Upload
dinhanh
View
216
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
REGARD SUR LE DROIT DES ABUS DE POSITION DOMINANTE
DROIT DE LA PROPRIETE INTELLECTUELLE ET ABUS DE POSITION
DOMINANTE
Georges DECOCQ Agrégé des Facultés de Droit.
Professeur à la Faculté de Droit de l’Université de Paris XII.
A la mémoire de Philippe PEPY.
1. Rencontre en 2005 du droit des abus de position dominante et du droit de la propriété intellectuelle. Cette présentation n’est ni un inventaire, ni même une
synthèse des évolutions intervenues dans le droit des abus de position dominante
entre le premier janvier et le trente et un décembre 20051. Elle constitue « un
regard ». Cette nature particulière nous conduit à ne prendre en considération qu’un
thème, parmi tous ceux dont le droit des abus de position dominante a eu à
connaître en 2005. Nous accorderons toute notre attention à la seule question de
l’application (en 2005) du droit des abus de position dominante aux droits de
propriété intellectuelle.
Ce thème a le mérite, outre de constituer pour l’auteur de ces lignes un regard au
sens étymologique2, de permettre de combiner deux évolutions marquantes du droit
des abus de position dominante.
Le premier phénomène saillant de la matière réside dans l’application du droit des
abus de position dominante à de nouveaux domaines. Il convient notamment de
noter le nombre important de personnes publiques ou para publiques ayant été
impliquées directement ou indirectement par des procédures ayant pour objet
l’application de la prohibition des abus de position dominante3. Dans la même veine,
1 En annexe à cette contribution est distribuée une liste analytique des décisions et textes intervenus dans cette matière en 2005. 2 En ma qualité de titulaire de la chronique de droit de l’entreprise dans la revue Communication, Commerce, Electronique, je suis amené régulièrement à commenter les décisions faisant application du droit de la concurrence aux droits de propriété intellectuelle. Dès lors je me dois d’avoir un œil sur ce thème, d’en prendre soin ….de le garder. Cette contribution donne tous son sens au préfixe re- Elle constitue à la fois un retour en arrière et une réitération. 3 Il n’est pas étonnant de retrouver des entreprises publiques ou historiquement proches du secteur public telles que les groupes SNCF (05-D-11, 05-D-53), EDF (05-D-15, CA Paris, 25 janvier 2005), La Poste (05-D-63), CNES (05-D-54), France Télécom (05-D-42, 05-D-59, Com. 8 nov. 2005, pourvoi n° 04-16857, CA Paris 28
1
il faut aussi souligner le rôle de plus en plus important joué par cette prohibition dans
le secteur de la communication au sens large : presse écrite, audiovisuel, Internet,
informatique4.
Le second phénomène notable consiste dans l’approfondissement des réflexions,
dans la précision des solutions et le raffinement des analyses des autorités chargées
de faire application du droit des abus de position dominante.
L’appréhension du droit de la propriété intellectuelle par la prohibition des abus de
position dominante a fait l’objet en 2005 d’approfondissements multiples et
importants notamment à l’occasion de son application à des secteurs économiques
nouveaux ou émergents. Ces approfondissements concernent principalement le rôle
que joue le droit de la propriété intellectuelle dans la détermination de la notion
d’abus de position dominante plutôt que dans le rôle qu’il pourrait jouer dans la
détermination de la sanction de cet abus5. C’est pourquoi nous concentrerons nos
janvier 2005, CA Paris, 12 avr. 2005), ou des établissements comme ONIFLHOR (05-D-10), « Les haras nationaux » (05-D-29), la Régie départementale des passages d’eau de la Vendée (CA Paris, 28 juin 2005). On retrouve aussi parfois dans les procédure des communes : La communauté de communes de la Grande Vallée de la Marne (05-D-35), la commune de Pontarlier (05-D-39), la commune de St-Michel-sur-Orge et le SEDIF (05-D-58), la commune de Cannes (05-D-60), la commune de Magnac-Bourg (Crim. 6 avr. 2005, pourvoi n° 04-85424). Mais aussi des ministres ou des administrations centrales : le ministre délégué aux finances et au commerce extérieur (05-D-48), Le CNED (05-D-68), le ministre de l’intérieur (05-D-20), La Monnaie de Paris (05-D-75). 4 Informatique : Com, 14 juin 2005, pourvoi n° 04-13498, Interflora ; CA Paris, 24 mai 2005, Digitechnic. Téléphonie : Crim., 23 févr. 2005, pourvoi n° 03-85574, entente dans la téléphonie mobile ; CA Paris, 28 janvier 2005, Orange caraîbe ; CA Paris, 12 avr. 2005, France Télécom. Télévision ; Com., 8 novembre 2005, pourvoi n° 04-16857, MaligneTV ; Com. 8 févr. 2005, pourvoi n° 04-13104, l’Equipe TV ; 05-D-13. Presse : Com., 12 juill. 2005, pourvoi n° 04-12388, NMPP ; 05-D-44 ; 05-D-01 ; 05-D-12. Vidéocassette : 05-D-18 ; 05-D-70. Minitel : 05-D-42. Internet : 05-D-34 ; 05-D-59. 5 On pourrait songer aussi à évoquer les relations qu’entretient le droit de la propriété intellectuelle avec les sanctions de l’abus de position dominante. Les droits de propriété intellectuelle ne sont pas concernés par les sanctions pécuniaires prononcés par les autorités de concurrence. Ces droits sont nettement plus atteints lorsque les autorités de concurrence ordonnent une licence forcée dans le cadre de la théorie des facilités essentielles (Voir affaire NMPP ou Digitechnic ) mais cette question a été déjà très débattue. Ils sont aussi fortement atteints lorsque les autorités de concurrence sanctionnent les licences présentant un caractère discriminatoire ou inéquitable5. Cependant, en 2005 dans les affaires Novartis et La Monnaie de Paris les autorités de concurrence statuant sur des pratiques qui avaient cessé au jour où elle ont statué n’ont pas enjoint aux entreprises concernées de cesser de pratiquer des remises de couplage ou d’attribuer l’exclusivité d’un signe distinctif. De plus en 2005 les autorités de concurrence n’ont pas eu à statuer sur des licences conclues à des conditions inéquitables (voir affaire SARL Playa Club). Toutefois, en 2005, la question des relations entre le droit de la propriété intellectuelle et les sanctions des pratiques anticoncurrentielles présente un intérêt dans la mesure où on a pu remarquer que la nouvelle procédure d’engagement permettait de mieux préserver les intérêts privés (individuels ou collectifs) et les droits de propriété intellectuelle tout en permettant un rétablissement d’un niveau de concurrence satisfaisant (Affaire Yvert & Tellier et SACD).
2
propos sur les relations qu’entretient d’une part le droit de la propriété intellectuelle
avec la définition de l’abus de position dominante et d’autre part le droit de la
propriété intellectuelle avec la fonction de l’abus de position dominante.
2. Droit de la propriété intellectuelle et notion d’abus de position dominante. Les droits de propriété intellectuelle sont pris en compte par les autorités de
concurrence lorsqu’elles cherchent à caractériser les deux éléments constitutifs de
l’exploitation abusive d’une position dominante, à savoir l’existence d’une position
dominante et l’exploitation abusive de celle-ci.
En premier lieu, les droits de propriété intellectuelle sont pris en compte pour
déterminer le pouvoir de marché des entreprises en cause.
Certes, en principe ; le simple fait qu’une entreprise détienne un droit de propriété
intellectuelle ne la constitue pas automatiquement en position dominante. Pour
considérer que le titulaire de droit occupe une position dominante il faut qu’il ait le
pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur une partie
importante du marché à prendre en considération, compte tenu notamment de
l’existence éventuelle, et de la position, de producteurs ou distributeurs écoulant des
marchandises similaires ou substituables6. Toutefois, il arrive parfois que le simple
fait de disposer d’un brevet, d’une marque ou d’un droit d’auteur établisse la position
dominante de son titulaire lorsque il n’existe pas de produit substituable à celui qui
fait l’objet de la protection. En 2005 il en a été ainsi de médicaments7 ou d’une
numérotation de timbres8.
Plus fréquemment, l’exercice du droit de propriété intellectuelle ne constitue pas en
lui-même l’exploitation abusive de la position dominante, mais sans le droit de la
propriété intellectuelle la pratique anticoncurrentielle n’aurait pu exister ou produire
d’effet efficacement. Le droit de propriété intellectuelle « joue un rôle dans le cadre
Enfin on remarquera que c’est le droit de la propriété intellectuelle (et non les droits de propriété intellectuelle) qui peut être affecté par le droit de la concurrence puisque le Conseil d’Etat peut annuler une mesure réglementaire contraire au droit de la concurrence. Toutefois, là encore, la reconnaissance de « l’effet réflexe » du droit de la concurrence n’est pas une nouveauté et cette décision de rejet du recours est de peu d’intérêt. 6 CJCE, 29 février 1968, aff. 29/67, Parke-Davis, Rec., p. 82 ; CJCE 18 février 1971, aff. 40/70, Sirena, Rec. p. 69 ; CJCE, 8 juin 1971, aff. 78/70, Deutsche Gramophon, Rec. 487 ; CJCE, 6 avril 1995, aff. Jtes. C-241/91 et C-242/91 P, RTE, dite « Magill », Rec. p. I-743. 7 Voir infra affaire Novartis 8 Voir infra affaire Yvert & Tellier.
3
de l’exploitation abusive » ou « contribue à une position dominante », etc.9 Le droit
de la propriété intellectuelle crée une situation de fait qui permet à une entreprise de
mettre en œuvre efficacement une pratique anticoncurrentielle sur un marché.
D’une façon générale, on notera que dans toutes les affaires touchant aux droits de
propriété intellectuelle en 2005, les décisions font état de façon plus ou moins
explicite d’une dépendance économique de la part de la victime de l’abus, que ce
soit les titulaires de droit eux-mêmes ou les utilisateurs des œuvres à l’égard des
sociétés de gestion collective10, les acheteurs de biens indispensables11, ou même
les concurrents dépendant « d’une norme de fait » sur laquelle leur concurrent
détient un droit d’auteur12.
Cette observation faite on est conduit à formuler une interrogation : les autorités de la
concurrence ne cherchent-elles pas, à travers l’abus de position dominante, à
sanctionner les abus de dépendance économique qu’autorise la mise en œuvre du
droit de la propriété intellectuelle soit par l’exercice des droits eux-mêmes soit par le
biais des sociétés de gestion collective ?
Pour répondre à cette question nous devons au préalable examiner le rôle que joue
le droit de la propriété intellectuelle dans la détermination de l’exploitation abusive de
la position dominante.
En second lieu, nous devons constater que c’est parce que les autorités de la
concurrence constatent un abus de droit lato sensu que l’abus de position dominante
est caractérisé13. Lato sensu le terme abus de droit recouvre deux situations
distinctes : le dépassement de droit et l’abus de droit proprement dit (ou l’abus stricto
sensu). La différence entre dépassement et abus renvoie à la distinction entre limites
externes et limites internes des droits14. Les droits confèrent objectivement à leurs
titulaires certains pouvoirs et leur en refusent d’autres. Ainsi un propriétaire peut
9 CJCE, 23 mai 1978, aff. 202/77, Centrafarm, Rec. p. 1139. 10 Voir affaires SACD et SARL Playa Club. 11 Le plus couramment le droit de propriété intellectuelle crée un état de dépendance l’égard du bien dans lequel il est incorporé qui devient de ce fait « indispensable » ou « essentiel ». Ainsi un brevet sur un produit indispensable crée un état de dépendance économique permettant la mise en œuvre de remises liées produisant les effets d’une clause d’approvisionnement exclusif. De même l’attractivité d’une marque crée la dépendance des acquéreurs des produits sur lequels elle est apposée et renforce les effets anticoncurrentiels d’un refus de vente ou d’une attribution sélective dela marque. Enfin le refus d’accorder une licence sur des droits permet la création de barrières à l’entrée du marché concerné, voir infra affaires Novartis, La Monnaie de Paris, Digitechnic, NMPP. 12 Affaire Yvert & Tellier 13 C. Caron, Abus de droit et droit d’auteur, Litec, coll. IRPI, 1998. 14 Voir J. Ghestin, G. Goubeaux et M. fabre-Magnan, Introduction au droit, Traité de droit civil, LGDJ, 4éd, p. 753, n° 765 ; J. Dabin, Le droits subjectif, Dalloz, 1952, p. 237.
4
construire sur son terrain, mais pas empiéter sur celui de son voisin, un salarié peut
se mettre en grève mais pas séquestrer son employeur, etc. Il y a dépassement du
droit lorsque son titulaire exerce un pouvoir qui lui est refusé (ex : séquestrer son
employeur, construire sur le terrain d’autrui). En revanche l’abus de droit se situe
dans le cadre des prérogatives conférées par le droit. Le propriétaire du terrain ne
peut construire n’importe quoi, n’importe comment. S’il édifie un ouvrage sur son
terrain à seule fin de gêner son voisin il sort des limites internes de son droit, bien
qu’il n’en dépasse pas les limites externes. L’abus stricto sensu sanctionne la façon
dont est exercée une prérogative dont l’existence est préalablement reconnue. Le
dépassement de droit sanctionne l’absence de droit ou le dépassement de droit : le
fait d’exercer une prérogative dont l’existence de principe est déniée.
Dans le cadre du droit de la propriété intellectuelle au moins deux types de
prérogatives sont susceptibles de faire l’objet d’un exercice abusif (lato sensu) : les
droits de propriété intellectuelle (ou droits égoïstes) et les droits-fonctions des
sociétés de gestion collective.
3. Abus de position dominante et abus des droits de propriété intellectuelle. Le
fait pour un titulaire de droit de propriété intellectuelle d’exercer son droit (ex : de
refuser d’octroyer une licence, ou au contraire de conférer une licence) ne constitue
pas en lui-même un abus de position dominante. Le principe est que l’exercice d’un
droit de propriété intellectuelle n’est pas abusif en soi (per se). La solution contraire
aurait de graves conséquences indésirables pour l’économie, dès lors qu’elle
aboutirait à priver les titulaires d’un droit de propriété intellectuelle de la juste
récompense de leur effort de création ou d’innovation et les dissuaderait d’investir
dans l’innovation et la recherche15.
15 « Sur le long terme, il est généralement favorable à la concurrence, et dans l’intérêt des consommateurs, de permettre à une société de réserver à son propre usage les installations qu’elle a développées pour les besoins de son activité. Par exemple, si l’accès à une installation de production, d’achat ou de distribution était trop aisément accordé, un concurrent ne serait pas incité à créer des installations concurrentes. Ainsi, tandis que la concurrence s’amplifierait à court terme, elle se réduirait à long terme. De surcroît, une entreprise dominante serait moins encouragée à investir dans les installations efficaces si ces concurrents pouvaient, sur demande, en partager les bénéfices. Ainsi, le simple fait qu’une entreprise conserve un avantage sur un concurrent en se réservant l’usage d’une installation ne saurait justifier d’exiger l’accès à celle-ci » concl. de l’avocat général M.F.G. Jacobs présentées dans l’affaire Oscar Brenner, point n° 57.
5
Toutefois, l’exercice du droit de propriété intellectuelle peut être sanctionné au titre
de l’abus de position dominante dans le cas où est constaté un dépassement de droit
ou un abus de droit sticto sensu.
Le recours au dépassement du droit permet de comprendre plusieurs jurisprudences
communautaires ou internes. Il en est ainsi de la jurisprudence communautaire
exigeant que l’exercice du droit de propriété intellectuelle soit conforme à l’article 30
CE. C'est-à-dire que le droit ne soit pas épuisé au sens de la libre circulation des
marchandises16. Un droit de propriété intellectuelle peut porter atteinte à la libre
circulation des marchandises et à la libre concurrence quand est mis en œuvre l’objet
spécifique de cette propriété. C'est-à-dire que quand le titulaire du droit agit dans les
limites internes de son droit puisque selon ce raisonnement, il est possible d’établir
pour chaque type de droit de propriété intellectuelle, une série de prérogatives
centrales dont l’exercice n’est pas affecté par les règles du traité. En revanche si un
titulaire exerce une prérogative qui lui est refusée (par le droit communautaire) il
commettra un abus lato sensu (ou dépassement) s’il porte atteinte à la libre
circulation des marchandises et à la libre concurrence.
C’est aussi par référence à la notion de dépassement de droit que l’on peut
comprendre les hypothèses où le droit de la concurrence semble sanctionner non
l’exercice d’un droit de propriété intellectuelle, mais son obtention17. Ainsi en 2005 on
a pu discuter du caractère abusif de l’octroi à une société de gestion collective par
une commission administrative de l’exclusivité de percevoir et répartir la
rémunération équitable18 prévue par le CPI, de l’extension de l’objet de son droit par
un titulaire de brevet19, de l’attribution d’un signe déceptif20. On a pu aussi constater
que, pour justifier un refus de vente en se fondant sur un droit de propriété
intellectuelle, il fallait non seulement en être le titulaire mais encore prouver son
existence21.
16 B. Annick, Les critéres d’application du droit communuataire aux propriétés intellectuelles, Thèse Paris II, 1989 ; F. Picod, Réglementation nationales et libre circulation intracommunautaire des marchandises, Thèse Strasbourg, 1994 ; D. Pina Antunes, Propriété intellectuelle et droit communautaire, contribution pour l’étude de l’épuisement des doits de propriété intellectuelle, Thèse Paris II, 2002.
17 TPICE, 10 juillet 1990, aff. T-51/89, Tetra Pak I, ec. P. II-309 ; Conseil de la concurrence, Déc. 01-D-57, 21 septembre 2001 relative à une saisine et une demande de mesures conservatoires de la société Advanced Mass Memories (AMM) à l’encontre des sociétés Iomega Corporation et Iomega international. 18 Voir affaire SARL Playa Club. 19 Voir affaire Novartis. 20 Aff. La Monnaie de Paris. 21 Aff. La Monnaie de Paris.
6
Exceptionnellement, les autorités de concurrence sanctionnent l’exercice abusif du
droit de propriété intellectuelle (en accordant par exemple un accès obligatoire au
droit de propriété intellectuelle à des conditions acceptables) commis par une
entreprise en position dominante22.
Pour caractériser l’abus il ne suffira pas de démontrer que l’exercice du droit a pour
but manifeste de restreindre la concurrence. L’un des effets du droit de propriété
intellectuelle est précisément de donner à son titulaire le pouvoir de limiter la
concurrence et une entreprise en position dominante doit disposer de cette
possibilité. Il ne suffit donc pas de constater qu’un titulaire de droit exerçant une
prérogative (relevant de l’objet spécifique de son droit) restreint la concurrence, il
faudra aussi démontrer que les conditions et modalités d’exercice du droit, dans les
circonstances en cause et propres à chaque espèce, ne possèdent aucune
justification concrète acceptable ou que le titulaire poursuit uniquement un but
manifestement contraire aux objectifs de la prohibition des abus de position
dominante. Il ne s’agit pas de sanctionner un simple abus de comportement
(faussant ou restreignant la concurrence) mais un véritable abus de structure
(empêchant la concurrence).
Ce n’est que si des « circonstances exceptionnelles » sont réunies et dans certaines
conditions que l’abus peut être caractérisé23. Les critères retenus pour déterminer
l’existence de « circonstances exceptionnelles » rendant abusif l’exercice du droit ne
sont que le reflet et le prolongement de la prise en compte de l’idée qu’il ne peut être
porté atteinte à des droits de propriété que s’il ne peut en être autrement. Deux
éléments doivent être rapportés.
La première chose à démontrer est que l’exercice du droit contrarie l’intérêt général.
22 L’abus dont il s’agit ici est constitué par l’exercice d’une prérogative qui ne peut être critiquée au titre de la libre circulation des marchandises. La libre circulation concerne toutes les entreprises, la prohibition de l’abus de position dominante ne s’applique qu’aux entreprises en position dominante. Or il pèse sur ces dernières des exigences plus strictes que sur les autres entreprises. Pour ces dernières l’exercice de leur droit de propriété intellectuelle doit non seulement être conforme aux exigences de la libre circulation des marchandises, mais encore à celles spécifiques de la prohibition des abus de position dominante. 23 Dans l’arrêt Volvo (CJCE, 5 octobre 1988, aff. 238/87, Volvo/Veng, Rec. p. 6211 ; repris dans « Magill » CJCE, 6 avril 1995, aff. jtes. C-241/91 P et C-242/91 P, RTE, Rec. p. I-743.) la Cour déclare que pour caractériser une exploitation abusive d’une position dominante « il faut qu’un élément ou une circonstance supplémentaire vienne s’ajouter à la position dominante et au droit de propriété intellectuelle ». Il faut donc, outre la réunion de circonstances exceptionnelles, que l’infrastructure soit possédée par une entreprise qui détient un monopole (ou une position dominante) ; il faut aussi logiquement que les autorités de concurrence puissent recourir à la licence obligatoire parce que l’accès à l’infrastructure est possible.
7
L’objectif premier de la prohibition de l’abus de position dominante est d’empêcher
les distorsions de concurrence et en particulier, de sauvegarder les intérêts des
consommateurs plutôt que de protéger les intérêts des concurrents. Il faut donc
démontrer que l’entreprise dominante dispose d’une véritable mainmise sur un
marché lui permettant une élimination permanente de la concurrence. La
concurrence doit être impossible ou extrêmement difficile pour tous les concurrents
du titulaire de droit. Il faut démontrer que les consommateurs sont pénalisés par cette
situation. L’exercice du droit ne peut être justifié par des considérations générales.
La seconde chose à démontrer est que l’exercice du droit ne permet pas de lui faire
jouer sa fonction économique. L’exercice du droit doit se justifier par rapport aux
fonctions économiques des droits de propriété intellectuelle. D’un point de vue
économique, le droit de propriété intellectuelle est une récompense fournie à ceux
qui, par un effort de création, d’innovation et/ou d’investissement et de travail, ont
introduit sur le marché des produits ou des services nouveaux utiles ou attractifs, ce
qui a pour effet de vivifier la concurrence à long terme. L’exercice sanctionné doit
révéler que le titulaire du droit ne poursuit pas cette rationalité économique.
Le droit de la concurrence concilie deux choses apparemment contradictoires : la
rétribution de l’innovateur par l’allocation d’un droit exclusif et la protection du marché
et des consommateurs. La présence de circonstances particulières ou
exceptionnelles signifie que l’intérêt du titulaire du droit de propriété intellectuelle
pèse moins lourd, ou que l’intérêt de la concurrence ou des consommateurs pèse
plus lourd, que d’habitude.
En 2005, la jurisprudence a retenu deux circonstances dans lesquelles l’intérêt de la
concurrence pèse plus lourd que l’intérêt du titulaire de droit de propriété
intellectuelle24 : le fait pour un titulaire de droit de refuser l’accès à un bien
indispensable ayant pour effet de faire obstacle à l’apparition d’un bien nouveau
(théorie des facilités essentielles)25 ; le fait pour un titulaire de droit d’autoriser
l’accès à un bien protégé par un droit de propriété intellectuelle dans des conditions
24 Il existe une autre circonstance exceptionnelle en jurisprudence dans l’hypothèse où le titulaire d’un droit refuse de fabriquer des pièces de rechange d’un modèle dont la production a été arrêtée alors que beaucoup de véhicules de ce type circulent encore. Constitue un abus de position dominante le fait pour un titulaire de droit de ne pas accorder de licences et de s’abstenir simultanément pour sa part de produire le bien protégé si les consommateurs ne peuvent se procurer le produit. Le consommateur a un droit à se procurer des produits qui autorise d’accorder une licence légale si le titulaire du droit ne l’exploite pas. 25 Voir infra affaires NMPP, Digitechnic, Yvert & Tellier.
8
restrictives injustifiées (licence attribuée de façon discriminatoire, pratiques de prix
inéquitables, remise liée injustifiée)26.
4. Abus de position dominante et abus des droits-fonctions des sociétés de gestion collective. Un grand nombre des droits d’auteur et des droits voisins font
l’objet d’une gestion collective (celle-ci est parfois même obligatoire). Les sociétés de
gestion collective sont des sociétés civiles rassemblant des auteurs voulant défendre
leurs intérêts (matériels et moraux) face à des interlocuteurs puissants. Il en existe
de nombreuses (une trentaine environ) dont les plus connues sont la SACEM, la
SACD, l’ADAMI, etc. En ce cas, l’octroi des autorisations d’utiliser l’œuvre ou l’objet
de droits voisins, la perception des rémunérations et la répartition entre les titulaires
de droits, le contrôle des utilisations et la poursuite des contrefacteurs sont confiés à
des sociétés agissant en leur propre nom et pour leur compte mais dans l’intérêt des
titulaires de droits, qui en sont les membres adhérents.
Nous pensons que les droits exercés par la société de gestion collective sur son
répertoire doivent être rangés dans la catégorie des droits-fonctions. « on entend par
là que leur titulaire ne se les voit pas reconnaître dans son intérêt -du moins à titre
exclusif- mais dans l’intérêt d’autrui ou, plus largement, dans l’intérêt d’un groupe- on
dit parfois d’une institution- au sein duquel il est investi de certaines responsabilités
et où il exerce une autorité ». Tel est le cas des pères et mères investis de l’autorité
parentale sur leurs enfants mineurs (art. 371-2 C. civ.) et qui doivent agir dans
l’intérêt de ceux-ci, du droit de préemption des S.A.F.E.R. dont l’exercice doit être
motivé par l’installation des agriculteurs ou l’amélioration des structures agricoles, ou
du droit de l’employeur de licencier un salarié qui lui est confié dans l’intérêt de
l’entreprise. Tous ces droits donnent lieu à un contrôle de la légitimité des motifs qui
ont déterminé l’action de celui qui exerce l’autorité. L’exercice de ces droits est abusif
dès qu’ils ne sont pas exercés au service de l’intérêt qui en légitime l’attribution. C’est
un dépassement du droit, un détournement de pouvoir ou d’autorité27 qui est
sanctionné au titre de l’abus de position dominante. En 2005, la SACD a échappé à
une telle sanction grâce à la mise en œuvre de la procédure d’engagement alors
26 Affaires Novartis, La Monnaie de Paris, Sarl Playa Club. 27 E. Gaillard, Le pouvoir en droit privé, Thèse Economica, 1985.
9
qu’elle avait imposé à ses adhérents des apports inutiles à la défense de leurs
intérêts.
De plus tous les monopoles confèrent le droit de fixer unilatéralement le prix d’un
bien ou d’un service et suscitent, en réaction, sous des formes diverses, un contrôle
du caractère raisonnable de ce prix (ex : L. 410-2 al. 2 C. com.). La prohibition des
abus de position dominante est un des éléments de cet arsenal et contribue ainsi à
fonctionnaliser le droit que confère le monopole de fixer unilatéralement et/ ou sans
contrainte le prix d’une convention. Tout se passe comme si celui qui fixe le prix du
contrat avait l’obligation de prendre en compte non seulement ses intérêts mais aussi
ceux de son partenaire économique : la possibilité de fixation unilatérale du prix
d’une convention est un droit–fonction28. Le prix inéquitable est la manifestation
concrète que les sociétés de gestion collective, lorsqu’elles fixent le prix d’accès à
leur répertoire ; n’intègrent pas l’intérêt des utilisateurs mais se contentent de leur
intérêt exclusif.
5. Droit de la propriété intellectuelle et fonction de l’abus de position dominante. Pour que les autorités de concurrence sanctionnent un abus de droit
égoïste ou de fonction du droit-fonction il faut qu’elles constatent aussi que le
comportement de l’entreprise concernée a un objet ou un effet anticoncurrentiel. Comme il s’agit dans la plupart des cas, par le biais de la sanction, de porter atteinte
au droit de propriété incorporelle ou à des droits exclusifs accordés aux sociétés de
gestion collective (monopole de fait) les autorités de concurrence ne peuvent se
contenter de constater que ceux-ci faussent ou restreignent le jeu de la concurrence.
En effet, par nature, un droit de propriété intellectuelle ou un droit exclusif confèrent
un monopole perturbant la concurrence. Les autorités de concurrence doivent donc
constater que les droits de la propriété intellectuelle produisent un effet sur la
structure de la concurrence : ils empêchent la concurrence ou créent une barrière à
l’entrée du marché en cause ou permettent l’exploitation inéquitable ou
discriminatoire des partenaires économiques.
28 Ph Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat : essai d’une théorie, Thèse, LGDJ, 2000.
10
Pour les droits égoïstes, on remarquera que dans toute les décisions est mis en
avant le fait que les pratiques abusives (refus d’accorder une licence, attribution
discriminatoire d’un signe distinctif) produisent un effet d’éviction de la concurrence :
L’éviction est indirecte lorsque sont mis en place des mécanismes d’accaparement
de la clientèle par le biais de droits de propriété intellectuelle indus29 ; elle est directe
lorsque l’on refuse à un concurrent potentiel une licence sur un bien essentiel à
l’exercice de son activité30.
Les sociétés de gestion collective se trouvent dans la plupart des cas en situation de
monopole de fait sur le territoire national et pour une catégorie de droits de propriété
intellectuelle déterminés. Ce monopole est double : les auteurs ont le choix entre une
gestion individuelle et l’adhésion à une seule société de gestion ; les utilisateurs n’ont
qu’un interlocuteur (la société de gestion) pour obtenir des droits d’exploitation sur
une catégorie donnée d’œuvres. Sans remettre en cause la justification économique
de ces monopoles31 le droit de la concurrence s’assure que les sociétés de gestion
collective ne fassent pas un usage abusif de ceux-ci en imposant des conditions
inéquitables ou excessives soit aux utilisateurs de répertoires soit aux adhérents qui
leur confient leurs droits. On retrouve alors les problématiques classiques des
sociétés en monopole.
D’une part, le droit de la concurrence dans la mesure du possible tente de rendre
une dose de liberté aux partenaires économiques de l’entreprise en monopole pour
qu’ils puissent éventuellement ouvrir le secteur à la concurrence. Ainsi les adhérents
de la SACD pourront plus facilement déterminer la mesure de leur adhésion et se
retirer de la société pour éventuellement gérer individuellement tout ou partie de
leurs droits ou les donner à administrer à une société étrangère.
D’autre part le droit de la concurrence tire les conséquences de l’absence de liberté
des parties et substitue à la régulation du marché une réglementation juridique.
Si le droit de la concurrence sanctionne les prix inéquitables ce n’est pas pour
protéger les partenaires économiques de l’entreprise en situation de monopole
(comme le droit de la consommation ou le droit des pratiques restrictives), mais pour
29 Voir affaires Novartis et La Monnaie de Paris. 30 Voir affaire NMPP, Digitechnique et Yvert &Tellier.
31Voir sur ce point les développements de M. Pollaud-Dulliand, la gestion collective des droits de propriété intellectuelle, Rev de la concurrence et de la consommation, Juillet-Août-septembre 2004, n° 139, p. 20.
11
compenser la défaillance du marché et l’absence de liberté des agents : c’est un
mécanisme correctif d’une défaillance des structures de la concurrence.
6. Typologie des abus de position dominante. On constate donc que les droits de
la propriété intellectuelle ont vocation à irradier dans toutes les composantes de la
notion de position dominante. Ces droits jouent un rôle dans la détermination de la
position dominante, de l’exploitation abusive de celle-ci ou de l’objet ou l’effet
anticoncurrentiel de cette position dominante. On constate aussi que le droit de la
concurrence s’attache à la fois à la détermination d’une position dominante et à la
protection d’un agent situé dans un état de dépendance économique, à la sanction
des barrières à l’entrée et à l’exploitation abusive d’un partenaire économique, à la
délimitation des droits égoïstes et au contrôle des droits-fonctions. Cette variété du
rôle du droit de la propriété intellectuelle dans le droit de la concurrence rend la
situation confuse. On peut toutefois trouver, en s’attachant aux différents types
d’abus de droit de la propriété intellectuelle (lato sensu) que sanctionne le droit de la
concurrence au titre d’une exploitation abusive d’une position dominante, une clef
permettant de rendre compte des différentes situations. Ainsi on peut donc distinguer
trois situations ayant été sanctionnées, en 2005, au titre de la prohibition des abus
de position dominante :
I. L’ACCAPPAREMENT DE CLIENTELE GRACE A DES DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE INDUS
II. LE REFUS INJUSTIFIE D’ACCORDER UNE LICENCE SUR UN DROIT
DE PROPRIETE INTELLECTUELLE.
III. L’EXPLOITATION D’UN PARTENAIRE ECONOMIQUE A L’OCCASION
DE LA GESTION DES DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE.
12
I. L’ACCAPAREMENT DES CLIENTS GRACE A DES DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE INDUS.
7. Appâter le client et exclure les concurrents. La captation de clients s’opère
lorsque les droits de propriété intellectuelle permettent d’appâter abusivement les
clients et/ou d’exclure des concurrents32. En 2005, deux décisions illustrent ces
pratiques :
- l’arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 28 juin 2005
rendu dans l’affaire Novartis (A) ;
- la décision du Conseil de la concurrence 05-D-75 du 22 décembre 2005
relative à des pratiques mises en œuvre par la Monnaie de Paris (B).
A. L’arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 28 juin 2005 rendu dans l’affaire Novartis33.
8. Remises liées économiquement justifiées et remises liées anticoncurrentielles. On sait que constitue un abus le fait pour une entreprise se
trouvant en position dominante sur un marché de conditionner l’octroi d’un rabais à la
condition que les acheteurs s’approvisionnent exclusivement auprès d’elle34.
De la décision rendue dans l’affaire Novartis on peut raisonnablement déduire qu’une
entreprise détenant un monopole sur un produit en raison d’un brevet ou d’un autre
droit de propriété intellectuelle (et se trouvant en position dominante sur le marché de
ce produit) ne peut subordonner l’octroi de remise à ses clients, à la condition que
32 Deux précisions. En premier lieu, une pratique, par exemple une remise liée, peut à la fois servir d’appât du client et exclure les concurrents (voir infra). En second lieu, celui qui met en œuvre la pratique anticoncurrentielle, par exemple le refus de vente ou l’attribution discriminatoire d’un signe distinctif, peut ne pas en être le bénéficiaire ; c’est son partenaire économique sur le marché aval qui captera les clients (voir infra). 33 Com. 28 juin 2005, pourvoi n°04-13910, Rev. Lamy de la concurrence, n° 5, 2005, p. 25, n° 351, obs. J. Peyre ; Revue des droits de la concurrence, 2005, n° 4, 2005, p. 79, obs. C. Prieto. 34 CJCE, 13 février 1979, aff. 85/76, Hoffmann-La Roche, Rec. p. 461, Concl. Reischl, p. 562 , voir les points n° 89 et 90; CJCE, 9 nov. 1983, aff. 322/81, Michelin, Rec. p. 3461, 3515, concl. VerLoren van Themaat, p. 3529.
13
ceux-ci s’approvisionnent exclusivement auprès d’elle en produits autres que celui
faisant l’objet du brevet.35.
En l’espèce les laboratoires Sandoz (devenus en 1997 Novartis Pharma SA)
détenaient une position dominante sur le marché de la ciclosporine, commercialisée
sous les noms de Sandimmun et Néoral, en raison du dépôt d’un brevet et d’une
autorisation de mise sur le marché délivrée par le ministère de la santé conférant à
ceux-ci un droits exclusif de distribution. La ciclosporine est une molécule indiquée
pour la prévention du rejet des greffons ainsi que dans le traitement anti-rejet lors
des transplantations d’organes ou des greffes de moelle osseuse qui, à l’époque des
faits, n’avait pas de concurrent et présentait pour les hôpitaux réalisant des greffes
un caractère « indispensable », « incontournable » ou « obligatoire ».
Entre 1994 et 1996 les laboratoires Sandoz ont proposé à 23 établissements
hospitaliers universitaires (CHU) une remise sur le chiffre d’affaires total de leurs
commandes à la condition qu’avec la ciclosporine, les hôpitaux s’approvisionnent
exclusivement auprès d’eux en un certain nombre d’autres spécialités soumises à la
concurrence. Le refus d’acquérir tout ou partie des autres produits pharmaceutiques
entraînait le non-octroi de la remise y compris sur la ciclosporine.
A regard du droit de la concurrence une remise opère, par définition, une
discrimination par les prix, qui en soi ne porte pas préjudice à l’acheteur ni à la
concurrence. La licéité d’une remise va dépendre de la justification du critère (un
civiliste dirait de la cause) permettant de l’accorder. En l’espèce il s’agissait donc de
s’interroger. L’acquisition de plusieurs produits pharmaceutiques (le critère
d’obtention du rabais) permettait-elle au laboratoire pharmaceutique (le fournisseur)
de réaliser une économie de coût (de production, de distribution, économie d’échelle,
etc.) qu’il rétrocédait en partie aux acheteurs (les hôpitaux) sous forme de remise ?
Ou l’avantage financier (la remise) consenti par le fournisseur (le laboratoire
pharmaceutique) en contrepartie de l’acquisition de plusieurs biens (produits
pharmaceutiques) avait-il pour objet ou pour effet d’inciter l’acheteur a avoir un
35 La Cour d’appel rejette le recours formé contre cette décision en considérant que : « la remise incriminée a donc bien la nature d’une remise sur vente liée qui, si elle n’est pas elle-même illicite, le devient lorsque, comme en l’espèce, liant l’achat d’un produit en monopole dont l’acheteur à qui elle est proposée ne peut se passer, à celui de produits en concurrence commercialisés sur des marchés connexes, elle ne repose pas sur une contrepartie économiquement justifiée et tend à empêcher l’approvisionnement des acheteurs auprès d’entreprises concurrentes sur ces marchés connexes » (CA Paris, 30 mars 2004, Jurisdata n° 247 008). Le 28 juin 2005 la Cour de cassation considère qu’en statuant ainsi la Cour d’appel à « légalement justifié sa décision ».
14
comportement excluant ou restreignant la concurrence entre laboratoires
pharmaceutiques ?
En l’espèce non seulement Il n’y a pas de contrepartie économique à la remise
liée36, mais encore on constate que le mécanisme de remise couplée permet au
fournisseur d’obtenir l’exclusivité de l’approvisionnement de produits connexes à
ceux pour lesquels il détient un droit de propriété intellectuelle.
L’objectif pour Sandoz est d’empêcher les acheteurs de s’approvisionner en produits
pharmaceutiques concurrents. Le moyen est de lier la remise sur le produit faisant
l’objet du monopole à l’acquisition des produits soumis à la concurrence. La remise
de couplage tend à exclure la concurrence sur le marché connexe, elle enlève à (ou
restreint chez) l’acheteur sa possibilité de choix en ce qui concerne ses sources
d’approvisionnement et elle élève les barrières à l’entrée sur les marchés de produits
sur lesquels l’acheteur est amené à s’approvisionner. Les économistes ont mis en
lumière qu’un acheteur rationnel accepte de s’approvisionner exclusivement auprès
d’un fournisseur lorsqu’il obtient de celui-ci une baisse des prix plus élevée que celle
qu’il obtiendrait de ses concurrents. Or en l’espèce les hôpitaux achetaient les
produits pharmaceutiques Sandoz à un prix plus élevé que celui pratiqué par des
concurrents37.
36 On doit distinguer trois situations. 1) En principe une remise qui correspond à des économies de coût n’est pas anticoncurrentielle. Une remise est justifiée économiquement, notamment, parce qu’elle incite la demande à prendre des formes qui permettent à l’offreur de réaliser des gains d’efficacité. La remise n’est pas un cadeau, mais simplement la répercussion au bénéfice de l’acheteur de l’économie qu’il fait faire au vendeur. En l’espèce on est loin de cette situation puisque le vendeur ne semble faire aucune économie en raison du caractère particulier de la demande des hôpitaux. 2) Une remise qui ne correspond pas à des économies de coût peut ne pas avoir ou peut avoir des effets anticoncurrentiels. En l’espèce la remise à un effet anticoncurrentiel puisque l’exclusivité exigée des hôpitaux permet d’exclure la concurrence sur les marchés adjacents. 3) Une remise qui ne correspond pas à des économies de coût et qui a des effets anticoncurrentiels peut, dans le cadre du droit des ententes, être exemptée si son bilan économique est positif. En l’espèce on n’a pas à rechercher l’existence de gains d’efficience puisque l’on est sur le terrain de l’abus de position dominante. 37 En l’espèce les acheteurs payent aussi cher (voir plus cher) leur approvisionnement en médicaments en comparaison de la situation où ils pourraient ne pas lier leurs achats de ciclosporine à d’autres produits pharmaceutiques. Prenons un exemple chiffré, simple et caricatural. Supposons que la ciclosporine est vendue HT 200€, les médicaments couplés 100 € HT et que la remise globale de couplage s’élève à 2% pour un lot de cent. Admettons toujours que les médicaments des laboratoires concurrents de ceux vendus avec la ciclosporine sont au prix de 97 € HT et que la remise est équivalente (2% pour un lot de cent). Comparons maintenant trois situations. 1. Un hôpital achète un lot de 100 de ciclosporine couplé avec un lot de 100 d’autres produits médicamenteux de Novartis. Le prix à payer sera de 2000 (200 X 100) + 1000 (100 X 100) = 3000 3000 – 60 (3000 X 2%) = 2940 € 2. Un hôpital achète un lot de ciclosporine sans le coupler avec d’autres produits médicamenteux de Novartis.
15
Dans ces circonstances (prix plus élevés) ce qui motive l’acheteur de
s’approvisionner (exclusivement) en produits connexes c’est uniquement de pouvoir
bénéficier d’une économie sur l’achat du produit sous monopole.
9. Efficacité de la remise liée anticoncurrentielle grâce à un brevet. Ce
mécanisme de remise liée ne peut être mis en œuvre efficacement que parce que les
clients ne peuvent se passer du produit faisant l’objet du brevet.
Ce qui est condamné, c’est qu’une entreprise utilise un effet de levier, prenne appui
sur son monopole pour rendre plus attractives ses offres sur un marché
concurrentiel38. Le pouvoir fidélisant du rabais sur les marchés connexes
concurrentiels s’appuie sur le pouvoir de marché (le monopole) que détient le
fournisseur sur le marché principal (celui du médicament pour lequel le fournisseur
détient le brevet). Il est normal qu’un brevet confère un monopole d’exploitation sur
l’invention qu’il protége39, mais le monopole ne doit pas être étendu à des produits
connexes en exploitant la dépendance de ses clients à l’égard du produit protégé.
L’exclusivité conférée par le droit de propriété intellectuelle a un objet limité. Son
extension est condamnable.
Sous l’apparence d’un abus de position dominante ce qui est sanctionné est une
exploitation d’un état de dépendance. Tout d’abord, les clients (les hôpitaux) sont
dans une situation de dépendance vis-à-vis de leur fournisseur, le laboratoire
pharmaceutique (dépendance pour cause d’assortiment) : le monopole conféré par le
Le prix à payer sera à Novartis de 2000 (200 X 100) et à un autre laboratoire de 970 (97 X 100) – 19. 4 (970 X 2%) = 950, 60 €. Soit au total 2950, 60 €. 3. Novartis ne pratique pas de remise de couplage. Le prix à payer à Novartis sera de 2000 (200 X 100) – 40 (2000 X 2%) = 1960. Le prix à payer à un autre laboratoire de 970 (97 X 100) – 19. 4 (970 X 2%) = 950, 60 €. Soit au total 2910, 60 € 38 « dans le cas de remises subordonnées à l’achat couplé de plusieurs produits (remise de couplage), leur caractère incitatif s’appuie sur le pouvoir de marché que détient le fournisseur sur l’un des marchés concernés, du fait du caractère incontournable du produit, voire de la position de monopole qu’il y détient ». Cons. conc., rapport annuel 2004, Etudes thématiques, Les remises, rabais et ristournes en droit de la concurrence, p. 85. 39. L’article L. 611-1 CPI dispose : « Toute invention peut faire l’objet d’un titre de propriété industrielle…..qui confère à son titulaire ou à ses ayants cause un droit exclusif d’exploitation ». L’opposabilité du droit aux tiers oblige ceux-ci à respecter ce monopole juridique. Si un tel droit n’existe pas plusieurs personnes peuvent exploiter l’invention et la proposer aux clients. La clause d’approvisionnement exclusif permet de lier les acheteurs, de retrouver, avec la technique du droit de créance, une situation équivalente à celle du droit réel, en les empêchant de se fournir auprès des concurrents. Mais alors que la reconnaissance du droit réel et les effets de la protection reconnue ont pour origine la loi et les conditions qu’elle pose, le monopole que confère la clause d’approvisionnement exclusif n’a pour origine que la volonté des parties. En l’espèce les deux techniques d’exclusivité étaient juxtaposées grâce au mécanisme de remise liée. Pour obtenir un rabais sur les produits protégés par le brevet, il fallait s’approvisionner exclusivement en produits non protégés. Le monopole crée le monopole.
16
brevet fait que les acheteurs n’ont pas de solution équivalente40 et que le fournisseur
est en position dominante sur le marché, l’achat des produits du fournisseur (409
millions de francs) représente une part importante (57,6 %) des achats totaux
réalisés par les hôpitaux (710 millions de francs)41. Ensuite il ressort de la lettre
même de l’art. L. 420-2, al. 2 C. com. que la vente liée constitue une exploitation
abusive d’un état de dépendance économique. L’admission d’un tel caractère est
renforcée lorsque, comme en l’espèce, on remarque que cette remise liée n’a
aucune justification économique. Enfin, la remise liée affecte le fonctionnement du
marché connexe en créant sur celui-ci un effet d’exclusion et une barrière à l’entrée
(voir supra).
B. La décision du Conseil de la concurrence 05-D-75 du 22 décembre 2005 relative à des pratiques mises en œuvre par la Monnaie de Paris.
10. Refus de vente créant une barrière à l’entrée du marché aval. La Monnaie de
Paris (dénomination courante de la Direction des monnaies et des médailles relevant
du ministère de l’économie, des finances et de l’industrie) avait conclu, en sa qualité
de fabricant de médailles souvenir pour les touristes, avec la société Euro Vending
Medals (EVM) un contrat non exclusif de licence de marque afin de distribuer ces
médailles (ou jetons touristiques) par le biais de distributeurs automatiques sur les
sites touristiques (les musées et les monuments touristiques).
La société LB & Associés exploitant sous la dénomination sociale International Sites
Market (ISM) une activité de mise à disposition, au profit de gestionnaires de sites
touristiques et historiques (le Centre des Monuments nationaux et la Réunion des
Musées Nationaux), de distributeurs automatiques pour la vente de médailles
souvenir à l’effigie des lieux ou sites concernés, saisit le Conseil de la concurrence
d’une plainte à l’encontre de la Monnaie de Paris pour abus de position dominante
sur le marché amont de la fabrication des médailles à l’effigie de sites touristiques.
40 « L’enquête a par ailleurs établi que les médecins prescripteurs considéraient ces spécialités comme « incontournables », c'est-à-dire comme n’ayant pas d’équivalent pour le traitement des patients greffés » Points n° 5 de la décision n° 03-D-35. 41 Point n° 5 de la décision n° 03-D-35. en l’espèce les hôpitaux ne réalisant pas de chiffre d’affaires avec les produits acquis aux laboratoires il était difficile de prendre en compte ce critère pour apprécier l’existence d’un état de dépendance économique. La part importante des achats réalisés avec Novartis dans les achats totaux est révélatrice de la dépendance des hôpitaux.
17
Le Conseil de la concurrence considère que la Monnaie de Paris a privilégié son
partenariat avec la société EVM et a créé des obstacles à l’entrée de ses concurrents
sur le marché aval de la vente de médailles souvenir sur les sites touristiques en leur
ayant refusé de vendre les dites médailles.
Rappelant la jurisprudence Hoffmann-Laroche42 le Conseil de la concurrence estime
que le refus de vente, non objectivement justifié43, opposé par une entreprise en
position dominante est abusif lorsqu’il « est susceptible d’avoir des effets d’exclusion
sur un marché aval » ; ce qui est le cas lorsque « le bien ou service en cause est
indispensable pour exercer une activité sur ce marché »44. Puis, le Conseil retient
que La Monnaie de Paris en refusant de vendre les médailles indispensables pour
exercer sur le marché aval, à la société LB & Associés, créait un obstacle à l’entrée
de sociétés concurrentes d’EVM sur le marché aval.
11. Efficacité d’un refus de vente grâce à l’attractivité d’une marque. La
propriété intellectuelle est intéressée par cette décision en ce qu’elle va intervenir
pour caractériser le bien indispensable, et l’absence de justification au refus de
vente.
Le Conseil constate, en premier lieu, non seulement que la Monnaie de Paris
détenait une position dominante sur le marché amont de la fabrication des médailles
souvenir mais encore que les médailles qu’elle fabriquait étaient indispensables pour
exercer sur le marché aval de la commercialisation des médailles souvenir sur les
sites touristiques. En effet, les offres de jetons des autres fabricants de médailles ne
sont pas substituables à ceux proposés par La Monnaie de Paris. Celle-ci était la
seule (entre 1998 et 2001) à fabriquer des médailles souvenir destinées à la vente
sur les sites touristiques et possédait sur les offreurs potentiels un avantage
concurrentiel déterminant en raison de l’attractivité très forte de sa marque et de son
42 Au point n° 81 le Conseil cite la partie suivante du point n° 90 de l’arrêt Hoffman-Laroche (CJCE, 13 février 1979, aff. , aff. 85/76, Rec. p. 461, Concl. Reischl, p. 562) par lequel la CJCE considère qu’un engagement d’approvisionnement exclusif était un abus de position dominante parce qu’il tendait « à enlever à l’acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d’approvisionnement et à barrer l’accès du marché aux autres producteurs ». Pour une motivation identique dans une espèce ou à été reconnue par le Conseil qu’un refus de commercialisation était abusif voir le point n° 54 de la décision n° 04-D-09 du 31 mars 2004 relative à des pratiques mises en œuvre par la société Codes Rousseau dans le secteur des supports pédagogiques pour auto-écoles. 43 « sans justification objective », point n° 85. 44 Point n° 81.
18
savoir-faire dans la fabrication des médailles45. Du fait de ce caractère indispensable
des médailles les acheteurs sont dans un état de dépendance vis-à-vis de leur
fournisseur. Cet état de fait est dû au droit de propriété intellectuelle (attractivité de la
marque, savoir-faire du fabricant) qui rend efficace (dans une logique
anticoncurrentielle) le refus de vente.
En second lieu, le Conseil de la concurrence considère que le refus de vente n’est
pas justifié par l’existence d’un droit de propriété incorporelle. Il sanctionne La
Monnaie de Paris pour avoir refusé d’approvisionner une société concurrente de la
société EVM en invoquant le brevet de cette dernière sur les distributeurs
automatiques. Le Conseil de la concurrence outre qu’il considère « non crédible »
l’existence du brevet sur le concept de distributeur automatique46 énonce qu’il
n’appartenait pas à La Monnaie de Paris d’invoquer le droit d’un tiers47. La gestion
d’affaires fût-ce t’elle celle du droit de propriété industrielle de son cocontractant
n’autorise pas le refus d’approvisionnement. Un brevet fictif ou contestable et
contesté48 invoqué par une autre personne que son titulaire ne peut constituer une
justification objective du refus de vente. De même l’attribution d’un signe indu peut
avoir un effet anticoncurrentiel.
12. Attribution exclusive d’un signe déceptif créant une barrière à l’entrée du marché aval. Le Conseil, pour considérer que La Monnaie de Paris avait créé une
barrière à l’entrée sur le marché aval, ne s’en tient pas qu’au seul refus de vente
mais, relève aussi que celle-ci à été créée par le fait que l’administration apposait sur
45 Point n° 76, 77 et 82, cette attractivité particulière des médailles de La Monnaie de Paris permettait aux gestionnaires de sites de surmonter les réserves qu’ils avaient pu exprimer quant à l’esthétique des distributeurs automatiques. 46 Point n° 80. Cette expression est curieuse, car de deux choses l’une soit EVM détient un brevet sur les distributeurs soit elle n’en détient pas. En principe le Conseil n’est pas compétent pour apprécier la légitimité d’une protection conférée. Peut être ne s’agit-il pas de se placer sur le fond du droit, mais sur le terrain de la preuve. En l’espèce le brevet était invoqué par un tiers (un fournisseur du titulaire, point n° 35) et la titularité de celui-ci était contestée par la victime du refus de vente (n° 38). C’est à celui qui invoque un droit de propriété intellectuelle pour justifier un refus de vente de rapporter la preuve de l’existence du droit. Si celle-ci n’est pas rapportée, le droit n’est pas « crédible ». 47 On peut voir dans cette solution le prolongement des dispositions de l’article L. 615-2 CPI selon lesquelles « L’action en contrefaçon est exercée par le propriétaire du brevet ». Toutefois on peut se demander si un tiers susceptible d’être poursuivi comme complice de la contrefaçon ne serait pas en droit d’invoquer le brevet pour refuser de vendre un produit au contrefacteur. Il faudrait pour cela que la vente puisse être qualifiée d’acte de complicité. En l’espèce ce n’était pas le cas, la vente de médailles ne constituerait pas la complicité de la contrefaçon du brevet portant sur le distributeur automatique. 48 Points n° 35 et 37.
19
les médailles destinées à être vendues dans les distributeurs automatiques, la
mention « Collection nationale, Monnaie de Paris, Médaille officielle »49.
Le Conseil de la concurrence reproche à la Monnaie de Paris d’avoir créé une
confusion dans l’esprit des acheteurs et gestionnaires de sites touristiques en
conférant « un caractère officiel indu » aux médailles destinées à être vendues dans
les distributeurs automatiques50. La situation est proche (mais en étant distincte
puisque les signes concernés ne sont pas protégés par le droit des marques) de la
notion de marque déceptive. Conférer un caractère officiel à un produit ou à un
service qui ne le présente pas est une tromperie de nature à justifier le rejet ou
l’annulation de la marque51 . La jurisprudence a eu à connaître de situations où des
personnes privées déposaient des marques comportant des termes de nature à leur
donner à tort un caractère officiel52 et non de celles où une personne publique
titulaire de signes distinctifs conférant un caractère officiel en a donné l’usage
exclusif à une personne privée pour une activité lucrative. C’est l’administration elle-
49 Et pourtant le Conseil ne sanctionne que le seul refus de vente (point n° 84) sans singulariser aussi nettement que nous le faisons la question de l’attribution exclusive d’un signe trompeur. Cela s’explique. En droit de la propriété intellectuelle on a pour habitude de distinguer la chose matérielle dans laquelle est incorporé le droit de propriété intellectuelle (un tableau, un livre, une pellicule, une pièce de monnaie, etc.) et le droit sur la création ou l’invention. Refuser de vendre une chose corporelle (une pièce) dans laquelle on incorpore au stade de la fabrication (comme en l’espèce, point n° 83) un signe distinctif, c’est à la fois refuser de vendre la pièce et refuser d’attribuer le signe distinctif. Le caractère licite ou illicite de l’incorporation des signes dans la pièce pollue le raisonnement. Si le signe est licite ont peu considérer qu’il conférait à la médaille un caractère indispensable pour exercer son activité économique. Le refus de vendre une médaille (une marchandise) dans laquelle est incorporée une marque lui conférant un caractère indispensable constitue une barrière à l’entrée du marché aval. On enjoint donc une livraison de ce bien indispensable. Mais peut-on dire qu’un signe trompeur confère à la médaille un caractère indispensable pour exercer son activité sur le marché aval ? Peut-on enjoindre au fournisseur de livrer un signe trompeur à tous les opérateurs économiques opérant sur le marché aval ? Certainement pas. On ne peut affirmer qu’il est indispensable d’avoir un comportement illicite pour exercer son activité. Le Conseil peut toutefois constater que l’attribution du signe déceptif confère, en fait, un avantage concurrentiel certain et que le refus de vente revient à conférer l’exclusivité de l’exploitation de ce signe trompeur. Ce ne peut être le refus de vente qui est sanctionné, puisqu’il est licite de refuser de vendre une chose dans laquelle est incorporé un signe trompeur. La pratique anticoncurrentielle consiste donc à avoir vendu des médailles dans lesquelles étaient incorporés des signes déceptifs et attractifs de la clientèle. Mais la barrière à l’entrée n’existe que parce que le fournisseur accorde l’exclusivité de l’exploitation de ce signe. 50 Point n° 83. Toutefois seule l’expression « Monnaie de Paris » est déposée en tant que marque. Le Conseil relève au point n° 10 que « La marque « Monnaie de Paris » a été déposée par l’Etat, le 12 juin 1992, à l’Institut national de la propriété industrielle (n° national 92422474). ». Les termes « Collection nationale » et « médaille officielle » sont probablement des signes insusceptibles de constituer une marque (voir art. 711-3 CPI). Il en est ainsi de tous les drapeaux et autres emblèmes d’Etats, des signes et poinçons officiels de contrôle et de garantie adoptés par eux. 51 art. 711-3 CPI. 52 ex : L’officiel des marques, TA Paris, PIBD, 1975, III, p. 202 ; Ecole de conduite française, Com., 28 juin 1976, B. IV, n° 217, p. 186, JCP, 1977, II, n° 18700, note JJ. Burst.
20
même qui crée la confusion entre un produit commercial (les médailles souvenir) et
un bien officiel (les pièces et monnaies) 53.
C’est donc l’attribution privilégiée (ou exclusive) d’un signe distinctif créant chez les
partenaires (clients, gestionnaires de sites touristiques) une confusion entre les
activités régaliennes de la Monnaie de Paris et l’activité commerciale qui est
sanctionnée.
Mais quel est réellement l’élément créant une barrière à l’entrée du marché aval ?
Est-ce le fait d’attribuer à l’un de ses clients l’exclusivité sur un signe distinctif? C'est-
à-dire un comportement discriminatoire ayant pour effet d’exclure la concurrence sur
le marché aval. Ou est-ce le fait d’attribuer un signe trompeur sur la nature du
produit ? C'est-à-dire conférer à son partenaire économique un avantage dans la
concurrence lui permettant de conquérir indûment plus de clients. Il semble bien
qu’en l’espèce les deux considérations soient liées54.
En fait les signes ont « une valeur exceptionnelle ». Si l’administration entend
attribuer (et dans la mesure où elle le peut) à des tiers l’usage d’un signe distinctif
(conférant ou non un caractère officiel) elle doit le faire sans discrimination55. La
barrière à l’entrée sur le marché aval est créée par l’attribution exclusive à l’un des
compétiteurs d’un signe distinctif ayant pour effet d’attraire la clientèle.
En droit, ce signe est déceptif et son usage ne peut faire donc l’objet d’aucune
attribution à une fin économique. L’attraction des acheteurs de médailles sur les sites
touristiques ne doit pas se faire par des signes conférant un caractère officiel indu :
cela devient de l’accaparement à l’aide d’une tromperie.
A fortiori, l’administration ne peut conférer de façon exclusive (et donc
discriminatoire) à l’un des concurrents l’usage d’un signe qu’elle ne peut conférer à
qui que se soit pour exercer une activité économique. C’est une double faute
53 « Si seule la marque « Monnaie de Paris » a une valeur juridique, les autres mentions étaient toutefois de nature à conférer aux produits en cause une valeur exceptionnelle et à introduire une confusion, du point de vue des acheteurs entre les activités régaliennes de la Monnaie de Paris et cette activité commerciale. Cette confusion était renforcée par l’association, sur plusieurs supports promotionnels, entre sa mission de service public et ses activités commerciales annexes, conférant à ces dernières un caractère officiel indu. ». Point n° 83. 54 Cette interrogation rejoint celle de la nature juridique des signes distinctifs de l’administration, non protégeables au titre du droit des marques. Sont-ce des éléments du domaine public, dont l’administration doit assurer aux usagers une égalité d’accès et alors c’est principalement le fait d’en conférer l’exclusivité qui est condamnable ? Où est-ce une chose insusceptible d’être appropriée, dont l’usage ne peut être délégué à une personne privée et alors ce qui peut être sanctionné au titre de la concurrence c’est la tromperie des acheteurs ? 55 On remarquera que la marque la Monnaie de Paris est hors débat puisque le Conseil relève que sa licence s’est faite sans exclusivité (point n° 31) et qu’elle ne présente pas de caractère trompeur (point n°83).
21
(attribution discriminatoire d’un signe et attribution d’un signe déceptif) contribuant à
l’élaboration de la barrière à l’entrée (les concurrents ne peuvent offrir des médailles
présentant un caractère officiel et les clients sont captés par une tromperie).
Toutefois les remèdes sont limités. Il ne peut être enjoint à La Monnaie de Paris de
cesser sa pratique discriminatoire en donnant l’accès au signe distinctif à tous les
compétiteurs. Dans ce cas, tous les agents économiques auraient le droit de tromper
leurs clients. De plus il faudrait considérer qu’un signe trompeur (et illicite) constitue
un bien indispensable pour exercer une activité sur le marché aval. La seule solution
est d’enjoindre à La monnaie de Paris de ne conférer à aucun de ses clients les
signes distinctifs qui présentent un caractère déceptif. L’essentiel est de maintenir
l’égalité dans la concurrence sans créer de tromperie.
Concrètement La Monnaie de Paris devrait accepter de vendre ses médailles à
toutes les entreprises distribuant celles-ci dans des distributeurs automatiques sans
que figurent sur ces jetons des mentions leurs conférant un caractère officiel. On met
ainsi fin au refus de vente des médailles (et des signes licites qui y sont incorporés)
tout en ne permettant pas la mise en circulation de signe déceptif.
Qu’en est-il lorsqu’il ne s’agit plus de refuser l’usage de signes douteux à l’occasion
d’un refus de vente de marchandise, mais de refuser directement de conférer une
licence sur les doits de propriété intellectuelle ?
22
II LE REFUS INJUSTIFIE D’ACCORDER UNE LICENCE SUR LES DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE.
13. Eliminer la concurrence de façon permanente. Classiquement le refus
d’accorder une licence est opposé par le titulaire du droit de propriété intellectuelle
généralement à des concurrents opérant sur le marché amont, aval ou connexe. La
mise en œuvre de la théorie des facilités essentielles56 permet d’obtenir une licence
forcée (A). En 2005, on a pu constater aussi, que pouvait être abusif le refus
d’accorder une licence sur des droits de propriété intellectuelle à un concurrent direct
(B).
A. Le refus de licence opposé à un concurrent opérant sur un marché amont, aval ou connexe.
14. Bien essentiel et existence de biens constituant des solutions de rechange57. Au titre de la théorie des facilités essentielles, il convient d’évoquer, en
56 La faculté pour un titulaire de droit de propriété intellectuelle de refuser une licence, constitue la substance même de son droit exclusif. Le refus d’accorder une licence ne saurait constituer en lui-même un abus de position dominante, puisqu’il ne fait qu’exercer la substance de son droit exclusif. Le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle serait privé de la substance de celui-ci s’il était obligé d’accorder une licence à chaque personne qui lui en ferait la demande en assortissant celle-ci d’une offre de payer une redevance raisonnable (CJCE, 5 octobre 1988, aff. 238/87, Volvo/Veng, Rec. p. 6211, point n° 27). En principe la reconnaissance du droit de refuser une licence est nécessaire à l’accomplissement de la fonction économique du droit. Toutefois certaines situations permettent d’admettre que le droit de refuser la licence n’est pas nécessaire pour que le droit remplisse sa fonction économique et que la possibilité d’exiger des redevances des licences est suffisante pour assurer au titulaire la rémunération de son effort créateur. Ainsi le refus d’accorder une licence contre une rétribution juste et raisonnable permet de présumer que le titulaire du droit de propriété intellectuelle désire créer une situation de monopole dans laquelle il pourra exiger une rétribution supérieure à celle qui serait équitable. Toutefois on ne peut se contenter d’une probabilité. La théorie des facilités essentielles est une atteinte au droit de propriété intellectuelle réduisant celui-ci à un droit à une rémunération économique. Le recours à une licence obligatoire permet à la fois de rétribuer l’innovateur équitablement pour ses efforts en lui accordant un droit à rémunération tout en l’empêchant d’éliminer toute concurrence possible sur le marché en cause. Il faut donc établir des considérations de concurrence particulièrement solides et qualifiées pour considérer qu’elles permettent de changer la configuration et la nature du droit de propriété intellectuelle. Deux conditions doivent être réunies, l’existence d’un bien indispensable dont l’accès est dénié et un bien nouveau dont l’apparition est entravée. On doit aussi remarquer que la jurisprudence exige du titulaire de droit de propriété intellectuelle qu’il refuse l’accès à une infrastructure sans raisons objectives. Cette condition n’a pour l’instant fait l’objet d’aucune discussion (voir toutefois dans l’affaire Microsoft Commission, COMP/C-3/37.792, 24 mars 2004 et TPI, 22 décembre 2004, T-201/04 R) où se pose la question de savoir si la valeur importante d’une information suffit à justifier le refus de la communiquer, même si des circonstances exceptionnelles justifiaient d’accorder une licence sur les droits de propriété intellectuelle qui la protégent). Il s’agit de constater que les intérêts du titulaire de droit pèsent moins lourd que ceux de la concurrence. 57 Un bien est indispensable si le refus d’accès à ce bien a pour effet d’éliminer toute concurrence sur un marché. Si le refus n’élimine pas la concurrence réelle ou potentielle (mais rend celle-ci simplement plus difficile), l’accès au bien n’est pas essentiel, mais simplement utile ou peut être même superfétatoire.
23
premier lieu l’arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 24 avril 2005 dans l’affaire
Digitechnic58. Le 22 décembre 2004 le Conseil de la concurrence avait décidé de ne
pas poursuivre Microsoft notamment parce qu’il considérait que le « Pack office pro »
ne constituait pas un bien essentiel pour l’activité d’assembleur de micro-ordinateurs.
On sait que le jeu de la théorie des facilités essentielles pose notamment comme
conditions que l’accès à l’infrastructure soit strictement nécessaire (ou indispensable)
pour exercer une activité concurrente sur un marché amont, aval ou complémentaire
de celui sur lequel le détenteur de l’infrastructure détient un monopole (ou une
position dominante). Pour le Conseil, Digitechnic pouvait très bien exercer l’activité
d’assembleur de micro-ordinateurs sans obtenir de licence sur le « Pack office pro »
puisque :
(i) il existait sur le marché d’autres logiciels disponibles (Corel, Lotus)
constituant une solution alternative59 ;
(ii) la demande en « Pack office pro » ne représentait qu’environ 10% de la
demande en général et du chiffre d’affaires de Digitechniq en particulier60 ;
(iii) Les ventes de Digithecnic ont doublé bien qu’aucune licence ne lui ait été
accordée61.
On remarquera aussi, par ailleurs que Digitechnic pouvait (avant le 21 juin 1996)
acquérir ce logiciel auprès des détaillants de matériels micro-informatiques au prix de
La CJCE a fourni aux juridictions nationales des indications utiles pour déterminer dans quels cas le refus d’accès à un bien (matériel ou immatériel) ou un service ne peut être considéré comme créant une barrière à l’entrée pour opérer sur un marché donné. Un bien ou un service n’est pas essentiel :
- s’il existe des biens ou services constituant des solutions de rechange susceptibles d’être utilisées pour opérer (plus ou moins efficacement) sur le marché (existence d’un substitut réel au bien dont l’accès est demandé) ;
- si l’entreprise voulant opérer sur ce marché peut créer (seule ou en collaboration avec d’autres opérateurs) un bien ou un service alternatif au bien dont l’accès est demandé sans rencontrer d’obstacles à caractère technique, juridique ou économique de nature à rendre impossible ou déraisonnablement difficile cette création (existence d’un substitut potentiel au bien dont l’accès est demandé).
- Pour pouvoir admettre l’existence d’obstacles de nature économique à la création d’un bien alternatif ou à l’approvisionnement en biens de substitution, il faut démontrer qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel économiquement rentable pour une production à une échelle comparable à celle de l’entreprise détenant le bien ou le service existant (ex : pour démontrer que la création d’ un système de portage de quotidien à domicile à l’échelle d’un territoire ne constitue pas une alternative potentielle réaliste il faut démonter que celui-ci ne serait pas rentable pour la distribution de quotidiens ayant un tirage comparable à celui des quotidiens distribués par le système existant). 58 Jurisdata n° 2005-277952. 59 Point n° 26. 60 Point n° 25. 61 Point n° 24.
24
détail (5000 FF HT) et non au prix de « gros » pratiqué par Microsoft (entre 300 et
600 FF HT)62.
En conséquence Microsoft avait pu légitimement entre janvier 1995 et juin 1996,
refuser à la société Digitechnic une licence de propriété intellectuelle sur les logiciels
« Pack office pro ». Un tel refus n’est pas anti-concurrentiel en soi puisqu’il relève de
la liberté commerciale du propriétaire du bien intellectuel63.
Le 24 mai 2005 la Cour d’appel de Paris a annulé cette décision et demandé au
Conseil de la concurrence de poursuivre l’enquête. Cet arrêt se fonde sur une
interprétation extensive des conditions posées pour considérer qu’une ressource, un
bien, une installation est essentielle. En effet, comme l’a relevé le Conseil, d’autres
éditeurs de logiciels que Microsoft, Corel ou Lotus proposaient, à la même époque,
des logiciels aux assembleurs de micro-ordinateurs. Or la Cour d’appel demande au
Conseil de la concurrence de préciser si ces produits sont : « des produits
véritablement substituables soit à des conditions techniques et financières crédibles
tant par les offreurs, que pour les consommateurs, entreprises et particuliers
acquéreurs d’ordinateurs pré-équipés de logiciels d’exploitation ».
Pour la Cour d’Appel, il y a un doute sur la substituabilité entre le « Pack office Pro »
et les logiciels proposés par Corel ou Lotus en raison de deux circonstances
particulières :
(i) les liens étroits existant entre les logiciels d’exploitation Microsoft et les
logiciels d’application de toute nature (multimédia, jeux) et notamment de
bureautique créant au bénéfice de Microsoft une « boucle de rétroaction
positive » ;
(ii) la domination exercée sur ces deux marchés par Microsoft (90 % de parts
du marché des logiciels d’exploitation, 85 % des parts du marché des
suites logicielles en Europe).
En d’autres termes, le « Pack office pro » serait un bien essentiel auquel il serait
nécessaire d’avoir accès pour pouvoir proposer à ses clients une offre possédant
« des conditions financières crédibles ». La Cour d’appel opère un élargissement de
la notion de « bien essentiel ». En principe une ressource est essentielle si son
62 Point n° 12. 63 Points n° 23 à 27.
25
accès conditionne l’exercice d’une activité : sans accès au bien, pas d’activité
économique possible. Un bien est essentiel si le refus de son accès constitue une
barrière à l’entrée du marché. Pour la Cour d’appel, le logiciel est essentiel s’il
permet établir une offre crédible : sans accès au bien, pas d’offre concurrentielle. Les
solutions alternatives moins avantageuses (Corel et Lotus) ne sont pas
« véritablement »64 substituables au « Pack office pro ».
Une telle conception semble contredire les restrictions à la théorie des facilités
essentielles énoncées par la CJCE et reprises par la Cour de cassation, moins de
deux mois plus tard dans l’arrêt MLP/NMPP.
15. Bien essentiel et possibilité de créer un bien alternatif. La Cour d’appel de
Paris avait admis qu’un logiciel (Presse 2000) créé par les NMPP pour gérer leurs
relations avec leurs distributeurs constitue une ressource essentielle, après avoir
constaté qu’il existait pour les MLP une solution alternative mais moins avantageuse
financièrement65. La Cour de cassation casse cette décision parce que la
reproduction de l’installation était financièrement et matériellement possible et n’avait
pas en conséquence de caractère essentiel66.
A bien y réfléchir 67 la jurisprudence en matière de « facilités essentielles » reprend
des termes (absence de solution alternative, de bien substituable) qui sont très
proches de « l’absence de solution équivalente pour l’acheteur » qui permet de
caractériser un état de dépendance économique et il n’est donc pas étonnant de
constater que dans les deux cas les autorités gardiennes de la concurrence ont
64 Le mot est révélateur du glissement opéré par la Cour d’appel. Les logiciels Microsoft, Lotus et Corel proposent des solutions alternatives et concurrentes. Mais si l’on veut que l’assembleur ait une chance de séduire un grand nombre de clients, il faut qu’il ait accès au logiciel de Microsoft. Si le « Pack office pro » n’est pas « véritablement » substituable aux autres logiciels, c’est parce qu’il permet, non d’exercer l’activité d’assembleur de micro-ordinateurs, mais d’obtenir un plus grand succès commercial. 65 CA Paris, 12 février 2004, Jurisdata n° 2004-235805 ; Contrats, conc. Consom. 2004, comm. 111, note Malaurie-Vignal. 66 “Attendu qu’en se déterminant par de tels motifs impropres à établir que des solutions alternatives économiquement raisonnables, fussent-elles moins avantageuses que celles dont bénéficient les NMPP, ne pourraient être mises en œuvre par les MLP qui avaient admis devant le Conseil être en mesure matériellement et financièrement de concevoir un logiciel équivalent à Presse 2000 et avoir mis en place un logiciel qui leur permettrait d’adapter les quantités livrées au réseau et de communiquer avec ce dernier, et faute par conséquent de constater que le tronc commun du logiciel Presse 2000 serait indispensable à l’exercice de l’activité des MLP, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision » Cass. Com., 12 juill. 2005, n° 04-12.388, SARL NMMPP c/MLP, Jurisdata n° 2005-029484 ; RJ com. 2005, p. 354, note A. Decocq; Com. Com. Électr. Octobre 2005, comm. 149, p. 27 note C. Caron et comm. 160, p. 39, note G. Decocq, Légifrance, Janvier/février 2006, n° 228, III, p. 5, note O. Fréget et R. Ferla. 67 D. Brault, Politique et pratique du droit de la concurrence en France, LGDJ, Coll. Droit des affaires, 2004, p. 434.
26
interprété strictement les conditions (et notamment la notion de bien essentiel)
permettant la mise en œuvre d’une licence obligatoire.
Cette interprétation restrictive s’explique. La théorie des facilités essentielles
débouche sur un contrat forcé et porte atteinte aux prérogatives du propriétaire du
bien incorporel. Cette atteinte à cette valeur fondamentale ne peut se justifier que si
elle est indispensable ou nécessaire à l’ouverture ou au maintien de la concurrence.
La licence forcée doit être un ultime recours pour maintenir ou établir une structure
concurrentielle du marché et non une simple commodité pour un acteur économique
de se fournir à des conditions favorables. La théorie des facilités essentielles est faite
pour protéger la concurrence et les consommateurs et non les intérêts particuliers
d’un concurrent. Elle s’apparente d’avantage à une sorte de servitude établie dans
l’intérêt général qu’à une expropriation pour cause d’utilité privée. Les critères
retenus pour déterminer si « les circonstances » rendent abusif le refus d’accéder à
l’installation essentielle ne sont que le reflet et le prolongement de la prise en compte
de l’intérêt général comme boussole de la politique communautaire.
C’est aussi parce qu’il était impossible de faire autrement pour poursuivre l’utilité
publique que le Conseil de la concurrence considère comme abusif le refus d’un
titulaire de droit de propriété intellectuelle d’accorder une licence à son concurrent
direct.
B. Le refus de licence opposé à un concurrent direct.
16. Obstacles à l’apparition d’un bien nouveau ?68. Dans l’affaire Yvert et Tellier,
le Conseil de la concurrence constate que cette société, invoquant un droit d’auteur
68 On se souvient que la théorie des facilités essentielles suppose que le refus de licence doit entraver l’apparition d’un bien nouveau. Plus précisément le refus de fournir l’accès au bien en invoquant le droit de propriété intellectuelle doit faire obstacle à l’apparition d’un produit nouveau que le titulaire n’offrait pas et pour lequel il existe une demande potentielle de la part du consommateur. Il s’agit de vérifier que le refus de licence cause un préjudice au consommateur. L’entreprise qui demande la licence ne doit pas se limiter à reproduire des produits ou services qui sont déjà offerts par le titulaire du droit de propriété intellectuelle. Le critère du bien nouveau ne consiste pas en un bien que le titulaire de droit ne veut (ou ne peut) fabriquer mais dans un produit qui répond, chez le consommateur, à des besoins autres que ceux qui sont satisfaits grâce au produit du titulaire (ex un guide TV général hebdomadaire est un produit répondant à un besoin nouveau du consommateur, distinct de la simple information sur les programmes d’une seule chaîne). Lorsque le produit fabriqué à l’aide du droit de propriété intellectuelle satisfait les mêmes besoins que le produit fabriqué par le titulaire lui-même l’intérêt du consommateur ne saurait justifier une atteinte au droit d’auteur, même s’il s’agit d’un produit meilleur. « Même si le marché est restreint au détriment des consommateurs, le droit de refuser des licences dans une telle situation doit être considéré comme nécessaire pour assurer à l’auteur la rémunération de son effort créateur » (concl. Avocat général M. Clauss Gullman dans l’affaire « Magill », point n° 97).
27
et un droit suis generis sur les bases de données (art. L. 341-1 et s. CPI), refusait de
donner accès à la numérotation de son catalogue à ses concurrents directs69 sur le
marché des catalogues de cotation de timbres-poste (sur lequel opèrent les autres
éditeurs de catalogues) 70. Dans le même temps, le Conseil de la concurrence relève
que la numérotation des timbres du catalogue Yvert pour désigner ceux-ci est
indispensable pour que les acteurs du marché du négoce de timbres (négociants,
collectionneurs, experts philatéliques) puissent comparer des cotations et procéder à
des transactions71. La numérotation du catalogue est, en effet, une véritable norme
de fait sur le marché du négoce de timbres, universellement utilisée dont le refus
systématique de concéder une autorisation d’utilisation à des concurrents directs
équivaut à une barrière à l’entrée.
Pourtant, il n’est pas certain que l’on puisse en l’espèce reprocher à la société Yvert
une quelconque pratique anticoncurrentielle. Il est assez curieux de remarquer qu’en
l’espèce, le Conseil rappelle les trois conditions cumulatives posées par la CJCE
dans l’arrêt IMS Health pour caractériser l’abus, alors qu’en l’espèce ces conditions
ne semblent pas remplies72 : le refus de licence de Yvert n’empêchait pas
l’introduction sur le marché de produits ou services nouveaux, le refus de licence est
Comme par définition deux biens ne satisfaisant pas les mêmes besoins du consommateur ne peuvent être considérés comme substituables l’un à l’autre il convient d’établir l’existence de deux marchés. Un marché amont constitué par le produit dont l’accès est demandé et un marché dérivé (aval, connexe, amont) sur lequel le bien est utilisé pour la production d’un autre bien. Il est déterminant que puissent être identifiés deux stades de productions différents liés en ce que le produit amont est indispensable pour la fourniture du produit aval. Il faut démontrer que le titulaire de droit, en refusant l’accès à une matière première indispensable pour exercer une activité, se réserve un marché dérivé en excluant ses concurrents. Le refus est de nature à éliminer toute concurrence sur les marchés dérivés. Toutefois il suffit en amont d’identifier un marché potentiel ou hypothétique d’un bien ne faisant pas l’objet d’une commercialisation séparée. Il se peut que l’entreprise détentrice de l’infrastructure et l’entreprise qui en demande l’accès soient en concurrence, alors qu’à l’analyse elles se situent sur des marchés différents (Concl. Avocat Général M. Antonio Tizzano, aff. IMS, points n° 62 à 66) 69 Droit reconnu par la Cour d’appel de Paris, point n° 3 et 41. 70 Dans le secteur de la philatélie le Conseil distingue un certain nombre de marchés, émission de timbres-poste, vente de timbres neufs, négoce de timbres. Le marché de négoce de timbres est la source d’un certain nombre de marchés dérivés comme celui du matériel philatélique et celui des catalogues de cotation de timbres-poste. Points n° 4 et 5. 71 Points n° 32 à 36. 72 La référence à l’arrêt IMS est naturelle puisqu’il était, dans cette affaire, demandé à la Cour de savoir si pouvait constituer un comportement abusif le fait, pour une entreprise en position dominante sur un marché et titulaire d’un droit de propriété intellectuelle sur un produit indispensable pour l’exercice d’une activité sur le même marché de refuser d’octroyer à un concurrent potentiel, une licence permettant l’utilisation dudit produit. La Cour de justice a précisé que l’abus peut être caractérisé si l’on constate la réalisation des trois conditions cumulatives suivantes : tout d’abord, (1) le refus doit empêcher l’introduction sur le marché des « produits ou des services nouveaux » que le titulaire de droits de propriété intellectuelle n’offre pas et pour lesquels une demande potentielle existe sur le marché. Ensuite, (2) ce refus n’est pas justifié par des considérations objectives et, (3) il exclut la concurrence sur un marché dérivé, différent de celui de la ligne de produit primaire du détenteur de droit de propriété intellectuelle (voir point n° 38 et point n° 60 des concl. de l’avocat général A. Tizzano.)
28
justifié par l’existence du droit de propriété intellectuelle, les concurrents de Yvert
agissent directement sur le même marché et non sur un marché dérivé, etc. Quoi
qu’il en soit le Conseil accepte les engagements de Yvert sans qualifier réellement
proprio motu les comportements de pratique anticoncurrentielle73. Il n’est pas sur que
la solution aurait été identique dans l’hypothèse où la société Yvert aurait contesté
sur le fond les reproches qui lui ont été adressés. Cette décision apocryphe illustre
sans doute l’adage populaire « un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon
procès »74.
17. Engagements et conciliation des intérêts des concurrents. Afin de mettre un
terme aux préoccupations de concurrence identifiées par la rapporteure75 le Conseil
accepte l’engagement proposé par la société Yvert d’octroyer une licence, non sur la
numérotation pour la confection d’un catalogue concurrent, mais pour la production
de tables de concordance entre les différentes numérotations.
Cette procédure d’engagement permet au Conseil d’opérer une conciliation des
intérêts privés au stade des remèdes à apporter. L’utilisation de tables de
concordance permet aux éditeurs concurrents de Yvert d’abaisser la barrière à
l’entrée constituée par la numérotation du catalogue, tout en limitant l’atteinte aux
droits de propriété intellectuelle d’Yvert. Elle constitue une solution plus respectueuse
des droits de propriété intellectuelle et conciliatrice des intérêts en présence que
l’octroi d’une licence portant directement sur la numérotation.
De plus, la société Yvert soucieuse d’éviter les risques de diffusion sur Internet de sa
numérotation sans autorisation préalable et les risques qu’une telle diffusion rende
possible le développement de produits interactifs non voulus, propose au Conseil qui
l’accepte, que soient imposées certaines conditions à l’établissement de ces tables
de concordance76. Ainsi la production de tables de concordances ne pourra se faire
qu’en format PDF et sans que l’on puisse établir de liens hypertexte entre les tables
de concordances électroniques et le catalogue électronique Yvert. Les droits de
73 On peut s’interroger sur la légalité de cette pratique dans la mesure où l’article L. 464-2 C. com. dispose que le Conseil peut accepter des engagements « de nature à mettre un terme aux pratiques anticoncurrentielles ». Ne faut-il donc pas que le Conseil constate une pratique anticoncurrentielle et non de simples « préoccupations de concurrence » (sic) pour pouvoir accepter des engagements ? 74 H. Roland et L. Boyer, Adages du droit Français, Litec, 4ème éd., p. 431, n° 218. 75 Points n° 42 à 44. 76 Points n°63 à 65.
29
propriété intellectuelle et les intérêts de la société Yvert sont ainsi préservés tout en
permettant aux concurrents d’accéder au marché.
Cette idée de la conciliation de la protection de la propriété intellectuelle avec le droit
de la concurrence se retrouve lorsque le Conseil sanctionne au titre de l’abus de
position dominante l’exploitation d’un partenaire à l’occasion de la gestion des droits
de propriété intellectuelle.
30
III L’EXPLOITATION D’UN PARTENAIRE ECONOMIQUE A L’OCCASION DE LA GESTION DES DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE.
18. L’exploitation des auteurs et l’exploitation des utilisateurs d’œuvre. Comme
leur dénomination légale l’indique les sociétés de perception et de répartition des
droits ont, pour le moins77, une double fonction :
- percevoir auprès des utilisateurs d’œuvres la rémunération due aux titulaires
de droits d’auteur ou de droits voisins ;
- et, répartir entre les auteurs, associés de la société, les rémunérations ainsi
perçues.
Les sociétés de gestion collective nouent donc des relations à la fois avec les
auteurs et les utilisateurs des œuvres. En 2005, les deux types de rapports ont été
appréhendés par le droit de la concurrence78. Envisageons ces deux points.
A. Abus dans les rapports que la société de gestion collective entretient avec ses membres.
19. Entrave excessive et inéquitable à la liberté des auteurs. La décision 05-D-16
du 10 avril 2005 relative à des pratiques mises en œuvres par la société des auteurs
et compositeurs dramatiques (SACD)79 a été l’occasion pour le Conseil de la
77 Il faut aussi ajouter les relations qu’entretiennent entre elles les sociétés de gestion collective, pour assurer la gestion et la défense de leurs répertoires respectifs. Pour une appréhension de ce phénomène par le droit des ententes ou du contrôle des concentrations voir Décision de la Commission du 8 octobre 2002, JOUE, L. 107, 30 avril 2003, p. 58 ; CJCE, 13 juillet 1989, aff. 395/87, Ministère public/ J.L. Tournier, Rec. 1989, p. 2521 78 La bibliographie est tellement abondante sur la question de l’application du droit de la concurrence aux sociétés de gestion collective qu’il n’est pas possible d’en donner même un aperçu non exhaustif. Signalons outre les développements consacrés à cette question dans les différents traités et manuels de propriété littéraire et artistique et de droit de la concurrence trois thèses (V. L. Benabou, Droit d’auteur, droits voisins et droit communautaire, Thèse Paris II, 1996, p. 172 ; F. Siiriainen, Le caractère exclusif du droit d’auteur à l’épreuve de la gestion collective, Thèse Nice Ronéo., p. 459 ; E. Liaskos, La gestion collective des droits d’auteur dans la perspective du droit communautaire : contribution à l’élaboration d’une politique communautaire du droit d’auteur, Thèse Paris II, 2003) et un article (F. Pollaud-Dullian, la gestion collective des droits de propriété intellectuelle, Rev. de la Concurrence et de la Consommation, Juillet-août –septembre 2004, n° 139.) 79 CCE, juin 2005, n° 5, comm. n° 107, p. 41, note G. Decocq.
31
concurrence de rappeler et de faire application de la jurisprudence GEMA I et
SABAM80.
Peut être qualifiée d’exploitation abusive, « le fait pour une société de gestion
collective d’imposer à ses adhérents des engagements qui entravent de façon
excessive et inéquitable leur liberté dans l’exercice de leurs droits d’auteur, sans
contrepartie objective »81. Sont licites tous les engagements qui auraient
concrètement pour objet ou pour effet de restreindre la liberté des auteurs dans
l’exercice de leur droit et qui sont nécessaires à une gestion collective efficace. A
l’inverse les engagements des auteurs qui se révèlent superflus à la mise en place
d’une gestion collective efficace sont excessifs ou inéquitables. L’intérêt des auteurs
ne peut être sacrifié à ceux de la société que dans la mesure où cela est nécessaire
à une gestion efficace.82 Un engagement imposé par une SPRD est justifié
objectivement lorsqu’il est indispensable à la réalisation de son objet social. Il s’agit
de faire une pesée de l’intérêt collectif des auteurs qu’exprime la société de gestion
80 Points n° 16 à 21. La Commission dans la Décision du 2 juin 1971 (IV/ 26760, GEMA I, JO, n° L 134, 20 juin 1971, p. 15) a décidé que GEMA exploite abusivement sa position dominante en liant ses membres par des obligations qui ne sont pas objectivement justifiées et qui compliquent le passage de ses membres à une autre société de droits d’auteur (ex : une cession des droits d’auteurs pour toutes les catégories d’œuvres et pour le monde entier, durée de la cession, démission, cession des œuvres futures, etc.) La CJCE a dit pour droit que pourrait constituer une exploitation abusive d’une position dominante le fait qu’une entreprise chargée de l’exploitation de droits d’auteur « imposerait à ses adhérents des engagements non indispensables a la réalisation de son objet social et qui entraveraient ainsi de façon inéquitable la liberté d’un adhérent dans l’exercice de son droit d’auteur » (CJCE, 21 mars 1974, aff. 127/73, SABAM, Rec. p. 313, Clunet 1976, note R. Kovar, p. 203.) Le raisonnement de la Cour a pour point de départ le a) de l’al. 2 de l’article 82 (ex 86). Ce texte dispose que les pratiques abusives peuvent consister notamment en ce que l’entreprise en position dominante impose de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non équitables. La Cour recherche donc si la société de gestion collective impose dans les statuts et les contrats qu’elle conclut avec ses adhérents des conditions non équitables. La Cour poursuit en indiquant que cette appréciation exige que soient pris en considération tous les intérêts en présence. Il faut donc opérer un arbitrage entre la liberté des auteurs à disposer de leurs œuvres et la contrainte d’une gestion efficace de leurs droits. La gestion efficace des droits suppose que la SPDR bénéficie d’un apport de droits lui permettant de donner à son action l’ampleur et l’importance requise. L’intérêt des auteurs est de voir leur liberté à disposer de leurs œuvres limitée dans la mesure où cela est nécessaire (indispensable) à la gestion de ceux-ci. La Cour en conclut donc que le caractère excessif ou mesuré des clauses des statuts et des contrats s’apprécie à l’aune de leur nécessité à l’accomplissement de l’objet social de la société de gestion collective. Notons aussi que la Cour relève que des engagements non indispensables à la réalisation de l’objet social et qui entravent ainsi inéquitablement la liberté d’un adhérent dans l’exercice de son droit d’auteur produisent un effet anticoncurrentiel. Des dispositions conventionnelles (comme une cession de droits exclusive générale et pour une durée très longue) non justifiées par les nécessités pratiques de la gestion des droits a pour objectif de lier totalement les adhérents et de faire obstacle à leur affiliation à une autre société. 81 Point n° 20. Dans la logique du droit communautaire le Conseil relève qu’un engagement excessif et inéquitable non objectivement justifié restreint la concurrence en ce qu’il empêche, de fait, la gestion des droits par les auteurs eux-mêmes, leurs agents ou une autre société de gestion collective. A contrario on doit considérer qu’un engagement excessif et inéquitable justifié objectivement n’aurait pas d’effet ou d’objet anticoncurrentiel. 82 Un auteur individuel a intérêt à ne pas voir sa liberté de disposer de son œuvre limitée plus que nécessaire et le juge apprécie si un engagement outrepasse ou non cette limite.
32
collective et de la liberté individuelle de ses membres. Seules sont justifiées les
atteintes à la liberté individuelle des membres qui sont proportionnées à la poursuite
de l’intérêt collectif. La société de gestion collective n’a le droit de contracter avec les
auteurs (un apport) qu’afin d’agir dans leur intérêt collectif. Il y a abus dès que les
pouvoirs donnés à la Société sont détournés de leur finalité, dès qu’ils ne sont pas
exercés au service de l’intérêt qui en légitime l’attribution. Le Conseil ajoute que « la jurisprudence SABAM conduit toutefois les autorités de
concurrence à apprécier au cas par cas et au regard des situations concrètes de
marché, si une restriction statutaire peut être qualifiée d’anticoncurrentielle ou, au
contraire, si elle n’est que la contrepartie nécessaire à une gestion collective efficace
dans l’intérêt des auteurs. »83
Faisant application de ces principes, le Conseil à la fois écarte la qualification d’abus
de position dominante pour une pratique dénoncée par le plaignant et retient celle-ci
dans un autre cas.
En premier lieu, la qualification d’abus de position dominante est refusée à la
pratique de la SACD consistant à imposer par les statuts la cession globale de toutes
les catégories de droits attachés à l’œuvre audiovisuelle (droit de représentation, de
reproduction sur tout support). Cette clause est nécessaire pour la défense collective
des intérêts des auteurs84.
En revanche, la qualification d’abus de position dominante est retenue, en second
lieu, lorsque la SACD utilise son monopole de fait sur le marché de la gestion des
droits audiovisuels pour imposer aux auteurs qu’ils fassent apport de leur droit de
représentation dramatique. Ce couplage empêche les auteurs de donner en gestion
leurs droits sur les spectacles vivants à d’autres sociétés de gestion collective ou à
des prestataires de services85.
20. Abus de position dominante et abus de fonction. Nous pensons que cette
jurisprudence peut s’expliquer par le fait que les sociétés de gestion collective
exercent sur leur répertoire des prérogatives qui doivent être rangées dans la
catégorie des droits-fonctions dont l’exercice est abusif dès qu’ils ne sont pas
83 Point n° 21. 84 Points n° 32 à 66. 85 Points n° 22 à 31.
33
exercés au service de l’intérêt qui en légitime l’attribution. Il ne s’agit pas à
proprement parler de sanctionner un abus de droit, mais de contrôler que les
sociétés de gestion collective accomplissent correctement leurs fonctions. Cette explication nécessite que l’on réfute au préalable l’idée que les sociétés de
gestion collectives exercent des droits égoïstes sur leur répertoire.
Les relations qu’entretiennent la société et le titulaire de droits sont marquées par le
principe de double qualité. Les rapports de la société de gestion collective avec les
titulaires de droits se caractérisent par la superposition de deux relations juridiques,
l’une issue de l’adhésion à la société et de l’acquisition de la qualité d’associé ;
l’autre prenant sa source dans un engagement contractuel de mettre ses droits
d’auteur en gérance. Les sociétés de gestion collective se distinguent d’une société
classique par le fait que le rapport social se complète d’un rapport contractuel. Il est
toutefois difficile de mettre en lumière ces deux relations distinctes, parce qu’elles
sont fusionnées formellement dans les mêmes documents (la loi, les statuts, les
règlements généraux, les bulletins d’adhésion). La situation est équivalente à celle
de l’éleveur qui adhère à une coopérative laitière et qui s’engage à lui fournir son lait
ou à celle d’un associé d’une société commerciale qui conclut avec elle un bail, un
prêt ou un compte courant d’associé. Les droits d’auteur sont équivalents au lait
fourni, à l’immeuble loué, à l’argent prêté et aux capitaux avancés. Mais pour les
auteurs tout se passe comme si le contrat de fourniture, de bail, de prêt, ou de
compte courant ne faisait pas l’objet d’un écrit distinct de celui des statuts (et du
règlement général) de la société, mais était incorporé en leur sein. Par le bulletin
d’adhésion, le titulaire de droit d’auteur, non seulement devient associé de la société,
mais aussi conclut un contrat par lequel il confie la gestion de ses droits à celle-ci86.
Le titulaire de droits confie, par contrat, à la société la gestion de ses droits
intellectuels. Par cet acte, l’adhérent ou l’associé donne à gérer à la société tout ou
partie de ses droits d’auteur ou voisins sur une ou plusieurs oeuvres, pour qu’elle les
exerce dans son intérêt. C’est un acte important, puisque c’est par lui que le titulaire
confie ses droits à la société, lui permettant ainsi de délivrer des autorisations
86 Le contrat de gestion peut être défini comme : « le contrat par lequel une personne, appelée géré, met un ou plusieurs de ses biens à la disposition d’une autre, appelée gestionnaire, et la charge d’organiser l’activité de gestion en lui confiant le pouvoir d’accomplir, pour son compte, tout acte juridique ou matériel dans le but de leur valorisation ». (P. F. Cuif, Le contrat de gestion, thèse, Economica, 2004, n° 750, p. 516). Il n’est pas douteux que les relations établies entre les titulaires de droits et les sociétés de gestion collective correspondent à cette définition générale et c’est pourquoi nous l’utilisons à titre générique.
34
d’exploitation aux tiers, de contrôler les utilisations, de percevoir les redevances et
d’agir en justice.
Les statuts des sociétés de gestion collective qualifient cet acte de différentes
façons : « apport des droits »,87 « apport du droit d’autoriser ou d’interdire »88,
« apport volontaire »89, « apport gérance »90, « apport en propriété »91, « apport
valant cession »92, « mandat d’intérêt commun »93, « mandat exclusif »94 et il n’est
pas rare que, dans les mêmes statuts, la société bénéficie d’apports de différentes
natures95. Généralement on considère que cet acte a la nature juridique soit d’un
apport soit d’un mandat ou encore d’une cession. Toutefois la jurisprudence et la
doctrine ne se sont jamais senties liées par ces qualifications et les ont toujours
amendées : ce n’est pas un apport au sens du droit des sociétés96, si c’est un
mandat ou une cession c’est un mandat ou une cession de type particulier97. Ce qui
87 Art. 2 PROCIREP. 88 Art. 2 ADAGP ; art. 1 SACD ; art. SPEDIDAM ; art. 2 SACEM. 89 Art. 4 et 19 CFC. 90 Art. 2 ADAGP ; art. 6 ADAMI ; art. 2 SCAM; art. 1 SACD. 91 Art. 6 ADAMI ; art. 2 SCAM. 92 Art. 2 SPEDIDAM ; art. 6.2 ADAMI. 93 Art.1 et 2 SCPP. 94 Art. 1 SPPF. 95 Le plus souvent les droits d’auteur font l’objet d’un apport cession et les droits au bénéfice des licences légales d’un apport gérance (art. 2 ADAGP, art. 1 SACD, art. 6 ADAMI, art. 2 SPEDIDAM, art. 2 SCAM). Dans un cas la cession du droit de donner les autorisations est nécessaire, dans l’autre la loi donne aux utilisateurs ce droit. Seul est indispensable le pouvoir de recevoir la rémunération et d’agir en justice. D’autres fois, l’auteur peut opter entre céder son droit ou confier son droit à la société de gestion collective (art.19 CFC). Si la qualification de l’apport présentait un caractère déterminant les statuts devraient prévoir deux types de régimes en distinguant entre les catégories d’apport. Or il n’en est rien. Que l’apport soit un mandat ou une cession, la perception, la répartition, les actions en justice sont régies par les mêmes dispositions statutaires ou du règlement général. 96 L’apport en droit des sociétés contribue à la formation du capital social et donne droit à des parts sociales conférant à son titulaire des droits politiques et patrimoniaux. L’engagement contractuel réalisant la mise en gestion des droits d’auteur est parfois malencontreusement dénommé d’apport. Mais la mise en gestion ne concourt en rien à la formation du capital des sociétés, ce sont les versements en numéraire qui participent à la constitution de celui-ci (Cass. Civ. 1, 6 déc. 1988, RIDA n° 140, avril 1989, p. 228). Le titulaire de droits ne reçoit aucun droit proportionnel à la valeur des droits qu’il met en gestion. Les sociétés de gestion collective sont soumises au principe de démocratie que l’on peut exprimer sous la forme « un homme une voix ». Chaque associé ne reçoit qu’une seule part sociale ne lui accordant qu’une seule voix. La mise en gestion des droits d’auteurs (ou des droits voisins) n’étant pas un apport en nature il est vain d’en faire un apport en propriété ou en jouissance ou même un quasi-apport. Nier le caractère d’apport a permis dans le passé, à des utilisateurs des œuvres de contester (en vain) la régularité de la constitution des sociétés d’auteurs et en conséquence leur capacité d’ester en justice. Aujourd’hui ce débat est clos. 97 Parfois la jurisprudence a qualifié l’apport de mandat de gestion (ex : Cass. Req., 6 août 1873, S., 1873, 1, 459 ; Paris 2 août 1872, S., 1872, 2, 167 ; Paris, 31 janvier 1854, D, 1855, 2, 179 ; CA Paris, 6 mars 1933, Gaz Pal., 1933 I 958, S. 1935, 1, 116, note Gény). Mais la Cour de cassation, dans un arrêt du 5 novembre 1985 (Cass. Com. 5 nov. 1985, Bull. civ., IV, n° 263, p. 221), écarte explicitement la qualification de mandat, indiquant cependant que la société agit au lieu et place de ses adhérents. Cette solution doit être approuvée. Un mandat en principe est révocable librement. Les techniques du droit des sociétés permettent de lier l’associé contractant (Paris, 6 mars 1933, G.P. 1933, p. 260 ; Sirey 1935, 1, p. 116, note Gény). Le mandat ne peut prendre fin que par le retrait, l’exclusion ou le décès de l’auteur ou par la dissolution de la société. Un retrait peut être subordonné à un préavis ou toute autre condition et un retrait abusif ouvre droit à des dommages intérêts. En outre un auteur ne
35
est certain c’est que cet acte est un contrat98 de gestion qui ne s’identifie pas
complètement à une figure connue99.
Au lieu de déformer inutilement les figures classiques du droit français, ne vaut-il pas
mieux considérer que cette institution est sui généris ? Il est certain que cet apport
est un contrat innomé irréductible aux figures connues et n’est pas régi par les règles
du mandat ou de la vente. La jurisprudence nous semble en adéquation avec cette
analyse. En effet, les juges, au lieu de qualifier l’opération pour en déduire un régime
juridique préexistant, partent de la volonté des parties pour répudier les contrats
nommés (mandat, apport, vente), pour interpréter les situations donnant lieu à
confusion et pour en induire les règles applicables100.
peut remettre en cause la gérance des dirigeants de la société civile qu’en utilisant les mécanismes du droit des sociétés. De plus l’auteur est sans droit pour conclure un contrat et se trouve donc dans la position singulière d’un mandant qui n’aurait pas le droit de défaire ce que son mandataire a fait dans son intérêt. Dans le mandat le représentant ne peut engager le représenté contre sa volonté. Enfin un mandataire doit agir dans l’intérêt exclusif de son mandant, alors que les sociétés de gestion collective on un intérêt partiellement distinct de celui des auteurs. Ainsi, avant que la loi habilite les sociétés de gestion collective à agir en justice pour le compte des auteurs (art. 321-1 al. 2 CPI), la jurisprudence (Req. 28 décembre 1927, D.P., 1928, S. 1928, 1, 111) avait reçu une action en justice exercée par une société de gestion collective en son nom propre dans la défense des intérêts de ses membres, en contradiction avec la règle « nul ne plaide par procureur » en relevant que : « la société de gestion collective avait un intérêt personnel à l’action consistant en la perception d’une quote-part des redevance couvrant ses frais de gestion avant répartition ». D’autres fois, on considère que la mise en gestion opère une cession, mais que l’on s’empresse de qualifier de fiduciaire (Cass. Civ., 6 déc. 1988, RIDA avril 1989, p. 228 ; P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, 5 éd., PUF, 2004, n° 405 ; A. et H.J. Lucas, Traité de la propriété Littéraire et Artistique, 2 ème ed., Litec, 2001, n° 699 ; F. Pollaud-Dullian, Le droit d’auteur, éd. Economica, 2005, n° 1170). Le caractère fiduciaire de la cession est censé expliquer (i) qu’il puisse y avoir mise en gestion d’œuvres futures, du droit de suite ou du droit à rémunération équitable alors que le CPI en prohibe la cession ; (ii) que la jurisprudence refuse de voir dans l’acte d’adhésion à une société de gestion collective, un acte de disposition emportant aliénation du capital (Cass. Civ. 1, 4 avril 1991, Bull. civ. 1, n° 115, p. 77, D, 1992, p. 261, note PY Gautier) et que celui-ci puisse se formaliser par un simple acte d’adhésion ; (iii) la faculté du cédant de récupérer ses droits en se retirant de la société ou en cas de liquidation de celle-ci (Paris, 11 juin 1997, RIDA, octobre 1997, P. 255). (iiii) l’arrêt de la Cour de cassation du 24 février 1998 ayant énoncé que : « les auteurs et éditeurs ayant adhéré à la SACEM n’en conservaient pas moins l’exercice de leurs droits sur l’œuvre, dont ils pouvaient demander la protection, notamment par l’action en contrefaçon » (Cass. Civ., I, 24 février 1998, Bull. civ., I, n° 75, p. 50). 98 « Les relations entre l’auteur et la société sont incontestablement de nature contractuelle » A. Lucas et H.-J. Lucas, Traité de la propriété littéraire et artistique, Litec, 2 éd., n° 694, p. 535. 99 Si l’on considère que l’apport est une cession on doit admettre qu’il opère un démembrement particulier du droit d’auteur entre la propriété juridique active de la société et la propriété économique passive de l’auteur (Essai sur la notion de propriété économique en droit privé français, recherches au confluent du droit fiscal et du droit civil, G. Blanluet, Thése, LGDJ, 1999). Si l’on estime que l’apport est un mandat il faut admettre qu’il opère une délégation particulière et globale de pouvoir, comme si l’auteur pouvait contractuellement se constituer incapable (Les contrats de représentation des œuvres dramatiques et musicales dans le cadre des sociétés d’auteur en France, A. Schmidt, thèse LGDJ, 1971). Dans les deux cas on est obligé de faire évoluer le discours théorique pour le rendre conforme à la réalité. 100 Le juge fixe l’étendue des droits et obligations des auteurs et des sociétés de gestion collective à partir de la détermination du contenu des statuts qui les lient (CA Paris, 11 février 1998, Jurisdata n : 021355 ; Cass. civ 1, 8 janvier 1975, Bull. n° 7, p.8 ; CA Paris, 15 octobre 1986, Jurisdata n° 026880) ou de l’interprétation des textes législatifs applicables (Cass. civ. 1, 22 mars 1988, n° 86-11196, non publié au bulletin, Cass. crim, 18 nov. 1986,
36
Positivement, ce qui caractérise l’apport c’est qu’il confie la gestion du droit à la
société. Celle-ci acquiert le pouvoir d’agir sur les droits de l’auteur. Le pouvoir de
gérer de la société prend sa source dans ses statuts et revêt, pour cette raison, une
originalité certaine. L’analyse se situe au confluent du droit des contrats (origine
conventionnelle du pouvoir) et du droit des biens spéciaux (agir sur des droits
d’auteur au caractère immatériel) auxquels se superpose le droit des sociétés.
Dans le cadre de cette étude contentons nous de constater que, quelle que soit la
qualification de ce contrat, il fait naître des droits pour les sociétés de gestion
collective lors de la formation et pendant la durée du contrat d’une très grande
homogénéité et sans qu’il soit besoin de distinguer entre les sociétés bénéficiant d’un
apport cession de celles à qui l’apport est fait par un mandat101.
C’est l’objet social qui détermine le champ d’action de la société ainsi que de ses
représentants. C’est le principe de spécialité des personnes morales. L’article 1849
C. civ. dispose : « Dans les rapports avec les tiers, le gérant engage la société par
les actes entrant dans l’objet social »102. Autrement dit la société ne peut conclure
des contrats et plus largement des actes juridiques avec des tiers qu’à la condition
qu’ils rentrent dans le champ d’action de la société. A ce titre, il convient d’indiquer
Bull. CRIM ; 1986, n° 344, p. 894, Cass. civ 1, 10 février 1987, Bull., 1987, n° 49, p. 36, Cass. civ. 1, 22 mars 1988, Bull., n° 89, p. 57). Ce n’est que lorsque les statuts, la loi et le règlement intérieur sont lacunaires ou ambigus que le recours à la nature juridique d’un rapport de droit a une utilité : la qualification permet de déduire l’application d’un régime juridique et d’éclaircir une disposition obscure ou de combler les lacunes. Pourtant même en cas de lacunes et d’ambiguïté, il semble que le juge rechigne à qualifier l’opération et préfère rechercher une règle dans la finalité et l’esprit de la réglementation applicable aux sociétés de gestion collective plutôt que de greffer un corpus normatif préexistant mal adapté et inopportun. 101 L’exercice de l’action en justice est symptomatique de l’absence d’intérêt de la distinction. L’article L. 321-1 al. 2 in fine du CPI dispose que : « Ces sociétés civiles régulièrement constituées ont qualité pour ester en justice pour la défense des droits dont elles ont statutairement la charge ». Cette disposition permet aux sociétés de gestion collective d’agir en justice pour défendre des droits dont elle ne sont pas propriétaires ou titulaires mais dont elles ont simplement la charge. Le fait que l’auteur ne transmette pas la propriété de ses droits d’auteur à la société de gestion collective, par exemple parce qu’ils sont liés par un mandat, est indifférent pour déterminer la possibilité pour cette dernière d’agir contre les tiers. La société de gestion collective a qualité pour agir en justice qu’elle soit ou non propriétaire des droits constituant son répertoire. Il n’y a pas à distinguer de ce point de vue entre les sociétés liées par un mandat à leurs associés (ou aux sociétés de gestion collective étrangères) de celles qui bénéficient d’une cession. Le titre juridique de l’action en justice de la société de gestion collective ne lui vient pas du contrat d’apport, mais de la loi. En revanche la société ne peut agir pour la défense de droits qui échappent à son répertoire. 102 La loi énonçant que ces sociétés doivent obligatoirement être constituées sous la forme civile (art. L. 321-1 CPI) les règles applicables à ces sociétés s’appliquent: ce sont principalement les dispositions relatives à toutes les sociétés quelle que soit leur forme ou leur nature (articles 1832 à 1844-17 C. civ., droit de la concurrence art L. 420-1 C. com et s. droit des procédure collectives art L. 611-1 C. com. et s. ) ; celles ayant pour objet les sociétés civiles (articles 1845 à 1870-1 C. Civ) ainsi que les dispositions du code de la propriété intellectuelle relatives aux sociétés de perception et de répartition des droits (articles L. 321-1 à L. 321-13 et R. 321-1 à R. 326-7).
37
que les statuts des sociétés présentent une grande homogénéité (même si cela
n’exclut pas certains particularismes). Dans certains statuts, il est indiqué que la
société a pour objet la gestion ou de gérer les droits et dans d’autres d’exercer et/ou
d’administrer des droits. L’objet social détermine ainsi l’aptitude de la société à
conclure des engagements notamment avec les auteurs103 et les utilisateurs104.
Les sociétés de gestion collective ne peuvent acquérir des droits et ne les exercer
que dans le but de les gérer. Tout « apport » qui aurait pour objet ou pour effet
d’outrepasser cette finalité serait nul105.
Gérer, administrer, exercer des droits suppose nécessairement de prendre en
compte l’intérêt d’autrui. Juridiquement, et contrairement au langage commun, il ne
faut pas confondre agir dans l’intérêt d’autrui et agir pour le compte d’autrui.
Lorsqu’un intermédiaire agit pour le compte d’autrui (ex : un mandataire ou un
commissionnaire), l’acte qu’il conclut avec le tiers produit directement des effets dans
le patrimoine de la personne représentée (ex : le mandant, le commettant). Les
biens, les services, la monnaie circulent directement entre les patrimoines se situant
au bout de la chaîne sans transiter par celui de l’intermédiaire. Le donneur d’ordre
(mandant, commissionnaire) et le tiers sont liés par les obligations nées du contrat
conclu par l’intermédiaire en qualité de partie à celui-ci. En l’espèce la situation est
différente. Que l’on soit en présence d’un apport mandat ou cession la société
perçoit des redevances qui transitent par son patrimoine et les redistribue dans un
second temps ; elle délivre des autorisations aux tiers, agit en justice, contrôle les
utilisations comme si elle était titulaire des droits (en son nom et pour son compte).
La société de gestion collective agit en son nom comme un titulaire de droit (et en
faisant écran entre l’auteur et l’utilisateur), pour son propre compte (son patrimoine
103 En conséquence, les auteurs qui, au moment de la conclusion du contrat de gestion sont des tiers vis-à-vis de la société avec qui ils contractent -et qui ne deviennent des associés que par l’effet de ce contrat, c'est-à-dire postérieurement a sa conclusion-, ne peuvent transmettre par le biais du contrat de gestion (que ce soit un mandat ou une cession) à la société des droits qui ne rentrent pas dans l’objet social. 104 Les utilisateurs qui s’adressent à la société pour obtenir l’autorisation d’utiliser l’œuvre sont aussi des tiers. Le principe de spécialité s’oppose à ce qu’il leur soit transmis moins de droits que ne l’autorise l’objet social. On ne peut invoquer à l’égard des tiers le contrat d’apport mandat pour retirer son efficacité juridique à un acte conclu par la société et qui serait conforme à l’objet social. A leur égard la société agit pour son compte et en son nom. Elle peut donc avec les tiers effectuer les mêmes actes juridiques quelle que soit la nature de l’apport (cession ou mandat). 105 C’est pour cette raison que le contrat de gestion ne répond ni aux canons classiques du mandat ni à ceux du transfert de propriété. Pour bien gérer les droits d’auteur (notamment exercer l’action en justice) la société doit acquérir plus de droits que ceux que confère un mandat et ne peut devenir pleinement propriétaire. C’est pourquoi on considère généralement que les apports cession ont un aspect fiduciaire et qu’ils ne sont pas des aliénations. C’est l’effet de l’objet social. C’est aussi pourquoi concrètement les apports produisent le même effet d’exclusivité qu’ils prennent la forme d’une cession ou d’un mandat.
38
est affecté par les opérations qu’elle réalise), mais dans l’intérêt d’autrui. On perçoit
alors, le caractère atypique de cette situation pour le droit français. En effet,
normalement lorsque l’on agit dans l’intérêt d’autrui c’est parce que l’on n’est pas
propriétaire des droits que l’on exerce : on exerce un pouvoir pour le compte d’autrui
(mandat et commission). En revanche, lorsque l’on est propriétaire, on exerce un
pouvoir dans son propre intérêt (on dit que c’est un droit égoïste). Dans notre
situation, la société de gestion collective bénéficiant d’un apport mandat agit dans
l’intérêt d’autrui, mais comme un titulaire de droit : en son nom et pour son compte.
Et la société d’auteurs bénéficiant d’un apport cession ne peut exercer sa propriété
égoïstement. Quelle que soit la qualification de départ (mandat ou cession), les
situations des sociétés de gestion collective sont très proches : agir avec les tiers en
leur nom et pour leur compte (pour délivrer les autorisations, agir en justice, négocier
avec les sociétés étrangères), se comporter avec les auteurs comme un
représentant106. Au delà de la technique, les sociétés de gestion collective trouvent
leur unité dans leurs missions et leurs fonctions économiques. La société de gestion
collective est une agrégation de liens individuels. Les auteurs se regroupent pour
faire collectivement ce qu’ils peuvent faire individuellement. C’est de la défense
collective d’intérêts individuels. La société exerce, administre les droits des auteurs
comme le feraient les auteurs eux-mêmes et peu importe la technique juridique
(mandat, cession) qui permet de déléguer le droit d’agir. Mais cette société n’existe
que pour permettre des économies d’échelle, une réduction des coûts de gestion, en
comparaison à l’exercice éparpillé de leurs droits107. Les droits des sociétés de
gestion collective sur leur répertoire correspondent à la définition des droits-fonctions
(voir supra n°4) dont l’exercice est nécessairement contrôlé. Et la jurisprudence sur
ce point peut très bien s’expliquer par le recours à ce concept.
21. Engagement et conciliation de l’intérêt collectif de la SPRD et de l’intérêt particulier de l’auteur. Pour remédier à cette situation, le Conseil de la concurrence
a accepté les engagements de la SACD de modifier ses statuts et son règlement
général. Les auteurs pourront fractionner leurs apports par catégorie d’œuvres
(dramatique, audiovisuelle, image).
106 Cass. 1er civ., 15 oct. 1985, RIDA, n° 129, 7/1986, p. 124 ; Cass. com., 5 nov. 1985, B. n° 263, p. 221. 107 Pollaud-Dullian, Le droit d’auteur, Economica, n° 1140 et s, p. 680.
39
Toutefois, le Conseil a accepté que ce fractionnement des œuvres et la rétractation
des apports soient soumis à des conditions et à des restrictions : le retrait de
certaines catégorie d’œuvres ne peut intervenir qu’à l’expiration de chaque période
de deux ans à compter du jour de l’adhésion ou de la précédente modification, le
retrait partiel d’une catégorie d’oeuvres ne peut intervenir plus de trois fois au cours
de la vie sociale d’un auteur, le Conseil d’administration de la SACD statue sur les
demandes d’adhésion complémentaires présentées par les auteurs désireux de
confier la gestion des œuvres qu’ils ont précédemment retirées, le retrait partiel
n’intervient de plein droit qu’à la condition que la gestion en soit confiée à une autre
société de gestion, etc.108 De plus l’auteur pourra limiter territorialement son apport
tant en ce qui concerne les droits d’adaptation et de représentation dramatique qu’en
ce qui concerne l’autorisation ou l’interdiction de communiquer la représentation au
public109.
La procédure d’engagement permet de concilier la mise en place d’une mesure
permettant de rétablir la concurrence (le fractionnement des apports par catégorie
d’œuvres) et de préserver l’équilibre économique et la fonction sociale des sociétés
de perception et répartition des droits (par la mise en œuvre de conditions et
restrictions au fractionnement)110.
C’est aussi ce souci de conciliation des intérêts qui préside aux décisions intervenant
dans les relations que les sociétés de gestion collective entretiennent avec les
utilisateurs des œuvres.
B. Abus dans les rapports que la société de gestion collective entretient avec les utilisateurs des œuvres.
108 Points n° 69 à 75 et 91 à 104. 109 Points n° 76 à 79. Le conseil ne se prononce pas sur « les éventuelles restrictions de concurrence résultant des nouvelles règles d’apport des droits audiovisuels par territoire, ce point restant ouvert pour l’avenir » Point n° 88. le Conseil considère qu’il n’est pas en mesure d’apprécier les effets de la modulation par la SACD du taux de retenue statutaire (la rémunération de la gestion par l’auteur) en fonction d’une limitation de l’apport ou non. 110 Voir points n° 91 à 104. Contrairement à ce que l’on peut lire où entendre ici ou là les autorités de concurrence n’ont jamais nié le caractère mutualiste des sociétés de gestion collective. Déjà dans l’arrêt SABAM, la CJCE avait affirmé qu’il fallait « tenir compte du fait qu’une entreprise du type visé est une association dont le but est de sauvegarder les droits et intérêts de ses associés individuels vis-à-vis notamment des utilisateurs et distributeurs de musique, tels que les organismes de radiodiffusion et les producteurs de disques » (point n° 9). Dans cette décision, le Conseil qualifie les sociétés de gestion collective de « système de mutualisation des coûts » mettant en place une « solidarité entre les bénéficiaires » s’opposant à leur transformation en « guichet personnalisé, avec des conditions modulables en fonction des demandes de chaque auteur selon son succès commercial ».
40
22. Eviction des SPRD concurrente. Dans la décision du 15 juin 2005, SARL
PLAYA CLUB, le Conseil d’Etat a décidé qu’une commission administrative prévue
par le CPI chargée de fixer la rémunération équitable due au titre du droit voisin par
les discothèques aux artistes-interprétes111, ne méconnaît pas l’article L. 420-2 C.
com. en désignant la Société pour la Perception de la Rémunération Equitable
(SPRE) comme la société de gestion collective chargée de percevoir et répartir cette
rémunération. En réalité cette désignation était inutile surabondante et superfétatoire.
La SPRE bénéficie, pour des raisons diverses, d’un monopole de fait en matière de
rémunération équitable de l’article L214-1 du CPI112. Que la commission
administrative désigne ou non la SPRE dans sa décision est indifférent. Quoi qu’il
arrive ce sera elle et elle seule qui percevra et répartira la rémunération équitable113.
La désignation de la SPRE ne pouvait avoir pour effet d’évincer l’un de ses
concurrents. L’argument manque en fait. L’acte administratif n’est pas entaché
d’illégalité car il n’impose pas, n’autorise pas ou ne facilite pas un abus de position
dominante.
23. Rémunération inéquitable ou discriminatoire. En réalité ce qui aurait importé,
pour retenir une éventuelle exploitation abusive de position dominante, c’est que la
discothèque soutienne, à l’appui de son recours, que l’assiette et le taux de la
« rémunération équitable » étaient fixés par la commission à un montant
111 L’article L. 214-1 CPI dispose que l’artiste interprète et le producteur ne peuvent s’opposer a la communication et à la radiodiffusion d’un phonogramme publié à des fin de commerce. En contrepartie de cette utilisation, les artistes interprètes ont droit à rémunération dite équitable. En principe le barème de cette rémunération est fixé par un accord conclu entre les organisations représentatives des artistes interprètes, des producteurs et des utilisateurs de phonogramme (art. L. 214-3 CPI). A défaut d’accord les modes et les bases de la rémunération des artistes-interprètes sont déterminés par une commission présidée par un magistrat de l'ordre judiciaire désigné par le premier président de la Cour de cassation et composée, en outre, d'un membre du Conseil d'Etat, désigné par le vice-président du Conseil d'Etat, d'une personnalité qualifiée désignée par le ministre chargé de la culture et, en nombre égal, de membres désignés par les organisations représentant les bénéficiaires du droit à rémunération et de membres désignés par les organisations représentant les personnes qui utilisent les phonogrammes. art. L 214-4 CPI.R. art 214-1 à R. 214-7 CPI. 112 La SPRE est la seule société habilitée par le Ministère de la culture pour percevoir et répartir la rémunération équitable. 113 Le Conseil d’Etat considère « qu’aux termes de l’article 214-5 du code la propriété intellectuelle : La rémunération prévue à l’article L. 214-1 est perçue pour le compte des ayants droit et répartie entre ceux-ci par un ou plusieurs organismes mentionnés au titre II du livre III ; qu’en désignant la Société pour la Perception de la Rémunération Equitable de la communication au public des phonogrammes du commerce pour remplir cette mission, la Commission n’a fait qu’enregistrer la situation de fait par laquelle les ayants droit ont confié cette mission de perception de leur rémunération à cette société de perception et de répartition à l’exclusion d’autres qui auraient pu y concourir ; que cette décision ne saurait, par elle-même, méconnaître les articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce ; ».
41
inéquitable114 ou discriminatoire115 Or la question n’était pas posée en l’espèce. Le
conseil d’Etat n’avait pas à sanctionner l’abus de la SPRE à l’encontre d’une
discothèque par la SPRE116.
114 Il existe une tendance naturelle de la part de toute entreprise monopolistique à fixer un prix lui permettant de maximiser son profit, prix qui est plus élevé que celui qu’elle serait en mesure de fixer si le marché était concurrentiel. Ce comportement est logique d’un point de vue économique. Toutefois l’article 82 al 2 a) CE considère comme abusif le fait d’imposer (directement ou indirectement) des prix d’achat ou de vente inéquitables. La CJCE (13 novembre 1975, aff. 26/75, Général Motors, Rec. p. 1367) a décidé que celui-ci se définissait comme un prix exagéré par rapport à la valeur économique de la prestation fournie. La Cour a aussi dégagé des critères permettant de déterminer le caractère excessif de celui-ci (14 février 1978, 27/76, United Brands, Bananes Chiquita, Rec. p. 207) : comparaison du prix de vente du produit en cause avec son prix de revient afin de dégager la marge bénéficiaire. En l’espèce une telle méthode ne pouvait être appliquée puisqu’il est impossible de déterminer le coût de création d’une œuvre de l’esprit telle qu’une œuvre musicale. Confrontées au caractère inapproprié de la méthode consacrée les juridictions nationales ont demandé à la CJCE si elles pouvaient déterminer le caractère inéquitable des redevances en constatant qu’elles étaient fixées à un montant supérieur à celui pratiqué par les sociétés d’auteurs des autres Etats membres. (CJCE, 13 juillet 1989, aff. 395/87, Ministère public/ Tournier, Rec. p. 2521 ; CJCE, aff. Jtes 110, 241 et 242/88, Lucazeau. e. a. / SACEM, Rec., p. 2881, A. Françon, RIDA 1990, n° 144, p. 50, M.-C. Boutard-labarde et L. Vogel, JCP, 1990, II, 21437). Celle-ci a répondu, en premier lieu, qu’une comparaison faite sur une base homogène démontrant qu’une entreprise en position dominante impose des tarifs sensiblement plus élevés que ceux pratiqués dans les autres Etats membres constitue l’indice d’un abus de position dominante. L’exigence d’une comparaison faite sur une base homogène s’explique aisément. Les sociétés de gestion collective en Europe utilisent des méthodes de calcul des redevances très différentes (ex : incorporation ou non du droit mécanique, pourcentage des recettes global ou montant forfaitaire fixé par référence à des facteurs tels que la surface de la discothèque, le prix d’entrée ou le prix d’une boisson). Il semble que la seule manière de procéder pour arriver à une comparaison valable consiste à comparer les redevances demandées à celles qui devraient être réclamées à une discothèque type imaginaire. La jurisprudence française a précisé qu’il appartenait à l’auteur des poursuites (plaignant, autorités de concurrence) d’établir sur des bases objectives l’existence de disparités importantes entre les niveaux de redevance (Cass. Civ. 1, 8 novembre 1989, Bull. I., n° 343, p. 231 ; Cass. Civ. 1, 29 janvier 1991, Bull. I., n° 37, p. 22 ; Cass. Civ. 1, 14 mai 1992, Bull. I., n° 135, p. 91 ;Cass. Civ. 1, 10 mars 1993, Bull. I., n° 100, p. 67 ; Cass. Com., 7 janvier 2004, société 4D, Heiba et Générale de la ferme, CCE, avril 2004 n° 4, Comm. n° 45, p. 32, note G. Decocq). A les supposer établies ces disparités de tarifs ne constituent qu’un indice, une forte probabilité d’abus. Il appartient alors à la société d’auteurs en question de justifier ces différences « en se fondant sur des divergences objectives et pertinentes entre la gestion des droits d’auteur dans l’Etat membre concerné et celle dans les autres Etats membres » (point n° 46 aff. J.L. Tournier , voir aussi point n° 25 aff. Lucazeau ; Cass. Crim., 25 janvier 1990, Bull., n° 46, p. 126). C’est à la société de gestion collective qu’il appartient de justifier sa pratique et celle-ci doit faire l’objet « d’un examen particulièrement rigoureux, de la part des juridictions nationales » (point n° 43 des conclusions de l’Avocat général M.F.G. Jacobs dans l’aff. J.L. Tournier, Rec. 1989, p. 2536). En second lieu, la CJCE affirme que d’autres critères seraient susceptibles d’établir le caractère inéquitable de la redevance. Toutefois ceux-ci n’étant pas mentionnés ou développés dans la question préjudicielle la Cour n’avait pas à statuer sur ce point. Notons simplement que le recours à d’autres critères est possible. Quels sont-ils ? Dans ses conclusions l’avocat général Jacobs (point n° 68) préconise deux méthodes : (i) une comparaison entre le niveau de la redevance et les coûts nécessaires à une gestion efficace des droits et l’exigence d’assurer une rémunération raisonnable aux titulaires de droits, (ii) une comparaison entre les redevances imposées à une catégorie de clients (ex : discothèques) avec celles pratiquées avec une autre catégorie de clients (ex : stations de radio ou chaînes de télévision). 115 Cass. Civ. 1, 16 avril 1985, Le Xenon, Bull. I. n° 116, p. 107 ; Cass. Com., 7 janvier 2004, société 4D, Heiba et Générale de la ferme, CCE, avril 2004 n° 4, Comm. n° 45, p. 32, note G. Decocq. 116 La requérante soutenait aussi que la rémunération équitable est une aide d’Etat incompatible avec le marché commun (art. 87 CE).
42
24. Conclusion : l’appréhension, en 2005, des droits de propriété intellectuelle par la
prohibition des abus de position dominante donne une image d’un grand classicisme
mâtiné d’audace.
Classicisme, par la sanction des approvisionnements exclusifs obtenue grâce à des
remises liées, par le rappel des conditions restrictives à la mise en œuvre de la
théorie des facilités essentielles et par le rappel de la jurisprudence SABAM et
GEMA.
Audace, par la remise en cause de l’existence de droit de propriété intellectuelle
invoqué, tel un brevet sur un distributeur automatique ou un signe distinctif conférant
un caractère officiel à des médailles ou par l’acceptation d’engagements conformes à
l’intérêt général et préservant aussi l’équilibre des intérêts particuliers.
A n’en pas douter les réformes à venir du droit des abus de position dominante nous
donneront l’occasion de confirmer, à l’avenir, cette impression.
43