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Auteur : Damien Krichewsky Thèse soutenue le 20 septembre 2012 à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. La responsabilité sociale d’entreprise : un méta-encastrement des firmes
Une analyse du cas indien
– Résumé de la thèse – Ce travail de thèse étudie le phénomène de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) en utilisant comme terrain d’enquête le cas indien. Réalisée entre 2006 et 2012 au Centre de Sociologie des Organisations (Sciences Po / CNRS), et de 2007 à 2009 à New-Delhi au Centre de Sciences Humaines (MAE / CNRS), la thèse a été codirigée par Denis Segrestin (CSO) et Christophe Jaffrelot (CERI).
1. La RSE comme « fait social »
Cette recherche a été initiée dans le contexte des années 2000, durant lesquelles la RSE suscite un intérêt croissant chez les praticiens – organisations internationales, entreprises, pouvoirs publics, syndicats, mouvements sociaux – et dans diverses disciplines des sciences sociales. La forte mobilisation scientifique sur ce sujet répond à une évolution empirique : longtemps restée une notion abstraite, objet de polémiques doctrinales et idéologiques, la notion de RSE renvoie depuis le milieu des années 1990 à un phénomène managérial et politique concret en pleine expansion. Le phénomène de la RSE est multidimensionnel, ambigu et évolutif. Il mêle entre autres des contenus idéels, par exemple des croyances plus ou moins partagées sur les capacités de la RSE à réaliser des objectifs de « développement durable », des stratégies d’entreprise, des dispositifs managériaux et des pratiques, ainsi que des dispositifs institutionnels et des politiques publiques (infra)(supra)nationaux.
Une revue de la littérature existante et des entretiens menés avec divers praticiens révèlent le caractère flou de la notion de RSE. Paradoxalement, à mesure qu’elle se développe, la littérature universitaire sur la RSE entretient pour partie la confusion sur le sens que recouvre cette notion : les propositions moralisantes, critiques ou instrumentales s’enchevêtrent, multipliant les acceptions concurrentes de la notion de « RSE » et contribuant de ce fait à une fragmentation du champ. Prenant le contre-pied de ces approches normatives, la thèse appréhende la RSE comme un « fait social », comme un objet devant être observé dans ses manifestations les plus concrètes, afin d’en rendre compte selon une perspective analytique et distanciée. Ancré dans une démarche réaliste, ce travail propose une investigation des ressorts, de la nature et des implications du phénomène de la RSE dans les rapports entre les grandes firmes et les sociétés au sein desquelles elles opèrent.
Plusieurs raisons ont guidé le choix d’étudier le phénomène de la RSE à la lumière du cas indien. La montée en puissance du phénomène de la RSE en Inde au cours des années 2000 a été peu étudiée,
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alors même qu’elle procède de dynamiques au cœur des transformations de l’Inde contemporaine. Depuis les grandes réformes économiques initiées dans les années 1980, les firmes tiennent lieu de principal moteur du développement national. Plus encore, elles sont des institutions symboles d’une Inde moderne, au capitalisme dynamisé par son intégration dans l’économie mondiale. Simultanément, les entreprises font l’objet de mobilisations et de contestations sociales et politiques de plus en plus vigoureuses, qui mettent en cause les effets sociaux et écologiques de leurs opérations. Les difficultés rencontrées par le projet d’usine automobile de Tata Motors à Singur, les conflits sociaux violents autour du projet minier de Vedanta en Orissa, ou encore la mise en cause de Lafarge et plus récemment de Michelin en Inde par des organisations militantes de la société civile, témoignent de ce phénomène. Dans un tel contexte de polarisation, le développement du phénomène de la RSE en Inde offre des possibilités d’observation et d’analyse particulièrement riches, qui éclairent les mécanismes générateurs, les manifestations concrètes et les implications tant organisationnelles qu’institutionnelles et politiques de la RSE.
2. Démarche et réalisation de l’enquête
Réalisée au cours d’un séjour de deux ans en Inde, notre enquête sur le phénomène de la RSE relève d’une sociologie privilégiant une approche empirique inductive : l’objet de la recherche et le questionnement ont été progressivement élaborés au fil d’un processus d’enquête itératif mêlant observations empiriques détaillées et travail sur la littérature existante. En amont de l’enquête, il est apparu que pour saisir la nature profonde et les implications du phénomène de la RSE, il convenait de replacer l’objet « RSE » dans celui plus large des rapports d’interdépendance et des échanges entre les firmes opérant en Inde et leur environnement social. En outre, appréhender les propriétés empiriques du phénomène de la RSE exigeait de multiplier les niveaux d’observation et d’analyse. La réalisation d’enquêtes de terrain approfondies permettait d’observer le phénomène de la RSE et son contexte au plus près des acteurs. Toutefois, appréhender le phénomène de la RSE nécessitait également des observations plus macroscopiques, afin d’envisager les macro-propriétés du phénomène en lien avec les transformations du rapport entreprises-société dans un contexte de mutations de l’économie politique indienne.
Par suite, l’enquête combine plusieurs dimensions et niveaux d’analyse. Un premier volet offre une analyse de l’évolution des rapports entre les firmes et leur environnement social en Inde de la fin du XIXe siècle à l’époque contemporaine. Quatre champs d’observation sont privilégiés, à savoir le gouvernement des firmes, l’emploi et les relations industrielles, le rapport des firmes au système politique, et les actions sociales dites extra-commerciales des entreprises (philanthropie, RSE…). Les données mobilisées proviennent de sources secondaires (littérature universitaire, littérature « grise », statistiques, textes de lois, articles de presse…) et de 54 entretiens semi-directifs, réalisés avec des acteurs clés de ces domaines en Inde – dirigeants d’entreprises, organisations patronales, pouvoirs publics, responsables syndicaux, militants, etc.
Le second volet de l’enquête explore de façon approfondie le cas de la filiale d’une entreprise multinationale reconnue pour ses activités de RSE, Lafarge India Pvt. Ltd., auquel viennent s’ajouter
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des observations plus ponctuelles réalisées auprès d’autres producteurs de ciment en Inde. Cette étude mobilise un corpus de 117 entretiens semi-directifs, réalisés entre janvier 2008 et janvier 2011 au siège de Lafarge India à Mumbai et sur trois sites industriels : un projet de cimenterie à Tattapani (Himachal Pradesh) et deux cimenteries, Sonadih et Arasmeta (Chhattisgarh), rachetées par Lafarge India respectivement en 1999 et en 2001 (voir figure 1). Le corpus regroupe des entretiens réalisés avec des cadres dirigeants de Lafarge India et d’autres cimentiers, des ouvriers et des acteurs syndicaux, des villageois affectés par la présence des usines, des élus, des membres de l’administration publique et du gouvernement, ainsi que des organisations militantes impliquées dans des actions collectives de protestation contre Lafarge ou d’autres cimentiers. Des sources documentaires (ex. courriers, contrats, pièces juridiques) et des observations in situ sont également mobilisées.
La mise en relation des observations empiriques réalisées au fil de l’enquête permet de nourrir une analyse multi-scalaire des mécanismes générateurs, des formes et des implications du phénomène de la RSE en Inde.
3. Cadre d’analyse
La thèse mobilise une architecture théorique et conceptuelle associant des références issues principalement de la sociologie des organisations, de la sociologie économique, de l’économie politique institutionnelle et des sciences de gestion. Cette architecture procède d’un usage pragmatique des cadres théoriques mobilisés : les ressources conceptuelles sont choisies et articulées entre elles dans la mesure où elles viennent enrichir la compréhension du phénomène de la RSE. Cette démarche autorise un certain pluralisme des références théoriques permettant de multiplier les points de vue, et d’appréhender ainsi la multiplicité des dimensions (idéelles, institutionnelles, organisationnelles, managériales, économiques, politiques…) du phénomène.
L’ouvrage de référence de Karl Polanyi La Grande Transformation1 occupe une place pivot dans le cadre d’analyse utilisé. En particulier, les formules d’ « encastrement » et de « désencastrement » éclairent le degré et les formes d’intégration contrainte ou spontanée de paramètres autres que
1 Polanyi, K. 1957 [1944] The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Boston: Beacon Press.
Chronologie des enquêtes sur les cimenteries de Lafarge India
Un terrain d’enquête (Mumbai &
Chhattisgarh)
Un terrain d’enquête au Chhattisgarh
Un terrain d’enquête en
Himachal Pradesh
Deux terrains d’enquête au Chhattisgarh
Deux terrains d’enquête en
Himachal Pradesh
Janvier & février 2008
Mai & nov.-dec. 2008
Janvier 2009 Mars-avril 2009 Janvier 2011
Restitutions à Lafarge India (Avril 2008)
Entretiens au siège (Paris)
(Novembre 2010)
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l’accumulation de capital dans l’orientation de l’activité économique des firmes. Ces formules permettent de relier le phénomène de la RSE à des transformations plus vastes de la place du système économique marchand – et singulièrement des firmes y opérant – dans la sphère sociopolitique de la société.
D’autres cadres théoriques complètent et précisent l’architecture théorique. Ainsi, la notion de « compromis social », empruntée librement à l’école de la régulation, vient renforcer l’analyse des rapports entre les firmes et leur environnement social. En bref, l’étude du cas indien montre comment l’encastrement des firmes est vecteur de compromis sociaux. A l’inverse, les processus de désencastrement des firmes provoquent des ruptures de compromis prenant la forme d’une montée en puissance des tensions, des contestations et des conflits au sein des rapports entreprises-société. Ces processus d’encastrement et de désencastrement se jouent à la fois au niveau local des jeux d’acteurs et des organisations, et au niveau macrosociologique des institutions et des dynamiques systémiques. Les travaux réalistes-critiques de Margaret Archer2, de Bob Jessop3 et de Colin Hay4 apportent un cadre d’analyse utile et stimulant pour conceptualiser ces rapports entre structures sociales et conduites d’acteurs, qui animent les « mécanismes générateurs » du phénomène de la RSE.
Enfin, la théorie des systèmes sociaux de Niklas Luhmann permet d’approfondir la réflexion sur les modes opératoires de la RSE. La notion de « différenciation fonctionnelle » et la distinction entre références externes et autoréférence, élaborées par N. Luhmann dans son analyse du passage des formes traditionnelles aux formes modernes d’organisation sociale5, viennent préciser la notion suggestive et ambigüe du « désencastrement » empruntée à K. Polanyi. Par ailleurs, la conceptualisation des organisations comme systèmes autoréférentiels opérant sur la base de décisions6, associée à la distinction entre « observation de premier ordre » et « observation de second ordre » permet une conceptualisation fine des effets de la RSE sur la gestion des rapports organisation/environnement.
4. Principaux résultats de l’analyse
Le phénomène de la RSE émerge en réponse au double mouvement contemporain de désencastrement / ré-encastrement des firmes
L’étude des évolutions historiques des rapports entre les firmes et leur environnement social en Inde permet de mettre en évidence quelques particularités fondamentales de la période contemporaine, qui ne sont pas sans lien avec l’émergence du phénomène de la RSE. Trois périodes se dégagent de notre étude. Durant une première phase, qui s’étend des débuts du capitalisme
2 Archer, M. S. 1998 'Realism and Morphogenesis', in T. Lawson, A. Collier, R. Bhaskar, M. S. Archer and A. Norrie (eds) Critical Realism: Essential Readings, Oxon: Routledge. 3 Jessop, B. 2007 State power : a strategic-relational approach, Cambridge: Polity. 4 Hay, C. 2002 Political Analysis: A Critical Introduction, Basingstoke: Palgrave. 5 Luhmann, N. 1988 Die Wirtschaft der Gesellschaft, Frankfurt-am-Main: Suhrkamp; Luhmann, N. 1997 Die Gesellschaft der Gesellschaft, Frankfurt-am-Main: Suhrkamp. 6 Luhmann, N. 2006 Organisation und Entscheidung, Wiesbaden: VS Verlag für Sozialwissenschaften.
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industriel indien dans les années 1860 à l’accession de l’Inde à l’indépendance en 1947, les rapports des firmes à leur environnement s’inscrivent dans un ensemble d’institutions sociales véhiculant, sous diverses formes et selon divers mécanismes, un degré élevé d’« encastrement » des firmes. Par exemple, le poids des structures familiales traditionnelles dans le modèle dominant de gouvernance des firmes favorise la prise en compte d’objectifs autres que le profit, tels que le prestige social de la famille fondé sur des valeurs de probité et de redistribution des richesses à la communauté. En outre, le contexte de lutte contre la puissance coloniale favorise chez certains entrepreneurs une implication sociale et politique. L’accession de l’Inde à l’indépendance ouvre une nouvelle période : jusqu’à la fin des années 1970, tandis que les institutions traditionnelles perdent en influence, les rapports entreprises-société sont marqués par le rôle prédominant de l’Etat national. Privilégiant une stratégie de développement interventionniste, l’Etat met en place un système politico-administratif puissant de régulation des firmes. Possibilités d’investissement, localisation des usines, volumes de production, rémunérations et conditions de travail, et dans certains secteurs prix et distribution des produits, entre autres paramètres de gestion des firmes, sont fortement encadrés par la puissance publique. En substance, nonobstant des disfonctionnements et des effets pervers visibles, l’Etat soumet les opérations des firmes à des objectifs politiques de développement social.
Contrastant avec les deux périodes précédentes, la période contemporaine se caractérise par un mouvement de désencastrement des firmes. Ce mouvement de désencastrement opère à deux niveaux. Le premier est celui du cadre institutionnel et politique de régulation du capitalisme, où se joue pour partie l’introduction d’intérêts autres que l’accumulation efficiente de capital dans les opérations des firmes – santé et sécurité des employés, limitation des rejets de substances toxiques dans l’environnement, compensations de ménages expropriés par l’acquisition de terres, restriction des investissements dans des zones où vivent des populations aborigènes, etc. En l’occurrence, à partir du début des années 1980, le gouvernement de New-Delhi impulse un tournant dans la stratégie de développement du pays. Tandis que le régime interventionniste hérité de Jawaharlal Nehru est progressivement démantelé, plusieurs générations de réformes économiques transforment en profondeur l’économie politique indienne. Qualifié par plusieurs observateurs de régime « pro-business »7, la configuration actuelle confère aux firmes le rôle de principal moteur du développement national. Simultanément, plaçant l’attrait des investissements au sommet des priorités politiques, l’Etat central – et avec une importance croissante les Etats régionaux de l’Union indienne – s’efforcent d’assouplir les contraintes pesant sur les firmes dans des domaines tels que l’emploi, ou encore la protection de l’environnement naturel. Le second niveau du désencastrement est celui des organisations. Soumises à un environnement institutionnel moins contraignant et à des marchés plus compétitifs et plus exigeants, les firmes tendent à focaliser leurs stratégies sur les objectifs de performance financière. Comme le cas de Lafarge India le montre en détail, les arbitrages réalisés par les firmes tendent plus qu’auparavant à exclure des paramètres de choix les intérêts collectifs jugés incompatibles avec l’exigence d’efficience économique.
7 Voir par exemple: Kohli, A. 2009 Democracy and Development in India : From Socialism to Pro-Business, New Delhi: Oxford University Press.
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Le mouvement de désencastrement des firmes pose de nouveaux enjeux dans le rapport entre capitalisme et développement social. Par exemple, les gains d’efficience issus d’une flexibilisation du marché du travail, ainsi que du recours croissant de l’industrie manufacturière à une main d’œuvre précaire, contribuent à une détérioration des conditions d’emploi pour les travailleurs peu qualifiés. Dans un contexte où le modèle de croissance économique indien peine à créer de nouveaux emplois, une telle précarisation nourrit les positions des acteurs questionnant la capacité des firmes à réaliser un développement social inclusif. De même, les pressions accrues de l’activité productive sur l’environnement naturel suscitent d’autant plus l’inquiétude des mouvements environnementalistes que les autorités publiques tendent à privilégier les exigences des investisseurs sur les enjeux écologiques. En bref, dans un pays démocratique où les mouvements sociaux sont dynamiques, le tournant « pro-business » de la stratégie de développement suscite un débat public polarisé. Les firmes y sont représentées tantôt comme des agents performants de développement social (durable), dont le dynamisme et les compétences dépassent dans bien des domaines ceux des bureaucraties publiques, tantôt comme des entités prédatrices s’accaparant les ressources naturelles du pays et traitant leurs employés comme une variable d’ajustement, avec la complicité d’autorités politiques idéologiquement captives et souvent corruptibles.
Ces controverses correspondent à des dynamiques sociales concrètes. Ces dynamiques déstabilisent les rapports entre les firmes et leur environnement social, du niveau local des sites de production à celui des jeux d’influence afférant à la production des institutions et des politiques publiques de régulation des firmes. Plus précisément, à travers divers mécanismes mis en évidence dans la thèse, le désencastrement des firmes génère un « contre-mouvement » visant leur ré-encastrement. Porté par des actions collectives de contestation, des actions en justice et des mobilisations pour un cadre régulateur renforcé, ce contre-mouvement menace l’autonomie opérationnelle et les intérêts matériels des firmes. Le cas de Lafarge India offre de nombreux exemples de ce phénomène. Plusieurs projets d’investissement dans de nouvelles usines en Himachal Pradesh et au Meghalaya ont été bloqués à la suite d’actions en justice intentées par des organisations militantes, au nom de la protection de populations tribales et/ou des impacts environnementaux des projets. Dans ses usines existantes, les conduites stratégiques de Lafarge India visant l’amélioration des performances financières produisent des ruptures des compromis sociaux locaux, qui exposent l’entreprise à des mobilisations sociales et politiques.
La RSE produit un méta-encastrement des firmes : modes opératoires et implications
Dans quelle mesure l’étude de ces dynamiques concrètes permet-elle de mieux comprendre les ressorts, la nature et les implications du phénomène de la RSE ? Une analyse macroscopique des conditions et des modalités d’émergence du phénomène de la RSE en Inde offre une première série de réponses à cette interrogation.
Face aux enjeux du rapport entre capitalisme et développement propres à un système économique fortement désencastré, le modèle préexistant d’action sociale à caractère philanthropique devient obsolète. A l’inverse, la RSE est dotée de propriétés intéressantes pour les acteurs désireux d’éviter un ré-encastrement des firmes jugé coûteux et peu favorable à l’attrait de nouveaux investissements. Par exemple, la notion de « responsabilité » permet d’offrir des réponses générales à des problèmes
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particuliers : invoquer le fait d’être une entreprise responsable englobe d’un coup les enjeux de conditions d’emploi, de déplacements de population, de corruption, de surexploitation de ressources naturelles, de pollutions, de rejets de gaz à effet de serre, etc. Autre propriété intéressante, la RSE permet la réalisation d’actions concrètes en général peu coûteuses voir rentables, qui constituent un réservoir d’exemples utiles pour étoffer l’affirmation d’une « responsabilité sociale » des firmes. La RSE permet donc aux entreprises et aux décideurs politiques favorables au désencastrement de saper l’image de la firme comme entité prédatrice focalisée sur le profit. Enfin, la RSE prend forme dans un espace social relativement autonome, situé à un niveau « méta », en surplomb des contextes où se nouent les conflits entre les firmes et des acteurs sociaux contestataires. Par exemple, les « parties prenantes représentatives » invitées à siéger dans la Commission de parties prenantes mise en place par Lafarge à Paris sont loin des ouvriers, des villageois, des leaders syndicaux et des militants contestant les conduites stratégiques de Lafarge sur le terrain. Ces différentes propriétés de la RSE expliquent bien l’attrait qu’elle suscite chez les acteurs privés ou publics désireux de préserver les bénéfices d’un degré élevé de désencastrement des firmes. A mesure qu’ils mobilisent la RSE, l’adaptent, la reproduisent et la transforment, ces acteurs – firmes, organisations patronales, pouvoirs publics… – coproduisent le phénomène de la RSE.
L’étude du cas de Lafarge India permet de mieux circonscrire les modes opératoires et les implications de la RSE dans le rapport des firmes à leur environnement social. Elle montre comment la RSE modifie les capacités organisationnelles des firmes à gérer les enjeux du couple désencastrement/ré-encastrement. Dans la mesure où les firmes fortement désencastrées telles que Lafarge India focalisent leur attention sur les enjeux de performance financière, elles deviennent « myopes » aux attentes d’autres acteurs sociaux, qui aspirent à voir les firmes servir d’autres buts que l’accumulation efficiente de capital privé. On peut qualifier cet état d’observation de premier ordre8 : l’organisation perçoit son environnement de façon égocentrique, en conférant à son point de vue une validité universelle. Les attentes et les mobilisations sociales qu’elle suscite apparaissent à la firme désencastrée comme une menace, par définition extérieure, opaque, contingente à ses propres opérations. Confrontée à cette menace, la firme cherche une solution et devient sensible aux arguments des acteurs promoteurs de la RSE (organisations patronales, pouvoirs publics, consultants, médias…). C’est ainsi, par exemple, que les dirigeants de Lafarge India s’inquiètent des difficultés qu’ils rencontrent, à l’instar d’autres entreprises, par suite de mobilisations sociales mettant en péril des investissements majeurs. Convaincus que la RSE peut tenir à distance – à défaut de dissoudre – des risques de cet ordre, ils introduisent des équipes et des dispositifs RSE formalisés dans leur organisation.
L’étude du projet de cimenterie de Lafarge India en Himachal Pradesh a permis d’observer de près comment et avec quels effets Lafarge mobilise la RSE. Il ressort de cette étude que la RSE réintroduit dans l’organisation la possibilité d’une observation de second ordre : grâce notamment aux contributions des responsables RSE dans les équipes de Lafarge India, l’entreprise réalise que d’autres observateurs (acteurs politiques, mouvements sociaux, acteurs syndicaux, juges sensibles à des sentiments d’injustice, villageois…) ont un autre point de vue sur ses opérations. Au fil
8 Luhmann N. 1995 Social Systems, Stanford: Stanford University Press.
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d’activités très concrètes, l’introduction de la RSE dans les structures organisationnelles de Lafarge India a pour effet de transformer la menace du ré-encastrement en un risque. La distinction entre menaces et risques importe, dans la mesure où les risques sont susceptibles d’être soupesés, anticipés, couverts, réduits, bref, de faire l’objet de prises en compte stratégiques et calculées. Ainsi, au niveau des firmes, la RSE constitue un instrument de gestion des risques de contestation politique et sociale, qui permet de traduire les enjeux sociopolitiques issus du couplage désencastrement/ré-encastrement en des enjeux managériaux, susceptibles d’être traités en fonction de leurs implications économiques.
Le phénomène de la RSE ne se réduit pas à des dispositifs managériaux et des pratiques d’entreprises. Il prend également forme au niveau plus politique des institutions de régulation du capitalisme, par exemple à travers des normes telles que l’ISO 26000, des initiatives telles que le Pacte Mondial des Nations Unies, ou encore des politiques publiques RSE. Par suite d’une stratégie d’enquête privilégiant l’étude détaillée d’une entreprise, notre matériau empirique offre des ressources limitées pour approfondir cette dimension institutionnelle et politique dans l’analyse. Une série de réflexions et d’hypothèses est toutefois exposée en guise d’ouverture, qui interroge les rapports entre la RSE et le phénomène plus large de la « gouvernance mondiale ».
L’hypothèse principale est que le phénomène de la RSE constitue une ressource collective, développée et mobilisée par les firmes et leurs représentants dans le cadre de leur participation à la « gouvernance mondiale ». Entre autres, il s’agit d’une ressource de légitimité : la RSE permet aux firmes d’apparaître comme des partenaires responsables et citoyens de la gouvernance politique des sociétés contemporaines. La RSE offre également une ressource opérationnelle. En dotant les firmes désencastrées d’une capacité d’observation de second ordre, les structures organisationnelles dédiées à la RSE permettent à ces firmes de mieux naviguer dans les sphères politiques de la gouvernance mondiale. Capables de concevoir que les autres participants aux dispositifs hybrides (publics-privés) de la gouvernance ont un point de vue sur le monde différent du leur, les firmes peuvent mieux appréhender les enjeux stratégiques qui découlent de cette diversité de points de vue. Elles mobilisent des pratiques « RSE », par exemple la certification ISO 14001 de leurs installations, en réponse à ces enjeux stratégiques. Ce type de pratiques comporte un avantage essentiel : les firmes peuvent formuler des réponses aux inquiétudes que leurs opérations suscitent chez les autres participants, sans remettre en cause l’orientation de leurs positions en fonction des objectifs d’accumulation efficiente du capital qui les anime. Car dans les conditions actuelles, structurées par un capitalisme fortement financiarisé et une concurrence mondiale exacerbée, la contribution des firmes à la « gouvernance mondiale » vise sans doute moins un monde plus « juste », plus « durable » ou plus « éthique» qu’un monde plus rentable. Cette analyse appelle un questionnement plus large sur le rôle et le pouvoir politique des firmes au sein des nouvelles formes de gouvernance du capitalisme, dans un contexte de recomposition de l’action publique et de « gouvernance mondiale ».