Salah NATIJ , Le jeu comme tentative de reconstruction de soi : l’exemple de l’Enfant de Sable et la Nuit sacrée de Tahar Benjelloun

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    Le jeu comme tentative de reconstruction de soi : lexemple delEnfant de

    Sable et laNuit sacre de Tahar Benjelloun.

    Salah Natij

    Lyce Dumont dUrville

    Les lecteurs de lEnfant de sableet laNuit sacrede Tahar Ben Jelloun nepeuvent manquer de constater la multiplication, dans ces deux rcits, des passages

    narratifs caractre ludique travers lesquels le personnage principal Zahra/Ahmed tente de construire et/ou de reconstruire son identit en empruntant la voie

    du jeu comme mode daction. Dans le prsent travail, nous essayons de rpondre la question de savoir si ladoption et la mise en uvre de ce procd narratif

    fond sur le jeu, les masques et le simulacre est de nature aider le personnage

    principal se construire une identit et une image de soi sufsamment claires,ou sil sagit, au contraire, dun procd esthtique qui na fait quapprofondirdavantage la dissonance et la confusion identitaires dont souffrait le personnage

    principal ds le dbut du rcit.Pour cadrer la problmatique, examinons la phrase suivante de lEnfant

    de sableet essayons den comprendre la fois le rgime logique et la syntaxenarrative : lenfant natre sera un mle mme si cest une lle ! (21). A propos

    du contenu de cette phrase, le narrateur avait raison de dire quil sagit dune ide...simple, difcile raliser, maintenir dans toute sa force (21). En

    effet, travers lintention formule dans cette phrase, ltat de chose lenfant natre sera un mle se pose comme tant lunique modalit sous laquelle le

    monde devra soffrir et se produire. Cest dire que nous assistons une sorte derduction maximale, sinon une limination, des contingences du monde. Aussi

    pouvons-nous observer que llment mme si fonctionne comme un dlanc par la partie principale de la phrase sa consquence, rompant de la sorte

    le pacte quil y a entre lhomme et le monde rel, pacte qui dnit ce dernier

    comme un horizon de vie dans lequel nous devons nous attendre au succs de

    nos entreprises aussi bien qu leur chec, la pleine satisfaction de nos dsirs

    comme leur dception.Dans ses tentatives de construire sa vie, de se doter dun environnement

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    favorable la ralisation de ses projets prsents et futurs, ltre humain doit,

    en effet, toujours compter avec les rsistances et les contraintes de la ralit dumonde. Chaque fois quil a effectuer une action quelconque, ne serait-ce, par

    exemple, quouvrir une porte, il doit mobiliser une srie de gestes bien ordonnsdans le temps et dans lespace : saisir une cl, lintroduire dans la serrure, la faire

    tourner, etc. Louverture de la porte est donc envisage et pour ainsi dire traduitedans le contenu de lintention non pas comme un acte simple, mais comme un

    rseau de gestes et de postures interdpendants1. Il en est ainsi de toutes lesrgions du monde sur lesquelles lhomme formule le projet dagir. Ce projet se

    prsente le plus souvent sur le mode dune carte sur laquelle sont dnis tout la fois les objectifs atteindre, les voies daccs, les difcults probables et les

    moyens mettre en uvre. Cest ce que Sartre appelle lintuition pragmatiste dudterminisme du monde (42). Il sagit dune intuition qui, partant dun ensemble

    de dsirs et de volitions raliser, se projette dans un horizon de possibles o lesdifcults et les ncessits du rel sont prises en compte et anticipes.Anticipation veut dire ici que les dsirs et les souhaits formuls au dpart sont ajusts auxcontraintes du monde, en fonction des moyens mobilisables et utilisables.

    Or, il arrive parfois quau lieu de procder par ajustement des dsirsaux ncessits du monde rel, lhomme se voit amen vouloir court-circuiter

    en quelque sorte ces ncessits et invalider leur dterminisme, posant ainsi les

    contenus de ses dsirs comme formant un univers auquel la ralit du monde

    devra dune manire ou dune autre sajuster et obir. Cette forme dinteraction

    avec le monde, qui consiste en un ajustement de la ralit aux dsirs et la volont,peut elle-mme se raliser selon deux modalits : soit par une ngation pure etsimple du monde rel, soit par la scrtion dune croyance afrmant que le monde

    est autre que ce quil est. Dans ce dernier cas, il sagit de substituer au monde relambiant, avec ses exigences et ses contraintes, un univers totalement fait limage

    des fantasmes et des dsirs de celui qui linvente2.

    Fuir la ralit du monde, en lignorant purement et simplement ou

    en y substituant une autre, fantasmatique, est une attitude qui, dans lordre dela vie relle, ne peut tre soutenue sans en payer le prix social : celui qui fait

    semblant dignorer la ralit du monde verra en effet tt ou tard sa conduitesanctionne comme tant un cas pathologique, ce qui le condamne une vie

    sociale marginale.Il existe cependant un univers de sens o ce type de conduite peut tre

    soutenu et mme lev au rang dun paradigme actionnel gnralis, sans quecela ne soit suivi ni de condamnation ni de marginalisation : cest lunivers de la

    ction. En effet, dans les modles de ralit construits sur le mode ctionnel,le monde quun personnage quelconque nie ou ignore est justement un monde

    fait pour lui sur mesure an quil puisse ainsi le nier ou lignorer. Tout est, pour

    ainsi dire, prvu et programm dans lconomie du texte de telle sorte que le prix payer par le personnage pour sa conduite est immdiatement converti en gain

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    smiotico-artistique. Cest le texte qui gnre la fois les dsirs des diffrents

    personnages et le monde dans lequel ces dsirs seront satisfaits ou rprims. Ladiffrence fondamentale existant entre le monde rel et lunivers de la ction

    rside donc dans la manire dont linteraction entre les formes du vouloir despersonnes-personnages et la logique du monde se trouve rgule : tandis que

    dans la ralit la logique du fonctionnement du monde est presque totalementindiffrente lgard des dsirs et des formes desprance des personnes, dans

    la ction, par contre, dsirs des personnages et logique du monde constituentensemble lexpression de la volont du texte.

    Considrons une autre fois la phrase que nous avons cite, savoir lenfant natre sera un mle mme si cest une lle . Cette phrase nexprime

    aucun vnement. Mais elle pose dj le principe gnrateur de toute la structurevnementielle du rcit. Ce principe, comme on peut le voir dans lorientation

    fanatiquement intentionnelle imprime la phrase, nest pas de lordre de lactionmais de celui de la volont, cest--dire quelle ne contient pas quelque chose

    prcis de fait ou en train dtre fait, mais elle dcide, a priori, du sens quaurala chane vnementielle venir. Il sagit en quelque sorte dune anticipation

    programmatique, formatrice dun monde. Et ce qui nous intressera davantagedans cette anticipation, cest la manire dont elle exercera sa puissance sur

    lagencement des diffrentes couches du texte, cest--dire le mode sur lequel ellesera prise en charge et concrtise par ce dernier. A ce propos constatons dj que

    la volont du pre a dsormais la double tche de se constituer elle-mme dans

    son contenu comme un projet dactes ralisables dune part, et de crer, dautrepart, un monde o elle pourra sexcuter sous forme dexpriences vcues et

    constituer lhistoire dune vie.

    Nous avons afrm, plus haut, que la dcision du pre procde de lavolont de raliser le contenu des dsirs par le biais dune rduction maximale

    des contingences inhrentes au rel. En ralit, compte tenu du mode sur lequella volont projette de concrtiser son contenu, savoir le jeu quimpliquent la

    mise en scne, le faire semblant et le simulacre, ce ne sont pas les contingencesdu monde qui seront rduites ou annules, mais linverse, cest--dire que cest la

    gamme des choix des formes sous lesquelles ces contingences seront en quelquesorte djoues et des qui se trouvera considrablement tendue. Sur le plan

    du texte, cela veut dire que le contenu de la volont du pre contient dj en lui-mme, ds sa formulation, les germes dun monde de ction o le jeu va remplir

    la fonction dune matrice de situations daction.

    Avant de poursuivre lanalyse de la place du jeu dans les textes de Ben

    Jelloun, nous voudrions nous arrter un moment sur le concept dejeului-mmean de prciser le statut thorique que nous lui accordons dans cette tude.

    Les tentatives de dnition de ce concept sont trs nombreuses, et vouloir les

    voquer toutes ici nous conduirait perdre de vue notre objet dtudes. Aussi,contenterons-nous den citer seulement trois, celles de Huizinga, de Benveniste

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    et de Caillois. Sous langle de la forme, crit Huizinga, on peut donc, en bref,

    dnir le jeu comme une action libre, sentie comme ctive et situe en dehorsde la vie courante, capable nanmoins dabsorber totalement le joueur ; une action

    dnue de tout intrt matriel et de toute utilit... (34-35). Roger Caillois, de sonct, dnit le jeu comme une activit:

    1. libre: laquelle le joueur ne saurait tre oblig sans que le jeu perdeaussitt sa nature de divertissement attirant et joyeux ;2. spare: circonscrite dans des limites despace et de temps prciseset xes davance ;3. incertaine : dont le droulement ne saurait tre dtermin ni le

    rsultat acquis pralablement, une certaine latitude dans la ncessitdinventer tant obligatoirement laisse linitiative du joueur ;

    4. improductive : ne crant ni bien, ni richesse, ni lment nouveaudaucune sorte. (42-43)

    Pour Benveniste, ce qui caractrise le jeu est

    le fait quil est une activit qui se droule dans le monde, mais en ignorantles conditions du rel , puisquil en fait dlibrment abstraction ; lefait quil ne sert rien et se prsente comme un ensemble de formesdont lintentionnalit ne peut tre oriente vers lutile et qui trouvent

    leur n dans leur propre accomplissement. (161)

    Ce quil y a de commun dans ces trois dnitions, cest, dune part, la

    tendance considrer le jeu comme constituant une sphre dactivits possibles,possdant ses lois propres et fonctionnant dans une indpendance quasi complte

    par rapport la ralit ; dautre part, ces dnitions contiennent toutes les troislide selon laquelle le jeu reprsente une classe dactes caractriss essentiellement

    par leur manque dutilit ou, comme le dit Caillois, par leur improductivit .Lide de la non-productivit du jeu est la consquence logique de la conception

    qui fait de lespace ludique un domaine autonome, ferm sur lui-mme et en

    rupture avec la ralit. A y voir de plus prs, on saperoit que cette conception,posant le jeu comme un univers spar, est elle-mme le couronnement ncessairedu fait que les rexions des trois auteurs cits envisagent le jeu uniquement

    sous laspect de quelque chose quon joue et/ou auquel on joue, cest--dire enle rduisant aux objets que nous manipulons travers la srie dactes et de gestes

    que nous accomplissons dans un but ludique. Le jeu constituerait ainsi un mondeautonome sur la base la fois des lois y rgulant la syntaxe des gestes excuts

    et des normes spciques qui y rgissent linteraction entre les partenaires dujeu. Cela conduit du mme coup considrer le vritable tre du jeu, sa nalit

    premire, comme tant le fait quil est centr sur sa propre constitution commemonde. Or, nous pensons, quant nous, que nous aurions beaucoup gagner

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    si, dans la perspective dune application de nos analyses au domaine littraire,

    nous rompions avec cette vision monoplanaire, en dnissant le jeu non pascomme un monde qui a pour raison dtre sa propre constitution, mais surtout

    comme un mode dintervention dans le monde. Intervenir dans le monde, traversle jeu, cela veut dire aussi bien crer de nouvelles formes dexpriences dans le

    monde que formuler des rinterprtations des expriences dj existantes. Ainsi,le jeu sera conu la fois comme un support dexpriences possibles et comme

    un mdium de communication. Cependant, lorsquil est mis en uvre commemodlisant esthtique dans et par un texte littraire, le jeu ne saurait tre un canal

    dintervention dans le monde, dans le sens que nous venons de prciser, quedans la mesure o il y serait aid par la conguration esthtique gnrale du texte

    en question. Cela veut dire tout simplement que son potentiel de crativit estdirectement dpendant de la stratgie esthtique du texte littraire qui lintgre

    son organisation stylistique. Cest cette hypothse que nous tenterons dlaborer

    et dtayer au cours de lanalyse qui suit.

    Pour ce faire, revenons maintenant aux textes de lEnfant de sableet dela Nuit sacrepour y distinguer trois niveaux o le jeu marque chaque fois son

    omniprsence : Le premier niveau est celui de la structure mta-textuelle. A ceniveau, le jeu ne se dploie pas comme support des actions que les personnages

    projettent dans leur milieu, mais plutt comme gnrateur dun ensembledoccasions travers lesquelles, dune part, le texte vient se concevoir lui-mme

    sous la forme dune entit formelle ayant le jeu pour principe de causalit, et, dautre

    part, ces mmes occasions permettent au personnage central, Zahra/Ahmed,dacqurir les actions de base dinteraction avec le monde, et de les acqurir, cequi est encore plus signicatif, sous la formes de procds formels forgs partir

    du modle ludique. Le deuxime niveau est celui o se constituent le cadre etlensemble des conditions dans lesquels le personnage Zahra/Ahmed va subir la

    loi de la volont du pre. Cest ce niveau que rside aussi ce que nous appelleronslunit ludique initiale ou originaire. Nous considrons celle-ci comme tant dj

    subsume dans la proposition narrative inaugurale, savoir Lenfant natre seraun mle mme si cest une lle . Nous verrons plus loin comment ce segment

    narratif-noyau anticipe sur llment ludique la fois comme motif de gnrationdu rcit et comme procd de dramatisation. Le troisime et le dernier niveau

    o nous pourrons encore rencontrer le jeu est celui de la production pour et parle personnage principal de contextes daction et dexpriences, au cours de son

    errance dans la Nuit sacre. En somme, il faudra, ce niveau, montrer comment,dans sa qute de son identit violente et brouille, ainsi que dans ses tentatives

    de fonder des rapports avec son entourage, le personnage Zahra/Ahmed seraconstamment amen, comme par mimtisme du modle de lacte originaire subi,

    faire appel la mdiation du jeu. Cela conduira poser la question de savoir si

    llment jeu , tel quil est mis en oeuvre dans lEnfant de sableet laNuit sacre,constitue ou non un procd smiotiquement et artistiquement productif3.

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    I

    Nous devons demble prciser que notre objectif dans cette premire

    tape danalyse est de fonder lhypothse selon laquelle llment jeu estomniprsent dans les textes de lEnfant de sableet de laNuit sacrenon seulementsur le mode dun procd ou dun paradigme actionnel, mais surtout et avant touten tant quil participe de la composition de limage, pour ainsi dire intime, que le

    texte a de lui-mme. Et tant donn que cest travers cette image que le texteagit pour faonner et forger le monde quil offre la lecture, cela quivaudra

    dire que llment jeu est prsent jusque dans la manire dont les personnagesacquirent leur comptence daction.

    Commenons, pour constater ce phnomne, par examiner le passagesuivant, dans lequel le personnage Ahmed/Zahra nous fait un compte rendu du

    type de jeu auquel il se livrait dans le hammam :

    Je voyais des mots monter lentement et cogner contre le plafondhumide. L, comme des poignes de nuages, ils fondaient au

    contact de la pierre et retombaient en gouttelettes sur monvisage. Je mamusais ainsi ; je me laissais couvrir de mots qui

    ruisselaient sur mon corps mais passaient toujours par-dessusma culotte, ce qui fait que mon bas-ventre tait pargn par ces

    paroles changes en eau. (33-34)4

    Il y a, dans ce passage, une association, dans le mme jeu, de leau etdes mots. Or, ce qui caractrise ces deux substrats, et surtout les mots5, cest

    leur nature dentits abstraites. On dirait que leur choix comme objets de jeu futdict par le fait quils reprsentent justement des lments abstraits, en ce sens

    quils peuvent tre des supports dexprience permettant de pratiquer le jeu nonpas en tant que ralis dans telle ou telle activit ludique concrte dtermine,

    spci, particulire, mais sous sa forme la plus gnrale. En effet, la diffrencedautres types dobjets, comme les cartes ou le ballon, par exemple, qui sont

    fondamentalement des milieux interceptifs du jeu, en ce sens quils arrtentllan de son mouvement en le xant dans leurs sphres de signication, en lui

    imprimant un peu de leurs esprit spcique, de telle manire que la comptenceainsi acquise par le sujet jouant se trouve limite dans son noyau daction aux

    objets en question, les entits auxquelles nous avons affaire ici, en loccurrenceleau et les mots, sont dotes dun degr de formalisme et dabstraction tel que leur

    manipulation les dpasse facilement vers lacquisition dune comptence de jeude valeur quasi matricielle. Et puisquil sagit de mots, ceux-ci ne peuvent capter

    le jeu et le marquer par leur smantisme particulier que dans la mesure o ils

    auraient la possibilit de sarracher leur condition dobjets absolus pour devenirsigniants en eux-mmes et pour eux-mmes, cest--dire avoir des rfrents en

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    dehors de lunivers clos du jeu. Or, il nen est rien. Car, comme nous pouvons le

    voir, le jeu consiste justement ici en un mouvement qui neutralise le smantismedes mots, en les maintenant dans un tat de pures facticits inertes. Autrement dit,

    le jeu avec les mots constitue ici un exercice qui ne vise ni lappropriation de cesmots particuliers, ni la matrise de la grammaire de la langue dont ils sont issus,

    mais faire du jeu un contexte dauto-socialisation du personnage, contexte ocest le mouvement du jeu lui-mme qui sera intrioris et intgr sous la forme

    de schmes cognitifs et de modles daction.Considrons cet autre passage o il sagit encore de mots :

    Jallais la mosque. Jaimais bien me retrouver dans cette immensemaison o seuls les hommes taient admis. Je priais tout le temps, metrompant souvent. Je me mamusais. La lecture du Coran me donnait le

    vertige. Je faussais compagnie la collectivit et psalmodiais nimportequoi. Je trouvais un grand plaisir djouer cette ferveur. Je maltraitais

    le texte sacr. (37-38)

    Soulignons tout de suite le risque quil y a ici de croire que nous sommes

    devant un contexte dexprience o le jeu nest plus vis en tant quil est son propreobjet, mais quil tend produire un excdent de sens, une charge smiotique

    intgrable comme telle dans la structure de signication du rcit. Ce risque rsidepour une grande part dans le fait que lattitude du personnage lgard de la lecture

    collective du Coran est mise en vidence comme une conduite volontairementdsacralisante, ce qui pourrait du mme coup amener linterprter comme lesigne dune volont de rbellion et de rvolte contre la tradition. Comme nous

    allons le montrer plus loin, il ne pourrait aucunement en tre ainsi. Nous verronsen effet comment ce clin dil textuel est mettre non sur le compte dune

    quelconque position idologique du rcit, mais tout simplement sur celui de ceque nous appellerons la structure des manuvres de mise en disponibilit et de

    convocation dune attente spcique du lecteur. Nous y reviendrons.Attirons pour le moment lattention sur un lment trs important pour

    notre propos: tout comme dans le prcdent jeu avec les mots, o lehammam, lieude nudit et duniformit des corps, offrait au personnage un cadre privilgi lui

    permettant de soublier en jouant avec les mots qui lui parvenaient dun centreimpersonnel et anonyme, dans le passage que nous venons de citer, le jeu a lieu

    dans un contexte danonymat. La voix du personnage se trouve par consquent la fois enveloppe et absoute dans la multitude des voix, de telle sorte que ce

    qui lui sert de camouage, pour se singulariser par son attitude joueuse, savoirle mlange des voix, est en mme temps pour elle cause de dissolution et de

    neutralisation6. Mais ce qui est intressant pour notre point de vue, cest la lecturecollective, en ce sens quelle est la fois un support dexprience en gnral et un

    terrain de jeu pour le personnage en particulier. Et il est important ici de rappelerque la lecture collective du Coran, que ce soit la mosque ou dans les coles

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    coraniques, na pour nalit didactique ni de faciliter lacquisition dun quelconque

    contenu de connaissance, ni doffrir un moyen de comprhension du message. Ilsagit en fait dune situation langagire pure qui a beaucoup de similitude avec ce

    que Malinowski appelle une communion phatique (87).

    7

    Cela veut dire quenous avons affaire un contexte o, une fois encore, les mots, qui sont lobjet

    du jeu, sont dpourvus de toute leur force smantique, et o cest le jeu lui-mmequi se trouve tre la nalit premire du contexte. Nous avons dj dit que ce

    phnomne textuel est de nature confrer au personnage une comptencesmiotico-pragmatique dont le noyau est de substance ludique. Mais nous navons

    pas encore sufsamment lucid ce phnomne quant son statut par rapport la formation de limage que le texte de lEnfant de sableet de laNuit sacrea de lui-mme. Nous pensons que la prsence du jeu est plus profonde que nous pouvonsle supposer tout dabord. En effet, la structure ludique ne constitue pas seulement

    un des matriaux que le rcit utilise pour forger et faonner son univers, mais elletait dj partie prenante, comme facteur dcisif, ds que le texte sest mis se

    dnir comme texte. Pour comprendre le sens de cette proposition, nous devonsavant tout nous rappeler que nous sommes en prsence dun texte littraire

    dont le but est doffrir la lecture un modle de ralit ctionnel. Il sensuitque lorsque nous parlons du jeu en termes de contextes dauto-socialisation et

    dapprentissage pour le personnage, cest en fait le texte lui-mme que nousdsignons ainsi comme lieu de cette opration. En effet, sur le plan du texte,

    dont la structure de fonctionnement constitue un arsenal de production du sens,

    les units narratives que nous avons cites ne sont pas destines la gnrationdvnements substantiels, intgrables comme tels la chane du dveloppementdu rcit, mais elles sont plutt disposes l uniquement an qu travers elles le

    texte puisse exercer un travail dautorexion, un peu comme pour se rappeler lui-mme la logique qui y rgit la production dvnements racontables. Mais ce

    quil faut souligner aussi, cest que cette autorexion a le jeu pour paradigme,cest--dire pour modle organisateur.

    Nous venons ainsi du mme coup comprendre pourquoi, dans lEnfantde sable, le texte amne son personnage faire laveu suivant : En vrit, je ne suis

    pas srieux. Jaime jouer mme si je dois faire du mal (57-58). Lutilisation par lepersonnage du verbe aimer apparat trs signicative. Elle vise prsenter la

    tendance au jeu comme une forme de vie qui porte dj en elle-mme sa proprejustication et sa propre rationalit intrinsque. Car en utilisant le mot aimer

    dans son nonc, le personnage pose son rapport au jeu comme relevant dudomaine de la subjectivit, ce qui signie quil reprsente quelque chose qui nest

    comptable ni de justication ni dexplication auprs dautrui. Et on pourraitmme dire que aimer le jeu nest pas un acte qui appartient au personnage :

    cela constitue, au contraire, une propension intrieure qui lenveloppe et lentrane.

    Il sagit, autrement dit, non pas de quelque chose que le personnage fait, mais dequelque chose qui lui arrive.

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    Dun autre ct, nous ne devons pas laisser passer inaperue ici lanalogie

    de structure existant entre lnonc que nous venons danalyser et celui dans lequel

    le pre avait exprim sa volont. En effet, dans la phrase Jaime jouer mme

    si dois faire du mal , nous retrouvons non seulement la mme constructionsyntaxique que dans cette autre Lenfant natre sera un mle mme si cest

    une lle , mais aussi et surtout la mme structure logico-smantique : dansles deux phrases, le sens surgit partir dun dcoupage du monde en deux ralits

    ( jouer vs. faire mal ; sera un mle vs. une lle ), dont lune afrme et imposeson existence en violentant lautre. Il y a cependant entre les deux phrases une

    diffrence qui mrite dtre signale. Cette diffrence a trait la forme de priseen charge nonciative : tandis que dans la phrase prononce par le pre le monde

    est pos comme quelque chose de distant, auquel la volont du sujet dcideurimpose une ligne de conduite et une forme, dans la phrase du personnage, par

    contre, cest celui-ci lui-mme qui dcrit le mode fondamental de son tre. Or,si lon replace maintenant ces deux phrases dans lespace unitaire du texte, en

    tenant compte de lordre de leur succession, on saperoit quil y a entre elles unerelation de continuit et de prolongement. Dans la phrase du pre, nous lavons

    dit, la volont impose au monde une forme et un mode de comportement et, cefaisant, elle anticipe sur le jeu comme instrument de ralisation. Dans lnonc

    du personnage principal, quant lui, le jeu est prsent comme un mdium devie dj en action. Ainsi la seconde phrase nous parat noncer une ralit qui

    actualise et en quelque sorte concrtise les modalits du monde intentionnes par

    et dans la premire.Tout se passe donc comme si, pour ancrer en lui le jeu sous la forme

    dun paradigme dominant, sinon unique, le texte promeut la volont du pre

    du rang dune intention celui dune ralit ayant ses ramications dans tout lercit. Remarquons surtout que cest par lintermdiaire du personnage que cette

    opration dancrage sest effectue. Linstrumentalisation du personnage principalde la sorte a du mme coup dtermin son destin, cest--dire les fonctions quil

    sera appel remplir, nous le verrons, dans La Nuit sacrenotamment, en tant queconguration smiotique8 dune part, et comme acteur susceptible de provoquer

    des vnements dans le monde du rcit, dautre part. Or, comment, textuellementparlant, le monde intentionn par lnonc vhiculant la volont du pre est-il pris

    en charge par le texte, cest--dire, en n de compte, sur quel mode le jeu est-il misen uvre dans la structuration du texte en vnements racontables ? Telle est la

    question laquelle nous nous proposons maintenant de rpondre.II

    Signalons pour commencer un autre passage qui, en un autre lieu du texte,

    exprime le contenu de la volont du pre, avec les mmes lments, et toujours

    avec le mme degr de dtermination : Lenfant que tu mettras au monde seraun mle, il sappellera Ahmed mme si cest une lle ! (23). Nous sommes tents

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    dafrmer que ce nest pas le pre dcideur qui continue et achve son discours

    ainsi Jai tout arrang, jai tout prvu , mais le texte du rcit lui- mmequi, de la sorte, dvoile le statut quil accorde lnonc exprimant la volont du

    pre. Car, en y regardant de prs, rptons-le, cet nonc ne contient en lui-mmeaucun vnement ; cest une intention qui se pose ds le dpart comme cause

    premire de tous les vnements venir. Cela nous permet de prciser que lecontenu de la volont donne naissance au condens dun monde, et que cest ce

    condens que le texte se propose son tour de donner une forme racontable. Or,rendre ce monde racontable, cela veut dire, dune part, transformer le condens

    en un rseau dvnements, et, dautre part, confrer une certaine vraisemblance,une logique, chacun des moments denchanement de ces vnements dans le

    rseau. Ainsi, si lon considre lunit intentionnelle (Il) sera un mle , pour voircomment le texte va lui donner le statut dune ralit racontable, on remarquera

    tout dabord quelle prendra la forme suivante : Cest un mle .Cependant, le texte ne pourra pas se contenter de cette unit narrative sil

    veut construire un rcit. En outre, tre un mle dans le monde, cela entraneen mme temps et ncessairement avoir des rapports avec les autres, entreprendre

    des actions, bref, mener tout simplement une vie et avoir une biographie. Cestainsi que nous constatons que la premire chose laquelle le texte procde pour

    faire voluer son personnage en mle est la circoncision :

    Figurez-vous quil a prsent au coiffeur-circonciseur son ls, les

    jambes cartes, et que quelque chose a t effectivement coup, quele sang a coul, claboussant les cuisses de lenfant et le visage ducoiffeur. Lenfant a mme pleur et il fut combl de cadeaux rapportspar toute la famille. (32)

    Ainsi la volont du pre est-elle prise au pige de son lan initial : pourque lenfant puisse revtir la ralit mle , cest--dire an que le simulacre

    soit complet et russi, il faut effectivement excuter le rituel de la circoncision.Et comme ce rituel lui-mme doit assurer chaque moment, et dune manire

    continue, la vraisemblance de lenchanement et de larticulation des diffrentsgestes qui le composent, le jeu que cette opration suppose devient la fois une

    lutte pour la vraisemblance, une prtention la performance illusionniste et uneconscience du risque dchec de la totalit de lentreprise. Ainsi le jeu, au cas

    chant, ne reprsente-t-il plus ce mouvement que presque toutes les thoriesdnissent et dcrivent comme tant libre et spontan 9, il sest transform

    ici en quelque chose dextrmement grave, sinon dramatique : dune part, parceque sa ralisation est accompagne de la prise de conscience des obstacles

    viter, et, dautre part, parce que, ce faisant, il ncessite et entrane dans sonaccomplissement le dploiement dun certain effort (passant par ma mise en

    scne dune violence).

    Mais cest surtout sur le plan du fonctionnement du texte que les

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    consquences de cette situation sont signicatives. En effet, on peut dire que

    ce jeu de masques est devenu tout la fois grave et dramatique parce que desa russite dpend non seulement lhonneur dun homme mais aussi lavenir du

    rcit tout entier. Comme nous lavons constat dans le passage cit, le texte ne secontente pas dannoncer le rituel de la circoncision, il lui a fallu aussi, comme par

    obligation dexhaustivit lgard du lecteur, prsenter ce rituel dans le dtail desgestes quil comporte. A notre avis, ce souci dexhaustivit ne concide pas dans le

    texte avec un simple dsir de ralisme, il est issu du fait quil sagit dun contextede jeu et de simulation que seule une prsentation descriptive dtaille permet de

    montrer sils sont russis ou non. Cest ce que nous pouvons appeler lexigence

    de la double vraisemblance : dune part, une vraisemblance externe la narration,

    procdant du souci de dcrire la squence ludique dune manire exhaustive, dela mettre en vidence comme une opration visant la performance simulatrice.

    Cest dans ce sens que nous devons comprendre lindication minutieuse par letexte de toutes les incidences de la simulation : quelque chose a t coup, le sang

    a coul, le sang a clabouss le visage du coiffeur, lenfant a pleur, lenfant a reudes cadeaux. Tous ces lments devaient tre signals parce quils sont solidaires

    du mme fait racont. Vraisemblance interne, dautre part, lie, quant elle, lexigence de montrer larticulation des ces incidences dans un systme qui se

    tient, cest--dire formant un jeu de simulation russie. Le secret de cette russitene tient qu une seule petite chose que le texte se presse de dvoiler au lecteur

    : Rares furent ceux qui remarqurent que le pre avait un pansement autour de

    lindex de la main droite. Il le cachait bien. Et personne ne pensa une seconde quele sang vers tait celui du doigt ! (32).

    A quoi sert ce dtail ajout par le texte ? A qui est-il destin ? Il est

    intressant de noter que ce petit dtail travaille en faveur des deux types devraisemblances, interne et externe, la fois : dune part, le texte dvoile le secret

    de la simulation parce que, par souci dexhaustivit lgard du lecteur, il se devaitde le faire, et, dautre part, il fait savoir du mme coup que lopration du doigt

    coup a bien march . Or, la double question laquelle nous devons rpondreserait celle-ci : qui le texte fait-il savoir ? Et auprs de qui ou au regard de

    quoi lillusion du doigt coup a-t-elle bien fonctionn ? Nous avons accs unepartie de la rponse cette question, savoir que cest auprs de lassistance du

    rituel de la circoncision que le doigt coup a fait illusion. Ce qui veut dire que lavraisemblance interne est fonction de ce que nous pouvons appeler la communaut

    de lunivers du rcit. Il nous reste cependant dterminer qui le texte tentedapprendre que cela avait bien russi. A cet gard, il serait plus juste de dire que

    le texte napprend ici rien et personne, cest--dire quil ne dit en ralit rien.Autrement dit, en signalant que personne dans lassistance ne sest rendu compte

    du doigt coup, la vise du texte nest pas de donner une information, mais de

    faire quelque chose, et, plus exactement, de raliser ce dont il parle en en parlant.Ce faire savoir nest donc pas de lordre de la communication avec le lecteur,

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    Etudes Francophones152

    mais de celui de lconomie du fonctionnement du texte lui-mme. Cest comme

    pour lenregistrer dans sa structure, en tant que fait quil a port ralisation,que le texte mentionne la russite du simulacre du doigt coup. Il faut dire que

    cette orientation textuelle lgard du maintien de la vraisemblance interne au jeunentre pas dans le domaine de ce que le texte peut dire ou ne pas dire, cest--

    dire quelle nest pas pour lui un objet de choix, mais elle constitue, au contraire,une obligation incontournable, car il y va de son devenir et de son avenir comme

    texte : pour que le rcit puisse continuer se produire, il faut quil y ait toujours lapossibilit de crer des faits racontables. Et comme ces faits ont pour support des

    contextes de jeu, il faut par consquent que la vraisemblance de ces derniers soitpartout renforce et maintenue. Car si, un moment donn du droulement du

    jeu, la vraisemblance est atteinte de dfaillance, le simulateur sera par consquentdmasqu, ce qui entranera, sur le plan du rcit, linterruption de la production

    dvnements racontables. Ainsi on voit stablir un rapport dinterdpendanceet de complicit entre le texte et la structure du jeu quil prend en charge. Il sagit

    dinterdpendance et de complicit en ce sens que toutes les situations narrativesqui comptent pour le dveloppement du rcit sont reprsentes soit par des

    contextes dexprience o, par jeu, le personnage subit la volont de son pre,soit par des pisodes o le personnage lui-mme se projette dans le monde en

    jouant. De ce dernier cas nous navons cependant considr jusqu maintenantque les aspects par lesquels le jeu se donne sur le mode doccasions formelles

    pour lauto-socialisation. Cela veut dire que nous avons encore nous intresser

    au jeu sous sa forme, cette fois-ci, de support daction pour le personnage, etdonc aussi comme procd de production du sens pour le texte.

    III

    Revenons au texte de lEnfant de sablepour citer une squence du rcito le personnage Ahmed/Zahra semble vouloir prendre linitiative et dcider de

    lorientation donner sa vie. Il sagit de la dcision de se marier :

    Je suis un homme. Je mappelle Ahmed selon la tradition de notreprophte. Et je demande une pouse. Nous ferons une grande ftediscrte pour les anailles. Pre, tu mas fait homme, je dois le rester.Comme dit notre prophte bien-aim, un musulman complet est unhomme mari. (51)

    Est-il possible de ne voir dans ce mariage que la manifestation duneforme de drision ?

    Cest sans doute ce que lon aura tendance penser si lon se contente

    dune lecture exclusivement centre sur le rcit au dtriment du texte. Car dans la

    mesure o lon privilgie cette lecture, on sera du mme coup oblig dinterprterla dcision de se marier comme tant lexpression de la volont du personnage de

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    prendre ses distances par rapport la logique de son pre, et donc aussi comme

    tant lmergence dun nouveau mode de mise en uvre du jeu. Il faut dire quece type dinterprtation est dautant plus tentant que le personnage semble,

    premire vue, la fois mettre en demeure et problmatiser certains fondementsde la tradition. Cependant, deux lments vont lencontre de cette interprtation,

    et militent donc en faveur de notre hypothse selon laquelle le texte de lEnfantde sableet de La Nuit sacrea promu le jeu au rang de paradigme prminent dans

    lordre de la gnration narrative, de telle sorte et tel point quil na plus aucuncontrle sur lui. Enferm dans cette logique des choses, le personnage se montre

    comme nayant dautres modes de percevoir et daborder son environnement queceux quil a appris et intrioriss travers un parcours biographique domin par

    lactivit ludique inaugure et consacre par la dcision paternelle originaire.Le premier de ces lments nous est offert par la manire dont le

    personnage sexprime dans le journal intime quil a laiss, journal qui fait lobjet

    des commentaires du narrateur-conteur de LEnfant de sabledurant ses sances.

    Dans ce journal, le personnage se dsigne lui-mme comme tant un homme. Or,comment dnir un journal intime, sinon par le fait quil sagit dun lieu dune libre

    prise de parole o celui qui parle se vise en priorit lui-mme comme son propreinterlocuteur. Dans le journal intime, lnonciateur est donc cens traiter de lui-

    mme sur la base de limage et de la connaissance les plus intimes possibles quila de lui-mme. Cela veut dire que nous pouvons lgitimement nous attendre ce

    que la structure identitaire inscrite dans le journal intime ne fasse, a priori, lobjet

    daucune forme dambigut10. Ainsi, si nous admettons cette dnition minimaledu journal intime, il ne serait en aucun cas possible dinterprter lorientationmasculinisante du personnage par soi-mme comme procdant dune vise

    sarcastique. Car ltre mme du sarcasme et de la drision suppose que le sujetqui en est lmetteur soit dune certaine manire dgag de leur rayon daction et

    situ sur un plan diffrent de celui vers lequel ils sont dirigs. Il ne peut en treainsi ici, car cela a eu lieu dans le contexte dun journal intime o, comme nous

    lavons dit, lmetteur de lnonc en est en mme temps le rcepteur privilgi.Cela nous autorise conclure que la masculinisation de soi du personnage nest

    pas et ne peut pas tre caractre sarcastique ou ironique, elle est au contraireprise en charge par le discours titre de croyance.

    Le second lment de notre argumentation rside dans la logiquesubsume dans lacte de se marier. Mais pour permettre de bien saisir le sens de

    ce que nous allons avancer, nous devons tout de suite rappeler que non seulementle mariage a eu lieu, mais quil a du mme coup fait une nouvelle victime : la

    pauvre Fatima . Cette expression de pauvre Fatima , que le personnage utilise,laisse dj entrevoir que nous avons affaire, l aussi, un exercice de la violence

    comportant, ce qui est signicatif, la logique du mme si dont nous avons

    parl plus haut. Mais ce qui est intressant noter encore, cest que le mariagesemble reproduire, ractualiser, en les synthtisant, les deux formes de mme

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    Etudes Francophones154

    si : celle qui servait de fondement la volont du pre et celle qui rgle la

    passion que le personnage a dclar avoir pour le jeu. Lavnement du mariageest en effet dcomposable en deux noncs que nous pouvons transcrire de la

    manire suivante : je suis un homme ; je prends une pouse . Si, laidede ces deux noncs, nous reformons maintenant une seule et unique structure

    propositionnelle, nous verrons, juxtaposes, mais aussi prises en charge par lemme discours, les deux formes du mme si : je prends une pouse mme si

    je suis en ralit une femme et mme si, par ce geste, je fais du mal autrui .Mais ce que nous lisons ici comme le lieu dune prise en charge totale de

    la logique que la volont du pre a imprim au texte, risque dtre peru par lecteurcomme tant, au contraire, un acte qui annonce lautonomisation du personnage

    par rapport lombre de son pre. Ce risque est dautant plus rel que le texte lui-mme, par le biais du systme de vises quil afche sa surface, tend renforcer

    chez le lecteur limpression dune rupture en train de se faire. Cest surtout dans

    La Nuit sacreque le systme de vises du texte instaure explicitement une stratgie

    dont le but est damener le lecteur intgrer lide de rupture dans sa perceptiondu personnage. Ainsi, ds le prambule, le lecteur se trouve devant un personnage

    qui parat transform, avec une autre tonalit dans la voix et semblant vouloirparler un autre langage, et qui lui dit : Ce qui importe cest la vrit. A prsent

    que je suis vieille, jai toute la srnit pour vivre. Je vais parler, dposer les motset le temps (5)11.

    Le mot-cl dans ce passage nest pas vrit , mais vieille . Dabord

    parce que cest travers ce mot que le lecteur dcouvre que dsormais lepersonnage sassume et se prsente avec lidentit dune femme. Ensuite parceque, la diffrence de ce que connote le mot vrit , tre vieille nest pas

    quelque chose que le personnage a lintention de faire ou dadopter, mais untat physique et psycho-moral quil a atteint. De par cet tat, le personnage est

    cens tre ainsi condamn non seulement dire la vrit, mais aussi et surtout tre dornavant srieux, selon les conventions de la maturit. En outre, ladjectif

    vieille ne signie pas seulement en vertu de sa charge smantique propre,mais aussi et surtout en fonction de ce que le lecteur sait en matire des rgles

    dinteraction sociales : tre vieille cela vaudra en mme temps dire avoir lavolont inconditionnelle dtre srieux et de parler vrai, volont que le lecteur

    peut lgitimement considrer et attendre comme tant ce dont les personnesvieilles doivent spontanment faire preuve. Ainsi, il savre qu travers le passage

    que nous venons de citer, le texte vise construire chez le lecteur lattente dunpersonnage transform, avec une nouvelle physionomie et une disposition psycho-

    morale autrement structure12. Cette stratgie va se poursuivre en sintensiant,comme le montrent ces impressions que le personnage nous livre, la suite de la

    mort de son pre :

    Tout sest calm, ou plutt tout a chang. Il mtait difcile de ne pastablir la concidence entre le vieillard qui venait de se retirer de la vie et cette

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    clart presque surnaturelle qui inonda les tres et les choses (33). La disparition

    du pre est donc pose comme le moment dune coupure totale entre un pass,o la perception du monde tait brouille, perturbe par la loi que le pre imposait

    la syntaxe des choses, et un prsent o, soudain, le personnage semble dcouvrirla vritable nature de son environnement. Et pour renforcer encore davantage le

    sens de cette coupure, en y incluant aussi le type de rapport quil aura dsormaisavec le jeu, le personnage ajoute : Redevenue femme, du moins reconnue comme

    telle par le gniteur, javais encore jouer le jeu, le temps de rgler les affaires desuccession et dhritage (34).

    Ce passage pose un certain nombre de problmes dinterprtation, dufait que le jeu y est intgr la fois comme un moyen daction stratgiquement

    et consciemment choisi par le personnage et comme une voie quil doit encoreobligatoirement emprunter pour arriver ses ns. Mais quelles sont justement

    ces ns et pourquoi est-ce seulement en jouant quil pourra les atteindre ? Il sagit

    l dune contradiction fondamentale dans le systme de vises du texte. Car si

    le personnage avait vraiment dcid doprer une rupture totale avec le rgimeparental, fond sur le mensonge, cest lhritage, comme symbole, quil aurait d

    sattaquer, en y renonant dabord et en le dnonant ensuite, ce qui aurait pu dumme coup mettre n au rgne du jeu. Or, il nest rien de tout cela. Ce quoi nous

    assistons, au contraire, cest une leon de conservatisme : En sobstinant jouerencore le rle du mle , notre personnage a rgl la question de la succession

    dans le calme, permettant ainsi la socit du texte de continuer fonctionner

    tranquillement, avec la mme entropie et labri de tout scandale.Cependant, il ne faut pas entendre par l que cest le jeu en lui-mme

    que nous considrons comme tant, en gnral, source de conservatisme, mais le

    jeu tel quil est stylistiquement mis en oeuvre dans les textes auxquels nous avonsaffaire ici. En fait, ce dont il sagit dans lEnfant de sableet La Nuit sacreconsisteen une sorte de cellule textuelle, caractre ludique, qui a, ds les premirespropositions narratives, noyaut le texte tout entier en y occupant la fonction

    de principe de rgulation et de dveloppement. Il nest donc pas facile pour letexte, quoiquil en dise, de changer de procds narratifs, sans compromettre en

    mme temps sa capacit de produire des vnements racontables. Et on voitcomment, pour dissimuler cette difcult fondamentale, le texte tente de jouer

    sur deux registres : en surface, il appelle et alerte lattente du lecteur en lui faisantsentir que le personnage va bientt agir, se rvolter et dnoncer la violence quil

    a subie ; en profondeur, cest, paradoxalement, ce qui arrive au personnageque nous assistons toujours. Cela ne signie pas que le personnage ne fait rien,

    nagit pas, car on le voit, dans La Nuit sacre, quitter le foyer familial, voyager,rencontrer des gens et mme tuer son oncle et aller en prison. Cependant, si

    nous suivons sa mobilit, depuis la mort de son pre jusqu sa sortie de prison,

    en examinant une une tous les contextes dexprience dans lesquels il a pu setrouver, nous nous rendrons compte de ce phnomne caractristique : toutes

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    Etudes Francophones156

    les situations qui comptent pour son dveloppement psycho-smiotique sont

    encore et toujours hantes par lactivit ludique, de telle sorte quil est permis

    de concevoir tout le rcit de La Nuit sacre13 comme une simple reproduction

    tautologique ou paraphrastique de lEnfant de sable. Les consquences de cettesituation, au plan de la conguration du personnage, savrent intressantes et

    mritent dtre soulignes.En effet, comme le type de jeu qui impose sa loi au texte a pour condition

    de ralisation et de vraisemblance le simulacre et le masque, les units dexpriencesdont il constitue chaque fois le support sont condamnes ntre vcues par le

    personnage que sur un mode solipsiste et, pour ainsi dire, monadique. Rappelons ce propos que le premier acte libre que le personnage va accomplir aprs

    la mort de son pre est daccepter de jouer un rle, cens tre typiquementmasculin , savoir celui de diriger la prire sur le mort. Se pose encore ici la

    question de savoir si cest au sens dune drision ou en tant que mimtisme

    perptuant la dcision originaire du pre quil faudra comprendre ce geste. Pour

    rpondre cette question nous devons, notre avis, faire appel au systme devises du texte, cest--dire au type deffet que celui-ci entend provoquer dans son

    univers en thmatisant cet acte. Pour ce faire rapportons-nous la faon dont lepersonnage peroit et dnit lui-mme cette exprience :

    A la mosque, je fus, bien sr, dsigne pour diriger la prire sur lemort. Je le s avec joie intense et un plaisir peine dissimuls. Une

    femme prenait peu peu sa revanche sur une socit dhommes sansgrande consistance. En me prosternant, je ne pouvais mempcherde penser au dsir bestial que mon corps mis en valeur par cetteposition susciterait en ces hommes sils savaient quils priaientderrire une femme. (36)

    La vise du texte ici est trs claire : il sagit pour lui de crer une occasion

    de pratique socio-culturelle o il sera donn au personnage de semer la confusionet le dsordre dans le systme des normes rgissant les rapports sociaux tablis. Et

    il semble en effet que nous assistions, loccasion de ce contexte dexprience, une situation o une forme de sociabilit indite sest instaure dans le monde du

    texte. En dirigeant la prire sur le mort, la femme Zahra exerce une comptenceculturelle et sociale rserve lhomme, et, ce faisant, elle met en vidence et

    dnonce le caractre arbitraire de la division du travail symbolique selon les sexes.

    Par son geste, elle introduit aussi de nouvelle rsonances et de nouveaux modes de

    perception dans lordre rigide de la tradition, en provoquant, pour ainsi dire, uneredistribution des rles et des statuts. Cependant, en disant cela, nous ne devons

    pas oublier pour autant que nous sommes en prsence dun rcit, cest--dire dunmonde ctionnel o des personnages sont censs vivre ensemble et communiquer

    entre eux. Nous voulons par l attirer lattention sur le fait que la signication quenous venons dattribuer lacte du personnage est valable uniquement du point

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    de vue des lecteurs que nous sommes, en tant que rcepteurs, situs lextrieur

    du texte. Or, quelle signication cet acte est-il susceptible de recevoir du pointde vue de ce que nous appellerons, avec Duchet, la socit du roman , cest-

    -dire au plan de lespace occup par les autres personnages ? Lanalyse de cettesituation particulire de prire mne la question suivante : qui dautre, dans

    lunivers du rcit, a peru et vcu cette situation avec toutes ses implications etavec tout ce quelle comportait de sens et de porte ? Il apparat cet gard que

    lexprience est reste lapanage exclusif du monde clos et smiologiquementunidimensionnel de la subjectivit du personnage, dans la mesure o le mdium

    vnementiel dploy par le texte, savoir le jeu de masques, est essentiellementauto-signiant, cest--dire centr sur sa propre ralisation. Comme tel, il nest pas

    en position de produire un excdent de sens qui pourrait dborder la subjectivitdu personnage-acteur et faire de la situation de prire, ainsi que de ses retombes

    idologiques, une exprience intersubjective. Cest pourquoi nous pensons treen droit de parler dune chane dactivit ludique, dont le personnage constitue

    la fois le support, le lieu et linstrument, en termes de non-vnement. Le jeu nesaurait en effet tre synonyme dvnement que sil est en mme temps un facteur

    de communication amenant partager, intersubjectivement, les expriences vcues, dune manire qui permet chacun des personnages davoir quelque

    chose penser et/ou dire lendroit de ces expriences. Cest seulement en tantque tel, et seulement en tant que tel, avec les mcanismes qui lui sont propres,

    que la structure ludique pourrait tre dite un facteur de subversion de lentropie

    donne des rapports sociaux. Ce qui manque ici, cest louverture de lexpriencesur lespace de lintersubjectivit, ouverture qui aurait permis lacte nouveaude recevoir une concrtisation dans la multitude des consciences, de provoquer

    ventuellement une imitation en chane et de constituer ainsi un prcdent, unhritage, un patrimoine. Or, ce quoi nous assistons loccasion de ce jeu, cest

    plutt lmergence dune forme de sociabilit pr-communicationnelle, en cesens quil nest donn aucune autre conscience, hormis celle du personnage,

    de prendre en charge lexprience qui a eu lieu et de la rendre interprtativementsienne. Zahra, dirigeant la prire, nest perue par les autres personnages ni

    comme jouant, ni comme accomplissant un geste qui sort de lordinaire, maistout simplement comme tant le ls du dfunt, sacquittant de la tche qui

    lui incombe, selon les prceptes de la tradition. Et comme, de ce fait, les autresparties prenantes de la situation, cest--dire les hommes, ont vcu cette exprience

    sur la base dune autre perception, dans un univers de croyances en complteharmonie avec lui-mme, lincident de la prire noffre aucune possibilit dtre

    investi dans le stock des expriences socialement et culturellement disponibles.Nous insistons sur ce point parce que ce caractre de non-vnement est en n

    du compte applicable tout le modle de ralit dvelopp dansLEnfant de sable

    et La Nuit sacre. Cela est d essentiellement au fait que le texte donne au jeu lapossibilit de se constituer en territoire indpendant, se dveloppant et gnrant

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    des signications pour son propre compte. Cest le cas quand, dune manire

    solitaire, le personnage reprsente Sasuk et Shunkin (145-146). Cest le cas aussiquand nous assistons une ractualisation ludique de quelques gures desMille

    et une Nuits(145). Il sagit chaque fois de la formation dune enclave de sens quienveloppe le personnage, lenferme dans un espace dauto-interprtation, tout

    en restant spar, par une paroi trs paisse, de lunivers dvelopp travers lesautres segments du texte. Et aucun moment, par consquent, ces contextes

    dexpriences solitaires ne sont venus traverser le monde des autres personnageset limprgner de leurs signications. Ce qui se donne nous en n danalyse, cest

    un personnage unidimensionnel, non seulement au sens de lHomme de Marcuse,mais surtout en tant que rsultat dun tat smiotique caractris par labsence,

    dans lhorizon actionnel du personnage, de la dimension communicationnelle14qui pourrait en faire un support dintersubjectivit. Cest en ce sens que nous

    parlons propos de lactivit ludique, dont le personnage est la fois le milieu etlinstrument, en termes de non-vnement : cela ne signie pas tout simplement

    que quelque chose qui devait advenir na pas eu lieu, au sens dune vnementialitsubstantielle situe dans le temps et dans lespace objectifs, au contraire, cela

    renvoie au fait que tout ce qui arrive, tout ce qui est effectu, parce quil nedborde pas la subjectivit du personnage, nest pas pris en charge, lintrieur du

    texte, par lactivit perceptive des autres personnages. Sont donc qualis de non-vnements les faits ou les actes qui, tout en ayant lieu quelque part dans lunivers

    du texte, sont soustraits au domaine de linterprtation collective, de telle sorte

    quils ne peuvent gnrer aucun excdent de sens susceptible de stendre au-deldu site textuel o ils sont produits. Inversement, nous appelons vnement , lchelle des textes ctionnels, non pas le fait brut qui jaillit dans le rcit, mais

    ce que ce jaillissement va entraner dans le monde vcu des personnages, soitsous la forme dun processus de rexion, provoquant la cration de nouvelles

    normes et/ou la dstabilisation de celles qui existaient dj, soit sous la forme desituations de vie que chacune des parties prenantes du rcit pourraient exploiter,

    dune manire ou dune autre, comme autant doccasions dapprentissage ou dedsapprentissage. Bref, ce qui constitue un vnement en ce sens, ce nest pas le

    fait en lui-mme mais la faon dont ce fait reoit une signication plurielle de lapart des personnages du roman15.

    Pour conclure cette tude, nous voudrions revenir aux dnitions du jeuproposes par Benveniste et par Caillois, et notamment sur un des paramtres

    que ces deux auteurs intgrent leurs dnitions, savoir la non-productivitdu jeu. La position de Caillois est sur ce point trs claire. Pour lui, le jeu ne

    produit rien: ni biens, ni uvres. Il est essentiellement strile (VII). On voit quece qui est vis travers cette caractrisation, cest en quelque sorte une situation

    idale dautoralisation du jeu, o celui-ci naurait besoin ni de sujet joueur, ni

    de terrain dexcution, ni douverture sur lespace dventuels spectateurs ou delobservateur extrieur. Caillois met ainsi entre parenthses la fois la diversit

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    Etudes Francophones160

    anonyme que la Gestapo met en prison, en lobligeant, sous la menace, y jouer

    le rle dun hros de la Rsistance, le gnral Della Rovere, an damener lesautres rsistants prisonniers lui faire conance et se laisser dmasquer. Or,

    les choses ne vont pas se drouler selon le plan de la Gestapo, car, peu peu, ensinvestissant dans la personnalit du gnral Della Rovere, en sefforant den

    revtir toutes les composantes, psychologiques et morales, le hros imitateur vase mtamorphoser et devenir, pour lui-mme et pour les autres, un hros de la

    Rsistance, un vritable patriote. On voit travers cet exemple comment le jeuest susceptible, lchelle dune oeuvre artistique, de fonctionner dune manire

    qui dstructure la biographie du personnage, en dparadigmatisant pour ainsidire ses composantes, amenant par l-mme lindividu reconsidrer limage quil

    a toujours eu de lui-mme, la lumire de celle quil vient dacqurir dans lejeu. Cest ainsi que de linterfrence de ces deux images de soi, lancienne et la

    nouvelle, rsulte une reconguration de lidentit du personnage, recongurationqui veut dire en mme temps ceci : ni les actions du personnage sur le monde, ni

    la teneur de sa communication avec les autres, nauront plus dsormais les mmessignications17.

    Remarquons que dans le lm de Rossellini, le jeu est peru et vcu commetel non pas uniquement par les spectateurs, mais aussi par les personnages, cest--

    dire les acteurs. Par consquent, les spectateurs nassistent pas, comme cest le cas

    des lecteurs de LEnfant de sableet La Nuit sacre, aux performances manipulatrices

    dun seul personnage, mais un processus dinteraction ludique auquel tous les

    personnages prennet part et au bout duquel tous les personnages, y compris lereprsentant de la Gestapo, se trouvnt biographiquement affects et transforms.Cest labsence de cette dimension interactive qui rend problmatique la situation

    du jeu dans les deux textes de Ben Jelloun que nous venons danalyser.Ce qui a rendu impossible linstauration dun espace interactif dans

    LEnfant de sable et La Nuit sacre, cest sans doute le dcit identitaire, sinonlabsence didentit, dont souffrait, ds le dpart, leur personnage. Voil pourquoi

    le jeu na pas pu se muer en un lieu dintersubjectivit. En effet, le jeu ne pourraitse transformer un espace de relations interpersonnelles transparentes, cest--dire

    fondes sur la reconnaissance des autres, et donc comme un dpassement desoi, que dans la mesure o il serait vcu non pas comme le moyen dacquisition

    dune identit quon na pas, mais comme adjonction dune nouvelle dimension celle quon a dj. Cela veut dire que quand le personnage qui sadonne au jeu

    se mconnat lui-mme, ou quand son identit fait encore, pour lui, lobjet dunequte incertaine, les autres personnages quil est amen croiser dans le rcit

    risquent de ntre pour lui que des ombres quil traverse, sans que leur prsencevienne modier limage quil a de lui-mme. Dans ces conditions, il est inutile

    de sattendre au surgissement dun rseau vnementiel, au sens que nous avons

    dni plus haut. A ce propos, le texte de La Nuit sacrenous fournit un segmentnarratif dont lanalyse pourrait nous permettre de comprendre, peut-tre dune

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    manire dnitive, le sens de cette absence de potentiel vnementiel dans les

    deux romans que nous avons tudis. Le lecteur avait dj appris, par la lettre duConsul, que la sur de celui-ci, lAssise, est morte la suite dune hmorragie

    crbrale. Et voil que quelque temps plus tard, le personnage, sa sortie deprison, la retrouve, en compagnie du Consul, dans une sorte de marabout. La

    question qui se pose en n de compte ici est celle du rgime dcriture selon lequelle lecteur doit comprendre le texte: est-ce le ralisme ? Est-ce le fantastique ? Est-ce le merveilleux ?

    Dans lunit narrative que nous avons signale, tout semble interdire ces

    trois rgimes la fois. Car si, dune part, la rapparition de quelques personnagesaprs leur mort est de nature encourager une interprtation fantastique, cette

    mme forme dinterprtation ne tardera pas, dautre part, savrer difcile soutenir ds que le lecteur se pose la question suivante : peut-il y avoir une mort

    plus physiologique et pour ainsi dire plus relle que celle survenant la suitedune hmorragie crbrale ? Si donc cette unit narrative est susceptible dune

    quelconque interprtation, alors il faudra peut-tre pratiquer celle-ci au plan mta-textuel, cest--dire au niveau de limage que le texte se fait de lui-mme comme

    structure gnratrice dvnements. Il sagit en quelque sorte de lunit narrativedans laquelle le texte se dvoile et se trahit, en nous laissant comprendre ceci: rien

    ne sest pass, aucun vnement, rien ne change et tout peut interminablement

    recommencer.

    Notes

    1. Pour une analyse de laction en termes de structure intentionnelle et surtout en

    termes de Rseau, voir John R. Searle, Lintentionalit. Essai de philosophie des tatsmentaux.

    2. Nous trouvons une illustration de cette forme de contournement du monderel dans une discussion entre Don Quichotte et Sancho : Dieu me soit en aide !

    dit Sancho ; ne vous ai-je pas bien dit que vous regardiez bien ce que vous faisiez,que ce ntaient que des moulins vent, que personne ne le pouvait ignorer,

    sinon quelquun qui en et de semblables en la tte ? Tais-toi, ami Sancho,rpondit Don Quichotte, les choses de la guerre sont plus que dautres sujettes

    de continuels changements ; dautant, jy pense, et cest la vrit mme, que cesage Freston, qui ma vol mon cabinet et mes livres, a converti ces gants en

    moulins pour me frustrer de la gloire de les avoir vaincus... (Cervantes 114).3. Nous prciserons plus loin ce que nous entendons par tre smiotiquement

    productif , ce qui nous donnera en mme temps loccasion de revenir, pour larexaminer sur de nouvelles bases, sur lide dimproductivit du jeu, implique

    dans les dnitions de Caillois, de Benveniste et de Huizinga.

    4. LEnfant de sable(33-34). Aussi, toujours dans le hammam : Je jonglais avecles mots et a donnait parfois des phrases tombes sur la tte, du genre: la nuit

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    le soleil sur le dos dans un couloir o le pouce de lhomme mon homme dans

    la porte du ciel le rire.., puis soudain une phrase sense: leau est froide.... Cesphrases navaient pas le temps dtre souleves vers le haut par la vapeur (34-

    35).5. Du fait quelle est constamment expose notre utilitarisme, leau a vu son

    caractre abstrait se dplacer vers une rgion plus recule de notre conscience,cest--dire vers une couche plus profonde de notre inconscient. En effet, comme

    le montre ltude que lui a consacre G. Bachelard, leau est une matire dontla caractristique fondamentale est la transparence, transparence qui a depuis

    toujours constitu, la fois pour le pote et pour lhomme ordinaire, uneinpuisable source de symbolisme et donirisme.

    6. Cela doit interdire donc dinterprter lattitude non respectueuse du texte

    coranique comme tant le noyau de la fonction smiotique que le texte fait

    assumer son personnage. Car, supposer que cest cela mme que visait letexte au dpart, on ne peut que constater lchec total de son entreprise : certes,

    le personnage se comporte dune manire visant la dvalorisation du Coran, entant que symbole de la tradition. Mais ce serait sans compter avec les capacits

    dautoprotection dont dispose cette dernire que de croire que le personnage aainsi atteint son objectif. Dans le cas que nous avons ici, larme dautoprotection

    dont la tradition fait usage rside dans le caractre collectif de la lecture : enmme temps quelle favorise la communion des consciences dans une mme

    ferveur, la lecture collective constitue aussi un dispositif que la tradition, par une

    sorte de ruse, a instaur an de se prmunir contre les ventuelles tentations dviationnistes . La lecture collective encourage dune certaine manire lesconduites attentatoires lautorit de la tradition, mais cest pour mieux remplir

    sa fonction de soupape de scurit, canalisant, amortissant, dsamorant toutesles vellits, en les faisant absorber par le tourbillon des voix. Ainsi ce de quoi

    la tradition prive lacte du personnage, cest la possibilit de se poser en acteindividuel et original susceptible dtre peru, reconnu et enregistr comme tel

    par autrui, cest--dire quelle le prive de la possibilit de sinscrire dans un espaceintersubjectif. Nous y reviendrons.

    7. Les mots dans la communion phatique sont-ils employs principalementpour transmettre une signication, la signication qui est symboliquement la leur ?

    Certainement pas. Ils remplissent une fonction sociale et cest leur principalbut, ils ne sont pas le rsultat dune rexion intellectuelle et ils ne suscitent pas

    ncessairement une rexion chez lauditeur... La situation entire consiste envnements linguistiques ( Benveniste 87).

    8. voir Ph. Hamon, Pour un statut smiologique du personnage .9. Cest le cas notamment des dnitions de Huizinga et de Caillois.

    10. Sans oublier de souligner aussi que ce qui caractrise le journal intime, si nous

    le comparons par exemple lautobiographie, cest essentiellement sa tendancemarque lexactitude dans la notation des faits rapports. Cette exactitude est en

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    effet rendue possible parce que, dans le cas du journal intime, il ny a quasiment

    pas dcart temporel entre les moments du droulement des expriences et leurnotation. Pour amples dveloppements sur les rapports entre les diffrents genres

    de la famille autobiographique voir Georges May, Lautobiographie(150).11. Dans Lenfant de sable, dj, le texte a maintes fois annonc cette rupture,

    comme cest le cas dans le passage suivant : La porte du samedi se ferme sur ungrand silence. Avec soulagement Ahmed sortit par cette porte. Il comprit que sa

    vie tenait prsent au maintien de lapparence. Il nest plus une volont du pre.Il va devenir sa propre volont (48).

    12. La vise du texte reste ici trs dpendante de la conguration culturelle delhorizon du lecteur sur lequel elle anticipe. En effet, linterprtation que nous

    venons de pronostiquer nest ralisable que chez un lecteur-rcepteur qui seraitcitoyen dun horizon culturel o ltat physique de vieillesse est peru comme le

    synonyme dune disposition psycho-morale favorisant la vridicit et le srieux.13. A lexception toutefois de deux squences: celle o le personnage est transport

    sur le dos de la jument blanche pour atterrir dans la valle des enfants-anges(37), et celle o il commet le meurtre de son oncle (139). Ces deux exceptions

    sont sans doute explicables par le fait que les rgimes narratifs rgissant ces deuxsquences, savoir, le pseudo-fantastique pour la premire et le policier pour la

    seconde, sont incompatibles avec le rgime ludique, car ils appartiennent djeux-mmes une sphre de jeux dun autre genre.

    14. Prcisons que communicationnel nest pas le synonyme de communicatif .

    Est communicationnel non pas ce qui sert communiquer, ni non plus ce quiest objet de la communication, mais ce qui provoque et impose celle-ci commetant le seul et unique mode sur lequel le monde vcu pourrait tre compris et

    matris collectivement par ceux qui y sont co-prsents. Do un rapport de

    corrlation, sinon dinterdpendance, entre le communicationnel et lintersubjectif :

    aucune activit communicationnelle nest possible comme telle, si elle nest pasen mme temps un processus de mise en place dun espace dintersubjectivit,

    cest--dire un espace o, comme le dit Habermas, qui nous empruntons ceconcept dactivit communicationnelle, les partenaires de linteraction, partant

    de lhorizon de leur monde vcu interprt, se rapportent quelque chose lafois dans le monde objectif, social et subjectif, an de ngocier des dnitions

    communes des situations (Habermas 111).15. Et ce parce que comme le dit A. Schutz, propos des processus sociaux

    travers lesquels le monde vcu rel se construit, cest la signication de nosexpriences et non la structure ontologique des objets qui constitue la ralit.

    (128).

    16. Nous faisons ici allusion la dnition dAlain, selon qui le jeu constituerait

    une activit sans suite (1066).

    17. Le spectateur est convaincu que, prcisment la n du lm, tant devenule gnral Della Rovere, le hros sest trouv lui-mme, a trouv le caractre

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    vritable de sa nature, qui jamais ne se serait exprim dans cette vie de petit

    concussionnaire et de fripon que la ralit lui avait impose (Lotman 107).

    Ouvrages Cits

    Alain. Les Arts et les Dieux. Paris: Gallimard, Pliade, 1958.Bachelard,Gaston. Leau et les rves. Essai sur limagination de la matire. Paris: Jos

    Corti, 1942.Ben Jelloun, Tahar. LEnfant de sable. Paris: Seuil, 1985.

    . La Nuit sacre. Paris: Seuil, 1987.Benveniste, Emile. Problmes de linguistique gnrale. Vol. II. Paris: Gallimard, 1974.

    . Le jeu comme structure . Deucalion.2 (1947): 161-167.Caillois, Roger. Les jeux et les hommes. Paris: Gallimard, 1967.

    .Jeux et sports. Paris: Gallimard, Encyclopdie la Pliade, 1967.

    Cervantes. Don Quichotte. Paris: Gallimard, Folio, 1988.

    Duchet, Claude. Une criture de la socialit . Potique16 (1973). 446-454. . Pour une sociocritique ou variations sur un incipit , Littrature. 1

    (1971). 5-14.Habermas, Jurgen. Thorie de lagir communicationnel.T.I. Paris: Fayard, 1987.

    Hamon, Philippe. Pour un statut smiologique du personnage . Potique du rcit.Barthes, Roland (Ed.). Paris: Seuil, 1977. 115-167.

    Huizinga,Johan. Homo ludens. Paris: Gallimard, 1951.

    Lotman, Iouri. La structure du texte artistique. Paris: Gallimard, 1973.May, Georges. Lautobiographie. Paris: PUF, 1979.Sartre, Jean-Paul. Esquisse dune thorie des motions. Paris: Hermann, 1965.

    Searle, John R. Lintentionnalit. Essai de philosophie des tats mentaux.Paris: Minuit,1985.

    Schutz,Alfred. Le chercheur et le quotidien. Paris: Mridiens-Klincksieck, 1987.