la nourriture possédant, entre autres attributs, un corps reptilien (Jingühen, II : 141). Enfin, comme nous venons de le voir, la vénération des divinités féminines reste toujours très vivante dans diverses régions du Japon.

Toutefois, le mythe de Yamatotobime et Ômononushi semble revêtir une signification nouvelle par rapport à ceux qui Tont précédé, en représentant la sexualité comme un cycle « incestueux » qui remonte à l'origine du temps :

mère/épouse ^v

' fils/époux

Le serpent, symbole d'une sexualité qui est un cercle parfait - il établit une équivalence incestueuse métaphorique entre père et fils, car il est cette énergie cosmique des esprits des morts et du monde en friche s'incarnant grâce à la matrice féminine - , figure une nature qui se recrée en s'auto-consommant. Or, Yamatotobime fait se manifester le serpent comme s'il était son double ; élément surdéterminé par sa richesse symbolique, le serpent s'identifie aussi au tama-no-o (la corde qui établit la cohérence des forces psychiques et de l'énergie vitale) de la femme-chamane, et au devenir : l'enfant escompté de l'union, produit de l'essence he/ho commune au pénis et au cordon ombilical. Tuée par son époux, Yamatotobime se réincarne néanmoins dans l'enfant divin, miko ou wakamiya (mikogami), symbolisé par le petit serpent. Elle devient ainsi un corps de remplacement (ou un corps sacrificiel) pour une nature qui se régénère selon le principe de l'unité des contraires, transcendant l'opposition entre vie et mort ou, en d'autres termes, entre l'objet consommé et l'objet régénéré.

On peut donc formuler une hypothèse. L'exégèse shintõ essaierait de dissi- muler ce qui reste néanmoins transparent à la fois dans l'organisation du culte de la montagne et dans la deuxième version du mythe que nous allons examiner plus loin : ce mariage entre Yamatotobime et Ômononushi est aussi une hiéro- phanie où la nature se révèle à travers le corps mort d'une femme ressuscitée comme dieu. Dans les récits étudiés, le meurtre de la femme vise à achever un état et à en engendrer un autre : tuer la femme, la nature sauvage, pour ins- taurer un ordre de la culture34 ; tuer la femme, être faisant partie de la culture, pour redécouvrir une nature-dieu.

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Miwa : la montagne du cycle mort /renaissance

Diverses sources paraissent renforcer notre interprétation qui repose sur la conception d'une sexualité évoquant un cycle où Ton remonterait le temps, le serpent étant ainsi l'image non de l'un, mais de l'un qui est deux, capable par conséquent d'engendrer la multiplicité qui elle-même peut s'identifier à un cercle, l'Ouroboros, la célèbre image du serpent qui avale sa propre queue.

Ainsi, l'association serpent-cordon ombilical est-elle encore très fréquente dans le contexte rituel contemporain (Mauclaire 1989b). Par exemple, dans toute une région du centre du Japon - Hiroshimaken, Okayamaken et Shimaneken - , le dieu de la communauté est souvent Heso-Kõjin, Kõjin l'ombilical, lequel est fréquemment présenté dans le rituel comme tsuna, signi- fiant ici pérennité, corde, lien, serpent (cf. supra., p. 78). Kõjin, dieu de la terre en friche avant la fondation du territoire, dieu déchaîné mais aussi dieu corps originel, est l'homologue sino-japonais du terme vernaculaire aramitama- no-kami (le kami personnifiant Y aramitama, capable lors du rituel d'actualiser la présence réelle (cf. supra, pp. 66-68) ; cordon ombilical d'où sont issus les habitants de la communauté, il est représenté aujourd'hui par un couple de ser- pents ancestraux. Dans un rite de fermeture de village rapporté par Laurence Berthier (à paraître), le couple Susano-o et Kushinadahime est formé de deux serpents, deux cordes, l'une représentant un pénis, l'autre une vulve, divinités gardiennes dont la fonction est de nouer le tsuna, protégeant ainsi les habitants des mauvais esprits.

Une autre version du mythe du « gendre-serpent » est présentée dans le Kojiki. Contant la légende étiologique de la montagne sacrée Miwa, le cercle, l'anneau, elle explicite encore davantage la représentation du cycle mère/fils- époux, implicite dans la version du Nihonshoki (cf. supra, pp. 75-76). Ici, le serpent n'apparaît pas. La fille, Tamayorihime, enceinte du visiteur inconnu, reçoit de ses parents un conseil pour découvrir l'identité de l'époux : elle doit répandre de la terre rouge (symbole de la montagne dans la maison évoquant aussi le cinabre, substrat d'immortalité) devant la couche conjugale, y poser une bobine de fil de chanvre, heso (bobine de chanvre à associer ici au cordon ombilical, heso), enfiler le fil de chanvre dans une aiguille et piquer celle-ci dans un pan du vêtement du visiteur. Elle suit ces indications, et voici ce qu'elle découvre le lendemain aux premières lueurs de l'aube :

Le fil de chanvre enfilé dans l'aiguille avait été tiré jusqu'à l'extérieur de la maison en passant par le trou de la serrure, et [ce fil] restant [derrière les traces invisibles du visiteur] avait été enroulé en forme de cercle (miwa) ; elle sut ainsi qu'il [son amant] s'en était allé par le trou de la serrure et, suivant fidèlement le fil [elle comprit le symbole du cercle], elle arriva à la montagne du cercle, Miwa, jusqu'au sanctuaire divin où elle resta pour y demeurer éternellement [elle meurt et en même temps devient un dieu]. Voilà comment on sut que l'enfant né de l'union (wakamiya, dieu- enfant), était un dieu. Et parce que son fil [le cordon ombilical] s'agença en forme

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d'anneau, on donna à ce lieu le nom de Miwa. Voilà ce qu'on dit. Ce qui est rap- porté ici, c'est l'apparition du dieu souverain Hotateneko-no-mikoto, l'ancêtre du souverain des Kamo (Kojiki : 183).

Le cercle, miwa, du cordon ombilical figure une union sexuelle inversée : c'est la femme qui remonte vers l'origine de son fils en empruntant à rebours le chemin que l'homme, maître du mono, la « chose en soi », la « nature originelle », avait parcouru ; la réincarnation de la montagne - en tant qu'énergie cosmique - a lieu dans la matrice féminine, mais la femme meurt elle-même pour se réincarner dans la montagne. Montagne et matrice féminine tiennent des rôles en miroir, l'une manifestant l'autre. La résurrection de la mère en la personne de son fils sous la forme de wakamiya, le dieu jeune, pou- voir ancestral des souverains des Kamo, peut être comparée au rite du toriage- kagura réservé aux maisons de chefs qui a lieu encore aujourd'hui à Monobe- mura, département de Kõchi. La naissance du dieu-enfant, mikogami, est représentée dans le rituel par un cordon ombilical vert, assorti de quatre rubans de couleur (rouge, jaune, blanc, violet, le tout représentant les cinq éléments) suspendus à un dispositif composé d'une chevelure féminine et d'un éventail, le byakkai, accroché au plafond de la maison : c'est ce chemin du cordon ombi- lical descendant du ciel que suit l'âme du mort que l'on vient d'accueillir hors du tombeau pour le déifier en tant que mikogami.

*

Au cœur de la représentation d'une nature qui est une force de vie limitée, où chaque régénération ne peut se faire qu'au prix de la mort, la femme rejoint symboliquement le serpent dans cette idée fondamentale que le venin reptilien est une nécessité : la mort inéluctable est la condition même de la vie. Car la femme doit régénérer et se régénérer dans une nature qui la contient, la dépasse, se manifeste à travers elle. L'ambivalence à l'égard de la femme et du serpent au Japon a au moins un même fondement logique : l'impossibilité absolue, dans toute tentative de conquérir la nature, de lui enlever ce qu'elle possède de plus énigmatique, son pouvoir de rendre manifeste et de s'auto- consommer en demeurant cependant elle-même et un autre. C'est ce paradoxe qui est pour ainsi dire réifié dans le concept « métaphorisé » de « corps réel », « corps originel » des dieux. En investissant un indifférencié primordial d'une identité qui transcende l'opposition vie/mort, la nature ainsi « personnifiée » se trouve pourvue d'une conscience, d'une volonté qui engage l'homme dans des rapports de dette permanents vis-à-vis de cette source éternelle de vie ; aussi l'impossibilité de la victoire pourtant espérée de la culture sur la nature condamne-t-elle la société à se reproduire non seulement pour se régénérer elle- même, mais également pour régénérer ce continuum divin identifiable à une nature invincible. Il est donc logique que le plus grand pouvoir « surnaturel »

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que l'homme puisse détenir réside dans sa capacité de sortir de la culture, de régresser à un état embryonnaire, de devenir un substrat de métamorphose qui totalise l'essence cosmique. C'est précisément ce pouvoir que symbolise le serpent ; et la femme, comme médiateur capable de le manifester, devient ainsi le corps même grâce auquel l'inaccessible devient sinon « humanisé », du moins, pour reprendre un terme de Paul Mus, « exorable »35.

Qu'il s'agisse de la reproduction de la nature consommable, la nourriture, ou de la nature qui reproduit la société en vertu d'une « parenté » symbolique qui établit des correspondances entre l'homme et le monde, le serpent repré- sente ce cycle où l'homme participe à un ordre supérieur dans un rapport mys- tique de consubstantialité.

URA 1069 du CNRS t « Études japonaises », Paris

NOTES

1. Dans son acception ésotérique, le terme aramitama renvoie à des traditions shintõ réservées aux ritualistes du politico-religieux, traditions qui se distinguent parfois de celles dites « philosophiques » des érudits du « mouvement de retour aux sources nationales », kokugaku, de la période moderne (xvne-xixe siècle).

2. Le terme aramitama doit être analysé à la lueur de la signification globale de ara, V « être initial », la « nature originelle », donc sauvage, en opposition avec niki, ce qui a été raffiné par la culture ; la pensée rituelle shintõ ancienne a appliqué la dualité ara /niki à tous les objets cultuels, ainsi qu'à la catégorie temps-espace, y o {cf. n. 9). Particulièrement importante est la notion d'arayo « le temps et le monde originels précédant la fondation du territoire étatique », où toutes les entités, mono y sont des choses-dieux animées possédant une parole, etc. (cf. Nihonshoki-sanso : 276-277). Uaramitama a plusieurs fonctions. Il permet : (a) de réitérer les rites de fondation en retrouvant « une nature originelle » qu'il faut reciviliser (Mauclaire 1980b) ; (b) de transformer une puis- sance sauvage, mono, dieu-démon sans nom, en objet de culte défini possédant deux entités divines, l'une aramitana, l'autre nikimitama {Engishiki, 1 : 49) ; (c) d'opposer d'une manière contextuelle et relativiste deux aspects, l'un doux, l'autre déchaîné, de la divinité ; cette dernière fonction de l'opposition ara/niki est la mieux connue : ainsi Matsudaira (1943) et Ouwehand (1977) ont montré comment, lors de certains rituels, chaque entité divine contient en soi la dualité ara/ niki , l'entité ara restant cependant plus ara que son acolyte, le nikimitama.

Le concept $ aramitama tel qu'il est étudié dans cet article sous l'angle métaphorique du couple serpent/ féminité correspond au pouvoir dì aramitama de se révéler dans un corps qui est la forme originelle du dieu ; nous avons affaire à une entité dotée d'un double statut : celui de subordonné, tsukai, et celui d'essence correspondant au pouvoir de métamorphose, de réincarnation de la divi- nité {Kokonshingakuruihen, II : 67-81). Il n'y a, bien entendu, aucun rapport entre la notion de « corps réel », « corps originel », telle qu'elle est utilisée par l'ésotérisme shintõ, et la notion vul- gaire de shintai, objet symbolisant l'entité divine dans le sanctuaire. Le « corps réel » correspon- dant à l'apparition à' aramitama est un corps « vivant ». Encore faut-il préciser que l'idée que les kami possèdent un « corps authentique » est fondamentale aussi au niveau de la religion populaire proprement dite, l'ésotérisme n'ayant fait que la verbaliser et la rationaliser par le concept généra- lisé & aramitama, ou son homologue sino-japonais, kojin {cf. n. 3). Le concept d'aramitama est analysé en détail dans Mauclaire, à paraître.

3. Il s'agit de kõjin {cf. infra., p. 86). Il n'y a pas lieu de développer ici une argumentation philolo- gique pour montrer l'équivalence contextuelle des termes araburugami, aramitama-no-kami et le composé lu en sino-japonais köjin : toutefois, à titre d'indication, le spécialiste pourra consulter Shokunihongh Hõki, 3.8.6. ; Jingühen, II : 141 ; Köta 1976 : 294, et 1981 : 318. Il est intéressant de noter que le corps de révélation dy aramitama peut avoir aussi l'apparence d'un renard {Azuma- kagami, Bunji, 2.2 A).

4. Les exemples analysés plus loin correspondent à des cas précis du culte d'aramitama sous forme de corps primordial transcendant les dichotomies vie/mort et nature/culture. Pour le cas d'Izanami {cf. infra, pp. 72-73), voir EngishikijimmyochOchü-shaku : 539-541 ; pour le mythe d'Omono-

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nushi {cf. infra, pp. 75 et 85), voir ibid. : 60 et 80, Ryõnoshuge, I : 195 et Jingishiryõ fukõ, V : 447-448. Précisons que ces sources resteraient incompréhensibles sans le recours à des traditions orales recueillies sur le terrain dont nous ne livrons ici que des fragments, nous réservant de compléter leur présentation dans des travaux ultérieurs.

5. Souvent mais pas toujours. Uaramitama peut être produit par la technique rituelle elle-même {Nakatomiharaechûshaku : 22-23).

6. Les historiens japonais - et par ce terme nous n'entendons ici désigner que des spécialistes de l'his- toire et non pas de ces auteurs propagandistes d'ouvrages de nihonjinron, la « doctrine relative à la spécificité des Nippons », devenu un objet d'étude privilégié en Occident - ont considéré jusqu'à ces derniers temps que l'apparition de la communauté locale, mura, était la conséquence d'une évo- lution historique, chacun d'entre eux la voyant d'ailleurs de façon différente selon sa période de spécialisation respective. On remarque cependant depuis peu une tendance de leur part à reconsi- dérer la question du mura dans l'optique d'une plus longue durée. Exception faite des défriche- ments nouveaux de la période Tokugawa (1600-1867) ou de l'époque contemporaine, la plupart des frontières des mura (õaza) existant de nos jours ont été fixées par les daimyõ, seigneurs féodaux, au cours de la période située entre la deuxième partie du xvie et le tout début du xvne siècle ; cer- taines perpétuent les territoires des mura médiévaux, gõ ou sõ, d'autres constituent des parties d'anciens territoires. On peut énumérer plusieurs données structurales montrant que le mura est bel et bien une institution dont certaines caractéristiques sont dues à une « morphologie de base », celle que prend le royaume japonais dès ses origines : (a) le rôle de la maison (à distinguer de la notion de ie, famille, groupe domestique) comme personne morale ; (b) la conceptualisation de l'espace du mura comme microcosme de l'espace mythique de l'État, shinkoku, terre sacrée régie par les divi- nités, kami, ancêtres du territoire ; (c) l'identité morphologique des diverses unités territoriales composant une structure communautaire locale ; celles-ci peuvent constituer chacune un mura, s'associer ou s'en séparer tout en conservant la même morphologie de base ; (d) la fonction du mura comme personne morale qui s'auto-domine tout en rendant possible, par sa structure interne, la domination de l'État (Mauclaire 1986, 1989a). Il est essentiel de comprendre que la commu- nauté des représentations politico-religieuses entre la « grande » et la « petite » tradition dont il sera question dans cet article découle de cette interdépendance structurale entre le mura et l'État.

7. P. Bourdieu (1972 : 179-180) cite à ce propos E. Durkheim {L'Evolution pédagogique en France, Paris, Alean, 1938 : 16). Nous avons traité dans un autre article (Mauclaire 1989b) le phénomène de l'étiolement de la métaphore féminine associée au serpent dans le culte Uaramitama lors du rituel kõjin-kagura.

8. Cet élément est absent chez de Visser ; cf. Ouwehand 1977 : 346 ; Matsudaira 1977 : 63 ; Omori 1970 : 189-207 ; Mauclaire 1989b : 86, 103.

9. Yo ou yo-no-naka désigne dans ce contexte aussi bien la société que l'ordre cosmique qui l'entoure. Pour l'intégration de ce terme dans la conception générale du royaume japonais conçu comme le pays des dieux, cf. Mauclaire 1984 : 203.

10. Dainihonkokugojiten, 19 : 44. Notre traduction n'est pas absolument fidèle car, selon le texte ori- ginal de ce dictionnaire moderne, mushi dénoterait, outre les insectes et les larves, tous les animaux de petite taille, à l'exception de l'homme, des mammifères, des poissons et des mollusques, ce qui ne signifie plus rien et occulte complètement le fait que le serpent - qui peut être un animal « grand » - fait partie de mushi ; cette définition va à rencontre de la classification japonaise ancienne des animaux telle qu'elle apparaît, par exemple, dans le Wamyõruijushõ {cf. infra, p. 71). Il semble toutefois que l'association entre mushi et animaux de petite taille remonte à une glose d'un article du catalogue de l'encyclopédie Wakansansaizue (1712) où l'auteur, Terajima Ryõan, essaie de décrire la nature de la catégorie mushi à l'aide d'étymologies chinoises anciennes associées aux idéogrammes désignant cette même catégorie animale en Chine ; or, les exégèses chi- noises à propos de cette notion semblent particulièrement riches et contradictoires. Ainsi, selon un autre passage du catalogue, les mushi auraient la capacité de surgir spontanément de chacun des cinq éléments ; et pour ce qui est de l'eau, on le devine, nous retrouvons notre serpent-dragon {cf. infra, p. 71 : mizuchî). Autre élément important dans ce passage de Wakansansaizue : le rat, associé au feu violent {cf. Sõmokuroku : 49-50).

11. A l'exception des vers à soie ayant une fonction bénéfique malgré leur dualité qui, par certains aspects, fait penser au serpent (Caillet 1989).

12. C'est la seule source, à notre connaissance, où il est question de 2 600 suivants du roi dragon japo- nais. Il ne semble pas non plus que le crocodile diffère du serpent dans la représentation du corps originel ou du « corps de métamorphose » des dieux {cf. infra, p. 74). Ces derniers détails ne reflè- tent donc qu'imparfaitement la tradition indigène. Quant aux poissons à corps humain, ils sont objet de vénération dans les îles d'Okinawa.

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13. Que ikazuchi (ikadzuchi), tonnerre, soit une métaphore pouvant désigner le serpent comme appari- tion du « corps originel » d'un dieu irrité, est donné par le texte même du Nihonshoki (cf. « La légende de Õmononushi de Mimoro », vol. I : 472 ; voir aussi Shakunihongi : 172 et de Visser 1911 : 8-9). Pour une bibliographie des auteurs japonais qui ont adopté l'interprétation serpent- esprit, cf. Philippi 1967 : 63. Enfin, notons que selon les lectures anciennes du Nihonshoki (cf. Nihonshokikishi : 65) reprises par l'édition Taikei (p. 98), le terme ikazuchi ne figure pas partout : ainsi, yamatsuchi séjournant dans les mains d'Izanami et notsuchi dans les pieds de celle-ci dési- gnent, selon toute évidence, des esprits-serpents maîtres du sol (en opposition avec mizuchi, maître de l'eau), le terme nozuchi (nodzuchi) signifiant aussi vipère, considérée comme une « apparition » (cf. supra, p. 7 et, pour un tableau des correspondances entre serpent et substances telles que le feu et l'eau, p. 78).

14. Les dernières recherches japonaises sur la féminité et le chamanisme adoptent cependant un point de vue nouveau et, semble-t-il, plus nuancé ; cf. par exemple Kurotsuka 1979.

15. Selon Ouwehand (1964 : 39-41), il existe une carte datant de 1304 où le Japon apparaît entouré d'un serpent, considéré visiblement comme le maître du sol du pays, et dont le namazu, le silure, étudié par cet auteur, ne semble être qu'un « avatar », le tour se rapportant au thème du dragon ; cf. aussi Yengi de Chikubushima (Shugenshiryõsõsho, II : 260 et vol. 8).

16. Le rite consiste en un double mouvement : « éveiller », furu, les forces vitales, en agitant un vête- ment, et les « nouer », les « arrêter » grâce au tama-no-o représenté par la corde. La boîte conte- nant la corde nouée symbolise le tama ressuscité (le nikimitama) de l'ancêtre royal - la déesse du soleil Amaterasu - et tient lieu de gardien du souverain durant l'année à venir. On évoquera ici l'histoire bien connue d'Urashima Taro qui, de retour du pays du roi dragon, ouvre le mikushige, boîte à peigne, offert par sa femme ; il voit alors sa propre force de vie s'évaporer sous ses yeux, vieillit sur le champ et meurt. Le mikushige est donc le double « subtil » de la personne ; pour son rapport avec la matrice féminine où s'opère l'alchimie de la création, cf. infra, p. 80.

17. Pour le corps reptilien des déesses de la nourriture, cf. de Visser 191 1 : 25-27 ', et infra, p. 84 ; pour Kotoshironushi, le maître-de-la-parole-essence, cf. Abe 1983 : 211.

18. Cf. n. 15 et Chuseishintõron, Yuiitsushintõ-myõhõyõshu : 239-240 ; pour le rapport entre le chiffre 10 et Taiichi, le « grand un » des taoïstes, lu par un kokugakusha (érudit du mouvement de retour aux sources nationales) comme Suzuki Shigetane, Õmoto, le « grand origine », cf. Engishikinoritokõgii : 603.

19. Poèmes n° 2790, 2701, 2792, 3081. 20. Sur l'importance de l'attrait sexuel dans la sociologie générale des rapports matrimoniaux, cf. Mau-

claire 1984 et Beillevaire 1986. 21. Cf. Kojiki : 215 et Mauclaire 1989b : 90. Le peigne est un objet de vénération dans certains sanc-

tuaires où il est un substitut, soit pour le corps d'une femme chamane qui a apaisé le serpent grâce à son peigne, soit tout simplement pour la chevelure de cette dernière (Dainihonchimeijiten, II : 851 ; IV : 187, 258 ; V : 149). Pour le rôle de la chevelure dans un contexte rituel existant encore de nos jours, cf. infra, p. 87, et pour la boîte à peigne comme symbole du double subtil de la personne, cf. n. 16.

22. Il va de soi que mono, tel qu'il est employé ici, signifie aussi puissance, démon, esprit de mort, etc. Toutes ces notions sont contenues dans la signification globale de la « nature originelle », c'est-à- dire la « surnature » à laquelle nous avons déjà fait allusion lorsqu'il a été question d'aramitama et á'arayo (cf. n. 2). On notera ici encore l'analogie fondamentale entre la notion de tama, désignant la plénitude originelle de la nature, aramitama, et mono, la « chose en soi », non contaminée par la civilisation et inaccessible aux facultés perceptives habituelles ; en effet, c'est aussi en tant que maître du sanctuaire Oyamato ni masu ôkuni tama jinja « Sanctuaire consacré au tama du grand pays de Yamato », que le dieu Omononushi est vénéré (cf. supra, p. 75, et Shakunihongi : 246). Pour mono, « puissance » lorsqu'il s'agit des phénomènes de possession en général dans l'ethno- graphie vivante, cf. Komatsu 1982, et pour le chamanisme moderne, Berthon 1989. Pour un autre type d'analyse historique et philologique de cette notion, cf. Frank 1971, 1972.

23. Dans la vie quotidienne, le repiquage du riz est effectué par les femmes après un travail de prépara- tion des pousses, nae, exécuté par le ménage.

24. Ce culte, qualifié « d'ancestral » par les ethnologues (cf. notamment Iwasaki 1964 : 79-80), n a rien à voir avec celui des ancêtres domestiques senzõ ou hotoke. Dans l'esprit des gens, la mon- tagne représente non pas la mort mais un réservoir de vie éternelle, par opposition aux hotoke qui sont considérés comme morts (cf. supra, p. 66 : tama). Le rapport avec Hayama ne peut être compris que lors du rite annuel. Le reste du temps, en raison du caractère redoutable de Hayama, personne ne pénètre dans la montagne ni ne mentionne le nom de cette divinité. On ne peut pas non

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plus s'adresser personnellement à Hayama. En dépit donc du fait que Hayama est le nom d'une montagne où la nature sauvage aurait été domestiquée {cf. supra , p. 73 et Iwasaki 1964), l'endroit reste un lieu de « surnature » transcendant la dichotomie vie/mort.

25. Bien que la représentation de la femme comme figure de la yama-no-kami soit très répandue au Japon {cf. notamment Y an agita, IV, et l'important ouvrage de Hotta Yoshio, 1966), la montagne peut être divinisée aussi sous la forme d'un couple ou d'un dieu masculin assimilé à une figure d'adepte du bouddhisme ou de formes d'ascèse comme le shûgen.

26. Parmi la jeune génération, l'expression yama-no-kami, épouse, semble être devenue désuète et même franchement dépréciative pour la femme.

27. Elle possède d'autres appellations, comme Izanami ou Ame-no-uzume-no-mikoto, qui lui assurent une « place » officielle dans le panthéon de l'État.

28. Comparer avec VEngi de la montagne de Nikkõ, dans Jishaengi : 275-291. 29. Les cas les plus nets que nous avons relevés dans cette région sont les communautés cultuelles de

Ta. i et Miyashiro de Mihamachô, et celle de Jõganji de Mikatachõ. Mihamachõ et Mikatachõ sont situés dans le département de Fukui, canton de Mikata (Fukuiken, Mikatagun). L'identité de la divinité à laquelle est rendu ce culte ne correspond pas forcément au nom officiel qui lui est attribué par le sanctuaire.

30. Cf. notamment Pigeot 1982 : n. 30. 31. Ce qui permet en outre un jeu de mots entre oba (woba), tante, et uba, vieille. Dans certaines ver-

sions, il s'agirait de oba, grand-mère. 32. L'ensemble de la narration du Yamato-monogatari est destiné à servir d'arrière-plan à la chaîne

d'associations poétiques (utamakura) où la Ubasuteyama évoque la lune et la tristesse ; un poème (n° 878) similaire se trouve en effet déjà dans l'anthologie Kokinwakashü (905). Les mêmes stéréo- types apparaissent dans les autres anthologies, par exemple le Shinsenwakashü, également du début du xc siècle, le Goshuiwakashû (1086) et le Shingosenwakashû (1301).

33. Ce meurtre figure dans la version du Konjaku-monogatari (début ou fin du xiie siècle ; cf. L. 30, n° 10), ce qui explique les nombreux euphémismes du récit où, contrairement à la version du Yamato-monogatari, la vieille n'est plus la mère adoptive du héros, mais une simple dame demeu- rant avec le couple et jouant le rôle de shütome, belle-mère, vis-à-vis de la yome.

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ABSTRACT

Simone Mauclaire, Serpent and Womanhood, Metaphors of the Gods* Real Body. - Through an analysis of certain mythical and ritual complexes, light is shed on an essential aspect of the Japanese notion of god, kami. The notion of the « gods' real body » corres- ponds to the actuation of the primordial plenitude which, ordinarily invisible, contains a wild power specific to nature at its origins. The serpent/ womanhood pair has a special posi- tion among the fundamental metaphors translating this actuation. Associated with the mother-son couple, the serpent represents an « incestuous » communion with nature, the fundamental consubstantiality of nature and mankind. The serpent and womanhood are thus complementary in the representation of nature en soi. The latter, though it cannot be directly apprehended, can be conceptualized as a quantitatively limited energy that, while simultaneously recreating and consuming itself, is manifested as a cosmic constant in the eternal cycle of birth and death. The « gods' body » thus expresses the paradoxical unity of opposites.

ZUSAMMENFASSUNG

Simone Mauclaire, Schlangen und Weiblichkeit, Metaphern des wirklichen Körpers der Götter. - Dank der Analyse einiger mythisch-ritueller Komplexe arbeitet die Verfasserin einen wesentlichen Aspekt der japanischen Gottesvorstellung, kami, heraus. Die Vorstellung eines « wirklichen Körpers der Götter » entspricht der Vergegenwärtigung der gewöhnlich unsichtbaren Ur-Fülle, die eine der ursprünglichen Natur eigene wilde Macht in sich birgt. Unter den Grundmetaphern, welche diese Vergegenwärtigung übersetzen, nimmt das Paar Schlange/ Weiblichkeit einen besonderen Platz ein. Die mit dem Mutter/Sohn-Paar asso- ziierte Schlange stellt eine « inzestuöse » Verbindung mit der Natur, eine grundlegende Kon- substanzialität zwischen dieser und dem Menschen dar. Schlange und Weiblichkeit ergänzen sich auf diese Weise in der Vorstellung einer an sich unfaßbaren Natur, die jedoch dadurch, daß sie sich im Selbstverbrauch neu schöpft und als eine kosmische Invariante des ewigen Kreises aus Geburt und Tod kundgibt, als eine quantitativ begrenzte Energie gedacht werden kann. Der « Körper der Götter » drückt so die paradoxe Einheit der Gegensätze aus.

RESUMEN

Simone Mauclaire, Serpientes y feminidad, metáforas del cuerpo real de los dioses. - La autora expone un aspecto esencial de la noción japonesa de dios, kami, gracias al análisis de ciertos complejos mitico-rituales. La noción de « cuerpo real de los dioses » corresponde a la actualización de la plenitud primordial, ordinariamente invisible, que recela de un poder salvaje propio a la naturaleza original. Entre las metáforas fundamentales que traducen esta actualización, la pareja serpiente/feminidad ocupa un lugar privilegiado. Aso- ciada a la pareja madre/hijo, la serpiente representa una comunión « incestuosa » con la naturaleza, una consubstancialidad fundamental entre elle y el hombre. La serpiente y la feminidad se completan de esta forma en la representación de una naturaleza en si misma imperceptible aunque susceptible de ser conceptualizada como una energia cuantitativa- mente limitada, que se recrea autoconsumiendose, manifestándose como una invariante cós- mica del ciclo eterno de nacimientos y muertes. El « cuerpo de los dioses » expresa de este modo la unidad paradójica de los contrarios.