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32 La Météorologie - n° 61 - mai 2008 Océan et atmosphère Le Gulf Stream vu en 1899 par Winslow Homer (1836-1910). (© Metropolitan Museum of Art, New York) Le Gulf Stream et le climat Bruno Voituriez Président du Club des Argonautes http://www.clubdesargonautes.org Résumé Le Gulf Stream a acquis une notoriété singulière du fait du rôle abusif qu’on lui prête dans la douceur du climat en Europe de l’Ouest, d’où la question sou- vent posée dans la perspective du chan- gement climatique d’un possible arrêt de ce courant. Le Gulf Stream est généré par le vent ; précisément par la circulation anticyclonique subtropicale des Açores. Pour qu’il s’arrête, il fau- drait que l’anticyclone des Açores lui- même disparaisse, ce qui impliquerait des modifications autrement importan- tes que le seul changement climatique. Le Gulf Stream est cependant un acteur de la Meridional Overturning Circulation (MOC) ou « tapis roulant » induite par la plongée des eaux de sur- face en mer du Groenland, qui fait que le transport océanique de chaleur vers les hautes latitudes est particulièrement élevé dans l’Atlantique nord. La ques- tion climatique pertinente est de savoir si cette MOC peut s’interrompre et, dans ce cas, quelles en seraient les conséquences climatiques. Mais cela ne met nullement en cause l’existence du Gulf Stream. Abstract The Gulf Stream and the climate The Gulf Stream is notoriously known for the usurpated role it is supposed to play for mildening the climate of Western Europe. That brings the fre- quently asked question about the possi- ble climate change that would occur if its flow happens to vanish. The Gulf Stream is forced by the wind, more pre- cisely by the Azores anticyclonic subtro- pical circulation. For Gulf Stream to stop implies the Azores anticyclone itself has vanished and this would imply much more drastic changes than climatic. However Gulf Stream plays a role in the Meridional Overturning Circulation (MOC), sometime called the “Conveyer Belt” which is generated by the downwelling of surface water in the Greenland Sea. It supplies the ocean heat transfert towards the high latitude and makes it rather strong in North Atlantic. The relevant question about climate is to know whether this MOC could stop and if it happens what would be the climatic consequences. But this does not involve at all the exis- tense of Gulf Stream. Brève histoire du Gulf Stream On peut dater précisément l’entrée dans l’histoire du courant que l’on appellera plus tard Gulf Stream : le 22 avril 1513. Ce jour-là, Ponce de Leòn et son pilote Antonio de Alaminos, qui redescen- daient le long des côtes d’une nouvelle terre qu’ils avaient baptisée Florida car ils y avaient abordé, quelques jours avant, le jour de la Pascua de Florida (dimanche des rameaux), notèrent dans leur journal de bord un fort courant contraire. L’historien Herrera (1601), qui a eu accès au journal de bord, le rap- porte un siècle plus tard en ces termes : « Un courant tel que, bien qu’il y eut grand vent, ils n’avançaient pas mais reculaient sérieusement ; à la fin, on reconnut que le courant était plus puis- sant que le vent. » Description complé- tée le 8 mai suivant lorsqu’ils doublèrent l’extrémité sud de la Floride, qu’ils appelèrent le Cabo de Corrientes, car « l’eau s’écoulait si rapidement qu’elle avait plus de force que le vent et ne permettait pas aux navires d’aller de l’avant bien qu’ils aient hissé toutes leurs voiles ». C’est beaucoup plus tard, en 1769, avec Benjamin Franklin, qui en publie la première carte, que le Gulf Stream devient objet d’étude. Savant déjà renommé, il était alors responsable des Postes de la Nouvelle Angleterre. Le responsable du Bureau des douanes de Boston s’étant plaint que les navires de sa Majesté missent en moyenne deux semaines de plus que les navires de commerce américains sur le trajet de l’Angleterre vers la Nouvelle Angle- terre, Benjamin Franklin fut consulté. Il interrogea alors un cousin, Timothy Folger, capitaine de navire et ancien baleinier, qui connaissait d’autant mieux l’existence d’un courant chaud portant vers l’est que sur son bord se concentraient les cachalots qu’il chas- sait. Et Franklin (1786) rapporte ce commentaire de Folger : « Passant d’un bord à l’autre du courant, il n’est pas rare que nous rencontrions les navires anglais au milieu du courant, et luttant contre lui et que nous leur parlions. Nous les avons informés qu’ils luttaient contre un courant, de trois nœuds et qu’ils feraient mieux de le traverser mais ils étaient trop com- pétents pour accepter les conseils de simples pêcheurs américains. » Sur les

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Le Gulf Stream vu en 1899 parWinslow Homer(1836-1910).(© MetropolitanMuseum of Art,New York)

Le Gulf Stream et le climatBruno VoituriezPrésident du Club des Argonauteshttp://www.clubdesargonautes.org

RésuméLe Gulf Stream a acquis une notoriétésingulière du fait du rôle abusif qu’onlui prête dans la douceur du climat enEurope de l’Ouest, d’où la question sou-vent posée dans la perspective du chan-gement climatique d’un possible arrêtde ce courant. Le Gulf Stream estgénéré par le vent ; précisément par lacirculation anticyclonique subtropicaledes Açores. Pour qu’il s’arrête, il fau-drait que l’anticyclone des Açores lui-même disparaisse, ce qui impliqueraitdes modifications autrement importan-tes que le seul changement climatique.Le Gulf Stream est cependant unacteur de la Meridional OverturningCirculation (MOC) ou « tapis roulant »induite par la plongée des eaux de sur-face en mer du Groenland, qui fait quele transport océanique de chaleur versles hautes latitudes est particulièrementélevé dans l’Atlantique nord. La ques-tion climatique pertinente est de savoirsi cette MOC peut s’interrompre et,dans ce cas, quelles en seraient lesconséquences climatiques. Mais cela nemet nullement en cause l’existence duGulf Stream.

AbstractThe Gulf Stream and the climate

The Gulf Stream is notoriously knownfor the usurpated role it is supposed toplay for mildening the climate ofWestern Europe. That brings the fre-quently asked question about the possi-ble climate change that would occur ifits flow happens to vanish. The GulfStream is forced by the wind, more pre-cisely by the Azores anticyclonic subtro-pical circulation. For Gulf Stream tostop implies the Azores anticycloneitself has vanished and this wouldimply much more drastic changes thanclimatic. However Gulf Stream plays arole in the Meridional OverturningCirculation (MOC), sometime calledthe “Conveyer Belt” which is generatedby the downwelling of surface water inthe Greenland Sea. It supplies theocean heat transfert towards the highlatitude and makes it rather strong inNorth Atlantic. The relevant questionabout climate is to know whether thisMOC could stop and if it happens whatwould be the climatic consequences.But this does not involve at all the exis-tense of Gulf Stream.

Brève histoire du Gulf StreamOn peut dater précisément l’entrée dansl’histoire du courant que l’on appelleraplus tard Gulf Stream : le 22 avril 1513.Ce jour-là, Ponce de Leòn et son piloteAntonio de Alaminos, qui redescen-daient le long des côtes d’une nouvelleterre qu’ils avaient baptisée Florida carils y avaient abordé, quelques joursavant, le jour de la Pascua de Florida(dimanche des rameaux), notèrent dansleur journal de bord un fort courantcontraire. L’historien Herrera (1601),qui a eu accès au journal de bord, le rap-porte un siècle plus tard en ces termes :« Un courant tel que, bien qu’il y eutgrand vent, ils n’avançaient pas maisreculaient sérieusement ; à la fin, onreconnut que le courant était plus puis-sant que le vent. » Description complé-tée le 8 mai suivant lorsqu’ilsdoublèrent l’extrémité sud de la Floride,qu’ils appelèrent le Cabo de Corrientes,car « l’eau s’écoulait si rapidementqu’elle avait plus de force que le vent etne permettait pas aux navires d’aller del’avant bien qu’ils aient hissé toutesleurs voiles ».

C’est beaucoup plus tard, en 1769,avec Benjamin Franklin, qui en publiela première carte, que le Gulf Streamdevient objet d’étude. Savant déjàrenommé, il était alors responsable desPostes de la Nouvelle Angleterre. Leresponsable du Bureau des douanes deBoston s’étant plaint que les navires desa Majesté missent en moyenne deuxsemaines de plus que les navires decommerce américains sur le trajet del’Angleterre vers la Nouvelle Angle-terre, Benjamin Franklin fut consulté.Il interrogea alors un cousin, TimothyFolger, capitaine de navire et ancienbaleinier, qui connaissait d’autantmieux l’existence d’un courant chaudportant vers l’est que sur son bord seconcentraient les cachalots qu’il chas-sait. Et Franklin (1786) rapporte cecommentaire de Folger : « Passantd’un bord à l’autre du courant, il n’estpas rare que nous rencontrions lesnavires anglais au milieu du courant,et luttant contre lui et que nous leurparlions. Nous les avons informésqu’ils luttaient contre un courant, detrois nœuds et qu’ils feraient mieux dele traverser mais ils étaient trop com-pétents pour accepter les conseils desimples pêcheurs américains. » Sur les

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Figure 1 - Version française de la carte du Gulf Stream retrouvée

par P. Richardson en 1978, à la Bibliothèque nationale.

indications de Folger, Franklin fit gra-ver à Londres une carte du Gulf Streamdont des copies furent envoyées àFalmouth, à destination des capitainesanglais (figure 1). Franklin lui-même,au cours de ses voyages transatlan-tiques, ne se séparait jamais de sonthermomètre pour mesurer la tempéra-ture de la mer et ainsi mieux situer leGulf Stream.

En 1855, Maury (1855) célébra le GulfStream plus qu’il ne le décrivit dans soncélèbre ouvrage The physical geogra-phy of the sea, qui est aussi un éloge dela bienveillance divine et se veut uneillustration de la sagesse et de la gran-deur des desseins du Créateur :« Le Gulf Stream est une rivière aumilieu de l’Océan, dont le niveau nechange ni dans les plus fortes sécheres-ses ni dans les plus fortes pluies. Il estlimité par des eaux froides, tandis queson courant est chaud. Il prend sasource dans le golfe du Mexique et sejette dans l’océan Arctique ; il n’existepas sur la Terre un cours d’eau plusmajestueux : sa vitesse est plus rapideque celle du Mississipi ou desAmazones, et son débit mille fois plusconséquent. […] “C’est grâce à l’in-fluence de ce courant que l’Irlandes’appelle Émeraude des mers” et queles côtes d’Albion revêtent leur vertetunique, tandis qu’en face par la mêmelatitude les côtes du Labrador restentemprisonnées dans leur ceinture deglace. Dans un remarquable mémoiresur les courants , M. Redfield constatequ’en 1831 la rade de Saint-Jean-de-Terre-Neuve était encore obstruée parles glaces au mois de juin. Qui a jamaisentendu dire que le port de Liverpool,qui est 2° plus au nord, ait été jamaisgelé même au plus fort de l’hiver ? »Le succès de l’ouvrage et sa tonalité reli-gieuse sont à l’origine de la « mythifica-tion » du Gulf Stream, « deus exmachina » du climat de l’Europe à l’époque, puis maintenant de la planèteentière, dont la défaillance pourrait fairebasculer l’hémisphère nord dans unenouvelle ère glaciaire en dépit d’unréchauffement global avéré de la planète.Ainsi les élèves des écoles de Bretagneapprirent-ils qu’ils devaient au GulfStream de vivre sous le climat le plus clé-ment qui puisse exister. Dans les stationsbalnéaires de la côte nord de Bretagne,sur la Manche, il existe plusieurs « Hôtel

du Gulf Stream », pour persuader sansdoute les vacanciers que l’eau de mer, quiatteint difficilement 18 °C à son maxi-mum en été, est tropicale.

Le vent, moteur de la circulation océanique superficielleLa vision de Maury d’un Gulf Stream,fleuve prenant sa source dans le golfedu Mexique et se jetant dansl’Arctique, a pour origine l’explicationqu’en donnait Arago.

La querelle était vive, au début du XIXe

siècle, entre ceux qui expliquaient lescourants marins par l’entraînement duvent et ceux qui, comme Arago (1857),pensaient que le vent léger et aérienétait incapable d’entraîner de tellesmasses d’eau. Arago avait une argu-mentation assez simple et cartésienne :pourquoi chercher pour la circulationocéanique une autre explication quecelle qui fonctionne pour l’atmo-sphère ? Il était admis que la circula-tion atmosphérique était le résultat dela régulation thermique entre unerégion chaude (l’équateur) et unerégion froide (les pôles). Il devait enêtre de même pour l’océan : les eauxfroides et denses plongent dans lesrégions polaires, descendent vers

l’équateur, où elles remontent vers lasurface ; là, le Gulf Stream ferme laboucle, en ramenant l’eau versl’Arctique. C’est bien le moteur de lacirculation thermohaline, si importantepour le climat, que décrivait ainsiArago. Mais son souci de clarté et desimplification revenait à nier l’impor-tance du couplage « mécanique » entrel’océan et l’atmosphère, et du ventcomme moteur des courants, pour neprendre en compte que les différencesde température de surface de l’océanentre les régions équatoriales et lesrégions polaires.

Le système climatique est une machineà convertir et à distribuer l’énergie quela Terre reçoit du Soleil. Sur les342 W/m2 reçus en moyenne, 107 sontréfléchis au sommet de l’atmosphère etrenvoyés à l’espace : ils sont perduspour le système climatique. Sur les235 W/m2 disponibles, seuls 67 (29 %)sont absorbés par l’atmosphère ; les168 W/m2 (71%) restants traversentl’atmosphère et sont absorbés par l’océan (majoritairement) et les conti-nents. Par rayonnement, conduction etévaporation, l’océan et les continentsalimentent en énergie l’atmosphère.Au final, globalement, l’atmosphèrereçoit son énergie du rayonnementsolaire direct pour 34 %, de l’océanpour 45 % et des continents pour 21 %.L’atmosphère reçoit donc l’essentiel deson énergie par le bas, ce qui crée uneinstabilité générant sa mise en mouve-ment. La comparaison faite avec une

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34 La Météorologie - n° 61 - mai 2008

Figure 2 - La circulation générale atmosphérique en janvier (a) et en juillet (b).

Figure 3 - Les courants océaniques de surface.(D’après Ocean Circulation, 2e édition,

The Open University, Pergamon Press, 2001)

installation de chauffage central dontla chaudière serait l’océan intertropicalest ici pertinente. Comme la Terretourne, le mouvement ainsi amorcé nese fait pas en ligne droite des régionséquatoriales vers les pôles, mais parune succession de systèmes tourbillon-naires : les anticyclones subtropicaux(tel celui des Açores dans l’Atlantique)et les systèmes dépressionnaires auxlatitudes plus élevées (Islande dansl’Atlantique, Aléoutiennes dans lePacifique), [figure 2]. La situation estdifférente pour l’océan qui, recevant,lui, toute son énergie en surface, estdans une situation naturellement sta-ble. C’est principalement le vent quimet l’océan en mouvement et cetentraînement mécanique combiné avecles échanges thermodynamiques qui endécoulent entre océan et atmosphèrevont générer les instabilités nécessai-res à la création de mouvementsconvectifs dont la formation des eauxprofondes en mer du Groenland, à l’o-rigine de la circulation thermohalineimaginée par Arago.

Les courants océaniques de surfaceConséquence de son moteur, le vent, lacirculation océanique de surface est lemiroir de la circulation atmosphérique,(f igure 3). Dans l’Atlantique, parexemple, on identifie une cellule anti-cyclonique associée à l’anticyclone desAçores avec à l’ouest le Gulf Stream, àl’est le courant des Canaries et au sudle courant équatorial nord et une cel-lule cyclonique un peu distordue,compte tenu de la morphologie du bas-sin, avec la dérive nord-atlantique et lecourant de Norvège sur le bord est, lescourants du Groenland et du Labradorsur le bord ouest. La situation est ana-logue dans le Pacif ique nord avecnotamment le Kuro Shio (analogue auGulf Stream) sur le bord ouest desanticyclones subtropicaux et l’OyaShio (analogue au courant du Labra-dor) sur le bord ouest du systèmedépressionnaire des Aléoutiennes.

les vents des champs de pressionatmosphérique, l’on peut déduire lescourants océaniques et leurs variationsdes cartes de topographie dynamiquedes océans. C’est ce que réalise main-tenant le groupe Mercator Océan àToulouse, en faisant des prévisions à deux semaines de l’état de l’océan et des courants (f igure 4). C’est l’amorce d’une « océanographieopérationnelle », service de prévisionocéanique, analogue aux servicesmétéorologiques.

Grâce aux satellites altimétriques,Topex/Poseidon et Jason, qui mesurentavec précision les variations du niveaude la mer, on peut maintenant établirdes cartes de la topographie dyna-mique des océans qui sont les équi-valents des champs de pression pourl’atmosphère. Il s’agit des variationsdu niveau de la mer par rapport à unesurface équipotentielle de référence(géoïde). Les surélévations sont deshautes pressions océaniques et inverse-ment. De même que l’on peut déduire

a

b

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rester constante, mais tel est bien lecas. Ou plus exactement, dans le cas del’océan, c’est cette somme rapportée àla profondeur qui doit rester constante.

Que se passe-t-il dans un courant debord ouest anticyclonique comme leGulf Stream ? Il coule vers le nord,donc la latitude croît ainsi que le tour-billon planétaire. Entraîné par le ventdans un système anticyclonique, son

tourbillon local croîtégalement. Il fautdonc un processuscompensant ces aug-mentations : c’est lafriction sur les bordsdu bassin qui crée unevorticité contraire àcelle (anticycloniqueici) du courant. Pluscette vorticité tend àcroître comme c’estle cas pour le GulfStream, plus la fric-tion doit être élevée etla vitesse importantepuisque la friction estproportionnelle aucarré de la vitesse. Cequ’il fallait démon-trer. D’où, corrélative-ment, le déplacementvers l’est de l’anticy-clone océanique parrapport à l’anticycloneatmosphérique.

Le débit de ces cou-rants anticycloniquesde bord ouest s’ac-croît en allant de l’a-mont vers l’aval. Ledébit du Gulf Streamest de l’ordre de

30 millions de m3/s dans le canal deFloride, il atteint 80-90 millions de m3/sau cap Hatteras, pour culminer autourde 150 millions de m3/s à l’approchedes Grands Bancs de Terre-Neuve vers55° W. Cette augmentation du débits’explique largement par ce que l’onappelle la recirculation du GulfStream. À travers le Gulf Stream, lapente des isopycnes (lignes d’égaledensité) est d’autant plus forte que le

Figure 4 - Topographie de la surface océanique de l’Atlantique nord. Prévision au 9 janvier 2008,

faite le 26 décembre 2007. Il y a à peu près 1,80 mètre de dénivellation entre

le sommet de la circulation anticyclonique (en brun)centrée sur les Bermudes et le creux de la circulation

cyclonique du Labrador au nord (en jaune). (© Mercator Océan : http://www.mercator-ocean.fr)

Les courants de bord ouestSur la carte de topographie dynamiquede l’Atlantique, on constate que le cen-tre de l’anticyclone océanique estdécalé vers l’ouest par rapport à l’anti-cyclone atmosphérique : il est centré surles Bermudes plutôt que sur les Açores.Il en découle que, sur le bord ouest, lapente de la surface (le gradient de pres-sion océanique) est particulièrementélevée et que l’intensité du courant quilui correspond, le Gulf Stream en l’oc-currence, est particulièrement forte. Defait, le Gulf Stream atteint 3 nœuds etc’est d’ailleurs, initialement, ce qui afait sa réputation. C’est une propriétécommune à tous les courants de bordouest et notamment ceux qui, comme leGulf Stream, sont associés aux anti-cyclones subtropicaux visibles sur lacarte mondiale de la topographie dyna-mique de la surface des océans (figure5) : le Gulf Stream et le courant duBrésil dans l’Atlantique, le Kuroshio etle courant est australien dans lePacifique, le courant des Aiguilles dansl’océan Indien qui n’est qu’un demi-océan.

C’est à Stommel (1965) que l’on doitl’explication de cette particularité. Ellerepose, en simplifiant quelque peu, surla conservation de la vorticité. LaTerre tourne sur elle-même et, de cefait, chacun, où il se trouve, tourneautour de la verticale du lieu. Il metvingt-quatre heures à faire un tour auxpôles et un temps infini à l’équateur,c’est ce que l’on appelle le tourbillonplanétaire, qui ne dépend que de lalatitude : 2Ωsin� où Ω est la vitessede rotation de la Terre et � la latitude.On peut aussi créer ou être soumis à untourbillon local, par exemple en voi-ture dans un virage. Bien entendu, leconducteur attentif se moque bien desavoir que la somme de la vorticité planétaire et de sa vorticité locale doit

Figure 5 - Topographie de la surface des océans déduite des mesures altimé-triques satellitaires (Topex/Poseidon). Cette carte représente les anomalies deniveau de l’océan par rapport à ce qu’il serait en l’absence de courants. Lesanomalies positives croissent du bleu moyen au blanc. Les anomalies négativesdu bleu moyen au bleu sombre. (© CLS-Satellite Oceanography Division)

Figure 6 - Le Gulf Stream (température de surface) vu de l’espace en juin 2000 par Modis,

radiomètre embarqué sur les satellites Terra et Aqua.(© NASA Earth Observatory)

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courant est intense : l’isopycne1 027 kg/m3 au cœur de la thermoclinepasse de la profondeur de 900 mètres ausud à 200 mètres au nord du courant enmoins de 100 km seulement. Les méan-dres du courant produisent donc facile-ment des instabilités dans le champ depesanteur, qui en s’amplifiant génèrentdes tourbillons. Ces tourbillons puisentainsi leur énergie dans le stock d’éner-gie potentielle de l’océan, qu’ils trans-forment en énergie cinétique :tourbillons chauds anticycloniques aunord du courant, tourbillons froidscycloniques au sud (figure 6), qui sedéplaçant vers le sud-ouest, rejoignentle cours principal du Gulf Stream,auquel ils procurent un supplément d’é-nergie et de flux. Le déplacement destourbillons se traduit par des mouve-ments moyens qui forment deux bou-cles de recirculation : l’une cycloniqueau nord dont l’extension est limitée parle plateau continental, l’autre anticyclo-nique au sud qui enserre la mer desSargasses qualifiée parfois, de ce fait,de mer fermée sans rivage (figure 7).

S’il y a effectivement similitude dyna-mique entre tous ces courants de bordouest, on constate qu’il y a néanmoinsde grandes différences entre les fluxdepuis les 20 millions de m3/s du courant est de l’Australie aux 150 mil-lions de m3/s du Gulf Stream, en passantpar le Kuroshio et le courant du Brésil(~– 70 millions de m3/s) et le courant desAiguilles (~– 110 millions de m3/s).Plusieurs explications à cela. D’abordl’intensité plus ou moins forte des recir-culations propres à chacun des courants.Mais aussi les différences de morpholo-gie des bassins océaniques. D’abord, iln’y a pas symétrie par rapport à l’équa-teur géographique. L’équateur météo-rologique, zone intertropicale deconvergence entre l’anticyclone de l’hé-misphère sud et celui de l’hémisphèrenord, se trouve nettement au nord del’équateur dans l’Atlantique et dans unemoindre mesure dans le Pacifique. Enconséquence, le courant équatorial sudqui boucle au nord la circulation océa-nique anticyclonique de l’hémisphèresud déborde sur l’hémisphère nord etchevauche l’équateur. Dans l’Atlan-tique, arrivant sur les côtes d’Amériquedu Sud, il se scinde en deux parties : lapartie sud alimente, comme il se doit, lecourant de bord ouest de la boucle anti-cyclonique de l’hémisphère sud, le cou-rant du Brésil en l’occurrence, mais lapartie nord s’échappe, en quelque sorte,de l’anticyclone sud pour, longeant lescôtes du Brésil et des Guyanes se join-dre, in fine, au Gulf Stream, qui s’entrouve grossi d’autant.

croître, autrement dit, pour le GulfStream vers 40° N et 50° W. Au-delà, ladérive nord-atlantique prend le relaisvers le nord, mais la dynamique n’estplus la même : c’est un courant de bordest, et le moteur est le système dépres-sionnaire d’Islande, qui génère ladépression océanique du Labrador. Biensûr, pour les eaux transportées, il n’y apas discontinuité, un peu comme si, res-tant dans le même wagon, elle changeaitde locomotive.

Alors le Gulf Stream peut-il s’arrêter ?Il faudrait pour cela que la cause qui luidonne naissance, l’anticyclone desAçores lui-même, disparaisse. Soit que,tectonique des plaques aidant, lamorphologie du bassin océaniquechange considérablement, et là, on a dutemps devant soi ! Soit que l’équateurne se situe plus là où il se trouve, modi-fiant complètement la répartition de l’é-nergie solaire reçue sur Terre. C’est peuvraisemblable à très long terme. Soit,enfin, que la Terre cesse de tourner, cequi est encore plus invraisemblable. Ona pu d’ailleurs montrer que, au cœur dudernier âge glaciaire, alors même que lacirculation thermohaline (qu’il vaudraitmieux rebaptiser à partir de l’expres-sion anglaise plus correcte MeridionalOverturning Circulation ou MOC, quel’on emploiera dans la suite, faute detraduction satisfaisante) était au plusbas, voire même interrompue, le GulfStream entre la Floride et les Bahamaspoursuivait sa course. Dans cette partie

La situation est analogue dans lePacifique ouest, avec une différenceimportante entre les deux océans. Alorsque le bord ouest de l’Atlantique (lescôtes américaines) est étanche (rien nepasse de l’Atlantique vers le Pacifiqueau niveau des courants équatoriaux nordet sud) le bord ouest du Pacifique, auniveau des détroits indonésiens est unepassoire, qui laisse passer une partimportante des flux des courants équa-toriaux. Enfin, dans l’Atlantique nord,la formation des eaux profondes à l’ori-gine de la circulation thermohalineinduit une augmentation des flux de ladérive nord-atlantique et du GulfStream (cf. infra). Ainsi, aux « jeuxolympiques » des courants marins, leGulf Stream est-il médaille d’argentderrière le grand courant circumpolaireantarctique.

Le Gulf Stream peut-il s’arrêter ?C’est souvent ainsi que l’on pose demanière abrupte et abusive une questionpertinente sur le climat, mais qui setrompe d’objet... car elle ne met nulle-ment en jeu l’existence du Gulf Stream.Tels qu’ont été dynamiquement définisles courants de bord ouest anticy-cloniques, on peut leur assigner uneextrémité : là où, dans la noria anticy-clonique, s’étant éloignés des côtes (la friction devient alors inopérante), ils atteignent la zone où la latitude (donc la vorticité planétaire) cesse de

Courant de Guyana

Courant équatorial nord

Mer des Sargasses

Courant de Floride

Dérive nord-atlantique

2

1

1

2

GulfStream

Recirculation Gyre

Antilles

Figure 7 - Recirculation du Gulf Stream : au nord, une boucle cyclonique entre le courant et le talus continental ; ausud, la boucle anticyclonique qui enferme la mer des Sargasses. (D’après Ocean Circulation, The Open University,Pergamon Press, 1989).

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bien canalisée du Gulf Stream, on a pu,sur chaque bord du courant, reconstituerla distribution de la densité en fonctionde la profondeur, à partir des rapportsisotopiques O16/O18 des coquilles deforaminifères, qui dépendent de la tem-pérature et de la salinité, donc de la densité du milieu dans lequel ces orga-nismes vivaient. On peut en déduire lapente des isopycnes d’un bord à l’autreet, par comparaison avec la situationactuelle, en déduire le courant géostro-phique correspondant. Conclusion : leGulf Stream ne s’est pas interrompupendant toute la dernière période gla-ciaire, même s’il s’est affaibli. Sondébit fut alors de 14 à 21 millions dem3/s contre 30 actuellement (Lynch-Stieglitz et al., 1999).

L’arrêt du Gulf Stream n’est donc pas àl’ordre du jour, mais le problème clima-tique demeure : c’est celui du devenirde la MOC, à laquelle le Gulf Streamparticipe, sans que son existence endépende.

La MeridionalOverturningCirculationLa Meridional Overturning Circulation(MOC) est ce que l’on appelle souvent« circulation thermohaline » ou le « tapisroulant » schématisé sur la figure 8. C’est une extension du schéma d’Arago,même si les mécanismes en sont pluscomplexes que ce qu’il pensait. Dansl’Atlantique nord aux conf ins del’Arctique, en mer du Groenland précisé-ment, les eaux de surface, ayant acquisune densité plus élevée que celles descouches sous jacentes, plongent pouratteindre leur niveau d’équilibre hydro-statique vers 3 000 mètres de profondeur,où elles forment ce que l’on appelle lesEaux profondes de l’Atlantique nord(Epan). D’abord canalisées sur le bordouest de l’Atlantique, elles se répandentdans tout l’océan pour remonter demanière plus ou moins diffuse en surface,du fait des mélanges verticaux générés,pour une bonne part, par la dissipation del’énergie des marées. Elles reviennent ensurface, à leur point de départ, au boutd’un cycle qui prend plusieurs centaines

d’années. Bienque les circula-tions océaniquesde l’Atlantique etdu Pacifique nord(oublions l’océanIndien qui n’estqu’un demi-océan)soient semblables,il n’y a pas, dans lePacifique, de for-mation d’eau pro-fonde analogue àce que l’on ob-serve dans l’Atlan-tique. Il y a à cela deux raisons.D’abord, la mor-phologie des bas-sins : l’océanAtlantique estbeaucoup plus largement ouvert surl’Arctique que ne l’est le Pacifique. Ledétroit de Bering n’a que quelquesdizaines de kilomètres de large, et laprofondeur n’y dépasse pas 70 mètres,alors que, entre l’Islande et la Norvège,le passage vers la mer du Groenland,avec une profondeur de 500 mètres, estlargement ouvert, permettant aux eauxde l’Atlantique nord d’atteindre deslatitudes plus élevées, et donc plus froi-des que celles du Pacifique nord. Plusimportant encore : l’océan Atlantiqueest nettement plus salé que le Pacifique(figure 9). Il y a transfert d’eau douce del’Atlantique vers le Pacifique. Pour lesalizés de nord-est de l’Atlantique,l’isthme de Panama n’est pas réelle-ment un obstacle. Ils le franchissentdonc, emmenant avec eux la vapeurd’eau dont ils se sont chargés dans leurparcours au-dessus de l’Atlantique tro-pical, de la mer des Caraïbes et dugolfe du Mexique, où l’évaporation estintense. Côté Pacifique, ils convergentavec les alizés de sud-est du Pacifique,

provoquant une convection forte, et desprécipitations abondantes dont l’eauvient de l’Atlantique. Pour l’Atlantique,donc, globalement, l’évaporation l’em-portant sur les précipitations, la salinitéaugmente. C’est l’inverse dans lePacifique.

Le Gulf Stream prend sa source dansdes eaux très salées du bassin deconcentration qu’est la mer desCaraïbes. De l’autre côté du Pacifique,aux sources du Kuroshio, il n’y a pas detelles pertes d’eau douce. Le régime demousson associé au continent asiatiqueramène au Pacifique l’eau douce tem-porairement exportée, via les grandsfleuves qui drainent l’est de l’Asie. Àl’inverse du Gulf Stream, le Kuroshio asa source dans une « piscine » d’eaupeu salée, ce que l’on appelle la warmpool du Pacifique ouest, vaste zoneocéanique à l’est de l’Indonésie et desPhilippines, où la température de sur-face dépasse 29 °C et où d’importantesprécipitations abaissent la salinité.

Figure 8 - Meridional Overturning Circulation (MOC) ou « tapis roulant » de la circulation thermohaline.

En bleu, la circulation profonde. En rose et en mauve, le retour en surface jusqu’à la mer du Groenland,

zone de formation des eaux profondes.

Figure 9 - Salinité moyenne de la surface de l’océan. Les valeurs de salinité sont plusélevées dans l’Atlantique que dans le Pacifique. Le développement des fortesvaleurs de salinité dans l’Atlantique nord via le Gulf Stream et la dérive nord-atlan-tique est remarquable. (Extrait de Ocean Circulation, 2e édition, The Open University,Pergamon Press, 2001)

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En hiver, en mer du Groenland, la for-mation de la banquise accroît encore lasalinité des eaux amenées par le GulfStream, puis par la dérive nord-atlan-tique, et donc la densité des eaux super-f icielles, qui plongent jusqu’à leurniveau d’équilibre hydrostatique : c’estla formation des Epan, point de départde la MOC.

Transports océaniques méridiensde chaleur et climatde l’Europe de l’OuestLa formation des Epan ne se fait pas demanière continue ; mais, en moyenne,cela correspond à un débit de 15 à20 millions de m3/s, et constitue doncun « appel d’eau » (pompe thermo-haline), qui renforce d’autant la dérivenord-atlantique et le Gulf Stream, ce quiexplique en partie que le débit du GulfStream est nettement supérieur à celuide ses congénères des autres bassinsocéaniques.

Il en découle également une augmenta-tion du flux de chaleur océanique versle nord dans l’Atlantique. En témoignela figure 10, qui montre bien la diffé-rence entre l’Atlantique et le Pacifique.Les quantités de chaleur transportéesvers le nord dans l’Atlantique sont trèsnettement supérieures à ce qu’elles sontdans le Pacifique. Cela ne peut pas nepas avoir de conséquences sur le climat.

Mais la comparaison faite par Mauryentre le bord est et le bord ouest del’Atlantique, pour en évaluer l’impact,n’est pas pertinente. On aboutit à unconstat analogue si l’on fait la compa-raison entre les deux rives du Pacifique(tableau 1).

constate une différence : il fait plusdoux en hiver à Brest qu’à Vancouver.Le contraste est encore beaucoup plusmarqué plus au nord, entre la Norvègeet l’Alaska.

MOC et changement climatiqueClimatiquement en rapport avec lechangement global provoqué par l’ac-croissement des gaz à effet de serre, labonne question n’est donc pas le deve-nir du Gulf Stream sensu stricto (il nes’arrêtera pas), mais de savoir si laMOC peut ralentir ou s’interrompre,induisant alors une diminution de laquantité de chaleur transportée par l’o-céan dans l’Atlantique nord. Il faudraitpour cela que, dans la mer duGroenland, zone de formation desEpan, les eaux de surface soient pluslégères, c’est-à-dire plus chaudes et/oumoins salées.

Le niveau moyen des océans est unindice intégrateur des variations clima-tiques. Ses variations peuvent résulter,d’une part, de celles de la températuremoyenne des océans – plus elle s’élève,plus le niveau monte par dilatation – et,d’autre part, de celles de la quantitéd’eau contenue dans l’océan, qui elle-même dépend des variations de la quan-tité d’eau stockée sur les continents : lescalottes glaciaires, les glaciers de mon-tagne et l’eau liquide continentale. Leréchauffement climatique génère une

il n’y pas, dans le Pacifique, de pompethermohaline, et nul n’a jamais célébré leKuro Shio comme calorifère des côtesouest américaines, comme le fit Maurypour le Gulf Stream et l’Europe del’Ouest.

Les différences climatiques que l’onobserve d’un bord à l’autre des océanset des continents ne tiennent pas uni-quement à la composante océanique dusystème climatique, la dynamique pro-pre de l’atmosphère et les ondes plané-taires y ont aussi leur part. Mais, en s’entenant à la seule contribution océanique,s’il fait nettement plus doux sur le bordest des deux océans, c’est qu’ils bénéfi-cient d’un climat océanique, résultat dela capacité de l’océan d’absorber l’éner-gie solaire, d’une part, et, d’autre part,de la rotation de la Terre, qui fait ques’établit entre les anticyclones subtro-picaux et les systèmes dépressionnaires(Islande dans l’Atlantique, Aléou-tiennes dans le Pacifique) une circula-tion de vents d’ouest. En été, les cou-ches superficielles des deux océansemmagasinent de la chaleur et, en hiver,les vents dominants d’ouest, balayantl’océan, récupèrent chaleur et humidité,lesquelles assureront aux continentssous le vent un climat bien tempéré (R. Seager et al., 2002).

Pour mesurer l’impact du surplus dechaleur transportée vers le nord dansl’océan Atlantique, il faut comparer lesclimats hivernaux dans les deux océansbord à bord : celui de Brest à celui deVancouver, et celui de Terre-Neuve àcelui de Petropavlovsk. Et, de fait, on

Figure 10 - Les flux de chaleur dans l’océan. Les flèches rouges représentent les transports de chaleur par l’océanen PW (1015 W). Les transports vers le nord sont beaucoup plus importants dans l’Atlantique nord que dans lePacifique nord. (D’après Ocean Circulation, 2e édition, The Open University, Pergamon Press, 2001)

Tableau 1 - Moyennes des températures minimales en janvier autour de 50° N

Température Écart

4 °C13 °C

-9 °C

Océ

an

Paci

fiqu

eO

céan

A

tlan

tiqu

e

0,5 °C11 °C

-11 °C

BrestTerre-Neuve

VancouverPetropavlovsk

On observe, en effet, en hiver, entreVancouver et Petropavlovsk au Kamchat-ka, une différence de température analo-gue à celle qui existe entre Brest et Terre-Neuve aux mêmes latitudes. Et pourtant,

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Figure 11 - Élévation du niveau de la mer. En bleu, mesure de l’élévation du niveau des océans par les satellitesTopex/Poseidon (1992-2002), puis Jason 1. En noir, la part due à l’accroissement de la masse océanique (Grace,depuis 2002). En vert, la part due au réchauffement océanique (mesures in situ incluant les données Argo). Enrouge, la part due au réchauffement déduite de la différence entre les mesures altimétriques et celles de l’ac-croissement de la masse océanique (bleu-noir).

augmentation de la température descouches superficielles de l’océan, unefonte des calottes glacières et des gla-ciers (apport d’eau douce à l’océan),ainsi qu’un possible transfert des eauxcontinentales vers l’océan : tous élé-ments qui vont dans le sens d’un ralen-tissement de la MOC et qui setraduisent par une élévation du niveaudes océans. Si l’on y ajoute, autour del’Arctique, l’accroissement probabledes débits des fleuves qui s’y jettent etla diminution de la banquise, qui, elle,n’a pas d’impact sur le niveau de l’o-céan, mais provoque une diminution dela salinité des eaux arctiques, l’interro-gation sur le devenir de la MOC et deses conséquences sur le climat est plusque légitime. Les observations spatialeset in situ confirment ces évolutions.

Les altimètres embarqués sur satellitepermettent d’évaluer le niveau de la merà mieux qu’un centimètre. Ainsi, depuisle lancement des satellites franco-amé-ricains Topex/Poseidon en 1992, etJason en 2001, a-t-on mesuré une élé-vation du niveau moyen de l’océan de3,3 mm/an, soit à peu près 5 cm enquinze ans (figure 11).

Compte tenu de la difficulté des mesu-res in situ et de leur hétérogénéité spa-tiale, il était difficile, naguère, de faire lapart du réchauffement de l’océan et desapports d’eau douce continentale danscette élévation du niveau de la mer. Lelancement, en 2002, du système satelli-taire Grace, qui permet de mesurer,depuis l’espace, les variations du champde gravité terrestre, apporte une contri-bution décisive. Il s’agit de deux satel-lites qui se suivent à 220 km de

distance, sur une même orbite à 450 kmde la Terre. Lorsque le satellite de têtearrive au-dessus d’une zone où la gra-vité croît, sa vitesse augmente, et doncaussi sa distance au satellite qui le suit.De cette augmentation de la distance(accélération), on déduit la variationcorrespondante du champ gravitation-nel. À un accroissement du champ degravité correspond une augmentation demasse. On a pu ainsi mesurer que, entre2002 et 2006, la masse océanique s’étaitaccrue d’une quantité correspondant àune élévation du niveau de la mer de1,3 mm/an. Reste donc 2 mm/an pour leréchauffement de l’océan.

Le programme Argo a été décidé en 1998avec, pour objectif, le déploiement dansl’océan, à l’horizon 2006, de 3 000 flot-teurs dérivant à 2 000 mètres de profon-

deur et effectuant, tous les dix jours, uneexcursion vers la surface, en mesurant aupassage température et salinité le long dela colonne d’eau. À chaque remontée ensurface, le flotteur émet, par satellite, saposition et les données qu’il a récoltées.L’objectif fixé de 3 000 flotteurs a étéatteint en octobre 2007 (figure 12). Ondispose ainsi de 100 000 profils par an,avec une résolution spatiale d’environ 3°.

C’est un progrès considérable dansl’observation de l’océan, qui permettraune meilleure évaluation de l’expansionthermique. On a ainsi, pour peu quel’on donne à ces moyens spatiaux et insitu d’observation la possibilité dedurer, la capacité d’évaluer, indépen-damment l’une de l’autre, les deuxcomposantes qui concourent à l’éléva-tion du niveau des océans.

Figure 12 - Le programme Argo au 1er janvier 2008.

D’après Lombard et al., EPSL, sous presse, 2007

+3,3 mm/an

+1,4 mm/an

+1,9 mm/an

Niveau de la mer : Observations et causes T/P, Jason-1 : variations totales du niveau de la mer

GRACE : variationsde masse de l’océan

Jason-1 moins GRACE :variations stériques du niveau de la mer

Données in situ de Ishii et al., 2006 : expansion thermique 0-700m

GRACE (4) : variations stériques (combinaison Jason-1 / GRACE)

1993 1995

Nive

au d

e la

mer

1997 1999 2001 2003 2005 2007

30

20

10

0

-10

-20

-30

3 071 flotteurs - 1er janvier 2008

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Les « prévisions » du GiecTout concourt donc à rendre probable unralentissement de la MOC. Mais a-t-ondéjà observé un tel ralentissement ? Onne peut le dire, faute de disposer desmesures adéquates pour en faire uneévaluation précise. Faute aussi, avec lesquelques mesures éparses et hétérogèneset parfois contradictoires disponibles,d’avoir des séries sur des périodes suffi-samment longues pour faire la part deséchelles décennales de variabilité dansl’Atlantique nord, notamment celles quisont liées à la NAO (North AtlanticOscillation), caractéristiques de la circu-lation atmosphérique, et que l’on repèregrâce à un indice : la différence de pres-sion atmosphérique entre l’anticyclonedes Açores et les basses pressionsd’Islande. Plus cet indice est élevé, plusces deux circulations sont actives, etréciproquement. Bien qu’il n’y ait pasde périodicité déterminée de la variationde cet indice, il existe des périodes depersistance d’anomalies positives ounégatives de cet indice sur plusieursannées, qui ont un impact sur la circula-

raison d’un réchauffement beaucoupplus important associé aux projectionsd’augmentations de gaz à effet deserre. Il est très improbable que la cir-culation thermohaline subisse unetransition importante et subite aucours du XXIe siècle. On ne peut faireconfiance aux évaluations pour desévolutions à plus long terme. » La der-nière phrase prend une valeur singu-lière quand on sait que, quelques moisplus tard, lors de l’adoption définitivede son quatrième rapport à Valence(IPCC, 2007b), en novembre 2007, àpropos des évaluations de l’élévationdu niveau de la mer, le Giec crut bonde préciser : « Model-based rangeexcluding future rapid dynamicalchanges in ice flow ». Précaution néedes observations récentes qui font jus-tement craindre qu’il y ait, notammentau Groenland, une accélération notablede l’érosion des calottes glaciaires… etune élévation du niveau de l’océan plusrapide et plus importante que ne le disent les modèles. En l’occurrencecela est valable pour la MOC qui pourrait aussi être mise à mal par une accélération de l’érosion duGroenland… À suivre donc de très près.

tion océanique. Ainsi a-t-on pu montrerqu’aux anomalies négatives de la NAOdominantes de 1955 à 1975, a cor-respondu, avec un léger décalage tempo-rel, une diminution du flux du GulfStream et, à l’inverse, une anomaliepositive de ce flux pour la période 1980-2000, à forte anomalie positive de laNAO (Curry et McCartney, 2001). Il y adonc, à ces échelles de temps, des varia-tions importantes de la MOC, dont leGulf Stream est un élément, qui ne per-mettent pas de dire, pour l’instant, s’il ya une évolution à long terme de la MOC.

Dans le rapport de son groupe de travailn°1, The Physical Science Basis, publiéen février 2007 (IPCC, 2007a), leGroupe intergouvernemental d’expertssur l’évolution du climat (Giec) conclut,sur le sujet, ceci : « Se fondant sur dessimulations récentes, il est très vraisem-blable que la circulation thermohalinede l’Atlantique nord ralentira au coursdu XXIe siècle. La valeur moyenne decette réduction, résultant de plusieursmodèles, est de 25 % (entre 0 et 50 %).Les simulations produisent encore, mal-gré cela, une augmentation des tempé-ratures dans la région Atlantique, en

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