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A VANT -PROPOS PRÉFACE INTRODUCTION P ARTIE I PROFESSIONS NORMES RÉGULATIONS Le commissaire aux comptes qui a effectué une révélation de faits délictueux doit-il refuser de donner copie de la révélation à sa cliente au motif qu’elle relève du secret professionnel ? par Stéphane Bonifassi avec la collaboration d’Émilie Loiseau Le service juridique de la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes, contribution à l’élaboration d’une doctrine professionnelle par Sabine Rolland Observations sur les relations entre le Haut Conseil du Commissariat aux Comptes (H3C) et la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes (CNCC) par Didier Poracchia, Thierry Granier et Julien Gasbaoui P ARTIE II GOUVERNANCE CONTRÔLE RESPONSABILITÉ Gouvernance d’entreprise, droit et comptabilité par Yvonne Muller Responsabilités professionnelles et sociétés d’exercice professionnel par Arnaud Reygrobellet L’expert-comptable et le commissaire aux comptes face aux détournements par Augustin Robert La sanction pécuniaire de l'AMF est inassurable : note s/ Paris, 14 février 2012 par André-François Bouvier Andersen après Enron : de la portée et de l’effectivité d’une sanction extrême infligée à un cabinet d’audit par Jean-Baptiste Bonhoure, Charles Cattenoz, Nathanaël Gronstein, Nicolas Gurnot et Louis-Alexandre Maury P ARTIE III EXPERTISE JUSTICE JURICOMPTABILITÉ Expertise judiciaire, juricomptabilité : à propos du chiffre en justice par Emmanuel Charrier et Guylaine Leclerc Le principe de la contradiction appliqué à l'expertise de justice par Vincent Vigneau Règles et rôles des témoins-experts dans les litiges commerciaux en Amérique du Nord par Jennifer Perry « De l'expertise à la médiation », entretien avec Gilles de Courcel, par Emmanuel Charrier par Gilles de Courcel DOSSIER : LA COMPTABILITÉ EST - ELLE ÉTHIQUE ? Évaluation et responsabilité. Faut-il dire que l’évaluation économique des effets externes de l’action est « étroite » ? par Emmanuel Picavet Éthique et profession du chiffre : le cas des commissaires aux comptes par Olivier Charpateau Vers une comptabilité financière éthique ? par Stéphane Trébucq Année 2013 – Numéro 1 R J Com. Revue de jurisprudence commerciale Les cahiers du chiffre et du droit

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AVANT-PROPOS

PRÉFACE

INTRODUCTION

PARTIE IPROFESSIONS NORMES RÉGULATIONS

Le commissaire aux comptes qui a effectué une révélation defaits délictueux doit-il refuser de donner copie de la révélationà sa cliente au motif qu’elle relève du secret professionnel ?

par Stéphane Bonifassi avec la collaboration d’ÉmilieLoiseau

Le service juridique de la Compagnie Nationale desCommissaires aux Comptes, contribution à l’élaboration d’unedoctrine professionnelle

par Sabine Rolland

Observations sur les relations entre le Haut Conseil duCommissariat aux Comptes (H3C) et la Compagnie Nationaledes Commissaires aux Comptes (CNCC)

par Didier Poracchia, Thierry Granier etJulien Gasbaoui

PARTIE IIGOUVERNANCE CONTRÔLE RESPONSABILITÉGouvernance d’entreprise, droit et comptabilité

par Yvonne Muller

Responsabilités professionnelles et sociétés d’exerciceprofessionnel

par Arnaud Reygrobellet

L’expert-comptable et le commissaire aux comptes face auxdétournements

par Augustin Robert

La sanction pécuniaire de l'AMF est inassurable : note s/ Paris,14 février 2012

par André-François Bouvier

Andersen après Enron : de la portée et de l’effectivité d’unesanction extrême infligée à un cabinet d’audit

par Jean-Baptiste Bonhoure, Charles Cattenoz,Nathanaël Gronstein, Nicolas Gurnot etLouis-Alexandre Maury

PARTIE IIIEXPERTISE JUSTICE JURICOMPTABILITÉ

Expertise judiciaire, juricomptabilité : à propos du chiffre enjustice

par Emmanuel Charrier et Guylaine Leclerc

Le principe de la contradiction appliqué à l'expertise de justicepar Vincent Vigneau

Règles et rôles des témoins-experts dans les litigescommerciaux en Amérique du Nord

par Jennifer Perry

« De l'expertise à la médiation », entretien avec Gilles deCourcel, par Emmanuel Charrier

par Gilles de Courcel

DOSSIER :LA COMPTABILITÉ EST- ELLE ÉTHIQUE ?

Évaluation et responsabilité. Faut-il dire que l’évaluationéconomique des effets externes de l’action est « étroite » ?

par Emmanuel Picavet

Éthique et profession du chiffre : le cas des commissaires auxcomptes

par Olivier Charpateau

Vers une comptabilité financière éthique ?par Stéphane Trébucq

Année 2013 – Numéro 1

RJCom.Revue de jurisprudence commerciale

Les cahiers du chiffre et du droit

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____________ Sommaire

Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 1

AVANT-PROPOS ................................................................................................................................. 3

par Yvonne Muller

PRÉFACE ................................................................................................................................................ 5

par Dominique Ledouble

INTRODUCTION ................................................................................................................................ 7

par Bruno Deffains

PARTIE I PROFESSIONS NORMES RÉGULATIONS

Le commissaire aux comptes qui a effectué une révélation de faits délictueux doit-il refuser de donner copie de la révélation à sa cliente au motif qu’elle relève du secret professionnel ? ............................. 11

par Stéphane Bonifassi avec la collaboration d’Émilie Loiseau

Le service juridique de la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes, contribution à l’élaboration d’une doctrine professionnelle ........................................................................................... 14

par Sabine Rolland

Observations sur les relations entre le Haut Conseil du Commissariat aux Comptes (H3C) et la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes (CNCC) ........................................................... 22

par Didier Poracchia, Thierry Granier et Julien Gasbaoui

PARTIE II GOUVERNANCE CONTRÔLE RESPONSABILITÉ

Gouvernance d’entreprise, droit et comptabilité .................................................................................... 30 par Yvonne Muller

Responsabilités professionnelles et sociétés d’exercice professionnel .................................................. 33 par Arnaud Reygrobellet

L’expert-comptable et le commissaire aux comptes face aux détournements ........................................ 39 par Augustin Robert

La sanction pécuniaire de l'AMF est inassurable : note s/ Paris, 14 février 2012 .................................. 44 par André-François Bouvier

Andersen après Enron : de la portée et de l’effectivité d’une sanction extrême infligée à un cabinet d’audit....................................................................................................................................................... 50

par Jean-Baptiste Bonhoure, Charles Cattenoz, Nathanaël Gronstein, Nicolas Gurnot et Louis-Alexandre Maury

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2 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

PARTIE III EXPERTISE JUSTICE JURICOMPTABILITÉ

Expertise judiciaire, juricomptabilité : à propos du chiffre en justice ....................................................56 par Emmanuel Charrier et Guylaine Leclerc

Le principe de la contradiction appliqué à l'expertise de justice ............................................................62 par Vincent Vigneau

Règles et rôles des témoins-experts dans les litiges commerciaux en Amérique du Nord .....................77 par Jennifer Perry

« De l'expertise à la médiation », entretien avec Gilles de Courcel, par Emmanuel Charrier ...............84 par Gilles de Courcel

DOSSIER : LA COMPTABILITÉ EST- ELLE ÉTHIQUE ?

Évaluation et responsabilité. Faut-il dire que l’évaluation économique des effets externes de l’action est « étroite » ? ..........................................................................................................................................87

par Emmanuel Picavet

Éthique et profession du chiffre : le cas des commissaires aux comptes ................................................92 par Olivier Charpateau

Vers une comptabilité financière éthique ? ..............................................................................................96 par Stéphane Trébucq

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Les Cahiers du Chiffre et du Droit __

Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 3

AVANT-PROPOS

PAR YVONNE MULLER*

En*dominant les pratiques humaines, notamment la représentation de l’action écono-mique, les concepts d’intérêt et d’utilité ont progressivement opéré, à partir du XIIIème siècle, « une grande mutation mentale et intellec-tuelle en occident1 ». Ils devaient introduire la quantification, le calcul, le chiffre dans le rap-port humain inscrivant ce dernier dans une nouvelle réalité sociale, laquelle est aujourd’hui, plus que jamais, dominée par l’évaluation de la performance et la mesure de la richesse.

Dans ce schéma, le Droit tend à disparaître comme bien commun pour se réduire à une multitude de droits individuels2. Le droit est moins la loi que le contrat, moins la délibéra-tion que la négociation3.

De là, le mouvement vers l’effacement de la distinction du domaine public et du domaine privé comme tend, sans doute, à le démontrer la tendance de la normalisation comptable interna-tionale, spécifique aux grandes sociétés cotées, à pénétrer le domaine de la comptabilité publique des États.

* Yvonne Muller est maître de conférences en droit privé et membre du Centre de droit pénal et de criminolo-gie (CDPC), Université Paris Ouest Nanterre. Elle est également Administrateur de la Compagnie des Conseils et experts financiers (CCEF).

1 - Ch. Laval, L’homme économique, Essai sur les ra-cines du néolibéralisme, NRF Essais Gallimard, 2009, p. 27.

2 - A. Supiot, Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du droit, Points Seuil, p. 27.

3 - A. Supiot, Homo juridicus, op. cit., 16.

Parce qu’ils sont le marqueur d’une trans-formation des liens sociaux, le Chiffre et le Droit sont au cœur de la société, de ses institutions et des valeurs qu’elle véhicule. Si leur association est censée poser les repères d’un homme occi-dental devenu exclusivement calculateur, on ne saurait exclure qu’elle permette également une prise en considération de l’altérité.

Quoi qu’il en soit, les Cahiers du chiffre et du droit proposent d’être le lieu d’une réflexion interdisciplinaire mêlant notamment gestion, droit et économie.

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Les Cahiers du Chiffre et du Droit

4 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

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Les Cahiers du Chiffre et du Droit

Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 15 5

PRÉFACE

PAR DOMINIQUE LEDOUBLE*

Existe-t-il*un droit comptable ? Cette ques-tion, que j’avais posée il y a près de 30 ans a reçu depuis une réponse largement positive4. Le législateur français ou ce qui en tient lieu au plan européen, les régulateurs mondiaux, euro-péens ou français, qu’ils aient à connaitre des normes comptables, du marché financier ou de la supervision des commissaires aux comptes, des banques ou des compagnies d’assurance, les tribunaux de droit commun ou spécialisés, commission des sanctions de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) ou de l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP), bref les acteurs sont très nombreux qui, avec une belle ardeur, et sans grande concertation prennent des décisions sur les comptes ou les comptables !

La doctrine a suivi mais de manière éclatée. Les revues comptables s’évertuent à suivre et interpréter une production normative foison-nante, les revues juridiques sont plus orientées sur les questions de responsabilité des acteurs (émetteurs au sens boursier du terme, experts comptables, commissaires aux comptes), rebu-tées probablement par la technicité croissante de la matière comptable.

En réalité, comme l’ont bien vu Alain Viandier et Christian de Lauzainghein dans leur ouvrage de droit comptable5, la matière couvre tout à la fois :

− le droit des comptables, − le droit des comptes.

Encore se limitent-ils au droit privé ; ils n’abordent ni les principes de la comptabilité publique, ni les règles qui encadrent l’activité des comptables publics. Dans notre habituelle

* Dominique Ledouble est Expert-comptable, commis-saire aux comptes, Professeur associé au CNAM, Président de la Fédération française des experts en évaluation.

4 - D. Ledouble & F. Windsor - Existe-t-il un droit comptable ? Cahiers de droit de l’entreprise 1977 IV p.1 & s.

5 - A. Viandier & C. de Lauzainghein – Droit comptable Précis Dalloz 2e ed.

division « droit privé/droit public », ce parti pris peut s’expliquer. Et pourtant… L’évolution, sous la pression internationale, de nos principes traditionnels n’est-elle pas l’occasion de jeter un œil de l’autre côté d’une barrière de moins en moins infranchissable6 ?

Il est heureux dans ces conditions qu’Yvonne Muller ait lancé avec l’appui de la Revue de Jurisprudence Commerciale, les Cahiers du chiffre et du droit, dont voici le premier numéro. Il couvre de manière riche et éclectique la ques-tion du comportement des acteurs (le droit des comptables).

Le lecteur y retrouvera des questions tradi-tionnelles mais des réponses qui, parfois, le sont moins ; des progrès dans certains cas (la média-tion par exemple), des régressions dans d’autres (l’assurabilité des sanctions de l’AMF). Il pourra observer aussi à quel point les questions abor-dées transcendent les divisions traditionnelles du droit : le droit administratif, la procédure civile ou pénale, le droit pénal, la responsabilité et le droit de l’assurance, la philosophie du droit se retrouvent au détour des articles qui consti-tuent ce premier numéro.

L’articulation des principes propres à chaque branche du droit et des particularités du do-maine comptable n’est pas l’une des moindres difficultés qui se posent au juriste tout autant qu’au praticien des comptes. Prenons trois exemples :

− La multiplication des autorités adminis-tratives indépendantes crée progressivement un « droit de la régulation7 ». Dans ce cadre, comment par exemple s’articulent les pou-voirs de l’AMF et du Haut Conseil du Com-

6 - Sous l’influence des normes internationales de comp-tabilité publique (IPSAS), les techniques de la comptabilité commerciale ont été introduites dans les comptes publics. Ainsi l’État français publie-t-il un bilan depuis 2005 et la Cour des Comptes certifie-t-elle ces comptes annuels… avec réserves !

7 - Cf. MA. Frison-Roche - Présentation du Journal of Regulation N° 1 avril 2010.

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Les Cahier du Chiffre et du Droit

6 Revue de jurisprudence commerciale – Juillet / Août 2013 – Numéro 4

missariat aux Comptes (H3C) sur les com-missaires aux comptes ?

− Le droit boursier pose des principes de transparence qui vont au-delà des règles comptables et particulièrement du standard de l’importance relative8. Est-ce vraiment réa-liste ?

− Que reste-t-il de la notion d’obligation de moyens lorsque le règlement 97-02 du CRBF expose en 40 pages détaillées le système de contrôle interne que les établissements de crédit doivent mettre en place ?

On le voit, le champ d’étude est vaste, les questions multiples et complexes. Les Cahiers du chiffre et du droit ont donc une longue vie devant eux !

8 - Une information inexacte quoique non significative fait grief et appelle sanction, au moins de l’émetteur. Cf. Décision de la Commission des Sanctions de l’AMF 25 juin 2013 (Affaire LVMH).

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Les Cahiers du Chiffre et du Droit

Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 7

INTRODUCTION

PAR BRUNO DEFFAINS*

On*ne peut que se réjouir de l’existence d’un nouveau support consacré aux relations entre le monde du droit et celui de la comptabilité. L’imbrication des deux domaines est telle dans la vie de l’entreprise – privée ou publique – que l’on est a priori étonné par le manque de tra-vaux académiques sur le sujet, notamment en France. Sans doute l’héritage d’un cloisonne-ment important des champs disciplinaires à l’Université mais aussi le résultat d’une sépara-tion longtemps institutionnalisée entre les écoles de business et les Facultés de Droit.

Il convient donc de féliciter cette heureuse initiative consistant à explorer de nouveaux champs de recherches passionnants. D’aucuns verront dans le dialogue entre droit et compta-bilité une extension des travaux entrepris de-puis quelques décennies dans le domaine de l’analyse économique du droit. Pourtant s’il existe des proximités, il semble que la perspec-tive soit assez différente. En effet, une bonne partie des articles publiés dans ce premier nu-méro des Cahiers relèvent du même sujet que l’on peut qualifier de « droit des comptables » : responsabilité, sanctions par l’AMF…

Or l’économiste n’est pas un comptable9. Il n’en demeure pas moins que l’analyse écono-mique du droit a certainement des choses à dire sur le rapprochement entre droit et comptabili-té.

Rappelons ici que l'analyse microécono-mique du droit est une discipline récente. Elle a toutefois connu une histoire mouvementée au cours des dernières décennies (Cooter et Ulen, 1996; Fluet, 1990; Hovenkamp, 1995). Durant la période des années 1960, elle a été principa-lement marquée par des travaux appliquant la théorie des prix aux notions de base de la

* Bruno Deffains est Professeur à l'Université Panthéon Assas, membre de l'Institut Universitaire de France, Prési-dent de la European Association of Law and Economics.

9 - Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la notion économique du coût d’opportunité avec les notions de coûts comptables.

common law : propriété, contrats, responsabilité extracontractuelle. D'une manière générale, les règles juridiques sont alors considérées comme des dispositifs dont on cherche à comprendre les effets. Les raisonnements sont généralement menés en termes d'équilibre partiel (sur un seul marché), en supposant rationnels les agents que sont les juges et les justiciables. Ainsi, les modi-fications observées dans les comportements individuels peuvent être imputées aux change-ments dans les contraintes auxquelles sont soumis les individus au travers des normes juridiques. Ces dernières sont souvent assimi-lées par les économistes à des prix implicites. Qu’il s’agisse des droits de propriété, des règles du droit des obligations, du droit des sociétés ou encore du droit pénal, la plupart des disposi-tifs juridiques ont ainsi été passées au cribles de l’analyse économique.

Avec la parution de Economic Analysis of Law de Richard Posner, en 1972, l'économie du droit s'est imposée comme un courant intellectuel dominant dans la doctrine juridique américaine. Les applications du raisonnement économique se font dans des domaines de plus en plus va-riés. Désormais, l'économie du droit fournit au juriste une méthode globale destinée à réfléchir sur les fonctions des institutions juridiques. Cependant, la problématique proposée par Posner va au-delà, puisqu'il défend la thèse de l'efficacité économique de la common law. Cette thèse veut que la common law soit assez bien expliquée comme un système permettant de maximiser la richesse de la société. En d'autres termes, les juges des tribunaux anglo-saxons prendraient leurs décisions comme si leur ob-jectif implicite était l'efficience économique. Tout se passerait donc comme si les juges, sans le savoir ni le rechercher, identifiaient leur con-ception de la justice avec ce qui serait économi-quement efficace. Cette opinion a cependant suscité, dans les années 1980, débats et divi-sions au sein du mouvement jusque-là unitaire de l'économie du droit, lorsque des philosophes du droit, en particulier Ronald Dworkin (1980), ont commencé à discuter la validité de la notion d'efficacité comme objectif des règles de droit.

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Les Cahiers du Chiffre et du Droit

8 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

L'essentiel des arguments utilisés s'adresse cependant plus à la thèse de Posner qu'à l'éco-nomie du droit en général. Il s'agit essentielle-ment de mettre en évidence les limites du juge en tant que « créateur de droit », quel que soit le système juridique considéré. D'une part, on critique le réalisme des règles qui motiveraient l'activité du juge parce qu'il n'existerait pas de critère objectif susceptible de lui dicter une conduite optimale. D'autre part, on critique le fait de ramener la décision des magistrats aux conséquences de leurs sentences, puisqu'il est peu vraisemblable qu'ils connaissent ex ante les effets des règles appliquées.

Bien au-delà du cadre étroit de la conception posnérienne, l'économie du droit est aujour-d'hui caractérisée par un pluralisme méthodolo-gique et théorique. À côté des travaux directe-ment inspirés par ceux de Posner, on trouve désormais une analyse économique du droit néo-institutionnaliste fondée avant tout sur l'importance des coûts de transaction. Une autre approche privilégie l'analyse économique de type comportemental, qui renonce à l'hypothèse de rationalité parfaite des acteurs au profit d'une théorie de la rationalité limitée. Il convient de mentionner également des analyses directement inspirées de la théorie des jeux qui mettent l'accent sur les asymétries informationnelles et les stratégies des acteurs.

Les critiques adressées à l'analyse écono-mique du droit ne sauraient donc constituer des obstacles rédhibitoires à l'encontre de la disci-pline en tant que champ disciplinaire. Leur portée concerne certains auteurs ou certains corpus particuliers de l'économie du droit. Elles ont cependant le mérite de révéler un manque d'explication sur le statut épistémologique des recherches menées en économie du droit.

Venons-en à l’utilité de la démarche dans le domaine des relations entre droit et comptabili-té. Le propos se voulant introductif, nous nous limiterons à l’analyse de l ‘approche dominante en matière de gouvernance d’entreprises. La théorie la plus influente en la matière depuis quelques décennies est la théorie de l'agence qui voit les actionnaires comme des « principaux » et les dirigeants d'entreprises comme des « agents »10. Cette théorie, élaborée depuis les

10 - La théorie de l’agence renvoie à un ensemble de problèmes qui surviennent lorsque l'action d'un acteur économique, désigné comme étant le « principal », dépend de l'action ou de la nature d'un autre acteur, « l'agent », sur lequel le principal est imparfaitement informé alors même que son comportement influence l’utilité du princi-

années 1970 part du constat de la divergence d’intérêts entre actionnaires et dirigeants. Les coûts (de contrôle) résultants de cette diver-gence sont appelés « coûts d'agence » (Jensen & Meckling, 1976). Ces coûts d’agence peuvent être réduits grâce à des mécanismes décentrali-sés, notamment par les marchés financiers qui assurent un certain « contrôle » des entreprises. Toutefois, dans le contexte particulier des rela-tions entre droit et comptabilité, il apparaît que les effets négatifs de la divergence d’intérêts entre dirigeants et actionnaires peuvent être limités en investissant dans des dispositifs de surveillance, tels que les mécanismes de con-trôle interne, d'audit indépendant ou encore des dispositifs de surveillance assurant la transpa-rence de l’information financière.

Pour évaluer les coûts d'agence et les moyens de les réduire, les spécialistes ont cherché une variable « proxy » pour exprimer l'intérêt des actionnaires et des actions des dirigeants. Ils l'ont trouvé dans l'hypothèse d’efficience des marchés financiers (HEM), sorte de pierre angu-laire de la théorie de la finance. Selon cette théorie, un marché est efficient si les prix intè-grent à tout moment l'ensemble de l'information disponible. Il existe trois formes d'efficience pour définir le concept "d'information dispo-nible" : (1) l'efficience faible selon laquelle l’information contenue dans les prix de marché passés est complètement reflétée par les prix des actifs, (2) l'efficience semi-forte selon laquelle toutes les informations publiques sont complè-tement prises en compte par les prix et (3) l'ef-ficience forte selon laquelle toutes les informa-tions disponibles, publiques et privées, sont prises en compte par les prix. Pendant très long-temps, les actionnaires ont été appréhendés à travers l’hypothèse de maximisation des profits et la performance managériale a été mesurée à l’aune de cet objectif. Dès les années 1960, les théoriciens ont commencé à considérer les cours de bourse comme une « proxy » pour évaluer l’intérêt des actionnaires. Ils ont déve-loppé l’hypothèse selon laquelle le prix de l'ac-tion intègre toutes les informations publiques au sujet d'une entreprise, y compris les mesures comptables des bénéfices, de façon à disposer d’une mesure de la valeur de l’entreprise. L’HEM suggère donc que le cours des actions intègre les coûts d'agence : les entreprises enre-gistrant une hausse des prix des actions appa-raissent comme étant mieux gérées, ce qui en-gendre une baisse des coûts d'agence, par rap-

pal. Il s'agit donc d'étudier les conséquences d'une asymé-trie d'information.

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Les Cahiers du Chiffre et du Droit

Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 9

port aux entreprises enregistrant (toutes choses étant égales par ailleurs) des cours plus faibles (Fama, 1970; Gilson & Kraakman 1984). Pour apprécier la signification des cours des actions dans le cadre de l’HEM, il convient d’utiliser un modèle distinct, appelé le modèle d'évaluation des actifs financiers (MEDAF). Datant des an-nées 1960, le MEDAF suppose que les investis-seurs sont « averses au risque » et ont des anti-cipations rationnelles sur les rendements atten-dus (ce qui signifie que le rendement attendu est le taux de rendement sans risque plus une prime pour un investissement risqué).

Ces piliers de la théorie de la finance ont été soumis à des tests empiriques importants au cours des dernières décennies. Les tests ont tendance à valider les modèles, bien que con-traints par des limites méthodologiques, et sous réserve de qualifications qui continuent de sus-citer d’importants débats. La limite la plus évi-dente concerne le problème de la double hypo-thèse : les tests HEM supposent la validité du MEDAF alors que les tests sur le MEDAF sup-posent vérifié l’hypothèse HEM. Malgré cela, le consensus a été atteint sur plusieurs points. D’une part, la forme faible de l'efficience revient à considérer que l'analyse technique (ou char-ting) est inutile. En effet, si l'intégralité de l'information passée est déjà comprise dans le prix actuel, alors il est vain de regarder les va-riations passées pour prévoir les variations fu-tures. D’autre part, la forme semi-forte de l'effi-cience aboutit à remettre en cause l'efficacité des analyses fondamentales basées sur les données publiques disponibles (bilan comptable des entreprises, variable macro-économique...). En effet, pourquoi passer du temps à analyser le rapport annuel d'une entreprise, alors que toute l'information contenue dans ce rapport a déjà été intégrée dans le prix ?

Pour tester la validité de la forme forte de l'efficience des marchés, c'est-à-dire celle indi-quant que l'intégralité de l’information publique et privée est déjà incorporée dans le prix, il convient de tester si certains acteurs privilégiés (chefs d'entreprises, intermédiaires sur le mar-ché, gestionnaire de portefeuille), qui pour-raient avoir accès à des informations exclusives, obtiennent des performances supérieures à la moyenne.

De ce point de vue, un intérêt particulier pour le dialogue entre droit et comptabilité concernant les tests examinant l'utilité de l’information comptable et l’importance même des conventions comptables. La question est notamment de savoir si les marchés sont in-fluencés par les systèmes et les normes comp-tables. L’enjeu est de mesurer l'importance ré-

elle des principes comptables. Dans le prolon-gement de ces travaux, de nombreux tests ten-dent à valider la théorie financière moderne : les prix du marché ne semblent pas être influencés par les choix en matière de conventions comp-tables, qu’il s’agisse par exemple des méthodes de mesure des stocks ou de la dépréciation du capital. Mais de nombreuses zones d’ombre subsistent encore. Il apparaît depuis longtemps que la volatilité des titres est trop importante pour permettre de valider l’hypothèse HEM. Une question importante pour la gestion consis-terait à comprendre comment les actions à prix élevés, mesurés par des indicateurs comptables comme le ratio PBR11, ont tendance à obtenir des rendements futurs moyens inférieurs à ceux des actions à bas prix.

En ce qui concerne l’analyse de la comptabi-lité en tant que telle, les études disponibles qui s’inscrivent dans le champ de la théorie mo-derne de la finance font souvent l’hypothèse que la comptabilité a peu d’effets sur les marchés et sur les comportements des investisseurs ex-ternes. Tout se passe un peu comme si la comp-tabilité n’avait d’importance que pour ce qui se passe « à l’intérieur » de l’entreprise, en particu-lier pour les dirigeants dont les performances et la rémunération sont déterminées par les résul-tats comptables. Cette importante distinction entre « insiders » et « outsiders » est générale-ment amplifiée dans la théorie positive de la comptabilité qui contribue à expliquer pourquoi les dirigeants se soucient de mesures comp-tables (Walker 2006). La théorie comptable positive souligne la persistance de coûts d'agence alors même que les marchés de capi-taux peuvent les limiter.

S'ajoutent à cela d’autres interrogations liées aux fluctuations périodiques des marchés finan-ciers qui semblent défier l’hypothèse HEM pro-position selon laquelle les variations de prix seraient essentiellement dues à des modifica-tions de l'information (Shleifer, 2000). Les exemples sont abondants pour lesquels les fluc-tuations n'ont pas de cause évidente relevant de l’hypothèse HEM : krach boursier de 1987, valeur des actions de nombreuses entreprises et des indices boursiers au milieu de la bulle tech-nologique de la fin des années 1990 et au début des années 2000, et même le « krach éclair » du

11 - On appelle Price to Book Ratio (PBR) le coefficient mesurant le rapport entre la valeur de marché des capitaux propres (la capitalisation boursière) et leur valeur comp-table. Le PBR d'une action est supérieur à un lorsque la rentabilité des capitaux propres est supérieure à la rentabi-lité exigée par les actionnaires.

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Les Cahiers du Chiffre et du Droit

10 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

6 mai 2010, lorsque les indices boursiers ont plongé de 10% en une demi-heure seulement. Une autre illustration spectaculaire des limites du MEDAF est apparue après l'échec du hedge fund, Long Term Capital Magement, géré par les pionniers de la théorie moderne de la fi-nance utilisant les modèles de risque qui se sont avérés peu fiables. Ajoutons au tableau les nom-breuses fraudes comptables telles que celles constatées dans les affaires Enron ou WorldCom et l’on comprendra les limites de la théorie moderne de la finance.

Ces faiblesses sont autant de raison de s’interroger sur les relations entre comporte-ments économiques, analyses comptables et contraintes juridiques. Il semble en particulier acquis que les investisseurs ne se comportent pas toujours de façon cohérente par rapport à l’hypothèse HEM. Ils n’utilisent pas toujours les informations disponibles ou des probabilités mais plutôt des heuristiques qui constituent autant de biais cognitifs dans le traitement des données disponibles dans le prolongement des travaux de Kahneman et Tversky ou encore de Thaler.

Les problèmes que nous venons de lister ne sont que quelques illustrations des questionne-ments qui devraient réunir les compétences des gestionnaires, des juristes et des économistes. Les cahiers du chiffre et du droit contribuent à ouvrir la réflexion de manière à mieux com-prendre les relations entre les individus, les organisations et les institutions.

Les articles présentés dans ce premier numé-ro proposent, chacun à sa manière, une ap-proche interdisciplinaire. Dans la conception novatrice de ces Cahiers, les lecteurs apprécie-ront la façon dont la relation entre le chiffre et le droit peut constituer un outil permettant d’améliorer l'organisation des échanges écono-miques. Ce n'est ni la comptabilité pour les avocats, ni le droit pour les comptables. Il y a beaucoup plus à apprendre dans une démarche interdisciplinaire authentique.

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PARTIE I PROFESSIONS NORMES RÉGULATIONS

LE COMMISSAIRE AUX COMPTES QUI A EFFECTUÉ UNE RÉVÉLATION DE FAITS DÉLICTUEUX DOIT-IL REFUSER DE DONNER COPIE DE LA RÉVÉLATION À SA

CLIENTE AU MOTIF QU’ELLE RELÈVE DU SECRET PROFESSIONNEL ?

PAR STÉPHANE BONIFASSI* AVEC LA COLLABORATION D’ÉMILIE LOISEAU

Dans*son bulletin n° 137 (03/2005, p. 122), la commission des études juridiques (EJ 2004-215) de la Compagnie Nationale des Commis-saires aux Comptes (CNCC) répond à la ques-tion de savoir, dans le cas où un commissaire aux comptes a été conduit à effectuer une révé-lation des faits délictueux au procureur de la République par courrier et où le dirigeant de la société concernée souhaite obtenir copie du courrier de cette révélation, si le commissaire aux comptes peut accéder à la demande du dirigeant.

La commission des études juridiques a ré-pondu que le commissaire aux comptes ne pou-vait pas accéder à la demande du dirigeant qui lui demandait une copie de la lettre de révéla-tion au Procureur au motif que cette lettre est couverte par le secret professionnel. Une telle position ne nous semble pas fondée.

I. La lettre de révélation des faits délic-tueux n’est pas couverte pas le secret professionnel dès lors que c’est la cliente qui en demande copie.

L’article 226-13 du Code pénal sur le secret professionnel dispose : « La révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profes-sion, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire, est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. ».

Ce qui est donc punissable, c’est la révélation d’une information secrète or il ne saurait y avoir révélation dès lors que les informations conte-

* Stéphane Bonifassi est Avocat au Barreau de Paris.

nues dans la lettre de dénonciation et dont le commissaire aux comptes est le dépositaire pour le compte de la cliente appartiennent à la cliente. Ce n’est que dans l’exercice de sa mis-sion au sein de la société qu’il contrôle que la commissaire aux comptes a pu obtenir de cette société les informations qu’il va donner au Pro-cureur. En donnant une copie de la lettre au représentant légal de la société, le commissaire aux comptes ne révèle à cette société aucune information qu’elle ne possède déjà.

Doit être évoqué le cas des informations ob-tenues auprès de tiers par l’intermédiaire par exemple d’une circularisation. Tout d’abord, le tiers ne pourra que confirmer une information d’ores et déjà connue de la société. Plus encore, un tiers n’est jamais obligé de donner à un commissaire aux comptes une information et si ce tiers accepte de la donner au commissaire aux comptes librement, cette information n’est pas remise dans le cadre d’une mission entre ce tiers et le commissaire aux comptes et le com-missaire aux comptes n’est donc pas tenu au secret professionnel vis-à-vis de ce tiers. Enfin ce tiers, en acceptant de donner cette informa-tion au commissaire aux comptes en fait la révé-lation et lui retire donc son caractère secret. Dès lors, rien n’empêche un commissaire aux comptes de révéler à sa cliente une information que lui a communiquée un tiers. D’ailleurs si cette information a une quelconque importance, le commissaire aux comptes se devra d’en parler avec les organes dirigeants de sa cliente (L823-12 du Code de commerce). Dès lors aucune des informations contenues dans la lettre de révéla-tion au Procureur ne saurait avoir un caractère secret vis-à-vis de la société qui en est la pro-priétaire. Le secret professionnel ne saurait être invoqué pour refuser d’en remettre une copie.

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Serait-ce alors la démarche elle-même de ré-vélation au Procureur qui serait soumise au secret professionnel et qui dès lors ne devrait pas être révélée au dirigeant de la société ? Force est de constater, tout d’abord que telle n’est pas la position de la CNCC qui n’interdit pas au commissaire aux comptes d’informer sa cliente de ce qu’il a fait une révélation au Procu-reur. La CNCC semble ne critiquer que la re-mise de la copie de la lettre de révélation. Car effectivement, la décision d’informer le Procu-reur est une information qui appartient au commissaire aux comptes, dont il n’est donc pas le dépositaire et qu’il peut donc révéler libre-ment à sa cliente ce que les commissaires aux comptes font en pratique.

L’invocation du secret professionnel pour re-fuser la remise d’une copie de la lettre de révéla-tion au Procureur est donc infondée.

Resterait alors l’invocation du secret de l’enquête et de l’instruction tel que prévu par l’article 11 du Code de procédure pénale. D’abord la lettre de révélation n’est pas née « au cours de l’enquête ». De plus, ces dispositions ne s’appliquent qu’à ceux qui concourent à la pro-cédure ce qui n’est certainement pas le cas des commissaires aux comptes. En effet, sont consi-dérées comme personnes concourant à la procé-dure au sens de l'article 11 du CPP les magis-trats, officiers et agents de police judiciaire ; les commissaires aux comptes n’ont pas de « fonc-tion » dans l'enquête ou l'instruction. Et si les avocats ont été considérés comme soumis au secret de l’instruction alors qu’ils ne concourent pas non plus à la procédure, ce n’est qu’en rai-son d’une disposition spécifique les concer-nant12.

Quant aux dispositions de l’article 434-7-2 du Code pénal13, elles ne trouvent pas non plus

12 - Aux termes de l'article 160 du Décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, « L'avocat, en toute matière, ne doit commettre aucune divulgation contrevenant au secret profes-sionnel. Il doit notamment, respecter le secret de l'instruction en matière pénale, en s'abstenant de communiquer, sauf à son client pour les besoins de sa défense, des renseignements extraits du dossier ou de publier des documents, pièces ou lettres intéressant une information en cours ».

13 - « Sans préjudice des droits de la défense, le fait, pour toute personne qui, du fait de ses fonctions, a connaissance, en application des dispositions du Code de procédure pénale, d'informations issues d'une enquête ou d'une instruction en cours concernant un crime ou un délit, de révéler sciemment ces informations à des personnes qu'elle sait susceptibles d'être impliquées comme auteurs, coauteurs, complices ou receleurs, dans la commission de ces infractions, lorsque cette révélation est réalisée dans le dessein d'entraver le déroulement des

à s’appliquer puisque le commissaire aux comptes en donnant une copie de la lettre ne révèle aucune information issue d’une enquête ou d’une information en cours puisque les in-formations qui y figurent sont préalables à l’enquête et sont issues de la mission que le commissaire aux comptes exerce au sein de la société.

Dès lors, rien n’interdit au commissaire aux comptes de donner au représentant légal de sa cliente une copie de la lettre de révélation au Procureur.

II. Une exception pourrait justifier le refus de communiquer au dirigeant : la révéla-tion portant mention de la déclaration de soupçon effectuée par le commissaire aux comptes.

Dans le cadre de la lutte contre le blanchi-ment des capitaux et le financement du terro-risme, le commissaire aux comptes, en cas de soupçons, est tenu de faire une déclaration à Tracfin. La norme d’exercice professionnel (NEP) 9605 de la CNCC relative aux obliga-tions du commissaire aux comptes relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme14 fait mention des éventuels liens entre la déclaration à Tracfin et la révélation de faits délictueux.

À ce titre, il est prévu que lorsque le com-missaire aux comptes a connaissance d’opérations dont il sait qu’elles portent sur des sommes qui proviennent d’une infraction pas-sible d’une peine privative de liberté, il doit procéder concomitamment à une déclaration à Tracfin et à la révélation des faits délictueux au Procureur de la République.

Dans le cadre du dispositif institué par le lé-gislateur, le professionnel qui communique à Tracfin son soupçon est tenu de ne pas révéler à son client l’émission d’une déclaration le con-cernant. L’article L 574-1 du Code monétaire et financier incrimine la violation de cette prohibi-

investigations ou la manifestation de la vérité, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende.

Lorsque l'enquête ou l'instruction concerne un crime ou un délit puni de dix ans d'emprisonnement relevant des disposi-tions de l'article 706-73 du Code de procédure pénale, les peines sont portées à cinq ans d'emprisonnement et à 75 000 euros d'amende ».

14 - Article L 823-37 du Code de commerce.

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tion15. Dès lors, le commissaire aux comptes qui procéderait à une révélation au Procureur de la République dans laquelle il mentionnerait sa déclaration à Tracfin ne pourrait remettre une copie de ce courrier sous peine de tomber sous le coup des dispositions de l’article L 574-1 du Code monétaire et financier. Rien ne l’empêcherait toutefois de remettre une copie de la lettre où seraient cancellées les mentions relatives à une déclaration Tracfin.

15 - Article L 574-1 du CMF « Est puni d'une amende de 22 500 euros le fait de méconnaître l'interdiction de divulgation prévue à l'article L. 561-19 et au II de l'article L. 561-26 ».

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LE SERVICE JURIDIQUE DE LA COMPAGNIE NATIONALE DES COMMISSAIRES AUX COMPTES, CONTRIBUTION À L’ÉLABORATION D’UNE DOCTRINE

PROFESSIONNELLE

PAR SABINE ROLLAND*

Propos introductif

La*Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes (CNCC) est l'instance représenta-tive de la profession en France. Elle est, en ap-plication de l’article L. 821-6 du Code de com-merce, « un établissement d'utilité publique doté de la personnalité morale, placé auprès du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, chargé de repré-senter la profession de commissaire aux comptes auprès des pouvoirs publics ; « Elle concourt au bon exercice de la profession, à sa surveillance ainsi qu’à la défense de l'honneur et de l'indépen-dance de ses membres »

La CNCC rassemble et fédère les 14.500 commissaires aux comptes personnes physiques ainsi que toutes les sociétés de commissaires aux comptes inscrites, en France, sur la liste des commissaires aux comptes prévue par l’article L. 822-1 du Code de commerce. Elle a un triple rôle d'autorité technique, morale et institution-nelle et, à ce titre, anticipe et accompagne les évolutions de la profession. La CNCC regroupe les activités propres à l'institution : l'élaboration des normes professionnelles, le suivi des chan-gements de la pratique professionnelle et la représentation ainsi que la défense des intérêts moraux et professionnels des commissaires aux comptes. Elle agit auprès des professionnels, des pouvoirs publics, des régulateurs et anime l'en-semble du réseau des compagnies régionales de commissaires aux comptes (CRCC). Avec les CRCC, dans la limite de leur ressort, la CNCC contribue à la formation continue et au perfec-tionnement professionnel des auditeurs ainsi qu'à la formation des candidats aux fonctions de commissaires aux comptes. Enfin, par déléga-tion d'exercice du Haut Conseil au commissariat aux comptes (H3C), CNCC et CRCC assurent une part importante du contrôle d'activité (ou contrôle qualité) des missions effectuées no-

* Sabine Rolland est directeur du service juridique de la CNCC.

tamment par les cabinets détenant des mandats d'entités d'intérêt public.

Le H3C est, depuis la loi n° 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière, l’autorité de contrôle externe à la profession, installée auprès du Garde des Sceaux. Sa mission première, qu'il partage avec la CNCC, concerne la surveillance de la profession. Il est ainsi chargé de veiller au respect de la déontologie et de l'indépendance des commissaires aux comptes. Il est également l'organe d'appel des chambres régionales en matière disciplinaire. Il émet des avis sur les normes d’exercice professionnel élaborées par la CNCC et identifie » les bonnes pratiques pro-fessionnelles » que le commissaire aux comptes prend en considération pour l’accomplissement de sa mission (article 14 du Code de déontolo-gie). La CNCC est donc amenée à avoir des relations étroites et très fréquentes avec le H3C. Elle entretient également des relations particu-lières avec la Chancellerie auprès de laquelle elle est placée, et plus ponctuellement avec d’autres ministères. Enfin, la CNCC mène des actions au niveau international et a notamment des contacts avec la représentation Française à Bruxelles, la FEE (Fédération des Experts-comptables Européens), l’IASB (Le Bureau in-ternational des normes comptables, plus connu sous son nom anglais de International Accoun-ting Standards Board16) et l’IFAC (Fédération internationale des comptables17).

Afin de mener à bien ses missions, la CNCC s’est organisée autour de pôles au nombre des-quels on peut citer le pôle technique chargé des questions relatives aux normes d'exercice pro-fessionnel, normes comptables et juridiques, le pôle communication et le pôle affaires adminis-

16 - L’IASB est l'organisme international chargé de l'élabo-ration des normes comptables internationales (IAS/IFRS).

17 - Fondé en 1977, l’International Federation of Accoun-tants (IFAC) est la fédération globale de la profession comptable.

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tratives et financières. Soixante-dix personnes, employés « permanents » de la CNCC, répon-dent ainsi quotidiennement aux demandes de toutes personnes – et plus particulièrement aux commissaires aux comptes – intéressées par la profession.

Au sein du pôle technique, le Service Juri-dique de la CNCC est composé de cinq conseil-lers techniques. Il est en charge, dans le cadre de la Commission des études juridiques et de la Commission d’éthique professionnelle, de l’élaboration de la doctrine de la CNCC en ma-tière juridique et déontologique et de la diffu-sion de cette doctrine. En interaction constante avec les élus de la profession et des profession-nels bénévoles qui contribuent par leur très grande implication au fonctionnement de l’institution, le service juridique de la CNCC exerce ses missions auprès des élus dans le cadre de leurs fonctions institutionnelles et auprès des commissaires aux comptes dans l’exercice de leurs missions. La doctrine et les positions soutenues ou exprimées par la CNCC sont l’objet d’un consensus de la profession et sont à cette fin élaborées en concertation étroite avec les professionnels qui contribuent au sein de commissions ou groupes de travail. Ces posi-tions font, avant d’être extériorisées, l’objet d’une validation par les instances politiques de la profession.

I – Le service juridique de la CNCC : un service en interac-tion avec les professionnels et leurs représentants élus

La doctrine et les positions soutenues par la CNCC font l’objet d’un consensus de la profes-sion et sont à cette fin élaborées en concertation étroite avec les professionnels, avant d’être vali-dées par les instances politiques de la profes-sion.

A. le service juridique, support technique des commissions et des groupes de tra-vail

Organes chargés d'élaborer la doctrine pro-fessionnelle, les 17 commissions de la CNCC rassemblent plus de 700 professionnels. Elles aident à la préparation des délibérations du Conseil national et contribuent à l'élaboration de la doctrine professionnelle. Elles traitent des questions posées par les confrères et réalisent des études sur des points spécifiques comme celles sur la notion de subvention ou les diffi-cultés rencontrées dans l’application des règles de marchés publics aux missions de commis-

saires aux comptes. Le service juridique de la CNCC assure le support technique et adminis-tratif de trois commissions – la Commission des études juridiques (CEJ), la Commission d’éthique professionnelle (CEP) et la Commis-sion de la coopération agricole – auxquelles sont rattachés des groupes de travail et un comi-té technique.

La Commission des études juridiques (CEJ) est particulièrement active et ses missions sont nombreuses. Avant toutes choses, elle répond aux questions juridiques des confrères. Mais elle est également chargée de l’analyse de la produc-tion règlementaire et du cadre de mise en œuvre des nouvelles missions du commissaire aux comptes ou encore de la mise à jour des notes d'information (ouvrages techniques assortis d’outils destinés à aider les professionnels dans leur pratique quotidienne ; citons à titre d’exemple le Guide du commissaire aux comptes dans les Associations). Elle assure en outre, la production ou la mise à jour d'études juridiques, en collaboration avec des professeurs d'Université. Les professeurs Barbieri, Jeandi-dier, Merle, Paillusseau et Poracchia, ont ainsi collaboré aux dernières études juridiques pu-bliées par la CNCC. La Commission des études juridiques participe également à l'élaboration des communiqués de la CNCC concernant la publication des nouveaux textes législatifs ou réglementaires qui intéressent l'exercice du commissariat aux comptes. De plus, La commis-sion conduit également un travail régulier avec la Chancellerie et les commissions parlemen-taires afin d'intervenir en amont des textes légi-slatifs et règlementaires régissant la profession, ou de les faire évoluer. Sous réserve des avis du Haut Conseil du Commissariat aux Comptes (H3C), la Commission d'éthique professionnelle (CEP) répond aux questions d'ordre déontolo-gique, notamment en matière d'incompatibilité et de confraternité. Elle examine les travaux des organismes internationaux relatifs à l'indépen-dance des auditeurs. Récemment, un Comité technique juridique vient d’être créé sur déci-sion du Conseil national. Il a, en liaison étroite avec la Commission des études juridiques, un rôle de veille sur les évolutions du droit des sociétés et de la gouvernance des entreprises aux niveaux national et européen, un rôle de coordination des travaux des groupes de travail de la CEJ et de comité de rédaction pour les publications de la commission. Ce comité est composé de membres de la Commission des études juridiques. Doté d’une grande réactivité il peut participer à la préparation de positions CNCC en urgence comme cela a été le cas à l’occasion de l’audition de la CNCC, par le Séna-

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teur Bourquin, sur la question des délais de paiement.

Les groupes de travail actuels de la CEJ sont : le groupe de travail sur le secret professionnel, le groupe de travail sur les conventions cou-rantes et réglementées, le groupe de travail sur les assurances des mandataires sociaux, le groupe commun avec le H3C et la Chancellerie sur la révélation des faits délictueux, le groupe de travail sur la fiducie et le groupe de travail sur les administrateurs et mandataires judi-ciaires.

Par ailleurs et compte tenu des implications juridiques de certains travaux, le service juri-dique est associé à des groupes de travail rele-vant d’autres commissions. Tel est le cas, par exemple, des groupes de travail Organisations syndicales, Valeurs mobilières et des Regroupe-ments d’associations et risques fiscaux dans les associations. Enfin, le service juridique participe au Comité des risques professionnels dont l’objectif est d’analyser les décisions jurispru-dentielles relatives à la mise en cause des con-frères. Ce comité a rédigé, avec l’aide du cour-tier de la CNCC, un guide de l’assurance res-ponsabilité civile professionnelle des commis-saires aux comptes (2013) et un guide relatif à la gestion du risque professionnel en matière de responsabilité civile (mai 2011). Il importe de souligner que, sans une implication très forte de professionnels bénévoles, la CNCC ne pourrait remplir sa mission de représentation de l’ensemble de la profession et de ses différentes composantes, avec les exigences qu’elle s’est fixé. Allier à l’exigence de qualité, la prise en compte des réalités et contraintes du terrain et de la pratique au quotidien est, en effet, une préoccupation constante de l’institution.

Les professionnels par leur participation aux travaux de la Compagnie au travers des com-missions et groupes de travail apportent leur expérience professionnelle, une très bonne connaissance du terrain, des problématiques et contraintes pratiques et de l’environnement économique et social des entités auditées. Les permanents du service juridique apportent leur technicité juridique : recherche des sources juridiques, analyse des textes, synthèse des positions, confrontation avec le droit et la doc-trine existants, lien et coordination avec les autres services de la CNCC afin d’assurer la cohérence des positions ou d’identifier les diffi-cultés. Les positions élaborées par les groupes de travail et les commissions doivent ensuite être validées par une des instances politiques de la CNCC.

B. La validation des travaux techniques par les instances politiques de la profession

Le Président de la CNCC, élu par le Conseil national, représente la Compagnie Nationale et en assure la gestion au quotidien. Il signe les réponses aux confrères sur des questions ponc-tuelles. Il décide s’il y a lieu de procéder à leur publication. Il commande aux services de la CNCC et aux commissions des notes, avis tech-niques et propositions de positions pour la profession. Lorsque le Président l'estime néces-saire et, notamment lorsque l’avis porte sur des questions de principe nouvelles ou s’écarte de la doctrine antérieure, il soumet l'avis exprimé par la commission, avant sa publication ou sa diffu-sion, à l'appréciation du Bureau. Le Bureau statue après avoir entendu le président de la commission concernée et le cas échéant les personnes que ce dernier aura désignées pour l’accompagner. Le changement de doctrine de la CEJ conduisant à admettre désormais la possibi-lité de comptabiliser une réduction du capital non motivée par des pertes sans attendre l’expiration du délai d’opposition des créanciers a ainsi été validé par le Bureau après audition de la Présidente de la CEJ. Le Bureau national est l'organe exécutif de la gouvernance de la Com-pagnie nationale et est élu au sein du Conseil national. Il coordonne l'action des Conseils régionaux, notamment sur la défense des inté-rêts moraux et matériels de la profession, exa-mine les suggestions des Conseils régionaux en leur donnant la suite nécessaire, et prépare les délibérations du Conseil national. Le conseil national est l’organe décisionnaire de la profes-sion. Avec le Bureau, il assure une mission de soutien et de promotion des intérêts de la pro-fession. Toute question importante pour la profession, son avenir ou ses modalités d’exercice est portée à la connaissance du Con-seil national qui en débat et prend une position sur proposition de président. La présentation de ces sujets est assurée par les présidents de commission ou de groupe de travail qui les ont étudiés. Le support de la présentation ainsi que le dossier technique qui l’accompagne sont préparés par les services de la CNCC, en étroite collaboration avec l’élu qui expose le point devant le conseil national, et donc par le service juridique pour ce qui concerne tous les sujets à connotation juridique. On le voit, le mode de fonctionnement de l’institution permet au ser-vice juridique de la CNCC d’être intimement associé aux réflexions et positions de l’institution ce qui lui permet de mener à bien ses missions d’assistance aux confrères et de diffusion de la doctrine CNCC.

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II - Les missions du service juri-dique de la CNCC

Les principales missions du service juridique sont l’assistance aux confrères par le biais de consultations juridiques et la diffusion de l’information juridique. Le service juridique exerce ses missions auprès des élus dans le cadre de leurs fonctions institutionnelles et auprès des commissaires aux comptes dans l’exercice de leurs missions.

A. Le service aux élus dans leurs fonctions institutionnelles

Les élus ont recours au service juridique dans deux types de situations. Les présidents de CRCC consultent le service juridique pour toutes leurs questions relatives au fonctionne-ment de l’institution. Le président, les membres du bureau et parfois les membres du Conseil National sollicitent le service juridique dans le cadre de leurs relations avec l’environnement et de l’élaboration de positions CNCC.

- Les consultations relatives au fonctionne-ment de l’institution

Les 33 compagnies régionales sont dotées de la personnalité morale. Elles sont administrées par un Conseil régional élu qui désigne un bu-reau et le président de la compagnie régionale. Elles représentent localement la profession. En relais de la Compagnie nationale, elles entre-tiennent des liens directs et réguliers avec l'envi-ronnement juridique, politique et économique régional. Chaque CRCC regroupe les commis-saires aux comptes inscrits sur la liste dressée par la Cour d'appel telle qu'elle ressort des déci-sions de la Commission régionale d'inscription. Ces autorités de proximité ont pour principales missions d'accompagner leurs membres et d'assurer la défense de leurs intérêts et de les aider à exercer leur mission. Par ailleurs, dans le cadre des liaisons avec les autorités et les pou-voirs publics régionaux, les compagnies régio-nales interviennent souvent dans la formation des magistrats et des officiers de police judi-ciaire. Dans le cadre de l’exercice de leur mis-sion, les présidents de CRCC ont donc la possi-bilité de consulter le service juridique de la CNCC sur des questions ponctuelles relatives par exemple à l’application du barème d’heure, aux dérogations ou à la procédure des litiges sur honoraires. De nombreuses questions portent également sur la tenue de la liste (inscription, radiation, suspension, suivi des évènements ayant une incidence sur la liste, rôle de la CRCC dans l’information des sociétés en cas

d’empêchement de leur commissaire aux comptes, intervention du suppléant…). Il con-vient de noter sur ce sujet que si les CRCC entretiennent de très bonnes relations avec les Cours d’appel dans le cadre de la Commission d’inscription, leur implication dans la tenue de la liste est plus ou moins importante selon les moyens dont dispose la Cour d’appel. Certaines secrétaires de CRCC disposant d’une longue expérience en la matière, le service juridique de la CNCC a parfois été amené à solliciter leur contribution pour réunir des éléments d’information à destination de la Chancellerie dans le cadre de projets de modification des textes relatifs aux procédures d’inscription ou pour élaborer des outils à destination de l’ensemble des CRCC.

- La contribution à l’élaboration des posi-tions de l’institution

S’agissant de la contribution à l’élaboration des positions de l’institution et aux relations avec l’environnement, les membres du service juridique assistent également les élus, présidents ou membres des commissions et groupes de travail dans leurs relations avec des interlocu-teurs tels que les ministères, le Parlement, le H3C, l’OEC, l’ANC ou, les représentations sec-torielles (Fédération Nationale de la Mutualité française, Confédération générale des SCOP ou Haut Conseil à la Vie Associative par exemple).

La CNCC est amenée à prendre et exprimer des positions à plusieurs titres. En effet, en application de l’art. R.821-51 al.2 du Code de commerce, le Conseil national « donne son avis, lorsqu'il y est invité par le Garde des Sceaux, Mi-nistre de la Justice, sur les projets de loi et de dé-cret qui lui sont soumis, ainsi que sur les questions entrant dans ses attributions. Il soumet aux pou-voirs publics toutes propositions utiles relatives à l'organisation professionnelle et à la mission des commissaires aux comptes. » Par ailleurs la CNCC, dans le cadre des relations qu’elle entre-tient avec son environnement, souhaite pouvoir exprimer son opinion sur des questions d’intérêt général intéressant la profession et participer aux débats lorsqu’elle est sollicitée. Ce sont des élus qui sont alors chargés de porter les mes-sages auprès de l’environnement. Ces messages sont élaborés en interne toujours selon le même processus d’implication des professionnels et avec une validation par le président de la CNCC et éventuellement son bureau ou le Conseil national. Le service juridique est ainsi amené à préparer des notes techniques, des supports de discussion et de réflexion et à participer aux groupes de travail qui élaborent la position qui sera présentée par la profession.

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Lorsque la CNCC intervient en amont des textes, qu’elle ait été sollicitée ou qu’elle ait identifié un texte sur lequel elle souhaite faire valoir son point de vue, le service juridique effectue le travail d’analyse du projet de texte et de son impact sur le droit en vigueur et la pra-tique du commissariat aux comptes. Sur la base de cette analyse des pistes d’améliorations sont recherchées. Au cours d’auditions par des com-missions du parlement, par le parlementaire et l’administrateur en charge du projet de loi ou de réunions de travail avec les services du Minis-tère de la Justice ou des autres ministères con-cerné, un élu accompagné d’un membre du service juridique présente les positions ou les propositions de la CNCC. La contribution de la CNCC a ainsi été sollicitée par le Sénateur Bourquin dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée sur les délais de paiement. À cette occasion, les représentants de la CNCC ont été amenés à expliquer par exemple pour-quoi, en pratique, l’application des textes ne pouvait pas aboutir à la fourniture d’une infor-mation pertinente. De la même manière, le député Warsmann avait auditionné la CNCC au sujet de son projet de loi de simplification du droit et la CNCC avait été amenée à cette occa-sion, à faire valoir son point de vue sur le projet de confier au commissaire aux comptes la mis-sion de déposer au greffe les documents de la société auditée. La CNCC avait par ailleurs communiqué au député Warsmann toute une série de propositions de simplification du droit des sociétés.

Il arrive également que le service juridique participe à des groupes de travail mis en place par la Chancellerie. Une collaboration étroite s’est ainsi mise en place à l’occasion de la trans-position de la directive audit en 2008. Le service avait mené une analyse très détaillée de la direc-tive et avait effectué un comparatif avec le droit national afin de déterminer les écarts qui de-vaient conduire à une modification ou à l’introduction de compléments en droit natio-nal. Des réflexions avec la Chancellerie s’étaient ensuite engagées sur les modalités de transposi-tion des écarts identifiés. La modification de toute une série de dispositions réglementaires relatives aux procédures applicables aux com-missaires aux comptes a également fait l’objet de rencontres régulières entre la présidente de la Commission des études juridique, le service juridique de la CNCC et les services de la Chan-cellerie.

Enfin, la discussion de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie (loi LME) a permis à la CNCC de créer des liens avec des ministères autres que le Ministère de la

Justice, en particulier le Ministère de l’économie et des finances, et surtout avec les parlemen-taires. Le suivi des travaux parlementaires, avec éventuellement la rédaction de propositions d’amendements, est ensuite du ressort du ser-vice juridique qui bénéfice alors du support du service de documentation de la CNCC et éven-tuellement des groupes de travail.

La CNCC participe, par ailleurs, à des groupes de réflexion organisés par d’autres institutions. La présidente de la Commission des études juridique a ainsi été sollicitée par l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) pour participer au groupe de place sur les assemblées générales d’actionnaires de sociétés cotées et en particulier au sous-groupe sur les conventions réglementées. Ce groupe de travail a débouché entre autre sur une recommandation qui a con-duit la CNCC à rédiger une étude en concerta-tion avec le H3C et l’AMF. Cette étude qui sera prochainement publiée a également été enrichie par les observations recueillies auprès de l’AFEP, de l’ANSA, du MEDEF, ainsi que l’AFG. Le but de cette étude est de fournir un éclairage sur la distinction entre les conventions que l’on peut qualifier de « libres », lorsqu’elles sont courantes et conclues à des conditions normales et celles dites « réglementées ». Elle est destinée tant aux sociétés commerciales qu’à leurs com-missaires aux comptes.

Le service juridique de la CNCC a également contribué avec des membres de la Commission d’éthique professionnelle, dont son président, à la rédaction en collaboration avec le H3C et la Chancellerie de la « Bonne Pratique Profession-nelle relative à l’autorévision ». Actuellement, des discussions sont en cours, avec le H3C et la Direction des Affaires Civiles et du Sceau sur les modalités de mise en œuvre par les commis-saires aux comptes de leurs obligations de révé-lation des faits délictueux. Au sein de ce groupe de réflexion, le service juridique accompagne les présidentes de la Commission des études juri-diques et du Comité des normes profession-nelles ainsi qu’un représentant du Comité des risques professionnels.

En tant que membre d’autres d’organismes, la CNCC est amenée à faire valoir ses positions ou à contribuer à la rédaction d’articles. C’est le cas notamment dans le cadre de la participation de la CNCC à l’Institut Français des Administra-teurs (IFA) ou à l’Observatoire Central des Entreprises en Difficulté (OCED). De même, en tant que membre de l’IFAC, la CNCC répond

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 19

aux exposés sondages de l’IESBA18 relatifs aux modifications envisagées du Code d’éthique de l’IFAC. Enfin, lorsqu’elle pense que l’expertise de ses membres peut être utile, la CNCC peut décider de répondre à des consultations pu-bliques. Des réponses à des consultations euro-péennes ou à la consultation de la chancellerie sur les procédures collectives ont ainsi été pos-tées.

B. Le service aux commissaires aux comptes dans l’exercice de leurs missions

Une des missions fondamentales du service juridique de la CNCC est le service des commis-saires aux comptes pour l’exercice des leurs missions. Ce service aux confrères s’articule autour de deux axes : les réponses aux consulta-tions juridiques et la diffusion de l’information et de la doctrine utiles à l’exercice du métier de commissaire aux comptes.

- Les réponses aux consultations juridiques des commissaires aux comptes

Le service juridique de la CNCC est quoti-diennement sollicité pour des consultations juridiques de la part de confrères. Il n’est habili-té à répondre qu’aux seuls confrères19. Certains avocats ou dirigeants de sociétés commerciales consultent le service juridique qui est alors amené à rappeler la disposition précitée. Les questions posées par les commissaires aux comptes sont de nature très variée et vont de la simple recherche du texte applicable à une si-tuation, à des consultations assez complexes. Certains contactent le service juridique afin d’être guidé dans l’approche qu’ils doivent me-ner vis-à-vis de la problématique juridique à laquelle ils sont confrontés et pour évoquer avec une personne compétente les différentes pistes de réflexions qu’ils ont envisagées, d’autres ont simplement besoin d’être confortés dans leur décision20.

Les questions portent principalement sur le droit des affaires (et plus particulièrement le droit des sociétés), le droit des contrats, le droit pénal, la responsabilité civile, pénale et discipli-naire du commissaire aux comptes, le droit des

18 - Board d’éthique de l’IFAC

19 - Article 65 de la Loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques.

20 - Les quatre juristes du service juridique traitent ainsi en moyenne 2300 questions juridiques ou éthiques chaque année.

groupements à statut particulier (associations, sociétés coopératives agricoles, sociétés d’économie mixte, etc…) et la déontologie pro-fessionnelle (notamment les problèmes d’indépendance et d’incompatibilités). Lorsque la question posée n’a jamais fait l’objet d’une publication de la part de la CNCC ou lorsqu’elle est d’une complexité particulière, la question est transmise à la Commission des études juri-diques ou à la commission d’éthique profes-sionnelle. Parfois des commissaires aux comptes souhaitent, même pour une réponse classique, pouvoir produire à l’entité qu'ils auditent une position officielle de la CNCC signée par le Président. Dans ce cas également la question est traitée par la Commission compétente. Toute-fois, consciente des délais que nécessite la pro-duction d’une réponse technique par la CEJ qui ne se réunit qu’une fois par mois, la CNCC a mis en place une nouvelle procédure pour les questions dont la réponse fait l’objet d’une doc-trine déjà établie. La réponse est alors préparée par le service juridique et validée par circulari-sation de mail par le comité technique juri-dique. Lorsque la question est transmise à la CEJ ou à la CEP le processus est plus long. En effet un membre de la commission est nommé rapporteur sur la question qu’il « instruit » pour la plus prochaine réunion de la commission. Le rapporteur peut être amené à contacter le con-frère qui a posé la question pour obtenir des compléments d’information. Dans tous les cas, il rédige un projet de réponse qui est discuté en commission. Certain projets de réponse nécessi-tent d’être rediscutés en commission. Une fois le projet adopté par la commission, il fait l’objet d’une validation interne : tous les textes cités sont pointés, et le raisonnement juridique est vérifié. Si des aspects comptables ou normatifs sont évoqués dans la réponse, le service juri-dique communique le projet de réponse qu’il a mis en forme aux autres services compétents. Ce qui permet de s’assurer de la cohérence de la doctrine de la CNCC. Le courrier finalisé est enfin signé du président de la CNCC. Certaines questions nécessitent la collaboration d’autres commissions techniques de la CNCC, comité des normes professionnelles, commission des études comptables ou de de groupes de travail sectoriels (groupe HLM, groupe associations, groupe Administrateurs et mandataires judi-ciaires par exemple). 500 questions d'auditeurs sont ainsi traitées chaque année par les Com-missions de la CNCC dont pas moins de cent trente par la CEJ (avec, en fonction de l’actualité législative, des pics pouvant aller à plus de 200 questions).

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- La mise en forme et la diffusion de la doc-trine et de l’information utiles à l’exercice du commissariat aux comptes

En collaboration avec le service de documen-tation de la CNCC, le Service Juridique est en charge de la veille, de l’analyse des textes pu-bliés au JO et de la diffusion, le cas échéant, aux autres services concernés. Le texte publié au J.O. fait ensuite l’objet d’une information aux confrères par le biais d’une publication des extraits importants pour la profession sur le portail électronique de la CNCC, puis au bulle-tin trimestriel de la CNCC. L’activité de publica-tion mobilise une grande partie des ressources du service juridique. En effet, d’une manière plus générale, le service juridique de la CNCC a pour mission de favoriser la diffusion de l’information et de la doctrine élaborée par les commissions et groupe de travail, non seule-ment dans le cadre des consultations qu’il rend, mais également par la rédaction d’ouvrages, d’avis techniques, de pratiques professionnelles, la conception et la mise à jour d’outils pratiques tels que des tableaux, des schémas décisionnels, des exemples de courriers et, le cas échéant, la mise à jour des ouvrages. Le service juridique contribue aussi à la diffusion de la doctrine CNCC par la création de supports d’information et l’organisation des manifestations extérieures proposées à la profession (journées nationales d’information, Assises de la profession, journées sectorielles). C’est également le service juridique qui coordonne la conception du Bulletin trimes-triel de la CNCC (sorte de Journal Officiel de la CNCC) et en rédige une très grande partie. Le service juridique peut enfin être amené à pro-duire des conférences de deux heures qui sont ensuite diffusées dans les régions afin de bien sensibiliser les confrères sur un sujet d’actualité. C’est ainsi qu’à la suite de la rédaction Bonne Pratique Professionnelle relative à l’autorévision, il a été décidé que la conception de la conférence « Donner les clés pour éviter les risques et situations d’autorévision » serait confiée à la personne du service ayant assuré le support du groupe de travail constitué avec le H3C et la Chancellerie.

Outre ces missions principales que sont la contribution à l’élaboration et à la diffusion de la doctrine, le service juridique est le référent juridique en interne pour les questions intéres-sant la profession et assure le suivi de quelques dossiers tels que la tenue du répertoire des sanc-tions disciplinaires et la centralisation des dos-siers de mise en cause de commissaires aux comptes.

Les membres du Service juridique de la CNCC peuvent ainsi avoir la chance de suivre

un sujet sur l’ensemble de son « cycle de vie ». Ils participent à l’indentification de la probléma-tique par le biais de la veille, à l’élaboration de positions en vue d’auditions, assurent le suivi des débats parlementaires et la rédaction éven-tuelle d’amendements, font l’analyse du texte et participent à l’élaboration de la doctrine en cas de difficultés d’interprétation exprimées par les commissaires aux comptes dans le cadre de leurs demandes de consultations. Enfin, ils contribuent à la diffusion de l’information aux confrères et à la conception ou à la validation des supports de formation qui seront dispensés par la CNCC. Ils exercent leurs mission dans le cadre d’échanges, toujours enrichissants, avec d’autres professionnels exerçant, souvent avec passion, des métiers très divers : commissaires aux comptes élus et bénévoles, professeurs d’Université, parlementaires, représentants de ministères et d’autorités de contrôle, avocats, animateurs et concepteurs de formations, spé-cialistes de la communication, de l’édition et des systèmes d’information…

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 21

OBSERVATIONS SUR LES RELATIONS ENTRE LE HAUT CONSEIL DU COMMISSARIAT AUX COMPTES (H3C) ET LA COMPAGNIE NATIONALE DES

COMMISSAIRES AUX COMPTES (CNCC)

PAR DIDIER PORACCHIA, THIERRY GRANIER ET JULIEN GASBAOUI*

L’évolution*de l’organisation de la profession de Commissaire aux comptes en France a suivi, de manière logique, l’importance croissante de ce professionnel dans le contrôle de l’activité comptable et financière d’un nombre toujours élevé d’entités. Sans remonter trop loin dans le temps, il est possible de rappeler que, peu après la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 qui avait refondu le droit français des sociétés, le décret n° 69-810 du 12 août 1969 avait perfectionné l’organisation de la profession de commissaire aux comptes regroupée au sein d’une compagnie nationale auprès du Ministre de la Justice, qui représentaient les contrôleurs légaux, faisaient des propositions aux pouvoirs publics et contri-buaient à l’amélioration des pratiques profes-sionnelles21. Un système d’autorégulation ac-compagné par les pouvoirs publics, et plus par-ticulièrement, le Ministre de la Justice, a ainsi été mis en place. Ce système a fonctionné cor-rectement durant plusieurs années, puisqu’il correspondait à une situation selon laquelle le commissariat aux comptes était principalement rattaché au droit des sociétés proprement dit. Il s’agissait, en conséquence, d’instaurer un con-trôle légal fiable relatif à la comptabilité de so-ciétés qui évoluaient dans un contexte indus-triel. La financiarisation de l’activité écono-mique a placé l’information comptable et finan-cière au centre des préoccupations des acteurs privés et publics, le contrôle de cette informa-tion a pris une dimension nouvelle.

* Didier Poracchia est Professeur à l’Université d’Aix-Marseille et Directeur de l’Institut de Droit des Affaires (IDA), Thierry Granier est Professeur à l’Université d’Aix Marseille et co-directeur du Centre de droit économique (CDE - EA 4224), Julien Gasbaoui est Docteur en droit et membre du Centre de droit économique (CDE -EA 4224).

21 - L’action de la Compagnie nationale était complétée par des compagnies régionales installées dans le ressort de chaque cour d’appel (cette organisation est encore d’actualité).

Cette évolution, combinée avec l’internationalisation de la question à l’occasion de scandales financiers retentissants comme l’emblématique affaire Enron, ont conduit à un renforcement de l’encadrement des professions comptables. Plus précisément, l’autorégulation a été délaissée au profit d’une régulation active. Ainsi aux États-Unis, en 2002, le Sarbane-Oxley Act a instauré le Public Accouting Oversight Board (PCAOB), organisme extérieur à la pro-fession comptable, placé sous le contrôle de la Securities Exchange Commission (SEC), doté de pouvoirs de réglementation et de sanction rela-tifs à l’activité d’audit22.

Ce choix des autorités américaines a produit des effets en Europe. C’est dans cet ordre d’idées, que la loi n° 706-2003 du 1er août 2003 dite « de sécurité financière » a créé une autori-té publique indépendante dotée de la personna-lité morale dénommée « Haut Conseil du Commissariat aux Comptes » dont la mission est définie à l’article L. 821-1 du Code de com-merce (C.com) et qui est principalement d’assurer la surveillance de la profession, avec le concours de la Compagnie Nationale des Com-missaires aux Comptes, et de veiller au respect de la déontologie et de l’indépendance des commissaires aux comptes23.

C’est dans le cadre de ces missions que le Haut Conseil est chargé :

− d'identifier et de promouvoir les bonnes pratiques professionnelles ;

− d'émettre un avis sur les normes d'exercice professionnel élaborées par la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes

22 - P. Desheemacker, Nouvelles régulations internatio-nales des sociétés cotées : les principales dispositions du Sarbannes-Oxley Act of 2002, Bull. Joly, 2003, p. 5.

23 - Dans le cadre de cet article nous ne développerons pas l’exercice par le Haut commissariat aux comptes de ces missions.

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avant leur homologation par arrêté du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice ;

− d'assurer, comme instance d'appel des déci-sions des commissions régionales mention-nées à l'article L. 822-2 C. com. l'inscription des commissaires aux comptes ;

− d'assurer, comme instance d'appel des déci-sions prises par les chambres régionales mentionnées à l'article L. 822-6 C. com., la discipline des commissaires aux comptes ;

− de définir le cadre et les orientations des contrôles périodiques prévus au b de l'article L. 821-7 C. com. qu'il met en œuvre soit di-rectement, soit en déléguant l'exercice à la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes et aux compagnies régionales, ou qui sont réalisés par la Compagnie nationale et les compagnies régionales, selon les moda-lités prévues à l'article L. 821-9 C. com ;

− de superviser les contrôles prévus au b et au c de l'article L. 821-7 C. com et d'émettre des recommandations dans le cadre de leur sui-vi ;

− de veiller à la bonne exécution des contrôles prévus au b de l'article L. 821-7 C. com et, lorsqu'ils sont effectués à sa demande, au c du même article ;

− d'établir des relations avec les autorités d'autres États exerçant des compétences ana-logues.

Cette même loi de sécurité financière, a aménagé le statut et les attributions de la Com-pagnie Nationale des Commissaires aux Comptes qui est devenu un établissement d’utilité publique doté de la personnalité morale toujours chargé de représenter la profession de commissaire aux comptes auprès des pouvoirs publics. Le texte indique, de plus, qu’elle con-court au bon exercice de la profession, à sa surveillance ainsi qu’à la défense de l’honneur et de l’indépendance de ses membres.

En résumé, avant 2003, l’institution profes-sionnelle exprimait non seulement la voix de la profession, mais aussi, prenait en charge l’essentiel de la régulation de l’activité. L’arrivée d’un nouvel acteur a modifié cette configura-tion. En effet, du dispositif instauré en 2003, il résulte que la régulation de la profession est placée aujourd’hui sous le contrôle du Haut Conseil du Commissariat aux Comptes, la Compagnie des commissaires aux comptes ayant un rôle d’initiateur en la matière (I). En revanche, la compagnie reste la voix des com-missaires aux comptes (II), voix qui s’exprime non seulement auprès des pouvoirs publics, mais encore auprès de chaque commissaire aux comptes à travers la doctrine émanant de la

Compagnie. On notera, cependant, que même dans ce domaine, le Haut Conseil du Commis-sariat aux Comptes n’est pas absent.

I. La régulation de la profession assurée par le H3C accompagnée par la CNCC

Depuis son instauration par la loi de sécurité financière de 2003, le Haut Conseil s’est affirmé comme l’autorité principale de régulation et de contrôle de la profession de commissaires aux comptes. C’est tout d’abord la loi qui a œuvré en ce sens. En effet, on rappellera, qu’à l'origine, le Haut Conseil n’était qu’un organe sans person-nalité morale institué auprès du ministère de la Justice. L'ordonnance n° 2005-1126 du 8 sep-tembre 2005 (préc.) a modifié cette disposition en qualifiant le Haut Conseil d'Autorité Admi-nistrative Indépendante (AAI). Puis, par la loi n° 2007-1822 du 24 décembre 2007, le Haut Conseil devient une autorité publique indépen-dante (API) dotée de la personnalité morale (cf. art. L. 821-1 C. com.), disposant de l'autonomie financière (art. L. 821-5 C. com.). Sa composi-tion lui assure, en outre, une autorité de prin-cipe24.

Mais c’est en réalité le Haut Conseil lui-même qui, par la mise en œuvre des compé-tences que la loi lui a dévolues, a confirmé son statut de régulateur de la profession de commis-saires aux comptes. C’est qu’en effet, outre la surveillance de la profession, sa mission s’oriente aujourd’hui vers l’élaboration et l’interprétation des normes25 gouvernant la pro-

24 - Art L. 821-3 C. com : Le Haut Conseil du Commissa-riat aux Comptes comprend :

1° Trois magistrats, dont un membre ou ancien membre de la Cour de cassation, président, un second magistrat de l'ordre judiciaire et un magistrat de la Cour des comptes ;

2° Le président de l'Autorité des Marchés Financiers ou son représentant, le Directeur général du Trésor ou son représentant et un professeur des Universités spécialisé en matière juridique, économique ou financière ;

3° Trois personnes qualifiées dans les matières économique et financière ; deux de celles-ci sont choisies pour leurs compétences dans les domaines des offres au public et des sociétés dont les titres financiers sont admis aux négocia-tions sur un marché réglementé ; la troisième est choisie pour ses compétences dans le domaine des petites et moyennes entreprises, des personnes morales de droit privé ayant une activité économique ou des associations ;

4° Trois commissaires aux comptes, dont deux ayant une expérience du contrôle des comptes des personnes ou des entités qui procèdent à des offres au public ou qui font appel à la générosité publique.

25 - Normes d’exercice professionnel, Code de déontolo-gie, bonnes pratiques et plus largement toutes les normes

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fession, s’agissant des normes d’exercice profes-sionnel, dites NEP (A), comme des bonnes pratiques professionnelles (B).

A. Un contrôle rigoureux par le H3C des normes d’exercice professionnel élabo-rées par la CNCC

L’évolution des NEP

Avant l'installation du Haut Conseil du Commissariat aux Comptes, ces règles étaient élaborées uniquement par la Compagnie Natio-nale des Commissaires aux Comptes qui les rassemblait dans un recueil intitulé : « Référen-tiel normatif et déontologique de la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes ». Ce recueil tenait naturellement compte de la légi-slation interne et des options prises par l'Inter-national Federation of Accountant (IFAC).

Longtemps, ces règles n’avaient pas de valeur règlementaire. L’article L. 821-1 du Code de commerce, dans son alinéa six, prévoit au-jourd’hui que ces normes d’exercice profession-nel sont homologuées par le Ministre de la Jus-tice. On a donc d’un côté, la CNCC qui élabore la norme technique, de l’autre, l’arrêté ministé-riel qui la pare de son autorité. Entre les deux, il faut désormais compter le H3C qui doit donner un avis sur l’opportunité d’homologuer la norme26. Ce pouvoir a d’emblée été exercé et le contrôle n’est pas seulement formel.

Le rôle désormais central du H3C

Il est désormais permis de considérer que le H3C occupe une place centrale dans l’élaboration de la norme. Dans un premier temps, le Haut Conseil27 a souhaité examiner les normes du référentiel existant, et non émettre un avis en bloc sur ces dernières. Cela l’a donc conduit à se prononcer sur ces normes et à exercer son contrôle et son pouvoir sur le con-tenu de ces dernières28. On a pu ainsi constater que le H3C n’a pas hésité à formuler des avis

étatiques relatives à la profession et les normes commu-nautaires et internationales. Si le Haut Conseil est présent dans le cadre de l’élaboration de ces normes, son rôle normatif n’est bien évidemment pas le même suivant les normes en cause.

26 - Art. L. 821-1 C. com.

27 - Voir Th. Granier, Le Haut Conseil du Commissariat aux Comptes : premier bilan d’un jeune régulateur, Rev. sociétés 2009, p. 747.

28 - Rapport annuel du Haut Conseil du Commissariat aux Comptes 2004, p. 25, disponible sur le site http://www.h3c.org.

négatifs, tout en adoptant une attitude construc-tive. Ainsi, plutôt que d’exercer brutalement sa censure, il a posé dès 2006 les principes que doit respecter une norme afin de recueillir un avis favorable à l’homologation29.

Un rôle en amont

Ce travail en amont est salutaire et permet une économie de temps et d’énergie face à une procédure qui aurait pu être jugée lourde. Une « bonne norme » doit privilégier la clarté et être lisible ; elle doit également prendre en compte le cadre légal national et la pratique internationale. De plus, la rédaction doit éviter les redondances et être suffisamment explicite pour qu'il ne soit pas nécessaire de proposer des formulations types. Enfin, les références à des textes sans valeur législative ou réglementaire doivent être proscrites.

Communication entre le H3C et la CNCC

Au-delà de la formulation de ces principes, qui constitue déjà une première communication avec la CNCC, il est apparu au Haut Conseil du Commissariat aux Comptes qu'il était nécessaire d'organiser une communication directe avec la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes avant sa saisine.

Le Ministère de la Justice ayant accueilli fa-vorablement ce projet, une concertation préa-lable avec l'organe professionnel a été mise en place, l'objectif étant que ce dernier fasse des propositions susceptibles de recueillir des avis favorables du régulateur. Ce processus30 a été initié dans le courant de l'année 2006 et se poursuit aujourd’hui31.

Une véritable collaboration

Concrètement, la compagnie nationale pré-pare le projet de norme. Le groupe de concerta-tion CNCC/H3C examine les points de fond et élabore une norme dite « de concertation ». Cette norme est examinée par le Haut Conseil qui fait part de ses recommandations pour la rédaction d'une version amendée qui est rédigée

29 - V. délibération du 6 janvier 2006, disponible sur le site http://www.h3c.org.

30 - Non prévu par la loi, puisqu’en principe le Haut Conseil ne peut intervenir sur les normes d’exercice pro-fessionnel avant sa saisine pour avis par le garde des sceaux, Ministre de la Justice, cf. art. R. 821-6 C. com.

31 - Voir Rapport annuel du Haut Conseil du Commissa-riat aux Comptes 2011, p. 24, disponible sur le site http://www.h3c.org.

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par la CNCC. Cette nouvelle version est exami-née par le groupe de concertation et la Compa-gnie nationale saisit alors le Ministre de la Jus-tice et lui transmet cette version amendée, le Ministre saisit à son tour le Haut Conseil pour recueillir son avis (qui peut être favorable, défa-vorable ou assorti d'observations). En fin de processus, le Ministre de la Justice homologue la norme qui est, finalement, publiée au Journal officiel. En définitive, la nouvelle autorité régu-latrice a mis au point une véritable méthode d'élaboration des normes d'exercice profession-nel dans lequel elle joue un rôle essentiel32 sans pour autant écarter la CNCC, laquelle apporte son expertise et sa compétence à travers les projets de norme qu’elle présente. Il est ainsi permis de considérer que la procédure d’élaboration des normes professionnelles est collaborative.

Cette collaboration devrait se renforcer avec sans doute une implication toujours plus forte du H3C. C’est en tout cas ce que ce dernier souhaite, puisque, comme l’indique son Plan Stratégique de 201233, il souhaiterait « pouvoir également proposer à la Compagnie l’élaboration de nouvelles normes ou des révisions de normes, lorsqu’il identifie des lacunes dans le dispositif existant, à la lumière notamment des constats issus de ses contrôles qualités. Il souhaite aussi s’assurer de la cohérence de la doctrine professionnelle34 avec l’ensemble du cadre normatif. Pour ce faire, le Haut Conseil se rapprochera de la Compagnie,

32 - Son rôle est également central à l’égard des normes internationales adoptées par la Commission européenne et applicables en France (cf. Dir. 2006/43/CE du 17 mai 2006) et L. 821-13 al. 2 C. com. : « Lorsqu'une norme internationale d'audit a été adoptée par la Commission euro-péenne dans les conditions définies à l'alinéa précédent, le garde des sceaux, Ministre de la Justice, peut, d'office, après avis de la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes et du Haut Conseil du Commissariat aux Comptes, ou sur proposition de la Compagnie nationale et après avis du Haut Conseil, imposer des diligences ou des procédures com-plémentaires ou, à titre exceptionnel, écarter certains éléments de la norme afin de tenir compte de spécificités de la loi française. Les procédures et diligences complémentaires sont communiquées à la Commission européenne et aux autres États membres préalablement à la publication. Lorsqu'il écarte certains éléments d'une norme internationale, le garde des sceaux, Ministre de la Justice, en informe la Commission européenne et les autres États membres, en précisant les motifs de sa décision, six mois au moins avant la publication de l'acte qui le décide ou, lorsque ces spécificités existent déjà au moment de l'adoption de la norme internationale par la Commission européenne, trois mois au moins à compter de sa publication au Journal officiel des Communautés euro-péennes ».

33 - Disponible sur le site http://www.h3c.org.

34 - Sur cette question, v. infra.

afin de déterminer avec elle les formes que pour-rait prendre cette implication du Haut Conseil dans l’évaluation du cadre normatif existant. ». Cette même constatation s’impose à propos des bonnes pratiques.

B. Un rôle actif du H3C pour la détermina-tion des bonnes pratiques profession-nelles

Nature juridique des bonnes pratiques

Ces bonnes pratiques, qui viennent tout à la fois compléter les normes d’exercice profession-nel et le code de déontologie, occupent une place particulière au sens de l’ordonnancement professionnel puisqu’elles ne sont pas prises par arrêtés, mais simplement identifiées et promues par le Haut Conseil. Leur valeur normative reste, cependant, certaine puisqu’elles peuvent être sanctionnées, au moins au plan discipli-naire35. Elles pourraient, en outre, être au moins saisies par les juridictions de droit commun pour apprécier les fautes civiles du commissaire aux comptes dans l’exercice de sa mission.

Élaboration des bonnes pratiques

Dans un premier temps, le Haut Conseil dont la mission est l’identification et la promotion des bonnes pratiques procédait principalement par avis sur les projets présentés par la Compa-gnie nationale. Ainsi, dès son installation, le Haut Conseil a été saisi par le président de la compagnie nationale de trois avis techniques qu'elle avait élaborés. Les deux premiers avis concernaient l'obligation des commissaires aux comptes de justifier de leur appréciation dans leur rapport général et le rapport sur les comptes consolidés ainsi que son obligation d'élaborer un rapport sur les procédures de contrôle interne. Sur ces deux points, le Haut Conseil a rendu des avis ne contenant pas une véritable dimension critique36. En revanche,

35 - Art. R. 822-32 C. com. : « Toute infraction aux lois, règlements et normes d'exercice professionnel homologuées par arrêté du garde des sceaux, Ministre de la Justice ainsi qu'au code de déontologie de la profession et aux bonnes pratiques identifiées par le Haut Conseil du Commissariat aux Comptes, toute négligence grave, tout fait contraire à la probité, à l'honneur ou à l'indépendance commis par un commissaire aux comptes, personne physique ou société, même ne se rattachant pas à l'exercice de la profession, consti-tue une faute disciplinaire passible de l'une des sanctions disciplinaires énoncées à l'article L. 822-8 ».

36 - V. Bull. CNCC 2004, n° 133, p. 7 (avis CNCC sur la justification des appréciations) et p. 52 (avis du Haut Conseil) ainsi que p. 21 (avis CNCC sur les procédures de contrôle interne) et p. 55 (avis du Haut Conseil).

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dans le troisième avis relatif aux diligences du commissaire aux comptes en matière de com-munication financière durant la période de transition précédant l'application obligatoire des normes comptables internationales, au titre de l'exercice 2003, l'autorité régulatrice a formulé différents reproches au projet établi par la com-pagnie nationale. Par exemple, le rappel concer-nant la responsabilité des dirigeants lui est ap-paru inutile dans ce document. De même, la place des informations incohérentes relevées par le commissaire aux comptes est, pour le Haut Conseil, non pas dans la deuxième partie du rapport général, mais dans la troisième partie consacrée aux vérifications spécifiques. Le con-sidérant général de l'avis fait remarquer, de plus, que les diligences en question auraient dû être replacées dans un processus plus ample com-prenant l'émission par le professionnel des avis et recommandations nécessaires pour le passage aux normes internationales dans de bonnes conditions, sans toutefois qu'il y ait immixtion dans la gestion de l'entité contrôlée. Il a été observé que, par ces commentaires, le Haut Conseil prenait ses distances avec la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes, et même qu'il affirmait son autorité37.

Volonté d’initier les bonnes pratiques

Dans un second temps, la pratique du Haut Conseil tend là encore à évoluer vers une posi-tion d’initiateur, ou tout au moins de co-initiateur, des bonnes pratiques. Ainsi, le H3C a mis en place en octobre 2010 un groupe de travail avec la CNCC afin de proposer une bonne pratique en matière d’autorévision38 ; travail commun dont il est résulté est la Déci-sion 2011-02 du 8 novembre 2011 portant sur l’identification d’une bonne pratique profes-sionnelle relative à l’autorévision.

En définitive, que ce soit en matière de normes d’exercice professionnel ou de bonnes pratiques, le H3C ne souhaite pas seulement se cantonner dans un rôle de contrôle ou de pro-motion des textes proposés par la CNCC ; il souhaite, comme le montre encore son plan stratégique pour 2012, agir dès la construction

37 - J.-F. Barbièri, Premières identifications des « bonnes pratiques professionnelles » par le Haut Conseil du Com-missariat aux Comptes : quelques observations sur le rôle respectif de la compagnie nationale et du Haut Conseil, Bull. Joly 2004. 1155. On notera, cependant, que la promo-tion d’autres bonnes pratiques proposées par la CNCC n’a pas posé de difficulté, v. th. Granier, art. préc.

38 - Sur le processus d’élaboration, voir Rapport annuel, préc., p. 34

des normes de la profession et assoir ainsi son rôle de véritable régulateur et de superviseur de la profession39, sans pour autant ignorer la voix de la profession portée par la CNCC40. Son rôle est moins important s’agissant de la représenta-tion de la profession, mais on constate, là en-core, une progression.

II. La voix de la profession portée par la CNCC accompagnée par le H3C

La voix de la profession s’exprime par l’élaboration et la diffusion d’une doctrine propre. Dans ce domaine, s’il est vrai que l’institution professionnelle joue un rôle impor-tant, il faut constater que l’autorité publique indépendante a pris une certaine place dont on peut parfois se demander si elle est complémen-taire ou concurrente.

Place doctrinale de la compagnie natio-nale

L’autorité doctrinale de la CNCC s’est instal-lée au fil du temps. En effet, depuis de nom-breuses années, elle conduit une activité de publication soutenue. Le premier support et le Bulletin de la Compagnie Nationale des Com-missaires aux Comptes qui contient naturelle-ment l’actualité de la profession (normes, com-munications, avis techniques, réponses ministé-rielles…), mais qui comprend également : la jurisprudence notable commentée ; des ré-ponses préparées par la commission juridique de la Compagnie à des questions juridiques posées par les membres de la profession. Ces réponses, même si elles n’ont pas de force juri-dique, sont non seulement utiles aux profes-sionnels mais permettent aussi à l’autorité pro-fessionnelle de faire valoir son interprétation sur des problèmes parfois sensibles. Le second sup-port est constitué par publication d’études et de guides divers sur des sujets spécifiques. L’ensemble de ces éléments exprime la doctrine de la CNCC qui repose sur des compétences techniques et des positionnements relatifs aux intérêts de la profession.

Avènement d’une doctrine double

La mise en place du Haut Conseil du Com-missariat aux Comptes a fait évoluer la situa-tion. En effet, en raison de la nature même de son activité, le régulateur est conduit à prendre

39 - Plan stratégique, précit., p. 5 et s.

40 - Plan Stratégique, précit., p. 2 et s.

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position sur une variété de questions et donc à construire sa propre doctrine. Le problème est de savoir si, dans certaines situations, cette doctrine n’est pas redondante à celle de la Com-pagnie Nationale des Commissaires aux Comptes. Ainsi, le H3C a rendu un avis relatif à la possibilité de mettre fin de manière anticipée au mandat en cas de franchissement des seuils à la baisse41. La compagnie nationale a également pris position sur ce problème42 qui a de plus été tranché par la Cour de cassation43. De la même façon, le H3C a pris position sur le périmètre du secret professionnel44. Ce périmètre est aussi envisagé par la CNCC depuis longtemps45 et la jurisprudence a déjà statué sur la question46. Il apparaît donc que le H3C a tendance à proposer des interprétations de la loi de plus en plus fréquemment en s’appuyant sur l’article R. 821-6 du Code de commerce, cette disposition ren-voyant à l’article L. 821-1 de ce même code, qui lorsqu’il est lu précisément, ne lui donne pas une telle compétence de manière explicite. On ne peut que s’interroger sur l’avenir du dévelop-pement de cette double doctrine, il faut espérer qu’elle se fera de manière coordonnée.

Internationalisation de la régulation du contrôle légal

Le contexte de mondialisation qui s’est tra-duit par l’instauration de régulateurs du con-trôle légal dans de nombreux pays a, de plus, donné un poids supplémentaire à ces derniers dans l’expression d’une doctrine profession-nelle. En effet, la Commission européenne a créé le groupe européen des organes de supervi-sion de l’audit47. Ce groupe, présidé par la Commission européenne, est composé de repré-sentants des organes chargés de la supervision

41 - Avis 2011-07, disponible sur le site du H3C (http://www.h3c.org).

42 - Etude juridique de la CNCC « Nomination et cessa-tion des fonctions du commissaire aux comptes », octobre 2008, Edition CNCC, p. 77.

43 - Cass. com., 20 novembre 2012, Revue des sociétés, 2013, p. 170, note Th. Granier ; Bull. Joly 2013, p. 37, note Ph. Merle.

44 - Avis 2012-11, disponible sur le site du H3C (http://www.h3c.org).

45 - Etude juridique CNCC, Le secret professionnel, Edition CNCC, 1994.

46 - Voir notamment : Cass. com 14 novembre 1995, BCNCC, n° 100, p. 520, obs. Ph. Merle ; Revue des socié-tés, 1996, p. 286, note Th. Granier.

47 - European Group of Auditors’Oversight Bodies (EGAOB).

publique des auditeurs des États membres. L’objectif est de coordonner les systèmes de supervision publique des contrôleurs légaux et des cabinets d’audit dans l’Union européenne. Le Haut Conseil au commissariat aux comptes contribue aux travaux de ce groupe48 ; il est désormais conscient de l’importance des dimen-sions européennes et internationales de l’audit. C’est d’ailleurs au cours d’une table ronde orga-nisée par lui que s’est créé le forum internatio-nal des régulateurs indépendants de l’audit (IFIAR)49. Une étude de cet organisme en date du 18 décembre 2012 sur les résultats des con-trôles des cabinets d’audit au plan mondial a identifié différents points faibles dans les vérifi-cations, l’objectif étant de conduire la profession à remédier à ces faiblesses50. Autrement dit, il s’agit de proposer une doctrine différente et complémentaire à celle établie par les autorités professionnelles sur un certain nombre de ques-tions.

Relations avec les régulateurs financiers

Dans ce domaine également, il faut observer une évolution. En effet, avant l’installation du H3C, la Compagnie Nationale des Commis-saires aux Comptes était la seule interlocutrice de la Commission des opérations de bourses, remplacée par l’Autorité des Marchés Finan-ciers, pour organiser les contrôles des sociétés dont les titres étaient offerts au public dans le cadre de travaux commun51. Cette collaboration continue aujourd’hui. Ainsi, l’AMF a publié un guide de lecture actualisé en juillet 2010, réalisé conjointement avec la CNCC visant à préciser leur position commune sur les rapports entre le commissaire aux comptes et l’AMF52. Pour au-tant, un intervenant supplémentaire est à pren-dre en compte pour l’élaboration de la doctrine relative à la coopération entre la profession et le régulateur financier. En effet, il faut rappeler que le président de l’AMF, aux termes de l’article L. 821-3 du Code monétaire et finan-cier, siège au Haut Conseil du Commissariat

48 - Les travaux du groupe de place et le rapport du H3C sont disponibles sur le site http://www.h3c.org/ ; pour une synthèse, v. J.-Fr. Barbièri, Contrôle légal : réplique des parties intéressées et du H3C aux propositions euro-péennes de réforme, BJS 2012, p. 751

49 - International Forum of Independent Audit Regulators.

50 - Etude disponible sur le site du H3C (http://www.h3c.org).

51 - Th. Granier, Le commissaire aux comptes dans les sociétés qui font appel public à l’épargne, Mélanges Yves Guyon, Dalloz, 2003, p. 457.

52 - Bull. CNCC n° 142, p. 280 et s.

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aux Comptes. Les deux régulateurs passent des accords relatifs aux contrôles des commissaires aux comptes53. Au total, aujourd’hui différents textes règlementent les liens entre les commis-saires aux comptes et l’Autorité des Marchés Financiers54, la mise en œuvre de ces textes est accompagnée par des accords passés par le régu-lateur financier aussi bien avec l’institution professionnelle que le H3C.

Un rapide examen des relations entre la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes et le Haut Conseil du Commissariat aux Comptes montre que la physionomie du contrôle légal a été modifiée de manière sensible ces dix dernières années. Comme cela a été rappelé en introduction, l’arrivée du régulateur correspond au mouvement d’internationalisation et de financiarisation de l’économie. La présence de cet acteur a renouve-lé le mécanisme du contrôle légal dans la me-sure où un regard extérieur s’est invité aux réflexions sur la matière. Évidemment, un nou-veau rapport de force s’est mis en place, puisque l’instance professionnelle doit convaincre non seulement le ministère de la Justice, mais aussi le régulateur. Son poids peut paraître amoindri au regard de la situation antérieure. Cependant, on peut aussi penser que l’action du Haut Con-seil du Commissariat aux Comptes est de nature à dynamiser la compétence technique et pra-tique de la Compagnie Nationale des Commis-saires aux Comptes. L’influence de cette der-nière reste non négligeable, notamment face à ses membres, qui bénéficient de ses travaux techniques diffusés sur de nombreux supports et qui suivent les programmes spécifiques de formation qu’elle détermine. Elle garde donc la maîtrise dans ce secteur, même s’il faut observer que le comité scientifique chargé d’homologuer les séminaires de formation – qui a été institué en application de l’article L 822-28-5 du Code de commerce – comprend un représentant du H3C.

53 - Voir l’accord entre le H3C et l’AMF relatif au con-cours de l’AMF, prévu à l’article L. 821-9 du Code de commerce lorsque les contrôles périodiques auxquels sont soumis les commissaires aux comptes concernent les commissaires aux comptes nommés auprès des personnes relevant de son autorité, disponible sur le site du H3C (http://www.h3c.org). Il faut observer qu’un tel accord avant l’installation du H3C aurait été passé entre la CNCC et l’AMF.

54 - Articles L. 621-22 et s. du Code monétaire et finan-cier.

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PARTIE II GOUVERNANCE CONTRÔLE RESPONSABILITÉ

GOUVERNANCE D’ENTREPRISE, DROIT ET COMPTABILITÉ

PAR YVONNE MULLER*

Le*développement des marchés financiers – qui participe de la nouvelle économie dite fi-nancière – s’est accompagné d’une transforma-tion de l’actionnariat des grandes entreprises. Cette transformation est – au moins en partie – à l’origine, dans les années 1990, du mouvement sur la gouvernance des grandes entreprises55 (corporate governance) visant à repenser, dans leur fonctionnement interne, l’équilibre des pouvoirs, c’est-à-dire, dans un sens plus étroit, les modes de direction et de contrôle des socié-tés cotées. Si la réflexion engagée est pluridisci-plinaire puisqu’elle relève aussi bien des sciences de gestion, que du droit ou de l’économie, elle souffre d’un cloisonnement encore excessif de ces différents domaines. Sou-haitons que les Cahiers du chiffre et du droit soit le lieu d’échanges entre les auteurs et les disci-plines.

Globalement, la réflexion développée sur la corporate governance se nourrit de théories va-riées qui, dans un premier temps, ont mis l’accent sur la nécessité de préserver les intérêts des actionnaires auxquels doit revenir le con-trôle de l’entreprise (par ex., théorie de la gou-vernance actionnariale disciplinaire, théorie de l’agence) et, dans un second temps et plus lar-gement, de préserver les intérêts des parties prenantes (par ex., théorie de la gouvernance partenariale disciplinaire, théorie des parties prenantes).

D’inspiration – si l’on simplifie – néo-libérale pour le modèle actionnariale et socialiste pour

* Yvonne Muller est maître de conférences en droit privé et membre du Centre de droit pénal et de criminolo-gie (CDPC), Université Paris Ouest Nanterre. Elle est également Administrateur de la Compagnie des Conseils et experts financiers (CCEF). L'auteur remercie Stéphane Trébucq pour ses précieuses observations.

55 - S. Trébucq, De l'idéologie et de la philosophie en gouvernance d'entreprise, Rev. française de gestion 2005/5 (n° 158), p. 49-67.

le modèle partenariale, ces modes de gouver-nance reflètent un modèle juridique et comp-table déterminé et semblent être entrés en con-currence, le débat portant d’une façon globale sur la mission de l’entreprise.

Dans le modèle actionnarial, l’entreprise, ignorée du droit comme notion, est ramenée à « un réseau de contrats et/ou de droits de proprié-té56 » dans lequel, par exemple, le contrat de travail est un contrat comme les autres. Sur le plan juridique, c’est alors la société, comme personne morale regroupant les actionnaires propriétaires, qui domine l’entreprise57. Si les actionnaires propriétaires y occupent une place dominante, le raisonnement dépasse le droit lorsqu’il vise à faire des actionnaires non pas seulement les propriétaires des actions mais, au-delà, « les propriétaires de l’entreprise »58 ou « les propriétaires des fruits de l’entreprise » (residual claimants59). Ce modèle, dans lequel les entre-prises doivent être dirigées dans l’intérêt des actionnaires, définit comme objectif de gestion la maximisation de la valeur créée par les ac-tionnaires. Notons que pour ses partisans, le modèle actionnarial n’est pas purement égoïste dès lors que l’intérêt des actionnaires rejoint l’intérêt collectif60.

56 - J-Ph. Robé, Les États, les entreprises et le droit, Repenser le système monde, Le Débat, À qui appartiennent les grandes entreprises ?, n° 155, mai-août 2009.

57 - J-Cl. Dupuis, La RSE, gouvernance partenariale de la firme ou gouvernance de réseau ? Revue d’économie industrielle, 2008, p. 67-86.

58 - J-Ph. Robé, Responsabilité limitée des actionnaires et responsabilité sociale de l’entreprise ; l’auteur y voit une « énormité juridique », in À qui appartiennent les entre-prises, Le Débat 3/2009 (n° 155), p. 32-36.

59 - B. Segrestin, Quel droit pour l’entreprise ? Entreprises et Histoires 4/2009 (n° 57), p. 8-13.

60 - B. Segrestin et A. Hatchuel, Refonder l’entreprise, Seuil 2012, p. 54.

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Pour autant, le modèle actionnarial attend ici du système d’information comptable, qui syn-thétise l’information économique, qu’il rende compte aux actionnaires propriétaires sur la performance de l’activité de l’entreprise – conçue comme un portefeuille d’actifs finan-ciers – et sa gestion. La norme comptable, véri-table véhicule de choix de gestion, vient ainsi refléter les performances des entreprises en matière de création de valeur mesurée au moyen d’indicateur tel que l’Economic Value Added61 (EVA). La globalisation de l’économie, notam-ment la constitution d’un marché communau-taire de capitaux (création de l’euro comme monnaie unique puis d’Euronext comme plate-forme boursière62) exigeait par ailleurs un réfé-rentiel commun permettant la comparabilité, donc l’intelligibilité, de la performance des en-treprises, à la seule lecture des états financiers. « L’uniformité comptable63 » ou « harmoni-sation comptable » est ainsi devenue un outil aidant à la prise de décisions financières dans une économie mondiale.

La mise en œuvre des normes internationales d’information financière (International financial reporting standards ou IFRS), élaborées par l’International Accounting Standards Board (IASB) et obligatoires depuis 2005 pour les comptes consolidés de toutes les sociétés cotées en Europe64, s’inscrit directement dans le mo-dèle de gouvernance actionnariale. Élaborées pour l’essentiel dans l’intérêt des investisseurs, les normes IFRS reposent principalement (mais non exclusivement) sur la « juste valeur » (fair value), c’est-à-dire l’évaluation des comptes des entreprises selon les prix du marché. Ce faisant, elles consacrent une sorte d’alignement de la représentation comptable de l’entreprise sur une évaluation financière.

61 - Définie comme la différence entre le résultat courant après impôt et la rémunération attendue des fonds propres. A. Supiot, Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropo-logique du droit, points, 2009, p.264. J. CL. Dupuis, La responsabilité sociale de l’entreprise : gouvernance parte-nariale de la firme ou gouvernance de réseau ? Rev. d’économie industrielle, op. cit.

62 - F. Pierrot, les normes comptables internationales et le reporting de la finance, halshs.archives-ouvertes.fr

63 - Wilkison, cité par F. Pierrot, Les normes comptables internationales et le reporting de la performance, op. cit.

64 - Règlement européen, CE n° 1606/2002 du 19 juillet 2002 sur l’application des normes comptables européennes (JOCE du 11 septembre 2002, I. 243/1 modifié par le règlement CE n° 297/2008 du 11 mars 2008). V. Y. Muller, Les enjeux de la normalisation comptable internationale, quand la régulation remplace la loi, La note de conven-tions, n° 11/2013, WWW.IHEJ.

Ce modèle moniste, centré sur les action-naires, est depuis quelques années et sous l’effet des scandales financiers tels que celui de Enron aux États Unis, remis en question au profit d’un modèle institutionnel et partenarial de la gou-vernance. Celui-ci s’ouvre, dans un esprit de coopération, sur les autres parties prenantes (salariés, consommateurs, créanciers, clients etc…) et tend à dépasser les seules contraintes d’efficience du modèle actionnarial, pour ré-pondre aux contraintes de légitimité et de jus-tice65. Le modèle partenarial de gouvernance est porté par un mouvement plus global visant à repenser le système de gestion des entreprises, que l’on appelle la responsabilité sociale (ou sociétale) de l’entreprise (RSE) entendue par la commission européenne comme « l’intégration volontaire par les entreprises, à leurs activités commerciales, des objectifs sociaux et environne-mentaux66 ». Véritable « refondation de la gouver-nance d’entreprise67 », la RSE vise ainsi à « mettre en cohérence les intérêts de l’entreprise avec ceux de la société68 » et participe désormais, dans de nombreux États, d’une véritable politique pu-blique visant à concilier la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social. Ainsi, en droit français, cet objectif est clairement énoncé dans la loi n° 2009-967 du 3 août 200969 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement.

Sur le plan juridique, l’entreprise, reconnue dans différentes branches du droit (droit du travail, droit de la concurrence, droit des procé-dures collectives ...) se superpose, comme insti-tution, au droit des sociétés ; La reconnaissance de la personne morale autorise alors la construc-tion d’un intérêt social, distinct de celui des actionnaires. Ainsi, si l’assimilation de l’intérêt

65 - J. Cl. Dupuis, La responsabilité sociale de l’entreprise : gouvernance partenariale de la firme ou gouvernance de réseau ? Revue d’économie industrielle, 122/2008, 67-86.

66 - Livre vert, juillet 2001.

67 - K. Moris, Les enjeux de la gouvernance d’entreprise aujourd’hui, de meilleures théories pour de meilleures pratiques, Rev. française de gestion 38/2012, p. 228.

68 - K. Levillain, A. Hatchuel et B. Segestin, L’impensé de la RSE, Rev. française de gestion, 9/2012 (n° 228-229), p. 185-200.

69 - V. ég., la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 (art. 225) portant engagement national pour l’environnement (dite « Grenelle 2) et le décret n° 2012-557 du 24 avril 2012 relatif aux obligations de transparence des entreprises en matière sociale et environnementale. V. sur le sujet, B. François, Reporting RSE : commentaire du décret n° 2012-557 du 24 avril 2012, Rev. sociétés 2012 p. 607.

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social à l’intérêt des actionnaires a prévalu, dans les années 1980 avec l’émergence des marchés financiers et la gouvernance actionnariale, la notion d’intérêt social est aujourd’hui repensée afin de prendre en compte une nouvelle poli-tique de création de valeur pérenne pour la société70. L’intérêt de la société serait alors tant la prospérité que la prise en considération des attentes des parties prenantes.

Le modèle comptable, initialement centré sur les actionnaires propriétaires, doit alors se dé-placer vers l’entreprise comme entité dont il convient de mesurer le processus de croissance sur une longue période71. À l’objectif de maximi-sation de la valeur actionnariale viendrait se substituer un objectif de maximisation d’une valeur partenariale72 ; dans ce schéma l’entreprise, conçue comme une institution économique, a pour but la création de richesses pour les parties prenantes ; ce faisant, à l’objectif de maximisation du profit, s’ajoute une pluralité d’objectifs économiques, sociaux et environne-mentaux73. Poussant le raisonnement plus avant encore, l’idée est de refonder l’information fi-nancière et sociétale afin qu'elle permette de mesurer la performance globale de l'organisa-tion et l'ensemble de ses capitaux immatériels.

Partant, le mouvement ouvre une réflexion nouvelle sur la mission de l’entreprise ; Que l’on parle « d’entreprise citoyenne », « d’entreprise à objet social étendu74 » voire même « d’entreprise à progrès collectif75 », dans tous les cas

70 - D. Porracchia et D. Martin, Regard sur l’intérêt social, Rev. soc. 2012, p. 475. Déjà, sur les deux conceptions de l’intérêt social : D. Schmidt, De l’intérêt social, JCP 1995 E 488.

71 - M. Baupin, Théorie comptable et gouvernance de l’entreprise : pour un dépassement des visions actionna-riales et partenariale, 22 août 2011, www.Baupin.fr

72 - G. Charreaux, Gouvernement d’entreprise et compta-bilité, internet. J. Cl. Dupuis, La responsabilité sociale de l’entreprise : gouvernance partenariale de la firme ou gouvernance de réseau ? Revue d’économie industrielle, 122/2008, 67-86. Sur l'influence du système de gouver-nance des entreprises sur la création de valeur, v. C. Char-reaux et Ph. Desbrières, Gouvernance des entreprises : valeur partenariale contre valeur actionnariale, Rev. Fi-nance, Contrôle, Stratégie, Vol. 1, n° 2 juin 1998, p. 57-88.

73 - E. Vatteville, Normes comptables et responsabilité sociale de l’entreprise, Rev. de l’organisation responsable 2006/1 (vol. 1).

74 - B. Segrestin et A. Hatchuel, Refonder l’entreprise, op. cit., p. 107. Selon les auteurs, l’entreprise à objet social étendu se démarquerait d’une société classique par l’insertion, dans son objet social, d’objectifs économiques, sociaux et environnementaux.

75 - Ibid., p. 110 et s.

l’entreprise, qui dépasse le cadre juridique de la société, doit servir l’intérêt commun ; d’aucuns lui attribuent même la mission, aux côtés des États, de veiller à la protection des Droits de l’Homme76.

Repenser ainsi l’entreprise invite sur le plan juridique à réfléchir sur « l’absence de l’entreprise en droit77 », les juristes étant invités à « re-prendre l’ouvrage là où ils l’ont laissé, là où l’entreprise s’affirme avec une identité qui n’est pas celle de la société78 ». Sur le plan comptable, l’approche partenariale et plus globalement l’intégration de la RSE dans la chaine de valeur pose la question du système d’information comptable qui peut lui être adossé79, appelant au développement d’une comptabilité sociétale80.

Nul doute que les champs de réflexion ainsi ouverts sollicitent tant le champ du chiffre que du droit.

76 - Sur le sujet, v. P. Deumier, La responsabilité sociétale de l’entreprise et les droits fondamentaux, D. 2013, p. 1564 ; R. Family, La responsabilité sociétale : du con-cept à la norme, D. 2013, p. 1558.

77 - B. Segrestin, Quel droit pour l’entreprise ? op. cit.

78 - A. Lyon-Caen, Entreprise, Revue de droit du travail 2013, p. 371.

79 - M. Bollecker, Vers des systèmes de mesures de per-formances sociétales, l’apport des conventions, Rev. fran-çaise de gestion 11/2007 (n° 180), p. 89-102.

80 - S. Trébucq, Capital humain et comptabilité sociétale : le cas de l’information volontaire des entreprises françaises du SBF 120, Comptabilité, contrôle audit, 1/2006 (tome 12), p. 103.

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Les Cahiers du Chiffre et du Droit

Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 31

RESPONSABILITÉS PROFESSIONNELLES ET SOCIÉTÉS D’EXERCICE PROFESSIONNEL

PAR ARNAUD REYGROBELLET*

1.- Chacun*sait que la responsabilité civile n’a pas seulement une finalité réparatrice. Elle est investie aussi d’une fonction préventive, puisqu’il s’agit de dissuader tout un chacun d’adopter un comportement susceptible d’être sanctionné financièrement par le paiement de dommages-intérêts. Du reste, les économistes du droit se sont principalement intéressés à cet aspect du droit de la responsabilité civile, peut-être parce que la fonction préventive joue pa-reillement, quoique selon des modalités diffé-rentes, qu’on envisage la partie délictuelle ou contractuelle des dispositifs de responsabilité.

Il n’en va pas différemment de la responsabi-lité dite professionnelle81, entendue ici comme la responsabilité pesant spécifiquement sur un professionnel à raison d’un manquement, d’une négligence ou omission dont il s’est rendu cou-pable à l’égard de son client. Globalement, le dispositif juridique ambitionne d’atteindre la double dimension réparatrice et préventive, déjà évoquée. Ceci étant, cette forme de responsabili-té qui a pris une grande ampleur dans la période récente présente deux spécificités remarquables.

2.- D’abord, on débat de sa nature juridique exacte, délictuelle ou contractuelle. Certes, en l’état actuel de la jurisprudence, seule est consi-dérée comme délictuelle la responsabilité pro-fessionnelle du notaire lorsque celui-ci enfreint une obligation tenant à sa qualité d’officier pu-blic, dans l’exerce strictement entendu de sa mission légale. Mais ne pourrait-on pas étendre le raisonnement au-delà de la sphère notariale, singulièrement à l’endroit des professionnels qui, tels les commissaires aux comptes, accom-plissent une mission dont les contours et parfois les modalités sont très précisément délimités par

* Arnaud Reygrobellet est Professeur de droit à l’Université Paris Ouest Nanterre.

81 - Pour une approche globale, v., les actes du colloque « La responsabilité professionnelle, une spécificité réelle ou apparente », LPA 11 juill. 2001, spéc. P. Le Tourneau, Rapport d’ouverture, p. 4.

la loi ou le règlement ? Les enjeux pratiques du débat ne sont pas minces, qu’il s’agisse de l’étendue de la réparation (dommage prévisible ou entier dommage si la responsabilité est délic-tuelle), de l’efficacité de clauses limitatives de responsabilité (lesquelles ne peuvent jouer si la responsabilité est délictuelle) ou encore du point de départ de la prescription de l’action en responsabilité (qui peut être la conclusion du contrat si la responsabilité est contractuelle, mais sera nécessairement la survenance du fait dommageable si la responsabilité est délic-tuelle).

Ensuite, ceci expliquant cela, la fonction ré-paratrice/préventive du droit de la responsabilité se double d’une dimension disciplinaire. Il ne s’agit, bien entendu, pas de prétendre que la responsabilité civile se substituerait d’une quel-conque façon à la responsabilité disciplinaire, lorsque le professionnel est soumis à une déon-tologie dont le respect est assuré par une autori-té ordinale (ou, ce qui revient ici au même, une compagnie). Ni même que cette dernière aurait perdu l’autonomie procédurale, dont elle est classiquement affublée. Toutefois, un lien de plus en plus ténu se noue entre ces deux ordres de responsabilité, en ce sens que la méconnais-sance d’une règle déontologique, singulièrement pour les commissaires aux comptes et les ex-perts-comptables, tend, dans la jurisprudence actuelle, à être considérée en tant que telle comme une faute civile82.

82 - En particulier, Cass. com., 29 avr. 1997, n° 94-21.424, Bull. civ. IV, n° 111, p. 98, en ce sens que consti-tuent des actes de concurrence déloyale les transferts de dossiers de certains clients effectués d'une société d'exper-tise comptable à une autre en méconnaissance des règles déontologiques de la profession d'expert-comptable. Dans le même sens, Cass. com., 12 juill. 2011, n° 10-25.386, F-D, D. 2011, p. 2782, note A. Robert, RDC 2012, p. 441, note R. Libchaber, à propos d'un détournement de clien-tèle suite au départ d'un salarié d'un cabinet d'expertise comptable : la méconnaissance des règles de déontologie de la profession d'expert-comptable suffit à établir que de tels agissements sont constitutifs de concurrence déloyale.

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3.- C’est en ayant à l’esprit cette dimension spécifique de la responsabilité incombant aux praticiens appartenant à une profession régle-mentée que s’éclaire le régime, déroutant à cer-tains égards, applicable lorsque le professionnel exerce dans le cadre d’une structure personnali-sée. Régime déroutant plus encore lorsque, comme dans le cas des commissaires aux comptes et des experts-comptables (C. com., art. L. 822-9, al. 1er ; ord. n° 45-2138 du 19 sept. 1945, art. 7, I), la structure d’exercice peut prendre la forme d’une société de droit com-mun, SARL ou société anonyme. En effet, ces formes sociales, alors pourtant qu’elles permet-tent aux associés de s’immuniser contre les dettes sociales de la société, ne permettront pas au professionnel fautif (ou reconnu tel par une juridiction) de se prémunir contre le risque d’une action en responsabilité. Ce qui peut étonner à première vue, mais s’éclaire assez bien au regard de la perspective déontologique du mécanisme de responsabilité alors mis en œuvre. On notera d’ailleurs qu’il n’est sans doute pas indifférent que l’article L. 822-9 préci-té, qui définit les règles spéciales à observer s’agissant des structures d’exercice des commis-saires aux comptes est logé dans une section intitulée « De la déontologie et de l’indépendance des commissaires aux comptes ».

Dans les développements qui suivent, il faut donc supposer que les conditions de mise en jeu de la responsabilité professionnelle sont réunies. Il importe alors de comprendre comment l’action peut prospérer lorsque s’interpose entre le client le professionnel une structure person-nalisée.

Pour bien saisir la portée explicative de la clé de lecture que nous suggérons, il faut envisager successivement la situation des trois protago-nistes potentiellement concernés par une action en responsabilité civile diligentée contre un expert-comptable et un commissaire aux comptes : le professionnel fautif, le client vic-time du manquement et la structure personnali-sée au sein de laquelle le professionnel concerné exerce.

I. Le professionnel fautif

4.- C’est bien par lui qu’il faut commencer car c’est sa faute qui va déclencher l’action en responsabilité. En supposant qu’il a manqué à ses obligations professionnelles, et que ce man-quement a causé un préjudice au client pour lequel il délivrait une prestation, on peut ad-mettre sans trop de difficulté qu’une réparation

doit être allouée sous forme de dommages et intérêts.

Mais, lorsque la prestation a été délivrée au sein d’une société, le professionnel fautif ne devrait pas pouvoir être atteint, directement au moins, par l’action en responsabilité du client. De fait, en supposant que la prestation a été délivrée par une véritable structure d’exercice en commun de la profession, laquelle est titu-laire dans son actif de la « valeur clientèle » et ne se réduit pas à une simple société de moyens, le contrat de prestation de service s’est nouée entre le client et la société. Dès lors, en raison-nant au regard des principes fondateurs de la responsabilité contractuelle classique, seul le cocontractant, ici la société d’exercice profes-sionnel, devrait pouvoir être atteint. La société devrait s’interposer et interdire toute mise en cause de la responsabilité contractuelle du pro-fessionnel ayant agi au sein de celle-ci. Certes, il est toujours concevable de poursuivre le tiers à un contrat en établissant que celui-ci est com-plice du manquement reproché à un cocontrac-tant83 ; et une jurisprudence classique considère que l’auteur de la faute comme son complice sont solidairement tenus à l’égard de la vic-time84.

5.- Mais telle n’est absolument pas la confi-guration retenue lorsque le professionnel du chiffre voit sa responsabilité professionnelle engagée. Il suffit, si l’on peut dire, d’établir un manquement personnel pour que sa responsabi-lité puisse être retenue en première ligne. Et elle peut l’être, comme l’a admis la jurisprudence, quelle que soit la nature de la société au sein de laquelle la faute a été commise et quelle que soit la qualité du professionnel fautif au sein de cette structure, c’est-à-dire qu’il soit intervenu en qualité de dirigeant, d’associé, ou même de salarié85.

Ces deux points méritent quelques préci-sions complémentaires.

83 - Par exemple, Cass. com., 18 déc. 2007, n° 05-19.397, F-D, pour un cas de complicité de violation d'une clause d'exclusivité imposée à un actionnaire et dirigeant de société incluse dans un pacte d'actionnaires.

84 - Par exemple, Cass. 1re civ., 29 janv. 1963, Bull. civ. I, n° 63, dans le cas d’un agent immobilier ayant conclu l'achat d’un immeuble directement avec le vendeur, sans passer par l'intermédiaire de son confrère chargé de la vente en vertu d'un contrat d'exclusivité.

85 - Cass. com., 23 mars 2010, n° 09-10.791, Bull. civ. IV, n° 60 (s’agissant d’une SA de commissaires aux comptes) ; Cass. com., 21 juin 2011, n° 10-22.790, Bull. civ. IV, n° 102 (s’agissant d’une SARL d’experts-comptables).

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6.- S’agissant en premier lieu de la nature, indifférente donc, de la structure d’exercice professionnelle, la solution, qui permet de rete-nir la responsabilité contractuelle du profes-sionnel, trouve deux séries de justifications.

En vérité, la règle résulte de la loi elle-même pour les sociétés civiles professionnelles (L. n° 66-879 du 29 nov. 1966, art. 16, al. 1er et 2) et les sociétés d’exercice libérale (L. n° 90-1258 du 31 déc. 1990, art. 16), qui prévoit que si « chaque associé répond sur l’ensemble de son patrimoine, des actes professionnels qu’il ac-complit », la « société est solidairement respon-sable avec lui des conséquences dommageables de ces actes ».

Il est alors parfaitement logique que la Cour de cassation étende ce double principe aux sociétés de droit commun (SARL, SAS ou SA), au sein desquelles les professionnels du chiffre peuvent exercer leur art, puisque les textes explicitant leur statut formulent la même règle générale. Ainsi, l’article 12 de l’ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945 « portant institution de l’ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d’expert-comptable » dispose-t-il, dans son troisième alinéa, que « les experts-comptables et les sala-riés […] assument dans tous les cas la respon-sabilité de leurs travaux et activités ». « Dans tous les cas.. », y compris donc lorsque le fait fautif a été accompli au sein d’une structure personnalisée et même si celle-ci est censée offrir aux associés une limitation de responsabi-lité (même solution pour les commissaires aux comptes : v. C. com., art. L. 822-17, al. 1er, ils « sont responsables, tant à l’égard de la per-sonne ou de l’entité que des tiers, des consé-quences dommageables des fautes et négligences par eux commises dans l’exercice de leurs fonc-tions »).

7.- Dans ces conditions nul besoin, pour que le client victime puisse agir contre le profes-sionnel fautif, d’une stipulation expresse des statuts de la société professionnelle stipulant que la responsabilité propre de la société laissera subsister la responsabilité personnelle de chaque expert-comptable à raison de travaux exécutés pour le compte de la société. La possi-bilité de diligenter une action soit contre le professionnel, soit contre la société est, en fait, indépendante de mécanismes propres au droit des sociétés.

Elle s’évince du statut spécifique de ces deux professions réglementées, demeurant indiffé-rente donc aux modalités d’exercice (exercice individuel, sous forme d’EIRL avec segmenta-tion entre un patrimoine personnel et un patri-

moine professionnel ou sein d’une personne morale). Pour reprendre les termes d’un arrêt marquant rendu par la Cour de cassation « le commissaire aux comptes agissant en qualité d’associé, d’actionnaire ou de dirigeant d'une société titulaire d’un mandat de commissaire aux comptes répond personnellement des actes professionnels qu’il accomplit au nom de cette société, quelle qu’en soit la forme86 ».

8.- Le rattachement à une exigence inhérente au statut de l’intervenant permet de com-prendre, en second lieu, pourquoi la qualité exacte du professionnel fautif importe peu. Ce que la responsabilité sanctionne est en réalité un manquement à une règle d’éthique profession-nelle (souvent, un manquement à un devoir d’information et de conseil ou encore le non-respect d’une norme de comportement profes-sionnel).

L’intensité du lien de confiance noué avec le client, l’obligation fondamentale de conseil, qui incombe à tout professionnel libéral, justifient que, même si ce dernier exerce au sein d’une structure, il demeure fondamentalement res-ponsable à titre personnel de tout manquement dans l’accomplissement de sa profession. Ce lien interpersonnel est d’ailleurs si fort que, au-delà de la personnalité morale du groupement qu’il vient transpercer, il emporte même effacement du lien de subordination, en principe puissam-ment protecteur, existant entre le professionnel salarié et le groupement.

9.- Reste alors à préciser à quelle condition. Au vu de la jurisprudence, il faut mais il suffit que la personne dont la responsabilité est re-cherchée ait agi en qualité de professionnel, membre d’une profession libérale à statut ré-glementé. Concrètement, il importe que la pres-tation fautivement délivrée porte sa signature ou ait été personnellement accomplie par lui87.

Dès lors, plusieurs situations peuvent être envisagées. La responsabilité ès-qualités du dirigeant de la structure ne pourra pas, à notre sens, être retenue sauf s’il est possible de lui imputer un manquement personnel ayant direc-

86 - Cass. com., 21 juin 2011, préc.

87 - Cass. 1re civ. 17 mars 2011, n° 10-30.283, Bull. civ. I, n° 57, à propos d’un avocat exerçant comme collaborateur dans un cabinet constitué sous forme de partnership : l’arrêt affirme que tout professionnel agissant de façon autonome doit répondre personnellement de ses travaux, aussi bien ceux qui concernent les clients de la structure qui l'accueille que ceux déployés pour sa propre clientèle, et ce quel que soit le cadre juridique au sein duquel il exerce.

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tement concouru au préjudice du client88. Il en va de même du professionnel associé : sa seule position d’associé n’est pas un fait générateur de responsabilité. Elle le devient s’il a contribué à la prestation délivrée à titre principal par un préposé de la société ou s’il a contresigné un document remis au client dans le cadre de la prestation fournie au client89. Quant au salarié, dès lors qu’il agit à titre autonome et satisfait aux conditions requises formelles (inscription sur une liste d’aptitude) et substantielles (de diplôme principalement), sa responsabilité peut être directement recherchée par le client victime du manquement.

II. Le client, victime du manquement

10.- Sa situation est assez confortable et ne soulève plus guère d’incertitudes aujourd’hui.

En effet, à plusieurs reprises la Cour de cas-sation a affirmé que le client pouvait indiffé-remment agir soit contre le professionnel fautif, quelle que soit sa qualité – dirigeant, associé, ou même salarié de la société d’exercice profes-sionnel – soit contre la personne morale90.

Il est certain qu’il n’y a pas lieu d’établir une hiérarchie dans les poursuites, laquelle impose-rait au client de respecter impérativement un ordre dans la conduite de ses poursuites (agir d’abord contre le professionnel fautif, puis, mais seulement dans un second temps, contre la personne morale garante). Cette analyse qui a pu être suggérée un temps a été écartée par la Cour de cassation dans des affaires où, certes, n’étaient pas en cause des professionnels du chiffre mais on voit mal pourquoi le raisonne-ment développé principalement à propos de SCP notariales ou d’avocats91 ne serait pas trans-

88 - Un argument de texte pourrait aussi être invoqué au soutien de cette thèse : l’article 12 de la loi n° 66-879 du 29 nov. 1966, qui définit la responsabilité des gérants de sociétés civiles professionnelles se contente de reproduire la règle classique d’une possible responsabilité au titre soit des infractions aux lois et règlements, soit de la violation des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion.

89 - Cass. 1re civ. 17 mars 2011, n° 10-30.283, préc., en ce sens que si l'avocat est civilement responsable des actes professionnels accomplis pour son compte par un collabo-rateur, cette responsabilité n'est pas exclusive de celle qui est encourue par ce dernier.

90 - Cass. com., 21 juin 2011, préc.

91 - V. en particulier, Cass. 1re civ., 9 juin 2011, n° 10-15.933, F-D, cassation, au visa de l’article 16 de la loi du 29 novembre 1966, de l’arrêt qui met hors de cause une SCP notariale au motif que l'infraction pénale engage la responsabilité individuelle du professionnel coupable, alors qu’il avait été relevé que les actes dressés par le

posables aux structures regroupant des commis-saires aux comptes ou des experts-comptables. Le client pourra donc agir directement et exclu-sivement contre la société ; et ce, quand bien même le professionnel fautif n’exercerait plus en son sein92.

Il est tout aussi certain que serait inefficace une clause des statuts prétendant exonérer le professionnel de toute responsabilité à l’égard des clients au titre d’un manquement profes-sionnel. Une telle clause serait directement contraire à la règle impérative énoncée aux articles 12 de l’ordonnance du 19 septembre 1945 et L. 822-17, al. 1er du Code de commerce.

11.- Deux questions pourraient néanmoins être posées.

La première est celle de savoir si cette faculté d’option doit jouer alternativement ou cumula-tivement. En d’autres termes, le client victime peut-il agir conjointement à la fois contre la société et le professionnel fautif ou bien doit-il nécessairement choisir d’actionner l’une ou l’autre ? Les arrêts rendus par la chambre com-merciale de la Cour de cassation laissent planer le doute. En revanche, ceux fort nombreux rendus par la première chambre civile qui con-cernent soit des notaires soit des avocats sont dépourvus de toute ambigüité : « l’action en responsabilité peut indifféremment être dirigée contre la société ou l’associé concerné, ou en-core contre les deux »93. La logique de solidarité énoncée par les textes précités incite à penser qu’il n’existe aucune raison de traiter distincte-ment les professionnels du chiffre et les autres professionnels du droit. En conséquence, il faut admettre que le client doit avoir la possibilité d’agir simultanément contre le professionnel et la société, ne serait-ce que pour lui éviter d’avoir à supporter le risque d’insolvabilité de la per-sonne actionnée.

notaire poursuivi pénalement ressortissaient à l'exercice de son activité de notaire au sein de la société civile profes-sionnelle dont il était un associé.

92 - Cass. 3e civ., 24 avr. 2003, n° 01-12.658, Bull. civ. III, n° 83, p. 76, en ce sens que la société titulaire d'un office notarial est solidairement responsable avec le notaire associé des conséquences dommageables de ses actes, quels que soient les changements intervenus par la suite dans sa composition.

93 - En dernier lieu, Cass. 1re civ., 8 mars 2012, n° 11-14.811, Bull. civ. I, n° 50. V. dans le même sens, Cass. 1re civ., 15 déc. 2011, n° 10-24.550, Bull. civ. I, n° 214 ; Cass 1re civ., 30 sept. 2010, n° 09-67-298, Bull. civ. I, n° 181 ; Cass. 1re civ., 28 mars 2008, n° 07-12.196, F-D. ; Cass. 1re civ., 1er mars 2005, n° 03-19.396, F-D (s’agissant d’un notaire).

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La seconde question a trait au cas spécifique où l’auteur de la faute est un simple salarié. On peut se demander si leur position de subordina-tion n’impose pas que le client victime doive mettre en cause à la fois le professionnel con-cerné et l’associé pour le compte duquel il a agi. En fait, deux situations devraient, au moins en théorie, être distinguées. D’une part, le préposé peut avoir agi (mal) de façon totalement auto-nome. A supposer que la configuration puisse se rencontrer, il nous semble que l’option à triple branche précédemment évoquée – agir contre le professionnel, contre la structure, contre le professionnel et la structure – demeure pleine-ment pertinente et ne mérite alors aucun ajus-tement. Il en irait sans doute différemment dans le cas où, par exemple, la faute était imputable conjointement au préposé et à un associé pour le compte duquel le premier aurait agi. Si, comme l’a dit la Cour de cassation, la responsa-bilité de l’associé « n’est pas exclusive de celle qui est encourue par le collaborateur »94, il fau-drait en déduire, nous semble-t-il, que le tiers victime doive mettre conjointement en cause les deux professionnels, car tous deux ont conjoin-tement contribué à son dommage. Il incombera au juge de fixer la part qui doit incomber à chacun. Juridiquement, la position des deux professionnels au regard de la victime est subs-tantiellement différente de la relation existant entre la victime et la société d’exercice profes-sionnel : cette dernière joue le rôle de garante, ce qui justifie les trois options offertes au client victime, là où les professionnels en tant que co-auteurs doivent, selon toute vraisemblance, être assignés conjointement.

III. La structure personnalisée, garante du manquement

12.- Comme pour les professionnels direc-tement impliqués, la responsabilité incombant à la société d’exercice professionnel trouve sa source dans les dispositions législatives ex-presses déjà évoquée plus haut (supra, n° 6). La garantie légale de solidarité qui leur est ainsi imposée se justifie aisément.

Outre que le client a traité (juridiquement) avec la société, on peut reprocher à cette der-nière d’avoir sinon permis la réalisation du dommage du moins de ne pas avoir été en me-sure d’en prévenir la survenance. Un autre ar-gument pourrait être trouvé dans la constatation que la structure d’exercice doit elle-même être

94 - Cass. 1re civ. 17 mars 2011, n° 10-30.283, préc.

habilitée par l’ordre ou la compagnie à exercer l’activité (ord. n° 45-2138 du 19 sept. 1945, art. 6, al. 3 ; C. com., art. L. 822-1) ; ce qui la soumet aux exigences déontologique, au sens large, de la profession et donc aux rigueurs des mécanismes de responsabilité civile.

13.- Encore faut-il nuancer ce dernier point. Il pourrait être tentant de voir dans la société un coobligé à la dette de responsabilité (C. civ., art. 1236, al. 1er). En réalité, la dette potentielle pesant sur elle n’est pas à proprement parler une dette sociale. La société est dans la situation d’un tiers légalement tenu de payer pour un autre.

De là s’évincent plusieurs conséquences pra-tiques importantes.

14.- D’abord, si la société doit payer des dommages-intérêts au client victime du man-quement, elle sera dans la situation d’un tiers, non intéressé à l’obligation qu’il a acquittée ; situation qu’envisage l’article 1236, alinéa 2, du Code civil. En conséquence, elle devrait dispo-ser contre le professionnel fautif, de plein droit, d’un recours subrogatoire. La situation corres-pond en effet à l’une des hypothèses de subroga-tion de plein droit à énoncées à l’article 1251 du Code civil, qui vise au 3°, « celui qui, étant tenu avec d’autres ou pour d’autres au paiement de la dette, avait intérêt de l’acquitter ».

15.- Plus délicate est, ensuite, la question de savoir s’il est concevable que les statuts de la société écartent ce recours subrogatoire et pré-voient qu’en pareil cas la société supportera la charge définitive des conséquences pécuniaires de la faute. Concrètement, cela signifie que la charge de la faute sera répartie entre tous les associés de la structure d’exercice professionnel, soit indirectement en réduisant l’assiette des bénéfices à distribuer, soit même directement si la société se révélait incapable d’acquitter le montant des dommages-intérêts mis à sa charge et que la responsabilité personnelle des associés soit mise en jeu au titre de leurs obligations aux dettes (dans le cas des structures du types des sociétés civiles professionnelles). On peut alors hésiter sur la validité d’une telle clause.

Certes, les professionnels concernés sont censés avoir conscience de la portée des clauses qu’ils rédigent, de sorte que le principe de liber-té contractuelle devrait prévaloir. Mais on pour-rait objecter qu’une telle clause va directement à l’encontre de la raison d’être de la règle légale édictant une responsabilité professionnelle personnelle, quelle que soit la qualité de l’intervenant et la nature de la structure au sein de laquelle il délivre sa prestation. Elle neutra-lise la finalité disciplinaire du dispositif, déjà

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largement émoussée par l’interposition de l’assurance. A cela s’ajoute que la clause aurait vocation à jouer, alors même que le profession-nel fautif ne serait plus présent au sein de la structure.

Ces deux raisons combinées incitent à penser que la clause, dans ce contexte, ne devrait pas produire ses effets.

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L’EXPERT-COMPTABLE ET LE COMMISSAIRE AUX COMPTES FACE AUX DÉTOURNEMENTS

(CASS.COM., 17 JANV. 2012)

PAR AUGUSTIN ROBERT*

L’arrêt*rendu par la Cour de cassation le 17 janvier 201295, rejetant le pourvoi formé contre un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 19 oc-tobre 201096, donne l’occasion de revenir sur les conditions d’engagement de la responsabilité civile de l’expert-comptable et du commissaire aux comptes dans la situation, relativement fréquente, où des détournements de fonds ont été commis par un salarié au détriment de l’entité contrôlée. Dans cette espèce, la comp-table indélicate avait prélevé sur les fonds so-ciaux un salaire supérieur à celui qui lui était dû, en s’octroyant en cours de mois des acomptes qu’elle ne déduisait pas de sa paie en fin de mois. Sur une période de dix ans, les sommes détournées s’élevaient à plus de 475.000 euros.

Pour dissimuler ses malversations, la comp-table débitait le compte courant normal de la société du montant total des salaires pour crédi-ter un compte bancaire de rémunération « bis » ouvert dans les livres de la même banque. Ce compte « bis » n’était pas comptabilisé et la comptable se faisait directement adresser les relevés correspondants, ce qui lui permettait d’occulter qu’elle était la destinataire de la diffé-rence entre salaires dus et salaires versés. De plus, pour justifier les salaires versés indûment, elle utilisait un compte fournisseur en y portant comme payées des sommes dont la société était en réalité débitrice vis-à-vis de ce fournisseur. Comme souvent, la fraude a été découverte après le départ de la salariée et la société a alors introduit une action judiciaire contre son ex-pert-comptable et les deux commissaires aux comptes successifs afin d’obtenir réparation du préjudice subi du fait des détournements.

* Augustin Robert est Avocat au Barreau de Paris, cabinet Gramond & Associés.

95 - Cass. Com., 17 janvier 2012, n° 10-28668.

96 - CA Paris, 19 octobre 2010, Bull. Joly sociétés, janvier 2011, p. 26, obs. J.-F. Barbiéri.

Elle a obtenu gain de cause devant la Cour d’appel de Paris et le pourvoi formé contre cette décision a été rejeté par arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 17 janvier 2012.

1. L’appréciation de la faute commise par l’expert-comptable et le commissaire aux comptes

Les juges ont pris soin d’opérer une distinc-tion entre les deux professionnels du chiffre : alors que la mission du commissaire aux comptes est définie par la loi et par les normes d’exercice professionnel (NEP)97, les parties ne pouvant y déroger, celle de l’expert-comptable est délimitée par la lettre de mission que ce dernier doit établir98 et, en cas de mission dite « normée », par les normes professionnelles pertinentes99.

En ce qui concerne l’expert-comptable, les juges déboutent le demandeur lorsqu’ils arrivent à la conclusion que pour découvrir la fraude, il aurait fallu d’autres moyens que ceux prévus au contrat100. Mais en l’espèce, la Cour d’appel de Paris, approuvée par la Cour de cassation, a

97 - Ces normes d’exercice professionnel ont valeur règlementaire puisqu’elles sont homologuées par arrêté ministériel (C. com., art. L. 821-13). Elles s‘imposent non seulement aux commissaires aux comptes mais aussi aux juges lorsque ces derniers doivent porter une appréciation sur les travaux effectués par les premiers.

98 - Selon l’article 11 du Code de déontologie des profes-sionnels de l’expertise-comptable qui a lui aussi valeur règlementaire puisqu’approuvé par décret.

99 - A compter du 1er janvier 2012, sont applicables sept normes professionnelles ayant chacune fait l’objet d’un arrêté ministériel d’agrément le 20 juin 2011.

100 - V. notamment : Cass. com., 27 octobre 2009, n° 08-11021 – Cass. com., 3 juin 2008, n° 06-16119, JCP E 2008, n° 1874 – Cass. com., 17 janvier 2006, n° 05-10822.

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38 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

trouvé dans la lettre de mission101 la preuve que le professionnel s’était vu confier une mission de surveillance de la comptabilité, d’assistance fiscale et sociale et d’examen des comptes an-nuels en vue de leur clôture. Dès lors, a-t-elle conclu, l’expert-comptable aurait dû procéder à une comparaison entre, d’une part, le compte paie et/ou les bulletins de paie et, d’autre part, les sommes débitées sur le compte courant normal de la société. En procédant de la sorte, l’expert-comptable aurait détecté une différence entre le montant des salaires dus (apparaissant sur le compte paie) et le montant des salaires réellement payés (apparaissant sur le compte courant). De plus, un examen du compte cou-rant normal lui aurait révélé l’existence du compte « bis » et, par conséquent, la destina-taire du trop versé.

S’agissant du commissaire aux comptes, l’arrêt de la Cour d‘appel de Paris du 19 octobre 2010, après avoir rappelé qu’il n’est tenu que d’une obligation de moyens102, énonce, au visa de l’article L. 823-13 du Code de commerce103, que sa mission est permanente. Il faut com-prendre, non pas que le commissaire aux comptes doit être présent quotidiennement dans l’entité contrôlée104, mais, comme le précise la Cour d’appel, que sa mission « n’est pas limitée à un contrôle a posteriori en fin d’exercice », comme l’avait auparavant jugé la Cour de cassation105. S’intéressant aux travaux mis en œuvre par le commissaire aux comptes, les juges ont relevé que le premier commissaire aux comptes n’avait

101 - A défaut de lettre de mission, les juges interprètent la volonté des parties en se référant à des éléments tels que le libellé des notes d’honoraires, la correspondance échangée entre les parties, la rémunération de l’expert-comptable, le temps consacré aux opérations…

102 - A. Robert, Responsabilité des commissaires aux comptes et des experts-comptables, Dalloz référence, 2011/2012, n° 21.21 s.

103 - La cour aurait pu aussi viser l’article L. 823-10 du Code de commerce aux termes duquel les commissaires aux comptes ont pour « mission permanente » de vérifier les valeurs et documents comptables de la société.

104 - L’ancien recueil de normes de la Compagnie Natio-nale des Commissaires aux Comptes précisait à cet égard que « le commissaire aux comptes a un pouvoir permanent de contrôle, mais il n’est pas chargé d’un contrôle permanent » et un arrêt de la Cour d’appel de Rennes du 24 juin 1987 avait précédemment jugé que « si sa mission est perma-nente, le contrôle ne doit pas pour autant l’être » (Bull. CNCC n° 67, p. 336).

105 - Cass. com., 19 octobre 1999, n° 97-13446, Bull. civ., IV, n° 176 ; Bull. Joly sociétés 2000, 37, obs. Ruellan et p. 43, Pasqualini-Salerno ; LPA, 6 avril 2000, p. 14, obs. Coffy de Boisdeffre ; Bull. CNCC n° 117, p. 60, obs. Ph. Merle.

émis aucune demande de confirmation auprès des banques et avait opéré une seule « circulari-sation » auprès de neuf fournisseurs et que le second commissaire aux comptes n’avait émis aucune demande de confirmation auprès des fournisseurs et qu’il n’avait été répondu à sa seule demande de confirmation auprès des banques qu’après la certification des comptes. Rappelons que la demande de confirmation des tiers consiste à obtenir de la part d’un tiers une déclaration directement adressée au commis-saire aux comptes concernant une ou plusieurs informations106 et qu’en cas d’absence de ré-ponse, l’auditeur doit mettre en œuvre des pro-cédures d’audit alternatives107. En l’espèce, les confirmations, si elles avaient été demandées et obtenues, auraient révélé au commissaire aux comptes l’existence du compte « bis » et la falsi-fication du compte fournisseur. Il est également reproché au commissaire aux comptes de ne pas avoir exigé de l’expert-comptable la communi-cation du moindre état de rapprochement ban-caire108. S’il est vrai que le contrôle des états de rapprochement bancaire109, constitue une dili-gence de base du commissaire aux comptes110 il n’est pas certain qu’en l’espèce, ainsi que le soutenait le pourvoi, cette diligence aurait per-mis de déceler les détournements. En effet, dans la mesure où rien ne laisse penser que les rè-glements indus n’étaient pas enregistrés à la fois en comptabilité et par la banque, l’état de rap-prochement bancaire n’aurait sans doute fait apparaitre aucun écart inexpliqué, mais il s’agit là d’une question de lien de causalité. Les juges relèvent enfin que ces contrôles sur les comptes étaient d’autant plus nécessaires en l’espèce que le contrôle interne était défaillant111, comme souvent lorsque se produisent des détourne-ments. Rappelons à cet égard que le commis-saire aux comptes doit, d’une part, prendre

106 - NEP 505, Demandes de confirmation des tiers, § 03.

107 - Id., § 13.

108 - L’état de rapprochement bancaire est le document qui rapproche, notamment à la clôture de l’exercice, le solde bancaire figurant en comptabilité du solde figurant sur le relevé bancaire.

109 - La NEP 500, Caractère probant des éléments collectés, mentionne, parmi les techniques de contrôle, « la ré-exécution de contrôles, qui porte sur des contrôles réalisés à l’origine par l’entité ».

110 - V. CA Paris, 5 juin 2007 (confirmé par Cass. com., 21 octobre 2008, n° 07-17464), reprochant au commissaire aux comptes des vérifications « limitées à un contrôle arithmétique et à l’analyse du dénouement de quelques sommes en rapprochement ».

111 - V. notamment NEP 330, § 18 et 19.

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 39

connaissance du contrôle interne et l’apprécier afin d‘évaluer le risque d’anomalies significatives dans les comptes112 et adapter ses procédures d’audit en conséquence et, d’autre part, porter à la connaissance de la direction les éventuelles faiblesses de contrôle interne décelées113.

2. La caractérisation du lien de causalité

La Cour d’appel, de manière classique, s’est d’abord attachée à caractériser l’existence d’un lien de causalité entre les fautes retenues et le préjudice avant d’examiner le moyen tiré d’une prétendue faute de la victime.

Même si la notion de causalité est complexe et se prête mal aux simplifications, il est pos-sible de dire que la jurisprudence considère qu’il y a lien causal lorsque le demandeur, sur qui pèse la charge de la preuve, établit que l’exécution de diligences normales par le profes-sionnel du chiffre aurait permis d’éviter le dommage. C’est notamment à ce stade que le degré de sophistication de la fraude doit être pris en considération114. En effet, si les ma-nœuvres employées par l’auteur de la fraude pour dissimuler cette dernière étaient telles qu’il n’est pas certain que des diligences conformes aux normes auraient permis de révéler les mal-versations, le lien de causalité fait défaut et le demandeur doit être débouté de son action115. Le

112 - NEP 315 - Cass. com., 21 octobre 2008, n° 07-17464, Bull. Joly sociétés, mars 2009, p. 261, obs. J.-F. Barbiéri - Cass. com., 15 janvier 2002, n° 98-21831, Bull. CNCC n° 125 p. 61, obs. Ph. Merle.

113 - NEP 265 – CA Paris, 14 mai 2003, Bll. Joly sociétés, 1250, obs. Ph. Merle ; confirmé par Cass. com., 22 no-vembre 2005, n ° 03-16548.

114 - Il peut également être tenu compte de la sophistica-tion de la fraude au stade de l’appréciation des diligences du professionnel mis en cause. Ainsi, le juge retient parfois que l’apparente régularité des comptes dispensait le profes-sionnel de pousser plus avant ses investigations, ce qu’il doit faire en cas d’anomalie, v., par exemple, CA Grenoble, 7 mars 1989, Bull. CNCC n° 75, p. 356, retenant que « les comptes manipulés par R. ne présentaient aucun aspect anor-mal et avaient une apparence de régularité ». Dans d’autres cas, le juge retient que la sophistication de la fraude ex-plique pourquoi des diligences, pourtant conformes aux normes, n’ont pas permis de déceler la fraude, v. not. CA Lyon, 18 déc. 2003, Bull. CNCC n° 133, p. 134, jugeant que l’auteur de la fraude « utilisait une subtile mise en scène (…) que cette façon de procéder rendait toute vérification plus difficile et très aléatoire ».

115 - Cass. civ., 1ère, 19 mai 1987, n° 85-16753, Bull. CNCC n° 67, p. 334, obs. du Pontavice. Dans cette affaire, les juges du fond, approuvés par la Cour de cassation, ont estimé que d’autres méthodes de contrôle étaient possibles mais que l’auteur de la fraude aurait pu adapter son com-

fait que d’autres contrôles, notamment des ser-vices fiscaux, n’aient pas permis de mettre à jour les agissements coupables du préposé est parfois retenu par les juges comme un indice du carac-tère sophistiqué de la fraude116 ; c’était l’un des moyens présentés au soutien du pourvoi. Mais en l’espèce, la Cour d’appel, approuvée par la Cour de cassation, a considéré que « la fraude commise (…) n’était pas élaborée et que des rap-prochements bancaires et circularisation du four-nisseur Renault suffisaient à la révéler », ce dont elle déduit que les fautes de l’expert-comptable et du commissaire aux comptes « n’ont pas per-mis de découvrir les détournements et d’en empê-cher la poursuite ».

Dans son analyse du lien de causalité, le juge doit aussi déterminer quel montant de perte peut être imputé au professionnel du chiffre. Si l’on considère, comme en l’espèce, que la faute commise par ce dernier l’a empêché de déceler les détournements et d’y mettre fin, seuls peu-vent être mis à sa charge les détournements postérieurs à sa faute117, c'est-à-dire ceux qui n’auraient pas eu lieu en l’absence de celle-ci118. Reste à situer la faute dans le temps. La mission du commissaire aux comptes étant permanente, il n’est pas possible de considérer que sa faute a nécessairement été commise après la clôture des comptes et qu’en conséquence, les détourne-ments antérieurs à cette clôture ne peuvent lui être imputés119. Mais on ne peut pas non plus raisonnablement situer la faute au premier jour des détournements ou au jour de l’entrée en fonction du commissaire aux comptes, ce der-nier n’étant pas présent quotidiennement dans l’entité contrôlée. Il appartient au juge de dé-terminer, au vu des circonstances de l’espèce, à partir de quand un contrôle normalement dili-gent aurait pu permettre de découvrir les dé-tournements et, partant, d’y mettre fin. C’est ce qu’a fait en l’espèce la Cour d’appel qui a tenu compte, dans son appréciation du montant de la condamnation, « du laps de temps nécessaire (…) pour mettre en œuvre, après leur prise de fonc-

portement en conséquence et faire échec aux investigations du commissaire aux comptes.

116 - CA Grenoble, 7 mars 1989, Bull. CNCC n° 75, p. 356 – CA Paris, 11 mai 1990, Bull. CNCC n° 81, p. 114, obs. du Pontavice – TGI Epinal, 23 mars 2000, Bull. CNCC n° 118, p. 220, obs. Ph. Merle.

117 - Non atteinte par la prescription.

118 - Les détournements antérieurs se seraient produits même en l’absence de faute et le lien de causalité fait donc défaut.

119 - Cass. com., 19 octobre 1999, n° 97-13446, Bull. CNCC n° 117, p.60, obs. Ph. Merle.

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40 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

tions, les diligences qui leur auraient permis de découvrir les détournements »120. Il aurait cepen-dant fallu distinguer à cet égard, ce que ne sem-blent pas avoir fait les juges du fond, entre le commissaire aux comptes et l’expert-comptable dans la mesure où les contours de la mission du second sont fixés par le contrat qui le lie à son client et que sa mission peut ne commencer qu’après la clôture des comptes121.

Les demandeurs au pourvoi faisaient égale-ment valoir que le demandeur avait commis une faute en ne mettant pas en place un contrôle interne suffisant, la comptable ayant la maîtrise de la paie des salariés et la signature sur tous les comptes bancaires. Le moyen était sérieux car si le professionnel du chiffre ne peut se prévaloir, vis-à-vis de la victime, de la faute d’un tiers122, la faute de la victime constitue, elle, une cause d’exonération123. Il est pourtant rejeté par la Cour de cassation qui approuve la Cour d’appel d’avoir jugé que la société avait pris soin de mettre en place un contrôle externe en confiant la surveillance de la comptabilité à un expert-comptable et à un commissaire aux comptes et que ces derniers n’avaient pas émis la moindre réserve sur la consistance des contrôles internes. Dire que l’entité contrôlée ne serait pas respon-sable des défaillances du contrôle interne au motif qu’elle a confié le contrôle externe à des professionnels nous parait critiquable. Les res-ponsabilités de chacun doivent en effet être distinguées : la mise en place de procédures interne incombe à l’entité contrôlée et à elle seule ; il revient ensuite au commissaire aux comptes et, le cas échéant124, à l’expert-comptable, de prendre connaissance et d’apprécier ces procédures. C’est pour cette raison que les juges opèrent un partage de res-ponsabilité, ou même concluent à une exonéra-tion totale de responsabilité125, lorsqu’ils consta-tent que la société n’a pas exercé convenable-

120 - V. dans le même sens, CA Paris, 18 mars 2002, Bull. CNCC n° 126, p. 239, obs. Ph. Merle, se référant à un « nécessaire temps d’observation pour les professionnels concernés ».

121 - V. CA Rennes, 16 septembre 2005, Bull. Joly sociétés décembre 2005, p. 1351, jugeant que l’expert-comptable ne pouvait être tenu responsable de détournements antérieurs à l’établissement des comptes.

122 - Ce qui explique la condamnation in solidum de l’expert-comptable et du commissaire aux comptes.

123 - Viney et Jourdain, Les conditions de la responsabilité, 3è éd., LGDJ, « Traités », 2006, n° 425 s.

124 - C'est-à-dire selon la mission qui lui a été confiée.

125 - Cass. com. 14 décembre 2004, n° 01-02511, Bull. CNCC n° 136, p. 685, obs. Ph. Merle.

ment son pouvoir de direction et de contrôle de l’activité de ses salariés, sans qu’elle puisse se prévaloir, en défense, de la présence d’un ex-pert-comptable ou d’un commissaire aux comptes et ce, même si le professionnel n’a pas alerté la direction sur des faiblesses de contrôle interne126. Il est vrai cependant que la faute de la victime sera d’autant plus caractérisée que l’expert-comptable et/ou le commissaire aux comptes auront pris soin d’inviter la société à mettre en place certaines mesures de contrôle127.

3. L’évaluation du préjudice

Les juges du fond ont, comme souvent en matière de responsabilité des professionnels du chiffre, raisonné en termes de perte de chance128, laquelle est définie par la jurisprudence comme « la disparition certaine d’une éventualité favo-rable »129. La société contrôlée avait une chance de voir mettre à jour les détournements et elle a perdu cette chance par la faute de l’expert-comptable et/ou du commissaire aux comptes. Pour donner lieu à indemnisation, la chance perdue devait avoir des chances réelles et sé-rieuses de se réaliser. Le montant de la condam-nation est fonction du degré de probabilité de réalisation de la chance perdue. En l’espèce, le montant de la condamnation (400.000 euros) rapporté au montant des détournements (475.000 euros) montre que les juges, sans chiffrer expressément le pourcentage de perte de chance, ont estimé que la probabilité de déceler les détournements grâce aux diligences omises était élevée.

Sans doute soucieuse d’éviter toute complica-tion ultérieure dans l’exécution de sa décision, la Cour d’appel de Paris a précisé que le paie-ment des dommages-intérêts « interviendra, pour éviter tout indu, sous déduction des sommes au paiement desquelles les autres actions judiciaires de la société (…) auront abouti »130. Cette préci-

126 - V. notamment, CA Amiens, 8 septembre 2003, Bull. CNCC n° 131, p. 469, obs. Ph. Merle, confirmé par Cass. com., 12 juillet 2005, n° 04-10536 – Ca paris, 5 juin 2007, confirmé par Cass. com., 21 octobre 2008, n° 07-17464, Bull. Joly sociétés, mars 2009, p. 261, obs. J.-F. Barbiéri.

127 - Cass. com., 3 mars 2009, D. 2009, p. 2786, obs. A. Robert, retenant que la faute de la société a été la cause « exclusive » de son dommage.

128 - Pour l’admission du principe, V. Cass. com., 19 octobre 1999, n° 97-13446, Bull. CNCC n° 117, p. 58, obs. Ph. Merle.

129 - Cass. civ. 1ère, 21 novembre 2006, Bull. civ., I, n° 498.

130 - Dans le même sens, v. CA Orléans, 19 avril 1995, Bull. CNCC n° 99, p. 332, obs. Ph. Merle.

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sion est opportune car si la condamnation de l’auteur des malversations ne prive pas la société victime de son intérêt à agir contre le commis-saire aux comptes et/ou l’expert-comptable, c’est à la condition qu’elle n’ait pas effectivement reçu réparation131. Si, en dépit de cette précision, la société recevait une double indemnisation, le professionnel condamné (ou son assureur) serait justifié à exercer une action contre la victime pour obtenir remboursement du trop payé132.

Enfin, la différence dans les montants des condamnations (400.000 euros pour l’expert-comptable ; 80.000 euros pour le premier com-missaire aux comptes ; 50.000 euros pour son successeur) s’explique par le jeu de la prescrip-tion, plus favorable au commissaire aux comptes. Ce dernier bénéficie en effet d’une prescription spéciale de trois ans qui commence à courir à compter du fait dommageable (en l’espèce la certification des comptes)133, étant précisé que cette prescription s’apprécie exer-cice par exercice134, alors que les actions en responsabilité contre l’expert-comptable se prescrivent, depuis la loi du 17 juin 2008135, par cinq ans « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaitre les faits lui permettant de l’exercer »136. En conséquence, l’expert-comptable a été jugé responsable des détournements commis depuis 1997 alors que le premier commissaire aux comptes n’a vu sa responsabilité engagée que pour l’exercice clos le 31 décembre 2003, son successeur n’étant responsable que des détournements postérieurs à sa nomination au cours de l’exercice 2004.

131 - Cass. com., 20 juin 2006, n° 05-11454.

132 - Cass. com., 2 février 2002, n° 99-11777.

133 - C. com. art. L. 822-18 et L. 225-254.

134 - V. notamment Cass. com., 28 mars 2006, Bull. Joly 2006, 901, obs. Th. Granier.

135 - Applicable aux actions introduites après le 19 juin 2008. Avant cette date, le délai était de dix ans lorsque le client était commerçant ou lorsque l’expert-comptable exerçait sous la forme commerciale.

136 - C. civ., art. 2224.

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LA SANCTION PÉCUNIAIRE DE L'AMF EST INASSURABLE : NOTE S/ PARIS, 14 FÉVRIER 2012

PAR ANDRÉ-FRANÇOIS BOUVIER*

� Cour d'appel Paris, 14 Février 2012, n° 09/06711, JurisData : 2012-001924 ? Décision*déférée à la Cour : Jugement du 08 Janvier 2009 – Tribunal de Grande Instance de Paris – RG n° 07/10204

APPELANT Monsieur José M. représenté par Me Didier C., avocat au barreau de PARIS (…) INTIMÉE SA CHUBB INSURANCE COMPANY OF EUROPE S.E. prise en la personne de son re-présentant légal représentée par la SCP G., avocats postulants, au barreau de PARIS (…) L'affaire a été débattue le 10 Janvier 2012, en au-dience publique (…) Arrêt contradictoire par mise à disposition de l'ar-rêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de pro-cédure civile (…) M. José M. était le dirigeant de la société TELECOM CITY, qui était assurée auprès de la société CHUBB INSURANCE COMPANY OF EUROPE. Le 6 décembre 2004, l'Autorité des Marchés Finan-ciers a prononcé à l'encontre de M. M. une sanction pécuniaire de 100.000 euros, somme qui a été ra-menée à 60.000 euros par la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 13 septembre 2005. L'assureur ayant refusé sa garantie au titre de la protection juridique, M.M. l'a fait assigner devant le Tribunal de grande instance de Paris par acte du 10 juillet 2007 afin d'obtenir la mise en œuvre de cette garantie. Par jugement du 8 janvier 2009, le Tribunal l'a dé-bouté de ses demandes et l'a condamné au paiement de la somme de 1.500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile. M. M. a interjeté appel de cette décision par décla-ration reçue au greffe le 13 mars 2009. Par dernières conclusions signifiées le 13 juillet 2009, l'appelant soutient que la sanction prononcée par l'Autorité des Marchés Financiers est un acte administratif détachable d'une infraction pénale qui pourrait donner lieu à une amende pénale ; il ajoute

* François Bouvier est Avocat au Barreau de Paris.

qu'aucune clause contractuelle ne justifie l'absence de prise en charge de cette sanction ; il sollicite donc l'infirmation du jugement et le paiement des sommes de 60.000 euros avec intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 20 mars 2006 et de 3.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile. Par dernières conclusions signifiées le 2 novembre 2009, l'intimée rappelle que les amendes pénales sont inassurables par nature, en vertu de l’article 6 du Code civil, et soutient que les sanctions pécu-niaires prononcées par l'Autorité des Marchés Fi-nanciers ont une nature para-pénale et non admi-nistrative, et ont pour effet de soumettre les contre-venants à une double peine ; elle souligne que ces sanctions poursuivent le même objectif que les amendes pénales, à savoir la répression d'une in-fraction ayant porté atteinte à l'ordre public et l'ef-fet dissuasif ; elle ajoute que l'interdiction d'assurer les amendes pénales est un principe d'ordre public posé par l’article 6 du Code civil ; elle sollicite donc la confirmation du jugement et le paiement de la somme de 6.000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile. L'ordonnance de clôture a été rendue le 5 décembre 2011. MOTIFS Considérant que, aux termes de l'article 6 du Code civil, on ne peut déroger, par des conventions parti-culières, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes moeurs ; Que, s'inspirant de cette disposition générale, le contrat d'assurance souscrit par la société TELECOM CITY indiquait, en son article 32, que le dommage couvert n'incluait pas les amendes ou pé-nalités imposées par la loi ni les matières inassu-rables en vertu de la loi ; Considérant que M.M. reconnaît que les amendes pénales ne peuvent être garanties par ce contrat, mais soutient que la sanction pécuniaire prononcée à son encontre a un caractère administratif et ne peut être assimilée à une sanction pénale ; Mais considérant que le rôle de l'Autorité des Mar-chés Financiers est de protéger l'ordre public bour-sier ; Que, pour faire respecter cet ordre public, elle a été dotée d'outils répressifs, tels que les sanctions pécu-

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niaires infligées aux dirigeants sociaux ayant faussé les règles du marché ; Que ces sanctions poursuivent le même objectif que les sanctions pénales, à savoir la répression d'infractions à des textes législatifs ou réglemen-taires et un effet suffisamment dissuasif pour éviter la réitération de tels actes ; Que ce double aspect répressif et dissuasif ressort clairement des dispositions de l'article L.621-15-III du Code monétaire et financier, qui prévoit que les sanctions susceptibles d'être prononcées par l'Auto-rité des Marchés Financiers peuvent actuellement s'élever à 100 millions d'euros ou au décuple des profits éventuellement réalisés, et que la décision de la commission des sanctions peut être rendue pu-blique dans les publications, journaux ou supports qu'elle désigne ; Que le montant particulièrement élevé de ces sanc-tions pécuniaires et la possibilité offerte à l'Autorité des marchés Financiers de leur donner une publicité les rendent assimilables à des amendes pénales ; Que le caractère para-pénal de ces sanctions est renforcé par les dispositions de l’article L.621-16 du Code monétaire et financier, qui offre la possibi-lité au juge pénal d'imputer le montant de ce type de sanction sur l'amende qu'il prononce lorsqu'il statue sur les faits dont l'Autorité des Marchés Fi-nanciers a eu à connaître, ce qui démontre que ces deux sanctions sont de même nature ; Que, en outre, la fixation du quantum de ces sanc-tions pécuniaires, qui dépend, selon l’article L.621-15-III du Code monétaire et financier, de la gravité des manquements commis et des avantages ou des profits éventuellement tirés de ces manquements, est conforme aux principes généraux du droit pénal français ; Considérant par conséquent que la société CHUBB INSURANCE pouvait légitimement déclarer la sanction pécuniaire infligée à M.M. inassurable au sens de l'article 32 du contrat d'assurance souscrit par la société TELECOM CITY ; Que, dès lors, le jugement doit être confirmé en toutes ses dispositions ; Considérant par ailleurs que l'équité commande d'allouer à l'intimée la somme complémentaire de 2.000 euros sur le fondement de l’article 700 CPC ; Que l'appelant doit en revanche être débouté de ses demandes ; PAR CES MOTIFS : La Cour statuant publiquement par arrêt contradictoire et en dernier ressort, Con-firme en toutes ses dispositions le jugement qui a été rendu le 8 janvier 2009 par le Tribunal de grande instance de Paris ; Et, y ajoutant, condamne M. José M. à payer à la société CHUBB INSURANCE COMPANY OF EUROPE SE la somme de 2.000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile ; Déboute M.M. de ses demandes ; Condamne M.M. aux dépens de première instance et d'appel, qui

pourront être recouvrés conformément aux disposi-tions de l’article 699 du Code de procédure civile.

La Cour d’appel de Paris réaffirme ici le ca-ractère « quasi pénal » des sanctions financières prononcées par l’Autorité des Marchés Finan-ciers en vertu des pouvoirs qu’elle tire de l’article L621-15 du Code Monétaire et Finan-cier. Elle le fait toutefois dans un domaine en-core peu exploré : celui de la prise en charge de la sanction administrative par un assureur et affirme que l’article 6 du Code Civil s’oppose à la validité d’une convention ayant pour objet de garantir de telles condamnations. Avec une motivation développée, les magistrats rappellent le double caractère, répressif et dissuasif de ces sanctions, qu’ils insèrent dans un objectif de protection de l’ordre public boursier, destiné à assurer le bon fonctionnement des marchés. Leur décision nous donne l’occasion de revenir sur quelques enjeux de cette assimilation du droit administratif répressif à la matière pénale (1) et d’en tirer les conséquences sur leur prise en charge par une couverture d’assurance, et même au-delà, sur le transfert à autrui de la charge définitive de telles sanctions (2).

Les sanctions prononcées par l’Autorité des Marchés Financiers ont une nature quasi pénale

L’article L 621-15 III du CMF est l’héritier des dispositions de l’article 9-2 de l’ordonnance du 28 septembre 1967 donnant un pouvoir de sanctions à l’ancienne Commission des opéra-tions de bourse. Saisi par 60 sénateurs, le Con-seil constitutionnel admettait la constitutionna-lité du dispositif mis en place, tout en souli-gnant le caractère punitif des sanctions annon-cées. Il soumettait néanmoins la constitutionna-lité à une réserve d’interprétation au visa de l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui « dispose notamment que la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires », ajoutant que « ce principe ne concerne pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s’étend à toutes sanctions ayant le caractère d’une punition, même si le Législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle ». Il déduisait qu’en cas de pour-suites engagées à la fois devant le juge pénal et devant l’autorité administrative, il convenait que « le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé

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de l‘une sanctions encourues »137. Au fil des an-nées, se sont dessinés les contours d’un droit administratif répressif qui, s’appuyant tantôt sur les garanties constitutionnelles, tantôt sur les garanties conventionnelles de la CESDH, l’ont sensiblement rapprochée de la matière pénale. Une nouvelle intervention du Conseil constitu-tionnel affirmait que « doivent être respectés les principes de la nécessité et la légalité des peines, ainsi que les droits de la défense, principes appli-cables à toute sanction ayant le caractère d’une punition, même si le Législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridic-tionnelle ».138 La protection conventionnelle accordée par la CESDH devait rapidement pren-dre le relais et le Conseil d’état dans sa décision « Didier » du 3 décembre 1999 affirmait que « quand il est saisi d’agissements pouvant donner lieu aux sanctions prévues par l’article 69 de la loi du 2 juillet 1996, le Conseil des marchés financiers doit être regardé comme décidant du bien fondé d’accusations en matière pénale au sens des stipu-lations précitées (l’article 6§1 de la CESDH )139. Quelques mois plus tard la Cour d’appel de Paris prononçait l’annulation de poursuites engagées devant la Commission des Opérations de Bourse dès lors que la procédure suivie de-vant la Commission ne répondait pas aux ca-nons européens d’un tribunal impartial, requis en application de l’article 6§1140. Au gré des réformes et des décisions, la plupart des garan-ties procédurales du procès pénal ont ainsi été imposées aux autorités administratives indé-pendantes dotées d’un pouvoir de sanction141. Dans le même temps, les sanctions prononcées par une autorité administrative empruntaient leurs caractéristiques aux sanctions pénales, avec notamment l’affirmation du principe de proportionnalité, expressément rappelé à l’article 621-15 III du CMF, en vertu duquel le montant de la sanction doit être « fixé en fonc-tion de la gravité des manquements commis et en relation avec les avantages ou les profits éventuel-lement tirés de ces manquements ». Le principe de personnalité de la peine a également très tôt été

137 - Conseil constitutionnel décision no. 89-260 DC du 28 juillet 1989 paragraphes 18 à 22.

138 - Conseil constitutionnel 22 avril 1977, DC 97-389 considérant no. 30.

139 - CE 3 décembre 1999 Didier, Bulletin Joly 2000 p. 29 observations Bienvenu – Perrot.

140 - CA Paris 7 mars 2000, Dalloz 2000 Actualités Juri-dique 2000 page 212.

141 - Pour l’application du principe d’indépendance et d’impartialité : CE 30 mai 2007 no. 283 888, Conseil constitutionnel 12 octobre 2012, décision 2012-280 QPC.

affirmé par la Cour d’appel de Paris, écartant la recevabilité d’un recours exercé par l’épouse et par le représentant des créanciers d’un dirigeant de société condamné par la COB, dans une motivation explicite : « la décision contestée est une décision de condamnation rendue à l’issue d’une procédure qui, bien que de nature adminis-trative, vise comme en matière pénale par le mon-tant élevé des sanctions et la publicité qui lui est donnée à punir les auteurs des faits contraires aux normes générales édictées par les règlements de la Commission, à dissuader les opérateurs de se livrer à de telles pratiques. »142. Pour la Cour de cassation, ce même principe de personnalité exclut qu’une sanction financière administrative soit prononcée à l’encontre d’une société absor-bante après la disparition de la personne morale absorbée ayant commis le manquement fautif143. On relèvera à cet égard une divergence d’appréciation avec le Conseil d’état qui, faisant prévaloir l’objectif de régulation des marchés, considère que le principe de personnalité de la peine ne fait pas obstacle à ce qu’une sanction pécuniaire soit infligée à une société absorbante pour des faits commis par la société qu’elle a absorbée. Le juge administratif admet cependant que le principe retrouve son efficacité pour l’application de sanctions autres que pécu-niaires, jugeant que la peine de blâme ou celle, accessoire, de la publication de la décision ne pouvait être infligée à la société absorbante144. Dans les faits, il est constant que la Commission des Sanctions de l’AMF motive régulièrement ses décisions en considération du principe de personnalité des peines. Elle tient compte par exemple des difficultés rencontrées par la per-sonne poursuivie ou de l’existence d’un plan de redressement de la société pour alléger sa sanc-tion pécuniaire jusqu’à la ramener à l’euro sym-bolique145 ou insiste à l’inverse sur la situation patrimoniale aisée ou les avantages personnels obtenus à raison du manquement pour solliciter

142 - CA Paris 8 juin 2004, Revue de droit bancaire et financier, novembre-décembre 2004 § 274, observations AP.

143 - Cass. Com. 15 juin 1999, Bulletin Joly Bourse 1999, page 579, note N. Rontchevsky

144 - CE 22 nov. 2000, Crédit Agricole Indosuez Che-vreux, no. 207-697, publié au Lebon ; - 17 déc. 2008 Société ODDO et compagnie, no. 316 000 publié au Lebon.

145 - Décision COB Régina Rubens 4 mars 2003, bulletin COB 2003 n° 300 ; décision AMF, Mr A, du 1er déc. 2005 site Internet de l’AMF, décision AMF 5 mars 2009, société NORTENE, site Internet de l’AMF.

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une sanction « exemplaire »146. Elle retient en-core une forme de récidive, à raison d’une pré-cédente condamnation pour des manquements de même nature147. Au final, la proximité entre les deux systèmes répressifs est telle que le Légi-slateur a prévu, en cas de poursuites pénales engagées pour des faits ayant déjà été sanction-nés par l’Autorité des Marchés Financiers, que la juridiction pénale a la faculté d’imputer la sanc-tion pécuniaire déjà prononcée par l’AMF sur l’amende qu’il peut être amené à prononcer (art. L 621-16 du CMF). Un auteur observe que la pratique du Tribunal correctionnel de Paris montre que cette faculté est généralement appli-quée, ce qui conduit à s’interroger sur l’opportunité du maintien de deux procédures concurrentes.148 Au-delà même de ces interroga-tions, nombreux sont les auteurs qui voient dans cette coexistence de deux systèmes répres-sifs, prononçant des peines de même nature, une violation de la règle « ne bis in idem », con-traire aux engagements internationaux de la France, et notamment à l’article 4 du protocole no. 7 additionnel à la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fonda-mentales, estimant que les réserves formulées par la France sur ce point seraient contes-tables149. En l’état cependant, la Cour de cassa-tion, comme le Conseil d’état150, confortés par la décision du Conseil constitutionnel du 28 juillet 1989151 refusent d’assimiler complètement les deux types de sanctions. Pour certains, il faut y voir des règles concourant à la protection de deux ordres publics différents, la loi pénale visant à punir un comportement qui nuit à l’intérêt social et à prévenir la récidive, la ré-pression administrative visant à sanctionner les

146 - Déc. AMF du 8 juill. 2004, Andrieux, site Internet de l’AMF.

147 - Déc. AMF du 5 juin 2013, société LADO et autres, site Internet de l’AMF

148 - E. Dezeuze « Abus de marché : de la coexistence à la coordination des procédures répressives administrative et pénale ? » Revue droit bancaire et financier mars – avril 2013 page 82.

149 - N. Rontchevsky : « Pour en finir avec une acrobatie intellectuelle française : retour sur le cumul des procédures administrative et pénale en matière d’abus de marchés », Bulletin Joly Bourse décembre 2012, p. 610 et Y. Paclot Note s/Cass QPC 8 juillet 2010, Revue des Sociétés 2011 p. 371.

150 - CE 30 mai 2007 Dubus no. 283 388 acceptant le cumul des sanctions prononcées par deux AAI : l’AMF et la Commission Bancaire ; Conseil d’état 6 juin 2008, Leblanc, no. 299 203 sur le cumul entre sanction prononcée par l’AMF et sanction pénale.

151 - Décision 89-260 DC du 28 juillet 1989 suscitée.

auteurs de manquement et à contribuer au bon fonctionnement des marchés ainsi qu’à garantir la sécurité des intervenants152. Quoiqu’il en soit, sanctions pénales et sanctions administratives conservent des caractères communs, qui ont permis à la Cour d’appel de Paris de trancher, dans la décision ici rapportée, la question iné-dite en jurisprudence de la validité d’une police d’assurance qui garantirait la prise en charge des conséquences pécuniaires des sanctions infli-gées par l’Autorité des Marchés Financiers.

La prise en charge par autrui des consé-quences financières des sanctions de l’Autorité des Marchés Financiers

L’arrêt du 12 avril 2012 vient ponctuer un débat alimenté depuis quelques années par une doctrine ayant ouvert une réflexion en faveur de la validité des polices d’assurance permettant la prise en charge des amendes administratives, comme d’ailleurs des amendes pénales, infligées aux dirigeants des sociétés lorsque les faits à l’origine de la sanction ne résulteraient pas d’un comportement délibéré, assimilable à une faute intentionnelle ou dolosive153. Contestant d’abord la portée des dispositions de l’article 6 du Code Civil qui prescrivent qu’ » on ne peut déroger par des conventions particulières aux lois qui intéres-sent l’ordre public et les bonnes mœurs », ces auteurs estiment que les décisions de la Cour de cassation ayant déclaré nulles certaines garan-ties d’assurance, sont trop peu explicites quant à l’application effective de l’article 6 du Code Civil154. Ils observent que la doctrine générale-ment enseignée n’a pas d’autre soutien jurispru-dentiel que ces décisions, à la fois rares et an-ciennes, et réfutent les avis de la Tutelle admi-nistrative, qui, par deux fois au moins, a de-mandé le retrait de polices couvrant les consé-quences pécuniaires d’une sanction pénale155. Jugeant ces décisions insuffisamment étayées

152 - S. Thomasset-Pierre Commentaire de la loi du 1er aout 2003, Recueil Dalloz 2003 p. 2951.

153 - J. Kullmann : « Amendes pénales et amendes admi-nistratives infligées aux dirigeants : pour une assurance raisonnée » JCP Entreprises 2009 n° 10 - 1226 ; M. Robart et A. Freneau « Les sanctions pécuniaires à la limite de l’assurabilité » in L’Argus de l’Assurance, nov. 2012 p. 46.

154 - Cass. Com. 21 juin 1960 RG DA 1961 page 53 et Cass. Civ. 1ère, 5 mai 1993 RG AD 1993- 897 note J. Kull-mann.

155 - Couverture d’une mesure de suspension de permis de conduire prononcée à titre de peine par une juridiction pénale (Rep. min. n° 47504 : JOAN Q 15 février 1993, p.597) ou encore paiement des amendes encourues par une personne à raison d’une infraction commise par une autre (cf. J. Kullmann art. préc.).

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pour justifier, au nom de l’article 6 du Code Civil, un principe général de nullité de toute convention d’assurance garantissant une sanc-tion pénale, cette doctrine se tourne alors vers les dispositions du Code des Assurances et son article L113-1, excluant la garantie des seules fautes intentionnelles de l’assuré (avec cette particularité que la faute intentionnelle, au sens de ce texte, s’entend de la faute qui a voulu créer le dommage tel qu’il s’est produit). Souli-gnant que les manquements susceptibles d’être sanctionnés en matière d’abus de marché résul-tent souvent de fautes non intentionnelles au sens de l’article L113-1, voire de faits commis par des préposés, les partisans de l’assurabilité concluent que l’article L113-1 du Code des Assurances autorise la garantie des condamna-tions pécuniaires administratives et pénales sanctionnant des fautes non intentionnelles. Ces thèses ont été contestées avec virulence, no-tamment par les auteurs du Lamy Droit des Assurances156, ainsi que par le Professeur Luc Grynbaum157. La Cour d’appel de Paris donne raison aux adversaires de l’assurabilité. Elle met en valeur l’argument tiré de la contrariété à l’ordre public énoncé à l’article 6 du Code Civil. Les juges confirment ainsi qu’une convention qui fait échec à l’application de dispositions ayant pour objet de sanctionner un comporte-ment contraire aux règles de bon fonctionne-ment des marchés et à celles nécessaires à la protection des investisseurs, déroge bien à l’ordre public considéré. D’autres fondements avaient également été avancés par les adver-saires de l’assurabilité, et notamment celui tiré de l’exigence d’une cause licite au contrat d’assurance et à chacune de ses garanties, con-formément aux dispositions des articles 1131 et 1133 du Code Civil158. C’est d’ailleurs sur le fondement de l’illicéité de la cause que la même Cour a statué pour déclarer nul le contrat d’assurance destiné à garantir la tenue de l’exposition « Our Body », qui avait été interdite par le TGI de Paris159. L’article 121-1 du Code

156 - Lamy Droit des Assurances 2013 § 2101 et s.

157 - L. Grynbaum : note sous Cass. Civ 2ème 14 juin 2012, Rev. Sociétés nov. 2012, p. 639.

158 - L. Grynbaum préc ; v. aussi les conclusions de l’avocat général G. Azibel sur le pourvoi ayant donné lieu à l’arrêt Civ.2éme du 14 mai 2012,qui se prononce sur la question de l’intentionnalité de la faute, pour rejeter le pourvoi de la décision ayant refusé la garantie ; Revue Lamy droit civil 2012 – 95.

159 - « Assurance et "corps plastinés" : le classicisme juridique n’est jamais anodin », note Ch. BYK sous CA Paris 5 févr. 2013, JCP G 2013, p.346.

Pénal et le principe de personnalité des peines vient encore renforcer la solution : la sanction administrative comme la sanction pénale ont une fonction punitive et dans un cas, comme dans l’autre, l’autorité chargée de la prononcer est invitée à adapter la sanction au comporte-ment de la personne poursuivie (pouvoir dont la commission des sanctions de l’AMF use régu-lièrement, comme on l’a vu). Il est évident que le principe de la personnalité des peines serait évincé par la couverture d’assurance, en ôtant à la sanction son caractère punitif, et en vidant de sens l’invitation faite à l’autorité administrative de se prononcer en fonction de la gravité du manquement commis ou en relation avec les avantages et les profits réalisés (profits qui se-raient conservés si la sanction était prise en charge par un assureur). La décision prise par la Cour d’appel de Paris parait donc solidement étayée. Au-delà du transfert de la charge de la sanction par voie contractuelle, la présente décision nous invite à poursuivre la réflexion et à s’interroger sur une autre forme de transfert de la sanction sur autrui, qui naîtrait de l’action en responsabilité que la personne condamnée pourrait être tentée d’engager à l’encontre de tiers qu’elle estimerait responsables de l’infortune l’ayant conduite à être poursuivie et sanctionnée sur le fondement d’un abus de marché. Dans cette hypothèse, le dirigeant d’un émetteur, condamné pour un manquement non intentionnel pourrait considérer que la sanction subie est la conséquence de la défaillance de ses conseils ou de ses contrôleurs externes, et cher-cher en conséquence à engager leur responsabi-lité en arguant d’un préjudice résultant des poursuites et des sanctions prononcées contre lui. Là encore, le principe de personnalité des peines s’oppose clairement à une telle dé-marche. Comme la Cour d’appel de Paris l’a relevé en 2004 pour écarter la recevabilité du recours engagé par un tiers contre une décision de sanction de la COB, « Le caractère personnel attaché à de telles sanctions implique que leur contestation soit réservée à la personne qui en fait l’objet »160. On peut ajouter que, réciproque-ment, le principe de la personnalité des peines s’oppose à tout transfert sur autrui de la charge de la peine prononcée, fusse à la faveur d’une action en responsabilité. La solution est acquise en matière pénale, la chambre criminelle ex-cluant tout recours entre co-auteurs ou com-plices à l’encontre de l’auteur d’une infraction, pour la prise en charge du préjudice causé à une

160 - CA Paris 8 juin 2004 Revue de Droit Bancaire et Financier, novembre – décembre 2004 § 274.

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personne à raison de sa déclaration de culpabili-té et de sa condamnation161. De manière plus nette encore, la première chambre civile de la Cour de cassation a écarté l’action en responsa-bilité engagée par un promoteur, dirigée contre les architectes et la SCP de notaires qui avaient concouru par leurs manquements, à la commis-sion d’une infraction aux règles d’urbanisme pour laquelle ce promoteur avait été condamné. La Cour de cassation casse sans renvoi la déci-sion de la Cour d’appel qui avait validé à cette démarche, en retenant que « la publication or-donnée par la juridiction pénale constitue une peine complémentaire de la sanction principale prononcée contre son dirigeant et que la société n’était pas fondée, même en sa qualité de civile-ment responsable de celui-ci, à demander répara-tion d’un préjudice résultant d’une mesure édictée par la loi pénale »162. On voit donc par-là que les sanctions pénales, et celles qui leur sont assimi-lées en leur empruntant leur caractère punitif, doivent être subies par les personnes que la loi désigne, sans que ces dernières ne puissent s’en dégager, que ce soit par le moyen d’une conven-tion ou par celui d’une action en responsabilité, la première comme la seconde ne pouvant faire échec au principe de personnalité de la peine.

161 - Cass. Crim. 28 octobre 1997 bull. Crim. 353.

162 - Cass. Civ. 1ère, 28 juin 1989, bull. Civ I, 967.

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Fin janvier

Fin février

Fin mars

Mi juin

Mi août

Mi septembre

80 $ 70 $ 55 $ 45$ 38 $ 28 $

ANDERSEN APRÈS ENRON : DE LA PORTÉE ET DE L’EFFECTIVITÉ D’UNE SANCTION EXTRÊME INFLIGÉE À UN CABINET D’AUDIT

PAR JEAN-BAPTISTE BONHOURE, CHARLES CATTENOZ, NATHANAËL GRONSTEIN, NICOLAS GURNOT ET LOUIS-ALEXANDRE MAURY*

L'affaire*Enron / Andersen est aujourd'hui citée dans tous les ouvrages de corporate go-vernance. Son ampleur, la réputation de l'entre-prise et de son auditeur, les conséquences de cette crise sur les dispositifs de contrôle des marchés et de l'audit, en font un cas de réfé-rence.

Pourtant, dix ans après la révélation de cette affaire et la disparition d’Andersen, la Commission européenne constate que le marché de l'audit n'a cessé depuis de se concentrer autour des 4 "Big 5" de l'audit demeurés en place, induisant de nouveaux risques concer-nant l'information financière des marchés. Par ailleurs, la condamnation judiciaire d'Arthur Andersen pour entrave criminelle à la justice a été cassée par la Cour suprême des États-Unis, favorisant un certain revival de la part des an-ciens de la firme.

Ainsi doit-on s’interroger : l’extrême sanction d’Arthur Andersen, que d’aucuns perçoivent comme excessive, a-t-elle également marqué les « arthuriens », voire la communauté des audi-teurs163 ?

Fin 2001, la révélation de l’affaire Enron / Andersen surgit dans un contexte économique particulier. Depuis plus d'un an, la faible infla-tion et les taux d’intérêt très bas ont participé au « gonflement » artificiel des valeurs technolo-giques et de télécommunication dans le monde entier. Mais, sous la pression de la remontée des taux d’intérêt à long terme, la bulle craque au

* Master CCA, Université Paris-Dauphine, sous la direction d’Emmanuel Charrier.

163 - Cet article puise à une étude exploratoire menée par ses auteurs durant leur Master CCA (cours Fraudes con-trôle gouvernance, dirigé par Pr. Emmanuel Charrier) à l’Université Paris-Dauphine. L’étude a consisté en analyses de presse, rapports et autres publications, complétées d’entretiens avec quatre anciens d’Andersen (MM. Bouquot, Chiarasini, Proglio et Tolub), que l’équipe remercie.

printemps 2001. La crise qui s'en suit s’étend à l’ensemble des bourses de valeurs.

Enron, alors septième firme des États-Unis par sa capitalisation boursière grâce à ses activi-tés diverses dans le secteur de l’énergie et plus spécifiquement du courtage d’électricité, voit son titre choir en quelques mois :

Par ailleurs, Enron a conclu des contrats fi-nanciers (options et contrats à terme) adossés à la valeur de son titre. Les contrats prévoient un remboursement anticipé dans deux cas : si la valeur de l’action baisse sous un certain niveau compris entre 28,3$ et 55$ par action ou si la notation de sa dette senior tombe sous un cer-tain niveau. Toutefois, une part importante des dettes du groupe ont été logées dans des entités ad hoc déconsolidées (Special Purpose Entity). Quelques 3000 SPE sont en place en 2001, aux noms étranges : Jedi, Chewco, Yosemite…, et dans lesquelles sont également logés des actifs du groupe. 3% au moins de la valeur de leurs actifs étant réputés contrôlés par des tiers, ces SPE étaient déconsolidées des bilans d’Enron, de son point de vue conformément aux règles amé-ricaines. Mais les dettes de ces SPE sont égale-ment liées à la notation du groupe164.

Ces tensions financières et la mise en vente d'un nombre important d’actions par les diri-geants d’Enron éveillent l’attention de la SEC qui ouvre une enquête le 31 octobre. Parallèle-ment, le 8 novembre, selon une pratique comp-table néanmoins usuelle, Enron notifie à la SEC un retraitement comptable sur quatre ans. Ces

164 - Sur cette présentation, v. par exemple M. Piaget et C. Baumann, « La chute de l’empire Andersen », Dunod, 2003, M.A. Frison-Roche, « Les leçons d’Enron. Capita-lisme, la déchirure », Editions Autrement 2007, J. Solo-mon, “Corporate governance and accountability”, Wiley, 2007, 2nd ed.

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corrections, quoique mineures, contribuent à l'inquiétude des marchés et du régulateur.

La chute du cours et la dégradation de la no-tation d'Enron déclenchent la déchéance du terme de certaines dettes des filiales déconsoli-dées. Enron se trouve en état de défaut, et de-mande, le 2 décembre 2001, à bénéficier du "chapitre 11" de la loi sur les faillites (procédure collective). Très rapidement, les traitements comptables posent question et avec eux, le rôle de l'auditeur, Andersen.

Andersen est alors considéré comme la pre-mière en réputation des 5 firmes mondiales d'audit et de conseil (les "Big Five"). La firme, créée par Arthur Andersen à la fin du XIXe, présente dans 84 pays et réunissant 85.000 collaborateurs, est connue pour fonder son succès sur 4 piliers : le personnel, les clients, la qualité, et les performances financières. Mais cela n’empêche évidemment pas Andersen (par ailleurs mise en cause dans les affaires Waste Management et Sunbeam) de devoir s’expliquer dans le cadre des enquêtes de la SEC et du Con-grès américain sur Enron. Par ailleurs, Andersen est visé par plusieurs plaintes : une plainte col-lective contre 29 dirigeants d’Enron et contre l'auditeur, et une enquête de la SEC concernant les responsabilités dans la diffusion de mau-vaises informations. Andersen est alors accusé d’avoir manqué à ses devoirs d’auditeur, en ne mettant pas l'accent sur la diffusion de fausses informations qu’engendraient les déconsolida-tions des SPE, mais aussi pour avoir volontai-rement détruit des documents au cours des enquêtes. Andersen tentera immédiatement de se défendre en expliquant que cette destruction est ancrée dans les processus internes, pratique standard dans les cabinets d’audit. Mais le DoJ (Departement of Justice) reste hermétique à cette justification et décide alors d’inculper Andersen le 14 mars 2002 pour entrave à la justice. Dès lors, la firme voit sa licence suspendue aux États-Unis et perd la confiance de ses clients, conduisant chaque entité du réseau à « s’engager dans une course à la survie »165, ce qui accélère l’éclatement du réseau mondial de la firme.

Le 6 mai 2002 s’ouvre alors le procès Ander-sen. Le 15 juin, la firme qui n’en est plus une puisqu’elle est déjà globalement décimée, est reconnue coupable d’entrave criminelle à la justice. Cette date ne marque pas la fin de cette affaire car, en 2005, la condamnation sera annu-lée par la Cour suprême. Une réhabilitation

165 - N. May, « La chute de la maison Andersen », METROPOLIS, 2003.

juridique d’Andersen mais surtout morale des anciens associés s’est amorcée. Nous nous inté-resserons alors aux directions qu’ont pris ces derniers au niveau mondial, et nous étudierons l’impact qu’a pu avoir une telle affaire sur leur carrière.

La déchéance d'une firme

La dissolution d’Andersen est pour M Chia-rasini, associé chez Ernst & Young et ancien d’Andersen, « un énorme gâchis »166. Sentiment partagé par Aldo Cardoso, Président France en 2002, qui rappelle le soutien manifesté par les entreprises : « Nous avons reçu des messages de soutien de nos clients français. Ils sont contents de notre travail et ils font bien la différence avec le problème qui a eu lieu à Houston »167. Pour ce dernier, cette affaire remet en question le rôle de l’auditeur : « Est-ce son devoir d'avertir le public qu'il y a un risque pour le client à poursuivre tel ou tel modèle économique qu’il a jusque-là développé avec un succès apparent ? »168.Toutes les négocia-tions de M.Berardino (Président d'Andersen en 2001) avec le DoJ afin d'éviter l’inculpation d’Andersen pour entrave à la justice échoueront, malgré le fait que l’ancien président de la SEC, Arthur Levitt, ait affirmé la veille de l’inculpation, que « la survie d’Andersen est une question d’intérêt national ».

Les conséquences de cette inculpation n’ont pas été les mêmes pour les salariés et les asso-ciés. Ces derniers ont dû vendre leur cabinet à « prix d'ami », comme l'indique Randolph Bla-zer, président de BearingPoint. « Deux ans plus tôt, dit-il, nous aurions sans doute payé cette ac-quisition plus du double »169. Les salariés de l'enti-té américaine ont sans doute été les plus tou-chés : avant même la décision du tribunal, nombre d'entre eux ont dû être limogés et il semble qu'il leur ait été difficile de trouver un emploi auprès des autres Big Five, un peu moins auprès des cabinets régionaux. Néanmoins, une fois les sanctions annoncées, des liens de solida-rité particulièrement forts entre les anciens se sont exprimés à compter de l'interdiction d'exercice. La manifestation du 20 mars 2002 réunissant plus de 600 employés vêtus de tee-

166 - Entretien M. Chiarasini, 26/10/2012, Ernst & Young, Tour First.

167 - Rapport de 2002, « La concentration du marché de l’audit », Libération, 8 mars 2012.

168 - Entretien avec M. Cardoso, La Tribune, 25 janvier 2002.

169 - S. Raphanaud, « Andersen Consulting baisse le ri-deau », Le Figaro, 2002.

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shirt portant l’inscription « I am Arthur Ander-sen » (Je suis Arthur Andersen) devant la Cour fédérale de Houston, en est caractéristique. La situation des salariés français est différente, par l'effet de la reprise du cabinet par Ernst & Young. Cependant, les « arthuriens » ont pu rencontrer des difficultés d'intégration et être associés à la commission d'une faute majeure, même s’ils estimaient « n’avoir rien fait de mal »170. Toutefois comme le rappelle Éric Woerth, là encore, « les conditions de la dispari-tion du cabinet ont soudé tous ceux qui ont été meurtris par l'injustice d'une mise à mort à cause d'erreurs commises par quelques-uns. Il y avait un vrai attachement à cette organisation, exigeante, mais humaine »171. Cet attachement se retrouvera dans la mobilisation des associés d’Andersen et de ses salariés français réunis mi-février 2002 pour une séance de team-building. Comme l'indique M. Chiarasini, un forum mondial et une cellule de crise avaient été mis en place, afin d’échanger sur le déroulement de l’affaire et de recevoir les questions des salariés. La disparition d’Andersen a modifié la profession par le vote aux États-Unis, le 30 juillet 2002, du Sarbanes-Oxley Act (SOA). Cette première grande ré-forme légale depuis 1930 pour les sociétés co-tées aux États-Unis s’est effectuée dans un con-texte d’urgence, sous la contrainte de l’opinion publique. Elle crée un organisme de tutelle de l’audit : le PCAOB (Public Company Audit Over-sight Board), ce qui met fin au peer review172. Les cabinets ne peuvent plus désormais cumuler les fonctions d’audit et de conseil pour un même client. Paradoxalement, cette règle va renforcer la concentration du marché, que le commissaire européen, M. Barnier, a depuis stigmatisée comme « néfaste et contreproductif »173. Enfin, le SOA impose que les comptes des entreprises cotées soient certifiés par le président et le di-recteur financier et le texte renforce les sanc-tions pénales à leurs encontre, en dépit de la contestation du dispositif174.

170 - P. Ullatil, "Ever-present past: The Arthur Andersen story, five years after",A Plus, Avr. 2007, 32-34, http://app1.hkicpa.org.hk.

171 - L’expansion, 1/2/2010.

172 - Contrôle par les pairs.

173 - Entretien M. Bouquot, 05/10/2012, Ernst & Young, Tour First.

174 - Ainsi le mémorandum Thompson juge qu’il est inefficace d’inculper pénalement toute une société et considère préférable la condamnation à des pénalités. Cf. L. Fines, Memo Thompson: US Department of Justice, Office of the Deputy Attorney General Larry D. Thompson,

Les enjeux du procès d'Arthur Andersen sur le marché de l’audit s'expriment aussi dans les motifs d’accusation, dont l'un s’attachait à l’exemplarité : « La nécessité de décourager d’autres [sociétés] de tenter des activités simi-laires »175. Pourtant, dans le même temps, un rapport du Sénat américain estime qu'il faut tenir responsable les associés et les employés plutôt que l’entreprise dans son intégralité, et considérer les implications des sanctions pos-sibles sur le marché de l’audit (« Hold partners and employees rather than the entire firm accoun-table and consider the implications of possible sanctions on the audit market”)176. Ce rapport estime que la disparition d’Andersen entraine la création d’un « oligopole fort ». C’est pour éviter cela que pendant la rédaction du SOA, le Con-trôleur général des États-Unis met aussi en garde contre la tentation d’exemplarité dont a fait preuve le DoJ dans l’inculpation d’Andersen177 et formule des recommandations en vue d’augmenter le nombre de cabinets ca-pables d’opérer à l’échelle mondiale.

L’éclatement du réseau Andersen

La fin du réseau Andersen, et surtout son éclatement en dépit des tentatives de solutions globales portées par M. Cardoso, s'opèrent à une vitesse extrême. Dès le 22 mars, quelques jours seulement après l’annonce de l’inculpation de la firme, c’est un accord entre la Chine et PwC d’une part, et la Russie avec E&Y d’autre part qui sont annoncés. M. Cardoso va continuer d’essayer de conclure un accord avec KPMG, accord qui se veut « le plus large possible »178, et ce, jusqu’au 3 avril, non sans avoir dû constater la désolidarisation massive de nombreuses so-ciétés. Le 25 mars, la Nouvelle-Zélande annonce un accord avec E&Y. Le 29, c’est au tour de l’Australie de signer un accord avec E&Y, et le 3 avril enfin c’est l’Espagne qui annonce un ac-cord avec Deloitte. Suite au renoncement de M.

Principles of Federal Prosecution of Business Organiza-tions, 2003.

175 - C. Baumann, « Andersen a laissé place à un oligo-pole », FINANCE & BIEN COMMUN, 2005.

176 - General Accounting Office (GAO), Public Accounting Firms - Mandated Study on Consolidation and Competi-tion, Report to the Senate Committee on Banking, Hou-sing, and Urban Affairs and the House Committee on Financial Services, Washington, July 2003, cité par C. Baumann, op.cit.

177 - Rapport du contrôleur général des États-Unis sur la concentration des cabinets d’audit, cité par C. Baumann, op.cit.

178 - N. May, op.cit., p. 75-82.

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Cardoso, le processus s’accélère et en quinze jours le réseau sera complètement éclaté entre les quatre « Big 5 » restants. Au niveau mondial le partage s’effectue ainsi essentiellement entre Deloitte et E&Y.

La solution collective a donc été abandonnée au niveau mondial. Mais elle ne l’a pas été tota-lement aux échelons régionaux. M. Chiarasini explique l’une des raisons du choix de E&Y : « En France notamment, la solution de E&Y a été retenue parce qu’elle offrait la plus forte perspec-tive d’intégration »179. Il existe encore un fort sentiment d’appartenance des anciens « arthu-riens » : « certains anciens qui sont passés chez E&Y considèrent qu’ils travaillent toujours chez Arthur Andersen »180. Selon M. Bouquot associé et responsable de l’Audit d’Ernst & Young France et ancien d’Andersen : « Au niveau mon-dial, la reprise par E&Y a été la plus réussie, car elle s’insérait dans une stratégie globale du groupe de tirer la firme vers le haut »181. En France no-tamment, la forte concentration résultant de la reprise par E&Y conduit de nombreux avocats ex « arthuriens » vers d’autres structures.

Les démarches de groupes se sont donc beaucoup dirigées vers les autres Big. On note cependant qu’A.D. Koltin, PDG de PDI Global Inc, déclare : « nous savions tous que les gens d’Andersen rejoindrait les Big. Mais ce que nous avions sous-estimé c‘est le nombre d’anciens An-dersen qui rejoindrait les entreprises régio-nales »182.

Le grand gagnant de ce remaniement a donc été E&Y et dans une moindre mesure Deloitte. KPMG pourtant favori des négociations glo-bales, se concentre uniquement sur l’Afrique du Sud et la Thaïlande. PwC, considéré comme en position dominante, n'intègre que la Chine.

Une réhabilitation dans l’ombre

Le 31 mai 2005 marque la fin d’une longue procédure pour l’ensemble des anciens « arthu-riens ». La Supreme Court, l’équivalent en France de la Cour de Cassation, casse à l'unanimité la première décision de justice du 5ème District, estimant qu'il n'est pas établi qu'Andersen ait "corruptly" organisé la destruction de documents concernant l'affaire Enron, cette destruction ayant

179 - Entretien M. Chiarasini, 26/10/2012, op.cit.

180 - Entretien M. Bouquot, 05/10/2012, op.cit.

181 - Entretien M. Bouquot, 05/10/2012, op.cit.

182 - S. Klein, "Andersen collapses : The ignoble demise of Chicago's top professional services firm signaled the end of an era", CRAIN’S CHICAGO BUSINESS, 2008.

été initiée avant toute enquête officielle et dans le cadre d'une procédure normale de désarchivage. M. Michael Oxley, instigateur de la loi SOX de 2002, déclare alors : « La plus grosse erreur a été la mise à mort d’Arthur Andersen. Cela vient di-rectement de la Maison Blanche. Une énorme erreur » (« The biggest mistake was the death penalty for Arthur Andersen. That came right from the White House. […] A big mistake. »)183.

Cette décision de la Cour suprême met fin aux procédures pénales contre Andersen : le DoJ n'engage pas alors de poursuites en lien avec l'information financière produite par Enron et cautionnée par Andersen. Au demeurant, le réseau Andersen est déjà pleinement dissous et des poursuites civiles sont pendantes contre l'entité dont l'actionnariat a été recyclé, et qui ne compte plus que quelque 200 collaborateurs, dédiés au suivi des contentieux.

Cette victoire juridique n’offre ainsi pas une réelle réhabilitation à l’ancien cabinet. M. Chia-rasini, alors associé chez Andersen, explique ainsi : « Les tentatives des médias, ou d’autres, de donner à croire à l’existence d’une complicité géné-ralisée de l’« organisation Andersen » avec les coupables de ces fautes entre dans la tradition récente d’une certaine société médiatisée et globali-sée à outrance : créé un Andersengate. […]. An-dersen est le coupable idéal et notre réputation s’en trouve incontestablement ternie184 ».

La faible médiatisation de ce revirement ju-diciaire (overturn, cassation) renforce l’amertume des 28 000 employés américains et de l’ensemble du réseau Andersen. Les plus concernés par l’affaire, David Duncan associé signataire d’Enron et Joseph Berardino ex-CEO d’Andersen, mais aussi la communauté des « arthuriens » ne peuvent ainsi ressentir une pleine réhabilitation, et la conviction de cons-ciouness of wrongdoing (La conscience d'actes répréhensibles) pointée par la SEC au moment de l’affaire semble demeurer.

Suite à « l’absolution » d’Andersen, M. Wil-liam Rehniquist, alors Chief Justice à la Supreme Court, a néanmoins ouvert le débat sur le fonc-tionnement même de la justice et de ses mé-thodes : « Indeed, it is striking how little culpabi-lity the instructions required » il est frappant de constater le peu d’indices de culpabilité néces-

183 - J. Stocker, « SEC Historical Society’s virtual museum and archive of the history of financial regulation », Inter-view with Rep. Michael Oxley, March 9, 2012

184 - Note non publiée destinée aux associés Andersen, 25/01/2002.

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saire pour les enquêtes)185. Sans pour autant que les normes et pratiques aient depuis lors évolué.

Une référence toujours reconnue

L’épreuve traversée semble, dans une cer-taine mesure, avoir également renforcé la valeur des « arthuriens ». Des années après le déman-tèlement d’Andersen suite à l’affaire Enron, la culture de la firme disparue continue d’exister. De nombreux anciens ont pu poursuivre leurs carrières en audit et la plupart ont accédé à des postes à haute responsabilité186. On peut parler de résilience, engagée dès 2005, et les qualités des « arthuriens » ont pu à nouveau briller au sein de grands cabinets et des sociétés du CAC 40187.

René Proglio, le président de l’association des anciens d’Andersen, est actuellement le PDG France de la banque d’affaires Morgan Stanley. L’ancien ministre Eric Woerth, le président du conseil de surveillance de Schneider Electric, Henri Lachmann, ou encore Jean-François Palus qui a été récemment élu président du Conseil d’Administration de Puma, sont eux aussi des anciens de la firme. De même dans le carnet récent de Michael Peters, Président du directoire d’Euronews, Michel Resseguier président de Thomas Cook France, Grégory Le Fouler DAF adjoint du groupe M6 aux côtés de Jérôme Lé-febure lauréat en 2011 de la douzième édition du Trophée du Directeur Financier, Christian Porta PDG de Pernod Ricard Europe, Albert Malaquin PDG de RueDuCommerce, Véronique Weill, directrice des opérations d’AXA, élue « Patron le plus à l’affiche » par Challenge (fé-vrier 2013), Cyrille Viotte directeur associé chez Weinberg Capital Partners, Caroline Parot di-recteur financier du groupe Europcar, ou encore Jean-Marc Jestin directeur des opérations et membre du directoire de Klépierre.

Beaucoup sont aujourd’hui à la tête de cabi-nets de conseil ou de réseaux d’audit, tels que Michel Léger qui préside le directoire de BDO France, Olivier Chatin à la tête de BearingPoint France188, ou Franck Parker, qui a pris la prési-dence du réseau mondial d’audit et de conseil

185 - Builk Resources, https://bulk.resource.org/courts.gov/c/US/544/544.US.696.04-368.html. Consulté le 09/11/2012

186 - Entretien Me Tolub, 20/10/2012, avocat au barreau de New-York, Emails.

187 - Les groupes US et français "arthuralumni" de Face-book sont un indicateur, limité, de cette audience.

188 - M.J., « Des années après, la culture Andersen per-dure », Les Echos, 2011.

Kreston International. Accuracy a été lancé par une équipe d’« arthuriens » autour de son PDG Frédéric Duponchel. De même le cabinet d’avocats fiscalistes Arsene, également fondé par des anciens d’Andersen, dont Frédéric Donne-dieu de Vabres aujourd’hui à la tête de Taxand, réseau international indépendant. Aux États-Unis, on a de même observé le lancement de sociétés de conseil par des anciens d’Andersen dès 2002. Ainsi le Huron Consulting Group, fondé à Chicago par 200 anciens d’Andersen employait plus de deux mille personnes à tra-vers le monde six ans plus tard. Atlairs Advisers Llc, gère aujourd'hui plus de 2,7 milliards d’actifs189.

Le réseau des anciens est très actif et consti-tue une sorte de "confrérie" influente dans le monde des affaires. Aldo Cardoso, Président d’Andersen Worldwide au moment de la liqui-dation du réseau, compare ainsi les liens qui unissent les anciens à ceux d’une diaspora. Le réseau est entretenu au travers de l’association des anciens d’Andersen et permet de « garder une cohésion et un réseau d’amis »190 selon Jean Bouquot. Elle veille à mieux accompagner les anciens dans leurs recherches d’emploi et dans leurs compétences professionnelles par l’échange de contacts et d’informations écono-miques, notamment lors des deux soirées an-nuelles. Comme le résume un journaliste, « une firme morte, un réseau actif » : ce qu’un spécia-liste, Christian Marcon, analyse comme un cas rarissime en matière de réseaux191.

Un regard vers l’avenir

La décision de la Cour suprême du 31 mai 2005 a été suivie de nombreuses déclarations, disant que l’on avait « tué la meilleure firme des cinq et que sa disparition était un malheur pour la profession »192. La réhabilitation, morale, de la firme permet aux anciens associés d’exprimer leur reconnaissance envers Andersen, comme M. René Proglio qui indique « avoir tout appris chez Arthur193 ».

189 - S. Klein, op.cit.

190 - Entretien M. Bouquot, 05/10/2012, op.cit.

191 - I. Hennebelle, « le club très coté des anciens d’Andersen », L’Expansion, 2010. B. Ruiz Switzky, « Spirit alive 10 years after Andersen demise », Washington Busi-ness Journal, 2012.

192 - Entretien M. Chiarasini, 26/10/2012, op.cit.

193 - Entretien M. Proglio, 09/11/2012, Morgan Stanley, Paris.

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L’affaire conduit par ailleurs à remarquer que seuls les associés présumés directement concer-nés par l’affaire, et la firme, ont été mise en cause pénalement dans l’affaire. Les autres part-ners ont pu être préservés de la procédure. Leur carrière n’apparaît pas avoir non plus été parti-culièrement impactée par l’affaire. C’est plus exactement sur un plan financier que l’impact est avéré, puisque les associés ont perdu leur part dans le capital d’Andersen, et n’ont pas forcément obtenu une équivalence en termes de capitalisation lors des reprises respectives. Mais il ne fait aucun doute que c’est moralement que cette affaire a été la plus compliquée à porter par les ex « arthuriens », avec la condamnation de « leur » firme. M. Chiarasini estime qu’une leçon tirée de l’affaire tient à « ce qui s’est produit pour Andersen ne se reproduira pas, car au-jourd’hui aux États-Unis on condamnera l’associé, mais plus le réseau »194. La responsabilité pénale d’un cabinet d’audit demeure juridiquement envisageable, tout comme elle l’est en droit pénal français : mais à son sens, l’impact sera mieux mesuré.

Une décennie après l’affaire Enron / Ander-sen, la question de la qualité de l’audit, celle de l’indépendance des auditeurs demeurent lanci-nante. Un ancien d’Andersen et actuel Président Directeur Général de Morgan Stanley France, M. René Proglio, souligne ainsi que suite à l’affaire, « tout a été détruit en transformant les firmes d’audit en bureaucraties alors qu’avant l’audit était un corps d’élite où les auditeurs avaient la capacité de dire le vrai »195. Cette perception, d’une évolu-tion d’un corps d’exception vers une administra-tion du chiffre, a sans doute contribué aux ré-flexions européennes initiées en 2011 par le « livre vert » émis par le commissaire européen au Marché intérieur, Michel Barnier. Le PCAOB américain porte des réflexions similaires en matière de sécurité des marchés et de qualité de l’information financière. Les propositions for-mulées sont cependant très discutables et très discutées, tant par les firmes d’audit et les en-treprises que par d’autres parties prenantes au débat.

Depuis l’affaire, l’équilibre demeure incertain entre les attentes des émetteurs, les talents et le professionnalisme des firmes d’audit, et la régu-lation des enjeux de marché par les pouvoirs publics. L’intensification et la complexification des normes de l’audit, de l’information finan-cière et du droit des marchés s’accompagnent en

194 - Entretien M. Chiarasini, 26/10/2012, op.cit.

195 - Entretien M. Proglio, 09/11/2012, op.cit.

effet d’une concentration internationale des acteurs de l’audit pour répondre à l’internationalisation des marchés et des socié-tés. Est-ce que l’ensemble des nouveaux disposi-tifs, textes, contraintes sont réellement de na-ture à permettre d’éviter des catastrophes du type Enron/Andersen ?

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PARTIE III EXPERTISE JUSTICE JURICOMPTABILITÉ

EXPERTISE JUDICIAIRE, JURICOMPTABILITÉ : À PROPOS DU CHIFFRE EN JUSTICE

PAR EMMANUEL CHARRIER ET GUYLAINE LECLERC*

Quel*besoin a-t-on d’une nouvelle publica-tion qui se pique de traiter ensemble de chiffres et de droit, et singulièrement dans le cadre judi-ciaire, ou le chiffre technicien se doit de suivre loi et justice sans en discuter la légitimité ni la pertinence, en s’en tenant à être juricomptable, et nullement juris-consulte ?

D’autres publications traitent, principale-ment ou non, professionnellement ou académi-quement, de ce « chiffre » en justice. Si l’Ordre est peu présent196, les compagnies qui réunissent les experts judiciaires français de la rubrique « D –Economie et finance » publient bulletins et actes de colloques de qualité197. L’Association (américaine) of certified fraud examiners (ACFE), l’American college of Forensics Exami-ners Institute (ACFEI), la National association of Forensic Economists (NAFE) ont leurs propres revues et diffusent des travaux sur leurs plate-

* Emmanuel Charrier est Professeur associé à l’Université Paris-Dauphine, EC•CAC, CFE, CrFA, Expert près la Cour d’appel de Paris, Guylaine Leclerc est FCPA, FCA, CA•EJC, CFE - Managing Partner, Accuracy Canada.

196 - Du moins l’Ordre français des experts-comptables. L’’Institut canadien des comptables agréés, et l’American Institute of Certified Public Accountants réservent une section de leurs sites internet à la juricomptabilité et à la Forensic Accounting (http://www.icca.ca/champs-dexpertise/forensic-accoun ting/item63172.aspx et www.aicpa.org, section Forensic & Valuation).

197 - V. la compagnie nationale des experts-comptables de justice (www.expertcomptablejudiciaire.org), la compa-gnie des experts judiciaires en finance et diagnostic, la compagnie nationale des experts judiciaires en gestion d’entreprise, ou la compagnie nationale des experts en activités commerciales et techniques. Signalons par ailleurs une publication professionnelle indépendante, la Revue Experts, néanmoins très proche des cercles de l’expertise de justice.

formes internet198. De même, les revues juri-diques accueillent dans leurs colonnes telles contributions d’experts, telles réflexions de juristes, telles chroniques de jurisprudence relatives au droit processuel199, au statut exper-tal200, à la preuve technique pénale201, commer-ciale202 ou immobilière203, parfois dans une pers-pective comparatiste204... Des revues acadé-miques de finance et sciences de gestion, de sciences humaines, de psychologie, diffusent

198 - www.acfe.com. www.acfei.com. www.nafe.net.

199 - Pour l’exemple : S. Amrani-Mekki, Expertise et con-tradictoire, vers une cohérence procédurale ? JCP G, 2012, 200 ; L. Ascensi et S. Bernheim-Desvaux, La médiation collective, la solution amiable pour résoudre les litiges de masse ?, Contrats, conc. consom. 2012, étude, 10 ; J. Moury, les limites de l’enquête en matière de preuve. Expertise et jurisdictio, RTDCiv, 2009.665.

200 - Par ex. Robert, la responsabilité civile de l’expert judiciaire, Rec. Dalloz, 2013.855 ; H. Heugas-Darraspen, Impartialité de l’expert réalisant des expertises pour des compagnies d’assurance et procès équitable, AJDI, 2010.327 ; J.B. Bousquet, La motivation du refus de récu-ser un expert : une exception au principe ou une exception de principe ? Dr. Adm, 2012, 19.

201 - Par ex. C. Miansoni, l’expertise pénale en enquête préliminaire et de flagrance. Le Procureur de la Répu-blique, prescripteur d’expertise. AJ Pénal, 2011.564 ; M. Danis, la preuve de la fraude et sa répression, Cah. Dr. Entr., 2013, dossier, 6 ; R. Mortier, la juste condamnation en appel de Jérôme Kerviel, JCP E, 2012, 1702.

202 - Par ex. AD. Martin, Affaire Marionnaud ou l’usage cosmétique de la perte de chance en matière boursière, JCP E, 2013, 1315 ; R. Mortier, Article 1843-4 : l’erreur gros-sière de l’expert se précise, Dr. sociétés, 2013, comm.42.

203 - Par ex. JJ. Martel, l’intérêt de l’expertise partie et l’évolution de la méthode par comparaison en évaluation immobilière, AJDI 2009.885.

204 - Par ex. E. Rapone, Le droit français doit-il s'inspirer du droit américain pour réparer le préjudice causé par de fausses informations boursières ? JCP E, 2013, 1099.

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 55

des études travaillant les places et rôles de l’expert205, les conditions de performance de telle technique206, les facteurs explicatifs de telles pratiques frauduleuses207, l’efficacité de disposi-tifs de prévention208…

On peut également remarquer que paraissent régulièrement des ouvrages techniques ou de synthèse dans ces domaines, même si les ou-vrages francophones sont essentiellement des études normatives209, parfois historiques210, poli-

205 - Par ex. L. Dumoulin, Expertise et justice négociée. La construction d’un standard européen de l’expert judiciaire, Politique européenne, 2002/4, n.8 ; Béroujon, Comment la science vient aux experts. L'expertise d'écriture au XVIIe siècle à Lyon, Genèses, 2008/1, 4 ; B. Fleury et J. Walter, Le procès Papon. Médias, témoin-expert et contre-expertise historiographique, Vingtième Siècle-Revue d’histoire, 2005/4, n.88 ; I. Berrebi-Hoffmann et M. Lallement, À quoi servent les experts ?, Cahiers internationaux de sociologie, 2009/1, n.126 ; E. Charrier et J. Pélisse, Conventions at work: on forensic accountant’intermediation, Economic Sociology ESEEN, 2012, 14(1).

206 - Par ex. B. Kovalerchuk & a., Correlation of complex evidence in Forensic Accounting using data mining, Jour-nal of Forensic Accounting, 2007, VIII, 53 ; G. Johnson, Financial sleuthing using Benford’s Law to analyze quarter-ly data with various industry profiles, Journal of Forensic Accounting, 2005, VI.2, 293 ; J.Ward, Time valuation as an alternative to lost employment of life in determining wrongful death damages, Journal of Forensic Economics, 2007, XX.2, 155 ; Bressler, The role of forensic accountants in fraud investigations: Importance of attorney and judge's perceptions, Journal of Finance & Accountancy, 2012, vol.9, 1.

207 - Par ex. N. Apostolou & D. Crumbley, Fraud surveys: lessons for forensic accountants, Journal of Forensic Ac-counting, 2005, VI.1, 103 ; Ramamoorti, The psychology and sociology of fraud: integrating the behavorial sciences component into fraud and forenssic accounting curricula, Issues in Accounting Education, 2008, 23(4), 521 ; Sachet-Milliat, Ethique et management : pratiques de pression sur les cadres pour obtenir leur collaboration aux actes de délinquance d’affaires, Revue de Gestion des Ressources Humaines, 2005, 90 ; Litvak & a., The CPA’s role in quan-tifying post acquisition dispute damages, Journal of Ac-countancy, 2010, 209(3), 38 ; Bierstaker, Differences in attitudes about fraud and corruption across cultures: theory, examples and recommandations, Cross-Cultural Management : an international journal, 2009, 16(3), 241.

208 - Par ex. BB. Lee & a., Have the big firm accounting firms lost their audit quality advantage? Evidence from the returns-earnings relations, Journal of Forensic Accounting, 2007, VIII, 271 ; Le Maux & a., De la fraude en gestion à la gestion de la fraude, Revue française de gestion 2013, n.231, 74.

209 - Par ex. F. Ruellan & N. Marie, Droit et pratique de l’expertise judiciaire civile, LexisNexis & ENM, 2012 ; T. Moussa (dir.), Droit de l’expertise, Dalloz Action, 2012 ; J. Van Compernolle & B. Dubuisson (dir.), L’expertise, Bruylant, 2002 ; G. Rousseau & P. de Fontbressin, L’expert et l’expertise judiciaire en France, théorie - pratique - forma-tion, Bruylant, 2007 ; C. Lavoie, L’expert : son rapport et son témoignage, Ed. Y. Blais, 2008 ; K. Favro (coord.),

tistes ou sociologiques211, mais d’une opération-nalité réduite212 ; ce qui s’observe également, mais dans une moindre mesure, en ce qui con-cerne les publications anglo-saxonnes213.

La mise en partage de ces ressources intellec-tuelles s’avère cependant limitée214, tout particu-lièrement à partir de la position experte215. On pourrait pourtant parier sur l’enrichissement des pratiques par ces réflexions, et à l’approfondissement de ces réflexions par une

L’expertise : enjeux et pratiques, Lavoisier, 2009 ; P. Pate-naude, L’expertise en preuve pénale, Ed. Y.Blais, 2003 ; R. Encinas de Munagorri (dir.), Expertise et gouvernance du changement climatique, LGDJ, 2009 ; O. Leclerc, Le juge et l’expert. Contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science, LGDJ, 2005.

210 - Par ex. F. Chauvaud & L. Dumoulin, Experts et expertise judiciaire. France, XIXe et XXe siècles, PUR, 2003 ; SHMESP, Experts et expertise au Moyen-Age, Publications de la Sorbonne, 2012 ; C. Rabier (ed..), Fields of expertise. A comparative history of expert procedures in Paris and London, 1600 to Present, Cambridge Scholars Publishing, 2007.

211 - Par ex. L. Dumoulin, L’expert dans la justice, de la genèse d’une figure à ses usages, Economica, 2007 ; Y. Bérard & R. Crespin (dir.), Au frontières de l’expertise, dialogues entre savoirs et pouvoirs, PUR, 2010 ; J. Pelisse (dir.), Des chiffres, des maux et des lettres. Une sociologie de l’expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, Armand Colin, 2012.

212 - Parce que la « juricomptabilité » vient jouer dans l’arène judiciaire, l’emprise du droit sur le champ est particulièrement légitime. Le professionnalisme expert n’est cependant pas saisi par ces études, qu’abordent en-core timidement les publications actuelles de langue fran-çaise telles que F. Bouchon, L’évaluation des préjudices subis par les entreprises, Litec, 2002 ; O. Gallet, Halte aux fraudes, Editions d’organisation, 2009 ; G. Leclerc, E. Charrier & M. Roy, Investigation financière et juricomptabilité, guide des bonnes pratiques, Thomson-Y. Blais, 2012 ; D. Mougenot (dir.), Manuel d’expertise judiciaire comptable, Anthemis, 2011 ; E. Blais & B. Perrin (dir.), La lutte contre la crimina-lité économique : réponses interdisciplinaires à un défi global, Schuthess & L’Harmattan, 2010 ; M. Dion (dir.), La crimi-nalité financière, prévention, gouvernance et influences cultu-relles, de boeck, 2011.

213 - Pour l’exemple : Z. Telpner & M. Mostek, Expert witnessing in forensic accounting, CRC Press, 2003 ; P. Gaughan, Measuring business interruption losses and other commercial damages, Wiley, 2009 ; Ernst & Young, The guide to investigating business fraud, AICPA, 2009 ; T. Goldberg & a., A guide to forensic accounting investigation, Wiley, 2009.

214 - La situation n’est pas propre à l’expertise économique et financière. Cependant, d’autres domaines d’activité semblent autrement accoutumés de ces échanges (la méde-cine, par exemple).

215 - La comparaison des panels des conférences profes-sionnelles métropolitaines avec ceux d’autres symposiums nationaux ou internationaux est éclairante à ce propos.

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Les Cahiers du Chiffre et du Droit

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meilleure compréhension des pratiques216. Ainsi, tout particulièrement, en ce qui concerne les technologies expertes en matière de pertes d’exploitation (analyse de marché, horizon de temps, modèles économiques, particularités des cas de concurrence déloyale,…), de mitigation des dommages, d’évaluation des entreprises en contexte fiscal. De même, les références de contrôle interne et de gouvernance lorsque sont questionnées les responsabilités des dirigeants ou du management, les diligences attendues de l’expert-comptable, vérificateur, commissaire aux comptes ; toutes pratiques qui intéressent ce que les québécois ont choisi de nommer « juricomptabilité », terme déposé par l’ICCA :

« Les « missions de juricomptabilité » sont des missions qui :

a) exigent la mise en œuvre de compétences professionnelles en comptabilité, de compétences en matière d’enquête et d’un esprit d’investigation ;

b) portent sur des différends réels ou prévus, ou des situations de risque, de soupçon ou d’allégation de fraude ou d’autres comportements illégaux ou contraires à l’éthique217. »

Remarquons que cette spécialité canadienne (qui traite ainsi de litige, et d’investigation) a été bâtie de concert entre professionnels et universi-taires, avec la mise en place, il y a dix ans, d’un programme de formation au niveau maîtrise en association entre deux Universités, HEC Mon-tréal et la Rotman School of Business, dans le cadre de l’Alliance pour l’excellence en juri-comptabilité218.

Par ailleurs, le temps n’est plus aux isole-ments nationaux. La France est européenne, le Québec est canadien et fait partie de l’Amérique du Nord. Le Canada comme l’Europe sont au cœur de constructions sociales et économiques, de mouvements politiques, commerciaux et financiers, devenus pleinement internationaux. À cet effet, les comptables agréés du Québec et ceux de l’Ontario (soit 70 000 membres) por-tent maintenant le titre de CPA (« Comptables Professionnels Agréés »), c.à.d. les trois mêmes lettres que la désignation américaine, et sont

216 - Comme l’a par exemple permis l’enquête menée en France auprès des experts de justice à la suite de l’appel à projets du GIP Mission Droit et Justice. Cf. J. Pélisse (dir.), op. cit., 2012.

217 - ICCA, Normes d’exercice des missions de juricomptabi-lité – novembre 2006, par.08.

218 - L. Brooks, R. Labelle, Education for investigative and forensic accounting, Canadian accounting perspectives, 2006, 5(2), 287.

regroupés sous l’égide de CPA Canada. Il en est ainsi pour la profession comptable. Quant à la profession de juricomptable, l’institut Canadien des Comptables Agréés réfléchit à un regroupe-ment des spécialistes juricomptables (EJC) canadien avec les Certified Financial Forensics américains (CFF). Un titre unique nord-américain serait alors utilisé pour ces spécia-listes du chiffre appliqué au droit. Dans cet environnement de large portée, le système juri-dique et judiciaire français semble à certains discutables. On pourrait y être indifférent – n’était-ce pas après tout ce qu’un Lord anglais avait analysé il y a près d’un siècle à propos de la common law219 ? On peut également souhaiter peser dans la discussion, faciliter la compréhen-sion mutuelle, identifier les ambitions com-munes des systèmes, cibler les forces et fai-blesses des dispositifs… D’une époque à l’autre, d’un terre à l’autre, les valeurs diffèrent et évo-luent mais s’enrichissent à se connaître. Se sou-vient-on par exemple que le dispositif accusa-toire, si évident de nos jours, était considéré comme inéquitable au XIIIème siècle, en ce qu’il empêchait qu’un serf ou un vilain témoigne contre un seigneur, que seul un autre seigneur pouvait accuser ? La procédure inquisitoire avait alors permis de donner ses « lettres de noblesse » à la fama, la rumeur persistante de la foule…220 Beaucoup plus d’actualité, la possibili-té pour le juge de common law de nommer lui-même un expert (et non pas que ce soit les parties qui sollicitent des experts witnesses), pratique possible mais exceptionnelle, a fait l’objet de recommandations de la part de Lord Woolf, en 1996, au Royaume Uni ; et est l’objet d’un projet de loi en débat au Québec221.

C’est à ce double projet – contribuer à la compréhension de la place de l’expertise éco-nomique et financière dans la Justice, favoriser la mise en partage des connaissances scienti-fiques et techniques de la spécialité – que nous faisons le pari de contribuer.

En la matière, de nombreuses questions sont ouvertes. Quid de la responsabilité de l’expert, de l’investigateur privé ? Comment rendre effec-

219 - Il s’agissait du Pr. Guteridge, en 1932. Cité par Mar-kesinis, Juges et universitaires face au droit comparé, Dalloz, 2006.

220 - M.Bubenicek, « Comment juger le meurtre du sei-gneur ? Du rôle de l’expertise savante dans l’aide à la prise de décision judiciaire », in Experts et expertise au Moyen-Age, Publications de la Sorbonne, 2012, 133 s.

221 - Québec, Assemblée nationale, projet de loi n° 28 instituant le nouveau code de procédure civile, 40ème légi-slature, 2013.

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 57

tive l’éthique de l’assistant technique de sorte à favoriser l’accueil de la preuve qu’il a bâtie, et ce en dépit de l’attente du « client » ? Que devient l’exigence de justice commune et prévisible face au développement des dispositifs de privatisa-tion du litige – arbitrage, procédure participa-tive, négociation pénale ? Que font les investiga-teurs financiers privés à la police des relations sociales ? Comment permettre au juge de jauger de la technique qui lui est présentée222, notam-ment lors du témoignage de l’expert en cour ? La certification professionnelle, le contrôle-qualité organisés professionnellement ou par un tiers extérieur, sont-ils des réponses appropriées aux demandes de contrôle des compétences et de l’objectivité des experts ?

D’autres interrogations, peut-être plus tech-niques et juridiques, sont également d’importance : l’usage des bases de données, des modèles financiers est-il requis pour évaluer les préjudices, peut-on dégager des bonnes pra-tiques pour l’évaluation des dommages ? La vraisemblance d’une information issue de l’organisation de l’entreprise peut-elle valoir preuve ? L’implémentation de procédures, la vérification de leur application raisonnable, autorisent-elles à dédouaner le management en cas de pratique illégale ou frauduleuse ? Le renforcement de la corporate governance, la mise en place de lignes de whistle-blowing protègent-ils des fraudes financières ? Comment les in-formations collectées par un investigateur privé peuvent-elles acquérir une valeur probante ? Comment exploiter les données informatiques dans une investigation ? Les bribes informa-tionnelles extraites par les outils de data-mining et de text-mining peuvent-elles s’apprécier de façon isolée ? Les batteries de red flags favori-sent-elles l’esprit critique du CPA ? Que font les IFRS, la fair value et les ERP à l’expertise de justice ? Comment accommoder la logique de publicité de la preuve en justice avec l’exigence de secret des affaires ? Le third party litigation funding est-il l’avenir d’un dispositif judiciaire désargenté… ?

En toutes ces matières, les réflexions et ana-lyses des juristes, financiers, sociologues, cher-cheurs et praticiens, valent d’être partagées, opposées, combinées. L’inter-professionnalité, serpent de mer des corps spécialisés, est en effet

222 - On peut utilement discuter la reference à la jurispru-dence “Daubert” : Helland & Klick, Does Anyone Get Stopped at the Gate? An Empirical Assessment of the Daubert Trilogy in the States, Supreme Court Economic Review, 2012, Vol. 20, 1.

silencieusement présente dans les pratiques de juricomptabilité.

* *

Pour cette première livraison, nous invitons le lecteur à découvrir trois articles aux tonalités bien différentes.

Dans une vision normative, essentielle à la compréhension des enjeux procéduraux de l’expertise en justice, M. Vigneau détaille l’évolution de la jurisprudence quant à la récep-tion des rapports d’expertise établis hors du débat contradictoire223. C’est un sujet essentiel, notamment si l’on considère la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme – et c’est un sujet qui, parce qu’il concerne l’exigence primordiale de droit au procès équi-table, dépasse les frontières nationales. La juris-prudence récente de la Chambre mixte de la Cour de cassation invite à un regard de spécia-liste, qui se déploie dans cet article.

La deuxième contribution nous vient d’experts de la juricomptabilité canadienne. M. Dovey – qui a participé à la fondation du label « EJC » – et Mme Perry détaillent la lo-gique d’intervention de l’expert dans le disposi-tif canadien, très marqué par la common law224. Cette étude invite à saisir l’exigence d’impartialité de plus en plus nettement au fondement de la pratique experte canadienne. Cette exigence, dont la publicité des opérations expertes favorise l’effectivité, rapproche l’expert-witness de l’expert judiciaire français bien plus que de l’expert de partie.

Enfin, la dernière contribution ouvre sur un mode alternatif de règlement des litiges qui a les faveurs de notre temps. La médiation envahit l’espace public comme les situations profession-nelles225. M. de Courcel, président d’honneur de l’IEAM, explique dans cet entretien (juillet 2012) ce qui caractérise et singularise ce dispo-sitif, qui vise à résoudre des litiges situés dans un contexte parfois éminemment technique, mais qui tiennent avant toute chose à des blo-cages relationnels.

223 - Comp. D. Cholet, la sanction de l’expertise judiciaire irrégulière, une voie de plus en plus étroite, JCP G, 2013, 15.

224 - Comp., pour l’expertise judiciaire en France, les actes du XIXème Congrès du Conseil national des compagnies d’experts de justice, L’expertise dans le procès équitable. Principe et pratique de la contradiction, 2012.

225 - V. Fricéro, le droit positif de la médiation, Annonces de la Seine, 22 avr. 2013, 4 s ; Myles, Dix ans de médiation au Québec, la justice aux citoyens, Le Devoir, 20 déc. 2008.

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S’agissant de la première livraison de la re-vue, les questions fondamentales ont été ainsi privilégiées, afin que les dimensions techniques et sociales de l’expertise puissent ensuite s’aborder en connaissance de ce socle.

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LE PRINCIPE DE LA CONTRADICTION APPLIQUÉ À L'EXPERTISE DE JUSTICE

PAR VINCENT VIGNEAU*

L'expert,*qui tient sa mission du juge et, à ce titre, participe de manière ponctuelle au service public de la justice226, doit se conformer stricte-ment aux principes directeurs du procès parmi lesquels figure, en première place, celui de la contradiction227. “Instrument de la dialectique judiciaire”, la contradiction dans le procès civil a pour finalité “de fonder la loyauté du débat judi-ciaire, de permettre à chaque partie d’exercer son action dans la transparence228”. Le principe de la contradiction, dont la valeur législative a été reconnue par le Conseil constitutionnel229, a été élevé au rang des garanties du procès équitable par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (la CEDH), laquelle considère qu'il doit per-mettre à toute partie, « de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge en vue d'influencer sa décision, et de la discuter »230. Dans un arrêt Mantovanelli du 18 mars 1998231, rendu certes en matière administrative, mais dont la solution peut être transposée sans peine

* Vincent Vigneau est Premier Vice-président au Tri-bunal de grande instance de Nanterre, Professeur associé à l'Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines.

226 - La cour de cassation estime que l'expert est un « ci-toyen temporairement chargé d'un service public » :Crim 17 avril 1980, pourvoi n° 79-93.420, Bull. Crim. N° 110.

227 - S. Guinchard, F. Ferrand, Procédure civile, Dalloz, « Précis », 28e éd., 2006, n° 1304 – P. Julien, « Principe de la contradiction et expertise en droit privé », dans Mé-langes offerts à Jean Buffet, La procédure en tous ses états, LPA – LGDJ, 2004, p. 293 – J.-P. Marguenaud, « Le droit à l’expertise équitable », D. 2000, doctr. 111 – A.-M. Frison-Roche, « La procédure de l’expertise », dans L’expertise, Dalloz, 1995, 92.

228 - Rép. Proc. Civ. Dalloz, v o Principes directeurs du procès, par R. Martin, n° 177.

229 - CC Dec. N° 85-142 L, 13 novembre 1985 Rec 116 qui affirme que le caractère contradictoire de la procédure est un principe général du droit en matière civile.

230 - CEDH, 20 févr. 1996 : JCP G 1997, I, 4000, n° 19, obs. Sudre ; RTD civ. 1997, p. 992, obs. Perrot.

231 - CEDH 18 mars 1997, n° 21497/93, Mantovanelli c/France, D. 1997. somm. 361, obs. Perez ; AJDA 1997, 987, obs. Fkauss ; RTD civ. 1997, 1007, obs. Marguénaud et Raynard ; JCP 1998, I, 107, n° 24, obs. Sudre ; Gaz. Pal. 24-25 oct. 1997, 83.

à la matière civile, la CEDH étend ce principe au déroulement des mesures d'expertise judiciaire en affirmant que l’un des éléments d’une procé-dure équitable au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6§1) est le caractère contradictoire de celle-ci et que chaque partie doit en principe avoir la faculté non seulement de faire connaître les éléments qui sont nécessaires au succès de ses prétentions, mais aussi de prendre connaissance et de discuter toute pièce ou observation présen-tée au juge en vue d’influencer sa décision. Dans cette affaire où les requérants avaient été empê-chés de participer à des auditions réalisées par l’expert, de sorte qu’ils avaient été privés de la faculté de contre-interroger les témoins, et n’avaient eu connaissance des pièces prises en considération par l’expert qu’une fois son rap-port achevé, alors qu’aucune difficulté tech-nique ne faisait obstacle à ce qu’ils fussent asso-ciés au processus d’élaboration de celui-ci, la CEDH a considéré qu’ils n’avaient pu faire en-tendre leur voix de manière effective avant le dépôt du rapport de l’expertise en cause. La Cour en a déduit que, n’ayant pas eu la possibi-lité de commenter efficacement l’élément de preuve essentiel, la procédure n’avait pas revêtu à leur égard le caractère équitable exigé par l’article 6§1 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Libertés Fondamentales. La valeur conventionnelle du principe de la con-tradiction se justifie aussi au regard du principe de l'égalité des armes. Celui-ci, qui constitue une autre composante du droit au procès équitable232, implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situa-tion de net désavantage par rapport à son adver-saire233. La partie qui n’a été ni présente, ni re-présentée, ni appelée lors des opérations d’instruction, n’a pas été en mesure de faire valoir ses arguments auprès du technicien tan-

232 - CEDH 17 janv. 1970, n° 2689/65, Delcourt c/Belgique, série A, n° 11 – CEDH 22 févr. 1984, n° 8209/78, Sutter c/Suisse, série A, n° 74.

233 - B. Oppetit, Philosophie du droit, Dalloz, « Précis », 1999, p. 117.

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dis que son adversaire a pu défendre son point de vue. Il ne serait donc pas équitable que puisse être utilisé contre elle cet avis qui ne lui est pas contradictoire. Pour reprendre l'expres-sion du Haut Conseiller Tony Moussa,234 le caractère strictement technique des opérations de l'expert ne saurait justifier une entorse au principe fondamental de la contradiction. Certes, la Cour européenne considère qu’il ne peut être déduit de l'article 6 § 1, qui vise l'ins-tance devant un "tribunal", un principe général et abstrait selon lequel les parties doivent avoir dans tous les cas la faculté d'assister aux entre-tiens conduits par l’expert judiciairement dési-gné ou de recevoir communication des pièces qu'il a prises en compte (§ 33 de l'arrêt). Elle retient cependant que la seule possibilité laissée aux parties, qui n’avaient pas été convoquées et n’avaient pas assisté aux opérations d’expertise, de formuler devant la juridiction des observa-tions sur la teneur et les conclusions du rapport, après qu'il leur fut communiqué, ne leur offrait pas une possibilité véritable de commenter efficacement celui-ci car, en l’espèce, “la ques-tion à laquelle l'expert était chargé de répondre se confondait avec celle que devait trancher le tribu-nal” (§ 36 de l'arrêt).

Pour autant, le principe de la contradiction ne présente pas un caractère absolu tel qu'il interdirait à tout juge de fonder sa décision sur une mesure d'instruction qui n'aurait pas été diligentée en présence des deux parties. La ju-risprudence admet en effet qu'il puisse revêtir une intensité variable, selon la nature de la mesure. Ainsi, si la Cour de cassation applique avec rigueur ce principe aux expertises judi-ciaires, elle admet néanmoins des dérogations au profit des expertises dites amiables ou offi-cieuses réalisées à la seule initiative des parties, avant ou pendant le cours du procès (I). Et si elle sanctionne la méconnaissance du principe par la nullité ou l'inopposabilité du rapport de l'expert, elle admet de façon plus ou moins affirmée qu'un rapport annulé ou inopposable puisse être versé au débat judiciaire (II).

I. Un principe appliqué avec une intensité variable

L’expertise judiciaire se trouve soumise au principe de la contradiction aussi bien pendant son déroulement qu’au stade de la discussion de ses résultats (A), tandis que l’expertise offi-cieuse, unilatérale ou amiable, comme tout

234 - Bull. Inf. Cour de cass. hors-série n° 3.

autre élément de preuve soumis au juge, n’y est soumise qu’à l’occasion de son invocation dans l’instance235 (B).

A. une application rigoureuse du principe de la contradiction à l'expertise judiciaire

Le principe de la contradiction, qui veut qu’un débat contradictoire se déroule avant la prise de décision susceptible de faire grief236, implique donc que la mesure d’instruction soit diligentée en présence des parties ou de leurs représentants préalablement convoqués en temps utile237, que celles-ci puissent obtenir communication de tous documents, être infor-més de tous éléments servant à établir l’avis du technicien, et avoir la possibilité de présenter leurs observations et leurs pièces tout au long de la mesure.

L’une des premières conséquences pratiques est que l'expert est tenu de convoquer les parties à ses opérations. Cette obligation est expressé-ment prévue à l’article 160 du Code de procé-dure civile suivant lequel les parties et les tiers qui apportent leur concours aux mesures d’instruction doivent être convoqués par le technicien. Ce texte, de portée générale, s’applique à toutes les mesures d’instruction, même aux constatations238 ou aux mesures d’expertise ordonnées par le juge pénal statuant sur les intérêts civils239. Il s’ensuit qu’un techni-cien ne peut se contenter de travailler sur pièces sans convoquer au moins une fois (du moins s’il s’avère qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une seconde réunion240) les parties à une réunion

pour leur permettre de s’expliquer241, même s’il prend la peine de leur adresser un pré-rapport

235 - Civ. 2e, 24 juin 2004, n° 02-16.401.

236 - A.-M. Frison-Roche, « La procédure de l’expertise », dans L’expertise, Dalloz, 1995, 92.

237 - Com. 30 oct. 2000, n° 97-16.547, NP.

238 - Civ. 2eme 5 mars 2009, n° 0811650, Bull. civ. II n° 66, Procédures n° 5, mai 2009, comm. 135 note R. Perrot, revirement par rapport à Civ. 3eme, 9 novembre 2004, n° 0314211, Procédures 2005, comm. 2 note R. Perrot.

239 - Crim. 23 mars 2010, n° 0883688 et 0982385, Bull. crim. n° 53, Responsabilité civile et assurance n° 6, juin 2010, comm. 149.

240 - CA Versailles, 1re ch., 3 janv. 2001, Gaz. Pal. 2001, somm. 1712.

241 - Civ. 1re, 21 juill. 1976, n° 75-12.877, Bull. civ. I, n° 278.

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 61

afin qu’elles puissent prendre connaissance de ses travaux et conclusions242.

Il ne faudrait cependant pas réduire l'expres-sion du principe de la contradiction pendant le déroulement des opérations d'expertise à cette seule obligation. L'article 160 n'est qu'une illus-tration du principe dont les conséquences vont bien au-delà de l'obligation qu'il contient ; c'est en réalité toutes les opérations d'expertise qui doivent se dérouler sous le sceaux de la contra-diction.

Il a été jugé par exemple par la Cour de cas-sation qu’un médecin expert était tenu de res-pecter le principe de la contradiction pendant la totalité de ses opérations d’expertise, y compris après la phase clinique. Ainsi, en faisant partici-per, après cette phase, à sa réflexion, le seul médecin désigné par l’une des parties, l’expert avait commis une faute professionnelle grave au sens de l’article 5 de la loi du 29 juin 1971243. De même, un expert qui s'est fondé sur le rapport d'un expert privé doit soumettre ce document aux parties avant le dépôt de son rapport pour leur permettre d'en débattre contradictoire-ment244. Enfin, les parties doivent être destina-taires du rapport du technicien et de ses an-nexes et pouvoir discuter et contester son avis245. Comme le souligne un éminent auteur, pour être efficace, la contradiction doit se situer le plus en amont, devant l’expert lui-même246. Il appartient au juge de s’assurer qu’il n’y a pas eu de manquement à cet égard et, s’il y en a eu, de le sanctionner247.

Toujours en application du principe de la contradiction, la jurisprudence considère, avec constance, que le technicien ne peut fonder son avis sur des pièces et documents produits par une partie lors d’une réunion mais non portés à la connaissance de l’autre partie248 et qu’il est tenu de communiquer à celles-ci les informa-tions qu’il recueille auprès d’un organisme tiers

242 - Civ. 2e, 20 déc. 2001, n° 00-10.633, Bull. civ. II, n° 202; D. 2002, IR 371; Gaz. Pal. 10-11 avr. 2002, pan. 22,

243 - Civ. 1re, 1er juin 1999, n° 98-10.988, Bull. civ. I, n° 183; D. 1999, IR 192; Gaz. Pal. 2000, jur. 1039, note M. Olivier.

244 - Civ. 2eme 21 janvier 2010, n° 0713552, Bull. Civ. II n° 16.

245 - T. Moussa, « L’expertise judiciaire et les autres exper-tises au regard du principe de la contradiction », dans Rencontres Université – Cour de cassation du 23 janv. 2004, BICC HS n° 3, 51.

246 - R. Perrot, RTD civ. 1978, 731.

247 - P. Julien, préc.

248 - Soc. 17 nov. 1988, n° 87-13.052, Bull. civ. V, n° 611.

consulté par lui et dont il se sert pour affiner son opinion249. C’est ainsi que si l’expert peut, sur le fondement de l’article 278 du Code de procédure civile, prendre l’initiative de recueillir l’avis d’un autre technicien dans une spécialité distincte de la sienne, encore faut-il que l’avis de ce spécialiste soit porté à la connaissance des parties avant le dépôt du rapport afin de leur permettre d’en discuter250. De la même façon, s’il dispose de la faculté de demander communica-tion de tous documents aux parties et aux tiers, il ne peut user de ce pouvoir qu’à la condition de soumettre ensuite les documents et pièces qu’il a obtenus à l’examen des parties afin qu’elles puissent en débattre devant lui251 (a ainsi été approuvé l’expert qui avait porté les éléments recueillis hors de la présence des par-ties en les annexant à son pré-rapport diffusé aux parties et dans lequel il les avait détaillés et énumérés252). En vertu du principe de loyauté des débats, lequel s’applique à tous les acteurs qui concourent à la procédure, il est également tenu de préciser la source des informations par lui recueillies253.

Il faut encore préciser que la jurisprudence se montre exigeante sur les modalités de la mise en œuvre du principe de la contradiction. Pour la Cour de cassation, le simple fait de décrire, dans son rapport, les opérations réalisées hors de la présence des parties ou des renseigne-ments obtenus de tiers, ne suffit pas à rétablir le respect du principe de la contradiction. Celle-ci doit avoir lieu, pour être efficace, en amont du rapport, devant l’expert lui-même, et non en aval254. Le technicien doit donc prendre soin de porter à connaissance des parties avant le dépôt définitif de son rapport les éléments sur lesquels il se fonde en leur permettant d’en débattre

249 - Civ. 2e, 30 nov. 1988, n° 87-15.508, Bull. civ., II, n° 236; Gaz. Pal. 10 janv. 1990, n° 18, 14, note S. Guinchard et T. Moussa, qui précise que pour assurer la contradic-tion, les informations recueillies auprès des organismes sollicités auraient dû au moins être annexées à son rapport – Civ. 2e, 12 oct. 1994, n° 92-16.493, Bull. civ. II, n° 194.

250 - Civ. 2e, 16 déc. 1985, n° 84-16.917, Bull. civ. II, n° 1999; Gaz. Pal. 1986, somm. 418, obs. Guinchard et Moussa – Civ. 2e, 16 janv. 2003, n° 01-03.427, Bull. civ. II, n° 5; D. 2003, 1403, obs. P. Julien – Sur ce point également v. M. Olivier, « L’avis du spécialiste en matière d’expertise judiciaire civile et le principe du contradictoire », Gaz. Pal. 1987, 1, doctr. 57.

251 - Civ. 2e, 25 mars 1999, n° 95-17.740, NP, RTD civ. 2000, 158, n° 3, obs. Perrot.

252 - Civ. 3e, 30 nov. 2005, n° 04-17.996, NP.

253 - Civ. 3e, 16 mars 2004, n° 02-21.301, NP.

254 - Perrot, RTD civ. 1978, 731.

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62 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

devant lui255. Par conséquent, viole le principe de la contradiction la Cour d’appel qui, pour refuser d’annuler un rapport d’expertise, retient que les parties avaient eu la possibilité d’adresser leurs observations à l’expert et de discuter, ensuite, les conclusions de celui-ci alors qu’il ne résulte ni de l’arrêt ni des produc-tions que l’avis du spécialiste consulté avait été porté, avant le dépôt du rapport, à la connais-sance du défendeur afin de lui permettre d’en discuter devant l’expert256 (cette information préalable peut être faite par la communication d’un pré-rapport257). Une solution identique est retenue lorsque l’expert procède à de simples constatations hors de la présence des parties258.

Cette conception très large de ce principe peut sans doute être rapprochée de la vision processualiste allemande qui développe l’idée du “Rechtsgesprächt”, c’est à dire du dialogue entre les parties et le juge. Celui-ci doit faire en sorte que les parties soient véritablement en mesure de comprendre quelles considérations juri-diques peuvent influencer la solution du litige. Cela implique, pour la Cour constitutionnelle allemande, que le juge, qui ne doit pas rendre une décision à laquelle les parties ne pouvaient pas s’attendre, doit leur communiquer ses inten-tions éventuelles259. La pratique désormais communément répandue des juridictions qui désignent des experts les invitant à diffuser, à la fin de leurs opérations un « pré-rapport », c'est à dire un projet de rapport définitif que l'expert adresse aux parties afin de recueillir leurs éven-tuelles observations et ainsi y répondre dans son rapport définitif ou les prendre en compte pour modifier cet avis, répond sans doute à cette préoccupation.

Mais la jurisprudence n’exige pas de l'expert qu’il procède à toutes ses opérations en présence des parties. Il lui est en effet reconnu la faculté de recourir hors de leur présence :

− à des investigations techniques ou purement matérielles, comme, par exemple, des son-

255 - Civ. 2e, 20 mars 2003, n° 01-02.542, NP.

256 - Civ. 2e, 20 oct. 1993, n° 92-10.653, Bull. civ. II, n° 293; JCP 1993, IV, 2671 – Civ. 2e, 5 déc. 2002, n° 01-10.320, Bull. civ. II, n° 278.

257 - Civ. 2e, 3 nov. 2005, n° 03-18.705, NP.

258 - Civ. 2e, 15 mai 2003, n° 01-12.665, Bull. civ. II, n° 147,

259 - C. const. fed, 1 er sénat, 29 mai 1991, BverfGE 84, p 188 et 190; 2 ème ch du 2 ème sénat, 28 septembre 1999, NJW 2000, p 275, cité in Droit Processuel, Précis Dalloz, 2 ème édition n° 473 p 736

dages sur un terrain260, une prise de sang (seuls les résultats de la prise de sang doivent être soumis à la discussion contradictoire des parties)261, le déplacement dans les locaux d’une société pour y effectuer des vérifica-tions d’ordre technique262, le mesurage de lo-caux263;

− à des études techniques qui nécessitent un travail solitaire comme une comparaison264 ou une vérification d’écriture265 ou la consul-tation de pièces comptables266;

− à des auditions ou des entretiens avec des tiers267.

Mais l'expert est tenu, en contrepartie, dans toutes ces hypothèses, de rendre compte ensuite aux parties de ses opérations et de leur sou-mettre les résultats auxquels il a abouti afin de leur permettre d’être éventuellement à même d’en débattre contradictoirement avant le dépôt de son rapport268. La Cour de cassation se montre exigeante à cet égard et juge ainsi que prive sa décision de base légale au regard des articles 16 et 160 du Code de procédure civile la Cour d’appel qui, pour refuser d’annuler un rapport d’expertise, omet de rechercher si l’expert avait soumis, avant le dépôt de son rapport, un compte-rendu de ses investigations et vérifications aux parties effectuées hors leur présence afin de leur permettre d’être à même d’en débattre contradictoirement269.

Il faut aussi préciser que la jurisprudence admet que le technicien n’est pas tenu de porter à la connaissance des parties la teneur des in-formations recueillies hors de leur présence auprès de sachants dès lors qu’il n’en tient pas compte dans son rapport. Il a ainsi été jugé que n’a pas méconnu le principe de la contradiction

260 - Civ. 2e, 28 févr. 2006, n° 0412616, NP

261 - Civ. 1re, 1er déc. 1999, n° 96-22.371, NPT.

262 - Soc. 2 mars 1994, n° 90-40.874, NP.

263 - Civ. 2e, 18 juin 1986, n° 85-10.247, Bull. civ. II, n° 94.

264 - Civ. 2e, 18 janv. 2001, n° 98-19.958, Bull. civ. II, n° 11; D. 2001, IR 524; AJDI 2001, 620, obs. Heugas-Darraspen ; Gaz. Pal. 2001, somm. 990.

265 - Civ. 3e, 4 oct. 1983, n° 82-13.936, Bull. civ. III, n° 178 – Civ. 2e, 15 mai 2003, n° 01-12.665, Bull. civ. II, n° 147; D. 2003, IR 1667.

266 - Civ. 2e, 26 oct. 2006, n° 05-10.843, NP.

267 - Civ. 1re, 7 nov. 1995, n° 93-19.318, Bull. civ. I, n° 392 – Civ. 1re, 1er juin 1994, n° 91-21.935, Bull. civ. I, n° 197.

268 - Civ. 2e, 18 janv. 2001, n° 98-19.958, Bull. civ. II, n° 11.

269 - Civ. 3e, 7 févr. 2006, n° 04-19.618, NP – Civ. 3e, 8 juin 2004, n° 02-13.379, NP.

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l’arrêt qui, pour condamner le vendeur d’un véhicule d’occasion à payer des dommages-intérêts à l’acquéreur, se fonde sur un vice caché du véhicule relevé par l’expert en présence des parties et de leurs représentants, et retient que les investigations complémentaires faites par celui-ci ne portaient pas sur le fond puisqu’elles étaient indépendantes des conclusions qu’il avait tirées lui-même de l’examen contradictoire du véhicule270. Une Cour d’appel a pu aussi, sans violer les droits de la défense, refuser de pro-noncer la nullité d’une expertise bien que l’expert n’ait pas convoqué les parties au cours de l’audition de sachants dès lors que cette ex-pertise ne s’appuyait pas sur les renseignements donnés par ceux-ci271.

Il est aussi admis que le technicien puisse se prononcer hors la présence des parties sur les résultats d’une expertise précédente ordonnée entre les mêmes parties pour reconsidérer ses calculs en fonction des principes posés par la décision qui le désignait à nouveau dès lors qu’il ne fait que compléter son rapport initial en utilisant des éléments d’information recueillis lors de la première expertise272 (mais s’il tient compte d’éléments nouveaux dans son second rapport, il doit inviter les parties à présenter leurs observations273). Il a en revanche été jugé que méconnaissait le principe de la contradic-tion la Cour d’appel qui, pour entériner les conclusions du rapport d’un expert qui, après avoir déposé un premier rapport et reçu du demandeur des pièces complémentaires, avait déposé un « rapport complémentaire », retient que l’expert était en droit de compléter sponta-nément son rapport et que le défendeur avait conservé la possibilité de critiquer son avis devant le tribunal, alors que l’expert n’avait pas permis au défendeur de discuter les nouvelles pièces produites avant le dépôt de son rapport complémentaire modifiant ses précédentes con-clusions.274

Certaines circonstances justifient enfin que le technicien procède seul. C’est le cas notam-ment lorsque, chargé de constater un trouble de voisinage causé par des bruits excessifs prove-nant d’une usine, il apparaît opportun que le propriétaire de celle-ci ne soit pas informé de sa venue afin qu’il ne diminue intentionnellement

270 - Civ. 2e, 23 avr. 1986, n° 84-16.872, Bull. civ. II, n° 61.

271 - Soc. 22 mars 1979, n° 78-40.050, Bull. civ. V, n° 270.

272 - Civ. 2e, 6 févr. 1980, n° 78-14.237, Bull. civ. II, n° 26.

273 - Civ. 1re, 3 nov. 1993, n° 92-13.342, Bull. civ. I, n° 311.

274 - Civ. 1re, 12 mars 1980, n° 78-14.917, Bull. civ. I, n° 86.

les bruits de son entreprise275. S’agissant des expertises médicales, la jurisprudence exige que l’examen clinique du malade se fasse hors la présence des parties276. Mais dans ces hypothèses encore, le technicien est tenu de rendre compte ensuite aux parties du résultat de ses investiga-tions. Autrement dit, il est possible pour l'expert de procéder, si les circonstances l'exigent, à certaines de ses opérations hors la présence des parties, mais c'est à la condition qu'une telle dérogation au principe de la contradiction soit strictement nécessaire à l'objectif poursuivi et que le résultat de ses investigations ainsi menées soient, aussi rapidement que possible, soumis à l'examen contradictoire des parties.

Aucune exigence n'est, en revanche, posée à l'égard de l'expert amiable ou officieux qui peut procéder à l'ensemble de ses opérations hors la présence des parties.

B. Une application assouplie du principe de la contradiction au profit des exper-tises amiables

La règle selon laquelle les juges ne peuvent prendre en compte que les expertises judiciaires contradictoirement mises en œuvre serait parfai-tement claire si elle n'était perturbée par la pro-duction fréquente par les parties des expertises dites « amiables » ou « officieuses ». À la diffé-rence de l’expertise judiciaire, réalisée à la de-mande du juge et dans les conditions fixées aux articles 232 et suivants du Code de procédure civile, l’expertise dite « amiable » ou « offi-cieuse » est effectuée à la seule initiative des parties, avant ou pendant le cours du procès, contradictoirement ou non. Il y est souvent recouru à la demande des compagnies d’assurances afin d’établir les responsabilités et d’évaluer les préjudices consécutifs à un dom-mage dans un but transactionnel277, ou à titre de contre-expertise pour contester les conclusions d’un expert judiciaire. Une partie peut aussi avoir intérêt à y recourir avant d’introduire un procès afin d’en évaluer les chances de succès et en vue de fournir ensuite au juge un premier

275 - Civ. 3e, 14 mars 1978, n° 76-14.481, Bull. civ. III, n° 117; JCP 1978, IV, 160; RTD civ. 1978, 731, obs. R. Perrot.

276 - Civ. 1re, 25 avr. 1989, n° 87-19.253, Bull. civ. I, n° 169; JCP 1989, IV, 240; Gaz. Pal. 1er oct. 1989, n° s 281 à 283, 17, note J. Massip.

277 - Le recours à une telle expertise est d’ailleurs parfois prévu de façon obligatoire par le Code des assurances, par exemple à l’article R. 128-4 en matière d’évaluation des préjudices en cas de catastrophe technologique ou à l’article R. 421-75 pour les dommages d’origine minière.

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64 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

élément de preuve qui, s’il ne le satisfait pas, pourra être complété par une mesure judiciaire. Librement choisi par une seule partie, on parle alors communément d’expertise officieuse, ou par les deux parties, il s’agit alors d’une exper-tise dite amiable (étant précisé que la Cour de cassation n’est pas toujours très précise à cet égard et utilise parfois l’expression « expertise amiable » pour ce qui semble être une « exper-tise officieuse »)278.

N’étant pas désigné par un juge, cet expert n’est pas soumis aux règles énoncées par le Code de procédure civile. Il n’est donc pas tenu de procéder de façon contradictoire en appelant les parties à ses opérations et ne rend compte qu’à ses mandants. Il n’est pas tenu non plus de répondre aux mêmes exigences d’impartialité que celles attendues d’un expert judiciaire. De ce fait, il n’est pas rare que soient désignés des experts qui se trouvent dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de l’une des parties. Une jurisprudence ancienne et cons-tante de la majorité des chambres de la Cour de cassation considère que ce procédé, s’il n’a pas la valeur de l’expertise judiciaire, peut néan-moins valoir à titre de preuve dès lors qu’il est soumis à la libre discussion des parties et même si l’expertise n’a pas été réalisée contradictoire-ment279. Si les conclusions de l’expert amiable "ne lient pas la juridiction, celle-ci peut y puiser des renseignements", mais à la condition, précise la Cour, qu’elle "ait veillé à ce que le principe de la contradiction soit respecté"280. Ainsi, par exemple, la première chambre civile de la Cour de cassation a désapprouvé une Cour d’appel qui avait considéré inopposable à une partie un rapport d’expertise amiable réalisé à la demande de son adversaire, au motif que l’expertise avait été effectuée non contradictoirement. Pour casser cette décision, au visa de l’article 16 du Code de procédure civile, la première chambre a

278 - Par ex., Civ. 3e, 3 oct. 1991, n° 90-12.214, Bull. civ. III, n° 221; Gaz. Pal. 1992, somm. 265.

279 - Civ. 1re, 13 avr. 1999, n° 96-19.733, Bull. civ. I, n° 134, JCP 1999, IV, 2091; RTD civ. 1999, 671, obs. J. Patarin – Com. 30 oct. 2000, n° 98-12.671, Bull. civ. IV, n° 172; D. 2000, AJ 438 – Civ. 2e, 7 nov. 2002, n° 01-11.672, Bull. civ. II, n° 246; JCP 2002, IV, 3060; Gaz. Pal. 6-7 août 2003, 20, obs. du Rusquec., solution identique pour un constat réalisé de façon non contradictoire : Civ. 1ere 12 avril 2005, pourvoi n° 02-15507, Bull. Civ. I n° 181.

280 - T. Moussa, Dictionnaire juridique expertise – Ma-tières civile et pénale, 2e éd., Dalloz, 1988 – Également du même auteur, « L’expertise judiciaire et les autres exper-tises au regard du principe de la contradiction » in Ren-contres Université – Cour de cassation, 23 oct. 2004, BICC, HS, n° 3, 51.

retenu que le rapport avait été régulièrement versé aux débats et soumis à la discussion con-tradictoire des parties281. De la même façon, la deuxième chambre civile, dans une affaire où la Cour d’appel s’était basée sur un document établi par un technicien à la demande d’une des parties, a rejeté le pourvoi formé contre l’arrêt en considérant que la Cour d’appel avait respec-té les droits de la défense, dès lors que ce docu-ment, bien qu’établi de façon non contradic-toire, avait été soumis à la libre discussion con-tradictoire des parties et que le défendeur, qui le contestait, ne présentait aucun grief à l’encontre de ses constatations et conclusions282. Une posi-tion identique est adoptée par la chambre com-merciale qui a censuré l’arrêt d’une Cour d’appel ayant écarté des débats un rapport technique produit par le demandeur au motif qu’il avait été établi en méconnaissance du principe de la contradiction, en retenant que ce document litigieux, qui valait comme élément de preuve soumis à la libre discussion des parties, avait été régulièrement communiqué283. Il est possible aussi à un expert judiciaire de fonder son avis à partir des conclusions d'un expert officieux, à condition, bien sûr, de le soumettre préalable-ment aux parties afin qu'elles puissent être à même d'en débattre contradictoirement284.

Cette position n’a cependant pas été partagée par l’ensemble des chambres civiles de la Cour de cassation. La troisième chambre civile, s’appuyant sur la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Liber-tés Fondamentales, juge au contraire que mé-connait le principe de l’égalité des armes le juge des loyers commerciaux qui, pour ordonner le déplafonnement du prix du bail renouvelé, se fonde exclusivement sur une expertise amiable établie non contradictoirement285.

281 - Civ. 1re, 11 mars 2003, n° 01-01.430, Bull. civ. I, n° 70; D. 2005, 46, obs. G. Cavalier ; RGDA 2003, 583, note J. Beauchard – Également Civ. 1re, 24 sept. 2002, n° 01-10.739, NP.

282 - Civ. 2e, 10 févr. 1988, n° 86-18.799, Bull. civ. II, n° 42 – Dans le même sens, Civ. 2e, 12 févr. 2004, n° 02-15.460, NP,18 juin 2009, pourvoi n° 0812671, Procédures n° 10 octobre 2009, comm. 304, note R. Perrot.

283 - Com. 17 mai 1994, n° 92-13.542, Bull. civ. IV, n° 181.

284 - Civ. 2eme 21 janvier 2010, pourvoi n° 0713552, Bull. Civ. II n° 16.

285 - 3eme civ. 3 février 1990, pourvoi n° 0910631, Bull. civ. III n° 31, Loyers et copropriétés n° 5 mai 2010 comm n° 137 p 21 note P..-H. Brault, Administrer n° 430 mars 2010, Jur. P 21 note J.-D.Barbier, D 2010, Act. Jur p 439 note Y. Rouquet, Rev. Jur. Dr. Aff. N° 4/10 avril 2010, décision n° 340 p 339, rev. Ann. Des loyers et de la pro-

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C'est dans le contexte de cette divergence entre les chambres que la Chambre mixte286 est venue réaffirmer la règle selon laquelle le juge ne pouvait refuser d'examiner une telle pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, tout prenant soin de préciser que le juge ne « pouvait se fonder exclu-sivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties ». Autrement dit, l'expertise amiable peut servir de preuve, mais à la condi-tion d'être corroborée par une autre pièce du dossier.

On comprend sans peine les raisons pra-tiques qui ont conduit la Chambre mixte à adopter cette position en demi-teinte. D'un côté, et contrairement à ce qui est prévu pour les actes juridiques qui, lorsque leur valeur dépasse 1500 euros et qu'ils sont passés par deux parties non commerçantes, doivent être prouvés par écrits ou par un commencement de preuve par écrit (art, 1341 du Code civil), la preuve des faits juridiques est libre287; elle peut donc se faire par tout moyen (art. 1348 du Code civil) et on ne voit pas pourquoi on devrait, en ce domaine, se priver du rapport d'un expert consulté par l'une des parties. La jurisprudence considère d'ailleurs que le principe selon lequel nul ne peut se constituer un titre à soi-même est limité à la preuve des actes juridiques et ne s’applique pas à la preuve de faits juridiques288. Comme le souligne la Cour, « les juges du fond peuvent juger qu'une preuve est rapportée par la seule production d'un document établi par la partie sur laquelle pèse la charge de la preuve, dès lors que l'objet de la preuve porte sur un fait et non sur un acte ». Par exemple, la preuve d’un dommage peut être rapportée par un décompte d’indemnisation établi par la victime, dont le juge apprécie souverainement la valeur et la portée289.

priété n° 4 avril 2010, p 802 noteF. Bérenger, Rev. Lamy dr. Aff. N° 48 avril 2010, Act. N° 2813 p 25, note M. Filiol de Raimond.

286 - ch. mixte 29 septembre 2012, pourvoi n° 1118710, à paraître au bulletin.

287 - Par ex 1ere civ. 17 juin 2010, n° 0914854.

288 - 1ere civ. 4 janvier 2005, Bull. civ. I n° 6, n° 0211339, Cass. 1re civ., 1er févr. 2005, n° 02-19.757. - Cass. 1re civ., 10 mai 2005, n° 02-12.302., Cass. 1re civ., 13 févr. 2007, n° 05-12.016 ; Bull. civ. 2007, I, n° 60. D 2008, Droit de la preuve p 2820 note J.-D. Bretzner - Cass. 1re civ., 14 juin 2007, n° 0613.938, 3eme civ. 3 mars 2010, n° 0821056 et 0821057.

289 - 2eme civ. 10 février 2005, Bull. civ. II n° 31, n° 0220495.

Les tribunaux ont en conséquence l'habitude de se fonder sur toutes sortes d'éléments qui peuvent leur être produits par les parties. Il peut s'agir d'attestations, de procès-verbaux de cons-tat dressés par des huissiers de justice, de do-cumentations techniques ; bref, des documents de toute nature qui présentent tous la caractéris-tique de n'avoir pas été établis contradictoire-ment. Il aurait dès lors été paradoxal d'admettre la recevabilité de ces éléments de preuve et de refuser celle des rapports expertises amiables au seul motif qu'ils n'ont pas été contradictoire-ment établis alors que, pour la plupart d'entre eux, ils sont réalisés par des experts par ailleurs inscrits sur les listes d'expert judiciaires, dans des conditions qui en garantissent de façon bien supérieure la fiabilité. Il était donc logique que la recevabilité de ces expertises soit admise, comme tout autre élément de preuve destiné à démontrer la réalité d'un fait.

Pour autant, on comprend aussi que Chambre mixte n'ait pas voulu élever l'expertise amiable au même rang que l'expertise judiciaire qui est conduite par un expert choisi par un juge dans des conditions qui garantissent son impartialité et qui conduit ses opérations sous le contrôle d'un juge dans le respect du principe de la contradiction. C'est sans doute pour établir une sorte de hiérarchie entre ces différentes catégories d'expertise que la Cour de cassation a entendu ajouter que le juge ne « pouvait se fon-der exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties ». Autrement dit, pour la chambre mixte, le rapport amiable peut certes constituer un élément de preuve, mais il ne s'agit que d'une expertise de second ordre, d’une valeur nécessairement inférieure à celle d’une expertise judiciaire, bref, une demi-preuve qui doit être complétée par un autre élément. Ce faisant, elle ne fait qu'étendre une précédente jurisprudence qui avait admis la possibilité pour le juge de retenir à titre de simples renseigne-ments les éléments d’un rapport d’expertise judiciaire annulé, à condition qu’ils soient cor-roborés par d’autres éléments du dossier290. Néanmoins, on peine à trouver les raisons à cette discrimination à l'égard des expertises amiables et surtout les justifications juridiques à ce raisonnement mi chèvre mi-chou qui aboutit, en fin de compte, à mettre en place un méca-nisme de preuve légale pourtant contraire au principe ci-dessus énoncé selon lequel la preuve des faits est libre. Aucun texte ne permet de

290 - Civ. 2e, 23 oct. 2003, n° 01-15.416, Bull. civ. II, n° 323, Gaz. Pal. 17 févr. 2004, p. 26, AJDI 2004, 216, obs. Heugas-Darraspen.

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66 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

dénier ainsi, a priori, la valeur probatoire de ces expertises, d'en faire des demi-preuves. La règle énoncée par la Chambre mixte paraît aussi im-précise. Que signifie, concrètement, la règle qui voudrait que le juge ne puisse se fonder exclusi-vement sur une expertise réalisée à la demande de l'une des parties. On perçoit ici les limites de la règle. S'il s'agit d'établir un système de preuve légale, encore faudrait-il être précis sur ses termes, poser des critères qui permettent aux juges du fond et aux parties de savoir quelle preuve ils peuvent retenir. C'est sans doute pour ne pas avoir à tomber dans les méandres d'une obscure casuistique que la Chambre mixte s'est bornée à affirmer une règle d'apparence simple. On voit mal cependant la façon dont le juge du droit qu'est la Cour de cassation pourra contrô-ler son application. Cassera-t-elle l'arrêt d'une Cour d’appel qui se sera prononcé sur le fonde-ment de deux expertises amiables qui ne se corroborent entièrement pas l'une l'autre, voire qui se contredisent? Ou encore celle qui estime-ra que l'attestation d'un témoin disant n'avoir aucun élément de nature à contredire l'expertise amiable est suffisante pour corroborer celle-ci? On peut enfin s'interroger sur l'opportunité de la règle ainsi affirmée qui ne manquera pas bien souvent d'alourdir inutilement le coût et d'al-longer sans nécessité les procès. La véritable question est en réalité ailleurs. L'important n'est pas de déterminer, de façon générale et abs-traite, quels éléments peuvent ou non permettre d'établir la preuve. En réalité, tout dépend des circonstances de fait qui ont entouré l'élabora-tion et la production de l'expertise amiable et qui relèvent, par principe, du pouvoir souverain des juges du fond. L'essentiel n'est donc pas de savoir pourquoi serait rejetée du débat judiciaire telle expertise établie non contradictoirement, mais d'apprécier sa force probatoire. Il aurait certainement été plus sage que, sur ce point, la Cour de cassation, faute de pouvoir énoncer une règle claire, abandonne cette question, comme il est dit à l'article 1353 du Code civil, « aux lu-mières et à la prudence » des juges du fond.

Cette discrimination ainsi faite entre exper-tises amiables et expertises judiciaires, fondée sur l'idée que seules ces dernières ont été éta-blies dans le respect du principe de la contradic-tion, est d'autant plus surprenante que la Cour de cassation ne sanctionne pas avec la rigueur à laquelle on pourrait s'attendre les violations de ce principe commises par les experts judiciaires eux-mêmes.

II. Un principe sanctionné avec une intensi-té variable

La règle édictée à l'article 16 du Code de procédure civile, selon lequel le juge doit obser-ver et faire observer en toutes circonstances le principe de la contradiction, devrait conduire la jurisprudence à rejeter toute utilisation en jus-tice d'une expertise annulée en raison de la violation par l'expert de ce principe et à inter-dire qu'une mesure d'expert soit opposée à une partie qui n'y aurait pas participé. Pourtant, la Cour de cassation semble n'avoir pas tiré toutes les conséquences qui auraient dû logiquement découler du principe de la contradiction. Après s'être longtemps montrée fluctuante, elle réserve des sanctions incertaines à l'utilisation d'exper-tises judiciaires non conformes à ce principe.

A. L'incertaine inopposabilité aux tiers de l'expertise judiciaire

Pendant longtemps, la Cour de cassation a considéré qu’une mesure d’expertise « n’était pas opposable à la partie qui n’avait pas été appelée ou représentée aux opérations »291 et considérait en conséquence que « Viole l’article 160 du Code de procédure civile l’arrêt qui retient comme élément de preuve les constatations d’un rapport d’expertise tout en énonçant que ce rapport n’était pas oppo-sable aux parties ni présentes ni représentées aux opérations d’expertise »292.

La Cour de cassation se montrait exigeante sur ce point et sanctionnait systématiquement par la cassation les décisions des juges du fond qui déclaraient opposable un rapport d’expertise, de consultation ou de constat à une personne qui n’y avait pas participé comme partie. Un rapport d’expertise ne pouvait donc être opposé qu’à des personnes physiques ou morales qui avaient la qualité de partie au cours de la procédure d’instruction. Si d’autres per-sonnes que les parties proprement dites avaient pu participer aux opérations d’instruction, par exemple en qualité de tiers, de conseil ou de représentant d’une partie, les opérations ne leur étaient pas pour autant contradictoires et le rapport de l'expert ne leur étaient pas oppo-sable. C’est ainsi qu'avait été jugé que n'était pas opposable un rapport d’expertise :

291 - Jurisprudence constante, par ex. : Civ. 3e, 10 juin 1981, n° 79-15.021, Bull. civ. III, n° 117 – Civ. 1re, 7 mars 2000, n° 97-20.017, Bull. civ. I, n° 79; D. 2000, IR 91.

292 - Civ. 3e, 10 juin 1981, n° 79-15.021, Bull. civ. III, n° 117.

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 67

• ordonné dans une instance opposant deux sociétés, à deux personnes physiques qui avaient suivi les opérations en qualité de gérant de l’une des sociétés pour l’un, et de représen-tant de ce dernier pour l’autre293;

• à une société qui avait été convoquée et entendue par l’expert au cours de ses opérations mais n’avait pas été assignée dans la procédure en désignation d’expert et n’avait pas été pré-sente ni représentée aux opérations d’expertise en qualité de partie à l’instance,294 même si elle avait été convoquée aux rendez-vous d’expertise, avait fait part de ses observations à l’expert et avait été destinataire des rapports295 :

• à une personne qui avait été informée de l’expertise296 ou « contactée » par l’expert297;

• à une personne qui, alertée par l’expert judiciaire, a eu des échanges circonstanciés avec celui-ci au cours de son instruction, avait eu connaissance de son rapport et a été mise en mesure d’en discuter les termes, au besoin en faisant diligenter une nouvelle expertise298.

Cette exigence s’imposait même si, en réalité, la participation aux opérations de la personne qui y avait été absente n’aurait rien changé sur le fond. C’est ainsi qu’ont été cassés des arrêts de Cours d’appel qui avaient déclaré opposables des rapports d’expertise non contradictoires au motif que les explications que la partie absente aurait pu fournir à l’expert auraient été super-flues et n’auraient apporté aucune clarté299 ou que celle-ci ne contestait pas utilement les cons-tatations, analyses, avis et conclusions du rap-port très complet, clair et précis de l’expert300.

En revanche, il avait été jugé qu'un rapport d'expertise était opposable à une partie qui avait participé aux opérations d'expertise auxquelles

293 - Civ. 2e, 22 mars 2006, n° 04-18.126, NP.

294 - Civ. 3e, 9 juin 1993 n° 91-16.479, Bull. civ. n° 84; JCP 1993, IV, 2018, cet arrêt mettant fin à des divergences qui jusque-là avaient cours et tendaient à considérer qu’un rapport d’expertise était opposable à un tiers qui y avait assisté dès lors qu’il lui avait été communiqué pour qu’il puisse le discuter.

295 - Civ. 2e, 23 oct. 2003, n° 01-15.004, NP, Procédures janv. 2004, n° 5, obs. Perrot.

296 - Civ. 2e, 16 mars 1983, n° 80-16.575, Bull. civ. II, n° 79.

297 - Civ. 1re, 28 juin 1989, n° 87-19.496, Bull. civ. I, n° 261.

298 - Civ. 1re, 7 mars 2000, n° 97-20.017, Bull. civ. I, n° 79.

299 - Civ. 1re, 21 juill. 1976, n° 75-12.877, Bull. civ. I, n° 278.

300 - Civ. 2e, 15 sept. 2005, n° 03-20.216, NP.

elle avait été appelée en qualité de gérante d'une société, en sachant que les travaux litigieux avaient été réalisés alors qu'elle exerçait son activité en son nom personnel, sans invoquer l'inopposabilité des opérations à son égard de-vant les experts, et qui avait été mise en mesure de discuter les analyses et les conclusions du pré-rapport d'expertise avant le dépôt du rap-port définitif301.

C'est la raison pour laquelle les plaideurs qui souhaitent rendre opposable à un tiers une mesure d’instruction en cours ont pris la sage habitude de saisir le juge qui a commis le tech-nicien d’une demande « d’extension » de la mesure à ce tiers. Si l’extension est accordée, le technicien doit reprendre ses opérations en présence de ce tiers appelé à la procédure. Pour que le principe de la contradiction soit respecté à son égard, le technicien doit soit rééditer en sa présence les constats et travaux d’analyse réali-sés antérieurement, soit, à tout le moins, comme cela lui est prescrit au second alinéa de l’article 169 du Code de procédure civile, les lui exposer en le mettant en mesure de présenter ses observations en temps utile, avant le dépôt du rapport302. Cela suppose donc que cette par-tie ait accès aux éléments en la possession du technicien. Bien évidemment, l’extension ne peut être ordonnée par le juge lorsque les opéra-tions d’instruction sont achevées ou que le rap-port est déposé puisque, en ce cas, il n’est plus possible de faire respecter le principe de la con-tradiction à l’égard du tiers303.

Il faut cependant préciser qu’a été jugé que ne pouvaient invoquer l’inopposabilité à son égard de la mesure d’instruction la partie qui, bien que régulièrement assignée devant le juge des référés prescripteur de la mesure et réguliè-rement convoquée aux opérations d’expertise, n’avait pas déféré à la convocation et ne justifiait d’aucun empêchement304, ni les membres d’un groupement d’intérêt économique poursuivi, à la suite d’une mesure d’expertise à laquelle cet organisme doté de la personnalité morale avait été appelé, non en raison d’une faute qui leur était imputable mais en leur seule qualité de

301 - Civ. 3eme 8 septembre 2010, pourvoi n° 0967434, Bull. Civ. III n° 151

302 - Civ. 2e, 11 mars 1999, n° 97-11.708, NP – Civ. 2e, 18 janv. 2001, n° 98-18.482, NPT.

303 - L. Séné, L’exécution de l’expertise judiciaire en ma-tière civile - Régime et sanction à travers la jurisprudence de la Cour de cassation, Gaz. Pal. 1er septembre 2007 n° 244 p 2.

304 - Civ. 1re, 4 oct. 2005, n° 02-15.981, Bull. civ. I, n° 360.

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membres d’un tel groupement, tenus en tant que tels des dettes de celui-ci sur leur patri-moine propre305.

Il est encore nécessaire de préciser l’existence d’une importante dérogation en matière d’assurances. La Cour de cassation considère en effet que la décision judiciaire qui condamne un assuré à raison de sa responsabilité constitue pour l’assureur qui a garanti celle-ci la réalisa-tion, tant dans son principe que dans son éten-due, du risque couvert ; dès lors, l’assureur qui, en connaissance des résultats de l’expertise, a eu la possibilité d’en discuter les conclusions, ne peut, sauf s’il y a fraude à son encontre, soutenir qu’elle ne lui est pas opposable306. Il lui est pos-sible aussi d’invoquer cette mesure d’instruction dans ses rapports avec son assuré307. Enfin, une partie qui a adressé une déclaration de sinistre à son assureur peut se voir opposer une mesure d’instruction à laquelle participait celui-ci, qui l’avait ainsi représentée308. Pour autant, et en dépit du luxe de précautions prises par la Cour de cassation pour imposer aux experts de respecter le principe de la contradiction, la Haute juridiction a admis des dérogations qui portent atteinte à la substance même des règles qu'elle édicte.

Le juge peut-il fonder sa décision sur une mesure d’instruction à laquelle une partie n’est pas intervenue ? Cette question, très fréquente en pratique309, mérite une réponse nuancée. L’hypothèse à laquelle elle donne lieu se ren-contre quotidiennement devant les tribunaux. À l’occasion d’une instance qui oppose deux par-ties, par exemple un maître d’ouvrage qui re-proche au maître d’œuvre des malfaçons dans sa construction, une mesure d’instruction est or-donnée. Celle-ci fait apparaître que les dé-sordres trouvent leur origine dans la faute d’un tiers, sous-traitant, qui n’est pas intervenu au cours de la mesure d’instruction. Se fondant sur

305 - Civ. 3e, 23 nov. 1988, n° 87-11.206, Bull. civ. III, n° 167; Gaz. Pal. 18 janv. 1990, n° 18, 15, note Guinchard et Moussa.

306 - Civ. 3e, 9 juin 2004, n° 03-11.480, Bull. civ. III, n° 114; Gaz. Pal. 2005, jur. 1955, note X. Leducq ; Defrénois 2005, 38079, obs. H. Périnet-Marquet, Civ. 2eme 19 novembre 2009, n° 0819824, Bull. Civ. II n° 273, Resp. civ. Et assur. 2010. Comm 55 npte H. Groutel.

307 - Civ. 1re, 4 juin 1991, n° 88-17.702, Bull. civ. I, n° 182.

308 - Civ. 3e, 27 sept. 2005, n° 04-11.703, NP.

309 - Par ex. Civ. 3e, 14 nov. 1990, n° 89-13.368, Bull. civ. III, n° 232 – Civ. 3e, 23 avr. 1992, n° 90-14.071, Bull. civ. III, n° 140.

ce rapport, le maître d’œuvre appelle en garantie ce sous-traitant.

La jurisprudence ne se montre pas totale-ment rétive à l’idée que puisse être produit dans une instance le rapport d’un technicien non opposable entre les parties. Elle a en effet consi-déré à plusieurs reprises qu’il s’agissait, en tout état de cause, d’un élément de preuve comme un autre dont le juge pouvait apprécier la va-leur310 et qu'il était toujours possible pour un juge de puiser dans le rapport non contradic-toire d’un technicien des renseignements qui lui permettaient de fonder sa décision dès lors que deux conditions cumulatives étaient remplies : d’une part, ce document devait avoir été réguliè-rement versé aux débats et soumis à la discus-sion contradictoire des parties, d’autre part, le juge ne devait pas fonder sa décision unique-ment sur ce rapport mais s’appuyer aussi sur d’autres pièces régulièrement communiquées. Sur ce point la jurisprudence était abondante et constante311 et recoupait celle exposée ci-dessus et élaborée à propos des expertises amiables. Autrement dit, l'expertise judiciaire était consi-dérée, à l'égard d'une partie qui n'y avait pas participé, comme une expertise amiable.

Un arrêt ultérieur de la deuxième chambre civile, rendu le 17 avril 2008, a marqué une étape supplémentaire dans la prise en compte de mesures d’instruction non opposables. Au cours d’un précédent litige opposant la victime d’un accident à l’assureur de l’auteur responsable, un expert avait été désigné. Cet expert ayant établi que la contamination de la victime par le virus de l’hépatite C était la conséquence des transfu-sions sanguines reçues à la suite de l’accident, l’assureur a assigné en garantie l’Établissement français du sang. La Cour de cassation a ap-prouvé la Cour d’appel qui, pour condamner l’Établissement français du sang, s’est fondée uniquement sur le rapport de l’expert. À cet

310 - Civ. 2e, 1er mars 1989, n° 88-12.882, Bull. civ. II, n° 57.

311 - Par ex. : Civ. 2e, 18 juin 1997, n° 95-20.959, Bull. civ. II, n° 195 – Civ. 2e, 18 sept. 2003, n° 01-17.584, Bull. civ. II, n° 282; D. 2003, IR 2548, Gaz. Pal. 31 aout 2006, p 9 (cassation) – Civ. 3e, 9 juin 2004, n° 03-11.840, Bull. civ. III, n° 114 ; Com. 6 févr. 2001, n° 99-10.143, NPT (rejet aux motifs qu’« était possible pour les juges d’utiliser les exper-tises déposées dans une instance antérieure à condition que le rapport ait été versé aux débats et soumis à la libre discussion des parties »). À propos de cette jurisprudence dont elle conteste le bien-fondé, M.-A. Frison Roche fait observer, non sans pertinence, que se défendre contre un avis autorisé est singulièrement plus ardu que de fournir des arguments aptes à convaincre l’expert avant qu’il n’arrête une opinion si influente, La procédure de l’expertise, dans L’expertise, Dalloz, 1995, 92.

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 69

effet, la Haute juridiction énonce que « l’expertise ordonnée dans une autre instance peut être prise en considération dès lors qu’elle a été régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire des parties312 ».

Certes, la Cour de cassation ne dit pas que l’expertise était « opposable » à la partie qui n’y avait pas participé. Mais en approuvant les juges qui avaient fondé leur décision exclusivement sur le rapport en résultant, elle aboutit à un résultat quasi-identique. Un raisonnement simi-laire à celui de la deuxième chambre civile a ensuite conduit les magistrats de la chambre commerciale de la Cour de cassation à juger aussi qu’il était loisible aux juges du fond, pour condamner une personne à payer les dettes sociales d’une société en redressement judi-ciaire, de puiser dans l’expertise judiciaire, or-donnée en vue de recueillir tout élément per-mettant de fixer la date de cessation des paie-ments, bien que cette expertise ne vaille pas, à l’égard de cette personne, comme rapport d’expertise judiciaire, dès lors que ce document avait été régulièrement versé aux débats et sou-mis à discussion contradictoire313.

Cette position n’a cependant pas fait l'una-nimité au sein des chambres de la Cour. En particulier, la troisième chambre civile, encore elle, a approuvé une Cour d’appel qui, après avoir relevé que des opérations d'expertise s’étaient déroulées au contradictoire du maître d'œuvre à l'exclusion de toute autre partie et que les entreprises intervenantes et l'assureur de l'une d'entre elles n'avait été mis en cause par l'architecte que plus de deux années après le dépôt du rapport, a retenu que la communica-tion de ce rapport en cours d'instance ne suffi-sait pas à assurer le respect du principe de la contradiction. La troisième chambre en a déduit que l'inopposabilité de l'expertise ayant été soulevée et aucun autre élément de preuve n'étant invoqué, aucune condamnation ne pou-vait intervenir à l'encontre des appelés en garan-tie sur la base de ce seul rapport d'expertise314.

312 - Civ. 2e, 17 avr. 2008, n° 07-16.824, Bull. Civ. II n° 95, D 2008, chron. C. de cass.,2373 obs. C. Nicoletis, J.-.M. Sommer, ég. dans le même sens Com 16 mars 2011, n° 0912008, Civ. 2ème 8 septembre 2011, n° 1019919, Bull. Civ. II n° 166, Civ. 1ere 17 mars 2011, n° 1014232.

313 - Com. 15 févr. 2000 n° 97-16.770, n° 97-17.415, Bull. civ. IV, n° 33.; RTD com. 2000, 443, obs. A. Laude.

314 - 3eme civ. 27 mai 2010, n° 0912693, Bull. civ. III n° 104, Construction-urbanisme n° 9, septembre 2010, comm. 119, note M.-L. Pages de Varenne.

La logique voudrait que la règle énoncée par l'arrêt précité de la chambre mixte du 29 sep-tembre 2012, selon laquelle un juge ne peut se fonder sur un rapport d'expertise amiable réalisé à la demande d'une seule partie qu’à condition qu'il soit corroboré par d'autres éléments du dossier315, soit étendue à l'expertise judiciaire non contradictoire. En effet, étant conduite par un expert désigné par un juge et sous le con-trôle de celui-ci, elle présente, à tout le moins, autant si ce n'est plus de garanties que l'exper-tise amiable conduite par un expert désigné par une seule partie et sous sa seule autorité. Un raisonnement identique aurait aussi permis de reconnaître au rapport d'expertise judiciaire annulé en raison d'une violation du principe de la contradiction la même valeur qu'un rapport d'expertise amiable.

B. L'incertaine nullité du rapport de l'expert ayant violé le principe de la contradiction

Les sanctions qui peuvent être prononcées en cas de manquement d'un expert judiciaire à ses obligations sont de cinq ordres316. L’inobservation de ses obligations peut justifier son remplacement par le juge sur le fondement de l’article 235 du Code de procédure civile, conduire le juge taxateur à réduire sa rémunéra-tion, entraîner des sanctions disciplinaires s’il s’agit d’un expert judiciaire qui pourrait ainsi être radié des listes établies par les Cours d’appel ou la Cour de cassation ou ne pas être réinscrit sur ces listes (par exemple pour le médecin expert qui n’a pas respecté le principe de la contradiction317), et mettre en cause sa responsabilité civile et, surtout, ce qui est le cas le plus fréquent, justifier l’annulation de son rapport.

Le régime des nullités des mesures d’instruction est prévu à l’article 175 du Code de procédure civile qui, lui-même, renvoie aux dispositions qui régissent la nullité des actes de procédure, sous les réserves énumérées aux articles 176, 177 et 178 du Code de procédure civile. À cet effet, les articles 114 et 117 distin-guent deux types d’irrégularités qui sont de nature à entraîner la nullité d’un acte. Les nulli-tés de fond, limitativement énumérées à

315 - Ass Plein. 29 septembre 2002, n° 1118710, op. cit.

316 - Sur la question du régime des sanctions, v. plus spécialement l’étude du doyen Sené, « L’exécution de l’expertise judiciaire en matière civile », Gaz. Pal. 29 août/1er sept. 2007, doctr. 2.

317 - Civ. 1re, 1er juin 1999, n° 98-10.988, Bull. civ. I, n° 183; D. 1999, IR 192; Gaz. Pal. 2000, jur. 1039, note Olivier.

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70 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

l’article 117318, sont celles qui résultent du dé-faut de capacité d’ester en justice, du défaut de pouvoir d’une partie ou d’une personne figurant au procès comme représentant soit d’une per-sonne morale, soit d’une personne atteinte d’une incapacité d’exercice, ou du défaut de capacité ou de pouvoir d’une personne assurant la repré-sentation d’une partie en justice. Elles peuvent être soulevées à tout moment de la procédure (C. pr. civ., art. 118) et être accueillies sans que celui qui les invoque ait à justifier d’un grief et alors même que la nullité ne résulterait d’aucune disposition expresse319. Les irrégulari-tés de forme ne peuvent, quant à elles, entraîner la nullité d’un acte de procédure que si la nullité est expressément prévue par la loi (en applica-tion du principe Pas de nullité sans texte) ou en cas d’inobservation d’une formalité substantielle ou d’ordre public. Dans tous les cas, la nullité ne peut être prononcée qu’à charge pour celui qui l’invoque de prouver qu’elle lui cause un grief. Cela signifie qu’une simple irrégularité de forme n’est pas de nature à entraîner une nullité s’il n’est pas démontré qu’elle a eu un impact sur les droits des parties. En outre, ces irrégularités peuvent, selon l’article 112 du Code de procé-dure civile, être invoquées au fur et à mesure de l’accomplissement des actes qu’elles entachent et sont couvertes si celui qui les invoque a, postérieurement à l’acte critiqué, fait valoir des défenses au fond ou opposé une fin de non-recevoir sans soulever la nullité.

Dans un arrêt rendu le 7 juillet 2006, la chambre mixte de la Cour de cassation est ve-nue préciser que les seules irrégularités de fond étaient limitativement énumérées à l'article 117 code de procédure civile et que, quelle que soit leur gravité, les autres irrégularités étaient toutes des irrégularités de forme320.

À ces règles générales, s’ajoutent les disposi-tions spécifiques prévues pour les mesures d’instruction. En premier lieu, la nullité du rapport d’expertise ne peut être soulevée que dans l’instance au fond dans la perspective de laquelle la mesure d’instruction a été ordonnée. Par conséquent, une action en nullité du rap-port d’expertise ordonnée sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile n’est

318 - Ch. mixte 7 juill. 2006, n° 03-20.026, Bull. Ch. mixte, n° 6; D. 2006, IR 1984; RTD civ. 2006, 820, obs. Perrot ; JCP 2006, II, 10146, note Putman, Gaz. Pal. 22 juillet 2006, p4, concl. M. Domingo.

319 - Civ. 3ème 26 novembre 2008, n° 0720071, Bull. Civ. III n° 189.

320 - Ch. mixte 7 juill. 2006, précit.

pas recevable si elle est exercée à titre princi-pal321. En deuxième lieu, selon l’article 176, la nullité ne frappe que celles des opérations qu’affecte l’irrégularité. En troisième lieu, l’article 177 prévoit que les opérations d’instruction peuvent être régularisées ou re-commencées, même sur-le-champ, si le vice qui les entache peut être écarté. Ainsi en application de cette règle, il a été jugé que « c'est sans violer le principe de la contradiction, ni l'article 6 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales que la Cour d’appel, qui était en droit, en application de l'article 177 du nouveau Code de procédure civile, de demander à l'expert de reprendre la partie de ses opérations qui n'avait pas été effectuée contra-dictoirement, a ordonné la réouverture des débats en invitant l'expert à communiquer aux parties la teneur de l'avis du technicien consulté, à recueillir leurs dires et à y répondre322. » En dernier lieu, d’après l’article 178, l’omission ou l’inexactitude d’une mention destinée à établir la régularité d’une opération ne peut entraîner la nullité de celle-ci s’il est établi par tout moyen que les prescriptions légales ont été, en fait, observées.

La jurisprudence admettait cependant, pour les atteintes au principe de la contradiction, une exception à la règle qui veut qu’une irrégularité de forme ne peut entraîner une nullité sans grief. Elle considérait en effet que la violation du principe de la contradiction entraînait la nullité sans qu’il soit besoin de justifier d’un grief323, une telle nullité valant à l’égard de toutes les parties, même celles qui ne l’auraient pas soule-vée324. Il a ainsi été jugé que devait être annulée, sans qu’il soit nécessaire de démontrer l’existence d’un grief, l’expertise réalisée sans respecter l’obligation, mise à la charge de l’expert par la décision qui le désignait, d’informer les parties au cours d’une ultime réunion du résultat de ses opérations en les

321 - Civ. 2e, 2 déc. 2004, n° 02-20.205, Bull. civ. II, n° 513; Procédures 2005, comm. 59, obs. R. Perrot ; D. 2004, pan. 336, obs. Julien et Fricero – Civ. 2e, 3 mai 2007, n° 06-12.190, Bull. civ. II, n° 116; D. 2007, AJ 1511; pan. 2430, obs. N. Fricéro ; JCP 2007, IV, 2129.

322 - Civ. 2e, 24 juin 2004, n° 02-14.959, Bull. civ. II, n° 317; AJDI 2005, 491, obs. Heugas-Darraspen ; Procédures 2004 n° 178, obs. Perrot.

323 - Civ. 2e, 24 nov. 1999, n° 97-10.572, Bull. civ. II, n° 174; AJDI 2000, 728, obs. M. Olivier,

324 - Civ. 2eme 15 avril 2010, n° 0910239, Bull. civ. II n° 83, Procédures 2010, comm. 220 R. Perrot

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Les Cahiers du Chiffre et du Droit

Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 71

invitant à présenter leurs observations écrites dans un certain délai325.

Dès lors qu’il était considéré qu'elles échap-paient au régime des nullités pour vice de forme, les violations du principe de la contradic-tion n’avaient pas à être soulevées in limine litis et pouvaient donc être invoquées après une défense au fond.

La prise en compte de l’expertise annulée. Adoptant un raisonnement comparable à celui qui l’avait conduit à considérer qu’un juge pou-vait fonder sa décision sur un rapport non con-tradictoire, la Cour de cassation considérait que les éléments d’un rapport d’expertise annulé pouvaient être retenus par le juge à titre de simples renseignements, à condition qu’ils soient corroborés par d’autres éléments du dos-sier326. Dans un arrêt récent, la deuxième chambre civile, poursuivant la logique de sa décision du 17 avril 2008 relative à la prise en compte d’une expertise non contradictoire, a approuvé une Cour d’appel qui, après avoir partiellement annulé le rapport d’un expert en raison d’une méconnaissance du principe de la contradiction, s’est néanmoins fondée exclusi-vement sur ce rapport327.

Mais si l'on peut admettre, pour les raisons pratiques déjà évoquées ci-dessus, qu'un juge puisse fonder sur une expertise non contradic-toire, mais néanmoins valable, comment justi-fier, en droit, qu’un rapport annulé puisse être pris en compte par le juge sans ruiner les effets de l’annulation ? L’examen des décisions de la Haute juridiction, ou, plus précisément, les arrêts de cassation, permet de relever que les nullités sont presque toujours prononcées au visa de l’article 16 du Code de procédure civile, et non de l’article 175 du Code de procédure civile relatif à la nullité des « des décisions et actes d’exécution relatifs aux mesures d'instruc-tion »328. Dans un article éclairant, le Doyen Séné

325 - Civ. 2e, 24 févr. 2005, n° 03-12.226, Bull. civ. II, n° 46; D. 2006, pan. 545, obs. Julien et Fricero ; Gaz. Pal. 18 août 2005, 1, note M. Olivier.

326 - Soc. 19 juillet 1962 : Bull. V no 668, 1 re Civ., 11 décembre 1979 : Bull. 1979, I, n° 315, Com. 12 juin 1967 : Bull., 1967, n° 239, Civ. 2e, 23 oct. 2003, n° 01-15.416, Bull. civ. II, n° 323, Gaz. Pal. 17 févr. 2004, p. 26, AJDI 2004, 216, obs. Heugas-Darraspen.

327 - Civ. 2ème, 2 juillet 2009, n° 0811599, toutefois, dans un sens inverse, Civ. 3ème, 3 février 2010, n° 09-10.631 jugeant que le juge méconnaît le principe de l’égalité des armes en se fondant exclusivement sur une expertise non contradictoire établie à la demande d’une des parties.

328 - Civ. 2ème 21 janvier 2010, n° 07-13.552, -13 Mars 2008, n° 07-13.412, D 2008, Droit de la preuve p. 2820

en déduisait que l’article 16 “apparaît comme la clef de voûte du problème, non seulement de l’inopposabilité mais aussi de la nullité de l‘expertise car, selon cet article, le juge doit en toute circonstances faire observer le principe de la contradiction. Ainsi, (...) l’application de ce texte est étrangère aux dispositions des articles 114 et suivants du nouveau code de procédure civile”329. Selon cet auteur, la nullité de l’expertise pour non-respect de la contradiction échappe au régime des articles 175 à 178, lesquelles ren-voient à la nullité des actes de procédures et à la distinction entre irrégularités de fond et de forme. La nullité pour non-respect du principe de la contradiction relèverait ainsi davantage des défenses au fond au sens de l’article 71 du Code de procédure civile (tout moyen qui tend à faire rejeter comme non justifiée, après examen au fond du droit, la prétention de l’adversaire) que des exceptions de procédure de l’article 73 (tout moyen qui tend soit à faire déclarer la procédure irrégulière ou éteinte, soit à en suspendre le cours). Elle viserait en effet à critiquer la méthodologie suivie par l’expert dont on estime que, n’ayant pas respecté ce principe cardinal du procès, sa démarche probatoire ne peut être suivie. Au-trement dit, c’est son aptitude à convaincre le juge, et par voie de conséquence à fonder une prétention qui est mise en cause. Ainsi présen-tée, on comprend mieux pourquoi la jurispru-dence faisait échapper la nullité pour non-respect du principe de la contradiction aux causes d’irrecevabilité des nullités pour vice de forme et admettait qu’un juge puisse se fonder sur un rapport non contradictoire puisque, appréciant souverainement la valeur et la portée des éléments de preuve qui lui sont soumis, il pouvait toujours considérer que, nonobstant l’absence de contradictoire, il trouvait dans le rapport les éléments suffisants pour justifier sa décision.

Cette analyse n'était pas non plus partagée par l'ensemble des chambres de la Cour de cas-sation. Comme elle refusait d’adopter la position majoritaire qui tendait à admettre qu’un juge pouvait se fonder sur un rapport d’expertise non contradictoire, pourvu qu’il ait été soumis à un débat contradictoire devant lui, la troisième chambre civile imposait au contraire aux juges du fond un plus strict respect du principe de la contradiction. Aussi a-t-elle, au visa de l’article

note J.-D. Bretzner, -22 Juin 2005, n° 04-14.145, 04-13.607, -19 Janvier 2006, n° 04-30.413, -24 février 2005, n° 03-12.226, - 16 Janvier 2003 n ̊ 01-03.427, Bull. civ. II n° 5, D. 2003, p. 1403 note Julien

329 - L. Sené, op. cit.

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72 Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1

16 du Code de procédure civile, cassé l’arrêt d’une Cour d’appel qui avait refusé d’ordonner une nouvelle mesure d’expertise alors que le précédent expert avait fondé ses conclusions sur une pièce qu’il n’avait pas communiqué aux parties pour leur permettre d’être à même d’en débattre contradictoirement330. La chambre commerciale faisait aussi preuve d'une rigueur équivalente en approuvant, dans un arrêt du 4 novembre 2008331, une Cour d’appel d’avoir jugé qu’elle ne pouvait tenir compte du rapport d’un expert qui, en n’informant pas les parties de la possibilité qui leur était ouverte de présenter des dires et observations sur son pré-rapport, avait méconnu le principe de la contradiction.

Même si cela n'apparait pas avec évidence, le second arrêt rendu le 29 septembre 2012 par la Chambre mixte de la Cour de cassation332 semble marquer une rupture avec la précédente jurisprudence dominante et donner raison, cette fois-ci, à la résistance de la 3eme chambre civile et de la chambre commerciale. Dans cette af-faire, un artisan avait souscrit un contrat d’assurance auprès d’une société, garantissant notamment un risque « invalidité totale ou partielle ». Victime d’un accident, il a saisi la juridiction civile pour demander la condamna-tion de la société à lui payer une rente au titre de cette garantie. Après avoir ordonné avant dire droit une expertise judiciaire pour détermi-ner les taux d’invalidité et d’incapacité de l’assuré, la Cour d’appel a constaté que la socié-té, qui avait fait valoir que l’expert avait omis de la convoquer en application des dispositions de l’article 160 du Code de procédure civile, ne demandait pas la nullité du rapport d’expertise et que celui-ci, clair, détaillé et précis, avait été débattu contradictoirement devant elle. Elle a en conséquence alloué à l’artisan une somme au titre de la rente. La société a formé un pourvoi contre la décision, lui faisant grief de s’être fondée uniquement sur le rapport d’expertise pour fixer les taux d’incapacité et d’invalidité de l’assuré, en violation des dispositions de l’article 16 du Code de procédure civile. La Chambre mixte rejette le pourvoi en retenant, d'une part, que les parties à une instance au cours de la-quelle une expertise judiciaire a été ordonnée ne

330 - Civ. 3eme 26 mai 2009, n° 0816901, Procédures n° 8, août 2009, comm. 266, note approbative R. Perrot, RTD civ 2009 p 573, note R. Perrot.

331 - Com. 4 novembre 2008, n° 0718147, Bull. n° 189, Procédures n° 1, janvier 2009, comm. 4, note R. Perrot, RTD civ. 2009 p 364 obs. R. Perrot.

332 - 28 septembre 2012, n° 11-11.381, Bull. Ch.mixte, sept. n° 1, 2012.

peuvent invoquer l’inopposabilité du rapport d’expertise en raison d’irrégularités affectant le déroulement des opérations d’expertise et, d'autre part, que ces irrégularités sont sanction-nées selon les dispositions de l’article 175 du Code de procédure civile, qui renvoient aux règles régissant la nullité des actes de procé-dure. La Cour de cassation en réduit que la Cour d’appel, qui avait constaté que la société ne réclamait pas l’annulation du rapport d’expertise, dont le contenu clair et précis avait été débattu contradictoirement devant elle, avait pu, en conséquence, tenir compte des conclu-sions de l’expert pour fixer l’indemnisation de l’assuré.

En décidant que les irrégularités affectant le déroulement des opérations d’expertise sont sanctionnées selon les dispositions de l’article 175 du Code de procédure civile, qui renvoient aux règles régissant la nullité des actes de pro-cédure, la Chambre mixte revient implicite-ment, mais nécessairement, sur la précédente jurisprudence qui faisait échapper les violations du principe de la contradiction aux règles rela-tives aux nullités de forme.

Deux séries de conséquences s'ensuivent. La première est que la nullité n'est désormais en-courue qu'à la condition d'être soulevée avant toute défense au fond et qu'il soit démontré l'existence du grief causé à celui qui s'en pré-vaut. Autrement dit, la jurisprudence antérieure qui considérait que, par dérogation aux règles gouvernant les irrégularités de forme, la viola-tion du principe de la contradiction entraînait la nullité sans qu’il soit besoin de justifier d’un grief et n'avait pas à être soulevées in limine litis, devrait être abandonnée.

La seconde est que, suivant désormais la règle de droit commun selon laquelle, en appli-cation de l’adage Quod nullum est, nullum produ-cit, la nullité d’un acte de procédure entraîne son anéantissement333 et que celui-ci doit être considéré comme non avenu334, les rapports d'expertise annulés devront être considérés comme effacés rétroactivement et ne pourront plus produire aucun effet. La question de la violation du principe de la contradiction ne relève donc plus des défenses au fond. C'est (re-)devenu une exception de procédure. Par con-séquent, elle n'a plus pour effet de seulement porter atteinte au caractère probant de l'exper-tise mais celui d'entrainer son irrecevabilité.

333 - J. Beauchard, Jur.class. Proc. Civ. Fasc. 135, Nullité des actes de procédure.

334 - 2ème civ. 21 décembre 1961, Bull. II n° 911.

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 73

Si telles sont les conséquences que la Cour de cassation déduira de l'arrêt du 29 septembre 2012, il conviendra de s'en réjouir. La jurispru-dence antérieure s'expliquait certainement par des considérations pratiques liées à l’intérêt pratique de nombreux justiciables, dans la me-sure où elle permettait d’éviter de retarder la solution du litige et d’en accroître les frais. Elle se justifiait aussi au regard du principe selon lequel le juge apprécie souverainement la portée des éléments de preuve qui lui sont soumis. Elle avait cependant pour inconvénient majeur de méconnaître le fait qu'un débat contradictoire à l’audience sur le rapport de l’expert ne suffit pas à combler les entorses faites au principe de la contradiction lors du déroulement des opéra-tions de l’expertise et que l’avis de l’expert ne se nourrit pas seulement de ce qu’il voit ; comme le dit un éminent auteur, il s’enrichit également des dires que peuvent formuler les parties et des observations que ces dires peuvent susciter dans l’esprit de l’expert335. On ne peut finalement pas prétendre vouloir favoriser les expertises judi-ciaires par rapport aux expertises amiables, comme le fait le premier arrêt de la chambre mixte, et ne pas tirer toutes les conséquences de la méconnaissance des règles qui, justement, fondent cette supériorité. Bien qu'ils ne soient pas liés par les avis des experts, on sait bien que, dans la réalité, les juges suivent les conclusions des techniciens qu’ils désignent336. C'est dire combien il est nécessaire d'écarter des débats les rapports d'expertise qui n'offrent pas les garan-ties procédurales à la hauteur de la confiance et de la crédibilité que les acteurs du monde de la justice placent dans les experts de justice337.

335 - R. Perrot, note sous. 3eme civ. 26 mai 2009, Procé-dures n° 8, aout 2009, comme. 266, RTD civ 2009 p. 573.

336 - L. Cadiet, E. Jeuland, Droit judiciaire privé, Litec, 5e éd., 2006, qui citent l’étude réalisée par N. Contis, F. Penvern et J. Triomphe, dénommée « Incidence des expertises sur le déroulement des litiges », Université de Paris I, 1998, portant sur les expertises ordonnées au cours de l’année 1995 par le Tribunal de commerce de Paris et soulignant que le juge s’inspire de l’avis de l’expert dans plus de 90 % des cas ; Eg., sur cette question J. Moury, "Les limites de la quête en matière de preuve : expertise et jurisdictio", RTDciv. 2009 p 665.

337 - Article arrêté au 5 novembre 2012.

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RÈGLES ET RÔLES DES TÉMOINS-EXPERTS DANS LES LITIGES COMMERCIAUX EN AMÉRIQUE DU NORD

PAR JENNIFER PERRY*

« Les*témoins experts nord-américains ne sont pas indépendants car ils sont embauchés et payés par une seule des deux parties impliquées dans un différend. » Anonyme.

Qu'est-ce qu'un expert ?

Le dictionnaire juridique Black’s Law Dictio-nary338 définit un expert comme étant « celui qui possède une connaissance supérieure d'un do-maine spécialisé, qu'il a obtenue à partir de son éducation ou de son expérience personnelle »; et définit un témoin expert comme étant « un témoin qui, en raison de son éducation ou de son expérience spécialisée, détient une connais-sance supérieure d’un sujet pour lequel des personnes n'ayant pas de formation particulière sont incapables de fournir une opinion précise ou de parvenir à des conclusions exactes. »

Dans les faits, il faut plus qu’une connais-sance supérieure d'un sujet pour agir efficace-ment comme témoin expert.

Le rôle du témoin expert consiste à assister la Cour en lui apportant une opinion indépen-dante et impartiale sur des sujets relevant de son champ de compétences. C'est cette obligation d’indépendance envers la Cour qui fait toute la différence. Elle élimine toute obligation possible du témoin envers la partie qui l'aurait appelé à témoigner et, plus spécifiquement, élimine toute obligation envers la partie qui « paie la fac-ture ». Le témoignage d'un expert doit être produit de manière indépendante et ne devrait donc jamais être injustement influencé, dans la

* Jennifer Perry est FCA, EEE, CA•EJC, vice-présidente, William C. Dovey est FCA, EEE, CA•EJC, associé principal (retired) du bureau de Toronto, Dispute and Legal Management Consulting practice, de Duff & Phelps. L’auteur remercie Cedric Hetzel, Director, Duff & Phelps SAS, Paris office pour sa contribution.

338 - Thomson West, 9eme éd., 2009.

forme ou le contenu, par les circonstances du litige.339

Le rôle des témoins experts : différences entre la France et l'Amérique du Nord

Il est entendu qu’en France, les témoins ex-perts, y compris ceux spécialisés en comptabili-té, sont retenus par la Cour et rémunérés sur sa décision. L'expert français prête serment devant le tribunal d'agir avec conscience, objectivité et indépendance envers le juge. Il revient toutefois au juge de prendre en compte ou non les opi-nions émises par l'expert.

De manière générale en Amérique du Nord, et plus spécifiquement au Canada, chacune des parties impliquées dans un litige embauche et paie habituellement son propre témoin, qui a néanmoins la responsabilité d'assister spécifi-quement la Cour en livrant un rapport d'expert et un témoignage. Le rapport et le témoignage de l'expert font ensuite l'objet d'un contre-interrogatoire de la partie opposée. Il revient ultimement au juge de prendre en compte ou non les opinions émises par les experts, et il a souvent à comparer et à préférer l'opinion d'un expert à celle d'un autre.

Les obligations des témoins experts au Canada

Bien que le témoin expert ait une relation fi-nancière avec la partie ayant retenu ses services et une relation de travail avec le conseiller juri-dique de cette même partie, les obligations du témoin expert ne sont pas envers la partie. Il a plutôt pour mandat d'assister la Cour, et uni-quement la Cour. Au Canada, l'admission à la

339 - Voir National Justice Compania Naviera S.A. v. Prudential Assurance Co Ltd., [1993] 2 Lloyd’s Rep. 68 (aussi connu sous le nom de l'affaire « Ikarian Reefer ») pour un résumé des principes et des obligations d'un témoin expert.

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 75

Cour de l'opinion d'un témoin expert dépend des critères suivants340 :

• La pertinence ; • La nécessité d’aider le juge des faits ; • L'absence de toute règle d'exclusion ; et • La qualification suffisante de l’expert.

Un expert dûment qualifié doit être indépen-dant et livrer des opinions qui s'avèrent équi-tables, objectives et impartiales. Dans le cas de juricomptables travaillant comme témoins ex-perts, ces exigences font déjà partie de leur éducation et de leur formation. Elles sont codi-fiées dans les normes professionnelles, démon-trées par la jurisprudence et dûment rappelées par les règles et les procédures de la Cour.

Les responsabilités découlant des opi-nions émises

Contrairement aux témoins ordinaires, qui doivent seulement rapporter leurs observations personnelles ou leurs connaissances des événe-ments factuels, et qui ne peuvent donc pas faire état de leurs opinions, les témoins experts, eux, en raison de leurs connaissances spécialisées ou de leur expertise dans un domaine spécifique, sont autorisés à livrer leur opinion. Ils ont donc une position toute particulière dans les litiges.

La Cour suprême du Canada, dans l'affaire « R. v. Abbey »341 a déclaré :

« Quant aux questions qui exigent des connais-sances particulières, un expert dans le domaine peut tirer des conclusions et exprimer son avis. Le rôle d'un expert est précisément de fournir au juge et au jury une conclusion toute faite que ces der-niers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler. « L'opinion d'un expert est recevable pour donner à la Cour des renseigne-ments scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l'opinion de l'expert n'est pas nécessaire » (Turner (1974), 60 Crim. App. R. 80) ».

En raison de leur capacité à fournir une opi-nion à la Cour, les témoins experts, dont peu-vent faire partie les juricomptables, ont une position d'influence importante dans le système de justice nord-américain et peuvent jouer un rôle clé relativement au succès ou à l'échec de ce

340 - Cour suprême du Canada, R. c Mohan, [1994] 2 RCS 9.

341 - R. v. Abbey, [1982] 2 S.C.R. 24.

système, que ce soit au niveau civil ou pénal. Il est donc absolument vital que le témoin expert soit en mesure d'effectuer son travail et de té-moigner de manière honnête et objective, en utilisant un langage clair et impartial. Sinon, la confiance du public envers le système de justice s'en retrouve diminuée et la justice est alors mal servie.

Cette problématique potentielle a été mise en évidence en 2007 lorsque des manquements graves ont été identifiés dans le domaine de la pédiatrie et dans sa relation, par le biais d'un témoin expert, avec le système judiciaire crimi-nel de Toronto, au Canada.

Étant données les inquiétudes grandissantes à l'égard de condamnations criminelles poten-tiellement erronées, l'Honorable Stephen T. Goudge a été nommé à la tête de la Commission d’enquête sur la médecine légale pédiatrique en Ontario (« Commission Goudge » ou « Com-mission »). Cette Commission a permis de révé-ler que, relativement aux erreurs commises par le témoin expert en pédiatrie Dr Charles Smith, il s'avère que le Dr Smith n'avait pas compris que son rôle en tant que témoin expert dans le système judiciaire criminel demandait qu'il soit indépendant et objectif à tous les stades de son implication, y compris lors de son témoignage. Or, contrairement à ce qui est attendu d'un témoin expert, notamment son indépendance, le Dr Smith a attesté devant la Commission qu'il croyait que son rôle consistait à appuyer les procureurs de la Couronne.342

Avant la Commission Goudge, plusieurs ju-ridictions canadiennes avaient émis des inquié-tudes quant à l'utilisation des témoins experts à la Cour, notamment au sujet de l'indépendance desdits experts. En 2006 et 2007, l'Honorable Coulter A. Osbourne, Q.C. a été chargé d’examiner le système de justice civile de l'Onta-rio343 et a livré un rapport dans le but de faire des recommandations qui amélioreraient divers aspects du système. Plusieurs des recommanda-tions présentes dans son rapport (« Rapport Osborne »)344 concernaient les témoins experts, principalement au sujet de leurs obligations

342 - Volume 1: ‘‘Executive Summary of Inquiry into Pediatric Forensic Pathology in Ontario Report’’ fournit une analyse des manquements du Dr Smith à répondre aux normes professionnelles qu'il devait respecter dans l'exer-cice de son travail et durant son témoignage.

343 - L'Ontario est une des dix provinces du Canada.

344 - Civil Justice Reform Project: Summary of Findings & Recommendations par Hon. Coulter A. Osborne, Q.C. (Novembre 2007) (the “Osborne Report”).

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envers la Cour et de l'objectivité de leurs rap-ports d'expert.

Les changements depuis le Rapport Os-borne et la Commission Goudge

Même avant le Rapport Osborne et la Com-mission Goudge, la notion selon laquelle les experts devaient faire preuve d'objectivité et d'impartialité était bien ancrée dans la loi. Tou-tefois, le Rapport Osborne et la Commission Goudge ont mené à des changements marqués dans l'approche judiciaire des témoins experts au Canada. La Commission Goudge a tout par-ticulièrement favorisé la prise de conscience par les différents intervenants de l'importance de l'indépendance des témoins experts, tandis que le Rapport Osborne a servi de base au renforce-ment des règles de la Cour liées au témoignage d'experts, notamment par le biais d'amende-ments aux différentes Règles de procédure civile et d'autres règles ajoutées à divers niveaux judi-ciaires en 2010345.

Les amendements aux règles stipulent spéci-fiquement que, de par leurs obligations, les experts doivent être objectifs et indépendants dans leur assistance à la Cour. De plus, chaque témoin expert doit affirmer par écrit qu'il est de son devoir de fournir une opinion honnête, objective et impartiale, impliquant uniquement ses connaissances liées à son domaine d'exper-tise, et que son devoir envers la Cour prédomine sur toute autre obligation envers la partie ayant retenu ses services. L'exigence de cette affirma-tion écrite permet de s'assurer, au minimum, que l'expert connaît bel et bien son devoir, en mettant l'accent sur l'importance de son indé-pendance à la Cour. Au final, cette mesure a pour but d'obliger les experts à prendre du recul, à reconsidérer le contenu de leurs rap-ports et à réfléchir quant à la possibilité que leurs opinions aient été soumises à des pres-sions subtiles ou manifestes.346

L’éducation et la formation des experts comptables au Canada

Au Canada, les experts comptables, en plus d'être des comptables professionnels (habituel-lement désignés comme « comptables agréés » ou « CA »), ont habituellement au moins une désignation de spécialiste. Les deux spécialisa-tions les plus courantes pour les experts comp-

345 - Voyez en particulier : Rules 4.1.01 (devoirs) et 53.03(2.1) (rapports).

346 - Voyez le rapport « Osborne », p.76.

tables témoignant dans des litiges sont le titre « d'expert en évaluation d'entreprises » (« EÉE »), octroyé par l'Institut canadien des experts en évaluation d'entreprises (« ICEÉE »), et le titre de « comptable agréé expert en juri-comptabilité » (CA•EJC), octroyé par l'Alliance pour l'excellence en juricomptabilité (« AEJ »). L’ICEÉE et l’AEJ font chacun clairement état des exigences fixant les compétences et l'idéologie nécessaires à la conduite des missions. Ils expli-quent également de manière explicite les quali-tés professionnelles que doivent posséder les candidats désirant obtenir le titre. Dans un cas comme dans l'autre, il est clairement exprimé que l'objectivité et l'indépendance sont primor-diales pour être un témoin expert.

Les normes et pratiques professionnelles des experts comptables

En vertu du processus par lequel les experts comptables assistent la Cour au Canada (c'est-à-dire par le biais de rapports d'expert, de témoi-gnages sous serment et de contre-interrogatoires), toutes les normes et pratiques professionnelles en comptabilité, telles que les normes d'acceptation d'une mission, les normes liées à la rédaction des rapports et les normes d'exercice des missions de juricomptabilité347 auxquelles les juricomptables se réfèrent, in-fluencent le travail de l'expert appelé à témoi-gner. En d'autres mots, les experts comptables doivent réaliser leur analyse en respectant les normes professionnelles nécessaires aux besoins de la Cour.

Les normes professionnelles auxquelles sont assujettis les experts comptables exigent habi-tuellement la réalisation d'investigations com-plètes, qui prennent en compte l'ensemble des preuves pouvant influencer l'avis de l'expert, dans la mesure où elles peuvent résister à un contre-interrogatoire (c'est-à-dire que les inves-tigations doivent avoir été effectuées dans le cadre des règles de preuve). C'est de cette façon que l'expert-comptable peut dûment assister la Cour dans sa prise de décision. La réalisation d'investigations complètes requiert également une grande assiduité de la part de l'expert. En effet, ses hypothèses doivent être justifiées et ses conclusions doivent être solidement appuyées, de sorte qu'elles soient totalement admissibles selon les standards de l'expert et de la profes-

347 - Le terme anglais “Forensic” signifie “belonging to, used in, or suitable to courts of law”.

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sion pour laquelle il émet son opinion profes-sionnelle348.

L'indépendance, l'impartialité et l'objectivité attendues des témoins experts les obligent à ne pas être sélectifs dans le choix des éléments servant à appuyer leurs conclusions, à examiner la pertinence de toutes les informations dispo-nibles et à considérer des hypothèses alterna-tives raisonnables ou des circonstances qui pourraient être contraires à leurs conclusions. Ces exigences sont toutes incluses dans les normes d'exercice des missions de juricomptabi-lité émises par l'AEJ349, de telle sorte que ces normes et l'objectivité attendue par la Cour sont en parfaite harmonie.

Les experts présentés par les parties opposées dans un litige sont rarement en désaccord sur des questions de principe et de méthode, mais ils voient souvent les choses différemment quant au fondement factuel, aux hypothèses, à l'interprétation de documents et aux prévisions envisageables sur lesquels les rapports d'expert sont basés. Par exemple, dans le cas d'une quan-tification de dommages pour laquelle il faut estimer quel aurait été le volume de ventes de la partie demanderesse n'eût été des actes présu-més illicites de la partie défenderesse, les ex-perts de chacune des parties risquent d'émettre des hypothèses différentes quant à l'importance du marché global ou de la part de marché que la partie demanderesse serait parvenue à obtenir.

Les normes d'exercice des missions de juri-comptabilité indiquent que les experts juri-comptables doivent faire preuve d'une grande minutie quant aux hypothèses utilisées pour former leur opinion et, dans la mesure de leurs connaissances, ils doivent évaluer si ces hypo-thèses sont raisonnables et conséquentes au regard de toute l'information disponible350. De même, un EÉE doit considérer les hypothèses et évaluer si elles sont raisonnables et appro-priées351.

348 - La Cour suprême du Canada tient compte de la jurisprudence « Daubert » de la Cour suprême des États-Unis depuis le jugements J.L.J [2000] 2 SCR 51, et Tro-chym [2007] SCC 6.

349 - Standard Practices for Investigative and Forensic Accounting Engagements, (Normes d’exercice des missions de juricomptabilité), Novembre 2006, 400.04, 400.12, and 400.13.

350 - ‘‘Standard Practices for Investigative and Forensic Accounting Engagements’’, Novembre 2006, 400.10.

351 - ‘‘Standard Practices for Investigative and Forensic Accounting Engagements’’, Novembre 2006, 600.08(I).

Selon les normes d'exercice des missions de juricomptabilité, en plus de devoir évaluer le caractère raisonnable de chaque hypothèse, les experts juricomptables doivent expliquer, dans leurs rapports d'expert, les raisons qui les por-tent à fonder ces hypothèses. Cette contrainte force efficacement les experts juricomptables à expliquer pourquoi ils considèrent chacune des hypothèses comme étant raisonnable352.

Dans la pratique, il est fréquent que les ex-perts des deux parties opposées fournissent chacun des hypothèses « raisonnables », bien que différentes, pour leur scénario hypothé-tique. Il revient alors au juge de trancher, selon la prépondérance des probabilités, en faveur de l'hypothèse qu'il privilégie. Cette décision peut se baser sur de nombreux facteurs, incluant des faits supplémentaires que le juge considère avérés. Il peut aussi considérer différentes cir-constances de l'affaire, notamment la crédibilité qu'il accorde à chacun des experts. Le processus d'analyse utilisé par le juge pour décider de « la vérité » est souvent expliqué dans les « Motifs du jugement ».

Les normes d'exercice des missions de juri-comptabilité rappellent encore une fois aux juricomptables qu'ils ont l'obligation de demeu-rer objectifs et indépendants lorsqu'ils agissent en tant que témoins experts, ce qui signifie que :

• le témoin expert doit éclairer le tribunal en donnant un avis indépendant et impartial sur des questions qui relèvent de son champ de compétence ;

• lorsqu’une question ou un problème particu-lier dépasse son champ de compétence, le témoin doit indiquer ce fait clairement ;

• le témoin expert ne doit jamais jouer le rôle d’un défenseur d’intérêts ;

• le témoin expert doit prendre des mesures raisonnables pour communiquer au tribunal les informations, les hypothèses sur les-quelles son témoignage s’appuie, et toute li-mitation ayant une incidence sur son témoi-gnage353.

Les normes des différents organes profes-sionnels gouvernant la profession ou le champ d'expertise de l'expert sont généralement énon-cées et comprises comme étant les normes mi-nimales du comportement attendu. Ne pas res-pecter ces normes peut entraîner des mesures

352 - Ibid.

353 - ‘‘Standard Practices for Investigative and Forensic Accounting Engagements’’, Novembre 2006, 700.01.

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disciplinaires à l'égard de l’expert et, dans des cas extrêmes, mener à la perte de son titre pro-fessionnel.

Instances judiciaires et procédures

Quand une partie impliquée dans un litige a l'intention d'appeler un expert à témoigner au procès, l'expert doit d'abord produire un rap-port, remis aux parties bien avant le procès. Ce rapport explique l'essentiel du témoignage que l'expert compte livrer. Il est très important de noter que l'expert ne pourra généralement que témoigner sur ce qui se trouve dans son rapport.

Avant d'être autorisé à témoigner au procès, l'expert proposé doit d'abord convaincre la Cour qu'il est qualifié à donner une opinion dans un domaine précis. Le processus de qualification d'un expert consiste habituellement au dépôt d'un voir-dire stipulant que le curriculum vitae de l'expert, tel que remis à la Cour, est véridique et représentatif en tous points. La partie adverse peut contester la qualification de l'expert propo-sé en tant que témoin expert indépendant (avant le témoignage), comme on le verra dans l'affaire « Alfano » présentée plus loin dans ce texte. Si le juge accepte que le témoin agisse en tant qu'ex-pert, toujours dans les limites de son expertise, ce témoin peut livrer son témoignage d'expert à la Cour. Effectuée à ce stade-ci, la contestation des qualifications de l'expert, au sujet de son objectivité ou de son indépendance, est facilité par le rapport qu'il a produit à l'avance et par l'existence des diverses normes professionnelles qui doivent être respectées.

Lorsqu'un expert est proposé comme témoin à un procès, la partie adverse peut demander à ce que lui soient communiqués les éléments ayant fondé l'opinion de l'expert354. Chaque partie dispose en effet d’un privilège qui l’autorise à ne pas divulguer des éléments liés au litige tant que lesdits éléments soient déposés ou invoqués devant les tribunaux, mais la re-mise d’un rapport constitue une renonciation à ce privilège355. De plus, les règles de procédure de certaines juridictions canadiennes inclut l'obligation de divulguer tous les éléments liés au travail de l'expert356. Bien que la jurispru-dence concernant l'étendue de cette divulgation

354 - R. v. Stone [1999] 2 S.C.R. 290. Voir aussi Browne (Litigation Guardian of) v. Lavery (2002) 58 O.R. (3d) 49 (S.C.J.).

355 - Vancouver Community College c. Phillips (1987), 20 B.C.L.R. (2d) 289 (S.C.).

356 - Voir, par exemple, ‘‘Ontario Rules of Civil Procedure’’ Règle 31.06(3).

mentionnée dans les règles de procédure ne soit pas régie, il a été suggéré que la divulgation totale du dossier de l'expert soit appropriée357 et que la divulgation de ses documents de travail, incluant ses analyses, sa correspondance avec le client et l'avocat, ses registres de temps et sa facturation, puissent être demandée par la partie adverse.

La divulgation du rapport d'expert et la pos-sible divulgation totale du dossier de l'expert tendent à ajouter un niveau de responsabilité et à ainsi décourager les experts juricomptables qui seraient tentés de favoriser une partie.

La rigueur du processus par lequel les té-moins experts doivent passer (c'est-à-dire l'interrogatoire et le contre-interrogatoire) pour que leur assistance puisse être considérée par la Cour oblige à ce que le témoignage « survive au procès », ce qui signifie qu'il doit être compré-hensible pour le juge et résister au contre-interrogatoire. Il est probable que ce processus mène à un respect minimum des exigences relatives à l'indépendance et à l'objectivité du témoin expert, contrairement au processus existant lorsqu’il n’y a qu’un seul témoin expert et/ou ne présentant aucun contre-interrogatoire.

Les règles de la Cour concernant l'indé-pendance des témoins experts

Au cours des dernières années, dans diverses juridictions canadiennes, des amendements apportés aux règles de procédure civile décou-lant des conclusions et des recommandations de la Commission d'enquête et du Rapport Os-borne précédemment évoqués ont renforcé les règles relatives au témoignage des experts. La loi existante a été modifiée afin de s'assurer que les experts soient objectifs et qu'ils fournissent avec indépendance leur assistance à la Cour, tout en exigeant que lesdits experts reconnaissent et comprennent clairement leur devoir, et qu'ils s'y conforment.

Pour être absolument certain que les témoins experts comprennent leur rôle en tant que con-seillers indépendants de la Cour, un Code de déontologie régissant les témoins experts (« Code ») a été créé et inclus dans une annexe des Règles de la Cour fédérale du Canada. Le Code souligne avec importance que le rapport d'expert présenté comme un affidavit doit obli-gatoirement inclure les raisons justifiant chaque

357 - Browne (Litigation Guardian of) v. Lavery (2002) 58 O.R. (3d) 49 (S.C.J.) aux paragraphes 66-72.

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opinion exprimée358, ce qui apparaît plus exi-geant que les normes professionnelles déjà exis-tantes.

Pour renforcer le Code, une nouvelle règle a été établie. Elle oblige l'avocat à fournir au té-moin expert une copie du Code et à remplir un certificat signé par le témoin expert démontrant clairement qu'il accepte de suivre le Code. Dans le cas où un expert ne s'y conformerait pas, la Cour peut rejeter son affidavit.359

D'autres amendements ont récemment été mis en place dans plusieurs Cours de juridiction provinciale à travers le Canada, toujours en se basant sur des principes très similaires : les témoins experts doivent agir de manière indé-pendante, et non pas en tant que défenseurs de leurs clients.

La jurisprudence récente en lien avec les témoins experts

Un expert qui défend les intérêts d'une partie diminue la fiabilité et l'utilité du témoignage de l'expert pour la Cour. Les tribunaux canadiens se protègent d'ailleurs de plus en plus contre les experts agissant de la sorte. Dans une affaire récente, Alfano c. Piersanti,360 la Cour a disquali-fié un expert juricomptable très expérimenté qui avait été retenu par la partie défenderesse. La disqualification a eu lieu suite à l'analyse d'une correspondance par e-mails entre l'expert et le client de la partie défenderesse. Cette analyse a démontré que le juricomptable a demandé au client une contribution substantielle sur des questions pour lesquelles l'indépendance était de mise, a conçu son témoignage de manière à atteindre les objectifs du client dans le litige, et n'a généralement pas réussi à maintenir le ni-veau d'impartialité exigé d'un témoin expert.

Le différend portait sur des allégations de fraude et le témoignage de l'expert s'était centré sur l'aspect juricomptable et les dommages. Suite à une requête demandée en cours de pro-cès, le juge a ordonné que soit livrée la corres-pondance par e-mails entre l'expert et le client (auquel avait été fait référence dans les registres de temps et de facturation de l'expert demandés

358 - Federal Courts Rules (SOR/98-106) Schedule (Rule 52.2) Le Code de ‘‘Conduct for Expert Witnesses General Duty to the Court.’’

359 - Federal Courts Rules (SOR/98-106) Rule 52.2(2).

360 - Alfano v. Piersanti Ruling 2009 CanLII 12799 (ON S.C.). Voir aussi Alfano v. Piersanti Ruling 2009 CanLII 9462 (ON S.C.).

par la partie demanderesse et obtenue avant le témoignage attendu).

À la suite d'un voir-dire au cours duquel l'expert a été interrogé et contre-interrogé, le juge a conclu que l'expert avait basé son analyse de la position de la partie défenderesse sur les théories avancées par cette même partie et avait été « déterminé à présenter la théorie de son client, assumant ainsi le rôle d'un défenseur ». Les e-mails examinés comprenaient une déclara-tion de l'expert selon laquelle il tentait de « ren-forcer la position [de la partie défenderesse et] de faire mal paraître [la partie resse]361 ». Le juge, dans son rôle de « gardien », a considéré le rapport de l'expert comme étant « entaché par le manque d'impartialité » et a refusé de permettre à l'expert de remettre son rapport et de donner une opinion à la Cour.

Conclusion

Les témoins experts et les avocats ou les clients qui les approchent savent qu'une affaire peut se jouer sur la crédibilité du témoin expert. Un expert agissant en tant que défenseur n'a donc aucune valeur pour les parties en litige ou pour la Cour.

La critique du tribunal envers un expert ayant agi en tant que défenseur d'une partie est une information publique et peut donc résulter en d'importantes conséquences financières, très négatives à long terme sur la carrière profes-sionnelle du prétendu expert. Une telle critique peut même raccourcir ou mettre fin à la carrière du soi-disant expert. La réputation des experts dans leur domaine d'expertise est si importante qu'ils reconnaissent l'importance de préparer un rapport objectif et impartial, et on doit s'at-tendre à ce qu'ils s'opposent à quoi que ce soit qui puisse compromettre leur intégrité. Si le travail du témoin expert est proprement docu-menté et qu'il est complété conformément aux normes de juricomptabilité, ainsi qu'à toutes les règles applicables à la Cour, aux codes de déon-tologie, aux normes et aux exigences profes-sionnelles, ce travail ne peut qu'être véritable-ment indépendant, impartial et objectif.

“A good name, like good will, is got by many actions and lost by one.” – Lord Jeffrey

361 - Alfano c. Piersanti 2012 ONCA 297 (CanLII).

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« DE L'EXPERTISE À LA MÉDIATION », ENTRETIEN AVEC GILLES DE COURCEL, PAR EMMANUEL CHARRIER

PAR GILLES DE COURCEL*

Emmanuel*Charrier - Gilles de Courcel, on vous connaît dirigeant du cabinet Ricol Lasteyrie, on sait votre investissement au sein de la Compa-gnie des commissaires aux comptes : comment êtes-vous venu à la médiation ?

Gilles de Courcel – Il y a longtemps que je m'intéresse à l'interprofessionnalité, notamment dans le cadre de la Compagnie des Experts et Conseils Financiers – CCEF362. En échangeant avec des notaires, des avocats, des experts fi-nanciers sur les difficultés des entreprises, il nous est apparu qu'il y avait des difficultés in-ternes, très organiques telles que la mésentente des associés et particulièrement des actionnaires familiaux, pour lesquelles le cadre judiciaire n'était pas approprié. La médiation nous est apparue comme une solution pour mettre au-tour de la table ces personnes, tenter de com-prendre ce qui ne va pas et essayer de les aider à trouver une solution par eux-mêmes.

C'est ainsi qu'un centre de médiation a été créé par la CCEF, l'Association pour la média-tion des relations entre associés (AMRA)363. En rencontrant ensuite le Président Zakine du CMAP et sa Secrétaire Générale Myriam Bac-qué364, nous nous sommes rendu compte que d'autres organisations s'activaient dans la média-tion et nous avons alors eu l'idée de rapprocher nos activités. De tradition aujourd'hui les mé-diateurs du CMAP sont souvent médiateurs de l'IEAM, et réciproquement.

EC - Qu'est-ce qui distingue la médiation de la procédure judiciaire ? De la conciliation ?

GC - Il y a beaucoup de centres de médiation en France. Le dispositif vient de l'observation

* Gilles de Courcel est Président honoraire de l'Institut de l'expertise, de l'arbitrage et de la médiation.

362 - Compagnie des conseils et experts financiers.

363 - L’Institut de l'Expertise, de l'Arbitrage et de la Média-tion.

364 - Centre de Médiation et d'Arbitrage de Paris, dépen-dant de la Chambre et commerce et d'industrie de Paris.

que dans toutes sortes de situations où les per-sonnes sont en conflit, elles vont continuer à vivre ensemble. C’est un enfant avec ses parents, c’est un fournisseur avec ses clients, c'est un actionnaire avec ses dirigeants etc. L'idée est alors que ces parties sont les mieux armées pour essayer de résoudre par eux-mêmes leurs diffé-rends. Dans la procédure judiciaire, il y a un gagnant, il y a un perdant. L’idée de la média-tion c’est qu’à partir du moment où les per-sonnes ont trouvé un accord entre eux sur la façon de mettre un terme à leurs différends, ils vont pouvoir continuer à vivre ensemble.

Pour faire la différence avec la conciliation il faut saisir un point très important : le médiateur est une personne qui ne va pas proposer la solu-tion du litige. C'est un accompagnateur, qui fait que les parties s'entendent, à commencer en se mettant d’accord sur leur désaccord. Ce n’est pas le médiateur qui propose une solution : son rôle est de conduire chacune des parties à faire des propositions à l’autre. C'est un point essen-tiel. Dans la conciliation au contraire, les deux parties vont se tourner vers le conciliateur pour qu’il leur propose la solution.

EC - Ce "mode alternatif de règlement du li-tige" est-il aujourd'hui répandu?

GC – Il y a probablement des milliers voir des dizaines de milliers de médiation en France. Les médiations d'affaires n'en constituent qu'une petite partie. Sous l'impulsion des tribu-naux cependant, des permanences de média-teurs commencent à s'installer en juridictions, au-delà de ce qu'on connaît déjà aux prud'hommes et pour les affaires familiales. La voie du procès crée un antagonisme fort et le rythme de la justice ne permet pas qu'il soit réglé très rapidement. C’est ce qui fait que dans le droit des affaires, la médiation vient assez facilement. Elle est par exemple installée dans la conduite des grands chantiers au Canada. Les clauses de médiation commencent ainsi à se répandre.

EC - Comment les auxiliaires de justice que sont les avocats voient-ils ce "MARC" ?

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GC - L'idée est répandue que les avocats sont des freins à la médiation, car ils ont fonction d'accompagner le litige. L'aléa judiciaire, qui n'est pas toujours mesuré par le client, ne heurte pas l'avocat. Par ailleurs la médiation est assez rapide, ce qui questionne quant aux ré-munérations attachées aux temps passés.

Cependant, le changement est très percep-tible. Les avocats sont bien conscients qu’il y a des dossiers pour lequel le point de droit n’est pas l’élément majeur du désaccord entre les parties, et le client pourrait ne pas être satisfait de la décision de justice. Et la médiation sup-pose de toute façon un retour au droit car le médiateur n'a pas la main sur le protocole tran-sactionnel, qui suppose au contraire les conseils des avocats.

Il est notable qu'à l'automne 2012, des évè-nements majeurs ont été organisés avec les avocats sur le thème de la médiation (le col-loque de l'ACE365 à Cannes et une journée de la Médiation à la Maison du Barreau de Paris, par exemple), et que le Bâtonnier de l'Ordre de Paris a inscrit l'année 2013 sous le signe de la média-tion.

EC - Cela suppose-t-il des aptitudes particu-lières pour être médiateur ? En particulier, en lien avec l'enquête du GIP366, les experts de justice sont-ils "naturellement" des médiateurs ?

GC - Le point essentiel de la médiation, c’est l'échange organisé par le médiateur, ce dialogue est le plus souvent direct. Je crois que ce qui caractérise le bon médiateur, et en cela à mon avis il est proche de l’expert de justice, c’est une très forte qualité d’écoute. Le médiateur conduit les opérations, donne la parole, cela suppose une maîtrise technique pour faire respecter l'ordre et la parole, mais il ne doit surtout pas interpréter les propos d'une partie ni formuler des propositions de résolution. Tout peut être dit en médiation, c'est une convention, et seule l'insulte est proscrite ; cette liberté de parole est d'autant plus confortable que toute la médiation est confidentielle. Même à l'égard du juge, si la médiation résulte d'une décision judiciaire. C'est frappant, d'ailleurs : dans la médiation, on ne vient pas avec des dossiers, on ne prend pas beaucoup de notes, on ne fait pas de compte rendu, il n'y’a pas de procès-verbal de la réunion de médiation.

365 - Association des Avocats Conseils d'Entreprises.

366 - "Des chiffres, des maux et des lettres. Une sociologie de l'expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduc-tion". dir. J. Pelisse, Armand Colin, 2012.

Grâce au médiateur, vont surgir des éléments qui n’avaient pas été révélés, par peur d'une action en justice ou parce que l'élément n'avait pas d'importance pour une partie et beaucoup pour l'autre. Un accord sur le désaccord va se faire. Et assez rapidement, vont apparaître des pistes et les parties vont exprimer la possibilité d'un accord, trouver des compensations pour que l’un et l’autre se sentent satisfaits d’une solution trouvée conjointement.

EC - C'est une forme de médiateur théra-peute, accoucheur des âmes qui se dessine... Mais peut-on comprendre le litige sans com-prendre l'enjeu technique ?

GC - Dans certains cas c’est utile, voire in-dispensable de comprendre l’environnement technique particulier. Ainsi des médiateurs sur les grands chantiers nord-américains, qui dé-nouent les incidents entre corps de métiers. Une solution répandue est alors la co-médiation. Mais le risque est que le médiateur "technicien" ait du mal à faire abstraction de sa propre vision des choses et qu'il ne l’impose, même à son corps défendant.

Cette exigence de retenue de la part du mé-diateur est vraiment essentielle et c'est pourquoi c'est une posture difficile pour quelqu’un qui a l’habitude de décider, c’est que surtout il ne décide pas, il ne tranche pas, il ne propose pas. Il faut ne jamais se mettre en situation de dire : « pourquoi vous ne faites pas ça ? », « mais pourquoi vous ne lui proposez pas de faire telle chose ? », ou « ce type de métier, vous auriez intérêt à faire ceci ou cela ». C'est-à-dire qu’il doit s’interdire d’être directif sur la solution qui va pouvoir se mettre en œuvre.

Ainsi, les parties auront bien le sentiment que c’est elles qui ont trouvé leur solution. Ce n’est pas la solution d'un tiers à laquelle on leur a demandé d’adhérer, et cette co-construction permet de dégager une solution durable.

EC - Mais la médiation n'est pas "contradic-toire", me semble-t'il ? Elle autorise des apartés ?

GC - oui, mais l'aparté ne vise pas à suggérer des voies, plutôt à clarifier et décanter des points d'incompréhension du médiateur. No-tamment quand les parties anticipent d'autres difficultés que le litige en cours.

EC - Fin 2011, une directive européenne inté-ressant la médiation a été transposée. Le rapport367

367 - Rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2011-1540 du 16 novembre 2011 portant

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explique que le médiateur a été préféré impartial plutôt qu'indépendant. L'indépendance est présen-tée comme attachée à un statut rigidifiant, incom-patible avec la souplesse nécessaire à la médiation. Qu'en pensez-vous ?

GC - L’idéal est à la fois d’être indépendant et impartial. Il arrive cependant assez fréquem-ment que les parties souhaitent choisir leur médiateur et il est efficace qu'elles retiennent une personne qu'elles ont déjà vue à l'œuvre. Ce qui est alors très important c’est que tout soit dit.

Il y a une dimension humaine très forte dans les situations de médiation. Un comportement impartial du médiateur est donc indispensable, d'autant qu'il s'agit de rechercher un accord entre les parties. Par exemple, un déséquilibre entre les deux parties (une centrale d'achat et un petit fournisseur,...), qui doit être analysé par le médiateur, ne doit pas donner le senti-ment que cela le fait pencher en faveur de l'un, ou de l'autre. L'indépendance est assez facile à contrôler, mais cela est plus difficile pour l'exi-gence d'impartialité, surtout dans une procédure complètement orale.

Quand de tels risques existent, il est très im-portant que les conseils soient là.

EC - Un mot de conclusion ?

GC - En France, la médiation est née de l’idée d’intérêt général, d’offrir des solutions alternatives à une solution judiciaire, qui n’est pas nécessairement adaptée à certains nombres de cas de figures. Mais il faut que ce soit facile d’accès, et donc peu coûteux, ce que favorise sa rapidité d'exécution.

S'il est important d’avoir une pluralité d’offres de médiateurs, en même temps il ne faut pas créer une situation de concurrence exacer-bée. Or, la médiation est exigeante en termes de disponibilité : il faut être très réactif et le dérou-lement comme la durée d'une médiation sont imprévisibles. En définitive, je crois que la mé-diation nécessite de démontrer qu’on est en pleine situation d’indépendance : indépendance matérielle, indépendance professionnelle, et disponibilité d’esprit.

transposition de la directive 2008/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 sur certains as-pects de la médiation en matière civile et commerciale.

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Revue de jurisprudence commerciale – Les Cahiers du Chiffre et du Droit – Année 2013 – Numéro 1 83

DOSSIER : LA COMPTABILITÉ EST- ELLE ÉTHIQUE ?

ÉVALUATION ET RESPONSABILITÉ. FAUT-IL DIRE QUE L’ÉVALUATION ÉCONOMIQUE DES EFFETS EXTERNES DE L’ACTION EST « ÉTROITE » ?

PAR EMMANUEL PICAVET*

1. La tension croissante entre une évalua-tion englobante et la traduction opéra-tionnelle

Les*pratiques comptables ne peuvent être réduites à des techniques d’écriture, quoi qu’il en soit des enjeux éthiques substantiels (de transparence, d’objectivité…) qui s’attachent à ces techniques. Des principes d’intérêt général interfèrent avec les normes comptables, sinon dans la définition concrète de ces normes, du moins dans les processus de critique, d’harmonisation ou de concertation qui prési-dent aux évolutions du domaine. Les débats actuels indiquent des directions pour la réap-propriation des normes comptables et de leur dynamique, en se référant à des finalités morales ou politiques, à des impératifs de développe-ment ou à des principes de gouvernance de portée générale.

Ces préoccupations conduisent naturelle-ment à s’interroger sur le sort à réserver, d’un point de vue comptable, à la contribution à un bien humain général, à la préservation de l’environnement ou au caractère durable du modèle de développement. Au cours des décen-nies récentes, la perspective des « parties pre-nantes » a conduit à donner beaucoup de poids, dans l’évaluation des coûts et des avantages liés à l’action des organisations, aux parties affectées par les décisions des organisations que l’on considère, et/ou qui (réciproquement) font des choix qui affectent ces organisations, et sont donc des porteurs d’enjeux pour elles.

Il y a lieu d’insister sur l’un des enjeux du rapport entre quantification et responsabilité : le choix nécessaire des centres de responsabilité et

* Emmanuel Picavet est Professeur des universités (Éthique appliquée), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

la prise en compte des rapports entre ces centres et les autres acteurs de la société. Autour de cet enjeu, les démarches de quantification sont souvent jugées trop étroites, ou porteuses de conceptions à certains égards trop étroites. Le problème qui se pose est alors celui d’un « grand écart » entre, d’une part, la résolution de rendre opérationnelle une conception « large » des intérêts en cause autour des orga-nisations (telle que celle qui est promue dans la théorie des parties prenantes et dans le dévelop-pement des dispositifs de Responsabilité Sociale et Environnementale [RSE]) et, d’autre part, la crainte de réduire arbitrairement la portée des enjeux en mettant en œuvre des quantifications trop étroitement économiques ou inspirées par une logique gestionnaire trop limitative. L’étroitesse de la démarche de quantification est alors en débat.

2. Parties prenantes et effets externes

La recherche d’un point de vue englobant sur les coûts et les avantages à mettre à l’actif (ou au passif) des organisations est bien résumée par Fr-G. Trébulle en ces termes :

« [l]’entreprise doit prendre en considération les attentes de tous ceux qui subissent les con-séquences de son activité ou qui en profitent et de tous ceux – souvent les mêmes – dont l’action peut avoir des conséquences sur elle. L’extraordinaire succès de la notion de RSE est dû à l’évidence de ce constat : il est impossible de prétendre cantonner l’impact de l’entreprise à un périmètre prédéterminé »368.

368 - Fr-G. Trébulle, « Quel droit pour la RSE ? », in Fr.-G. Trébulle et O. Uzan, dir., Responsabilité sociale des entre-prises : regards croisés, droit et gestion. Paris, Economica, 2011 ; pp. 9-10.

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La notion de « parties prenantes » peut alors être spécifiée d’une manière qui recoupe large-ment la notion économique d’”effet externe”, renvoyant à un impact causal sur d’autres par-ties : une externalité positive ou négative affec-tant le bien-être ou la réalisation d'autres objec-tifs des agents (en particulier le profit dans le cas des entreprises). Ces effets ne sont pas né-cessairement pris en compte au moment de la décision des agents considérés, ce qui peut donner lieu au constat d’un écart – insupportable à l'occasion... – entre les élé-ments du bilan d’une entreprise et les coûts induits chez d'autres et directement liés à l’activité de la même entreprise.

La notion d’effet externe est une notion im-portante pour l’économie normative et cette branche de l’économie, notamment depuis les analyses célèbres d’Arthur Cecil Pigou, en a montré l’incidence sur la formation des juge-ments de valeur à propos de l’économie. C’est le cas, en particulier, pour des jugements expri-mant la recherche d’efficacité collective. L’interdépendance économique qui est présup-posée renvoie à des réalités diverses : dépen-dance du chiffre d’affaires d’une entreprise par rapport à ses clients et à ses fournisseurs, dé-pendance des usagers par rapport à une admi-nistration, dépendance de la valeur des biens immobiliers des riverains par rapport aux déci-sions du directeur ou de la directrice d’une usine, etc.

Dans certains cas, les effets externes ont une traduction relativement claire en termes de valeur du patrimoine, de bénéfice économique ou de manque à gagner commercial. Jusque dans les cas de ce type, il demeure que les béné-fices et coûts sous-jacents fondamentaux sont d’un autre ordre : en dernière analyse – et en considérant le cas des effets négatifs pour fixer les idées – on est renvoyé à une perte au regard de la satisfaction des préférences (une perte d’« utilité » en termes économiques). Le souci de quantification conduit, pour des raisons compréhensibles, à donner le plus grand poids aux gains et aux pertes qui ont une traduction patrimoniale ou monétaire et à se concentrer finalement sur cette traduction même plutôt que sur l’« original » de la satisfaction des agents ; la pratique habituelle en économie du droit en fait foi, si contestée soit-elle par les théoriciens.

En vertu de la même tendance et par exten-sion, dans les cas où les pertes nettes subies du fait de l’activité d’autrui ne sont pas strictement corrélées avec des gains et pertes patrimoniaux et monétaires qui en seraient une sorte de tra-duction, des méthodes d’enquête par question-naire ou par confrontation à des choix fictifs

permettent de construire des « équivalents mo-nétaires » des pertes subies. On se trouve alors confronté à des problèmes bien connus, que ne peut masquer la précision apparente du manie-ment de grandeurs définies ou d’indices précis. En particulier, les « équivalents monétaires » ne donnent pas d’indication sur l’attitude des agents face au risque et au probable, face à la dispersion des résultats possibles selon les évé-nements qui se produisent, dans les cas où la matérialisation des pertes est aléatoire. Ils don-nent par ailleurs une vision unilatérale des en-jeux, en suggérant des comparaisons selon un seul critère, puisque les sommes monétaires constituent justement un critère d’évaluation. Bien sûr, la liaison entre le choix et la préfé-rence donne une sorte de primauté méthodolo-gique à l’évaluation unidimensionnelle (à cause de l’interprétation du choix de x de préférence à y comme la conséquence du fait que x a plus de valeur que y aux yeux de l’agent).

Il n’en demeure pas moins que les choix peuvent résulter de l’interaction complexe de plusieurs critères d’évaluation. Dans certains cas, l’explication authentique oblige à prendre en compte cette complexité : l’explication des choix des entreprises par ce qui a le plus de « valeur » serait tautologique. Elle se ramènerait à l’affirmation du fait que ce qui est choisi est le résultat de la manière de choisir de l’agent, parce que la « valeur » à laquelle on se réfère est en réalité un conglomérat de critères.

3. L’intervention de jugements de valeur

Dans la pensée contemporaine, la notion de « parties prenantes » se trouve délimitée d’une façon qui est inévitablement adossée à des ju-gements de valeur que l’on souhaite porter sur des arrangements sociaux. Nous nous trouvons ici, à l’évidence, à la jonction du « positif » et du « normatif », dans l'un de ces rares domaines où une science d'organisation (la gestion) a exporté ses catégories vers les sciences philosophiques et sociales (la formation et les intérêts philoso-phiques d'Edward Freeman ayant joué un rôle important à cet égard). De fait, les sciences d'organisation sont constamment tenues d'asso-cier les aspects dits “positifs” (la compréhension des mécanismes, la description des faits, les ressources de la prévision) et les normes ou valeurs qui déterminent les buts et donc le choix des stratégies ou des modalités d'organisa-tion (les aspects dits “normatifs”).

Est-ce à dire qu’il soit impossible de séparer les deux dimensions (comme Hilary Putnam a essayé de le montrer pour certains autres con-cepts économiques comme les capacités au sens

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de Sen369) ? Je ne le pense pas, mais on peut certainement admettre à tout le moins que la manière de délimiter la notion de “partie pre-nante” obéit conjointement à des préoccupa-tions normatives (débouchant sur des prescrip-tions ou des jugements de valeur) et à des pré-occupations descriptives ou explicatives (au sens des sciences empiriques). On veut restituer des chaînes de responsabilité ayant une portée descriptive et, tout à la fois, porteuses d’éléments d’évaluation ou de critique sur la base des finalités ou valeurs des agents. L’idée d’« effet externe » présente en outre un rapport intéressant avec la motivation (dont on peut identifier le rôle au cœur de la démarche de RSE dans la mesure où celle-ci repose largement sur les engagements volontaires). Ce rapport signale en même temps des problèmes relatifs à la quan-tification pertinente – et tout d'abord à l'identi-fication pertinente- des effets visés.

Développons ce point. Dans la notion d’effet externe, on trouve tout à la fois la description d’une interdépendance (les intérêts sont liés entre eux) et la présomption du fait que cette interdépendance n’est pas pleinement « intério-risée » par l’agent qui prend des décisions. A quoi pense-t-on alors, en fait de manque d’intériorisation ? Il s’agit notamment du fait que les bénéfices pour d’autres ne sont pas monnayés, ni échangés avec l’auteur de l’action dans une démarche de réciprocité. Ils corres-pondent à une sorte de transfert (don ou far-deau selon les cas) hors-marché.

Il peut s’agir aussi du fait que les torts que l’on fait subir à d’autres ne sont pas adéquate-ment pris en compte par lui, « adéquatement » pouvant vouloir dire :

(A) suffisamment pour qu’en fait, ces torts ne soient finalement pas infligés ;

(B) d’une manière équilibrée, tenant compte équitablement (ou : d’une manière impartiale) des intérêts des uns et des autres dans la société, y compris lui-même et la partie négativement affectée. En théorie économique, on exprimera cette idée en disant que les intérêts en présence sont pris en compte à la manière dont ils inter-viennent dans l’élaboration – que l’on prévoit impartiale – d’une « fonction de choix social ».

En effet, lorsqu’il y a au contraire « intériori-sation » à une hauteur jugée suffisante au vu de l’un ou l’autre de ces critères (habituellement le premier dans le discours courant et le second

369 - H. Putnam, The Collapse of the Fact /Value Dicho-tomy, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2002.

dans le discours de l’économie normative), on estime volontiers que le « problème de l’existence d’un effet externe » est « résolu ». Pourtant, cela ne fait pas disparaître l’interdépendance.

Il est vrai que la simple existence d’une in-terdépendance peut être source de problèmes du point de vue de la satisfaction de certains cri-tères d’évaluation normative, alors même que les agents tiennent compte de ce qui arrive aux autres. C’est bien ce que l’on aperçoit dans le dilemme du « Parétien libéral », pour le critère de Pareto.370 Dans cet exemple, d’ailleurs, on ne se borne pas à remarquer que les agents tien-nent compte dans leurs jugements de ce qui arrive aux autres (ils ne peuvent pas faire au-trement puisqu’il s’agit d’un exercice de choix social, dans lequel les « options » ou objets de l’évaluation concernent d’emblée l’ensemble de la société considérée). Dans les exemples illus-tratifs qui ont aidé à cerner la portée du pro-blème (comme le dilemme de P et L chez A. Sen), l’interprétation suggérée pour les préfé-rences des acteurs est telle que, précisément, ces acteurs tiennent compte de la manière dont les autres évaluent la situation, autrement dit, de leurs valeurs sous-jacentes à l’appréciation de leurs intérêts en cause. Dans l’exemple de Sen, il semble plausible de rattacher les préférences de L au désir de « provoquer » P et les préférences de P, au désir de prémunir L contre ses pen-chants personnels.

Le problème n’est pas tant, dira-t-on alors, l’absence de prise en compte des valeurs et des intérêts des autres, que leur prise en compte inadéquate, du fait des modalités de l’interaction sociale (notamment, les contrats autorisés) ou de la procédure de choix collectif.

La norme qui est pertinente est, me semble-t-il, la suivante (sous une forme générique) : pour des critères donnés d’évaluation sociale, obtenir, grâce à des arrangements sociaux appropriés, que les initiatives des individus soient telles qu’elles permettent l’émergence de situations conformes aux critères considérés.

En pratique, bien entendu, l’ambiguïté qui entoure souvent les critères de référence jugés pertinents (ne serait-ce qu’autour des critères -A- et -B- ci-dessus) est une source de problèmes, d’attentes déçues, de revendications insatisfaites

370 - A.K. Sen, Collective Choice and Social Welfare, Amsterdam, North Holland et Edimbourg, Oliver & Boyd, 1970 ; v. aussi l'article paru la même année dans le Journal of Political Economy, « The Impossibility of a Paretian Liberal ».

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ou inaudibles, et de malentendus. La norme ainsi posée conduit-elle seulement à aborder des problèmes d’« incitations » (ou de schémas incitatifs) au sens de la théorie économique ? La réponse doit être négative. La problématique de la RSE est intrinsèquement plus large et déborde le champ strictement économique de la théorie des incitations. Mais pour le voir, il faut se de-mander en premier lieu : qu’est-ce qui rend « étroite », en l’occurrence, l’approche écono-mique - attendu que la norme de référence, à un certain niveau, est bien la même (celle que nous avons formulée plus haut)?

Dans une approche économique, les valeurs de référence qui sont sous-jacentes aux intérêts sont aussi larges que l’on veut. Bien entendu, il est possible de faire le choix de valeurs « étroi-tement économiques » (par exemple si l’on privilégie des évaluations monétaires), mais les approches moins étroitement économiques n’en seront pas moins « économiques » pour autant. Ce qui les distingue comme « économiques », c’est une forme de raisonnement qui conduit à traiter comme des données les valeurs à partir desquels se définissent des appréciations ou « intérêts » (susceptibles d’être promus ou lé-sés).

Il est vrai que dans une approche écono-mique parfaitement générale, on considérerait, plutôt que des « intérêts », des « préférences », pouvant être absolument quelconques (au prix du respect de normes de cohérence ou « ratio-nalité »), et cela, à la fois pour ce qui concerne les systèmes de motivation des agents sociaux et pour ce qui regarde la formulation des critères d’évaluation qui sont utilisés. Mais alors, il peut sembler artificiel de parler de l’« étroitesse » d’une approche se voulant seulement écono-mique ; l’élément d’étroitesse qui subsiste, si l’on veut, doit concerner seulement le fait que les préférences sont supposées « données », à l’opposé d’une approche (effectivement hétéro-doxe en économie) dans laquelle on admettrait que les préférences sont progressivement dé-couvertes dans un processus d’exploration ou d’apprentissage.

Mais en matière de RSE, les décisions réelles ou virtuelles que l’on considère sont le plus souvent des décisions d’organisations, ou des décisions prises dans le cadre de responsabilités attribuées dans des organisations. Dans ce type de contexte, l’attention se fixe de fait sur des « intérêts » habituellement plus tangibles que de simples préférences subjectives. Il en va de même dans des associations ou des ONG qui poursuivent certains buts avec persévérance, ou défendent avec cohérence certaines causes liées à des résultats assignables.

Ce qui pourrait alors sembler « étroit » dans une approche qui se voudrait rigoureusement économique (« étroit » ne devant évidemment pas s’entendre ici absolument parlant, mais au regard du problème de la prise en compte des parties prenantes), c’est doublement le fait que les intérêts sont supposés donnés et la tendance à les spécifier d’une manière privilégiant cer-taines dimensions seulement (celles qui retien-nent largement l’attention dans un cadre institu-tionnel), d’une façon presque toujours simplifi-catrice par rapport à la complexité des motifs et des préoccupations réellement à l’œuvre. On connaît toutefois l’infécondité habituelle des regrets face à l’« étroitesse » du raisonnement économique. Dans le cas de la RSE, c’est d’une manière pragmatique que la démarche peut devenir plus intéressante, principalement dans les directions principales suivantes.

D'abord, à travers des procédures largement participatives ou négociées, les intérêts en pré-sence se révèlent et s’affirment (en cours de pro-cédure ou d’interaction, au fil du temps, souvent en passant par une succession d’étapes significa-tives). Il faut en tenir compte ensuite dans les évaluations normatives de références (ce que nous avons appelé les « critères ») et, au mo-ment de réfléchir à la conception de procédures, dans la représentation des motifs des agents. En second lieu, à travers des démarches ou actions collectives, l’engagement institutionnel (déclara-tions, chartes professionnelles, codes de bonnes pratiques, adhésion à des normes de qualité, etc.) prend de l'importance. Dans cette perspec-tive, les actions auxquelles on peut s’attendre de la part des agents ne sont pas toujours optima-lement prévues à partir d’intérêts sous-jacents que l’on s’efforcerait de reconstituer ; ou tout au moins, la question reste ouverte : il n’est pas toujours évident que l’on prédise mieux les actions des uns et des autres en choisissant la première de ces deux approches :

(I) en se les représentant comme des ré-ponses automatiques (en fonction des circons-tances) aux intérêts sous-jacents tels que l’on peut les reconstituer en procédant de la meil-leure façon ;

(II) en se les représentant comme des actions conformes à des engagements ou démarches communes publiquement adoptées.

Conclusion

La responsabilité des acteurs des organisa-tions (ou des organisations en tant que telles) est de fait liée à des enjeux d’évaluation de type conséquentialiste mettant en regard des coûts ou inconvénients et, d’autre part, des avantages

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ou des bénéfices. Par là, les questions de quanti-fication entrent en contact avec l’évolution des idées sur la responsabilité (en particulier sociale et environnementale) des organisations. Selon notre analyse, le rapport aux incitations apparaît crucial pour comprendre en quoi – et dans quelle mesure – une approche de type écono-mique peut apparaître trop étroite. On peut alors s'expliquer que les démarches de type RSE paraissent aujourd'hui relever de préoccupa-tions dépassant ou élargissant considérablement le registre de l'analyse économique des impacts. Par- là, elles constituent une matrice intéres-sante pour l'évolution de la quantification des effets de l'activité des entreprises.

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ÉTHIQUE ET PROFESSION DU CHIFFRE : LE CAS DES COMMISSAIRES AUX COMPTES

PAR OLIVIER CHARPATEAU*

Introduction

Aborder*la relation entre chiffres et droit nous mène à penser aux chiffres représentant des données financières. Il est toutefois impor-tant de rappeler que les données chiffrées dans les organisations ne se limitent pas à la finance et la comptabilité. Elles sont également pré-sentes dans la production, la communication, la recherche et le développement, la gestion des effectifs, la qualité, la responsabilité sociale et sociétale des entreprises et l'impact environne-mental. En cela l'étude des chiffres économiques et financiers, et du droit, et de la relation de ceux-là avec l'éthique, n’est peut-être qu’une introduction à une réflexion plus large sur notre relation aux données numériques. Ainsi, si la question de relation entre données monétaires et éthique est pertinente, elle méritera sans doute une réflexion étendue aux autres données chiffrées dans nos organisations.

Dans le cadre d'une recherche empirique en 2006, je devais m'entretenir avec des auditeurs de certification légale dans le domaine aéronau-tique et comparer les résultats avec les auditeurs en commissariat aux comptes. Lors des entre-tiens je me mis à poser des questions croisées sur les deux professions, demandant aux uns comment ils percevaient les autres. La surprise fut grande lorsque je compris que chacun pen-sait que l'autre profession était beaucoup plus rigoureuse. Pour chaque profession, il semblait que l’autre domaine était dans un cadre tech-nique plus stricte, rigide, juste et inflexible. La raison invoquée en était systématiquement l'omniprésence de données chiffrées telle qu’elle était imaginée, voire fantasmée, dans l’autre métier. À aucun moment l’interlocuteur ne se posait la question de la façon dont les données chiffrées étaient produites ou interprétées avant d’être utilisées. En 2012, des représentants de la profession du commissariat aux comptes m'ex-

* Olivier Charpateau est Maître de conférences, Univer-sité Paris Dauphine, DRM UMR CNRS 7088, Directeur scientifique de la Chaire « Éthique et gouvernement d'en-treprise ».

pliquaient aussi ce qu'ils pensaient être l'audit aéronautique. Selon eux, les auditeurs n'avaient qu'à mesurer des pièces techniques et les com-parer aux référentiels. Il ne pouvait donc pas y avoir de marge de manœuvre, ni d’interprétation. Or la pratique montre que dans les deux professions l'interprétation est omni-présente. Au demeurant, la législation en con-trôle des comptes attribue à l’auditeur légal une autonomie de jugement professionnel. C’est la qualité dont l’auditeur dispose pour interpréter des situations, et décider, en l’absence de normes ou de procédures préalablement défi-nies. Or ce jugement professionnel se retrouve également dans les autres communautés d’audit légal, fussent-elles composées d’ingénieurs et s’appliquant à des machines. Deux raisons prin-cipales expliquent la présence de ce jugement professionnel dans toutes ces variantes de l’audit légal. Tout d’abord, le travail de l'audi-teur ne se limite pas à vérifier les résultats fi-naux chiffrés. Il doit également s'assurer des conditions de constitution des éléments finaux (organisation, procédures, gestion des risques, contrôle interne, sécurité...). Cette étape de la mission est peu chiffrée. Ensuite, une donnée numérique est elle-même un élément suscep-tible de présenter une marge d'erreur et un degré d'interprétation avant d'être inscrit dans le rapport d'audit.

Par ailleurs, la mission de certification des comptes implique de la part de l’auditeur un engagement au regard des valeurs du système économique dont il est le garant. La gestion, en qualité de processus managérial, se justifie par le caractère limité et épuisable des ressources de l’entreprise (Latouche, 2003: 21). Leur utilisa-tion va donc se faire avec pour finalité de satis-faire une ou plusieurs parties prenantes, dont les propriétaires. Or depuis près de 30 ans, la valeur actionnariale a été mise en avant et s’est déclinée au sein des organisations sous la forme d’outils et d’indicateurs de pilotages hégémo-niques. La mission du commissaire aux comptes, en statuant sur la qualité de l’information comptable et financière de l’entreprise, renforce cette tendance qui privilé-gie la partie prenante « actionnaire ». Mais

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l’auditeur, en tant qu’humain, peut être tenté d’en privilégier d’autres. Cette question de hié-rarchisation des parties prenantes de l’audit légal relève donc également de l’éthique.

Il est ici mis à l’écart l’idée courante selon la-quelle l’éthique serait la capacité d’une organisa-tion à faire se conformer à ses propres exigences toute personne qui y travaille. L’éthique relève essentiellement d’un système de valeurs indivi-duelles, internalisées, qui guide l’individu dans son comportement au regard de ce qu’il consi-dère comme bien ou mal, juste ou injuste. Ce point de vue est cohérent avec la littérature occidentale en philosophie sur l’éthique, mais également avec les recherches en psychologie.

1. Partie 1

Dans quelle mesure la comptabilité a-t-elle été utilisée comme outil principal d’évaluation de la performance, mettant de côté tout autre type d’outil de pilotage qui aurait permis un équilibrage des valeurs au sein de l’organisation ?

1.1 Une évolution de la performance. Une difficile mutation de la comptabilité vers la traçabilité de performances non finan-cières.

Les entreprises des économies de marché ont connu une série de mutations dans leur modali-té de direction qui ne doivent pas être exclue du champ de réflexion sur la relation entre éthique et chiffre. Les formes juridiques permettant de découpler le patrimoine du dirigeant du patri-moine de l’entreprise et ainsi de créer des socié-tés autorisant une accumulation de capitaux a introduit deux phénomènes nouveaux au début du XXe siècle (Sparkes, 2006). Tout d’abord un découplage du statut de dirigeant avec celui de propriétaire. Les actionnaires n’étaient plus nécessairement des individus au patrimoine important et finançant la totalité de l’entreprise. Il y a eu une atomisation de l’actionnariat et une anonymisation de ces derniers. Ensuite un dé-couplage de la responsabilité entre dirigeant et propriétaire. Le propriétaire n’est alors respon-sable qu’à la hauteur des capitaux apportés. Or les impacts des décisions prises par le manage-ment ont très largement dépassé le cadre de l’entreprise depuis plus d’un siècle. Pourtant, les conséquences de ces décisions ne peuvent en aucun cas être juridiquement recherchées au-près des actionnaires dont seul le capital sert de gage. Fin des années 1980, les actionnaires souhaitent connaître avec une relative certitude la nature et l’étendue des risques qu’ils prennent en plaçant leur argent dans une entreprise. Cela

leur était jusqu'alors impossible lors de prise de parts dans les conglomérats qui, par essence, avaient une telle variété d’activités, que le risque encouru par le propriétaire était totalement aléatoire. Les actionnaires décident alors de reprendre le pouvoir en exigeant, à quelques exceptions près, que les entreprises recentrent leurs activités sur quelques domaines straté-giques. C’est également la période de la de-mande croissante d’une rentabilité économique forte qui va pousser à une modification impor-tante des politiques de gestion interne des orga-nisations. Les managers vont développer des techniques de pilotage sur la base d’une optimi-sation locale du résultat comptable. L’hypothèse sous-jacente est alors que la consolidation des maximisations locales entrainera une maximisa-tion du résultat financier du groupe. Cette ap-proche est associée à une lutte interne des pro-fessions visant à conquérir le pouvoir de déci-sion et le pouvoir d’influence. Les professions financières vont alors gagner en influence (Mo-rales et al., 2010) et la financiarisation des outils de pilotage de la performance va se diffuser et devenir quasi hégémonique. Le rôle des com-missaires aux comptes, comme garants de la qualité de l’information comptable produite grandit.

Au cours des années 1990, les autres parties prenantes de l’entreprise (clients, fournisseurs, salariés, collectivités, société civile) ont peu à peu réintégré le champ d’influence des décisions managériales. L’impact sur la pratique du com-missariat aux comptes se fait essentiellement sentir depuis la loi de Grenelle 2 dans la mesure où certaines entreprises auront d’ici quelques mois des obligations de diffusion d’information sur des performances non financières. Ces in-formations devront dans un premier temps faire l’objet d’une vérification d’existence puis dans un second temps d’une vérification de contenu, par un organisme tiers accrédité. Les cabinets de commissariat aux comptes, en qualité de vérifi-cateurs du rapport de gestion qui intègre déjà de nombreux éléments hors finance, se sentent légitimes à effectuer ces vérifications. Aussi le rôle du contrôleur s’élargit-il d’un univers stric-tement financier à un univers non financier, que la mesure soit numérique ou non. Ce change-ment de périmètre augmente l’intensité morale de la mission de commissariat aux comptes en démultipliant le nombre de parties prenantes impliquées dans sa mission d’intérêt général.

1.2 Une évolution des outils de pilotage

Les systèmes comptables sont étudiés depuis le début du XXe siècle pour la comptabilité de gestion (ingénieurs et rationalisation de proces-

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sus), durant l’entre deux guerre pour la comp-tabilité financière et les systèmes de pilotage le sont depuis les années 1950 (Bensadon, 2010). En effet, dans la comptabilité, la valeur est es-sentiellement associée à la performance de ré-munération des apporteurs de capitaux et à la performance fiscale des collectivités qui prélève-ront l’impôt. Or la question de la valeur créée est centrale pour comprendre la question des valeurs éthiques qui se jouent en gestion. La performance devenant essentiellement centrée sur la valeur financière produite, la comptabilité a été utilisée comme outil principal d’évaluation de la performance, mettant de côté tout autre type d’outil de pilotage qui aurait permis un équilibrage des valeurs au sein de l’organisation. On peut noter un double mouvement dans les entreprises. Le premier mouvement est celui de la financiarisation des organisations et du cen-trage sur la création de valeur financière de celles-ci. Les années 80 et 90 ont connu une inflation du nombre de centres de responsabilité de profit (sous-partie artificielle d’une entreprise dont la responsabilité est confiée à une per-sonne pour réaliser du profit à ce niveau local). L’idée sous-jacente était que si chaque centre maximise son profit, l’ensemble de l’entreprise maximise également le sien. Le chiffre comp-table devenait alors un objet synthétisant toute la performance de l’entreprise. Le second mou-vement est celui initié par Norton et Kaplan qui, constatant que les résultats financiers étaient le résultat de décision non financières, proposè-rent la mise en place d’indicateurs de pilotage intégrant obligatoirement des éléments non financiers en amont du résultat économique. Les performances extra-financières reviennent dans le champ du pilotage, avec des extensions aux performances pour les parties prenantes qui sont guidées soit par des valeurs de principes de la part des dirigeants, soit par des nécessités stratégiques de maintien sur le marché. Ces nouvelles dimensions de la performance, émer-gent par la volonté des parties prenantes elles-mêmes (pression publique), par les pouvoirs publics (droit) et par les organismes suprana-tionaux légitimes à s’immiscer dans le champ du management (L’ISO avec la norme ISO 26000 par exemple). Les commissaires aux comptes sont associés aux travaux visant à définir les modalités de contrôle et vérification des infor-mations de responsabilité sociale des entre-prises. En élargissant leur champ d’action, les auditeurs légaux vont implicitement modifier le sens moral de leur action, d’abord en se portant garant d’une information non financière, et ensuite en devant valider des pratiques liées à des performances parfois incompatibles.

2. L’éthique de l’auditeur est-elle en jeu dans la certification des comptes ?

La mission d'audit légal des comptes à un sens éthique dans la mesure où elle s'inscrit dans un cadre juridique lui-même influencé par des valeurs socialement admises ou politique-ment souhaitées. La sphère économique qui repose sur l’agrégation de valeurs ajoutées n’est pas hors champs des valeurs morales. Elle re-présente un système moral en soi (Sen, 1993-2008). Le commissariat aux comptes, en qualité de contrôleur des comptes, est le garant de ce système de valeurs, et son éthique est donc en jeu. L'Union Européenne s'est interrogée sur les causes et les responsabilités des auditeurs finan-ciers dans la crise débutée en 2008. En effet de nombreuses entreprises ont été certifiées et ont toutefois présenté des défaillances majeures quelques semaines seulement après leur certifi-cation. Le rapport du commissaire européen à permis de préparer un projet de règlement et de directive visant à modifier en profondeur les pratiques des cabinets. Les éléments du disposi-tif prévu ont fait l’objet de sévères critiques par les parties prenantes de l'audit légal et par les représentants de l'audit (Charpateau et al., 2012). Deux critiques paradoxales mettre en jeu l’éthique. D’abord les cabinets reprochent au projet européen de trop s’ingérer dans leur or-ganisation interne et donc de limiter la liberté d'entreprendre. Dans le même temps les cabi-nets se posent comme garant de la qualité des audits réalisés pour le bien général et de leur niveau d’indépendance. On reconnaît ici un élément fondamental de l'éthique qui vise à intégrer dans le processus de décision le choix fait entre intérêt individuel et intérêt collectif (Sonenshein, 2007). En qualité d'entreprise privée assurant une mission d'intérêt public, le commissariat aux comptes est vraisemblable-ment une des activités symbolique de la ques-tion éthique dans la sphère économique. Cette question peut être envisagée de façon pratique sous deux angles : celui de la sociologie des cabinets et celui du comportement de l’auditeur.

2.1 L’homogénéité de la profession de l’audit

De nombreux travaux montrent que l’éthique de l’individu est en grande partie associée à son éducation et sa formation initiale. La profession de l’audit légal financier a structuré les circuits de formation et les protocoles de recrutement des jeunes auditeurs. Il existe ainsi une voie royale à l’accession au métier de commissaire aux comptes qui est longue (8 ans minimum) et est associé à une période forte de socialisation au sein des cabinets (stage final d’expertise comptable de 3 ans). Le processus de socialisa-

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tion est si fort que les jeunes auditeurs intègrent des mécanismes éthiques qui gèrent leur rela-tion aux règles. Les nombreux travaux menés depuis 1979 sur le développement moral cogni-tif montrent que l’immense majorité des profes-sionnels de la comptabilité, auditeurs légaux compris, ont un comportement de conformité aux règles applicables (Ponemon, 1992, Po-nemon et al., 1990, Prat Dit Hauret, 2000, Windsor et al., 1995, Windsor et al., 1996). Les modalités d’évolution des auditeurs et le faible renouvellement des effectifs aux niveaux mana-gériaux intermédiaires, dans les cabinets de grande taille, conduisent à uniformiser les com-portements, d’un côté facilitant le pilotage des équipes, d’un autre côté, limitant les possibilités d’innovation comportementales. Cela mène à une reproduction des processus de décision éthique des auditeurs.

Ce constat peut être un élément de réflexion du normalisateur pour envisager l’évolution des compétences requises pour accéder à la profes-sion, la production de norme d’exercice profes-sionnel et la mise à jour du Code de déontologie de la profession.

Ce constat permet également aux cabinets de s’interroger sur leur capacité à identifier des risques de non qualité en audit qui ne seraient pas couverts par les procédures et qui ne pour-raient être détectés par les auditeurs eux-mêmes, en raison d’une trop grande homogénéi-té des modes de pensée.

2.2 L’auditeur sous influence

Bien que l’auditeur soit un acteur du système légal, il demeure un individu doté d’une auto-nomie de pensée et d’action. Bien que les cabi-nets de grande taille tentent de formaliser et automatiser la pratique des auditeurs en enca-drant les pratiques par de très nombreuses pro-cédures, l’auditeur, comme tout salarié, va ten-ter de maintenir un degré d’autonomie. Les travaux en psychologie du travail et les re-cherches sur les pratiques de l'auditeur mon-trent que même dans un processus répétitif de travail, l'individu trouve toujours une forme d'autonomie qui lui permet d'humaniser son activité et donc d'introduire une part de subjec-tivité. Poser comme hypothèse l’objectivité de l’individu, c’est lui attribuer les caractéristiques d’un objet. Or l'auditeur n'est pas objectif dans le sens où il n'est pas un objet et dispose d'une subjectivité qu'il utilise en permanence et se cristallise en particulier dans sa sensibilité éthique. L’éthique de l’auditeur est reconnue comme étant un facteur essentiel d’autorégulation jouant sur la qualité finale du rapport d’audit (Arnold et al., 2001).

Il lui est alors possible de faire intervenir son libre arbitre dans deux cas particuliers du con-texte professionnel. Le premier est lié à la vision kélsienne du droit (Perrin et al., 1987). L’auditeur pourrait enfreindre les règles appli-cables parce qu’il les juge inadaptées à la situa-tion. Le second est lié aux phénomènes d’interprétation des textes et de leurs dispositifs complémentaires (normes professionnelles, instructions, procédures), qui sont inhérents à l’incomplétude des règles. L’éthique de l’auditeur vient alors cimenter les textes applica-tifs (Hess, 2006) ou résoudre les conflits entre les textes.

Dans les deux cas les choix organisationnels du cabinet se révèlent être des éléments majeurs de l’aide à la décision. En effet, l’exemplarité des pairs (Izraeli, 1988, Zey-Ferrell et al., 1979), l’appui et le soutien de la hiérarchie (Weaver et al., 1999) ou le consensus social ressenti, sont autant de facteurs influençant le processus de décision éthique de l’auditeur.

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VERS UNE COMPTABILITÉ FINANCIÈRE ÉTHIQUE ?

PAR STÉPHANE TRÉBUCQ*

Nous*cherchons à déterminer dans quelle mesure les théories, les normes et les pratiques comptables ont été capables d’absorber et d’intégrer les quatre concepts clés suivants : la raréfaction des ressources, l’impératif de respon-sabilité sociale, et la nécessité de prendre en compte les externalités négatives et les attentes des parties prenantes. De fait, sur un plan théo-rique, les avancées demeurent limitées. Hen-driksen et Van Breda (1982)371 notent pourtant que la comptabilité peut être conceptualisée comme un langage, dont il convient d’envisager la cohérence, le rapport à la réalité et les consé-quences en termes de prise de décision. Ils pré-conisent notamment de s’interroger non pas sur « ce qu’est » la comptabilité, mais sur « ce qu’elle devrait être ». Neimark (1992)372 consi-dère la comptabilité comme « constituant une partie de l'univers symbolique du langage des signes, des normes et des croyances, des percep-tions et des valeurs par lesquelles les individus et les institutions se définissent elles-mêmes et construisent leurs relations avec les autres [...] les entreprises utilisent leur comptabilité [...] pour créer et maintenir les conditions de leur profitabilité et de leur croissance ». L’avantage d’une telle définition est de bien mettre en exergue les interactions sociales et politiques sous-jacentes à la construction d’un système comptable, tout en soulignant les risques d’une instrumentalisation de celui-ci uniquement à des fins financières de collecte de capitaux. Pour Bebbington et al. (2001)373, les systèmes comp-tables usuellement employés n’intègrent pas les externalités négatives. On peut voir là une autre illustration du décrochage de la comptabilité par rapport à la réalité physique des flux (Rapport Stern 2007). Cependant, Bebbington et al. relè-

* Stéphane Trébucq est Professeur des Universités, IAE de Bordeaux.

371 - Hendriksen, E. S., Van Breda, M. F. (1982). Accoun-ting theory. Irwin Burr Ridge.

372 - Neimark, M. K. (1992). The hidden dimensions of annual reports. New York, NY: Markus Wiener.

373 - Bebbington, J., Gray, R., Hibbitt, C., Kirk, E. (2001). Full cost accounting: An agenda for action.

vent une série d’expériences montrant qu’une autre comptabilité, en « coûts complets », est envisageable. La notion de « coût complet », écologique, n’est plus alors celle utilisée cou-ramment en comptabilité analytique, et cou-vrant l’ensemble des charges directes, indirectes et supplétives. La notion de « coût complet » doit s’entendre comme un coût intégrant égale-ment les dommages causés à l’environnement et aux populations. Pour ce faire, il s’agit tout simplement de mieux comprendre les intrants et les extrants des processus industriels, et leurs conséquences écologiques à long terme (Hui-zing et Dekker 1992)374. L’expérience récente conduite par la société Puma relève de la même approche375. Elle a consisté à chiffrer, dans un premier temps, les émissions de gaz à effet de serre, puis à traduire en termes monétaires les dommages économiques causés au détriment des générations futures, en s’appuyant sur l’étude de Tol (2009)376. Celle-ci chiffre notam-ment le coût imposé à la collectivité pour l’émission de chaque tonne de CO2 à raison de 80 dollars l’unité377. Néanmoins, les dommages causés à l’environnement ne se réduisent pas aux seuls rejets de gaz à effet de serre, et ces essais de comptabilité environnementale appa-raissent si peu nombreux qu’ils suffisent à com-prendre la stagnation de la comptabilité finan-cière actuelle.

374 - Huizing, A., Dekker, H. C. (1992). Helping to pull our planet out of the red: An environmental report of bso/origin. Accounting, Organizations and Society 17 (5): 449-458.

375 - http://about.puma.com/puma-completes-first-environmental-profit-and-loss-account-which-values-impacts-at-e-145-million/

376 - Tol, R. S. J. (2009). The economic effects of climate change. Journal of Economic Perspectives 23 (2): 29-51.

377 - Le chiffrage et la monétisation des gaz à effet de serre s’effectue ici en dehors des mécanismes de quotas d’émissions, imposés pour les sites industriels les plus émetteurs, et qui font ensuite l’objet d’un échange sur un marché financier spécialité (BlueNext). L’objet n’est pas ici de tenir compte d’une valeur d’échange de la tonne de CO2 entre entreprises, mais de chiffrer les dommages futurs en valeur actuelle.

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Une brève analyse des normes comptables internationales élaborées par l’IASB (Internatio-nal Accounting Standard Board), à savoir les IFRS (International Financial Reporting Stan-dards), permet d’en comprendre les limites. Comme le relève Colasse (2011)378, on cherche vainement la mention des parties prenantes. Celles-ci sont rapidement écartées dans le texte du cadre conceptuel, pour finalement n’apparaître que de manière assez anecdotique. L’utilisateur principal des états financiers reste l’investisseur, et l’IASB considère que le fait de renseigner les investisseurs conduit de facto à renseigner les autres parties prenantes. Reste qu’un tel raisonnement demeure purement hypothétique et non démontré. On conçoit mal comment un salarié pourrait se renseigner sur une entreprise en s’en tenant aux obligations imposées par la norme IAS 1. A aucun moment, il n’est fait mention de la moindre obligation de publier, par exemple, les dépenses ou les inves-tissements consacrés à la formation du person-nel. De même, comment une ONG environne-mentale pourrait-elle être renseignée correcte-ment alors que les entreprises peuvent s’exonérer de toute publication des dépenses ou des investissements en matière de protection écologique ? Pour prévenir toute critique, l’IASB précise que « l’accent mis sur les besoins d’information communs n’empêche pas l’entité comptable d’inclure des informations supplé-mentaires revêtant une utilité particulière pour un sous-groupe d’utilisateurs principaux ». Dans ces conditions, les engagements financiers relevant d’une logique de responsabilité éthique ou philanthropique n’apparaissent pas, et par-tant, ne peuvent de ce fait être comparés. La confrontation des normes IFRS avec celles de la GRI (Global Reporting Initiative)379 permet également de mieux caractériser la logique sui-vie par l’IASB. Force est de constater qu’aucun dialogue avec les parties prenantes n’est vérita-blement suggéré par l’IASB.

Deux exemples simples suffisent à démontrer les biais introduits par certaines pratiques et mesures comptables. Considérons par exemple le cas d’une entreprise spécialisée dans l’extraction minière. En l’état actuel des normes

378 - Colasse, B. (2011). La crise de la normalisation comptable internationale, une crise intellectuelle. Compta-bilité Contrôle Audit 17 (1): 157-164.

379 - La GRI ou « Global Reporting Initiative » est une norme de publication d’informations sociales et environ-nementales. Celle-ci est pour l’instant d’adoption purement volontaire, et reste encore très peu appliquée de par le monde par les sociétés cotées.

comptables, le signal envoyé par le résultat net comptable ne permettra pas de se rendre compte des effets induits par la raréfaction de la res-source exploitée. On pourra certes constater la valorisation des stocks au bilan d’une entreprise, mais cette évaluation sera purement écono-mique, et ne renseignera nullement sur l’importance et la vitesse d’épuisement des stocks mondiaux. Considérons ensuite une entreprise dont les consommations seraient principalement constituées de produits dérivés du pétrole. Dans ce cas, le modèle économique apparaît fortement carboné. Cependant, le lec-teur des états financiers n’est en aucune façon renseigné sur ces aspects. Il est donc dans l’incapacité d’anticiper les effets d’une augmen-tation du prix des hydrocarbures sur le résultat comptable de l’entité concernée. On voit mal, dès lors, comment on pourrait considérer que l’information comptable financière présente une « image fidèle » de la réalité économique. Selon l’IASB, « pour donner une image parfaitement fidèle, une description doit posséder trois carac-téristiques. Elle doit être complète, neutre et exempte d’erreurs » (paragraphe QC12 du cadre conceptuel de l’information financière, version 2010). Il n’en demeure pas moins que les deux exemples cités précédemment tendent à mon-trer que l’information financière ainsi produite est incomplète et orientée. Elle apparaît tout d’abord incomplète, puisqu’elle caractérise uni-quement l’entité considérée, sans pour autant resituer l’activité de cette entité au sein de son secteur, et ne précise en rien les externalités et les conséquences environnementales de l’activité. Elle semble par ailleurs orientée, c’est-à-dire dépourvue de neutralité. Au sens de l’IASB, « une description neutre implique une absence de parti pris dans le choix ou la présen-tation de l’information financière ». En l’occurrence, on constate l’existence d’un parti pris manifeste privilégiant une vision actionna-riale, court-termiste. La notion de performance y est envisagée sous un angle très restrictif, puisque l’on ignore tout des conditions dans lesquelles cette performance économique est générée. Nous n’en connaissons ni le coût so-cial, ni le coût environnemental. Par ailleurs, les conditions de stabilité et de pérennité de cette performance financière apparaissent fort peu renseignées. Notons qu’il n’existe aucune étude de sensibilité du résultat comptable calculé, ni aucune estimation de l’intervalle de confiance de cette valeur. Finalement, les données présen-tées apparaissent à certains égards erronées, puisque les flux économiques apparaissent fon-dés sur des prix de marché n’intégrant pas for-cément la rareté de certaines ressources. Par ailleurs, dans le cas d’une vente de pétrole, le

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vendeur n’endosse nullement à sa charge la responsabilité des émissions de gaz à effet de serre.

De fait, l’IASB aurait pu proposer et dévelop-per une toute autre comptabilité. Une autre conception des éléments devant figurer au bilan est envisageable. Pour Rubenstein (1994)380 par exemple, « les actifs incluent à la fois le capital naturel dont l’entité qui effectue son reporting est économiquement dépendante et les avan-tages économiques futurs obtenus ou contrôlés par l’entité et issus de transactions ou d’événements passés ». Les approches méthodo-logiques de chiffrage des services rendus par les écosystèmes permettent également de mieux comprendre l’état de dépendance de certains modèles économiques d’entreprises vis-à-vis d’un capital naturel qui devrait être préservé. L’analyse de cycle de vie permet également d’estimer les conséquences écologiques de l’ensemble des flux de matière et d’énergie em-ployés pour fabriquer un produit ou proposer un service (Jolliet et al. 2010)381. Dans ce cas, le périmètre analytique comptable ne se réduit pas à la seule entité, mais, au même titre qu’un « bilan carbone », il inclut les opérations réali-sées en amont et celles qui interviennent en aval. En amont, on intègre l’ensemble des im-pacts écologiques liés à l’extraction et à la trans-formation des matières premières ainsi qu’à la production d’énergie consommée. En aval, on ira jusqu’à considérer les effets induits par la consommation du produit ou du service, ainsi que les phénomènes de fin de vie du produit ou service, avec les problématiques afférentes à la gestion des déchets et aux possibilités de recy-clage. La méthode existe bel et bien, et elle est désormais rendue opérationnelle. Elle repose sur une base de données, intitulée « Ecoin-vent ». Cependant, elle est aujourd’hui davan-tage utilisée dans les écoles d’ingénieurs, inté-ressées par l’éco-conception, que dans les écoles de gestion, censées former entre autres les fu-turs comptables.

Pour Giordano-Spring et Rivière-Giordano (2008)382, les reportings sociétaux actuels appa-raissent dans l’ensemble encore peu crédibles, et

380 - Rubenstein, D. B. (1994). Environmental accounting for the sustainable corporation: Strategies and techniques. Quorum Books Westport, CT.

381 - Jolliet, O., Saadé, M., Crettaz, P., Shaked, S. (2010). Analyse du cycle de vie : Comprendre et réaliser un écobi-lan. PPUR Presses polytechniques.

382 - Giordano-Spring, S., Rivière-Giordano, G. (2008). Reporting sociétal et ifrs : Quelle cohérence ? Revue fran-çaise de gestion 186 (6): 19-34.

peu propices au benchmarking. Toutefois, on note depuis plus d’une dizaine d’années, l’émergence de nouveaux acteurs, spécialisés dans la notation extra-financière des entreprises. Le processus de normalisation s’achemine éga-lement progressivement vers l’idée d’un repor-ting intégré. Un Comité International pour le Reporting Intégré a récemment été créé, et vise à élaborer un nouveau référentiel (http://www.theiirc.org/). L’idée selon laquelle un simple compte rendu des activités finan-cières suffirait à préserver la légitimité institu-tionnelle de l’entreprise ne fait donc plus con-sensus. En France, des travaux effectués au sein du Conseil Supérieur de l’Ordre des Experts-Comptables ont commencé à déboucher sur de nouvelles propositions. L’idée d’une « comptabi-lité universelle » commence à se faire jour, dans laquelle le « capital humain » et le « capital naturel » trouveraient enfin la place qui devrait être la leur dans le cadre de systèmes comp-tables spécifiques, et respectivement dans le cadre d’une comptabilité sociale et dans celui d’une comptabilité environnementale. On abou-tirait ainsi à un modèle en triple-comptabilité (de Saint Front 2012)383, analysant les perfor-mances de l’entreprise selon un triple filtre, économique, social et environnemental.

Dans un article datant de 2009, un ancien membre de l’IASB, déclarait : « malgré ses im-perfections, la comptabilité est très largement utilisée. On multiplie ses applications pratiques. On en attend beaucoup, souvent trop, et parfois on la critique excessivement ». Pourquoi cepen-dant vouloir figer idéologiquement la comptabi-lité internationale, en s’en tenant uniquement à l’introduction de la « juste valeur » ? Comme le relèvent avec justesse Nobes et Parker (2012)384, les conceptions de la comptabilité s’avèrent fort différentes d’un pays à l’autre. Certains la consi-dèrent uniquement comme un modèle utile à l’entreprise, d’autres comme une source d’information cruciale pour un pilotage macro-économique Les conditions d’un jeu coopératif à l’échelon international et inter-gouvernemental devront donc être réunies afin que la comptabi-lité puisse évoluer, et ce tout en amenant les pratiques économiques à devenir de plus en plus durables.

383 - de Saint-Front, J. (2012). Manifeste pour une comp-tabilité universelle. Paris : L'Harmattan.

384 - Nobes, C., Parker, R. (2012). Comparative interna-tional accounting. 12th édition - Pearson.

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