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CYNTHIA HARVEY
L'IROYIE D.kNS LE C4PIT.4lW FR4 C,.QSSE DE THÉoPHILE GAUTIER
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de 1'Université Laval
pour l'obtention du grade de maître es art (M.A.)
Département des littératures FACULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉ LAVAL
O Cynthia Harvey, 1999
National Library (*( of Canada Bibliothèque nationale du Canada
Acquisitions and Acquisitions et Bibliographie Services services bibliographiques
395 Wellington Street 395. rue Wellington Ottawa ON K I A ON4 Ottawa ON K I A ON4 Canada Canada
The author has granted a non- L'auteur a accordé une licence non exclusive licence allowing the exclusive permettant à la National Library of Canada to Bibliothèque nationale du Canada de reproduce, loan, disûibute or sel1 reproduire, prêter, distribuer ou copies of ths thesis in microform, vendre des copies de cette thèse sous paper or electronic formats. la forme de microfiche/fih, de
reproduction sur papier ou sur format électronique.
The author retains ownership of the L'auteur conserve la propriété du copyright in this thesis. Neither the droit d'auteur qui protège cette thèse. thesis nor substantial extracts fiom it Ni la thèse ni des extraits substantiels may be p ~ t e d or otherwise de celle-ci ne doivent être imprimés reproduced without the author's ou autrement reproduits sans son permission. autorisation.
Résumé
Le but de cette étude est de définir et d'analyser les différentes manifestations de l'ironie dans Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier. Nous nous intéressons tout d'abord a l'ironie littéraire en générai. puis à ses manifestations dans I'euvre de Gautier, allant du cynisme. plus provocateur, au paradoxe, plus ambigu. En effet, comment établir une distance ironique face a la pratique du pastiche ? Comment l'exposition des clichés romanesques peut-elle être a la fois ironique et sérieuse ? L'analyse du concept de (t romanesque )) dans Le Fracasse éclaire les visées ironiques de l'auteur qui dénonce et réclame le caractère factice de la représentation littéraire et du romanesque. L'adéquation des personnages à des types romanesques révèle ce jeu d'illusions qui fait du monde un théâtre. Puis, la description littéraire démontre les limites et les ressources de l'écrivain dans sa quête d'illusions.
TABLE DES MATIERES
Page
TABLE DES MATIERES ....................................................................................................... i
.................................................................................................................. MTRODUCnON 1
CHAPITRE 1 L'IRONIE DANS LYEUVRE DE GAUTIER ................................................ 8
. . . . . 1 . 1 L'ironie litteraire ............................................................................................... 8
.............................................. 1.2 Naissance de l'esprit ironique chez le critique 11 . .................................................................................... 1.3 Le cynisme du prefacier 1 3
.................................................................... 1.4 L' ironie dans l'œuvre romanesque 1 7
........................................ CHAPlTRE II L'IRONIE DANS LE CAPITAINE FRACASSE 26
. . . 2.1 La fatalité des repétitions .................................................................................. 26
7.2 Pastiche et parodie ............................................................................................ 28
.......................................................................... 2.2.1 Imitation ......... ....... 2 9 . ....................................................................................... 2.2.2 Reconsntution 3 1
. . . . 2.3 Entre l'ironie et le seneux ................................................................................ 35
......................................................................... 2.3.1 Le factice de l'écriture 39
7.4 DU romanesque à I'hyper-romanesque ........................................................*.. 41
2.4.1 L'hyperbole .................................................................................... .... 48
.. ...................................... .......................... 3.1 Réferences à l'art theatral .... 5 1
3.2 Entre l'être et le paraître ............................................................................... 55
3.3 Jeu de rôles ..................... ..- ............................................................................ 60 ...................................................................... 3.3.1 Léandre et la marquise 60
3.32 Sigognac et Isabelle .......................... ... ........................... .... 64
.................................................................................. 3.3.3 Vailombreuse 68
CHAPITRE IV LA DESCRIPTION PICTURALE COMME QUETE D'ILLUSIONS ... 72
. . ..................................................................... 4 . L Le pictural ou le referent illusoire 73
4.1 . 1 La vision comme moyen d'écriture ................................................... 74
4.3 Le tableau littéraire du " Château de la misère " .............................................. 76
...................................................... 4.3 Références directes : supports de l'illusion 84
............................................... 4.4 Limites de la description qui veut " faire voir " 85
CONCLUSION ................................................................................................................... 91
BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................. 99
LISTE DES OUVRAGES CITES ..................................................................................... 1 03
Introduction
L'histoire littéraire se souvient de Théophile Gautier comme de l'ardent défenseur
de la célèbre bataille romantique d'Hernani ( 183 1 ). Dans son dernier ouvrage, L 'Histoire
du romantisme (1884), Gautier devine I'immortalité de son gilet rouge, souvenir qui ne lui
déplaît pas, parce qu'il exprime ce qu'il voulait montrer. c'est-à-dire « un assez aimable
mépris de l'opinion et du ridicule D'. Gautier, c'est aussi le partisan acharné de l'art pour
l'art qui, avec Mademoiselle de Maupin (1834) et sa célèbre préface, devenait l'initiateur
du mouvement.
Son œuvre, éclatée et hétéroclite. fut l'objet de quelques études' cherchant a
déterminer les frontières entre la période romantique et celle relevant de l'art pour l'art,
mais elle demeure insaisissable sous cet angle, étant donnée sa diversité (poésie. contes
fantastiques, théâtre, ballet, critiques d'art, récits de voyage) et sa polysémie' qui interdisent
toute délimitation. Pour échapper au débat sur l'appartenance de Gautier au romantisme ou
à l'art pour l'art, nous dirons avec Paul Bénichou que : (4 le romantisme était avant tout une
école de poésie artiste, dont Gautier a continué l'authentique tradition quand le maître et
l'ensemble du mouvement s'orientaient vers une poésie plus philosophique et
missionnaire N". Cependant, l'œuvre de Gautier dépasse ce simple prolongement du
romantisme par sa quête d'autonomie artistique qui ouvre la voie à un univers imaginaire
ou l'art surpasse la réalité.
Comme l'explique Maxime du Camp, Gautier n'appartenait véritablement a aucune
école et tirait la substance de ses livres en lui-même :
' GAUTIER, Histoire du romantisme, p.78. ' Celles des premiers gautihtes dont le contemporain de Gautier, S. de Lovmjoul puis au début du XXe sièck R Jasinski et plus tard, M. Cottin et M. Eigcldioger. Voir bibliographie.
C'cst ce qu'ont conclu les critiques modernes tels que M. Cmuzet et P. Tomnese. P. BÉMCHOU, L 'école du désenchc1ntrmenc, p.564.
Son esthétique, peu compliquée, consistait à exprimer de son mieux ce qu'il avait conçu. Par elle-même, la littérature lui paraissait un art complet, émancipé de toute ingérence philosophique, politique et sociale. Il repoussait énergiquement tout le fatras de la métaphysique [...] et affirmait, par ces préceptes comme par son œuvre, que l'on ne doit pas chercher les éléments d'une production littéraire ailleurs que dans sa propre imagination.
C'est pourquoi, dans cette étude, nous avons voulu aborder l'œuvre gautiéresque sous un
nouvel angle, c'est-à-dire non pas selon une esthétique particulière, mais bien selon l'esprit
de Gautier, esprit empreint d'ironie et d'idéal.
L'idéal gautiéresque est bien connu. Les critiques font de l'auteur d'Emaux et
camées, le sculpteur de vers en quête de beauté absolue et d'immortalité. Selon Gautier,
l'art, pour aspirer à l'immortalité, doit rechercher une complète autonomie, rester en dehors
de l'utile, de l'engagement politique et social. De cette façon, il devient indémodable.
impérissable, c o r n e l'exprime son poème L'Art n ( 1 857) :
Tout passe. - L'art robuste Seul a l'éternité.
Le buste Survit a la cité,
L I Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant
Se scelle Dans le bloc résistant !
Parallèlement à cette entreptise poétique, l'esprit ironique de Gautier raille la critique
moralisante qui s'éloigne de cet absolu de l'art en lui cherchant une utilité : (( Non,
imbéciles, non, crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la
gélatine, - un roman n'est pas une paire de bottes sans couture ; un sonnet, une seringue à
jet C O ~ M U [...] toutes choses essentiellement civilisantes, et faisant marcher l'humanité
dans la voie du progrès N ~ . Gautier proteste ici contre le progrès et l'utilité de l'art ; son ton
M- DUCAMP, Théophile Gautier, p. 183. Pdfàce des Jeunes-France, p. 1 9 1,
ironique, voire même sarcastique, devient la condition pour une œuvre délivrée des
contraintes politiques et sociales qui souhaite accéder à l'immortalité.
Par l'ironie, Gautier révèle également les seules utilités qu'il confêre à la littérature :
(( Un roman a deux utilités : - l'une matenelle, l'autre spirituelle [...]. L'utilité matérielle,
ce sont d'abord les quelques mille francs qui entrent dans la poche de l'auteur [...]. - L'utilité spirituelle est que, pendant qu'on lit des romans, on dort, et on ne lit pas de
journaux utiles, vertueux et progressifs ... »' Cette dernière phrase contient une incise
importante qui expose les références oniriques du roman gautiéresque: « pendant qu'on lit
des romans, on dort ..A On dort. c'est-à-dire qu'on quitte la réalité pour un autre univers,
celui du créateur. Ce Consentement ironique a l'utilité de la littéraîure propose donc un
certain dépassement de la réalité par l'art, puisque la réalité. triviale et bourgeoise, se voit
surpassée par le rêve qui suggère un idéal actualisé par l'art.
En fait. Gautier tente de se soustraire à la (( charognerie du siecle »', un siècle qui se
veut progressif et qui fait du poète un missionnaire, et du roman le reflet des moeurs et de
la vertu. L'ironie est la voie du salut de l'artiste vers son idéal, une œuvre désintéressée et
autonome qui n k comme but que l'expression de la beauté. Cependant Gautier ne raille
pas seulement la société ou l'utilité de l'art, mais l'homme lui-même. : (( Rien de ce qui est
beau n'est indispensable à la vie [...]. 11 n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à
rien ; tout ce qui est utile est laid ; car c'est l'expression de quelque besoin ; et ceux de
l'homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature )b9.
L'œuvre gautiéresque devient le lieu d'une libération à la fois sociale et humaine,
l'art étant le <( refuge comme unique valeur aux intérêts humains ))'O. L'auteur tente de créer
un monde qui surpasserait la médiocrité de la vie et de la réalité. Les personnages
gautiéresques tendent à pénétrer le rêve, la beauté. Ils connaissent tous cette volonté
' Préface de Mademoidie de Maupin, p. 19 1. a GAUTIER, cité par P. TORTONESE, La vie extérieure, p. 32. ' Mademoiselle de Maupin, p. 193. 'O P. BÉNICHOU, L 'école du désenchantement, p.558.
d'évasion, comme D'Albert, par exemple : « J'ai beau faire, je n'ai pu sortir de moi une
minute »". Dans cette fuite impossible, la littérature outrepasse les limites de la réalité en
proposant la réalisation d'idéaux tel I'oxymore « marbre vivant » qui joint l'indestructible à
la vitalité et fait accéder l'homme à l'immortalité. Cependant, ce rôle salvateur de la
littérature est, il va sans dire, artificiel. La quête de beauté et d'absolu des personnages
gautiéresques se retrouve vite confrontée aux limites de la représentation Littéraire qui
n'ofûe que des mots. L'ironie se retourne alors contre la littérature elle-même pour en
souligner les prétentions et les « mensonges ». Dans l'introduction aux Oewres de Gautier.
Paolo Tortonese énonce que Gautier « part en guerre contre sa fonction [celle d'écrivain],
avec une opiniâtreté allégrement suicidaire d'. L'ironie, tantôt arme de libération sociale et
politique. devient l'arme d'un combat qui se joue de l'intérieur : l'auteur, au fil de sa
fiction. souligne l'arbitraire et l'artifice de la création littéraire. Comme nous le verrons, les
œuvres de jeunesse de Gautier témoignent ouvertement de ce combat.
Cependant qu'en est41 dans une œuvre de maturité comme Le Capitaine Fmcasse,
pleine d'aventures romanesques et fabuleuses, ou les propos cyniques et provocateurs sont
atténués, pour ne pas dire évincés, au profit du jeu littéraire, des amensonges » de
l'illusion ? Dans cette étude, nous ferons ressortir les manifestations de l'ironie
gautiéresque dans une œuvre où le « sérieux », la lecture au premier degré, semble
prédominer. Le choix de ce roman comme objet d'analyse est justifie par son adéquation
aux différentes pratiques littéraires de Gautier. En effet, Le Capitaine Fracasse correspond
aux trois phases de Gautier par rapport à la littérature, phases relevées par Paolo
~ortonese ":
~criture sans objet, pur exercice verbal, révélation du vide que l'écrivain traverse
Offensive anti-romanesque, pastiche et exhibition du faux
Affirmation d'une pratique de la littérature comme exercice mélancolique de la fiction
'' MudemoiseIIe de Marrpin, p.244. '' P-TORTONESE, « Introduction », Oeuvres de Gautier, p. X I 3 La vie extérieure, p.5 7.
Alors que 1 e recueil des Jeunes- France ou Madernobelle de Moupin s 'inscrivent davantage
dans les deux premières phases d'une ironie plus provocatrice, un roman comme Le
Capitaine Fracasse, par son caractère ludique, a la fois ironique et sérieux, se prête
simultanément à un exercice verbal (description qui tente de créer un univers autonome), à
l'exhibition des clichés et du faux (par les références à l'art théâtral), et a la pratique
mélancolique de la fiction (quête d'illusions où le rêve devient réalité dans un jeu de faux-
semblants). Le Capitaine Fracasse résume donc l'entreprise romanesque de Gautier et se
présente comme l'aboutissement du combat de I'écnvain, puisque l'ironie, loin d'inhiber
l'illusion romanesque. devient la condition de sa réénonciation. Gautier, qui, selon Pao 10
Tortonese, se livre à une « pratique mélancolique de la fiction », c'est-à-dire qui joue le jeu
de la littérature tout en sachant qu'elle ne constitue qu'une illusion, dénonce ce caractère
factice tout en s'y livrant. Ce mémoire tentera de démontrer cette assertion.
Quelques brèves études, dues, en grande partie, à la Société Théophile Gautier
s 'intéressent au Capitaine Fracasse. Celles de Ruggero ~am~agnoll i '", par exemple,
portent sur la description et celles de Françoise Court-Pérez" étudient le langage des
personnages. La plupart de ces études s'attachent davantage au style et à ia langue du
Capitaine Fracasse qu'à son caractère ironique qui, comparativement aux autres oeuvres,
n'apparaît pas prédominant. On doit toutefois à Peter Whyte un article sur le pastiche et la
parodie et sur le «jeu des perspectives narratives » I b . Un important ouvrage de Françoise
Court-Pérez, Gautier, un romantique ironique. publié en 1998, met l'accent sur l'esprit de
Gautier et aborde Le Capitaine Fracasse a quelques reprises, sans toutefois en faire l'objet
d'une analyse approfondie.
Quant à la question de l'ironie, de nombreux ouvrages s'appliquent a la définir et a
l'illustrer. Nous retiendrons essentiellement L 'ironie linéraire. essai sur les f m e s de
[ 'écrintre oblique de Philippe Hamon, qui s'intéresse à l'ironie comme pratique littéraire, et
I4 « L'Abord du château de Sigognac », BSTG. Actes du colloque intemational L 'AH et l'artiste, 1982. « Éclats du Capitaine Fracasse : la poétique du soleil bleu », BSTG, 1984.
's « Le Capitaine Fracasse : nomiturc et langage » et «Vdiombreuse et Léandre : re langage de l'amour », BSTG, 1992.
Ironie et paradoxe. Le discours amoureux romanesque, d'Anne-Marie Paillet-Guth qui
analyse, d'un point de vue linguistique et thématique. les rapports entre l'ironie et le sérieux
dans le langage amoureux des romans du XVIII' au XX' siècle. Ces deux ouvrages
alimentent notre réflexion sur l'ironie en apportant les définitions nécessaires a notre
analyse : qu'est-ce que l'ironie littéraire ? le paradoxe ? D'autres ouvrages tels « De
l'essence du rire )) de Baudelaire, Les Testamenu trahis et L 'art du roman de Milan
Kundera orientent également notre pensée sur l'humour et l'ironie dans la littérature par
leurs représentations du « comique bb. Enfin, un article de Yves Hersant sur (< Le roman
contre le romanesque » étaye notre étude du romanesque dans le roman.
Ce mémoire cherche donc a apporter de nouvelles perspectives a la question de
l'ironie dans les textes du XIJC siècle et, par son approfondissement dans l'œuvre de
Gautier. à mieux faire c o ~ a i t r e l'imaginaire d'un auteur trop souvent défavorisé au profit
d'auteurs plus connus. L'étude de l'ironie appliquée au Capitaine Fracasse permettra de
faire ressortir le rôle des références artistiq11es et littéraires, très usitées au XIXc siècle, la
défiance face aux stéréotypes romanesques, les possibilités et les limites de la
représentation littéraire par la description et les pouvoirs de l'illusion.
La méthodologie utilisée dans cette étude relève de l'analyse textuelle. Dans un
souci de cohérence, nous nous proposons de définir tout d'abord la notion d'ironie, telle
qu'elle se présente dans les textes du XIXe siècle, puis d'étudier plus en détails les
manifestations de l'ironie chez Gautier. D'où vient cet esprit ironique ? Quelle est sa
cible ? Quelles sont ses incidences dans l'œuvre de Gautier ? L'analyse des préfaces de
Mademoiselle de Maupin et des Jeunes-Fronce viendra relever le discours ironique de
Gautier sur la littérature de son époque ; puis, l'analyse de I'œuvre globale en précisera la
portée dans la pratique romanesque. Au chapitre second, l'application de l'analyse au seul
Capitaine Fracasse permettra d'approfondir notre réflexion sur la pratique du romanesque a
la fois comme exposition des clichés et du faux et recherche d'illusions perdues. Pour ce
faire, nous établirons tout d'abord les modalités de la pratique du pastiche, a la base du
l6 (( Pastiche et parodie dans Le Capitaine Fracasse, le jeu des perspectives nanatives )B. BSTG, 1987.
Fracasse, puis nous verrons comment ce procédé s'inscrit dans une démarche imitative
ironique. Par la suite? l'analyse du concept de « romanesque )) viendra éclairer le style de
I'auteur qui puise aux sources grotesques, fantastiques, oniriques et tragiques les eiéments
de son récit qui se révèle dès lors tniculent »", c'est-à-dire « qui étonne et réjouit par ses
excès ». Au troisième chapitre, l'étude des rapports entre le personnage et son type
romanesque révélera le jeu des illusions qui fait du monde un théâtre. Et finalement, au
dernier chapitre, l'analyse de la description et de son caractère pictural démontrera les
limites et les ressources de l'écrivain dans sa quête d'autonomie et d'illusions, contrepoids
(( sérieux )) ii l'exposition ironique des clichés et du factice de l'écriture.
" Selon Xavier Aubryet, « Pour nibphile Gautier, tout émit truculmt - C'était son mot Être truculent, c'était se déclarer partisan du temble contre le modéré, de l'outrance contre la juste mesure, de la rivotte conm la discipline », Chez no us et cher nos voisim. Theophiie Gautia, spiritualiste N, p.59, cité par A. CASSAGNE, Théorie de 1 aripotcr I 'art, p.3 13.
Chapitre 1
L'ironie dans l'œuvre de Gautier
Poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, pourquoi nous avez- vous menti ? Poètes, pourquoi nous avez-vous raconté vos rêves ? [...] Pourquoi avez-vous fait de si belles chansons que la voix la plus douce qui nous dit : - Je t'aime ! - nous paraît rauque comme le grincement d'une scie ou le croassement d'un corbeau ? - Soyez maudits, imposteurs ! »
~ ' ~ I b e r t '
Les jeunes années de Théophile Gautier sont caractéristiques d'un esprit en quête
de liberté et d'absolu. Son œuvre tend d'ailleurs à s'éloigner de la réalité et des tendances
littéraires qui s'y rattachent p o u privilégier un monde où le rêve est possible, où l'art est la
vie. L'ironie est alors l'arme d'un combat pour une littérature libérée des contraintes
sociales, politiques ou liées aux conventions littéraires. L'entreprise du Capitaine Fracasse
s'inscrit dans une œuvre aux visées ironiques allant du cynisme au paradoxe. En effet, plus
provocateur dans sa jeunesse, Gautier met au jour les mensonges D de la littérature et son
incompatibilité avec le réel par la pratique de I'anti-roman, c'est-à-dire d'un roman ou
d'une nouvelle qui conteste le romanesque, comme nous le verrons, en en montrant les
mécanismes, les illusions et les prétentions. Ce chapitre nous introduira a l'œuvre de
Gautier, précédant et déterminant l'aventure du Capitaine Fracasse, et à la notion
d' G ironie )). fondamentale à notre analyse.
1.1 L'ironie littéraire'
Par définition, l'ironie comporte deux degrés d'interprétation, c'est une (< manière de
se moquer en disant le contraire de ce qu'on veut faire entendre n3. Toutes les définitions
-
GAUTiER, MademoiselIe de Maupin, p.223. Pour dénommer Ia fonne écrite et littéraire de l'ironie, nous utiliserons l'expression employée par Philippe
Hamon, dans son ouvrage du même nom : « l'ironie litthire ».
de l'ironie supposent cette idée de contraire, de contradiction entre un sens explicite et un
sens implicite. Cette opposition enne l'intention et le sens, entre le sens littéral et le sens
figuré, mène à cette définition simple de l'ironie :
L'ironie, d'un certain point de vue, pourrait donc être définie soit comme un (( contresens D. le contresens volontaire d'un énonciateur parlant (( contre )) un sens appartenant à autrui, soit comme un acte de réécriture, réécriture qu'opère le lecteur à partir du texte de l'auteur : il récrit « Beau N en « laid », (( intelligent » en (( stupide )), etc.'
Cette définition implique un simple jeu sémantique des contraires qui ne suffit pas à
expliquer toute l'ampleur de l'ironie gautiéresque. En effet, comment renverser le sens
explicite d'une nouvelle comme « Le Bol de punch », par exemple, qui s'inspire de
différentes scènes littéraires d'orgies en mettant en lumière ses sources d'inspiration, ses
procédés d'écriture et dont la morale est (( le danger qu'il y a de mettre en action les romans
modernes n5, sans oublier l'insertion célèbre d'une page d'un livre de recettes ? Ce jeu
Littéraire fait d'intertextualité et d'autoréflexivité ne peut etre compris dans un sens a = non
a. Il peut être saisi, a rebours, par une lecture au deuxième degré. comme une critique de la
littérature réaliste, de ses incongrnités spatio-temporelles, des incompatibilités entre le réel
et le romanesque, par exemple. L'ironie gautiéresque ne se laisse pas facilement
conceptualiser.
L'ironie littéraire, dans laquelle s'inscrit l'entreprise gautiéresque, pourrait
correspondre à tout a fait de style en général : toute introduction d'un écart, ou d'une
surprise, dans un système de règles et de régularités textuelles D ~ . Cet écart par rapport au
texte orthodoxe ( qui va tout droit 1)') est le h i t d'un regard oblique »* porte sur la
littérature. Flaubert, par exemple, porte ce regard oblique sur les personnages bourgeois
qu'il met en scène. Son regard déroge de la doxa et crée un para-doxe en mettant en scène
un personnage qui se prend au sérieux, Madame Bovary par exemple, tout en laissant
Le Robert, 1995. P . HAMON, L'ironie litréraire, essai sur l a formes de l'écriture oblkpe, p.20. T. GAüTIER, « Le bol de punch D, Les Jéttnes- France. p.173. M. Riffaterre cité par P. HAMON, L 'ironie littéraire, p.9. ' Ibid., p.9.
supposer un regard critique, ironique sur celui-ci. Le lecteur, complice de cette
(( obliquité )> et de cette mise en scene, hésite entre I'ironie et le sérieux : Madame Bovary
est-elle sérieusement une héroïne romanesque ou une simple bourgeoise a la recherche de
passions romanesques ? Les quelques jugements du narrateur perceptibles par l'emploi de
l'italique qui relativise l'emploi de certains mots (« Sa mère, en haussant les épaules,
prétendait que tout cela c'étaient des gestes )b9) tout comme l'emploi de l'adjectif
qualificatif antéposé (« une grande passion 1)' « une vraie lune de miel ~ ' 4 , par exemple,
révèlent les lieux communs de la passion et la visée ironique de l'auteur. Gautim comme
nous le verrons au chapitre II. empmnte également la voie du paradoxe en jouant entre
l'ironie et le sérieux. l'exposition des clichés romanesques et leur réénonciation.
L'ironie gautieresque se présente sous différentes formes [allant du cynisme, plus
provocateur et explicite, au paradoxe, plus ambigu. comme nous le verrons par l'analyse du
Capitaine Fracasse] mais de façon générale, elle se révèle par une lecture au deuxième
degré, une adéquation du lecteur à I'« aire de jeu DI' ironique. Cette complicité avec le
système de valeurs et le discours de l'ironisant permet au lecteur de percevoir la distance
critique de l'auteur par rapport à son texte, distance stipulée dans cette définition générale
de l'ironie : « l'art langagier de prendre ou de garder ses distances vis-à-vis des choses ou
de soi-même ».12 En prenant ses distances. l'auteur est à même de poser un regard critique
sur les personnages et la société qu'il met en scene ou sur l'utilisation du discours
romanesque et, par delà, sur la représentation littéraire. L'ironie gautieresque vise dors à
afficher le « fonctionnement mécanique fi" du langage et du romanesque, à en montrer les
ficelles, les récurrences et les limites.
Selon Philippe Hamon, l'ironie littéraire, poussée à cet extrême, (( tend au pastiche
ou à la parodie : en effet, le plus efficace procédé pour disqualifier autrui est de se paya sa
Expression utilisie par Hamon dans L 'ironie litteruire pour définir I'ironie. ' G. FLALJEERT, Madame Bovav, p.326. 'O Cité par A.- M. PAILLET-GUTH, Ironie et pomdoxe. Le dkours amoureux romanesque, p. 146. ' ' La formule est de Béda Allemam, citée par p. W O N , L 'ironie linéraire, p. 11. '' HAMON, Ibid. p. 109. l3 Ibid., p.24.
tête d4. L'ironie gautiéresque, à son paroxysme, serait donc la parodie, un travail de
réflexivité sur la littérature elle-même qui vise a en souligner les limites, les ratés. et a en
exagérer les formes jusqu'à 1' « imitation burlesque », la (( contrefaçon ridicule »". L'ironie
est donc une arme pour l'auteur qui souhaite critiquer avec humour ou sarcasme les
procédés littéraires, comme Gautier dans ses jeunes années, mais elle est à double tranchant
pour celui qui s'y livre a l'intérieur même de la fiction. puisqu'elle détruit l'illusion en la
dénonçant. Elle établit également une certaine ambiguïté par la pratique et la soumission de
l'auteur à l'objet de sa dérision. En effet. comment être ironique face au romanesque tout
en le pratiquant? L'ironie ne serait-elle qu'une autre façon de pratiquer le
romanesque, qu'un jeu littéraire comme les autres? L'ironie. comme nous le verrons, peut
apparaître comme un jeu, mais un jeu toujours sérieux qui renouvelle le regard porté sur la
littérature.
1.2 Naissance de l'esprit ironique chez le critique
Selon Française court-~érez", le travail de journaliste et de critique, gagne-pain de
Théophile Gautier, l'amena à poser ce regard critique sur l'art et la littérature et à prendre
cette distance par rapport aux genres et aux modes littéraires du XIXt siècle. N'ayant
comme principe que celui de « l'art pour l'art », Gautier se refusa a toute école et jugea les
oeuvres de ses contemporains selon leurs propres esthétiques, recherchant le Beau dans ces
différentes manifestations : « De son essence, l'art est infini et universel ; vouloir
l'astreindre à des règles immuables, le cantonner dans des limites fixes, c'est le confondre
avec le métier ; c'est prouver qu'on ne le comprend pas, car privé d'initiative il n'est
plus d7. Ainsi, Gautier est ouvert à tous les langages artistiques".
'" P. HAMON, L'Ironie littiraire, p.26. '' Le Robert, 1995. '' Dans Gautier, un roman~ique ironique, p. 14. " M. DU CAMP, Théophile Gautier, p. 186. '%*on pourrait nous objecter que Gautier récuse le ralisme. or, ce qu'a rejette, c'est une représentation brute de la réalité. Voir p. 19-20,
Cependant, sa préférence va aux auteurs originaux, atypiqiies. 11 réhabilite, par
exemple, des poètes grotesques délaissés de ses contemporains et salue leur nouveauté, leur
non-conformisme : Les doctrines littéraires qu'il professe dans ses vers et dans sa prose
sont originales et tranchantes sur les opinions du temps. Rien de plus moderne, et les
novateurs de 1830 n'ont pas mieux dit »19, écrit-il à propos de Théophile de Viau. Gautier
se reconnait chez ces auteurs tombés en désuétude; il réclame le droit a la
singularité : « Telle pièce grotesque de Saint-Amant, un sonnet comme les Goinfres, par
exemple, a plus de valeur et se rattache bien p l u à l'art qu'une ode ou qu'un poème d'une
platitude correcte [...] car ce n'est pas le genre qui importe en poésie, mais bien le style »'O.
Dans une critique sur Baudelaire, manifestation originale de l'artiste du XiXe siècle, Gautier
retourne l'accusation de décadenrisme à son avantage et l'oppose au classicisme :
A nos yeux, ce qu'on appelle décadence est au contraire maturité complète, la civilisation extrême, le couronnement des choses [...]. Ces pensées sont subtiles. ténues, maniérées, persillées même de dépravation, entachées de gongorisme, bizarrement profondes, individuelles jusqu'à la monomanie, efiénément panthéistes, ascétiques ou luxurieuses ; mais toujours. quelle que soit leur direction, elles portent un caractère de particularité, de paroxysme et d'outrance...''
Ce caractère paroxystique et outrancier se retrouve dans l'oeuvre de Gautier et notamment
dans Le Capitaine Fracasse, comme nous l'étudierons dans les chapitres suivants. Sa
réflexion sur les genres du XIXc siècle nourrit sa propre vision artistique et inversement, sa
création influe sur ses réflexions. Ce travail de critique. sympathisant avec les artistes, mais
acerbe envers les Paul de Kock, Smie et cie, influence donc considérablement le travail de
création littéraire.
La conscience du critique, son esprit d'analyse, d'observation, sa perplexité
interviennent dans l'œuvre de l'écrivain. Gautier se voit, en quelque sorte, (4 créer n, il
s'auto-critique. Pour certains, notamment Balzac qui voyait en Gautier un « poète
l9 Fusains et eaux-fortes, p.277. Ibid.. p. 298.
:' Ibid., p.306.
17
comique », - les nombreux commentaires et critiques de l'auteur dans le texte romanesque
font de Gautier un a écrivain humoriste H, mais ces interférences vont bien au-delà d'un
simple comique ; elles sont un regard neuf sur l'acte de création et témoignent d'un esprit
cynique qui mène à la décadence : « C'est par le développement d'un paradoxe particulier
(l'art est plus réel que la réalité et la nature n'est qu'une imitation de l'art) que l'auteur
annonce le décadentisme »? L'ironie gautiéresque, comme nous le verrons, sème avant
tout ce paradoxe en manifestant un profond (( doute N sur la littérature, sa recherche de
N l'effet de réel », d'une morale ou d'une utilité quelconque.
L.3 Le cynisme du préfacier
Chez le jeune Gautier, l'ironie se fait cynique par son « attitude de provocation [...]
mais encore, et plus fondamentalement, par une remise en cause des valeurs et par
l'affirmation d'un moi souverain qui s'oppose aux lois sociales ))". Ces signaux de l'ironie,
que l'on retrouve dans le péritexte. notamment dans la préface qui devient le lieu
d'élaboration des idées (ou de I'affinnation de l'absence d'idées), sont alors plus
manifestes, puisqu'ils visent la provocation. La préface des Jeunes-France et celle de
Modemoiselle de Moupin, par exemple, témoignent d'un cynisme face aux illusions du
monde et de la littérature et face à l'hypocrisie d'une société qui se veut vertueuse.
L'auteur se fait alors sarcastique pour marquer son opposition au monde et aux modes
littéraires.
Selon Baudelaire, la nouveauté des Jeunes-France et de sa préface est dans le rire et
le sentiment du grotesque (( à une époque pleine de duperies, un auteur s'installait en pleine
ironie et prouvait qu'il n'était pas dupe))? En effet, « par sa raillene, sa gausserie, sa ferme
décision de n'être jamais dupe », Gautier dévoile la fausseté des conventions littéraires et
sociales. En commandant ce recueil, l'éditeur Rendue1 souhaitait rendre compte du mode
" Dans la préface D 'un grand homme de province à Paris cite par P. TORTOMSE. u Notes 1) aux Oewres. p. 1568. " F. CO URT-PEREZ. Gautier. un romantique ironique, p. 16. ?J Définition du type Cynique, Ibid., p.80
de vie des Jeunes-France, « révolutio~aire[s] dans les moeurs plus qu'en politique [...] qui
veulent affirmer leur révolution dans le domaine de la littérature, des arts, du goût et de la
sensibilité D'~, mais Gautier y fit plutôt la critique de la soumission des Jeunes-France à la
convention, eux qui se voulaient d'abord l'incarnation de la liberté, mais qui sont vite
devenus une mode. A titre d'exemple. la nouvelle « Daniel Jovard ou la conversion d'un
classique » témoigne de la transfomation superficielle d'un jeune homme en Jeune-
France : « Lecteur, mon doux ami, je t'ai donné ici, en te domant l'histoire de Daniel
Jovard, la manière de devenir illustre, et la recette pour avoir du génie ou du moins pour
s'en passer fort commodément ... H". Dans ce recueil, l'ironie de Gautier va bien au-delà du
romantisme de surface (a le romantique patron »") ou du classicisme moribond, ces deux
genres étant également tournés en dérision, elle s'attaque à toutes formes de convention.
Les poèmes de Jovard. avant et après sa conversion illustrent l'ironie de Gautier qui se
moque, en les exagerant, des styles classique et romantique :
Quel saint transpon m'agite et quel est mon délire ! Un souffle a fait vibrer les cordes de ma lyre ; O Muses, chastes soeurs. et toi. grand Apollon. Daignez guider mes pas dans le sacré vallon ! Soutenez mon essor, faites couler ma veine, Je veux boire à longs traits les eaux de I'Hyppodne, Et couché sur l e m bords au pied des myrtes verts, Occuper les échos a redire mes vers.
Daniel Jovard, avant sa conversion.
Par l'enfer ! je me sens un immense désir De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir Avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte Son caur demi pourri dans sa poitrine ouverte.
Le même Daniel Jovard, après sa conversion.29
En parodiant les styles classique et romantique, Gautier critique la perversion de la
littérature qui se détourne de son but, l'expression du Beau. pour devenir une mode qui suit
des règles conventio~elles. 11 se moque, par exemple, de la tournure lyrique que se
--
" BAUDELAIRE, {c Théophile Gautier », dans L 'An romantique, p. 1 59. P. TORTONESE, « Notes D aux Oeuvres de Gautier, p. 1546.
~7 i c Daniel Jovard », p.86. GAUTIER « Celle-ci et c t b I a N, p. 94. « Daniel Jovard N, p.74.
donnent les Romantiques, c'est pourquoi l'emphase des émotions paroxystiques est
toujours ironique : (( Du mal ! ah ! qu 'un coup de poignard de toi me serait doux ! Voyons,
mords-moi ; qu'est-ce que cela te fait ? »'O. En reprenant ce vers d'Hernani, Gautier raille
le style romantique Jeune-France qui utilise le romantisme à des fins triviales, pour se
donner une tournure.
La préface des Jeunes-France prépare la voie à un recueil ironique et, par delà, a une
œuvre entière, par un autoportrait dérisoire d'un jeune bourgeois qui se fait Jeune-France, a
la manière de Daniel Jovard, afin de combler le vide et l'insignifiance de la vie, mais qui se
retrouve soumis a l'écriture qui seule peut donner vie (( au personnage cumulatif » qu'il
souhaite devenir : «Au diable les vers, au diable la prose ! Je suis un viveur maintenant [...]
je vous écrirai pour me reposer de belles histoires adultérines [...]. Pourtant je venais tout à
l'heure d'envoyer les vers et la prose au diable ; ce que c'est que les mauvaises habitudes,
on y revient toujours »". C'est l'impasse de l'imaginaire ; l'auteur doit se créer lui-même
ses univers fantasmagoriques. II doit se construire un monde qui pallie la vacuité de la
réalité : a Quoi faire ? rêver ? On ne peut toujours rêver : lire ? J'ai dit que je savais tout :
quoi donc ? »'' Par cet acte créateur, l'auteur se fait souverain de son univers, rejoignant
ainsi la philosophie cynique. dont le mot clef est « liberté » et l'existence,
(( autosuffisance »?
De plus, l'auteur crée un monde a la hauteur de ses attentes, où, pour utiliser une
formule de Baudelaire exprimant 1' « élément nouveau » apporté par Gautier, « la
consolation par les arts lui apporte un moindre mal dans I'iinpossible possession de
l'absolu. En effet, (( l'art est ce qui console le mieux de vivre », car c'est la liberté, le
luxe, l'efflorescence, c'est l'épanouissement de l'âme dans l'oisiveté D". En se référant aux
" Ibid. p. 1 19. ' P ri face des-Jeunes-Fronce, p.32. " Ibid., p28. 33 Philosophie cynique, d'aprés M.-O. Goulet-Cazé. cité par F. COURT-PEREZ, Gautier. un romantique
ironique, p.84-89- Y Cite par BI%ICHOU, L @école du dérenchantment, p.558.
GAUTIER., PRface d' K Aibertus N. cité par BÉNICHOU, Ibid, p.5 14.
autres arts, tels la peinture, la sculpture ou le théâtre, la littérature peut se créer un univers
idéal OU la beauté de la femme est comparable à celle des tableaux de Rubens, par exemple.
Les références à l'art, synthétisées par la littérature", permettent égaiement la réalisation
imaginaire d'oxymores qui ne trouvent pas d'échos dans la réalité, le (( marbre vivant »,
pour reprendre un exemple si cher à Gautier, qui traduit un i< rêve de dépassement )?à la
fois de la vie, de la mort et de la réalité. L'ironie gautiéresque a donc des forces libératrices
qui mènent à la néantisation du réel et des modèles, mais qui célèbrent l'individualité, l'art
et l'imaginaire, indispensables a cette existence utopique.
Cette recherche de liberté individuelle va de pair avec I'autonornisation de la
littérature. Gautier souhaite le complet détachement du champ littéraire des champs
politique et social, ce qui nous ramène a la théorie de l'art pour l'art et à la fameuse préface
de Mademoiselle de Maupin. L'ironie gautiéresque vise ici un certain renversement de
valeurs : la littérame n'a pas de visées utilitaires. moralistes ou progressistes, elle vit en un
monde parallèle. indépendant. qui n'a comme prétention que l'expression du Beau.
L'ironie devient l'arme de ce combat contre toute tendance utilitaire de la littérature.
D'abord. Gautier instaure un pacte de communication avec son lecteur ou plutôt sa
lectrice ». puisque le narrataire des textes gautiéresques se présente habituellement sous la
forme féminine, afin de bien cibler le côté sensible et impressionnable de son lectorat et
ainsi favoriser une réception plus critique, avertie de ses textes :
"Si vous voulez lire ce livre, enfermez-vous soigneusement chez vous [...]. Ce livre est dangereux ; ce livre conseille le vice. 11 aurait peut-être eu un grand succès [...] mais maintenant que les moeurs se sont épurées, maintenant que la main du peuple a fait crouler l'édifice vmoulu de l'aristocratie, etc., etc., que, que, que, - il faut dans toute œuvre une idée, une idée ... là une idée morale et religieuse qui ... une vue haute et profonde répondant aux besoins de l'humanité
Gautier effectue une déconstruction ironique des procédés littéraires de la critique
moralisante par l'emploi de parenthèses, la répétition de marqueurs de relations qui parodie
36 Voir Chapitre IV. 3' P. TORTONESE, « Introduction b) aux Oeuvres de Gaurier, p.XXVi : N Que sont ces mmcs de Gautier [...] sinon d'autres manifestations d'un mime rêve de dépassement ? »
le vide de l'argumentation, bref par une « gesticulation typographique D~~ qui traduit
l'agitation de la critique et l'obsession de 1' « idée » dans la littérature. Le ton est
provocateur et le message est clair: la littérature doit être un art pur et autonome ; la
critique et le public lecteur doivent l'apprécier comme telle. Plusieurs années après cette
préface, Gautier tient encore le même discours :
Nous croyons en l'autonomie de l'art ; l'art pour nous n'est pas le moyen, mais le but ; tout artiste qui se propose autre chose que le beau n'est pas un artiste à nos yeux ; nous n'avons jamais pu comprendre la séparation de l'idée et de la forme ... Une belle forme est une belle idée, car que serait-ce qu'une forme qui n'exprimerait rien ?40
L'ironie littéraire, telle qu'elle se présente dans le péntexte, vise donc un renversement de
valeurs qui favorise 1 'autonomie de la littérature et la souveraineté du créateur, recherchées
par les partisans de l'art pour l'art, et prépare ainsi la voie à I'entreprise romanesque
gautiéresque. L'ironie a une double cible : les conventions littéraires, qu'elles soient
romantiques, classiques ou réalistes, et l'utilitaire qui assimile la littérature à la réalité
sociale et politique. anéantissant ainsi ses espoirs d'immortalité et d'absolu. Or, toute
littérature obéit à des conventions, ne serait-ce que le langage à la base du pacte de
communication entre l'auteur et le lecteur. En ce cas, comment ironiser tout en se livrant à
l'objet de sa dérision ? L'ironie, à l'intérieur même du roman, apparaît problématique
puisque l'auteur tente à la fois de faire un roman et d'en exposer le caractére factice et
conventionnel. En dévoilant ainsi ses cartes, l'auteur risque-t-il Je perdre au jeu des
illusions ?
1.4 L'ironie dans l'œuvre romanesque
L'ironie gautiéresque, a l'intérieur méme du roman, se présente comme un jeu sur
les limites de la littérature, plus particulièrement, sur les limites de la représentation. À de
nombreuses reprises, par exemple, autout dans l'œuvre du jeune Gautier, le narrateur remet
Mademoiselle de Maupin, p. 180. 39 P. HAMON, L 'ironie littéraire, p.86. a GAUTIER, dans L 'Art&e, 14 décembre 1856-
en question l'acte d'écriture, la poursuite de son histoire et les raisons d'écrire : (i En vérité,
je ne sais t ~ o p pourquoi j'ai pris la forme du dialogue pour vous narrer ce conte véridique ;
il est clair qu'il s'y adapte fort mal, et la page précédente est un chef-d'œuvre de mauvais
goût [...]. Je pense que le seul motif qui m'a poussé à faire cette abomination, est le désir
de faire le plus de pages possibles avec le moins de phrases possibles ... D~'. Ces remarques
impertinentes mettent l'emphase sur le roman en train de se faire, tout comme le font les
interpellations directes aux lecteurs et aux personnages : (( Comment diable voulez-vous
que nous sachions ce que fait Fortunio ? Il n'y a aucune raison pour que nous soyons mieux
informés que vous [...]. Voyez, Fominio, à quelles extrémités vous nous réduisez ! d'
Gautier ironise sur ses pouvoirs d'auteur et laisse toute la responsabilité de l'histoire à son
personnage. posant ainsi un regard sceptique sur les histoires réalistes et sur la poursuite
d'une intrigue romanesque.
Ces interventions créent une certaine distanciation de l'auteur par rapport à son
œuvre et du lecteur par rapport au texte et ruinent délibérément toute vraisemblance en
accusant le caractère ambigu de la littérature. Bien entendu, Gautier ne fut pas seul en son
royaume ; de nombreux écrivains tentèrent cette entreprise avant lui: Diderot et son
Jacques le fataliste, récit discontinu qui met en lumière les ficelles du créateur et, à sa suite,
toute la vague de i'anti-roman sous I'égide de Charles Nodier qui déconstmit l'acte
littéraire, jusqu'à l'auto-destruction. Le (( comique polyphonique »" de Gautier s'inscrit
donc dans une tradition qui trouve ses origines chez Rabelais qui lui inspire une narration
grotesque, « ou, pour reprendre une notion de D. Sangsue qui en fait une tendance générale
de la littérature des années 1830-1 840, une narration excentrique qui conteste le
romanesque Ces entreprises sont avant tout une recherche de liberté dans l'acte
créateur. L'auteur souhaite se défaire des modèles et afficher son pouvoir, en montrant
notamment I'œuvre en train de se faire et ses multiples possibilités. Comme le souligne
Milan Kundera, « la liberté par laquelle Rabelais, Cervantès, Diderot, Sterne, nous
'' GAUTIER, (c Le Bol de punch n, p. 159. " GAUTIER. Fonunio, p.530 et 53 1. '3 F. COURT-P-, Gautier. un romantique ironique, p. 193. * Ibîd., p. 193.
envoûtent était liée à l'improvisation »"'. Et cette apparente liberté dans la composition
crée tout l'effet de (( comique » :
Comme les oeuvres sérieuses chez toutes les nations ont pour but la recherche du beau, qui est un de sa nature, elles se ressemblent nécessairement davantage [...]. Le comique, au contraire, consistant dans une déviation plus ou moins accentuée du modèle idéal, offre une multiplicité singulière de ressources ; car il y a mille façons de ne pas se conformer à l'archétype?
Cet anticonformisme peut être (( comique ». mais il relève également de l'ironie littéraire
par sa réflexivité et sa contestation du romanesque. L'ironie gautieresque se pose donc en
opposition ou en contradiction avec un archétype et vise la déstabilisation face à ce modèle
préétabli.
La nouvelle « Le bol de punch », comprise dans le recueil des Jeunes-France
(1 833)' comporte, comme nous l'avons vu, plusieurs références littéraires, notamment sur
des scènes d'orgies de Balzac, d'Eugène Sue, de Jules Janin et de P L . Jacob que les
personnages tentent de reproduire : (( Chacun prit place [...] a côté de chaque assiette était
posé un volume [...] ouvert précisément à l'endroit de l'orgie. afin que chacun pût suivre
ponctuellement le livre. et en garder consciencieusement la tournure »". L'intertextualité et
1 ' autoréflexivité viennent déstructurer ces scènes d'orgie types en affichant les lieux
communs : « on eût dit un sabbat de sorciers et de démons ... Pouah ! pouah ! voilà un
commencement fétide ; c'est le poncif de 1829 »; les incongruités : (( C'est une chose a
remarquer, les descripteurs orgiaques et les faiseurs de Iivres obscènes outrepassent les
proportions humaines de la manière la plus invraisemblable ; les uns font tenir dans le corps
d'un misérable petit héros [...] dix fois plus de punch et de vin qu'il n'en tiendrait ... )) ; et
les exubérances romanesques : (( Oui ! oui ! une orgie pyramidale, phénoménale, crièrent
tous les drôles à la fois, une orgie folle, échevelée, hurlante, comme dans La Peau de
chagrin de M. de Balzac, comme dans ... ». Cette forme d'ironie atteste que la littdrature
peut se passer de la réalité, puisqu'elle se prend pour sujet : elle affirme son autonomie.
'- Les Tesramena trahis, p.30 GAUTIER, Fusains et eaux-forta, p. 3 19 et 320. '' Le Bol de punch », p. 163. Les citations qui suivent sont extraites des pages 160 a 168.
Les références a d'autres univers romanesques sont, selon Pierre Bourdieu, la
manifestation majeure de l'autonomie du champ littéraire4', car elles impliquent l'existence
d'une réalité romanesque parallèle à la vie réelle. Elles agrandissent le microcosme de
l'œuvre au macrocosme de toute la littérature. De plus, cette nouvelle tente de démontrer
l'incompatibilité entre l'art et la vie : les romans réalistes ne peuvent prétendre à une réalité
possible des faits décrits puisque leur passage a la réalité est impossible, ou du moins,
incongru. D'abord, il y a incompatibilité entre temps réel et temps du récit. En voulant
décrire une scène, l'auteur crée une attente, une pause narrative : « Diable ! je ne suis
encore qu'à la description du premier senice, dit un balzacien. Ce gredin de Balzac n'en
finit pas, ses descriptions ont cela de commun avec les sermons de mon père N. Cependant,
cette référence humoristique à Balzac ne doit pas ètre prise péjorativement ; Gautier était
ami des écrivains réalistes tels Flaubert et Balzac et pratiquait l'art de la description, comme
ce dernier. L'ironie littéraire a ici pou. cible non pas Balzac, mais l'impossible réalisme.
La description vise la reconstitution d'un monde imaginaire, 1' (( effet de réel n n'est pas la
réalité et ne peut être admis comme tel, car cet effet dépasse la réalité elle-même, par trop
fastidieuse. La réalité brute répugne au regard artiste de Gautier qui préfére la création
d'une réalité romanesque indépendante du réel : << Je déteste la campagne : toujours des
iirbres. de la terre, du gazon. Qu'est-ce que cela me fait ? C'est très pittoresque, d'accord,
mais c'est ennuyeux a crever )b4'. La description la plus détaillée, celle de Balzac, par
exemple, même si elle recherche un « effet de réel », reste la transposition d'une vision
artiste, ses éléments sont choisis, travaillés : «je n'aurais jamais fini si je voulais dire
tout do. L'insertion célèbre d'une recette dans cette nouvelle tkmoigne de L'impertinence
de vouloir dire tout )) : elle est une transcription littérale d'une «table de quatorze
couverts », et non plus une description alléchante, une vision artiste du repas. Elle perd
ainsi toute littérarité.
En plus de cette incompatibilité entre le réel et le romanesque, la littérature
présente d'autres limites, celle de la représentation, par exemple. En effet, les mots peuvent
" P. BOURDIEU, Les règks de 'un, Genèse a s m n v e du champ littéraire. p. 148. 59 GAUTIER, Préfice des Jeunes-France, p27.
être impuissants a rendre l'invisible ou, comme dans Spirite. les contours de
l'esprit : « Cette faible esquisse, faite nécessairement avec des paroles créées pour rendre
les choses de notre monde, ne saurait donner qu'une idée bien vague de l'apparition que
Guy de Malivert contemplait dans le miroir de Venise. La voyait-il de l'œil charnel ou de
l'œil de l'âme ? 1)" De plus, la langue française peut être inapte à exprimer les choses du
passé ou de l'étranger : u Nous avons à décrire une orgie suprême, un festin à faire pâlir
celui de Balthazar, une nuit de Cléopâtre. Comment, avec la langue française, si chaste, si
glaciaiement prude, rendrons-nous cet emportement frénétique, cette Large et puissante
débauche ... »". Ici, l'auteur exprime l'indicible par la négative, par l'aveu de son
incapacité à décrire, a domer a voir. L'ironie gautiéresque s'appuie donc sur les limites de
la représentation littéraire pour tenter de les dépasser en suggérant un au-delà du langage.
Une autre solution s'impose dans ce problème de l'indicible, des limites de la
représentation littéraire. Bon nombre d'écrivains au XIXe siècle l'ont adoptée : les
références artistiques qui viennent aider l'écrivain dans sa recherche d'une œuvre d'art
totale qui échapperait aux limites de la représentation littéraire par ses pouvoirs de
suggestion: Une foule d'objets, d'images, de comparaisons, qu'on croyait irréductibles au
verbe. sont entrés dans le langage et y sont restés. La sphère de la littérature s'est élargie et
renferme maintenant la sphère de l'art dans son orbe immense N", écrit Gautier à la fin de
sa vie. En effet, par ses emprunts au vocabulaire artistique, la littérature peut suggérer une
ouverture vers d'autres sphères de représentation :
Nous ne traçons ici qu'une ébauche rapide pour faire comprendre l'ordonnance de cette construction formidable avec ses proportions hors de toute mesure humaine. II faudrait le pinceau de Martinn, le grand peintre des enonnités disparues, et nous n'avons qu'un maigre trait de plume au lieu de la profondeur apocalyptique de la manière noire ; mais l'imagination y suppléera ; moins heureux que le peintre et le musicien, nous ne pouvons présenter les objets que les uns après les autres.54
Ibid. p. 168. GAUTIER, Spirite, p. f 457.
5z GAIJTER, Une nuit de Cléopâtre », p.6 15. GAUTIER, Histoire du romanthe, p. 18. GA- (c Une nuit de Cléopâtre », p.6 16.
Une certaine ironie entre en jeu dans ce genre d'aveu, car en admettant l'infériorité de la
littérature, l'auteur déclare également l'inverse, puisque la littérature a cette supériorité sur
les autres arts de pouvoir les faire intervenir en les nommant. Or, elle ne peut que suggérer
ce renvoi, sans toutefois faire entendre les sons. ni donner à voir. Les références artistiques,
comme nous le verrons au demier chapitre, sont donc plutôt ambiguës, voire paradoxales,
puisque l'auteur demeure prisonnier du langage.
Cc jeu sur les limites de la représentation littéraire établit également une certaine
ambivalence entre l'art et la réalité : quel est le modèle de l'autre? I'art ou la réalité ?
Quelles sont les frontières qui les séparent ? Peuvent-ils cohabiter, se confondre ? Les
nombreux contes fantastiques de Gautier participent a cette entreprise de questionnement.
La liberté que se donne l'auteur dans la composition de ces univers marque son autonomie
par rapport a la réalité. En effet, la création d'univers fantastique ou fantaisiste surpasse la
vraisemblance et le raisonnable. La dimension de I'imagination et la dimension spirituelle,
qui manquent aux spectacles de la nature, permettent à l'artiste d'atteindre le « surréel »
(d'après une expression de Gautier), c'est-à-dire de dépasser la réalité pour exprimer un
idéal. Comme Baudelaire et Delacroix, Gautier croit que « la nature n'est qu'un
dictionnaire, [...] un alphabet dans le monde visible d5. Gautier transforme les signes de la
réalité afin de créer (( un microcosme oii puissent habiter et se produire les rêves, les
sensations et les idées que nous inspire I'aspect du monde ... »,56 traçant ainsi un univers
parallèle a la vie réelle, comme celui du Capitaine Fracasse. Dans ces microcosmes
gautiéresques, le ludisme, allant parfois jusqu'aux limites de la folie (Jettaara, La Morte
amoureuse. par exemple) est déterminant. L'auteur joue avec ses pouvoirs de transition
entre l'art et la réalité : Je fis cette nuit-là un rêve singulier, si toutefois c'était un rêve d7,
se donnant ainsi pour héros principal d'une histoire fantastique où le romanesque se
confond avec le rêve et où I'art, le personnage d'une tapisserie dans ce cas-ci, devient
réaiité. De nombreux écrivains, à la
--
55 GAUTIER, (( Du Beau dans L'art n, cité par J.-P p.29.
% fiid.. p. 30. GAUTIER, Omphale, p. 16.
suite d'tiofhann, créèrent ce type d'univers
LEDUC-ADNE, « ThéophiIe Gautier et Les réalistes »,
fantastique. Chez Gautier, les références oniriques et fantastiques révèlent cet esprit
empreint de liberté et d'idéal. L'ironie gautiéresque crée ainsi un univers autonome oii l'art
surpasse la réalité par ses pouvoirs de transcendance et la perfection de ses créations.
Dans La Toison d'or, par exemple, le personnage principal, Tiburce, confronte la
réalité à l'art. 11 part pour la Belgique à la recherche des modèles originaux des idéaux
féminins de Rubens. La description du tempérament de ce personnage résume la tension
artistique au cœur des romans gautiéresques: G ... en sa qualité de paresseux, il préférait
vivre sur la foi d'autrui ; il aimait avec :'amour du poète, il regardait avec les yeux du
peintre, et connaissait plus de portraits que de visages ; la réalité lui répugnait, et., à force de
vivre dans les livres et les peintures, il en était arrivé a ne plus trouver la nature vraie ns8.
Cette quête de la perfection artistique dans la réalité cause l'inadéquation du personnage à
la vie réelle : « Vous avez l'ambition de l'amour, vous vous trompez sur vous-même, vous
n'aimerez jamais. 11 vous faut la perfection. l'idéal et la poésie : - tout ce qui n'existe
pas n5'. Or la littérature a le pouvoir de les suggérer et de répéter le mythe de Pygmalion.
Dans Le Capitaine Fracasse, comme nous le verrons, Gautier expose le factice de l'art et
l'illusion a la base de I'univers romanesque, tout en les donnant comme la seule réalité
existante.
Dans Spirite (1865). le dernier roman de Gautier, le langage lui-même se voit
surpassé par la suggestion d'un au-delà des mots, manifestation parfaite de l'art :
Bientôt elle se remit au piano et fit jaillir du clavier une mélodie d'une puissance et d'une douceur incomparables, où Guy reconnut une de ses poésies - celle qu'il aha i t le mieux - transposée de la langue du vers la langue de la musique. C'était une inspiration dans laquelle, dédaigneux des joies vulgaires, il s'élançait d'un essor désespéré vers les sphères supérieures où le désir du poète doit être enfin satisfaitw.
Cette communication parfaite, réalisée par l'esprit (Spirite) et imaginée par l'auteur et le
lecteur appelés a la représentation d'une abstraction impossible, est I'ultime témoignage des
GAUTIER, La Toiwn d'or, p.622. s9 Ibid., p.653.
pouvoirs de suggestion de la littérature qui, bien qu'inapte à réaliser la perfection du rêve,
peut du moins en rendre compte :
Spirite, avec une intuition merveilleuse, rendait l'au-delà des mots, le non-sorti du verbe humain, ce qui reste d'inédit dans la phrase la mieux faite, le mystérieux, l'intime et le profond des choses, la secrète aspiration qu'on s'avoue à peine a soi-même, l'indicible et l'inexprimable, le desideraturn de la pensée au bout de ses efforts, et tout le flottant, le flou, le suave qui déborde du contour trop sec de ia parole ''.
Les limites de la représentation et du langage peuvent ainsi être repoussées par la
suggestion. Là réside tout le pouvoir de la littérature, dans cette capacité à tracer les
contours de l'indicible et a réaliser les rêves, comme celui à la base du Capitaine Fracasse
que nous analyserons au chapitre qui suit.
L'ironie gautiéresque se présente donc comme un jeu sur les limites de la
représentation littéraire que l'auteur tente de repousser en utilisant le langage comme objet
de négation (l'indicible) ou de suggestion. établissant ainsi la supériorité de l'imaginaire sur
la réalité. Comme nous I'avons MI, l'esprit critique de Gautier, a la base de cette démarche
de distanciation, se fait cynique dans ses jeunes années, cherchant à provoquer un
renversement de valeurs qui célébrerait l'artiste créateur et l'autonomie de son activité par
rapport a son époque, a la politique, au progrès et aux vernis morales dans lesquelles la
société voudrait le voir s'inscrire. C'est pourquoi l'esprit ironique de Gautier tend à montrer
la faillite de la réalité dans l'art, ses incompatibilités et sa platitude. L'ironie gautiéresque
dénonce également la soumission des artistes aux conventions et aux modes. Ce
nonconformisme l'oppose aux modèles, qu'il soient classiques, romantiques ou réalistes, en
en monnant les ficelles, les clichés et les limites, par le biais d'interventions de l'auteur
dans l'œuvre qui s ' auto-critique. Ces interfikences démontrent également l'étendue des
pouvoirs de l'auteur sur l'oeuvre, et témoignent, encore une fois, d'une recherche
d'autonomie, les procédés littéraires devenant un sujet de composition et de réflexion.
Enfin, les limites entre l'art et la réalité se confondent dans la création d'un univers
romanesque fantaisiste où l'art et le rêve deviennent plus réels que la réalité par les
références artistiques et litthires qui étendent ses pouvoirs de suggestion et la bonne foi du
lecteur qui en accepte les conditions. Toutefois, Gautier se voit pris au piège de son
paradoxe (l'art est plus réel que la réalité), puisque le romanesque n'a aucune valeurréelle.
en dehors de l'imaginaire, mais cela fait également partie du jeu.
Chapitre II
L'ironie dans Le Capitaine Fracasse
« On accuse ce temps-ci de n'avoir pas de caractère propre et de s'inspirer de toutes les modes du passé ; mais on oublie toujours que son originalité est d'être précisément le carnaval des autres temps. C'est I'âge de la parodie. ))
Théophile Gautier'
Le Capitaine Fracasse peut symboliser à lui seul tout le parcours littéraire de
Gautier. Les trois phases de l'écrivain2, telles qu'énoncées en introduction, se retrouvent
simultanément dans Le Capitaine Fracasse et marquent la progression du roman vers le
romanesque, c'est-à-dire que d'un pur exercice verbal qui tente de reconstituer une époque
par la description, en passant par une offensive anti-romanesque, Gautier trouve enfin
l'équilibre entre l'ironie et le sérieux. Les procédés imitatifs du pastiche ainsi que la
tournure hyper-romanesque du récit, concepts que nous définirons ultérieurement,
déterminent l'ironie de ce roman qui oppose, en revanche, un contrepoids sérieux à cette
lecture ironique.
2.1 La fatalité des répétitions
Face au vide de l'écrivain, a l'épuisement des sujets, Gautier se tourne vers le passé.
La présence de références littéraires dans le texte romanesque témoigne de l'imaginaire de
l'auteur qui puise dans ses souvenirs littéraires sujets et bons mots. Ce travail
d'archéologie littéraire, qui s'inspire de la littérature du passé, s'inscrit dans une conscience
de la fataiité des répétitions et engage Gautier dans une réécriture des sujets
existants: « Tout a été dit sur tout ; ce n'est pas une raison pour nous taire ; on ne pourrait
' Cité par E. BERGERAT. Entretiens. souvenirs et correspondances, p. 96. ' Rappelons-les brièvement : 1) Exercice verbal., révélation du vide que I'kivain traverse 2) O f f i i v e ana-
romanesque, txhiiiaon du faux 3) Exercice mélancolique de la fiction
plus ni parler ni écrire, si I'on avait la prétention d'être neuf. Une demi-douzaine de lieux
communs défrayent le monde depuis la création [...]. Ainsi, il ne faut pas s'effrayer d'écrire
quatre cent fois la même chose, car l'univers lui-même n'est qu'une grande rabâcherie »'.
Cette réutilisation des matériaux littéraires fait « voir à nouveau N et marque l'originalité de
l'auteur : (( C'est par cette refonte et cette création à nouveau du sujet que l'artiste sait rester
si original ... n4.
Cette lucidité face aux !iew communs, aux clichés du discours romanesque et ii la
fatalité des répétitions se manifeste dès le XVIII' siecle qui soupçonne l'usure du discous
amoureux et du maténau littéraire, prisonniers du code de la galanterie et du libertinage. Le
mot même de (( cliché N n'apparaîtra cependant qu'en 1866 dans le Grand Dictionnaire
Universel de Larousse : Phrase toute faite que I'on répète dans les livres ou dans la
conversation devenue banale ». remplaçant le terme plus ancien de « poncif » et de
stéréotype ». Ces mots ont connu le même glissement sémantique : (( ... d'ordre à la fois
métonymique et métaphorique ; ils relèvent au départ du langage des typographes,
désignant l'objet permettant la reproduction de dessins [...]. On passe donc à la fois du
domaine de l'imprimerie à celui du langage, et de ['objet reproduisant à l'objet reproduit N'.
Le X W siecle a tenté d'échapper a cette représentation sérielle du monde et à la
codification de ses discours en développant une conscience du cliché réutilisé comme
maténau de renouvellement de l'écriture. Flaubert, comme on le sait, fait de tous ces
clichés un Dictionnaire des idées reçues qui préside a la construction du discours de
personnages bourgeois comme Emma Bovary. tandis que Balzac cultive les stéréotypes
sociaux dans La Comédie humaine. Cette aversion du stéréotype et la conscience d'un
langage romanesque éculé placent les auteurs du XIXe siècle devant deux solutions. La
première, toute romantique, tente de « retrouver son propre langage pour dire sa singularité,
son exception d', c'est l'entreprise d'un Stendhal, par exemple, qui souhaite « délivrer le
GAUTIER, dans La Prase, 27 janvier 1845. GAUTIER, Histoire du romantisme, p215. A.-M., PALLET-GUTH, Ironie et paradoxe, Le discours amoureux romanesque, p.3 8. ibid., p.39.
langage de l'humiliation de l'usage », pour lui rendre son caractère de « langue sacrée )b7.
L'autre solution, à laquelle s'est prêté Gautier et qui orientera notre analyse, est le pastiche
et la parodie qui tendent à exorciser le cliché.
2.2 Pastiche et parodie
Pastiche et parodie s'inscrivent dans une démarche imitative, b i t d'un regard
ironique nir la littérature c o n d m é e à la redite. Cependant, ces deux formes d'ironie
procèdent de méthodes différentes et n'obtiennent pas les mêmes résultats. La parodie,
(t imitation burlesque », tend vers le ridicule »*. A ce sujet, Gautier est catégorique ; il
rejette toute forme de parodie ou de caricature : (( Il n'est pas de chef-d'œuvre dont on ne
puisse, par ce procédé, faire aisément la chose la plus plate du monde)).' Les ouvrages
parodiques, à la mode au XVIIe siècle, lui apparaissent comme de vils travestissements et
contrefaçons. D'ailleurs, Le Virgile Travesti ne plaît guère à Gautier qui cite son auteur,
Scarron, pour corroborer son opinion : a Tous ces travestissements de livres, et mon Virgile
le tout premier, ne sont autre chose que des c... [...]. Je suis toujours prèt d'abjurer un style
qui a gâté tout le monde ... »Io. Gautier ne conçoit la parodie que dans un sens critique :
« c'est-à-dire au moyen d'une certaine exagération humoristique des défauts de l'œuvre
qu'on travestit. qui en fait ressortir le ridicule ou le dang m... N' '. Ainsi Gautier s'intéresse
au pouvoir de révélation de la parodie, mais rejette la caricature grossière, la simple
déformation de traits, la gratuité absurde.
Cette (( exagération humoristique» qui vise a souligner (( le ridicule ou le danger »
se retrouve dans les Jeunes-France, par exemple, où, comme on l'a vu, Gautier se moque
des conventions littéraires. Elle prend une forme plus implicite et subtile dans le pastiche
où l'auteur se livre à l'imitation d'un style, d'une manière propre à un auteur ou à une
époque. La visée parodique est alors sous-jacente à I'écriture romanesque qui se livre tout
M., CROUZET, Stendhal et le langage. p.37, cité par A.-M. P A i L L E T G W , Ironie etparadoxe, p.40. Selon la définition du Robert, 1995. GAülER, Les Grotesqites, p.355.
'O Ibid., p.356.
entière à l'exercice d'un style et tire toute sa force de cette ambivalence entre l'ironie et le
sérieux. L'ironie littéraire se manifeste dans cette exagération humoristique du
romanesque.
2.2.1 Imitation
Le Capitaine Fracasse relève de cette entreprise imitative. Écrit entre 186 1 et
1563, ce roman s'était présenté à l'imagination de Gautier vingt-cinq ans plus tôt et trouve
ses racines chez les écrivains grotesques que Gautier tenta de réhabiliter dans une série
d'articles publies dans La France littéraire, a partir de 1834, et regroupés dans le recueil
Les Grotesques. Gautier fait d'ailleurs référence a des artistes grotesques dans son avant-
propos : « Figurez-vous que vous feuilletez des eaux-fortes de Callot ou des gravures
d'Abraham Bosse »".
Le grotesque. auquel l'on assimile le burlesque, vient du latin « grutta. nom qu'on
d o ~ a i t aux chambres antiques mises a jour par les fouilles, et dont les murailles étaient
couvertes ... de chimères ailées, de génies sortant de la coupe des fleurs, de palais
d'architecture bizarre, et de mille autres caprices et fantaisies »13. C'est donc un art qui
suppose une part importante de découverte révélant un côté fantaisiste, fantastique
insoupçonné, le versant underground de la réalité, rejoignant ainsi l'imaginaire et le rêve.
Au XVIIc siècle. on associe le burlesque au grotesque qui devient dès lors une
représentation bizarre, caricaturale. voire ridicule de la réalité. Burlesque, nous dit Gautier,
« vient de l'italien burla, qui signifie plaisanterie, moquerie [...] on nomme en Espagne
burhdores, certains jets d'eau cachés sous le gazon, qui jaillissent subitement sous les
pieds, et mouillent les promeneurs sans défiance ... ». Le burlesque relève donc d'un
humour plus léger, voire insignifiant, c'est pourquoi Gautier privilégie l'emploi du mot
« grotesque », plus éloquent.
' ' Ibid, p.355. l2 « Avant-propos M, Le Capitaine Fracase, p. 1044.
Bien que Gautier ne l'ait jamais déclaré, le modèle à la base du Capitaine Frocasse
est sans contredit le Roman comique de Scarron. Voici comment Gautier présente ce
roman, le G chef-d'œuvre » de cet écrivain selon lui :
L'action du Roman comique se passe aux environs du Mans, que Scarron avait visités, et qu'il décrit avec la siireté et avec la facilité de touche d'un homme qui peint d'après nature. Les personnages ne sont pas moins finement indiqués que les lieux. 11 semble qu'on assiste aux mésaventures de Ragotin, tant le détail est vrai, le geste sûr, et la scène nettement indiquée [...]. C'est d'ailleurs une excellente prose, pleine de franchise et d'allure, d'une gaieté irrésistible, très souple et très commode aux fmiliarités du récit, et, quoique plus porté au comique. ne manquant cependant pas d'une certaine gàce tendre et d'une certaine poésie aux endroits amoureux et romanesques [...]. Qui de nous d'ailleurs n'a suivi comme le Destin, en imagination du moins, dans les routes effondrées du Mans. quelque Mlle de l'Estoile sur la charrette embourbée des comédiens ? n'est-ce pas l'histoire éternelle de la jeunesse et de ses illusions ? 1 4
L'on reconnait ici le gabarit du Capiraine Fracasse : le milieu des comédiens ambulants. le
triangle amoureux entre Le Destin. Mlle de l'Estoile et Saldagne qui ressemble à celui de
Sigognac et Vallombreuse rivalisant pour Isabelle. Mais ce qui rejoint ces deux oeuvres,
c'est essentiellement la touche du style : la facilité et la finesse de la description, la gaieté,
la propension vers la poésie dans le traitement du discours amoureux et romanesque. Dans
le compte-rendu d'un vaudeville portant le nom de Roman comique, Gautier poursuit son
éloge en témoignant du style de Scarron, style qui pourrait être associé au Capitaine
Fracasse : « cette prose nette, ferme, abordant le mot propre, grotesquement pittoresque,
cette forte trivialité, ce bon sens imperturbable devaient charmer et surprendre à cette
époque de romans interminables. pleins d'aventures fabuleuses et de bavardages
quintessenciés » ".
11 va sans dire que le Roman comique n'est pas la seule source d'inspiration de
Gautier. En effet, il puise a même le XMI' siècle toutes les ficelles du style du Capitaine
l3 GAUTCER( Les Grotesques, p. 350. l4 GAUTIER., dans l'étude sur Scarron publiée dans Ia Revue des deux Mondes ( 14 juillet 1844), puis ajoutée aux articles de La France litteraire pour enfin constituer La Grotesques, 1844, p.438. Je dois aux « Notes » de P. Tortontse dans les Oeuvres de Gautier ces quelques considérations sur les influences du Capitaine Fracasse, p. 1687. '' GAUTIER, dans La Presse, 20 avril 1846.
Fracusse. Ainsi, d'autres oeuvres de Scarron lui servent de modèle. Plusieurs textes
théâtraux, tel que Les Boutades du Copitan Matamore et ses comédies ( 1 647). alimentent le
discours du personnage du Matamore et servent à l'élaboration linguistique du roman par
ses exemples de (( boutades N. de « stances )) et de (( scènes ». Le personnage du matamore,
qui viendra donner le nom et le ton au récit du Fracasse, s'inspire de L 'Illusion comique de
Corneille ( 1 636). Ce personnage central se retrouve également chez Cyrano de Bergerac,
comparé a un « Capitaine Fracasse N dans Les Grotesques, duquel Gautier trace le portrait:
(( il ne manquait pas de ces fendeurs de naseaux, la moustache en croc, bien cambrés, bien
guédés [...] le feutre sur les yeux, fendus comme des compas [...] qui se battaient avec ceux
qui marchaient dans leur ombre d6. Ainsi, Le Capitaine Fracasse peut se lire comme un
palimpseste'7 puisqu'il est constniit sur de nombreuses références littéraires qui lui
confirent un pouvoir d'évocation di1 passé. Le vide de l'écrivain se voit ainsi rempli par cet
exercice verbal qui vise a reconstituer une littérature du passé.
2.2.2 Reconstitution
Dans son recueil Les Gro~esques, qui fait I'apologie du XVIIe siècle non-classique,
Gautier avait entrepris cet ouvrage de restauration du passé. Si le grotesque devient un
modèle pour le romancier. c'est qu'il instaure un rapport non-dogmatique au langage. En
effet, ces auteurs de la première moitié du XVIIe siècle ne se souciaient point de la
hiérarchie linguistique, des conventions classiques, des idéaux de clarté et de rigueur
inculques par alh herbe". Leurs phrases sont longues, éclatées et se prêtent, comme le
mentionne Gautier, i< à tous les besoins, à tous les caprices de l'écrivain n, et elles sont
écrites dans (c une Langue charmante, colorée, naïve, forte, libre, héroique, fantasque,
élégante, grotesque, [...] aussi propre â rendre les allures hautaines et castillanes du Cid qu'à
charbonner les murs des cabarets de chauds refrains de goinfierie )) 19. Comme le précise
I6 GAüTIER, Les Grotesques, p.242-243. ' O Sur les différentes infiunices de Gautier voir C.-M.. SeMingcr, <( Le Capitaine Fracasse : comme un palimpseste », BSTG, no t 5. 1993. 'Tomme on le sait, la langue et la syntaxe vont s'épurer au XVIIe siècle. Voir F. COURT-P-, Gautieq un romantique ironique, p. 149. "Les Grutesques, p.338.
Gautier, l'élément gaulois mêlé à la co~aissance des auteurs italiens et espagnols et à la
culture hellénique, apportée par Ronsard au siècle précédent. a contribué à la richesse de
cette langue.
Dans son pastiche de la littérature du XVIIe siècle. Gautier doit tenter de renouer
avec le passe, de retrouver cet autre monde, son esprit. Le style et le langage, comme nous
le verrons, reflètent l'esprit du temps. Gautier a souvent tenté cette entreprise de
reconstitution d'un monde révolu. Dans Le Roman de la momie, par exemple, son étude
érudite du monde égyptien l'a conduit a l'exposition de tableaux descriptifs où l'histoire et
les personnages n'étaient que secondaires. Dans Le Capituine Fracasse. les personnages
sont bien présents, parlent et bougent dans le style de leur époque. et la description des
lieux et des costumes vient supporter leur recréation.
Les dialogues. par exemple, sont fortement empreints du style (c Louis XII1 )>'O, avec
des tournures d'époque telles que l'exploit fut tel )) ou (< et le pût raconter N. Certains
mots, extraits de dictionnaires d'époque, celui de l'Académie (1694) ou celui de Furetières
( 1690) peuvent avoir seM a l'élaboration des dialogues et de la narration. Aposté », par
exemple, tel que défini dans le Dictionnaire de /'Académie : Aposter des gens pour faire
insulte à quelqu'un ». sous-tend une connotation de menace propre au style du roman; ainsi
que (( piété )), utilisé selon son troisième sens, (< disposé à la résistance 1)" et ce joyeux
tope et masse », manière de porter un toast à la façon du « Poète crotté )) de Saint-Amant.
Tous ces mots participent à l'imitation du style de cape et d'épée.
D'autres mots sont plus ornementaux et donnent une touche de couleur locale a la
description : « passe-quilles », par exemple, qui se confond sans doute avec N pasquedille »,
qui est une broderie d'or ou d'argent, donne un caractère exotique à la représentation du
luxe et de Ir beauté, chère à Gautier. Certains mots tirés de la langue hispanique viennent
rappeler l'esprit de Don Quichotte : « golille », qui est une fraise espagnole ou le
" F. COURT-PÉREZ. Gautier un romantique ironlpue, p. 154. Je lui dois les deux exemples qui suivent " (oid., p. 1%. Cependant, M il cn probable que ces toumm n'ont jamais vraiment quitté l'univers langagier
mystérieux (( Cuando esta vivora pica. No hay rernedio en la botica ». La présence de
gitans espagnols favorise l'occurrence de ces expressions et l'apparition de personnages
figuratifs comme Maritome, la servante dans Don Quichotte,. sont autant de clins d'œil qui
rappellent l'esprit de la littérature picaresque. Plusieurs réfërences à Ruy Diaz de Vivar, le
Cid Campeador, dont les exploits sont racontés dans les Cantnres anonymes du XIIe siècle,
parcourent le récit pour donner un air espagnol aux actions des personnages. Les références
au Cid de Corneille mêlent quant à elles le classicisme et la tragédie à l'évocation des
scènes d'honneur et d'aventures. Finalement, d'autres mots empruntés au vocabulaire
fantastique tels que les « stryges )) (sotte de vampire), (( lamies )) (dévoratrice d'enfants) et
« empouses n" (monstre au pied d'âne et au pied de bronze) créent une ambiance
fantastique et mystérieuse.
Ainsi, Gautier puise aux sources grotesques. picaresques, fantastiques les éléments
de son pastiche que l'on pourrait, à ce point précis, qualifié de sérieux », puisqu'il se livre
avec ardeur et précision à la reconstitution littéraire de l'esprit d'une époque. 11 ne s'agit
donc pas du pastiche d'une seule œuvre, mais bien du pastiche de la littérature du XVIIe
siècle, traversée par divers courants sporadiques. Cependant. Gautier qui se présente comme
un anti-Boileau dans Les Grotesques, reste un anti-classique farouche. D'ailleurs, comme
l'a relevé Sainte-Beuve, le style du Capifaine Fracasse s'inscrit dans la littérature du XVII'
siècle, mais est en opposition avec le classicisme :
Mais ce qu'il faut dire pour juger ce roman a son vrai point de vue, c'est que c'est le chef-d'auvre de la littérature Louis XII1 qui son de terre, après plus de deux siècles, avec tout un vernis de nouveauté. C'est la plus grande impertinence qu'on se soit permise en faveur des genres foudroyés par Boileau. Elle est un peu longue, dira-t-on, cette impertinence ; mais la longueur même fait partie de la revanche, et le descriptif, en reparaissant, se devait à lui-même une réhabilitation complète et sur toutes les coutures [...ln.
Le descriptif, auquel nous consacrerons le demier chapitre, n'est pas qu'un exercice
de style ou un savant pied de nez à l'idéal littéraire du classicisme ; son objet est garant de
de l'auteur. n " Mots relevés par P. TORTONESE, « Notes N aux Oeuvres de Gautier, p. 169 1. " SAINTE-BEUM, « Théophile Gautier N. Nouveaux Lundis. p. 338-339.
la reconstitution imaginaire de l'époque. Toutefois, cette reconstitution ne vise pas un effet
de réalisme ; l'auteur s'intéresse aux anifices de l'époque (style de la langue, costumes,
gestes), mais il n'en fait pas un tableau de moeurs ou une scène de la vie de cette époque, il
recrée une littérature du passé, un monde imaginaire. La description des vêtements, par
exemple, au premier abord accessoire, situe le personnage dans son temps, mais souligne
également sa truculence, son caractère romanesque. Les hommes, par exemple, suivant la
mode Louis XII, portent des feutres à plumes et des dentelles. Les longues descriptions des
habits de Vallombreuse, symbole d'diganre et de raffinement dû à son titre de noblesse, m
sont le meilleur exemple : « ... Des flots de linge fin et de dentelles débordaient des
manches du pourpoint ; une riche écharpe en toile d'argent soutenait l'épée ; un feutre blanc
à plume incamadine se balançait à la main emprisonnée dans un gant a la Frangipane ... »".
Dans ce roman, comme dans les autres oeuvres gautiéresques, les vêtements constituent
l'a extension d'un corps pncieux »". Le visage et le corps, intemporels, acquièrent ainsi
une valeur temporelle. La description des toilettes féminines, chère à Gautier, constitue
quant à elle l'enveloppe de la beauté et le reflet d'une époque. Cependant, les personnages
portent des costumes - sorte de déguisements romanesques - et non pas seulement un
simple vêtement : « ... une robe de velours vert à manches crevées, relevées d'aiguillettes et
de brandebourgs. et dont I'ouverture laissait bouillonner le linge ; une écharpe de soie
blanche, posée en bandoulière. achevait de donner à cette mise un air galant et décide »?
Le nmateur souligne lui-même le style de ce costume : « Ainsi attifée, Sérafina avait une
mine de Penthésilée et de Marphise très propre aux aventures et aux comédies de cape et
d'épée »? La femme ainsi décrite a des allures de cavalière, « propre aux aventures N
romanesques, pourrait-on dire, alors que l'homme décrit précédemment présentait des
raffinements plutôt féminins, rejoignant ainsi l'idéal de beauté esquissé dans Madernobelle
de Maupin par le personnage de l'androgyne. La description des costumes, en plus
d'inscrire les personnages dans le temps, les fait conespondre a des types romanesques
idéaux.
'' Capitaine FTCICLZSS~. p. 1 203. F. COURT-PÉREZ, Gautier. un romantique ironique, p. 155. Capitaine Fracasse. p. 1064.
" Ibid., p. 1064.
La description des gestes est tout aussi essentielle dans cette activité de recréation
romanesque. Certains gestes, caractéristiques de l'époque Louis XIII, ponctuent le texte
pour marquer I'appartenance des personnages à leur époque, mais illustrent également toute
leur truculence. Le salut-révérence, par exemple, pratiqué avec grâce ou bouffonnerie par
tous les personnages masculins, reflète, de façon quasi satirique, le style galant de
l'époque : « [Ill ôta son chapeau de façon à balayer la terre avec la plume, et fit un de ces
saluts profonds [...]. Puis il se couvrit d'un geste plein de grâce, reprenant avec un air
superbe son arrogance de cawilier, abjurée un moment aux pieds de la beauté. Ce fut net,
précis et bien fait. Un véritable seigneur rompu au monde, usagé en la cou., n'eût pas
mieux saisi la nuance »". Des gestes comme celui-ci constituent un code complexe que le
narrateur décompose en ces différentes étapes (geste, air, regard ...) afin de bien souligner le
caractère étudie. voire stéréotypé de ceux-ci.
2.3 Entre l'ironie et le sérieux
Tous ces éléments (imitation du style, de la langue, description des costumes, des
gestes) contribuent à I'élaboration d'un pastiche « sérieux », c'est-à-dire qui se veut
imitation fidèle d'une littkrature d'une certaine époque. Pourtant, une certaine part d'ironie
se manifeste dans les procédés imitatifs, comme dans le salut-révérence étudié ci-dessus.
L'auteur semble se moquer en imitant ; il amplifie les mouvements de son personnage. En
effet, l'emploi de mots tels que (( profond D, (( superbe N, (( abjurée », a rompu v donne une
touche emphatique aux gestes du personnage. Cependant. cette amplification quasi
systématique qui tend parfois vers la caricature, ne doit pas être confondue avec la parodie,
déformation burlesque et grossière. Elle révèle plutôt le caractère étudié des actions et des
discours romanesques, c'est-à-dire les stéréotype^'^. De plus, la distanciation ironique qui
préside dans le pastiche va de pair avec l'adhésion lflque de l'auteur et du lecteur à cette
pratique. Le Capitaine Fracasse présente en effet une constante réversibilité entre ironie et
sérieux, réversibilité définie par le paradoxe :
" Ibid., p. 1127. Cette caractiristique sera il1uStfie au chapitre suivant.
Un paradoxe est bien cela : bien plus qu'une polysémie ordinaire, bien plus qu'une ambiguïté banale qui se résoudrait par l'établissement d'une hiérarchie entre deux signifiés. Dans un paradoxe, l'équivoque ne permet pas cette hiérarchisation des sens, parce que chacun des deux conduit a l'autre, circulairement, et le désigne comme le « vrai sens n. Chaque valeur infke sa ~ontradictoire.'~
Le paradoxe, au cœur de la lecture du Capitaine Fracasse, naît, comme nous
allons le voir, de la soumission de l'auteur à la pratique du romanesque et de son regard
critique face à cet exercice. Une pareille tension entre I'ironie et le sérieux marque tout le
XIX siècle qui développe une défiance accrue face au cliché, au code romanesque et par
delà, à tout le langage, tout en se voyant dans l'obligation de les utiliser, car la dérision ou
l'exposition du cliché implique sa mise en scène. Des romans comme Une fille d'Ève ou
Le Cabiner des Anriques. de Balzac. romans de la passion idéale qui mène a la désillusion,
s'inscrivent dans le mode du paradoxe : en effet, la réversibilité interprétative est fondée sur
I'indécidabilité entre l'ironie (la passion idéale est une illusion) et le sérieux (la mise en
scène de la passion). Ou pour reprendre un exemple célèbre: dans Madame Bova~y, est-ce
que l'adultère et les passions romanesques de I'hérobe sont à prendre au seneux ou bien
est-ce que la mise en scène de ces passions suggèrent la dérision ?" L'indécidabilité
interprétative a, comme on le sait, mené a un procès. C'est que le paradoxe permet la
coexistence de l'ironie et du sérieux.
Dès lors, comment reconnaître et différencier la distance ironique de la pratique
mélancolique du romanesque ? Doit-on croire en la « mélancolie » de l'auteur, c'est-à-dire
en une a ferveur retombée », telle que définie par Nerval ou en un «bonheur d'être
triste » comme l'énonçait Hugo? Certes, Gautier perd en quelque sorte sa « ferveur »
d'antan, son ton cynique, pour s'abandonner avec joie a une pratique qu'il sait condamnée à
la redite et au factice. L'offensive anti-romanesque, caractéristique des jeunes années de
Gautier, se retrouve ici atténuée et, pour ainsi dire, englobée dans le roman lui-même.
Pourtant, comme le remarque Yves Hersant dans son article sur « Le roman contre le
romanesque », « si le romanesque est nécessaire, sa dénonciation l'est plus encore ; c'est ce
A. BERRENDONNER, ~~éments de pragmatique linguiirique, p. 227
qu'enseignent les romans [...]. Le paradoxe date du Don Quichotte : que le premier roman
moderne s'conte ouvertement au romanesque - celui des Amadis, en l'occurrence, et des
romans de chevalerie dont se repaît le héros triste -, voilà qui n'est pas indiflerent d2.
L'« anti-roman » ne serait pas alors la seule façon de contester le romanesque, puisque a
l'intérieur du roman lu i -mhe l'on retrouve une critique du romanesque, de ses « dangers »
et de ses clichés, comme le démontre cet extrait de Madame Bovary : « Ce n'étaient
qu'amours, amants, amantes, darnes persécutées s'évanouissant dans des pavillons
solitaires. [...] forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers [...].
Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux
cabinets de lecture))".
Dans Le Capitaine Fracasse, pastiche (sérieux ?) des romans de cape et d'épée,
certains indices dans la dynamique romanesque d'ensemble laisse deviner une intention
ironique. D'abord, en accord avec l'horizon d'attente de ces types de romans, une fin
heureuse est prévisible et in~ontoumable~~. Pourtant, une anecdote autour de la création du
roman raconte que Gautier aurait d'abord conçu une fin rnalheure~se'~. Dans l'avant-
propos du Collier des jours, Judith Gautier prétend que l'éditeur Charpentier serait
intervenu auprès de son père pour qu'il consente à une fin heureuse. Ceîte fin. bien
qu'hypothétique, aurait été un véritable affront au code romanesque qui préfee la réunion
des amants à leur déchirement, la réalisation des rêves au simple retour a la situation
initiale.
Cependant la fin heureuse conçue par Gautier est un leurre, qui, par sa formule
paradoxale, réjouit le lectorat populaire et laisse l'analyste perplexe. Les deux amoureux,
Sigognac et Isabelle, sont bel et bien réunis et, de plus, ils sont riches : voilà une fin
3' A.-M. Paillct-Guth étudie ces maas sous l'angle du paradoxe dans Ironie et paradoxe, 1998. 3' Y. HERSANT, « Le roman contre le romanesque w , p. 14% '' FLAUBERT, cité par Y. H E R S M , Ibid., p. 147. La poursuite du feuilleton par les lecteurs et leur désir d'une fui h e m ne peuvent se voir bt& apks
dcwr ans d'attente ... Is C'nt cc que prétend Arnold Momn. « La soirie théaû-aie ... Le Capitaine Fracusse », Figaro, 3 juillet 1878, citt par P. TORTONESE, cc Notes » aux Oeuvres de Gautier, p. 1686.
heureuse. L'imposture se révèle dans la machination de cette fin. Vallombreuse,
l'antagoniste du roman, « ce duc si beau et si méchant, qui a le regard et l'orgueil de
Lucifer d6, de persécuteur, se fait victime en pardonnant aux autres, puis devient le
machiniste de cette fin, qui, par son intermédiaire, prend des allures pernicieuses. En effet,
Vallombreuse avoue avoir « ménagé ce coup de théâtre dont [il] espère le meilleur effet )bJ7.
Puis, il s'attribue tout le mente et tous les privilèges du bienfaiteur : Isabelle l'embrasse,
alors même qu'elle se refuse à son amant, et donne à cet ennemi ce qu'il souhaitait : ((je
possède enfin une &ne »", dit-il, réalisant ainsi ses prédictions insidieuses : « Oui, ma toute
belle, vous figurerez bientôt dans un de ces cadres ovales, peinte au naturel, en Phoébé
forcée malgré sa froideur de venir baiser Endymion [...]. Votre défaite ne manquera pas
longtemps à ma gloire ; [...] rien ne peut faire obstacle à la volonté d'un Valiombreuse d9.
Ce coup de théâtre qui fait de l'agresseur un Frére et satisfait son orgueil apparaît on ne peut
plus ironique. La victoire de Vallombreuse réside dans son pouvoir de vie ou de mort sur le
personnage principal, Sigognac et par delà, dans son autorité sur Isabelle. Le symbole de la
conquête de Vallombreuse sur Isabelle est certes ce (( présent de noces )) qu'elle accepte,
alors même qu'elle l'avait jadis refusé, sachant qu'il représentait son assujettissement. Sur
quoi, le narrateur renchérit par cette formule paradoxale : Qu'ajouter à cela ? N". Mais
que signifie ce pronom démonstratif, qu'est-ce que u cela ? (( Cela » est4 sérieux ou bien
cache-t-il une intention ironique ? Se moque-t-on des fins heureuses en n'en donnant
qu'une apparence? Le noble Sigognac, de jeune homme déchu et inerte reste aussi
apathique et retrouve sa situation initiale et son château délabré : u Tout ce qui s'était passé
ne lui faisait plus l'effet que d'aventures qu'il aurait lues dans un livre ... N". Le personnage
du tableau initial a, l'instant d'un roman, vécu une existence romanesque, puis il réintègre
son tableau : « Ce tableau bizarre [...] répétait si exactement la scène décrite au
commencement de cette histoire que le Baron, Frappé de cette ressemblance, s'imaginait
Vapiraine Fracasse, p. 1 2 13. 37 Ibid., p. 1408. 38 ibid, p. 1388. 391bid., p. 1300 JOIbid. p. 1416. " Ibid., p. 1395.
avoir fait un rêve et n'être jamais sorti de son château d2. La richesse, l'amour. l'action
viennent de l'extérieur. Le héros de l'histoire n'est pas Sigognac, mais bien son ennemi,
Vallombreuse, qui déjoue la mort, permet le mariage et apporte la fortune.
Qui plus est, cette situation ambiguë s'accentue par le double dénouement qui vient
invalider toute l'histoire. La mort du chat et son enterrement, détails à première vue
anodins et superflus après l'accomplissement de cette lin « idéale », entraînent la
dicouverte d'un mystérieux trésor et d'un parchemin qui pe-mettent à Sigognac
« d'imaginer un roman )) expliquant l'injuste infortune de sa famille. Ainsi, par cette mort
fortuite, qui se serait produite un jour ou l'autre sans l'intermédiaire de toutes ces
péripéties, Sigognac retrouve honneur et fornine. Cette double finale, sans rapport avec le
déroulement du roman. est-elle ironique ? L'introduction de ce détail trivial (la mort du
chat) raille certes le code romanesque et souligne le pouvoir du créateur qui choisit les
éléments de sa fiction.
23.1 Le factice de l'écriture
Que I'on fasse une lecture sérieuse ou ironique de cene finale, le plaisir est le même.
Ce paradoxe interprétatif naît de l'entreprise romanesque gautiéresque qui souhaite renouer
avec le plaisir de la lecture, tout en en soulignant le caractère ambigu : « En fait, son œuvre
témoigne d'un désir de retrouver le Paradis perdu du lecteur, le lieu de la surprise et de la
naïveté ; et pourtant elle baigne dans l'artifice et le raffinement 1)". L'ambiguïté naît
précisément du mariage entre naïveté, artifice et rafnnement. Le raffinement de Gautier est
bien connu : son hdition, son goùt pour les beaux mots et les descriptions fastueuses, par
exemple. Quant a l'artifice, il pourrait correspondre aux trois définitions du mot : la
première, qui se rapporte à u l'art consommé N, a 1'« habileté n de Gautier, la seconde qui
consiste à éblouir « par le nombre et la rapidité des images ou des traits brillants)) et la
" Ibid., p. 1394. "' P. TORTONESE, cc Introduction » aux Oeuvres de Gautier, p. II.
dernière, qui nous intéresse plus particulièrement ici, le (i moyen trompeur et habile pour
déguiser la vérité, [lalsubtilité pour tromper Cet artifice est propre à la littérature qui,
avec les mots et le raffinement, habille des personnages, leur prête des sentiments, construit
des mondes, alors même qu'elle ne constitue qu'un {î château de pages »".
Certaines scènes secondaires du Capitaine Fracasse mettent en évidence ce
caractère factice de la littérature. L'aubergiste du Soleil Bleu, par exemple, attise la troupe
par des mets imaginaires : (( mais à quoi sen de nous allumer cruellement l'appétit par des
mets fallacieux digérés à l'heure qu'il est [...]. Par pitié, ne racontez plus ces gastronomies
anciennes a de pauvres diables affamés ... f6. Les mots apportent un plaisir imaginaire,
mais guère substantiel. Cependant, face à la réalité d'un mets fade, les mots sont toute la
saveur et relèvent le goût : Chimguim était accoutumé à faire valoir les mets insipides
par les épices de sa parole N". Ainsi, la représentation imaginaire du mets, rehaussée par le
langage, vaut mieux que sa réalité. Le narrateur marque ainsi la supériorité de l'imaginaire,
plus raffiné, plus fastueux que la réalité.
Une autre scène expose le caractère factice du romanesque : l'algarade des
mannequins orchestrée par Agostin. Ces êtres postiches, plantés dans la pénombre pour
effrayer la troupe et permettre à Agostin de leur subtiliser leurs avoirs, n'intimide pas
Sigognac qui les attaque et découvre la supercherie : (î ce n'était qu'un péril en peinture na,
dit-il. Ce n'était que la représentation d'un péril, faite avec beaucoup d'imagination : « [le]
stratège est assez picaresque et comique 1). remarque un comédien. La réussite de ce
stratège tenait à l'adhésion et à la soumission des comédiens a la représentation.
Cependant, la résistance imprévue de Sigognac mène la troupe à poser un regard critique
sur la scène qui, dès lors, perd toute réalité. La plainte du voleur pourrait en fait être celle
de l'écrivain : « Ah ! c'est un sort plein de mélancolie ! d9 En effet, l'un et l'autre sont
a Artifice N, Le Robert, 1995. '' Titre de l'ouvrage de R. Saint-Gelais, Château depages. Laficiion au risque de sa lecture, 1994.
Le Capitaine Fracasse, p. L09 1. " Ibid, p. 1092.
ibid., p. 1 106. '' Ibid., p. 1 107.
contraints aux stratégies. à la tromperie, au factice et espèrent l'adhésion (lyrique, dans le
cas de l'écrivain) du spectateur à la représentation.
En exposant ainsi le caractère factice de son activité romanesque, Gautier
s'autoparodie, il s'inscri[t] en faux contre sa propre énonciation, tout en
I'accomplissant do. Cette forme d'ironie soulève encore une fois le paradoxe entre
l'effusion lflque et la distance ironique. L'ironie n'est-elle pas alors, comme le suggère
Anne-Marie Paillet-Guth dans Ironie et paradoxe à propos des auteurs du IaX siècle. une
forme de mauvaise foi ? En effet, dans la mauvaise foi, (( l'ironie dégage le locuteur de la
responsabilité d'un énoncé sérieux. mais elle peut aussi servir à masquer, dans une
apparente distance, son adhésion à cet énoncé dl. 11 va sans dire que Gautier se prête à la
pratique mélancolique de la fiction, tout en posant un regard ludique et critique sur les
clichés romanesques, tels la fin heureuse. le héros, le mariage, la fortune, et sur le caractére
factice du romanesque.
2.4 Du romanesque a I'hyper-romanesque
Dans Le Capitaine Fracasse, l'exhibition des clichés et du faux ne se fait pas de
façon aussi explicite et cynique que dans les oeuvres de jeunesse ; elle emprunte plutôt la
voie du paradoxe où cohabitent ironie et sérieux. La dérision du romanesque se fait alors
par la surenchère du romanesque, c'est-à-dire par une utilisation exagérée (N qui dépasse la
mesure ») du romanesque ou par ce que l'on appellera, pour les fins de notre étude, l'hyper-
romanesque, notion empruntée a Paolo Tortonese, qui, dans l'introduction aux oeuvres de
Gautier, souligne cette particularité de l'écriture gautiéresque :
Si Gautier met en évidence le mensonge littéraire, le montre du doigt, ce n'est pas pour lui opposer une quelconque littérature de la vérité, mais pour suivre jusqu'au bout les lois de la fiction. 11 ne dénonce pas le caractère trompeur du romanesque, il l'annonce simplement, et en accepte rigoureusement la logique, jusqu'i l'hyperbole. S'il y a un retournement antiromanesque chez lui, c'est par la voie de 1 'hyper-romanesque.
'O Définition d' « ironie », selon A. BERRENDONNER, Éléments de pragmatique linguistique, p 2 16. Ironie er paradoxe, p. 244-
L'on peut définir cette notion d'hyper-romanesque comme un excès dans la pratique
du romanesque ou comme un romanesque outrancier qui ne se préoccupe pas du
vraisemblable, de l'effet de réel, mais vise plutôt l'exagération et l'extraordinaire. Les
procédés littéraires tels la caricature et les références à la tragédie s'inscrivent dans cette
visée hyper-romanesque car ils amplifient le romanesque, comme nous allons le voir, en le
rendant surréel. Le personnage de D'Albert, dans Mademoiselle de Maupin, résume bien la
démesure sous-jacente a cette notion : (< [Llorsque je donne dans le romanesque, ce n'est
pas à demi d2. L'hyper-romanesque se définit donc en prolongement du romanesque. C'est
pourquoi, nous étudierons d'abord la notion de romanesque, non-univoque, dans le cadre
précis du Capitaine Fracasse, puis les manifestations hyperboliques dans le texte qui
constituent l'exemple paroxystique de l'hyper-romanesque.
L'ambiguïté du mot (( romanesque » est bien connue. Comme le relève Yves
Hersant, depuis (( Charles Sorel au moins ( 1 627), le terme veut dire "propre au roman" ;
mais à partir du siècle suivant [...], il définit aussi une attitude, une situation existentielle,
ou une catégorie psychologique [...] tantôt spécifiant une forme, tantôt évoquant un
contenu. Tantôt désignant un genre nS3 . Le romanesque dépasse ainsi largement le simple
roman. L'étude du mot « romanesque H dans la nanation et le discours des personnages
nous éclairera sur la signification de ce mot dans Le Capitaine Fracasse et par delà, sur sa
réénonciation par I'hyper-romanesque.
Le canevas du Capitaine Fracasse se réfère à différentes baditions romanesques
emmagasinées dans l'imaginaire de l'auteur. L'histoire d'une troupe de comédiens
ambulants du sud de la France en route vers Paris pour y faire fortune est, comme nous
l'avons vu, inspirée de Scarron et du genre grotesque mêlé d'une certaine tendance au
fantastique. Cepend- le noble personnage de Sigog~c , jeune hobereau d'un château
décrépit qui se joint à la troupe par amour pour une jeune comédienne et par espoir de voir
relever ses ruines, met en branle le style de cape et d'épée auquel participe le code de la
': GAUTER, Mademoiselle de Maupin, p.2 1 6. (( Le roman contre le romanesque », p. 148 -
passion, du pur amour et de l'honneur, le jeune héros étant appelé à défendre son Isabelle de
l'emprise sans scrupule du jeune duc de Vallombreuse. Ce personnage se réfere quant à lui
au code du libertinage, et sa présence engage le roman dans différentes péripéties" dont la
principale ( Vailombreuse est le fière d'Isabelle) introduit tout le roman dans la tragédie. La
réflexivité constante de l'œuvre sur ces traditions romanesques souligne leur appartenance à
un code prédéterminé. comme nous le verrons par l'exemple de différents passages qui
définissent le romanesque du Capitaine Fracasse et son caractère illusoire.
Tout d'abord, dans l'avant-propos. Gautier dit voir dans le Capitaine Fracasse la
reprise au fond du passé d'un (( vieux rêve presque cublié ». Le rêve, c'est le bagage
mémoriel, l'inconscient, les souvenirs de lecture. 11 définit en grande partie le romanesque
de l'histoire qui correspond davantage à la fantaisie et a I'invraisemblable qui lui sont liés
qu'à la réalité. Or, dans le rêve, tout est possible et le romanesque lui-même peut être plus
que romanesque. Dans le roman, plusieurs affirmations du narrateur et de personnages
htradiégétiques tendent à confirmer ces bases oniriques qui ouvrent la voie a la fantaisie.
Les rêves sont ce a miroir fantastique »"qui donnent l'apparence de la réalité aux désirs de
Sigognac qui s'exclame : « j'aurais voulu toujoun dormir »': c'est-à-dire, vivre dans un
rêve. N'est-ce pas là la voie qu'ouvre le romanesque ? En effet, le rêve préside à la
création d'une surréalité ; le romanesque ne correspond pas alors aux aventures du roman,
mais bien à une aventure surréelle qui apparaît invraisemblable aux personnages eux-
mêmes : « vous ne pouviez deviner ces mystères qui ont éclaté tout à coup par un concours
de circonstances qu'on trouverait romanesques si on les rencontrait en un livre»?
Le romanesque, relevé comme tel par les personnages, est une surréalité, un univers
parallèle qui s'éloigne de la réalité jusqu'au fantastique : en cet événement qui nous réunit
d'une façon bizarre, romanesque et surnaturelle ... »? Ici- l'addition de ces trois épithètes
L'écriture en feuifletons de ce roman favorise de telles avennues, puisque l'auteur doit veikr à garder l'intérêt de son lectorat. 55 Le Capiraine Fracasse, p. 14 13. " Ibid., pl4 13. rr Ibid., p. 1384. ss Ibid., p.138 1.
marque une gradation significative : de « bizarre », simple constatation d'un « état
inhabituel ... qui s'écarte de l'ordre commun D'~, l'on passe a (( rommesque >), qui s'éloigne
davantage de la réalité pour figurer dans un roman, et à (( surnaturelle )) qui se coordonne à
(4 romanesque )) pour préciser le sens de ce ( 4 qui semble inexplicable, trop grand, trop
intense pour être naturel ». Ainsi, le romanesque se définit en conjonction avec le rêve pour
créer une surréalite qui propose une suite d'événements en dehors de 1' (( ordre naturel N des
choses. A la fin de ses aventures, Sigognac voit i( la réalisation complète de son rêve :
le rêve et le roman sont alors achevés.
De plus, ce romanesque qui mêle rêve et surréalité engage le roman dans le mystère
et I'étrange. Vallombreuse, par exemple, revient à la vie grâce à « un mystérieux
philtre NO'. Et surtout, la présence saccadée de cette (( mauvaise enfant N", Chiquita,
apporte un air d'étrangeté au roman: cette étrange créature possédait certainement une
partie du pouvoir presque magique qu'elle s'attribuait », nous dit le narrateur. corroborant
ainsi ses simagrées. Cependant, cette propension à l'étrange n'est qu'une ouverture vers un
autre univers. Cette voie nous est montrée, mais l'auteur ne s'y engage pas : {< Va-t-elle, en
effet, prendre son vol comme une chauve-souris, se dit la jeune actrice. qui suivait d'un œil
actif tous les mouvements de Chiquita »63. Non, elle ne s'envolera paspour vrai, mais elle
le pourrait, Ià réside tout le pouvoir du romanesque : dans la croyance en la réalisation de ce
qui est appelé à n'être qu'illusion, qu'un bon ou un mauvais rêve.
Comme l'a remarquée Anne-Marie Paillet-Guth, l'utilisation par les personnages
intradiégétiques d'expressions comme « romanesque
référence implicite à un code prédéterminé et suppose
lecteur? Cette inter et autotextualite qui apparaît
)> ou « roman )) implique la
qu'en tout personnage figure un
lors de traitements de scènes
'' Cette définition ct Ia suivante, Le Robert, 1995. * Le Capitaine Fracasse, p. 1424, 6' ibid., p. 1379. '' Ibid., p. 1339. " 'id,, p. 134 1. " Suppose-t-elle a pmpos du cliché sentimental décrivant la passion amoureuse comme « roman d'amour », ironie et paradoxe, p.8 1.
conventionnelles dévoile le modèle littéraire ou le code romanesque sous-jacent à la
scène. Lors de l'attaque des mannequins où Sigognac a joué les héros, Isabelle déclare:
(( Vous vous êtes conduit comme un héros de roman ! N" Cette assertion implique une
certaine connaissance des actes héroïques romanesques, très probable dans le cas
d'Isabelle, étant donnée sa profession de comédienne. Ce genre d'autotextualité qui
compare l'acte héroïque présent aux actes héroïques antérieurs, donc a toute une tradition
de héros. sous-tend également, chez l'auteur, une double fonction, « celle d'une
distanciation ironique mais aussi, comme repoussoir, celle d'un garant de
l'authenticité nW, c'est-à-dire d'une validation de la sincérité des personnages.
L'inscription du romanesque est donc plutôt ambiguë et nous m è n e au paradoxe, entre
l'ironie (l'acte héroïque étant comparé a un acte de roman, alors même que nous sommes
en présence d'un héros romanesque) et le sérieux (I'auteur prête à Isabelle la voix de
1 'admiration).
Cela dit, le romanesque du Frocczsse s'inscrit également en prolongement d'une
tradition comme celle de la tragédie. D'ailleurs, les personnages y font eux-mêmes
allusion : (( Cela ferait une excellente décoration pour un cinquième acte de tragédie D~'.
annonce la Sérafina au dewiéme chapitre, ignorant tout de ce que prépare l'auteur qui, lui,
sait que ce chiteau sera le lieu de sa finale et que le roman prendra des allures de tragi-
comédie. L'auteur dénonce, par I'intennédiaire de ses personnages, les clichés tragiques
auxquels il se soumet avec zèle : N'allez pas, reprit Isabelle, pour quelque bonne grâce
qu'on me voit, me croire une princesse infortunée ou reine chassée de son royaume B~'. Or,
c'est ce qu'elle est ; l'auteur l'affirme ici par la négative. Qui plus est, l'auteur sait qu'il
s'agit la de clichés, de poncifs empruntés à la tragédie. Dans une lettre de Léandre à la
Marquise, il est écrit : « Je ne serai toujours que le plus humble et le plus prosterné de vos
serviteurs, lors m h e que, par une de ces reconnaissances qui dénouent les tragédies, tout le
65 Le Capitaine Fracasse. p. 1 1 OS. A.-M.. PAIUET-GUTH, Ironie et paradoxe, p.82,
"Le Capitaine Fracmse, p. 1 07 1. Ibid., p. 1149.
monde me saluerait comme fils de Roi d9. Par l'intermédiaire de Leandre, l'auteur
divulgue sa conscience du cliché. De plus, le narrateur ajoute, pour conclure cette
lettre : (( Qu'aurait répondu la marquise à cette brûiante épître, qui peut-être avait servi
plusieurs fois ? N, admettant ainsi la surutilisation de ces clichés.
Le romanesque et la tragédie ou la tragi-comédie sont sujets aux rapprochements et
aux comparaisons. Les personnages réfléchissent au déroulement plus que romanesque de
leur histoire qui se rapproche du théâtre grand déploiement : « Que vous semble,
monsieur le Baron. de tous ces événements ? [...] Cela s'arrange comme une fin de tragi-
comédie. Qui se fiit attendu au milieu de l'algarade à l'entrée seigneuriale de ce père
précédé de flambeaux [...]. Et cette reconnaissance d'Isabelle au moyen d'une b a y e a
cachet blasonné ? ne 1 'a-t-on pas déjà vu au théâtre ?»'O L'exposition de la situation par un
personnage crée une certaine distanciation de l'auteur face à l'utilisation du cliché tout en
réactivant son efficacité. Le romanesque se nomit des histoires passées pour se redéfinir.
L'histoire de Sigognac et d'isabelle, par exemple, est comparée aiLu (( affaires du Cid et de
Chimène N", alon même que cette histoire classique est sujette à la critique : (( après bien
des combats entre l'amour et le devoir, elles [les affaires du Cid ...] finirent par s'arranger à
l'amiable, non sans quelques antithèses et agudezas un peu forcées dans le goût espagnol,
mais d'un bon effet au théâtre »". En se référant à cette histoire, le romanesque du
Fracasse se réclame des histoires grandioses, (t un peu forcées )) et valide ainsi sa tendance
à 1 ' h yper-romanesque.
Les références à des mots tels que grotesque v et (t caricature N orientent elles
aussi la conception du romanesque à la base du Fracasse. Les références à l'art grotesque
déterminent le caractère caricatural et fantastique de l'écriture. Les descriptions physiques
de personnages, par exemple, tendent souvent à la caricature : (< Les angles plissés des yeux
et les commissures des Ievres remontées vers les oreilles indiquaient d'ailleurs l'intention
49 &id, p.1142. 'O fiid., p. 137 1. " Ibid., p.1372 " Ibid., p. 1372.
d'un sourire gracieux. Cette tête de fantoche, senie sur une fiaise de blancheur équivoque,
surmontait un corps pendu dans une souquenille noire qui saluait en arc de cercle avec une
affectation de politesse exagérée ))? L'auteur trace sciemment un portrait caricatural et
donne à ses personnages un air burlesque, irréel : (( Tous ces traits extravagants, tenant
plutôt de la caricature que du naturel ... »". Ainsi, les personnages s'éloignent du
«naturel » pour rejoindre une réalité amplifiée, ce qui rejoint notre conception du
romanesque comme surréalité.
Une scène secondaire, voire accessoire à la dynamique romanesque d'ensemble,
celle du spectacle du dentiste, peut symboliser ce caractère caricatural de l'écriture associé
au grotesque : a Une espèce de rustre ... vint s'asseoir sur la chaise, et l'opérateur lui
plongea dans la bouche la redoutable pince d'acier poii. Le malheureux, au lieu de se
retenir aux bras du fauteuil, suivait sa dent [...]. Pendant cette scène grotesque, un singe,
attaché sur l'estrade [...] contrefaisait d'une façon comique la cris, gestes et contorsions du
patient d5. Lon de sa visite de Paris, en plus du dentiste, Sigognac rencontre « Périgourdin
du Maillet, dit le poète crotté D, poete grotesque qui se voit cornpari a un (( singe échappé
de quelque ménagerie »76. Dans ce lien entre le singe qui contrefait et le poète grotesque,
peut-on voir une certaine réflexivité sur la situation de l'auteur, une sorte d'autodérision?
Coïncidence, sérieux ou ironie, quoi qu'il en soit, l'art grotesque sert de référence à Gautier
pour souligner le travail de représentation caricaturale et ses pouvoirs de révélation. Il
contrefait la réalité et le roman qui s'en inspire pour les amplifier, en relever le ridicule, les
rendre swéeis. Le grotesque est alors cette distance critique du narrateur ou d'un
personnage qui permet de voir le ridicule, l'irréalité de la situation. Transplanté dans un
décor luxueux, le narrateur prête cette pensée a Sigognac : « lusqu'alon il n'avait trouvé sa
misère que déplorable, maintenant elle lui semblait grotesque d"' Le grotesque caractérise
donc ce regard critique qui saisit l'exagération, le caractère caricatural du romanesque.
lbid., p. 1060. 'O Ibid., p. 1067. 75 Ibid, p.1272. 7b Ibid.. p. 127 1.
Le romanesque qui tire sa source du rêve pour créer une surréalité où le dénouement
devient tragédie, OU le brave devient « héros de roman » et où histoire elle-même devient
plus que romanesque par ses rebondissements invraisemblables, se prolonge et se définit
par la notion d'hyper-romanesque, abordée au début de cette partie. L'hyper-romanesque,
qui dépasse le romanesque jusqu'à la surréalité et la caricature, est donc un exercice
d'exagération, d'excès dans l'écriture du romanesque.
2.4.1 L'hyperbole
L 'hyper-romanesque s'exprime plus explicitement dans la figure de l'hyperbole. En
fait, l'hyperbole est la manifestation directe de I'hyper-romanesque puisqu'elle en constitue
l'énonciation dans le texte. L'hyperbole. figure de style qui (( consiste i mettre en relief
une idée au moyen d'une expression qui la dépasse )ln, s'inscrit dans la visée hyper-
romanesque par son caractère ludique qui exagère les forma. En effet, le discours
hyperbolique emprunté par certains personnages participe au jeu hyper-romanesque du
texte : Ô trois et quatre fois heureux le mortel qui a des lares et des pénates et peut faire
asseoir à son foyer l'ami de son cœur ! », s'exclame Mdartic pour marquer une
« reconnaissance bien sentie ))". L ' intexjection et 1 'exclamation qui traduisent un vif
sentiment jointes à la double référence aux dieux protecteurs romains créent une emphase
hyperbolique et un certain effet comique. par le contraste établi entre l'expression
recherchée et I'emploi de brigand de Mdartic.
Le discours amoureux, par ses procédés d'amplification et l'exagération des
sentiments, se prête parfaitement à l'hyperbole. De plus, l'utilisation de clichéss0, très
prisée dans I'expression de la « passion romanesque », enrichit le caractére hyper-
romanesque en lui donnant une substance réfërentielle et réflexive. Ainsi, Sigognac, parce
qu'il a été comparé a un héros de roman )) par Isabelle, trouve mtin Les mots d'amour qui
ibid.. p.1117. Le Robert, 1995.
'9 Le Capitaine Fracasse, p. 1 W. 'O Cette caractéristique sera approfondie.au chapitre suivant
conviennent à un héros romanesque : ... pour vous protéger je fendrais des géants du crâne
à la ceinture, je mettrais en déroute tout un ost de Sarrasins, je combattrais parmi des
tourbillons de flammes et de fumées des orques, des endnagues et des dragons [...] DI'. Le
narrateur souligne lui-même la tournure hyperbolique du discours de son héros : (( Cette
rhétorique était peut-être un peu exagérée, et, [...] asiatiquement hyperbolique, mais elle
était sincere N". Ici, l'aveu de l'exagération devient garant de l'authenticité de l'expression.
Cependant, bien qu'inexpérimenté, Sigognac a une certaine connaissance des
(( passions mmanesques)), puisque en sa solitude, il lisait les (( sonnets amoureux de
Ronsard »". L'expression de sa passion est-elle sincère ou inspirée de ses lectures ?
L'emploi d'interjection comme hélas marque également une emphase hyperbolique
et un certain lyrisme tragique. Parfois, l'auteur ne fait que suggérer l'hyperbole et la
contourne par l'emploi de la litote ou tout le tragique est contenu dans la narration et
I'intejection : « Quand les premières pelletées roulèrent sur la maigre dépouille du
comédien, le Pédant. ému et ne pouvant retenir une larme qui, du bout de son nez rouge,
tomba dans la fosse comme une perle du cœur, soupira d'une voix dolente, en manière
d'oraison funèbre, cette exclamation qui fut toute la nénie et myriobgie du défunt : "Hélas !
pauvre Matamore ! " d4. La concision de l'oraison fait tout le tragique de la situation et
paradoxalement, lui donne un accent comique par son écho prospectif de Hamlet : (4 Alas,
poor Yorick !
Qui plus est, la pose et les mouvements marquent la tournure hyperbolique des
personnages : Hélas ! c'est comme cela, soupira l'ami de Larnpourde en prenant une pose
tragiquement élégiaque ou élégiaquement tragique nR" L'inversion et la répétition de
l'adverbe et de l'adjectif désamorcent le ton mélancolique et tragique du personnage et
donnent un accent comique à l'hyperbole. A quelques reprises, le narrateur souligne
Le Capitaine Fracasse, p. 1 1 O8 '' Ibid.. p.1108. '' Ibid.. p.1058. fiid.. p. L 162. SHAKESPEARE, Hamlet, acte V. sc.1. v. 180, cite par P. TORTONESE, (c Notes 1) aux Oeuvres, p.1695.
explicitement le comique des mouvements hyperboliques : (( Blazius [...] pénétra dans la
chambre avec force révérences exagérées et servilement comiques ou comiquement
serviles, dénotant un respect moitié réel, moitié feint »47. Les personnages perdent alors
leur allure tragique et deviennent quelque peu ridicules par leur pose artificielle et leurs
sentiments feints.
L'hyperbole rejoint alors la conception gautiéresque de la parodie qui, comme nous
l'avons vu, « au moyen d'une cenaine exagération humoristique [...] fait ressortir le ridicule
ou le danger D". L'hyperbole et I'hyper-romanesque qui la sous-tend seraient alors une
activité qui parodie le romanesque, qui, en l'exagérant vise à en souligner le ridicule.
Cependant, tous ies personnages ne présentent pas cette même exagération et certains
montrent même une adhésion sérieuse au romanesque. Le Capitaine Fracasse se présente
donc a la fois comme un exercice de reconstitution de la littérature du XVII' siècle. qui
vient combler le vide de l'écrivain, et comme une offensive anti-romanesque, par son
exhibiîion des clichés et du faux. Or, le paradoxe persiste : cette activité imitative est-elle
le h i t d'un esprit mélancolique qui réclame et s'approprie le romanesque. qui joue le jeu
jusqu'au bout ? ou l'exposition ironique des clichés romanesques ? ou les deux à la fois ?
Le Capitaine Fracasse, p. 1292. '' nid., p. 1 1 t 7. '' Les Grotesques, p.355.
Chapitre III
Le Monde est un théâtre
« Nous sommes une race infortunée et c'est pour cela que nous avons un impérieux besoin de nous distraire de la vie réelle par les mensonges de l'art ; plus il ment, plus il nous amuse. ))
Georges and'
L'ironie gautiéresque, qui se manifeste notamment par la voie de l'hyper-
romanesque, met en scene des personnages à la recherche de l'illusion et du romanesque.
Cette quête réflexive soulève un jeu sur les apparences. sur les rappons entre l'art et la
réalité, l'être et le paraître. Les références à l'art théitral sont le lieu idéal pour l'étude de
ces rapports, puisque le théâtre est à la fois jeu, création artistique et représentation d'une
réalité. Nous verrons dans quelles mesures le monde devient un théiitre oh se joue et
s'élabore le romanesque, puis nous analyserons l'adhésion de quelques personnages a des
stéréotypes.
3.1 Références à l'art théâtral
Plusieurs signes viennent marquer l'entrée du Capitaine Fracasse dans l'univers
théâtral. Le premier chapitre qui se présente comme un tableau litttrairg voit son cadre
s'élargir par l'arrivée de la troupe de comédiens. Comme I'a remarqué Annette a osa', les
trois coups tiappés a la porte du château a la fin du premier chapitre annoncent le début de
l'action, comme au théâtre. L'on passe donc de la représentation statique (description du
château et de ses habitants) a la représentation théâtrale, par l'entrée en scene des
comédiens qui, comme nous allons le voir, transposent leur rôle de la scene à la réalité,
' Citée par M. DUCAMP, TItéophife Gmrier, p. 147. C'est ce que nous démontrerons au chapitre suivant. ' Dans « L'image théâtraie de I'ahte », Actes du colloque, L '.-in et l'artiste, p. 158.
faisant du roman
la voie théâtrale,
le lieu d'exposition des illusions. D'ores et déjà, le roman s'engage dans
son outrance et ses apparences du réel. Selon les dictionnaires du mr siècle, le mot « théâtral » signifie d'ailleurs ce « qui vise à l'effet sur le spectateur, qui a le
côté artificiel, emphatique, outre, du théâtre d. Ces caractéristiques rejoignent le
romanesque du Fracasse qui, par ses exagérations, définies par la notion d'hyper-
romanesque étudiée précédemment, et sa mise en lumière des illusions, acquiert un style
théâtral, c'est-à-dire outré et artificiel, mais qui réclame égaiement la réalité de l'illusion.
Les références à l'art théâtral, comme nous allons le démontrer, servent l'ironie littéraire en
exposant le factice et le jeu romanesque.
Tout d'abord, le voyage initiatique de Sigognac avec cette société ambulante
introduit le roman dans la représentation d'un monde autonome s'apparentant au théâtre.
Le narrateur souligne cette correspondance entre le chariot des comédiens et la vie :
Un chariot comique contient tout un monde. En effet. le théiitre n'est4 pas la vie en raccourci, le véritable microcosme que cherchent les philosophes en leurs rêvasseries hermétiques ? Ne renferme-t-il pas dans son cercle l'ensemble des choses et les diverses fortunes humaines représentées au vif par fictions congruentes ?'
Gautier emprunte le « raccourci » pour traduire la vie dans son roman. Le terme de
« microcosme )), utilisé ici dans la narration. corrobore cette idée d'un univers indépendant
du réel étudié précédemment. Le théâtre fournit a l'auteur tous les éléments de la fiction ; la
littérature se réfère ainsi à une autre sphère de représentation artistique et non pas
directement à la réalité.
Le théâtre a le pouvoir de faire revivre le passé héroïque et romanesque ; il marque
ainsi sa supériorité sur la réalité : « Ces tas de vieilles hardes usées, [...] passementées de
faux or rougi [...] ne sont-ils pas comme la fiperie de l'humanité où se viennent revêtir de
costumes pour revivre un moment, a la lueur des chandelles, les héros des temps qui ne sont
Cite par J.X. MORISOT, M Roman-théâtre, roman-musée O, Bokac, une poetique du roman, p. 112. Capitaine Fracasse.. p. 1 1 15
plus ? n6 Comme le théâtre, la litîéraîure possède ce pouvoir de réincarnation et de
réhabilitation du passé, cependant, doit-on le souligner, tout n'est qu'apparence et
illusion : (( Un esprit ravalé et bourgeoisement prosaique n'eût fait qu'un cas fort médiocre
de ces pauvres richesses, de ces misérables trésors dont le poète se contente pour habiller sa
fantaisie et qui lui suffisent avec l'illusion des lumières jointe au prestige de la langue des
dieux à enchanter les plus difficiles spectateurs »'. Le narrateur oppose ici l'esprit
bourgeois aux spectateurs difficiles, donc plus connaisseurs et délicats, et sollicite ainsi la
faculté poétique d'un type de lecteur idéal, car nul doute que les spectateurs du théâtre
ambulant s'apparentent aux narrataires du récit. Doit-on voir une valorisation indirecte
d'une lecture sérieuse, d'une adéquation aux illusions du romanesque ?
Tout en invitant à une lecture sérieuse et naïve, le narrateur ironise sur ses pouvoirs
d'illusions. Le théâtre permet ces dédoublements entre ironie et sérieux :
Demère les acteurs, car le fond de la scène n'était pas éclairé, se projetaient de grandes ombres bizarres qui semblaient jouer la pièce en parodie, et contrefaire tous leun mouvements avec des allures disloquées et fantasques ; mais ce détail grotesque ne fut pas remarque par ces spectateurs naïfs. tout occupés de l'affabulation de la comédie et du jeu des personnages. lesquels ils tenaient pour véritables.'
Le narrateur souligne ainsi le jeu d'ombres demère ses personnages et invite à une lecture
au deuxième degré, témoins du grotesque et du fantasque. Le théâtre est le lieu idéal pour
l'exposition de I'illusion et du jeu qui la supporte. Il révèle les faux-semblants, le jeu
romanesque qui nécessite la complicité du spectateur (et du lecteur), « la robuste illusion de
ces braves patauds )p9, pour atteindre 1' (( effet de réel ».
La bataille jouée au château de Vallombreuse itlustre ce paradoxe entre la mise en
lumière des faux-semblants et la quête d'illusions. La mise en scène théâtrale élaborée par
le romancier est dévoilée par une lecture ironique de la scène de bataille présentée comme
- -
Ibid., p. 1 1 15. lbid., p. 1 L 15. ' Ibid..p. 1 182. Ibid.. p. 1 182.
un jeu sérieux )) par les personnages. Cette (( autre guerre de Troie do, dont Isabelle
constitue l'Hélène, se présente de façon hyper-romanesque. Au moment critique (le viol
d'Isabelle par Vallombreuse est ékgamrnent suggéré par la référence a ~ucrèce"), les
sauveurs surgissent dans la pièce : (4 Sauvez-moi [...] Sigognac ! », crie Isabelle. « Me
voici ! », répond le héros. Puis, le combat commence avec tous les effets que nécessite un
roman de cape et d'épée, c'est-à-dire avec moult rebondissements. Cependant, Gautier
semble vouloir obéir a l'article du Décalogue dénoncé dans la préface de Mademoiselle de
Maupin : (( Homicide point ne seras d2. En efiet, il n'y a pas de meurtres dramatiques,
mais seulement quelques coups manqués et des blessures. La bataille se présente comme
un jeu de guerre : (( Rendez-vous, ou vous êtes mort ! H. Les cornbattats se soumettent aux
règles de la bataille et font les morts en se retirant du jeu : (( Tu peux te soumettre, sans
déshonneur, a ce vaillant ; il a ta vie au bout de son épée [...] considère-toi comme
prisonnier de guerre ». Un autre se prète complètement à l'illusion et se croit mort alors
qu'il n'est que blessé : a "Je suis mort ! je suis mort ! " avec une vigueur qui prouvait qu'il
était bien vivant ». Les règles du jeu s'établissent sur un rappon de confiance et de
complicité entre les adversaires : (( Coquin, si tu me promets sur ta vie en l'autre monde, car
en celui-ci elle m'appartient, de rester neutre dans le combat, je vais te déclouer du gibet
[...] - Je le jure, rida d'une voix sourde La Râpée ». Sur quoi, les deux combattants se
retirent du jeu pour boire ensemble : « Ce compagnon et moi nous sommes blessés et nous
allons nous retirer un peu a l'écart pour laver nos plaies et les bander N. Les ennemis
deviennent compagnons de jeu. La complicité entre les combattants pourrait se comparer à
celle de l'auteur et du lecteur idéal, le premier cherchant l'adéquation du second à son aire
de jeu pour que s'accomplisse a la fois l'illusion et la distance critique.
Le théitre devient ainsi la scène du jeu romanesque. L'affrontement final entre
Vdombreuse et Sigognac se présente d'ailleurs comme une représentation théâtraie.
'O Ibid., p. 13%. Les kférences sur cette bataiiie renvoient aux p. 1357 a 1360. ' ' Ibid.. p. 1353, Lunéce, Romaine du VTe siècle av. J.-C.. s'est tuée avec un poignard aprh avoir ete violée
par Sextus. '= MademoireZk de .Muupin, p. 187.
Scapin apporte des flambeaux pour éclairer la scène et Lampourde joue les
commentateurs : « Le petit duc ne va pas mal, dit Larnpourde appréciateur impartial du
mérite ... ». En fait, tout le roman se présente comme une pièce de théâtre. Les
rebondissements sont perçus comme des arrangements théâtraux : t( Oh ! plus d'un auteur
de comédie applaudi au théâtre en l'arrangement de ses pièces devrait consulter Malartic
pour la subtilité de ses intrigues, l'invention de ses stratèges, le jeu de ses machines ni3.
Comme nous l'avons vu au chapitre précédent, le romanesque devient tragédie et est
interprété comme tel par les personnages. De plus, l'expression théâtrale sert de modèle aux
comédiens pour l'interprétation de scènes, comme celle des retrouvailles entre Le Pédant et
Bellombre : (( Le Pédant et le fermier [...] se mirent [...] à se ruer en accolades, comme cela
se pratique au théâtre pour les reconnaissances »14 .
3.2 Entre l'être et le paraître
En plus de permettre a Gautier d'établir une distance entre le jeu et le réel, l'art
théitral expose l'être et le paraitre des personnages romanesques. Les antécédents
romanesques et théâtraux des personnages coïncident avec des types romanesques ; ils sont
ce à quoi leur nom renvoie et s'identifient a cette image. Ils se rattachent ainsi a une
tradition. Les comédiens, par exemple, correspondent aux rôles de l'ancien théâtre italien :
Léandre, Scapin, le Pédant, le Tyran, la Sérafina et Isabelle. La duègne, quant a elle, porte
un nom espagnol, d'ailleurs utilisé par Scarron: « ces duepas ou duègnes sont des
animaux ngides et tacheu, aussi redoutés pour le moins que des belles-méres »? Le
Pédant ou Blazius, tire son nom d'un personnage de On ne badine par avec l 'amour de
Musset Bellombre, lui, figure dans La Comédie des comédiens de Scudéry. Sigognac
était un personnage secondaire du Roman comique. et Vallombreuse est le nom d'une
abbaye apparaissant dans le Roland furieux d'Arioste et dans les Harmonies poétiques et
religieuses de Lamartine. Malartic se retrouve dans Les Italiennes d'Ant0n.i Deschamps ;
-
l 3 Le Cupitaine Fracasse, p. 13 14. '' lbid., p. 1 172. '' Cité par TORTONESE. « Notes » aux Oewrer, p.1689. Les tifèrences aux antécédents des personnages proviennent de ces pages.
Bilot figure dans les poèmes bachiques de Saint-Amant ; Bringuenadle provient du Quart
Livre de Rabelais et Azolan est le chasseur de Valmont dans les Liaisons dangereuses.
Bref, Gautier n'a pas inventé de personnages, il les a simplement empruntés à la tradition
romanesque, dévoilant ainsi des types, des caractères indispensables au romanesque.
D'ailleurs, la présentation de la troupe par le narrateur se fait en des termes qui révèlent les
stéréotypes : tous sont présentés par le nom de leur r6le auquel s'ajoute un article d é f i qui
marquent davantage leur emploi (La Soubrette, La Sérafina, L'Isabelle. etc.). De plus, le
narrateur indique clairement l'existence des types nécessaires au théâtre et au romanesque :
(( Voilà pour le personnel féminin. Les principaux emplois de la comédie s'y trouvaient
représentés, et s'il manquait un personnage, on racolait en route quelque comédien errant ou
quelque amateur [...]. Le personnel mile se composait ... d6. Comme nous le verrons, il en
va également ainsi sur la scène du roman où chaque personnage joue son rôle stéréotypé.
Ce renvoi à des types prédéterminés rend inutile toute dimension psychologique.
D'ailleurs, on a souvent reproché à Gautier cette écriture anti-psych~logique", alors même
qu'elle constitue une force révélatrice. En effet, le regard de surface de l'auteur tend a
montrer le masque et, à travers lui. la personnalité du personnage : (( Le type qu'il
représentait par son caractère extravagamment ouné s'éloignait du naturel, et cependant, il
fallait que sous l'exagération on sentît la vérité et qu'on démêlât l'homme à travers le
fantoche »". On se souvient que Gautier s'intéresse avant tout aux pouvoirs de révélation
de la parodie : les personnages romanesques suivent également cette voie. Leur caractère
hyper-romanesque dévoile l'outrance du romanesque, mais aussi l'homme demère le
masque du personnage : (( Sigognac prît le demi-masque [...] pour garder la tradition de la
figure et mêler sur son visage le fantasque au réel, grand avantage en ces sortes de rôles
moitié faux, moitié vrais. caricatures générales de l'humanité dont elle ne se fiche point
comme d'un portrait dg. Le narrateur souligne cette caractéristique a propos du rôle de
Capitaine Fracasse joué par S igognac, mais elle s'applique également aux personnages,
' bt e Capitaine Fracasse, p. 1 065. l 7 A ce sujet, voir P. Tononcse. La vie extérieure, p.5-6. 13 Le Capitaine Fracasse, p. 1 20 1 .
acteurs du roman. Sous le couvert du théâtre, l'auteur révèle le jeu d'apparences
personnages : « Nous autres, pauvres comédiens, ombres de la vie humaine et fantômes
57
des
des
personnages de toute condition, à défaut de l'être, nous avons au moins le paraine, qui lui
ressemble comme le reflet ressemble à la chose »". Les personnages, comme les
comédiens. remplissent un rôle sur la scène du roman ; l'apparence devient toute la réalité.
Ainsi, (( l'habitude de jouer les grandes coquettes avait donné l'air du monde et autant de
manège qu'a une dame de cour n2' à la Sérafina. Les personnages ont l'air noble, riche.
mais leurs vêtements sont défiraichis : toutes (( ces petites misères de détail D n'empêchent
pas Sigognac de croire à I'illusion : « Ces gracieuses figures lui donnaient la sensation d'un
rêve 8.
Cependant. le théâtre présente une image visible de la réalité qu'elle imite, tandis
que le littéraire représente avec les mots des images que l'imaginaire doit recréer. De ce
fait, le théàtre apparaît comme un an total. Face à l'art théâtral, Diderot avouait la pauvreté
de son instrument iittéraire : J'écris des lignes faibles, tristes et froides »". Balzac, lui,
reconnaît dans l'instant théàal (( le comble de le plénitude et de la condensation »".
Comme on le sait, Balzac a repris le thème baroque de la réversibilité entre l'art et la réalité,
dans son étude des rôles sociaux et dans sa mise en scène de la vie quotidienne »'? Le
théâtre, dans le roman, sert donc de support et de prétexte a une mise en scène et à l'étude
des rappons entre l'art et Ia réalité. Dans ce cas, pourquoi ne pas écrire directement pour le
théâtre ? Comme l'ont remarqué Max Milner et Claude Pichois, les artistes romantiques
tels que Gautier ou même Balzac n'ont pas aussi bien réussi au théâtre que dans le roman,
car (( seul le roman était capable de retracer les cheminements obscurs, complexes et
progressifs par lesquels la fortune, le rang social ... conduisent L'homme au bord de
situations de catastrophe ~'6.
'' Ibid., p. 120 1. 'O Ibid.. p. I I 18. " Ibid., p. 1 063. " Ibid.. p. 1074. '' Cité par J.S. MORISOT, M Roman-théâtre, roman-musée 1). p. 140.
ibid.. p.140. Ibid., p. 14 1.
" De Chateaubriand a BaudelaireT p..% 1.
Gautier, lui, rejette la matérialité du théâtre ; il préfére la suggestion d'une idée par le
langage à sa création inévitablement réductrice : « L'ode est le commencement de tout,
c'est l'idée ; le thégtre est la fin de tout, c'est l'action ; l'un est l'esprit, l'autre est la matière
[...]. Après les comédiens, les gladiateurs, car l'effet de toute civilisation extrême est de
substituer la matière à l'esprit et la chose à l'idée »". L'idée de la chose, représentée dans
l'esprit, rejoint davantage l'idéal gautiéresque dont la srnéalité des univers se déploie plus
facilement dans l'imaginaire que dans la matérialité. Cependant, Gautier s'est intéressé à la
pantomime et au ballet (Gisèle. La Péri) qui ornent de multiples possibilités d'expression
poétique et surréelle par le mouvement des corps, mais le roman reste le lieu de la synthèse
interprétative de tous les arts.
Dans le roman, les références a l'art théàtral permettent la mise en scène à la fois
d'un personnage et du comédien dont il est appelé à jouer les rôles. Le personnage a donc
une double personnalité, celle de comédien et celle du rôle à jouer. L'art et la réalité se
superposent, chose inconcevable dans une simple représentation théâtrale. La platitude de
la réalité appelle le rêve et l'illusion, associés à l'art comme l'exprime le personnage de La
Soubrette, Zerbine, promue par la réalité (l'amour du marquis), mais cependant en proie au
désenchantement: (( Le soleil m'ennuie et la vie réelle me semble plate. LI me Faut des
amours imaginaires a servir et pour déployer mon activité le monde d'aventures
romanesques qui s'agite dans les comédies »". L'existence romanesque et théâtrale remplit
le vide de I'existence : (( Depuis que les poètes ne me prêtent plus leurs voix, je me fais
l'effet d'être muette ». Sans son rôle romanesque, la femme n'a pas de voix, de
personnalité : Sans ce rayon d'art qui me dore un peu, je ne serais qu'une drôlesse
vulgaire comme tant d'autres »29. D'ailleurs, le marquis de Bruyère admire Zerbine pour
son existence romanesque : 11 avait la femme, mais il regrettait la comédienne do. C 'est
pourquoi les comédiens arborent une double personnalité afin de correspondre à un idéal,
un rêve : 11 cherchait, à travers mon visage de ville, mon visage de théâtre, car nous autres
" GAUTIER, Cité par M. DUCAMP, Théophile Gautier, p. 1%-55. :' Le Capitaine Fracasse, p. 1 190. '9 Ibid., p. 1 195. j0 Ibid., p.1194.
actrices, quand nous ne sommes pas laides, nous possédons deux beautés, l'une composée
et l'autre naturelle ; un masque et une figure. Souvent c'est le masque qu'on préfere,
encore que la figure soit jolie »". Le masque et le rôle ofient le jeu, la passion
romanesque, l'idéal inaccessible : « ils croient atteindre l'idéal en étreignant le réel, mais
l'image qu'ils poursuivent leur échappe ; une actrice est comme un tableau qu'il faut
contempler à distance et sous le jour propice. Si vous approchez, le prestige se dissipe »'*.
Le personnage du comédien donne une forme à l'idéal. Inversement, l'existence
romanesque donne vie au personnage, qui, en dehors du roman, se perd dans le néant. 11 y a
donc une certaine ambiguïté dans le discours que Gautier prête a son personnage, puisqu'il
y oppose l'idéal à la réalité, don que dans les faits, le personnage ne peut prétendre à la
réalité et sombre inévitablement dans le vide. S'agirait-il alors plutôt d'une opposition
entre deux types de personnages, l'un réaliste et l'autre idéal, tel que le conçoit Gautier 3
Quelques années auparavant, Gautier tenait un discours critique semblable à celui de
Un grand nombre de peintres et de sculpteurs reqoivenr de l'extérieur l'impression du Beau, et procèdent du matériel à l'idéal : ce ne sont pas des formes qu'ils empruntent à la nature pour en revêtir la conception « a prion » qu'ils ont eu du Beau : l'opération, avec eux, est toute contraire : ils prennent « a posteriori » dans leur esprit un souffle pour faire vivre les types observés et choisis. Au lieu de donner une forme a l'idéal, ils donnent un idéal a la forme ; ce n'est plus l'âme qui prend un corps, c'est le corps qui prend une âme ; ce dernier procédé paraît même le plus simple."
Le comédien prête son corps a l'âme du personnage et son rôle devient toute son existence.
Le personnage du Matamore, par exemple, voit son existence réelle s'éteindre, car
les privations alimentaires nécessitées pour l'effet de maigreur surnaturelle de son rôle
burlesque le font mourir. Un autre personnage donne alors un corps a l'âme du personnage :
Sigognac devient le Capitaine Fracasse. Ainsi, le rôle survit a l'individu. Inversement,
pour survivre à son rôle, l'individu se doit de ne pas être son rôle, comme le fit le
- -- - - - - - --
" fiid., p. i 194. " Ibid., p. 1 194. " GA- (( h Beau dans l'art », Revue des deux monder, lu septembre 1847.
Matamore, mais en donner seulement une apparence . Hérode prévient Sigognac qui s'est
abandonné a son rôle grotesque: « [III ne faut point se livrer de la sorte. Un tel jeu vous
consumerait bientôt. L'art du comédien est de se ménager et de ne présenter que les
apparences des choses »". L'erreur de Sigognac est d'avoir joué sérieusement son rôle
burlesque, d'avoir oublié qu'il s'agissait d'un jeu, alors que la vie est déterminée par le jeu
des illusions, par l'exhiiition du rôle. Les références à l'art théâtral permettent à l'ironie
littéraire de souligner et de réclamer cet aspect ludique et illusoire de l'art, tout en faisant de
la vie elle-même un jeu d'illusions.
3.3 Jeu de rôles
Les personnages exhibent leur appartenance a un monde imaginaire en s'identifiant
délibérément a des types romanesques. En effet, ils tentent de donner une forme a un idéal
romanesque en jouant leur rôle de la scène a la réalité. Le thème de l'amour expose
parfaitement les différents idéaux romanesques auxquels les personnages tentent de
s ' identifier.
3.3.1 Léandre et la marquise
L'exemple le plus ironique est certes celui de la Marquise et de Léandre a la
recherche d'une « passion romanesque n. Léandre, qui se veut l'incarnation de l'amant
passionné, correspond a un type bien défini : « l'amant, cet être mystérieux et parfait, que
chacun façonne A sa guise selon 1 'Amadis ou 1 Xstrée »". Cependant, Léandre n'est que
l'illusion de ce type idéal ; le narrateur dévoile tout l'artifice de sa mise : « Des dents,
brossées a outrance et frottées d'opiat [...]. Des cheveux noirs soigneusement calamistres
[...] une main fort blanche, où scintillait un solitaire beaucoup trop gros pour être vrai )jJ6.
De plus, il le tourne en ridicule en exposant ses faux airs : «[Il1 avait l'air de mourir
d'amour [...]. 11 ponctuait ses phrases de soupirs et faisait, en parlant des choses les plus
indifférentes, des clins d'yeux, des airs penchés et des mines a crever de rire ; mais les
Y Le Capitaine Fracasse, p. 1250. " ibid.. p. 1066.
femmes trouvaient cela charmant »". L'affectation du personnage est marquée par l'emploi
d'expressions telles que (i avoir l'air )> et (( mines ». Le narrateur exprime également la
distinction entre l'être et le paraître, le sérieux et le N e , en insistant sur le fait que les
femmes ne saisissent pas le jeu d'apparences et se laissent charmer par l'illusion, alors
même que le personnage est faux et risible. Doit-on voir dans ces femmes le reflet du
lecteur sensible » esquissé dans la préface de Mademoiselle de Maupin ? Certes, le
narrateur se montre ironique en soulignant I'illusion et appelle une lecture critique face au
jeu littéraire. Par la présentation d'un tel personnage, Gautier penche davantage du côté de
l'ironie que du sérieux.
Qui plus est, le narrateur expose l'image hyper-romanesque de Léandre dont la
formule hyperbolique invite à une réinterprétation ironique :
C'était Léandre, la bête noire des pères, des maris [...] l'amant en un mot, celui qu'on rève, qu'on attend et qu'on cherche, qui doit tenir les promesses de l'idéal, réaliser la chimère des poèmes, des comédies et des romans, être la jeunesse, la passion, le bonheur, ne partager aucune misère de l'humanité, n'avoir jamais ni faim, N soif, ni chaud, ni Froid, ni peur, ni fatigue, ni maladie ; mais toujours etre prêt, la nuit, le jour, à pousser des soupirs, à roucouler des déclarations ... 38
L'énumération de si nombreux attributs fait de Léandre un être romanesque suréel et par
cela mëme, inconcevable. D'ailleurs, Léandre n'est pas à la hauteur de l'image qu'il
souhaite projeter : il se montre poltron face à la bataille réelle et, de plus, ses intentions sont
plus intéressées que passionnées, le (( rève de sa vie »39consistant à se faire aimer d'une
femme titrée. En fait, Léandre tente d'échapper au commun, a la réalité, pour rejoindre
l'idéal romanesque qu'il incarne au théâtre. Il souhaite faire de l'illusion et du rêve une
réalité : (4 [Cl'est que je n'ai jamais regardé une actrice, et que mon idée va toujours au-
delà. vers un idéal parfait, quelque dame belle, noble, spirituelle comme vous, et c'est elle
seule que j'aime sous les noms de Silvie, de Doralice et d'Isabelle, qui lui servent de
" Ibid., p. L066. '' Ibid., p. 1066. " Ibid.. p. 1 130. '' ibid.. p. 1227.
fantômes do. Léandre cherche à élargir l'espace scénique pour faire de sa vie une véritable
intrigue romanesque : « Le carrosse, le page, le jardin, le pavillon, tout cela sentait la
grande dame, et l'intrigue se nouait d'une façon qui n'avait rien de bourgeois »'". Léandre
confond le jeu et la réalité. Il transporte, par exemple, son rôle de la scène à la salle :
« Léandre lança par-dessus la rampe son regard séducteur et le reposa sur la marquise avec
une expression passionnée et suppliante [...] ; puis il le reporta vers Isabelle, éteint et
distrait, comme pour bien marquer la différence de l'amour réel à l'amour simulé »'*.
Léandre brouille les frontières du réel et du jeu en feignant le réel comme le simulé.
Quant à la marquise, qui n'a pas d'occupation théâtrale, elle s'identifie aux grandes
dames des romans d'amour et recherche une N passion romanesque N :
Aussi j'aime ces galants de cornedie, toujours fleuris de langage, experts a pousser les beaux sentiments. qui se pâment au pied d'une inhumaine. attestent le ciel, maudissent la fortune [...] leurs discours me chatouillent agréablement le cœur, et il me semble parfois que c'est à moi qu'ils s'adressent. Souvent même les rigueurs de la dame m'impatientent ..."
C'est pourquoi la marquise s'éprend du type amoureux. En fait, ce qu'elle aime, c'est le
discours romanesque tenu par l'amant. Elle nourrit sa passion par ses lectures : Tu ne lis
pas comme moi les romans et pièces de théâtre )lu, dit-elle à sa servante pour justifier son
amour des belles phrases.
La marquise confond le réel et l'illusion. Elle correspond au type de lecteur naïf
qui ne voit en l'acteur qu'un personnage : (( Et ces comédiens, les as-N vus [...] ? en est-il
parmi eux qui soient jeunes, de belle mine et d'apparence galante ? )? La marquise ne
s'intéresse qu'à la « mine D et a 1' (( apparence )) du cornedien, c'est-à-dire à son type
romanesque, a L'illusion qu'il propose. La servante. plus méfiante et ignare en matiere
romanesque, conçoit, elle, le jeu d'illusions : « ces gens-là ont plutôt des masques que des
- - - - -
a Ibid., p.123 1. '' Ibid., p. 1229. " nid., p. 1 130. " 3idd, p. 1 126. " Ibid., p. 1 126.
visages : la céruse, le fard, les perruques leur donnent de l'éclat aux chandelles et les font
paraître tout autres qu'ils ne sont »'*. C'est un personnage secondaire qui dévoile le faux-
semblant. L'ironie littéraire a donc plusieurs voix qui mêlent la lecture sérieuse à
l'exhibition des clichés et du faux. Cependant, la lecture sérieuse ou naïve. représentée par
la crédulité de la marquise, permet au roman de devenir hyper-romanesque.
En effet, I'identification de la marquise aux clichés da la passion romanesque et de
Léandre au type amoureux fait glisser le roman dans une micro intrigue menée par le regard
amusé du narrateur. La marquise, par exemple, se cache demère un masque, ce qui stimule
davantage le romanesque : (( Ce mystère sentait l'aventure d6. La couardise de Léandre est
combattue par son aspiration au romanesque : (( Léandre ne craignait rien, sinon les COUPS
et la mort, comme Panurge. Cependant, s'il ne profitait pas de l'occasion qui se présentait,
si favorable et si romanesque, elle ne reviendrait peut-être jamais »". Lorsque la lettre de la
marquise parvient 4 Léandre pour lui annoncer la fin de son aventure, il soupire : (4 Hélas !
voilà mon beau roman fini nJ8.
L'intrigue de Léandre et de la marquise se présente comme une scène théâtrale
amoureuse stéréotypée. La marquise, déjà conquise par les discours de I'arnourewc, se
laisse séduire par le discours hyperbolique et cliché de Léandre : (( [Mladame, ou plutôt
reine ou déité. que peuvent être des paroles fardées [...] à côté de mots jaillis de l'âme, de
feux qui brûlent les moelles, des hyperboles d'une passion ... d9. Léandre persévère dans
son rôle de l'amoureux en empruntant ses discours et ses mouvements : (( En disant cela,
Léandre, trop bon acteur pour oublier que la pantomime doit accompagner le débit, se
penchait sur une main que la marquise lui abandonnait et la couvrait de baisers ardents ».
Le nanateur souligne le jeu du comédien et le comique de la situation ; il pose un regard
ironique sur la scène. De plus, le décor révèle la passion stéréotypée de la marquise : (( La
marquise [...] regardait sans les voir [...] les petits Amours ailés au plafond bleu turquin f i .
JS ibid., p. 1 126. * Ibid.. p. 1224. " Ibid., p. 1228. " Ibid.. p.1252.
La passion de la marquise apparait commune et s'éloigne de la poésie et de l'idéal pour
n'être que la satisfaction d'un désir physique : « Oh ! finissez, dit-elle d'une voix brève et
haletante, finissez, Léandre, vos baisers me brûlent et me rendent folle ! do Le discours
amoureux apparait comme le « masque décent »''du désir. Puis, la tombée des ndeaw
marque la fui de la scène et l'ellipse de la sexualité : « [Ellle gagna la porte par où elle était
entrée et souleva la portière, dont le pli retomba sur elle et sur Léandre, qui s'était approché
pour la soutenir d2.
Tout en exposant les clichés de la passion romanesque et ses buts triviaux, l'ironie
gautiéresque démontre également le pouvoir du langage. La relatiori de Léandre et de la
marquise pourrait se comparer au protocole amoureux du XVIIIc siècle, régi par le code de
la galanterie et caractérisé par la i< foi en un pouvoir intrinsèque du langage n". En effet,
comme dans les romans du XWII' siècle, la marquise « est destinée d'avance a
succomber »" puisque les discours de l'amoureux l'ont séduite et qu'elle les matérialise
dans le personnage de Léandre. La mise en scène d'une telle passion démontre le pouvoir
des mots, du Langage amoureux et de l'illusion qu'ils élaborent. Un tel amour apparaît
faussé par le langage qui dépasse la réalité du sentiment.
33.2 Sigognac et Isabelle
Comme l'a remarqué Anne-Marie Paillet-Guth, le roman qui (4 dénonce le pius
violemment le romanesque est aussi celui ou le mythe de la passion se renouvelle avec le
plus de force nS5. En effet, en opposition avec l'intrigue galante de Léandre et de la
marquise, l'intrigue amoureuse du « pur amour »j6 entre Sigognac et Isabelle tente de
marquer un absolu de l'amour, mais reflète égaiement une situation hyper-romanesque dans
laquelle I'auteur souligne les clichés.
" Ibid., p. 123 1. " fiid, p. 123 1. " A.-M. PAILLET-GUTH, Ironie et paradoxe, p. 16. " Le Capitaine Fracarse. p. 123 2. '3 A.-M. PAILLET-GüTH, Ironie et paradoxe, p.27.
Ibid., p.25. '' Ibid p. 102.
Tout d'abord le jeu des apparences se trouve renversé. Contrairement B Léandre et à
la marquise qui s'identifiaient aux types de l'amant et de la grande dame, Sigognac et
Isabelle jouent un rôle en deçà de leur véritable personnalité, car ils sont des personnages
nobles déguisés en comédiens. Sigognac joue le (( fàwc brave f i , lui qui est un (i véritable
vaillant opposant ainsi son type a celui de Léandre qui, de poltron, se fait Amadis.
[sabelle, elle, de fille de prince et de comédienne qui jouait les princesses, tient à son tour
les rôles de princesses et d'ingénues, alon même qu'elle est ce qu'elle paraît être : M Vous
sembliez une pudique demoiselle, soigneusement élevée dans la pratique des bonnes
moeurs, [...] votre jeu si juste, si vrai, si décent [...] imite, a s'y tromper, la nature même )d8.
Le jeu d'illusions s'inverse : la véritable nature des personnages influe sur leur
succès théâtral. Le récit de la bataille de Sigognac contre Vallombreuse, par exemple.
intéresse les spectateurs par son caractère romanesque: « Cette histoire vraie, quoique
romanesque, eut beaucoup de succès »j9. Le personnage de l'histrion, incarné par Sigognac,
gagne alors plus de succès auprès des dames que celui de l'amant, (t malgré son c o s m e
extravagant [...] et son rôle ridicule qui ne prêtait point aux illusions romanesques »*. La
réalité promeut le personnage de la scène. Les frontières entre la réalité et la représentation
se trouvent alors brouillées par la réception des spectateurs qui applaudissent le héros
demère le personnage. En fait, ce n'est pas la réalité qui emballe les spectateurs, mais bien
son caractère romanesque. Léandre, lui, « ne produisait plus d'effets n". car la réalité a pris
le pas sur l'illusion théâtrale.
Dans cette réalité hyper-romanesque. la mise en scène d'un « pur amour » doit
aftionter les clichés de la passion romanesque pour gagner cette pureté qui le caractérise.
Le langage amoureux, comme on l'a vu par l'exemple de Léandre et de la marquise,
Type du code romancsque amoureux selon A.-M. PALLET-GüTH, Ironie et paradoxe, p.85. '7 Le Capitoine Fracasse, p. 1 18 1. Ibid., p. 1 139.
59 Ibid., p.1237. fiid., p.1238.
'' Ibid.. p. 1238.
apparaît usé et trompeur. Cette défiance face au langage amène l'expression de l'amour
dans un au-delà des mots :
Le timide Baron mangeait dans sa tête une foule d'incidents terribles ou romanesques, de dévouements comme on en voit dans les livres de chevalerie, pour amener ce formidable aveu [...] ; et cependant, cet aveu qui lui coûtait tant, la flamme de ses yeux, le tremblement de sa voix, ses soupirs mal étouffés, l'empressement un peu gauche dont il entourait Isabelle [...] l'avaient déjà prononcé de la façon la plus claire."
De prime abord, la passion de Sigognac cherche à se dire dans un cadre romanesque, celui
des romans de chevalerie représentant un amour courtois qui l'élèverait au titre de héros
passionné. Cependant, le non-verbal a révélé son amour sans l'intermédiaire du cliché et
des mots d'amour éculés. La passion du jeune héros gagne alon en authenticité ce qu'elle
perd en beaux discours. Ainsi, contrairement à Léandre qui s'exprimait en discours
hyperboliques, l'amour de Sigognac se manifeste davantage par la litote, figure du non-dit
et de l'ellipse. En effet, la litote apparaît comme « un refuge de la sobriété face à l'usure de
l'hyperbole »'), car le véritable « amour ne trouve jamais pour s'exprimer de termes assez
forts »*.
Cependant, Sigognac se prête parfois au discours du héros romanesque,
notamment après avoir été reconnu comme ï( un héros de roman n par Isabelle, comme nous
l'avons vu au chapitre précédent. Néanmoins, les hyperboles de Sigognac ne sont pas à
proprement parler des mots d'amour, mais bien la promesse d'actions
surhumaines : « [Pleur vous protéger je fendrais des géants [...], je mettrais en déroute [...],
je combattrais [...], je traverserais [...], je descendrais aux enfers [...] »'? Son discoun
hyperbolique est stimulé davantage par son action héroique (la défense de la troupe face a
l'algarade d'Agostin) que par son amour pour Isabelle. De plus, le narrateur cautionne les
dires de Sigognac qui ne sont plus, dès lors, des mots qui dépassent la pensée véritable,
" Ibid., p. 1 104. '' A.- M. PAILLET-GUTH, Imnie et puradaxe, p.323. 6L Le Capitaine Fracasse, p. 1108. 'U ibid.. p. 1 108.
comme dans l'hyperbole: « Cette rhétorique était peut-être un peu exagérée [...], mais elle
était sincère nb6.
La narrateur met ainsi en place une intrigue du (( pur amour » ou les soupirants
doivent être purs et sincères. Toutefois, garantir la pureté et l'authenticité, c'est s'identifier
à un autre type de cliché. Isabelle, par exemple, est constamment comparée à un ange,
l'angélisme étant le .cliché par excellence de la sacralisation de l'amouro7 : « [Elst-il
possible qu'ils vivent ainsi chastement ensemble [...] ? 11 faudrait qu'ils fussent des anges .
- Isabelle est à coup sûr un ange. et elle n'a pas l'orgueil qui fit choir Lucifer du ciel )Pa.
Des épithètes et des expressions telles que « ange ». « pudicité invraisemblable »,
(( incomparables perfections n, (( âme visible n W , sont les attributs d'Isabelle. L'auteur les
utilise d'abord avec sérieux pour établir la perfection de I'amoureuse, puis il ironise sur ses
excès de pudeur : a [Lles deux mariés disparurent ; mais il nous faut les abandonner sur le
seuil de la chambre nuptiale [...]. Les rnysteres du bonheur doivent être respectés, et
d'ailleurs Isabelle est si pudique qu'elle mourrait de honte si l'on ôtait secrètement une
épingle à son corsage »". Le narrateur, tout en ironisant sur ses pouvoirs d'omniscience,
jette un regard amusé sur la mise en scène de la pureté de ses personnages.
De plus, le narrateur trahit l'ambition romanesque des personnages. ambition qui
les fait correspondre a des stéréotypes. D'abord, c'est (( l'attrait d'une aventure galante »"
qui décide Sigognac à partir avec la troupe ambulante. Puis, cette décision est approuvée
par le marquis qui conçoit tout le romanesque de la situation: (ï Cette entreprise de suivre sa
belle sur le chariot de Thepsis à travers le hasard des aventures comiques ou tragiques lui
parut d'une imaginative galante et d'un esprit délibéré »*. Isabelle, elle, s'éprend de
Sigognac pour le rde salvateur qu'elle peut jouer dans sa triste histoire : G [E]n idée,
"6 Ibid., p. 1 k08. '>' Voir A.-M. PALET-GUTH. Ironie et paradoxe, p.222. " Le Capitaine Fracusse, p. 1297. " Voir entre autres, Le Capitaine Fraccc~se, pp. 1 139- 1 198- 1240.
Ibid.. p.1416. " Ibid., p.1078.
Ibid.. p.1096.
j'arrachais le lime des murailles, je recoiffais d'ardoise les vieilles tours, je relevais les
pierres tombées [...] »". Bref, elle conçoit la conclusion du roman. Comme le souligne La
Duègne, (( pour ces âmes tendres, romanesques et fières, consoler est le plus grand bonheur
qui soit n". De plus, le caractère platonique de la relation amoureuse de Sigognac et
d'Isabelle concourt à la poursuite du roman, comme le remarque La Duègne : (( La
tendresse de ces parfaits amants, bien que vive, est toute platonique [...]. C'est pour cela
qu'elle dure ; satisfaite, elle s'éteindrait toute seule n''. Et le roman avec elle.
Ainsi, les clichés du pur amour ne sont pas aussi radicalement raillés que ceux de
l'amour galant représenté par Léandre et la marquise, mais sont utilisés avec humour et
exposés de façon hyper-romanesque par le narrateur qui c n u t i o ~ e le jeu sérieux de ses
personnages. Le cliché, mené jusqu'au bout avec sérieux, atteint son point culminant et se
voit ainsi réactivé : Sigognac et Isabelle apparaissent comme des amoureux authentiques,
malgré leur caractère stéréotypé et leur aspiration romanesque. Cette mise en scène d'un
pur amour permet l'épanouissement de l'illusion romanesque, contrairement à la relation de
Léandre et de la marquise qui instaure une distance ironique empêchant l'adéquation
sérieuse du lecteur aux illusions. Par cette double exposition de l'amour. Gautier favonse
la distance ironique, critique. face aux illusions tout en les réénonçant à navers Sigognac et
Isabelle. Ce paradoxe suppose-t-il que l'illusion d'un amour véritable peut parfois
surpasser l'usure du romanesqt;e ?
32.3 Vallombreuse
Chez le jeune duc de Vallombreuse, l'expression de l'amour apparaît contradictoùe.
Le mépris, la haine, l'amour et la violence se succèdent. Ce personnage s'apparente à la
figure du roué libertin des romans du XViIIe siècle, sans correspondre toutefois à un type
particulier. En fait, Vallornbreuse incarne l'adjuvant idéal des romans à rebondissements.
Sa beauté en fait un adversaire potentiel dans l'amour d'Isabelle, et sa méchanceté, un
ennemi redoutable, caractéristiques fertiles dans un roman d'aventures.
Comme l'a remarqué Fmnçoise Court-Pérez, (< Vallombreuse est un tyran qui met
son pouvoir au service de son désir d6. Sa personnalité s'apparente à celle de d'Albert qui,
sans être immoral, est égotiste et insensible : (( J'ai perdu complètement la science du bien
et du mal, et, a force de dépravation, je suis presque revenu a l'ignorance du sauvage et de
l'enfant [...]. Je verrais de sang-froid les scènes les plus atroces, et il y a dans les
soufiances et dans les malheurs de l'humanité quelque chose qui ne me déplaît pas »".
Ce personnage se prête lui aussi au jeu des apparences. Il cherche à séduire
Isabelle par sa beauté esthétique : « Je lui ferai toujours bien l'effet d'une statue ou d'un
tableau qu'on admire, encore qu'on ne l'aime pas, mais qui retient les yeux, et les c h m e
par sa symétrie et son coloris agreable »? Vallombreuse représente le type de beauté idéal
gautiéresque ; « sa figure d'une régularité pai-faite et semblable a celle d'un jeune dieu
grec »"est à la fois (< homble et formidable wdo, ce qui crée toute l'ambivalence chez ce
personnage en proie à de violentes passions. Sa beauté et sa méchanceté apparaissent
hyper-romanesques, c'est-à-dire qu'elles atteignent un degré inconcevable : (( Ces traits si
fins, si purs, si nobles étaient déparés par une expression anti-humaine, si l'on peut
employer ce terme. Évidemment les douleurs et les plaisirs des hommes ne touchaient que
fort peu le porteur de ce visage impitoyablement beau »?
Son caractère anti-humain n en fait un candidat parfait pour le romanesque
gautiéresque qui tend a s'éloigner de la réalité. Vallombreuse est en quête d'aventures,
c'est pourquoi il s'éprend d' « Isabelle, nom charmant et romanesque d2. Il recherche les
Gautier, un romantique ironique, p.87. GAüTiER, Mademoiselle de Maupin. p.298.
-a Le Capitaine Fmc~rse. p. 1 298. " Bid., p. 1302. sa fiid.. p. 1205. '' Ibid., p. 1203. " Bid., p. L 198.
difficultés et voit un jeu de séduction romanesque hors du commun dans la chasteté et la
vertu d'Isabelle : Ceci me plait [...] je ne hais rien tant que ces facilités trop ouvertes [...]
demandant à capituler devant même qu'on ait donné l'assaut fiB3. En fait, le libertin
cherche à s'éloigner des passions galantes comme celle de Léandre et de la
marquise : (( Cette petite aventure s'emmanche d'une façon assez romanesque et qui doit
vous plaire, Vallombreuse Devant les refus d'Isabelle et la protection de Sigognac,
Vallombreuse déclare : « Mous conviendrez que je ne pouvais deviner ce roman, et que
l'action du Capitaine Fracasse tut impertinente »a5. Ainsi, Vallombreuse conçoit ses
aventures comme un roman.
Puisque Vallombreuse voit son jeu de séduction inutile et son désir fnistré, il se
résout à passer du romanesque à la réalité : (( [J]e me passerai de l'espoir et me contenterai
de la réalité N". Le roman de Vallombreuse tente de sortir des clichés de la séduction,
puisqu'ils ne fonctionnent pas sur la pure Isabelle : « Quel plaisir de baiser ces lèvres qui
vous disent : "Je t'abhorre ! " Cela a plus de ragoût que cet éternel et fade : "Je t'aime",
dont les femmes vous écoeurent os'. En fait, Vallombreuse, comme nous l'avons
mentionné au chapitre précédent, souhaite satisfaire son orgueil. Le rebondissement qui
fait de lui le frère d'Isabelle et lui donne tous les pouvoirs, peut apparaître ironique. Ce
« méchant duc outragewr et pervers n est le véritable gagnant de l'histoire. Cette victoire de
la beauté et du mal constitue-t-elle un contrepoids ironique au romanesque ? Ou bien est-ce
le couronnement de l'hyper-romanesque qui, une fois de plus, dépasse le romanesque et
propose un revirement invraisemblable qui fait de Vallombreuse un être transformé8' ?
Ainsi, la référence à des mots tels que « roman )) et (( romanesque )) sous-tend une
certaine auto-réflexivité des personnages sur ewmêmes qui, dès lors, se conçoivent
33 Ibid.. p. 1 198. " Ibid, p.1211. j5 Ibid., p.1220. '' Ibid., p. 135 1 - '' Ibid.. p. 1352. '' (« Le nére avait chez lui remplacé l'amant et la maladie. en calmant sa fougue, n'avait pas peu conmbué à cette transiaon diEciIe ». Ibid., p.1386-87.
comme des types romanesques. L'espace théâtral s'élargit pour englober la réalité
romanesque dans laquelle les personnages jouent un rôle prédéterminé par le genre du
roman : Sigognac et Isabelle représentent le (( pur amour D , Lémdre et la marquise tentent,
eux, de correspondre à la {c passion romanesque », parodiant ainsi la représentation de
l'amour au théâtre et dans Les romans, et Vallombreuse est le libertin sans scrupule qui
permet au roman de devenir tragédie. Le mise en scène du romanesque fait du monde un
théâtre ou tout est possible : « Décidément, le destin faisait bien les choses ! uS9ironise le
narrateur à la fin de toutes ces péripéties.
L'ironie gautiéresque joue donc sur deux niveaux de représentations : le romanesque
par rapport à la réalité, qui se voit dépassée par une surréalité apportée par le romanesque.
comme nous l'avons vu au chapitre II ; puis, le romanesque par rapport à l'illusion, mise
en lumière par les références à l'art théâtral et l'autoréflexivité. Dans cette réflexion sur la
représentation littéraire, l'hyper-romanesque vient réactiver le jeu et I'illusion en s'y livrant
avec outrance. Cet exercice mélancolique de la fiction serait-il ironique, un appel au retour
de l'imaginaire. à ce que devrait être le romanesque, dans une époque encline au réalisme ?
Qui plus est, est-ce que les illusions ne tentent pas ici de surpasser le romanesque ? Gautier
essaie peut-être d'évincer le roman, ses prétentions au réalisme, aux vertus morales, pour ne
conserver que ses illusions ? Toutefois, une telle tentative apparait illusoire en elle-même,
puisque l'illusion romanesque ne peut se défaire du roman qui la crée. Cependant, Gautier
fait comme si, comme si c'était possible, comme si le rêve était réalité, comme si la
description était tableauP0, comme si le romanesque pouvait être plus que romanesque, plus
invraisemblable que ses clichés. En avouant le caractère factice de la représentation
littéraire et en l'exploitant, Gautier revendique ce jeu des faux-semblants. L'hyper-
romanesque et l'exposition du jeu littéraire sont les outils de l'illusion, le lieu de la
réénonciation d'un romanesque délivré de la réalité.
99 Ibid.. p. 1424. C'm ce que nous analyserons au chapitre suivant
Chapitre LV
La description picturale comme quête d'illusions
(( Dans cette toile merveilleuse la nature ne semble pas copiée, mais inventée et pour ainsi dire créée par le peintre: tant il en manie les éléments d'une main souveraine. Chaque grand maître se compose ainsi un monde où tout est homogène. »
Théophile ~autier'
L'ironie gautiéresque atteint son apogée dans les tableaux littéraires ou l'auteur
tente de dépasser les limites du récit en donnant à voir son univers romanesque par la
description. Le factice de la représentation littéraire tantôt exposée et raillée, comme nous
l'avons vu précédemment, se trouve sirnultanement réactivée par les références à l'art
pictural qui supportent l'illusion et lui apportent une substance réflexive. En effet, comme
nous le verrons, Le Capitaine Fracasse apparait comme la transposition littéraire d'un
univers peint qui s'animerait grâce a l'écriture, comme une véritable suite de rableaux
liltéraires. De plus. ces références autonomisent, une fois pour toutes, la sphère de la
littérature en lui offtant les matériaux nécessaires à la construction d'un univers
romanesque parallèle, faisant ainsi du rêve et de l'illusion la seule réalité existate.
Cependant, l'ironie est ici sous-jacente à l'écriture romanesque, puisque l'auteur se
livre complètement au jeu des illusions. L'ironie gautiéresque vient parfois souligner les
difficultés et les limites de la description par le biais d'interventions de l'auteur dans le
récit, mais se manifeste avant tout par la pratique et la soumission de l'auteur a la
description dors même qu'il sait (et qu'il sait que nous savons) que cette activité est
- périlleuse, puisque la représentation litîéraire, élaborée avec des mots, peut être fastidieuse
et ne peut se substituer à une image. Pourtant, comme nous le verrons, 1' écrivain-
peintre )) poursuit sa quête d'illusions. Paolo Tortonese voit dans cet abandon de
techniques anti-romanesques et dans les procédés ambigus du Capitaine Fracasse, comme
un « accord entre perdants en quête de consolation »'. En effet, cette pratique du
romanesque qui se livre à l'illusion n'est-elle pas l'indice indubitable de la nostalgie de
t'auteur et du lecteur qui aiment à être trompés ? L'on se console du factice de la
représentation littéraire en redoublant le jeu des illusions, en faisant du monde un théâtre et
de la description un tableau. L'ironie littéraire ne serait-elle pas alon un idéal déguisé, un
idéal d'autonomie et de totalité artistique ? L'ironie gautiéresque apparait comme la
condition de cet idéal : l'auteur anéantit les clichés en les surutilisant par un traitement
hyper-romanesque. puis il procède a la création d'un univers (( fantastique plus vrai que la
réalité n3 ou, comme l'exprime Tortonese4, le rêve est la réalité vérhble )) etoù la réalité,
le (( cauchemar du siècle optimiste et progressiste », est évincé. Ce caractère pictural de
l'écriture gautiéresque comme quête d'illusions, qui fait contrepoids à l'ironie, orientera
notre analyse.
4.1 Le pictural ou le réfhrent illusoire
Comme l'expose Paolo Tortonese, Gautier est un (( écrivain destructeur » qui
désavoue la littérature et en fait ressortir l'arbitraire, et qui, en contrepartie, tente de
recouvrir « le vide qu'il a montré »'. L'exposition des clichés romanesques et leur
réénonciation ironique par l'hyper-romanesque se voient ainsi simultanément englobées
dans l'illusion. Tout en exposant le caractére factice du romanesque, Gautier semble
réclamer le faux. Michel Crouzet, dans son étude sur Gautier et le problème de créer,
nomme Gautier « précurseur dans le domaine du faux N : (( mais le f u se d o ~ e pour le
vrai : il imite l'art, mais justement l'art tout fait, déjà cerné, repris comme un trésor
préexistant »'. En proposant une représentation littéraire d'une représentation picturale,
La vie extérieure, p.55. GACmER, a propos des toiles de Delacroix. Hirtoire du romanfisme, p.113. La vie extérieure, p. IO. Ibid, p.47. M. CROUZET, Gautier et le problème de creer, p. 662.
Gautier suggère une double illusion. L'imitation du pictural sert alors de fondement à
l'illusion en se donnant « pour le vrai ». Comme nous Ie verrons, la vision, le mouvement
du regard, guide la description comme s'il s'agissait véritablement d'un tableau à
transposer. Cependant, cette pratique demeure problématique et 1' illusion, comme nous le
constaterons, reste prisonnière de l'écriture.
4.1.1 La vision comme moyen d'écriture
Les longues descriptions du Capitaine Fracasse, qui visent une certaine
exhaustivité, apparaissent comme la réalisation « d'un vieux rêve presque oublié »,' un
rêve que les mots viennent recréer, qui se concrétise, en quelque sorte, par la forme du récit.
La vision est essentielle pour cette représentation, cette saisie du rêve. Dans son Orient,
Gautier disserte sur l'importance de la vision comme moyen d'appréhender le monde: « [. ..]
leur œil saisit les objets sous un angle particulier, les dessine, les assied. les met en
perspective et les colore avec une netteté toute spéciale [...]chaque mot est un trait décisif,
une touche accentuée ; voir est plus dificile qu'on ne pense, [...] et voir, c'est avoir »8.
Dans Le Capitaine Fracarse, Gautier opère la traduction du visible en lisible dans une
ultime tentative de posséder, de voir et ciT« avoir » ce qu'il représente par l'écriture. Pour ce
faire, il repousse les limites de la représentation littéraire en établissant un rystème qui fait
appel aux arts plastiques et plus particulièrement, a la peinture. La description devient d o n
tableau littéraire : « Toute description littéraire est une vue [...]. Décrire, c'est donc placer
le cadre vide que l'auteur réaliste transporte toujours avec lui »9. Lorsque la description
« est si vive, si énergique, qu'il en résulte dans le style, une image, un tableau »'O, l'on
nomme alors la description « hypotypose » :
L 'hypotypose est un mot grec qui signifie image. tableau. C'est lorsque, dans les descriptions, on peint les faits dont on parie comme si ce qu'on dit était actuellement devant les yeux ; on montre, pour ainsi dire, ce qu'on ne fait que
' Avant-propos, Le Capitaine Fracasse. p. 1043. ' GAUTIER, L 'Orient. tII, 1877, p. 187. ' R BARTHES, W., p.61. 'O FONTANlER, citC par B. VOUILLO üX. La peinture dans le tene. p.50.
raconter ; on donne en quelque sorte l'original pour la copie, les objets pour les tableaux. ''
Comme on le sait, plusieurs auteurs du XIF siècle tentèrent cette expérience. Cependant,
ce n'est pas un projet de réalisme que Gautier poursuit, mais plutôt un vieux rêve
romantique d'œuvre d'art totale où les mots sont images, où le rève devient réalité, l'art
étant le référent de l'art.
Toutefois, comme 1'3 exprimé Lessing dans son Laocoon. la littérature est un art
linéaire s'exprimant par succession qui ne devrait pas essayer de décrire ce qui se voit en
un seul instant, comme dans la peinture :
Pour ses compositions, qui supposent la simultanéité, la peinture ne peut exploiter qu'un seul instant de l'action et doit par conséquent choisir le plus fécond. celui qui fera le mieux comprendre l'instant qui précède et celui qui suit. De même la poésie, pour ses imitations successives, ne peut exploiter qu'un seul des caractères des corps et doit par conséquent choisir celui qui en éveille l'image la plus suggestive dans un contexte donné. ''
Pourtant, Gautier s'attache à la description. Pour Cviter de décrire d'un point de vue
statique, il donne a un narrateur la mission de faire visiter les lieux au lecteur. De cette
façon, la vision est décomposée par la distance et le mouvement et vient s'inscrire dans une
succession d'images. Par ces procédés, Gautier est en quelque sorte précurseur du Nouveau
Roman, tout comme plusieurs auteurs du XIXc siècle, notamment Stendhal : « la
description étant focalisée par le regard d'un personnage, l'objet est décrit comme il est vu,
comme l'écrivain réaliste croit qu'on le voit, c'est-i-dire non pas de manière instantanée,
mais au gré d'un trajet qui le découvre successivement dans ses différentes parties »".
Lorsqu'apparaît un personnage, par exemple, la description se fait par le regard du
témoin qui tente de reco~aitre cette personne : « Mais quel ne fut pas son effroi lorsque du
seuil de sa chambre elle [Isabelle] aperçut une figure étrange assise au coin de sa cheminée
' ' DU MARSAJS, cite par B. VOClILLOüX, Ibid., pSO. '' LESSING, Laocoon. p.90. l3 I. RICARDOU « De natuta fictionis D, Pour une théorie du Nouveau Romon, p.37-
[...]. De grands cheveux bruns rejetés en arrière permettaient de voir en tous ses détails une
figure [...]. À ce détail du collier, on a sans doute reconnu Chiquita d4. Le port du masque
permet également au narrateur de procéder à une description détaillée qui retarde la
dénomination du personnage. L'on décrit d'abord le costume, l'allure, les cheveux, et
même, dans le cas de Yolande de Foix, la (( mignonne oreille », puis l'on reconnaît le
personnage : « la jeune déité ôta l'odieux morceau de carton [...]. C'était Yolande de
Foix d5 Gautier utilise ce procédé afin d'accentuer l'intensité dramatique et l'illusion
romanesque. La dénomination du personnage se fait après sa reconnaissance, après sa
description. Le regard focalisateur parcourt donc le penonnage dans ses détails, le saisit par
ses contours extérieurs. On le reconnaît d'abord par sa forme, puis on lui attnbue un nom.
Le narrateur joue sur ses pouvoirs d'omniscience en feignant d'ignorer l'identité du
personnage. Il justifie ainsi l'usage de la description, de la vision dans le processus de
reconnaissance, ce qui apparaît plutôt insolite, puisque la vision proposée se fonde sur le
langage qui. doit-on le dire. ne présente pas d'images réelles. L'illusion atteint donc un
point culminant en supposant a l'écriture le pouvoir de la vision.
4.2 Le tableau littéraire du a Château de la misère O
Le premier chapitre, « Le château de [a misère N, est présenté de façon successive
par un narrateur omniscient qui se trouve dans les lieux qu'il décrit. Il illustre partkitement
la quête d'illusions de l'auteur qui joint le picnual au littéraire dans la création de son
univers romanesque. Ce chapitre se présente comme un tableau statique ou seul le regard
du narrateur propose le mouvement. 11 constitue le tableau initial de ce récit et situe les
lieux, l'atmosphère et le personnage principal, le jeune baron de Sigognac.
Tout d'abord, le texte s'ouvre par une situation géographique. Le narrateur localise
le château sur la carte de la France : (( Sin le revers d'une de ces collines décharnées qui
l4 t e Capitaine Fracasse, p. 1 3 3 8. l5 Ibid., p. 1247.
bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan d6. Le château se retrouve donc dans
un endroit plutôt indéfini, le seul repère géographique étant la nomination de ces deux
villes. L'emplacement, quoique situé, demeure approximatif et vague, le regard étant limité
à une perception de l'environnement immédiat et ne pouvant appréhender la distance entre
deux lieux. Campagnoli, dans son étude sur « L'abord du château de Sigognac »" analyse
l'emploi du mot (( revers )) dans la situation géographique. Dans le dictionnaire Lime. le
revers est « la partie, le ~Oté opposé à ce qu'on est convenu de considérer comme le côté
principal, le mieux fait, le plus naturel ou celui qu'on regarde le plus habituellement. Le
revers d'une tapisserie. Le revers d'un coteau N. Le château se situe donc sur le (4 côté
opposé » au « côté principal », (( celui qu'on regarde le plus habituellement ». II tourne
ainsi le dos aux regards habimels pour se laisser saisir par un autre regard. Qui plus est. ce
chapitre nous étant présenté comme un tableau, son revers peut être alors l'ouverture vers
un univers fantastique : (( la peinture prenait une vie alarmante [...] il semblait que par leurs
noires prunelles l'âme des aïeux vint regarder dans le monde comme a naven des
ouvertures ménagées exprès » l g . S'ouvre alors un monde imaginaire que le lecteur est invité
à visiter.
Après cette brève situation géographique, le narrateur entreprend la description du
château. Cette description architecturale s'effectue selon tmis points de vue. Le premier,
plutôt objectif, est un simple coup d'œil jeté sur le château : « Deux tours rondes, coiffées
de toits en éteignoir, flanquaient les angles d'un bâtiment ... d9. Cette première visualisation
ne permet aucun jugement sur l'état délabré du château ; les contours commencent à peine a
se définir. Le second point de vue naît de la perception d'un hypothétique (g voyageur qui
eùt aperçu de loin le castel ». Cette focalisation du château se faisant à bonne distance, les
détails qui le rendent misérable ne sont pas encore perceptibles : (( [le voyageur] l'eût jugé
une demeure convenable pour un hobereau de province ». Or, il ne s'agit pas d'une
demeure a convenable n, mais bien d'un château majestueux tombé dans la décrépitude que
'' Ibid, p. 104s. " CAMPAGNOU. « L'Abord du château de Sigognac », dans L 'An et 1 'artiste, p.3 12. '' Le Cupirmne Fracasse. p. 1334- 1335.
son passé glorieux rend encore plus malheureux. Cette vision ne constitue qu'une première
impression, semblable au point de vue objectif esquissé précédemment. Le troisième point
de vue apporte la véritable apparence du château, il est ce que le voyageur eût vu en
traversant (( la bande frayée a travers les mauvaises herbes N. Le focalisateur se rapprochant
du château, la description se fait plus précise : (i Deux ornières remplies d'eau de pluie et
habitées par des grenouilles [...]. De larges plaques de Ièpre jaune marbraient les tuiles
brunies et désordonnées des toits ... La description du chLeau tient donc compte du
point de vue d'un focalisateur ou de ce que Philippe Hamon nomme un (( porte-regard »?
Elle se fait par rapport à la distance du regardant qui effectue une avancée vers l'objet de la
description. En effet, la description, élaborée tout d'abord à partir d'un point indéfini, tend
a se préciser en suivant le chemin qu'empninterait (( un voyageur D, figure apparentée au
tlâneur du XIXc siècle. C'est ainsi que, partant de la route, le lecteur est amené vers le
chàteau, puis vers la porte, le jardin, l'écurie, les chambres, les greniers, la cuisine. en
suivant le passage tracé par le focalisateur.
Ce terme de i( voyageur N comme focalisateur hypothétique induit une idée de
découverte, de première vision des lieux. Cette vision guide l'écriture de la description en
donnant à voir au lecteur-voyageur que nous sommes, faisant ainsi participer le lecteur à la
mise en scène de l'illusion. Le m h e procédé descriptif est prêté à Isabelle, prisonnière, qui
oriente la description du chàteau de Vallombreuse au cours de sa visite nocturne". Qui plus
est, étant extérieure à la scène, la vision focalisatrice permet une certaine distance
aitique : (4 Larnpourde, habitué de longue main à ces moeurs [...], ne prêtait aucune
attention au tableau dont nous venons de tirer un crayon rapide n". Cette vision extérieure
conke également au narrateur un pouvoir d'omniscience, d'ailleurs souligné de façon
ironique par celui-ci : Nous commettrons cette incongruité dont les auteurs de tous les
temps ne se sont pas fait faute, et, [...] nous pénétrons dans la chambre à coucher, sûr de ne
" Sauf avis contraire. toutes les réf-ces sur la description du chateau renvoient au Capitaine Fracasse, p.1045 à 1050. " ibid., p. 1045. '' P. HAMON, Infioduction à 1 'analvse du descriptif. p. 1 85.
Voir Le Capitaine Frucpsse. p.1330-1336. '5 ibid., p. 1286.
déranger personne. L'écrivain qui fait un roman porte naturellemen: au doigt l'anneau de
Gygès, lequel rend invisible »? Ce pouvoir d'omniscience prêté à l'écrivain qui fait un
roman N inclut le lecteur par l'emploi de la première personne du pluriel et pousse plus
avant le lecteur-voyageur dans les lieux décrits, lesquels sont soulignés comme lieux
romanesques. Ainsi, l'auteur ne construit pas des lieux, mais bien une illusion. L'illusion
ne tente donc pas de rejoindre la réalité. mais le fantastique et l'illusoire lui-même.
En plus d'être le regard focalisateur, le narrateur se fait interprète en donnant un
sens a ce qu'il voit. 11 suppose, par exemple, qu'un seul battant suffit « à la circulation des
hôtes évidemment peu nombreux du castel ». Puis, au premier signe de vie que d o ~ e le
chàteau, le (4 mince filet de fumée qui sortait d'un NyaU de briques », il en conclut que
(< maigre devrait être la cuisine qui se préparait a ce foyer ». Il juge mème de la
signification des couleurs en leur prêtant des sentiments: « les quelques restes de peinture
sang de bœuf [...] semblaient rougir de leur état de délabrement D". L'extérieur du château
permet de juger de son intérieur : pauvreté. solitude et gêne d'une félicité déchue. La porte,
par exemple, « dont les rugosités régulières indiquaient une a n c i e ~ e ornementation
émoussée par le temps et l'incurie )), témoigne du passage du temps et de la pauvreté qu'il
amena. Le blason indéchiffrable qui surmonte la porte représente lui aussi cette déchéance.
Il est impossible d'y reconnaitre l'emblème de la famille; il n'existe plus, est effacé. II
symbolise ainsi son anéantissement. La forme extérieure est donc tributaire de
significations, comme la forme descriptive est porteuse de sens. Elle n'est pas
qu'ornement, car comme le souligne Gautier, la fonne ne saurait être indépendante de
l'idée [...]la forme est au service du beau n". De plus, la forme (dans ce cas-ci, descriptive)
soutient tout le tissu romanesque en lui ofiant un cadre dans lequel évoluent les
personnages. C'est pourquoi ce premier chapitre se présente comme la description d'un
tableau statique ; l'auteur établit les fondements de l'univers romanesque et insiste sur le
caractère illusoire, imaginaire de sa représentation : (4 un mince filet de fimiée [...] se
tortillait en vrille comme dans ces dessins de maisons que les écoliers griffonnent sur la
Ibid., p. 1 123. Ibid. p. 1046.
marge de leurs livres »". La présentation de l'univers romanesque renvoie directement à la
représentation imaginaire, et non pas a la réalité.
D'ailleurs, les premiers êtres vivants de ce tableau, le bidet et le chien, sont réduits
à de simples éléments du décor. Ces bêtes sont une autre illustration de la pauvreté et leur
pose figée leur enlève toute forme de réalité. Ils sont l'image de la faim et de l'abandon.
Plus loin, « un vieux chat noir, maigre, pelé d8fera la première action de ce long tableau
descriptif : il fixe la mannite « avec un air de surveillance intéressée ». Son action le garde
immobile, figé. 11 tient la pose. En fait, l'action est déduite par le focalisateu qui observe
le tableau de l'animal dans la cuisine. Le chat « a l'air » intéressé : « Ce chat tout seul, dans
cette cuisine, semblait faire la soupe pour lui-méme, et c'était sans doute lui qui avait
disposé sur la table de chène une assiette n. L'emploi des verbes passifs « sembler » et
« avoir l'air » et la locution adverbiale « sans doute » sont la preuve d'une interprétation
extérieure a la scène. Les actions et les signes passent d'abord par l'œil du focalisateur qui
les décode et les donne ensuite a voir tel qu'il les a perçus. Même le Baron de Sigognac ne
s'exprime que par signes. Amette Itosa19, dans son étude sur le Capitaine Fracasse, note
en effet que les actions se font par signes: « Le Baron fit signe à Pierre qu'il voulait se
retirer »'O. par exemple, ou que k s pensées ne sont qu'apparence : « Le Baron parut tomber
dans des réflexions douloureuses »? Le narrateur donne ainsi l'image (ce qu'il voit) et la
légende qui l'accompagne (ce qu'il en conclut). Pour faire ressortir davantage l'artifice de
la description et de la représentation littéraire, le narrateur semble traduire la vision d'un
tableau. D'ailleurs, les premiers habitants présentés dans ce chapitre sont les fantômes des
tableaux, car « [dles habitants réels eussent parus trop vivants pour cette maison morte ».
Ces personnages peints sont les ancêtres de Sigognac qui apparait dès lors comme le
descendant de tableaux,
GAUTIER L 'An Moderne. p. L 55. :? Le Capitaine Fracasse. p. 1046. :s Ibid., p. 1052. " A. ROSA, « L'image thiâwle de l'artiste. Éclairage indirect : Le BriFacier de NervaL Éclairage direct : Le Fracmse )), dans L Xrt et 1 'Artiste, p. 167. 'O Le Capitaine Fracasse, p. 105% " fiid., p.1057.
Cette référence picturale reflète d'ailleurs le caractère plastique du romanesque
gautiéresque. Certains objets du décor romanesque, par exemple, ne sont que représentation
plastique de la réalité : « deux ou trois figurines de Bernard Palissy représentant des
anguilles, des poissons, des crabes et des coquillages émailles[ ...] garnissaient
misérablement le vide des planches »". Cette référence à un céramiste semble purement
décorative, mais symbolise également le style de l'auteur. Ces poissons ne sont pas réels,
mais bien œuvre d'art. Leur présence dans le texte est l'imitation d'une imitation. Ils sont
la « manifestation redondante de la picturalité latente qui sommeille dans le réel))", tout
comme la présence de tableaux et de tapisseries comme élément du décor romanesque. Ces
portraits ne sont pas que décoratifs, ils participent au récit : « leurs lèvres peintes remuaient,
murmurant des paroles que l'âme entendait »". Cette représentation seconde qui prend une
vie mificielle reflète l'existence romanesque des personnages. De plus, ces tableaux
contribuent a la création d'une ambiance fantastique et grotesque: « Le soir, cette galerie
muette et immobile devait se transformer, aux reflets incertains des lampes, en une file de
fantômes terrifiants et ridicules à la fois »? La lumière donne vie aux tableaux et leur
confire une présence troublante. Leur caractère fantastique se trouve implicitement
formulé, dans certains cas, par l'absence de cadreJb, qui laisse croire qu'ils peuvent
s'échapper de la toile. Ainsi, les personnages du roman peuvent apparaître eux-mêmes
comme des personnages peints échappés du pictural pour rejoindre le romanesque.
Quoi qu'il en soit, la description s'élabore comme s'il s'agissait d'une
représentation picturale à traduire par le langage. Dans son article sur « Les références
artistiques comme procédé littéraire », Peter White remarque: « Quand Gautier cite les
artistes c'est toujours pour accentuer le pittoresque d'une de ces descriptions qui nous
envoûtent précisément parce qu'elles semblent être de véritables tableaux de genre. On
reconnaît ici [dans Le Capiraine Fracasse] l'atmosphère des tableaux de l'école flamande
'' &id, p. 1050. " B.VOUILLOLJX, La peinmre dans le terze* p. 53. " Le Capitaine Fracasse, p. 1063. jJ Ibid., p. 1049. '6 « Quelques-unes etaient sans cadre » IbidJ. p. 1049.
sans pouvoir toutefois en identifier les originaux »" . Tout est donc vu et décrit en fonction
du regard du peintre. En ce sens, Sainte-Beuve a vu juste en disant de ce roman qu'il est
« un roman-album à l'usage des artistes, des amateurs d'estampes »38. Le référent pictural
est le support direct de l'illusion, puisqu'il implique à la fois la transposition d'un tableau
imaginaire et l'isotopie qui marque explicitement la métaphore du tableau et de la
description.
Dans cette transposition, le narrateur suit les délimitations de I'espace pictural et
privilégie d'abord la visite de l'extérieur. Suivant le trajet étudié plus haut, il superpose les
tableaux à décrire. 11 guide le lecteur vers la cour, par exemple, en soulignant les différents
passages qu'offre la pièce : « De ce porche, sous lequel s'ouvraient deux portes, l'une
conduisant aux appartements du rez-de-chaussée, l'autre à une salle qui aurait pu jadis
servir de salle des gardes, on débouchait dans une cour triste ... H. Puis, il poursuit la
description en visitant la cour. Il fixe alors les contours et les angles du lieu avant d'en
combler l'espace en précisant ce qui se trouve a l'intérieur. Il élève Ics murailles, garnit les
angles et dessine le fond de la cour avant de décrire le jardin lui-même :
[O]n débouchait dans une cour triste. nue et froide, entourée de hautes murailles rayées de longs filaments noirs par les pluies d'hiver. Dans les angles de la cour. [...] poussaient l'ortie, la folle avoine et la cigiie, et les pavés étaient encadrés d'herbe verte. Au fond. une rampe côtoyée de garde-fous en pierre ornées surmontées de pointes menait à un jardin situé en contrebas de la cour. Les marches mmpues et disjointes faisaient bascule sous le pied [...]. Quant au jardin lui-même ... 39
Le narrateur trace ainsi un cadre au jardin en délimitant l'espace. Il fenne I'image en lui
donnant des frontières. La description prend donc davantage un aspect pictural : l'on pose
le cadre, puis l'on couvre les angles et l'on dessine le fond. Plus loin, la description fait une
ouverture sur ce monde clos en suggérant l'étendue de la lande, situant ainsi le château dans
son paysage.
" P. WHITE. (( Les référmces artistiques comme pmcédt littéraire ». L ;In et l'unine, p. 283. " SAINTE-BEUVE. Nouveaux Lundis, p.337. j9 Le Capitaine Fracasse. p. LON.
Lors de l'élaboration de portraits, Gautier œuvre également à la façon d'un peintre.
Il installe. par exemple, le personnage du vieux serviteur près du manteau de la cheminée et
le fait poser avant de le décrire. 11 dispose quelques accessoires, un escabeau de bois et un
chat, puis il se livre à la description : « Le reflet du feu éclairait sa figure [...] quelques
mèches de cheveux blancs, s'échappant de son béret bleu et plaquks sur les tempes,
faisaient encore ressortir les tons de brique de son teint basané ... do. La lumière intensifie la
vision des traits et des couleurs. Elle prononce les contrastes. Tous ces éléments (lumière,
couleurs, fond, accessoires ) sont les outils du peintre que l'auteur utilise afin de donner un
aspect pictural a la description. Les personnages eux-mêmes semblent se prêter à ce jeu
artistique et prennent une pose qui favorise une description avantageuse: a Promenant un
regard tranquille sur la salle émue, Yolande s'accouda au rebord de la loge. la main
appuyée contre la joue dans une pose qui eût fait la réputation d'un sculpteur et tailleur
d'images »''ou de I'écrivain descriptif.
Qui plus est, I'expression du personnage permet de juger de sa beauté ou de sa
laideur, comme dans la représentation picturale ou seule la surfice est perceptible. La
profondeur du personnage se révèle alors par son expression. C'est donc dire que
l'extérieur est tributaire des sentiments et de la psychologie du personnage, puisque
L'expression est le reflet de l'intériorité : « la beauté singulière, et pour ainsi dire intérieure,
qui illuminait comme une flamme la physionomie habituellement triste du Baron d2.
VaIlombreuse, quant à lui, mêle l'horrible à la beauté : (( Il était parfaitement beau, mais sa
physionomie avait une telle expression de cruauté qu'elle eût plutôt inspiré l'effroi que
l'amour d3.
ibid.. p. 1054. '' Ibid., p.1247. '= Ibid., p. 12 15. '3 Ibid.. p. L274.
4.3 Réfbrenees directes : supports de l'illusion
Les références directes à la peinture viennent supporter la description littéraire
dans sa tentative de représentation picturale et sa quète d'illusions. L'auteur fait appel au
peintre, par exemple, face à l'incapacité de traduire l'exactitude de la couleur par le
langage. Ainsi, les galons déteints du serviteur sont « d'une couleur qu'un peintre de
profession aunit eu de ia peine à définir ». L'on tente ensuite de rendre la couleur par les
mots en faisant appel à la nature : « ce qui produisait sur le fond jaune de la peau des teintes
comme celles qui verdissent au ventre d'une perdrix faisandée d4. L'on devine que la
couleur décrite se rapproche des tons jaune, vert et brun sans pourtant pouvoir se
représenter le référent invoqué dans la description. L'appel a la nature sollicite des
connaissances que ne possède pas nécessairement le lecteur. Ces références comparatives
ou métaphoriques tentent de combler une insuffisance fondamentale du discours
romanesque en nuançant le ton des couleurs et montre le souci de l'écrivain dans sa
description d'une caractéristique visuelle.
De la même façon, les références artistiques viennent supponer les mots dans leur
incapacité a donner à voir avec toute la densité de l'image. La comparaison à une œuvre
d'art permet de dépasser les limites de l'écriture en apportant des effets visuels plus
immédiats. Elle rehausse la valeur de la descyiption : « on découvrait les ailées du parc se
perdant, comme les paysages de Breughel de Paradis, en des fuites et b m e s d'azur ... Cs. Le ton d'ensemble est ainsi plus précis. Ce type de références se fait rare dans ce roman.
Cependant, tout Le Capitaine Fracasse s ' inscrit sous L'égide des références artistiques,
puisque l'auteur fait appel a des artistes grotesques dans l'avant-propos : « Figurez-vous
que vous feuilletez des eaux-fortes de Callot ou des gravures d'Abraham Bosse historiées
de légende ». Gautier propose donc à la fois l'image (la description) et la légende (la
Ibid., p. 1054. " Ibid., p. 1 140.
narration, le récit) et en oriente la perception en les réfërant a l'art grotesque, art de la
m é d i t é par ex~ellence~~.
D'autres références apportent simplement une touche pittoresque a ce que souhaite
décrire l'auteur. Dans « Le château de la misère », par exemple, le narrateur utilise une
image pour décrire le retour du Baron: « c'était cependant un spectacle assez grotesquement
mélancolique que de voir passer le jeune Baron dans ses vieux habits, sur son vieux cheval,
accompagné de son vieux chien, comme ce chevalier de la Mon de la gravure d'Albert
Dürer )t7. Par cette comparaison à un sujet de gravure fantastique, la scène prend des
apparences d'irréalité, voire de caricature. Les allusions à la peinture et aux arts plastiques
soutiennent l'auteur dans sa tentative de représentation d'une réalité transcendée par l'art.
4.4 Limites de la description qui veut « faire voir N
Cependant, les références aux arts plastiques ne suffisent pas a la tâche de
1' (( écrivain-peintre » qui a conscience des limites de la description dans cette transposition
du visible en lisible. Même s'il s'attache aux détails du décor et des coshimes, il ne peut
arriver à I'efiet d'ensemble créé par la peinture :
L'artifice de l'écrivain a cette infériorité sur celui du peintre qu'il ne peut montrer les objets que successivement. Un coup d'œil suffirait à saisir dans un tableau ou l'artiste les aurait groupées autour de la table les diverses figures dont le dessin vient d'être donné ; on les y verrait avec les ombres, les lumières, les attitudes contrastées ; le coloris propre à chacun et une infinité de détails d'ajustement qui manquent a cette description, cependant déjà trop longue*'.
Ici, Gautier expose directement le problème de l'écrivain qui veut « faire voir ». Nommer la
couleur ou dire l'effet de la lumière ne peut se substituer à la représentation visuelle. De
plus, comme le souligne Jean ri car do^"^, en apportant plusieurs détails a la description,
l'auteur noie l'objet référé.
* Voir chapiue [I. " Ibid. p. 1056.
lbid.. p. 1068. " RICARDOU, op. cit., p. 8 1.
La littérature possède toutefois certains avantages sur la représentation picturale. Elle
peut, par exemple. suggérer la présence de sons. Le bmit d'une porte qui grince ou d'un
chat qui ronronne n'est pas perceptible dans un tableau, mais peut être relevé par l'écriture
ou la légende, comme le dit Gautier. La présence de ces sons contribuent a la création de
l'illusion romanesque : « Enfin un pas se fit entendre, pas lourd et pesant, celui d'une
personne âgée : une petite toux préalable résonna, le loquet de la porte grinça, et un
bonhomme. moitié paysan moitié domestique, fit son entrée dans la cuisine »". Ce passage
marque l'entrée d'un premier etre humain dans ces lieux. Trois sons sont signalés avant
mème que le personnage n'apparaisse. La description du son précède la vision et pemet
une première interprétation de ce qui sera donné à voir, tout en ajoutant la dimension
auditive à l'illusion. Toutefois. la représentation littéraire n'offre, encore une fois, que des
mots .
La littérature peut cependant dépasser les limites de la représentation picturale et de
la description en confiant a un Eiocalisateur la tâche d'interpréter ce qu'il voit. Le portrait du
Baron de Sigognac, par exemple. est complété par les explications du
narrateur: ( 4 L'habitude d'un chagrin secret avait fait prendre des plis douloureux a une
physionomie qu'un peu de bonheur eût rendue charmante di. Le narrateur qualifie les plis.
les traits du visage. L'écrivain complète le tableau en précisant ce qu'aurait pu être le
portrait de Sigognac. Il renvoie a w notions de bonheur et de chagrin que ne pourrait
donner simultanément une toile. Le temps d'interpréter ce qui est vu et le temps de le
décrire se rapprochent de la perception d'une image, puisqu'il ne suffit pas d ' ~ un coup
d'œil » pour saisir toute la portée d'un tableau. Il faut prendre Le temps de s'arrêter à chaque
détail, comme le fait Gautier dans sa transposition. Cependant, ce travail de lecture et
d'interprétation peut donner à la description des proportions infinies. Après cinq pages de
descriptions du château, le nanateur s'arrête et plaint son lecteur : « Comme le Lecteur doit
50 Ibid. p. 1053. 51 Ibid. p. 1055.
être las de cette promenade à travers la solitude, la misère et l'abandon. Menom-le à la
seule pièce un peu vivante du château désert »j2.
Ainsi, tout en essayant de faire naitre l'illusion du visuel, de l'image dans la
représentation littéraire, Gautier demeure critique face à cet exercice : (( une énumération
plus longue serait par trop fastidieuse et sentirait plutôt son tapissier que son écrivain n".
Ce regard critique le mène a l'ironie et au paradoxe, puisqu'il se livre. à la page suivante, à
cette fonction qui devient décorative : « Cela formait une tenture aussi riche que propre [...].
Les rideaux des fenêtres étaient de brocatelle [...]. Des chaises [...] s'étalaient le long des
boiseries [...]. Une table ... »? En décrivant des lieux secondaires, des objets, du superflu,
Gautier donne a la description des allures de décoration. Cependant, que l'on se souvienne
de cette déclaration de Gautier, dans la préface deiçlademoiselfe de Maupin : ( 4 [J]e suis de
ceux pour qui le superflu est le nécessaire »''. Doit-on voir alon un clin d'œil ironique
dans toutes ces descriptions ? Les descriptions seraient-elles le « nécessaire » du texte ?
Certes. I'illusion qui préside à la création de l'univers romanesque s'enrichit de tout le
superflu qui vient la détailler.
Quoi qu'il en soit. la pratique de la description qui veut « donner a voir » demeure
ambiguë et problématique, puisque l'écrivain est confionté à de nombreuses limites. Dans
l'action, par exemple, la description devient plus ardue, car l'écriture peut difficilement
suivre son rythme. Gautier arrive a transposer ce qui peut être vu de façon plus statique. en
inscrivant l'objet dans la durée de sa perception par un focalisateur, mais quand il y a un
véritable mouvement, les mots ne peuvent traduire ces actions successives au même rythme
qu'elles mettent pour se dérouler. Le décalage est inévitable. Un roman de cape et d'épée
comme Le Capitaine Fracasse se trouve à plusieurs reprises face a ce problème. Lors de
l'enlèvement d'Isabelle, par exemple, l'auteur intervient pour souligner le décalage : « Tout
52 ibid., p. 1052. Le Capitaine Fracusse, p. 1 1 15.
Y M., p.1116, '' Mademoiselle de Moupin, p. 193.
chargeant un narrateur focalisateur de traduire ce qu'il voit. La description s'inscrit ainsi
dans sa perception de l'objet et se voit libérée du courroux des héritiers de Lessing.
Cependant, la vision comme moyen d'écriture ne peut pallier toutes les difficultés. Certains
effets visuels ne peuvent etre transposes, les tons précis de la couleur, l'effet de la lumière,
la vitesse de l'action, etc. C'est pourquoi Gautier fait parfois appel à sa culture artistique
pour établir des comparaisons qui donnent une image plus instantanée et des effets visuels
immédiats. Ces références artistiques viennent fermer l'univers romanesque, l'art se
comparant a l'art. De plus, le descriptif s'élabore en suivant une technique apparentée au
pictural, comme si la réalité romanesque n'était que la transposition littéraire de tableaux,
une vaste toile imaginaire qui concrétiserait le rêve de l'auteur. Comme nous l'avons VU,
ces longues descriptions ne visent pas un effet de réalisme, mais plutôt l'accomplissement
d'un désir de surpasser le réel par l'art. Par la réalisation de ce a vieux réve presque
oublié », Gautier tente de créer un récit où les mots sont images. Cependant, même si l'art
picniral inteMent pour soutenir Gautier dans cette tentative, la littérature demeure ce
qu'elle est et sera toujours : écriture. Cette quète d'illusions qui fait contrepoids à
l'exposition des clichés et du factice de la représentation littéraire n'est-elle pas le pendant
de l'ironie gautiéresque, définie par le paradoxe, c'est-a-dire la reconstxuction sérieuse après
la destruction ironique? L'illusion créée par les descriptions, même si elles échouent
parfois. est le but ultime de l'écrivain en quête du paradis perdu de la littérature : (4 11 a
pourtant été un temps où [...] je vénérais le livre comme un dieu, je croyais implicitement à
tout ce qui était imprimé [...]. O temps d'innocence et de candeur ! illusion est la voie
qui permet d'échapper à la réalité et de réaliser le romanesque : (< La vérité du roman n'est
jamais autre chose qu'un accroissement de son pouvoir d'illusion 3'. Gautier procède à
l'exposition des clichés et du faux et libère la littérature de ses conventions sociales et
littéraires, pour ne conserver que le bonheur de l'illusion, l'illusion par et pour elle-même,
car, comme le disait Flaubert, ( 4 la première qualité de l'art est l'illusion g2. La « sorcellerie
GAUTIER. Pkface des Jeunes-France. p.26. O ' M. ROBERT, Roman des oRgMler et origines du roman p33. " FLAUBERT, Correspondances t.11, p.320, ci& par A. CASSAGNE, Théorie de l 'ut pour f 'art. p.289.
évocatoire »63 de Gautier, telle que reconnue par Baudelaire, serait alors l'arme de
l'écrivain, par delà les limites de l'écriture.
" 3. BAUDELAIRE, « Théophile Gautier n, Art romantique, p. 1 67.
Conclusion
Au début de ce mémoire, nous avons émis l'hypothèse que Le Capitaine Fracasse
pouvait résumer l'entreprise romanesque gautiéresque puisqu'il constitue a la fois un
exercice verbal. en réaction au vide de I'édvain et a la fatalité des répétitions, une
exposition des clichés et du faux et une quête d'illusions et d'idéal. Comme nous l'avons
vu. tous ces éléments se trouvent réunis dans Le Capitaine Fracasse et déterminent i'ironie
littéraire de Gautier qui présente une constante réversibilité avec le sérieux, réversibilité
définie par le paradoxe.
Tel qu'exposée au premier chapitre. l'ironie littéraire nous est apparue comme
l'art langagier de prendre ou de garder ses distances vis-à-vis des choses ou de soi-
même n', distance observée chez Gautier qui jette un regard critique sur la littérature.
Comme nous l'avons souligné, le métier de critique d'art de Gautier lui a permis de
développer sa réflexion sur la représentation littéraire. Lorsqu'elle s'effectue dans le cadre
du roman, cette réflexion établit une distance critique de l'auteur sur la pratique
romanesque, faisant du roman tantôt un anti-roman, qui affiche le (( fonctionnement
mécanique »' du romanesque. tant6t un pastiche ou une parodie, qui imite le romanesque et
(( en fait ressortir le ridicule ou le danger »'. Dans les deux cas, le roman se présente
comme une (( critique interne du romanesque »'qui, même sous une forme plus implicite et
paradoxale, comme dans le pastiche, témoigne d'une distance ironique, de cette
(( obliquité )) définie par Philippe Hamon.
Afin de sinier Le Capitaine Fracasse dans son contexte global, nous avons tout
d'abord retracé le parcours ironique de l'auteur. L'étude de ce parcours nous a révélé un
' P. HAMON, L 'ironie littéraire. p. 109. ibid., p.24. GAUTIER Les Grofesques, p-355. Y. HERSANT, « Le roman contre le romanesque N, p.152.
esprit cynique qui mène à la décadence par son rejet de la société et de la réalité et sa
volonté d'autosuffismce artistique. Les brèves analyses de la préface des Jeunes-France et
de Mademoiselle de Maupin ont démontré le ton provocateur du jeune Gautier qui souhaite
exclure la littérature des champs politique et social, de 1' « idée N et de la morale, pour
l'élever au rang de sphère autonome, parallèle a la réalité, qui n'aurait comme but que
l'expression de la Beauté.
Cet idéal artistique, transposé dans le roman. se voit cependant contkonté a diverses
limites qui ravivent le ton ironique de l'auteur. L'ironie prend alors pour cible la littérature
elle-même, ses prétentions au réalisme et le factice de ses représentations. Le résumé de la
nouvelle (< Le Bol de punch )) nous a illustré les manifestations ironiques de l'auteur. De
plus, comme nous l'avons vu par l'exemple de (< Daniel Jovard ». Gautier se refuse à toute
esthétique et se moque des conventions littéraires. Gautier recherche la souveraineté du
créateur ; les conventions, sociales ou littéraires. l'astreignent encore à la réalité. L'ironie se
joue donc à la fois dans les préfaces, qui ouvrent la voie à l'entreprise romanesque, et dans
le mman lui-même, qui expose le factice du romanesque et de la représentation littéraire,
mais qui, en contrepartie, tente de faire de l'illusion une réalité.
Le Capitaine Fracasse participe a cette entreprise. Comme nous l'avons étudié au
second chapitre, l'auteur expose les clichés et le factice de la création littéraire, tout en s'y
livrant avec outrance. Le pastiche du XVIIc siècle non-classique, fait avec tout l'art que
nécessite une telle pratique, c'est-à-dire, reconstitution d'époque par les discours, les gestes.
la description des cosmes et l'imitation du style, laissait présager un roman qui se prenait
au sérieux. Or, le regard amusé que porte l'auteur sur ses personnages, le caractère
grotesque et caricatural de leurs actions et suriout, la lecture au deuxième degré que suscite
le va-et-vient constant entre l'être et le paraître des personnages, la représentation et la
réalité, nous poussent a y voir davantage une activité parodique que simplement imitative.
Cependant, Gautier ne témoigne pas aussi ouvertement que dans ses œuvres de
jeunesse du factice et de l'arbinaire de sa création littéraire. En effet, Le Capitaine
Fracasse offre une constante réversibilité entre l'interprétation ironique et l'interprétation
sérieuse, ou ce que l'on appelle une « lecture naïve ». Le paradoxe, tel que nous l'avons
défini, résume cette réversibilité qui mène a une indécidabilité interprétative : « Dans un
paradoxe, l'équivoque ne permet pas cette hiérarchisation des sens, parce que chacun des
deux conduit à l'autre, circulairement, et le désigne comme le "vrai sens". Chaque valeur
intke sa contradictoire n5. L'exemple de la fi heureuse qui pourrait être interprétée
comme un leurre, puisque le véritable héros est l'antagoniste du roman, a démontré ce
problème d'indécidabilité. Bien que la fin du roman nous apparaisse ironique, rien ne nous
permet de trancher. Qui plus est, le paradoxe est plus fécond que l'ironie et le sarcasme,
puisqu'il permet au roman d'être roman. Comme le dit Yves Hersant, il lui [le roman]
faut tout le romanesque, pour se mesurer à lui et s'en défaire d'. Comme nous l'avons
souligné, 1' « anti-mman )) et la dénonciation ironique qui en découle ne sont pas les seules
façons de critiquer le romanesque.
Dans Le Capitaine Fracasse, le combat se joue de l'intérieur. Gautier ne dénonce
pas le romanesque, il l'expose, « l'annonce simplement »', comme le dit Paolo Tortonese.
Cenaines scènes secondaires viennent exposer le faux semblant de la représentation
littéraire, les mets imaginaires de l'auberge du Soleil Bleu ou l'attaque des mannequins que
nous avons analysés, par exemple.
Gautier exhibe les clichés et le factice romanesques en doublant la mise : il fait du
Frocusse un récit hyper-romanesque. Cette notion, que nous avons empmntée à Tortonese,
a été définie, dans cette étude, comme un excès dans la pratique du romanesque. Elle se
présente donc en prolongement du romanesque, c'est pourquoi nous avons étudié les
occurrences de ce mot dans le récit et dans le discours des personnages. L'analyse du
romanesque n nous a révélé les différentes traditions auxquelles se réfèrent le Fracasse :
d'abord le grotesque et le fantastique. puis, les romans de cape et d'épée et de chevalerie et
la tragédie. Les références directes des personnages a ces codes romanesques viennent
' A. BERRENDONNER Éléments de pragmatique linguistique, p.227. " tc Le roman contre le romanesque », p.153.
créer un effet de miroir, les personnages concevant I'irréaiité de lem aventures qu'ils
comparent à celles d'un roman. Les bases oniriques de ce roman (le fameux rêve presque
oublié f i ) jointes aux tendances grotesques et tragiques du récit orientent le romanesque vers
une surréalité, terme dérivant du « sunéel »' de Gautier, qui rappelons-le, exprime le
dépassement de la réalité pour exprimer un idéal. L'ironie gautiéresque, qui utilise l'hyper-
romanesque pour exposer les clichés et les stéréotypes, devient également la condition d'un
idéal, l'idéal d'un romanesque qui surpasse la réalité et le romanesque lui-même. Une fois
de plus, nous nous sommes retrouvés face au paradoxe : I'hyper-romanesque est-il une
critique interne ou une pratique mélancolique du romanesque, h i t d'une « ferveur
retombée ))Y et d'un auteur finalement soumis à l'objet de sa dérision ?
Au troisième chapitre, nous avons approbndi le versant ironique du récit en étudiant
l'autoréflexivité des personnages sur leur condition romanesque qui révèle les stéréotypes et
les clichés. L'emploi de comédiens des personnages principaux et l'adéquation de leur rôle
théâtral sur la scène romanesque privilégiait l'étude du jeu des apparences entre l'être et le
paraitre, la réalité et l'illusion. De plus, les références a l'art théitral proposaientde façon
continue une lecture au deuxième degré, le théâtre étant à la fois jeu. création artistique, et
représentation d'une réalité, trois aspects qui se retrouvent dans le romanesque et devant
lesquels Gautier prend une distance critique.
Comme nous l'avons d'abord constaté, les réfikences à l'art théâtral permettent des
dédoublements entre l'ironie et le skrieux. Le jeu d'ombres demère les personnages, par
exemple, relevés comme une contrefaçon grotesque par le narrateur, propose une distance,
une lecture au deuxième degré, devant L'illusion de la représentation. Gautier expose donc
à la fois l'illusion de la représentation littéraire et la distance critique qui en conçoit le
caractère factice. Or, pour qu'il y ait jeu, pour que la représentation atteigneson but, il faut
que le lecteur adhère au jeu des illusions. L'exemple de la bataille au château
Vallombreuse a illustré cette complicité entre les adversaires : la bataille est représentée
' a introduction 1) aux Oeuvrer de Courier. p.iiï. ' GAUTIER,, « Du Beau dans l'an » cite par I.-P. LEDUC-ADNE, (t Théophile Gautier et les rialistes », p.29.
comme un jeu, mais un jeu sérieux auquel adhèrent les personnages. Le romanesque
gautiéresque se présente donc comme une mise en scène théâtrale où la représentation et
l'illusion vont de pair avec l'adhésion et la complicité du spectateur-lecteur au jeu. De plus,
en se référant au théâtre, Gautier fait appel à une autre sphère de représentation artistique et
non pas directement a la réalité, marquant ainsi doublement l'appartenance de la littérature
à l'illusion et à l'imaginaire.
Nous avons ensuite consigné les antécédents romanesques et théâtraux des
personnages, antécédents qui les font correspondre à des types. En effet, les noms des
personnages sont empruntés à diverses traditions comme celle de l'ancien théâtre italien.
Ce renvoi marque leur appartenance à un rôle : l'Isabelle. la Sérafina, la marquise, le tyran,
pour ne nommer que ceux-là. Les personnages stéréotypes, comme nous l'avons mentionné,
rendent inutile toute dimension psychologique. Les personnages ont toute la profondeur de
la tradition à laquelle se rattache leur nom.
De plus, la mise en scène d'un personnage et d'un comédien en une seule et mème
personne vient créer une double personnalité à celui-ci et soulève un jeu sur les rapports
entre l'art et la réalité. Le discours de Zerbine. dont nous avons relevé les points
importants, nous a instnii ts sur les ambitions romanesques des personnages. Zerbine
rejette son identité réelle qui fait d'elle une femme comme les autres et souhaite n'être que
la Soubrette, rôle qui lui permet d'atteindre un idéal. Cette réflexion explique l'adéquation
des personnages a leur rôle théâtral : l'existence romanesque et théâtrale vaut mieux que
l'existence réelle, l'illusion, que la réalité. L'ironie gautiéresque marque ainsi, sous le
couvert du discours d'un personnage. la supériorité de l'illusion, de l'imaginaire sur la
réalité. L'on retrouve ici, avec plus de subtilité, le discours Jeune-France qui rejetait avec
cynisme et provocation la réalité.
Les personnages tentent donc d'accéder à un idéal. L'ironie gautiéresque vient
toutefois créer une certaine ambiguïté par la dérision de quelques personnages qui tentent
Y Définition de la « mélancolie » selon G. de Nervai, op.cit.. Le Robert, 1995.
de satisfaire leur ambition romanesque. L'exemple le plus significatif est certes celui de
Leandre et de la marquise que nous avons analysé. Tous deux sont à la recherche d'une
« passion romanesque » qui les ferait correspondre respectivement aux types amant et
maîtresse. Or, leur passion apparait triviale et superficielle. Serait-ce une façon de rejeter les
conventions littéraires régies par le code de la galanterie ? Nous n'avons pas obtenu de
réponse concluante à cette question. Cependant, la mise en scène d'une telle passion nous a
démontré le pouvoir des mots et du romanesque et 1' « intoxication » 'O qu'ils peuvent causer
(les personnages tentant de s'identifier aux amoureux des « romans d'amour », mais se
révélant plutôt ridicules).
En contrepartie, Gautier met en scène une intrigue amoureuse du « pur amour))
entre Isabelle et Sigognac. Comme nous I'avons constaté, le jeu de r6les entre l'être et le
N vouloir paraître » se trouve inversé dans ce couple qui cache, sous le couvert de
l'occupation théâtrale, une véritable noblesse de cœur. Leur amour tente de se soustraire à
l'usure du langage amoureux et, pour ce faire, s'exprime dans un au-delà des mots.
Pourtant. cette recherche d'authenticité de l'amour est un autre cliché romanesque. Gautier
cautionne néanmoins ce cliché en le menant jusqu'au bout avec un regard amusé. L'amour
d'Isabelle et de Sigognac devient hyper-romanesque par ses excès de pureté et se voit ainsi
réactivé par ce prolongement du romanesque. Ainsi, comme nous l'avons analysé dans ce
chapitre, l'hyper-romanesque et l'adéquation des personnages à des stéréotypes vient
régénérer le caractère ludique et illusoire de la littérature. L'ironie gautiéresque n'expose
pas seulement le factice du romanesque et de la représentation littéraire : elle le réclame.
Cette réclamation est-elle le signe d'un auteur pris à son propre piège ?
Dans le dernier chapitre, nous avons tenté de répondre à cette question en examinant
l'autre versant du paradoxe gautiéresque, à savoir le sérieux sous-tendu dans les propos
ironiques. Dans cette dernière partie, nous avons étudié comment Gautier se livrait au jeu
des illusions par L'analyse du caractère pictural de son écriture. En effet, comme nous
'O Y. HERSANT. à propos de l'influence des romans sur Emma Bovary, « Le roman contre le romanesque ». p. 147.
l'avons observé, Gautier fait du monde un théâtre et de la description de ce monde, un
tableau, redoublant ainsi son référent et s'éloignant encore un peu plus de la réalité pour
rejoindre un idéal artistique imaginaire.
Comme nous l'avons vu, l'auteur œuvre à la façon d'un peintre pour faire de sa
description, non pas la représentation d'une réalité, mais bien la représentation d'un tableau.
Gautier insiste sur le caractére illusoire de sa représentation. Les tableaux dans le décor
romanesque, la pose statique des animaux et des personnages, ainsi que l'interprétation
extérieure des scènes, comme celle d'un spectateur devant une toile, en sont les meilleurs
exemples.
L'analyse des procédés descriptifs du « Chateau de la misère » a démontré que la
vision guidait l'écriture. Gautier confie la description des lieux a un « voyageur
hypothétique N qui suit un chemin bien défini permettant une description détaillée. L'ironie
gautiéresque souligne l'ennui d'une telle entreprise, mais l'auteur persévère tout de même
dans la description puisqu'elle est le moyen d'accorder une certaine autonomie au
microcosme romanesque. Elle offre un cadre dans lequel évoluent les personnages, elle
leur donne un visage. une forme, des habits. les fait parler, bouger.
Cependant, dans cette quête de l'illusion l'auteur se voit confronté aux limites de la
représentation littéraire qui n'offre que des mots et non pas des images. Les références
directes à la peinture viennent soutenir l'écrivain et donner des effets plus immédiats.
Toutefois, la description d'actions rapides demeure problématique, puisqu'elle les inscrit
inévitablement dans une succession qui vient en briser le rythme. Même si la
représentation littéraire arrive parfois a pallier certaines insuffisances fondamentales de
l'écriture par les références artistiques ou le dialogue qui marque le rythme de L'action, elle
reste prisonnière du langage.
Or, n'est-ce pas là ce que souhaite Gautier ? L'illusion ne vaut-elle pas mieux que la
réalité ? Ne doit-on pas privilégier la représentation imaginaire ? L'essentiel serait peut-
être alon de faire « naître l'idée [...] chez des spectateurs de bonne volonté DI' ? En ce cas,
la réussite ou l'échec du projet illusionniste de Gautier reviendrait a nous, lecteurs. Comme
l'a exprimé Baudelaire dans son étude sur « Théophile Gautier », « l'imagination seule
contient la poésie d2. L'ironie gautieresque serait alors bien plus qu'un combat conne la
société et la réalité, la littérature et ses conventions, elle serait également un combat contre
le prosaïsme de nos esprits : « Au souffle glacial du prosaïsme, j'ai perdu une à une toutes
mes illusions »". Pour que nous renouions enfin avec le plaisir de la lecture et sombrions
joyeusement dans le paradoxe.
' ' Le Capitaine Fracasse. p. 1 129. " C. BAUDETARE, « Théophile Gautier m, L >ri romantique, 164. '' GA- cite par A. REY, « prosaïsme », Le Robert.
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