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1 Auteur : Damien Krichewsky Thèse soutenue le 20 septembre 2012 à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. La responsabilité sociale d’entreprise : un méta-encastrement des firmes Une analyse du cas indien Résumé de la thèse Ce travail de thèse étudie le phénomène de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) en utilisant comme terrain d’enquête le cas indien. Réalisée entre 2006 et 2012 au Centre de Sociologie des Organisations (Sciences Po / CNRS), et de 2007 à 2009 à New-Delhi au Centre de Sciences Humaines (MAE / CNRS), la thèse a été codirigée par Denis Segrestin (CSO) et Christophe Jaffrelot (CERI). 1. La RSE comme « fait social » Cette recherche a été initiée dans le contexte des années 2000, durant lesquelles la RSE suscite un intérêt croissant chez les praticiens organisations internationales, entreprises, pouvoirs publics, syndicats, mouvements sociaux et dans diverses disciplines des sciences sociales. La forte mobilisation scientifique sur ce sujet répond à une évolution empirique : longtemps restée une notion abstraite, objet de polémiques doctrinales et idéologiques, la notion de RSE renvoie depuis le milieu des années 1990 à un phénomène managérial et politique concret en pleine expansion. Le phénomène de la RSE est multidimensionnel, ambigu et évolutif. Il mêle entre autres des contenus idéels, par exemple des croyances plus ou moins partagées sur les capacités de la RSE à réaliser des objectifs de « développement durable », des stratégies d’entreprise, des dispositifs managériaux et des pratiques, ainsi que des dispositifs institutionnels et des politiques publiques (infra)(supra)nationaux. Une revue de la littérature existante et des entretiens menés avec divers praticiens révèlent le caractère flou de la notion de RSE. Paradoxalement, à mesure qu’elle se développe, la littérature universitaire sur la RSE entretient pour partie la confusion sur le sens que recouvre cette notion : les propositions moralisantes, critiques ou instrumentales s’enchevêtrent, multipliant les acceptions concurrentes de la notion de « RSE » et contribuant de ce fait à une fragmentation du champ. Prenant le contre-pied de ces approches normatives, la thèse appréhende la RSE comme un « fait social », comme un objet devant être observé dans ses manifestations les plus concrètes, afin d’en rendre compte selon une perspective analytique et distanciée. Ancré dans une démarche réaliste, ce travail propose une investigation des ressorts, de la nature et des implications du phénomène de la RSE dans les rapports entre les grandes firmes et les sociétés au sein desquelles elles opèrent. Plusieurs raisons ont guidé le choix d’étudier le phénomène de la RSE à la lumière du cas indien. La montée en puissance du phénomène de la RSE en Inde au cours des années 2000 a été peu étudiée,

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Auteur : Damien Krichewsky Thèse soutenue le 20 septembre 2012 à l’Institut  d’Etudes  Politiques  de  Paris. La  responsabilité  sociale  d’entreprise : un méta-encastrement des firmes

Une analyse du cas indien

– Résumé de la thèse – Ce travail de thèse étudie  le  phénomène  de  la  responsabilité  sociale  d’entreprise  (RSE)  en  utilisant  comme   terrain  d’enquête   le   cas   indien.   Réalisée   entre   2006   et   2012   au   Centre   de   Sociologie   des  Organisations (Sciences Po / CNRS), et de 2007 à 2009 à New-Delhi au Centre de Sciences Humaines (MAE / CNRS), la thèse a été codirigée par Denis Segrestin (CSO) et Christophe Jaffrelot (CERI).

1. La RSE comme « fait social »

Cette recherche a été initiée dans le contexte des années 2000, durant lesquelles la RSE suscite un intérêt croissant chez les praticiens – organisations internationales, entreprises, pouvoirs publics, syndicats, mouvements sociaux – et dans diverses disciplines des sciences sociales. La forte mobilisation scientifique sur ce sujet répond à une évolution empirique : longtemps restée une notion abstraite, objet de polémiques doctrinales et idéologiques, la notion de RSE renvoie depuis le milieu des années 1990 à un phénomène managérial et politique concret en pleine expansion. Le phénomène de la RSE est multidimensionnel, ambigu et évolutif. Il mêle entre autres des contenus idéels, par exemple des croyances plus ou moins partagées sur les capacités de la RSE à réaliser des objectifs de « développement durable »,  des  stratégies  d’entreprise,  des  dispositifs  managériaux  et  des pratiques, ainsi que des dispositifs institutionnels et des politiques publiques (infra)(supra)nationaux.

Une revue de la littérature existante et des entretiens menés avec divers praticiens révèlent le caractère flou de la notion de RSE. Paradoxalement,  à  mesure  qu’elle  se  développe, la littérature universitaire sur la RSE entretient pour partie la confusion sur le sens que recouvre cette notion : les propositions moralisantes, critiques ou instrumentales s’enchevêtrent,   multipliant   les  acceptions concurrentes de la notion de « RSE » et contribuant de ce fait à une fragmentation du champ. Prenant le contre-pied de ces approches normatives, la thèse appréhende la RSE comme un « fait social », comme un objet devant être observé dans ses manifestations les plus concrètes, afin d’en   rendre compte selon une perspective analytique et distanciée. Ancré dans une démarche réaliste, ce travail propose une investigation des ressorts, de la nature et des implications du phénomène de la RSE dans les rapports entre les grandes firmes et les sociétés au sein desquelles elles opèrent.

Plusieurs raisons ont guidé le choix  d’étudier  le  phénomène  de  la  RSE  à  la  lumière  du  cas  indien.  La  montée en puissance du phénomène de la RSE en Inde au cours des années 2000 a été peu étudiée,

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alors  même  qu’elle  procède  de  dynamiques  au  cœur  des  transformations  de  l’Inde  contemporaine.  Depuis les grandes réformes économiques initiées dans les années 1980, les firmes tiennent lieu de principal moteur du développement national. Plus encore, elles sont des institutions symboles d’une   Inde   moderne,   au   capitalisme   dynamisé   par   son   intégration   dans   l’économie   mondiale.  Simultanément,   les   entreprises   font   l’objet   de   mobilisations   et   de   contestations   sociales   et  politiques de plus en plus vigoureuses, qui mettent en cause les effets sociaux et écologiques de leurs   opérations.   Les   difficultés   rencontrées   par   le   projet   d’usine   automobile   de   Tata   Motors   à  Singur, les conflits sociaux violents autour du projet minier de Vedanta en Orissa, ou encore la mise en cause de Lafarge et plus récemment de Michelin en Inde par des organisations militantes de la société civile, témoignent de ce phénomène. Dans un tel contexte de polarisation, le développement   du   phénomène   de   la   RSE   en   Inde   offre   des   possibilités   d’observation   et  d’analyse   particulièrement riches, qui éclairent les mécanismes générateurs, les manifestations concrètes et les implications tant organisationnelles qu’institutionnelles   et politiques de la RSE.

2. Démarche  et  réalisation  de  l’enquête

Réalisée  au  cours  d’un  séjour  de deux ans en Inde, notre enquête sur le phénomène de la RSE relève d’une   sociologie   privilégiant   une   approche   empirique   inductive :   l’objet   de   la   recherche   et   le  questionnement  ont  été  progressivement  élaborés  au   fil  d’un  processus  d’enquête   itératif  mêlant observations empiriques détaillées et travail sur la littérature existante. En  amont  de   l’enquête,   il  est apparu que pour saisir la nature profonde et les implications du phénomène de la RSE, il convenait de replacer   l’objet   « RSE » dans celui plus large des   rapports   d’interdépendance   et   des  échanges entre les firmes opérant en Inde et leur environnement social. En outre, appréhender les propriétés empiriques du phénomène de la RSE exigeait de multiplier   les  niveaux  d’observation  et  d’analyse. La réalisation  d’enquêtes  de  terrain  approfondies  permettait  d’observer  le  phénomène  de  la RSE et son contexte au plus près des acteurs. Toutefois, appréhender le phénomène de la RSE nécessitait  également  des  observations  plus  macroscopiques,  afin  d’envisager  les  macro-propriétés du phénomène en lien avec les transformations du rapport entreprises-société dans un contexte de mutations de  l’économie  politique  indienne.

Par  suite,  l’enquête  combine  plusieurs  dimensions  et  niveaux  d’analyse.  Un  premier  volet  offre  une  analyse  de  l’évolution  des  rapports  entre  les  firmes  et  leur  environnement  social  en  Inde  de  la  fin  du  XIXe  siècle  à  l’époque  contemporaine.  Quatre  champs  d’observation  sont  privilégiés,  à  savoir  le  gouvernement  des   firmes,   l’emploi  et   les  relations   industrielles, le rapport des firmes au système politique, et les actions sociales dites extra-commerciales   des   entreprises   (philanthropie,   RSE…).  Les données mobilisées proviennent de sources secondaires (littérature universitaire, littérature « grise », statistiques,  textes  de  lois,  articles  de  presse…)  et  de  54  entretiens  semi-directifs, réalisés avec des acteurs clés de ces domaines en Inde – dirigeants  d’entreprises,  organisations  patronales,  pouvoirs publics, responsables syndicaux, militants, etc.

Le second volet   de   l’enquête   explore   de   façon   approfondie   le   cas   de   la   filiale   d’une   entreprise  multinationale  reconnue  pour  ses  activités  de  RSE,  Lafarge  India  Pvt.  Ltd.,  auquel  viennent  s’ajouter  

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des  observations  plus  ponctuelles  réalisées  auprès  d’autres  producteurs de ciment en Inde. Cette étude mobilise un corpus de 117 entretiens semi-directifs, réalisés entre janvier 2008 et janvier 2011 au siège de Lafarge India à Mumbai et sur trois sites industriels : un projet de cimenterie à Tattapani (Himachal Pradesh) et deux cimenteries, Sonadih et Arasmeta (Chhattisgarh), rachetées par Lafarge India respectivement en 1999 et en 2001 (voir figure 1). Le corpus regroupe des entretiens  réalisés  avec  des  cadres  dirigeants  de  Lafarge  India  et  d’autres  cimentiers,  des  ouvriers et des acteurs syndicaux, des villageois affectés par la présence des usines, des élus, des membres de  l’administration  publique  et  du  gouvernement,  ainsi  que  des  organisations  militantes  impliquées  dans des actions collectives de protestation contre Lafarge   ou   d’autres   cimentiers. Des sources documentaires (ex. courriers, contrats, pièces juridiques) et des observations in situ sont également mobilisées.

La  mise  en  relation  des  observations  empiriques  réalisées  au  fil  de  l’enquête  permet  de  nourrir une analyse multi-scalaire des mécanismes générateurs, des formes et des implications du phénomène de la RSE en Inde.

3. Cadre  d’analyse

La thèse mobilise une architecture théorique et conceptuelle associant des références issues principalement de la sociologie des organisations, de la sociologie économique, de   l’économie  politique institutionnelle et des sciences de gestion. Cette   architecture   procède   d’un   usage  pragmatique des cadres théoriques mobilisés : les ressources conceptuelles sont choisies et articulées entre elles dans la mesure où elles viennent enrichir la compréhension du phénomène de la RSE. Cette démarche autorise un certain pluralisme des références théoriques permettant de multiplier   les   points   de   vue,   et   d’appréhender   ainsi   la   multiplicité des dimensions (idéelles, institutionnelles,  organisationnelles,  managériales,  économiques,  politiques…)  du  phénomène.  

L’ouvrage   de   référence   de   Karl   Polanyi   La Grande Transformation1 occupe une place pivot dans le cadre   d’analyse   utilisé.   En   particulier,   les   formules   d’ « encastrement » et de « désencastrement » éclairent le degré et les formes   d’intégration   contrainte ou spontanée de paramètres autres que

1 Polanyi, K. 1957 [1944] The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Boston: Beacon Press.

Chronologie des enquêtes sur les cimenteries de Lafarge India

Un  terrain  d’enquête  (Mumbai &

Chhattisgarh)

Un terrain d’enquête  au  Chhattisgarh

Un terrain d’enquête  en  

Himachal Pradesh

Deux terrains d’enquête  au  Chhattisgarh

Deux terrains d’enquête  en  

Himachal Pradesh

Janvier & février 2008

Mai & nov.-dec. 2008

Janvier 2009 Mars-avril 2009 Janvier 2011

Restitutions à Lafarge India (Avril 2008)

Entretiens au siège (Paris)

(Novembre 2010)

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l’accumulation   de   capital   dans   l’orientation   de   l’activité   économique   des   firmes.   Ces formules permettent de relier le phénomène de la RSE à des transformations plus vastes de la place du système économique marchand – et singulièrement des firmes y opérant – dans la sphère sociopolitique de la société.

D’autres   cadres   théoriques   complètent   et   précisent   l’architecture   théorique. Ainsi, la notion de « compromis social »,   empruntée   librement   à   l’école   de   la   régulation,   vient   renforcer   l’analyse   des  rapports entre les firmes et leur environnement social.   En   bref,   l’étude   du   cas   indien   montre  comment  l’encastrement  des  firmes  est  vecteur  de  compromis  sociaux.  A  l’inverse,  les  processus  de  désencastrement   des   firmes   provoquent   des   ruptures   de   compromis   prenant   la   forme   d’une  montée en puissance des tensions, des contestations et des conflits au sein des rapports entreprises-société.   Ces   processus   d’encastrement   et   de   désencastrement   se   jouent   à   la   fois   au  niveau  local  des  jeux  d’acteurs  et  des  organisations,  et  au  niveau  macrosociologique  des  institutions  et des dynamiques systémiques. Les travaux réalistes-critiques de Margaret Archer2, de Bob Jessop3 et de Colin Hay4 apportent un  cadre  d’analyse  utile  et  stimulant  pour  conceptualiser  ces  rapports  entre  structures   sociales   et   conduites   d’acteurs, qui animent les « mécanismes générateurs » du phénomène de la RSE.

Enfin, la théorie des systèmes sociaux de Niklas Luhmann permet d’approfondir   la   réflexion   sur   les  modes opératoires de la RSE. La notion de « différenciation fonctionnelle » et la distinction entre références externes et autoréférence, élaborées par N. Luhmann dans son analyse du passage des formes   traditionnelles   aux   formes  modernes   d’organisation   sociale5, viennent préciser la notion suggestive et ambigüe du « désencastrement » empruntée à K. Polanyi. Par ailleurs, la conceptualisation des organisations comme systèmes autoréférentiels opérant sur la base de décisions6, associée à la distinction entre « observation de premier ordre » et « observation de second ordre » permet une conceptualisation fine des effets de la RSE sur la gestion des rapports organisation/environnement.

4. Principaux résultats de  l’analyse

Le phénomène de la RSE émerge en réponse au double mouvement contemporain de désencastrement / ré-encastrement des firmes

L’étude  des   évolutions  historiques  des   rapports   entre   les   firmes   et   leur   environnement   social   en  Inde permet de mettre en évidence quelques particularités fondamentales de la période contemporaine,  qui  ne  sont  pas  sans  lien  avec  l’émergence  du  phénomène  de  la  RSE.  Trois  périodes  se   dégagent   de   notre   étude.   Durant   une   première   phase,   qui   s’étend   des   débuts   du   capitalisme  

2 Archer, M. S. 1998 'Realism and Morphogenesis', in T. Lawson, A. Collier, R. Bhaskar, M. S. Archer and A. Norrie (eds) Critical Realism: Essential Readings, Oxon: Routledge. 3 Jessop, B. 2007 State power : a strategic-relational approach, Cambridge: Polity. 4 Hay, C. 2002 Political Analysis: A Critical Introduction, Basingstoke: Palgrave. 5 Luhmann, N. 1988 Die Wirtschaft der Gesellschaft, Frankfurt-am-Main: Suhrkamp; Luhmann, N. 1997 Die Gesellschaft der Gesellschaft, Frankfurt-am-Main: Suhrkamp. 6 Luhmann, N. 2006 Organisation und Entscheidung, Wiesbaden: VS Verlag für Sozialwissenschaften.

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industriel  indien  dans  les  années  1860  à  l’accession  de  l’Inde  à  l’indépendance  en  1947,  les rapports des firmes à  leur  environnement  s’inscrivent  dans  un  ensemble  d’institutions  sociales  véhiculant,  sous  diverses formes et selon divers mécanismes, un degré élevé  d’« encastrement » des firmes. Par exemple, le poids des structures familiales traditionnelles dans le modèle dominant de gouvernance des firmes   favorise   la  prise  en  compte  d’objectifs  autres  que   le  profit,   tels  que   le  prestige  social  de   la  famille fondé sur des valeurs de probité et de redistribution des richesses à la communauté. En outre, le contexte de lutte contre la puissance coloniale favorise chez certains entrepreneurs une implication  sociale  et  politique.  L’accession  de  l’Inde  à  l’indépendance ouvre une nouvelle période : jusqu’à  la  fin  des  années  1970,  tandis  que  les  institutions  traditionnelles  perdent  en  influence,   les  rapports entreprises-société  sont  marqués  par   le  rôle  prédominant  de   l’Etat  national.  Privilégiant  une stratégie de développement   interventionniste,   l’Etat   met   en   place   un   système   politico-administratif   puissant   de   régulation   des   firmes.   Possibilités   d’investissement,   localisation   des  usines, volumes de production, rémunérations et conditions de travail, et dans certains secteurs prix et distribution des produits, entre autres paramètres de gestion des firmes, sont fortement encadrés par la puissance publique. En substance, nonobstant des disfonctionnements et des effets pervers   visibles,   l’Etat   soumet   les   opérations   des   firmes   à des objectifs politiques de développement social.

Contrastant avec les deux périodes précédentes, la période contemporaine se caractérise par un mouvement de désencastrement des firmes. Ce mouvement de désencastrement opère à deux niveaux. Le premier est celui du cadre institutionnel et politique de régulation du capitalisme, où se joue   pour   partie   l’introduction   d’intérêts   autres   que   l’accumulation   efficiente   de   capital   dans   les  opérations des firmes – santé et sécurité des employés, limitation des rejets de substances toxiques dans  l’environnement,  compensations  de  ménages  expropriés  par  l’acquisition  de  terres,  restriction  des   investissements  dans  des  zones  où  vivent  des  populations  aborigènes,   etc.  En   l’occurrence,   à  partir du début des années 1980, le gouvernement de New-Delhi impulse un tournant dans la stratégie de développement du pays. Tandis que le régime interventionniste hérité de Jawaharlal Nehru est progressivement démantelé, plusieurs générations de réformes économiques transforment en profondeur  l’économie  politique  indienne.  Qualifié  par  plusieurs  observateurs  de  régime « pro-business »7, la configuration actuelle confère aux firmes le rôle de principal moteur du développement national. Simultanément, plaçant l’attrait des investissements au sommet des priorités  politiques,  l’Etat  central  – et avec une importance  croissante  les  Etats  régionaux  de  l’Union  indienne – s’efforcent  d’assouplir  les  contraintes  pesant  sur  les  firmes  dans  des  domaines  tels  que  l’emploi,  ou  encore  la  protection  de  l’environnement  naturel.  Le  second  niveau  du  désencastrement  est celui des organisations. Soumises à un environnement institutionnel moins contraignant et à des marchés plus compétitifs et plus exigeants, les firmes tendent à focaliser leurs stratégies sur les objectifs de performance financière. Comme le cas de Lafarge India le montre en détail, les arbitrages  réalisés  par  les  firmes  tendent  plus  qu’auparavant  à  exclure  des  paramètres  de  choix  les  intérêts  collectifs  jugés  incompatibles  avec  l’exigence  d’efficience  économique.

7 Voir par exemple: Kohli, A. 2009 Democracy and Development in India : From Socialism to Pro-Business, New Delhi: Oxford University Press.

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Le mouvement de désencastrement des firmes pose de nouveaux enjeux dans le rapport entre capitalisme et développement social.  Par  exemple,  les  gains  d’efficience  issus  d’une  flexibilisation  du  marché  du  travail,  ainsi  que  du  recours  croissant  de  l’industrie  manufacturière  à  une  main  d’œuvre  précaire, contribuent   à   une   détérioration   des   conditions   d’emploi   pour les travailleurs peu qualifiés. Dans un contexte où le modèle de croissance économique indien peine à créer de nouveaux emplois, une telle précarisation nourrit les positions des acteurs questionnant la capacité des firmes à réaliser un développement social inclusif. De  même,  les  pressions  accrues  de  l’activité  productive   sur   l’environnement   naturel   suscitent   d’autant   plus   l’inquiétude   des   mouvements  environnementalistes que les autorités publiques tendent à privilégier les exigences des investisseurs sur les enjeux écologiques. En bref, dans un pays démocratique où les mouvements sociaux sont dynamiques, le tournant « pro-business » de la stratégie de développement suscite un débat public polarisé. Les firmes y sont représentées tantôt comme des agents performants de développement social (durable), dont le dynamisme et les compétences dépassent dans bien des domaines  ceux  des  bureaucraties  publiques,  tantôt  comme  des  entités  prédatrices  s’accaparant les ressources  naturelles  du  pays  et  traitant  leurs  employés  comme  une  variable  d’ajustement,  avec  la  complicité  d’autorités  politiques  idéologiquement  captives  et  souvent corruptibles.

Ces controverses correspondent à des dynamiques sociales concrètes. Ces dynamiques déstabilisent les rapports entre les firmes et leur environnement social, du niveau local des sites de production à celui des  jeux  d’influence  afférant  à  la  production  des  institutions  et  des  politiques  publiques  de  régulation  des firmes. Plus précisément, à travers divers mécanismes mis en évidence dans la thèse, le désencastrement des firmes génère un « contre-mouvement » visant leur ré-encastrement. Porté par des actions collectives de contestation, des actions en justice et des mobilisations pour un cadre régulateur renforcé, ce contre-mouvement   menace   l’autonomie   opérationnelle   et   les   intérêts  matériels des firmes. Le cas de Lafarge India offre de nombreux exemples de ce phénomène. Plusieurs  projets  d’investissement  dans  de  nouvelles  usines en Himachal Pradesh et au Meghalaya ont  été  bloqués  à  la  suite  d’actions  en  justice  intentées  par  des  organisations  militantes,  au  nom  de  la protection de populations tribales et/ou des impacts environnementaux des projets. Dans ses usines existantes, les   conduites   stratégiques   de   Lafarge   India   visant   l’amélioration   des  performances financières produisent des ruptures des compromis sociaux locaux, qui exposent l’entreprise  à  des  mobilisations  sociales  et  politiques.

La RSE produit un méta-encastrement des firmes : modes opératoires et implications

Dans   quelle   mesure   l’étude   de   ces   dynamiques   concrètes   permet-elle de mieux comprendre les ressorts, la nature et les implications du phénomène de la RSE ? Une analyse macroscopique des conditions et des modalités  d’émergence  du  phénomène  de  la  RSE  en  Inde  offre  une  première  série  de réponses à cette interrogation.

Face aux enjeux du rapport entre capitalisme et développement propres à un système économique fortement  désencastré,   le  modèle  préexistant  d’action  sociale à caractère philanthropique devient obsolète.  A  l’inverse,  la  RSE  est  dotée  de  propriétés  intéressantes  pour  les  acteurs  désireux  d’éviter  un  ré-encastrement des firmes jugé coûteux et peu favorable à l’attrait de nouveaux investissements. Par exemple, la notion de « responsabilité »   permet   d’offrir  des réponses générales à des problèmes

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particuliers :   invoquer   le   fait   d’être   une   entreprise   responsable   englobe   d’un   coup   les   enjeux   de  conditions   d’emploi,   de   déplacements   de   population,   de   corruption,   de surexploitation de ressources naturelles, de pollutions, de rejets de gaz à effet de serre, etc. Autre propriété intéressante,   la   RSE   permet   la   réalisation   d’actions   concrètes   en   général   peu   coûteuses voir rentables,   qui   constituent   un   réservoir   d’exemples   utiles   pour   étoffer   l’affirmation   d’une  « responsabilité sociale » des firmes. La RSE permet donc aux entreprises et aux décideurs politiques   favorables   au   désencastrement   de   saper   l’image   de   la   firme   comme   entité   prédatrice  focalisée sur le profit. Enfin, la RSE prend forme dans un espace social relativement autonome, situé à un niveau « méta », en surplomb des contextes où se nouent les conflits entre les firmes et des acteurs sociaux contestataires. Par exemple, les « parties prenantes représentatives » invitées à siéger dans la Commission de parties prenantes mise en place par Lafarge à Paris sont loin des ouvriers, des villageois, des leaders syndicaux et des militants contestant les conduites stratégiques de Lafarge sur le terrain. Ces différentes propriétés de la RSE expliquent  bien  l’attrait  qu’elle  suscite  chez les acteurs privés ou publics désireux de préserver les bénéfices d’un degré élevé de désencastrement   des   firmes.   A  mesure   qu’ils  mobilisent   la   RSE,   l’adaptent,   la   reproduisent   et   la  transforment, ces acteurs – firmes,   organisations  patronales,   pouvoirs  publics…   – coproduisent le phénomène de la RSE.

L’étude   du   cas   de   Lafarge   India   permet   de   mieux   circonscrire   les   modes   opératoires   et   les  implications de la RSE dans le rapport des firmes à leur environnement social. Elle montre comment la RSE modifie les capacités organisationnelles des firmes à gérer les enjeux du couple désencastrement/ré-encastrement. Dans la mesure où les firmes fortement désencastrées telles que Lafarge India focalisent leur attention sur les enjeux de performance financière, elles deviennent « myopes »  aux  attentes  d’autres  acteurs  sociaux,  qui  aspirent  à  voir   les   firmes  servir  d’autres  buts  que  l’accumulation  efficiente  de  capital  privé.  On  peut  qualifier  cet  état  d’observation de premier ordre8 :  l’organisation  perçoit  son  environnement  de  façon  égocentrique,  en  conférant  à  son point  de  vue  une  validité  universelle.  Les  attentes  et   les  mobilisations  sociales  qu’elle  suscite  apparaissent à la firme désencastrée comme une menace, par définition extérieure, opaque, contingente à ses propres opérations. Confrontée à cette menace, la firme cherche une solution et devient sensible aux arguments des acteurs promoteurs de la RSE (organisations patronales, pouvoirs   publics,   consultants,   médias…).   C’est   ainsi,   par   exemple,   que   les   dirigeants   de   Lafarge  India   s’inquiètent   des   difficultés   qu’ils   rencontrent,   à   l’instar   d’autres   entreprises,   par   suite   de  mobilisations sociales mettant en péril des investissements majeurs. Convaincus que la RSE peut tenir à distance – à défaut de dissoudre – des risques de cet ordre, ils introduisent des équipes et des dispositifs RSE formalisés dans leur organisation.

L’étude  du  projet  de  cimenterie  de  Lafarge  India  en  Himachal  Pradesh  a  permis  d’observer  de  près  comment et avec quels effets Lafarge mobilise la RSE. Il ressort de cette étude que la RSE réintroduit dans   l’organisation  la  possibilité  d’une  observation de second ordre : grâce notamment aux  contributions  des  responsables  RSE  dans  les  équipes  de  Lafarge  India,  l’entreprise  réalise  que  d’autres  observateurs  (acteurs  politiques,  mouvements  sociaux,  acteurs  syndicaux, juges sensibles à   des   sentiments   d’injustice,   villageois…)   ont   un   autre   point   de   vue   sur   ses   opérations.   Au   fil  

8 Luhmann N. 1995 Social Systems, Stanford: Stanford University Press.

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d’activités  très  concrètes,  l’introduction  de  la  RSE  dans  les  structures  organisationnelles  de  Lafarge  India a pour effet de transformer la menace du ré-encastrement en un risque. La distinction entre menaces  et  risques  importe,  dans  la  mesure  où  les  risques  sont  susceptibles  d’être  soupesés,  anticipés,  couverts,  réduits,  bref,  de  faire  l’objet  de  prises  en  compte  stratégiques  et  calculées. Ainsi, au niveau des firmes, la RSE constitue un instrument de gestion des risques de contestation politique et sociale, qui permet de traduire les enjeux sociopolitiques issus du couplage désencastrement/ré-encastrement en des enjeux managériaux, susceptibles   d’être   traités   en   fonction   de   leurs implications économiques.

Le phénomène de la RSE ne se réduit pas à des dispositifs managériaux et des pratiques d’entreprises. Il prend également forme au niveau plus politique des institutions de régulation du capitalisme,  par  exemple  à   travers  des  normes   telles  que   l’ISO  26000,  des initiatives telles que le Pacte Mondial des Nations Unies, ou encore des politiques publiques RSE. Par  suite  d’une  stratégie  d’enquête   privilégiant l’étude   détaillée   d’une   entreprise,   notre matériau empirique offre des ressources limitées pour approfondir cette dimension institutionnelle et politique dans   l’analyse. Une  série  de  réflexions  et  d’hypothèses  est  toutefois  exposée  en  guise  d’ouverture,  qui  interroge  les rapports entre la RSE et le phénomène plus large de la « gouvernance mondiale ».

L’hypothèse   principale   est   que   le phénomène de la RSE constitue une ressource collective, développée et mobilisée par les firmes et leurs représentants dans le cadre de leur participation à la « gouvernance mondiale ».  Entre  autres,   il  s’agit  d’une  ressource  de   légitimité : la RSE permet aux firmes  d’apparaître   comme  des  partenaires   responsables   et   citoyens  de   la   gouvernance  politique  des sociétés contemporaines. La RSE offre également une ressource opérationnelle. En dotant les firmes désencastrées d’une  capacité  d’observation  de  second  ordre,  les structures organisationnelles dédiées à la RSE permettent à ces firmes de mieux naviguer dans les sphères politiques de la gouvernance mondiale. Capables de concevoir que les autres participants aux dispositifs hybrides (publics-privés) de la gouvernance ont un point de vue sur le monde différent du leur, les firmes peuvent mieux appréhender les enjeux stratégiques qui découlent de cette diversité de points de vue. Elles mobilisent des pratiques « RSE », par exemple la certification ISO 14001 de leurs installations, en réponse à ces enjeux stratégiques. Ce type de pratiques comporte un avantage essentiel : les firmes peuvent formuler des réponses aux inquiétudes que leurs opérations suscitent chez  les  autres  participants,  sans  remettre  en  cause  l’orientation  de  leurs  positions en fonction des objectifs   d’accumulation   efficiente   du   capital   qui   les   anime.   Car   dans les conditions actuelles, structurées par un capitalisme fortement financiarisé et une concurrence mondiale exacerbée, la contribution des firmes à la « gouvernance mondiale » vise sans doute moins un monde plus « juste », plus « durable » ou plus « éthique»  qu’un  monde  plus  rentable. Cette analyse appelle un questionnement plus large sur le rôle et le pouvoir politique des firmes au sein des nouvelles formes de gouvernance du capitalisme, dans   un   contexte   de   recomposition   de   l’action  publique et de « gouvernance mondiale ».