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RACINE ET ROME

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RACINE ET ROME

et

sous la direction de

S u z a n n e G U E L L O U Z

textes de

Richard L. BARNETT, Jean-Louis BACKÈS, Gérard DEFAUX,

Madeleine DEFRENNE, Christian DELMAS,

Serge DOUBROVSKY, Dominique MONCOND'HUY, Jacques MOREL,

Richard PARISH, Jacques PRÉVOT, Jean ROHOU, Arnaud RYKNER, Marie-Odile SWEETSER

P A R A D I G M E

122 bis, rue du Faubourg Saint-Jean 45000 ORLÉANS

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n° 5

Dans la même collection, déjà parus :

Gabrielle Chamarat (dir.) : Les Misérables. Nommer l'innommable

Alain Lanavère (dir.) : Télémaque. Je ne sais quoi de pur et de sublime...

Carole Domier (dir.) : Les mémoires d'un désenchanté (Crébillon fils, Les Égarements du cœur et de l 'esprit)

Jean-Claude Larrat (dir.) : La Condition humaine, roman de l'anti-Destin

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction, par tous procédés, réservés pour tous pays.

© PARADIGME, Orléans, 1995 ISBN 2-86878-164-0

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AVANT-PROPOS

Trois principes ont présidé à l'élaboration de ce volume. Il nous a d'abord semblé nécessaire de perpétuer la méthode à laquelle on avait déjà eu recours, dans cette collection, pour présenter l'auteur du XVII siècle inscrit au pro- gramme de l'agrégation, et qui consiste à offrir, outre des articles inédits, des textes qui ont été précédemment publiés.

Étant bien entendu - et c'est là notre deuxième principe - que les articles repris, bien qu'ils soient tous rédigés en français, ont généralement paru dans des revues auxquelles les candidats n'ont pas facilement accès.

Dernier principe - et non, à nos yeux des moins importants, puisqu'il implique une option méthodologique -, nous avons tenu à joindre aux études ponctuelles, qui portent sur tel ou tel aspect de telle ou telle des trois pièces inscrites au programme, des études d'intérêt général, entendons qui concer- nent soit la totalité de l'œuvre de Racine soit plusieurs de ses tragédies.

Ce souci de replacer ce qu'il est convenu d'appeler les pièces romaines de Racine dans divers ensembles, sans pour autant négliger le lien qui existe entre texte et paratexte, est celui de Jacques MOREL, à qui nous semblait revenir de droit - le nombre et la qualité des travaux qu'il a consacrés à notre auteur et, notamment, l'édition qu'il a, en collaboration avec Alain Viala, publiée chez Garnier nous y invitaient - la tâche d'introduire le volume.

Également préoccupés de brasser la plus grande partie de l'œuvre sont Jean-Louis BACKÈS et Richard PARISH que leur production antérieure - nous songeons au Racine de l'un qui a paru au Seuil, dans la collection « Écrivains de toujours », et au Racine : the limits of tragedy de l'autre, qui a été publié dans la collection « Biblio 17 » des PFSCL - prédestinait, il est vrai, à adopter une telle perspective.

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Dominique MONCOND'HUY et Arnaud RYKNER mêmes, qui ont délibéré- ment pris pour sujet d'étude une seule pièce, celle qui semble avoir été jusqu'ici la moins étudiée, Mithridate, ne nous proposent pas pour autant de simples études ponctuelles.

Quant aux articles anciens que nous reproduisons, il va de soi que la liste n'en a pu être établie qu'au prix de sacrifices successifs. Non que ceux qui ont été retenus ne se soient - et pour cause - imposés. Mais parce que d'autres noms, d'autres titres nous semblaient également pouvoir figurer dans un recueil dont l'objectif est d'éveiller tant la curiosité que l'esprit critique des lecteurs, en montrant que, même si toutes les interprétations ne sont pas recevables, il n'est pas une mais des vérités de Racine.

Suzanne GUELLOUZ

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INTRODUCTION

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À PROPOS DES TRAGÉDIES DE RACINE À SUJET ROMAIN*

Après avoir réglé son compte à Molière dans Les Plaideurs, Racine se présente comme l'heureux rival de Corneille avec Britannicus, qui se sou- vient d'Othon, Bérénice, qui « double » Tite et Bérénice, et Mithridate, qui met en scène, comme l'avait fait vingt ans plus tôt Nicomède, la politique des Romains dans les royaumes orientaux.

Les cornéliens ne pouvaient guère pardonner les insolences de l'ancien élève des « messieurs » de Port-Royal. Ils ont marqué leur désapprobation à la première de Britannicus. Sous la plume de l'abbé de Villars, auteur d'une Critique de Bérénice, ils ont opposé à l'esthétique racinienne la rigueur de la conception et de l'écriture de l'auteur de Cinna et d'Horace. Les attaques se sont faites moins violentes pour Mithridate, créée au lendemain de l'élection du poète à l'Académie française. La préface de cette tragédie est d'ailleurs de ton beaucoup plus modéré que celles des précédentes tragédies romaines de Racine. Britannicus comportait une dédicace au duc de Chevreuse et Bérénice à Colbert. Mithridate n'en comporte aucune. En 1673, le poète est déjà au faîte de sa gloire ; il n'a plus besoin d'intercesseurs auprès du souve- rain.

Les préfaces de ces tragédies, et singulièrement celle de Mithridate, affirment le souci qu'il assure avoir toujours été le sien du respect des sources historiques anciennes. Elles rappellent aussi que les sujets qu'il a choisis sont toujours des sujets célèbres, et non, comme c'est parfois le cas chez Corneille, empruntés aux marges de la grande histoire. Le public peut reconnaître aisément les épisodes et les personnages mis en scène par le dramaturge. Il

* Article inédit.

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y a de sa part une audace évidente à conter une histoire que les historiens et les dramaturges qui l'ont précédé rendaient familière à ses contemporains. Britannicus se veut fidèle à Tacite (Seconde Préface), Bérénice à Suétone ; Mithridate à Florus, Plutarque, Dion Cassius et Appien d'Alexandrie. Racine reconnaît cependant qu'il a souvent pris quelques libertés par rapport à ses sources. Certaines d'entre elles rappellent les aveux de Corneille dans ses Discours : adaptation au goût et aux exigences des Français de son temps, souci de la vraisemblance. D'autres lui sont personnelles : recherche de la simplicité dans l'action, préoccuppation de l'exemplaire dans la création des personnages et dans le déroulement de leur histoire : c'est une des dimensions essentielles de la préface de Bérénice. Racine idéalise ses héros, non pour en faire des êtres dénués de toute imperfection, mais pour faire apparaître en chacun d'entre eux une sorte de modèle humain, dans le bien comme dans le mal. C'est en quoi les tragédies romaines du poète rappellent ou annoncent ses tragédies mythologiques et ses drames bibliques. Junie poursuivie par Néron rappelle Antigone poursuivie par Créon. Agrippine paraît annoncer Athalie.

Au centre de ces tragédies figure toujours un monarque. Celui-ci peut-être un « monstre naissant », comme Néron, un empereur généreux, comme Titus, ou un personnage de volonté incertaine, comme Mithridate. Dans tous les cas, il semble que Racine propose à son souverain une leçon positive ou négative sur l'art de régner, comme l'avait fait Ronsard au siècle précédent dans ses Discours et Robert Garnier dans Les Juives. De plus, le personnage du souverain, en raison même de sa puissance, est éminemment propre à illustrer les grandes passions tragiques : l'amour (voué à l'échec), l'ambition, qui peut être aiguillon généreux ou désir de briser les rivaux, la vengeance, noble quand elle est incarnée par Titus, criminelle quand elle l'est par Néron, ambiguë quand elle l'est par Mithridate.

Mais tous les monarques raciniens sont des êtres fragiles. Déchirés entre les passions contraires et finalement dominés par la plus violente d'entre elles, la passion amoureuse, ils sont également tentés par le suicide : qu'on songe au désespoir de Néron à la fin de Britannicus, à la tentation mortelle de Titus aux dernières scènes de Bérénice, à l'agonie de Mithridate. L'ultime

leçon à tirer des tragédies de Racine à sujet romain est celle du caractère peu enviable de la condition royale. Une leçon que le poète n'aura pas oubliée quand il composera Iphigénie et Phèdre.

Jacques MOREL

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RACINE ET LE ROMAN*

En 1670, l'année même de Bérénice, on joue à Londres un drame héroï- que de John Dryden, La Conquête de Grenade. Cette pièce pourrait passer pour le modèle même de tout ce que récuse, dans la France d'alors, ce qui passe pour le bon goût : ignorant les unités de temps et de lieu, elle malmène durement jusqu'à l'unité d'action. Les événements s'y entassent à tel point qu'il faut dix actes - la pièce est présentée en deux parties - pour en épuiser la matière. On sait que Dryden, non content d'admirer Shakespeare, avait pour les romans précieux, et en particulier pour ceux de La Calprenède, un penchant dont l'extravagance se reflète dans la construction foisonnante de son œuvre, et aussi dans certaine réplique, où un personnage de lâche tente de brocarder le héros en qualifiant de « romantic » son comportement géné- reux. L'étymologie de ce mot, qui vient d'apparaître dans la langue anglaise, est assez transparente.

Laissant de côté toute référence au mot aujourd'hui distendu de « baro- que », le lecteur serait tenté d'établir un rapport entre deux termes qui sont à l'époque d'un emploi courant, celui d'irrégularité et celui de roman, « ro- man » désignant naturellement le roman précieux, dernier aboutissement d'une tradition séculaire. Les admirateurs d'Astrate ont aussi la plus grande tendresse pour Mademoiselle de Scudéry, et l'on sait que la pièce de Quinault ne se recommande pas par une parfaite continuité entre ses différents épi- sodes. Il est admis - et sans doute à juste titre - que le succès d' Andromaque marque un changement dans le goût de certain public, qui semble apprécier des situations moins extrêmes - Astrate découvrait qu'il aimait sans retour celle qui avait fait périr toute sa famille - et une plus grande réserve dans la proclamation des maximes amoureuses. Sans évoquer ici tous les passages

* Article inédit.

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où Boileau prend position contre les romans, et contre Quinault, pour faire valoir ce que doit être la régularité, on peut s'en rapporter à Racine lui-même qui suggère, ironiquement, dans la préface d'Andromaque, que « Pyrrhus n'avait pas lu nos romans », et que « tous les héros ne sont pas faits pour être des Céladons ». La première formule rappelle, s'il en était besoin, que les romans ne sont pas seulement des objets de divertissement, mais aussi, d'une certaine manière, des ouvrages de morale, en ce sens que les héros qui s'y pavanent montrent au lecteur comment il devrait se comporter dans l'exis- tence. Ce sont des modèles qu'ils proposent. Aussi aiment-ils à proclamer des sentences. Mais Pyrrhus n 'a point d'autres exemples devant les yeux que son père Achille « farouche, inexorable, violent ».

Il n'est pas sûr pourtant que Racine ait épuisé son sujet par ces rapides saillies. Le tendre Céladon qu'il évoque n'est pas à lui tout seul le roman. Dans l'Astrée, où il joue le premier rôle masculin, on ne rencontre pas que des bergers ; les chevaliers paraissent en plus d'une page et font, selon l'expression consacrée, sentir « la force de leur bras » à divers adversaires ; on mène des guerres, on assiège des villes, on livre des batailles rangées. Céladon lui-même est capable de se battre comme un lion, et de tremper son épée jusqu'à la garde dans le sang de l 'ennemi. Pour les héros de Mademoi- selle de Scudéry, ce sont d'abord des guerriers, mêmes s'ils ne cessent de soupirer pour leur dame et de se plier à tous ses caprices, comme Céladon se soumet aux lubies de sa bergère.

C'est aussi dans le sens belliqueux du terme que Titus et Antiochus sont les héros de Bérénice : chefs de guerre sans doute, mais d'abord combattants exemplaires. On peut s'en rapporter aux historiens sur ce point. Suétone (Titus V) affirme que, pendant le siège de Jérusalem, Titus s'était illustré par son habileté à tirer de l'arc, et Flavius Josèphe corrobore ce témoignage en ces termes :

tous ceux qui étaient entrés auraient été vraisemblablement taillés en pièces si Titus ne s'était pas porté à leur secours. Ayant disposé ses archers en haut des ruelles et s'étant mis lui-même au plus épais de la foule, il contint les ennemis avec ses traits et [...] resta [...] sur place à décocher ses flèches et à empêcher les Juifs d'avancer, jusqu'à ce que tous ses soldats aient pu se retirer.

Antiochus paie lui aussi de sa personne : il

se présenta et exprima son étonnement de voir des Romains hésiter à attaquer un rempart. Il était, quant à lui, de tempérament plutôt belliqueux, risque-tout de nature, et d'une telle force que sa témérité connaissait peu d'échecs. Comme Titus lui avait répondu en souriant qu'on n'empêchait personne d'essayer, Antiochus, comme il était, s'élança avec ses Macé-

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doniens à l'assaut du rempart. Grâce à sa force et à son habileté, il réussit personnellement à se protéger des flèches que les Juifs lui décochaient, mais les jeunes gens à ses côtés, à peu d'exceptions près, furent tous durement éprouvés.

Racine avait-il ces passages à l'esprit quand il a composé le récit d'An- tiochus à la scène IV de l'acte premier ? Il ne fait aucun doute qu'il avait pratiqué Flavius Josèphe autant que S u é t o n e On note que l'Antiochus dont il est question plus haut, fils d'Antiochus IV de Commagène, n'a jamais, pour sa part, été roi : Flavius Josèphe (VII.7) raconte comment le royaume a été annexé par Rome plusieurs années avant le moment où se situe l'action de Bérénice. Mais ce ne serait pas la seule omission que Racine ait pratiquée pour construire sa pièce ; il lui faut opposer, au grand changement que représentent la mort de Vespasien et l'accession de Titus au trône, quelques éléments permanents, voire éternels : l'amour de Titus et de Bérénice, l'amour malheureux du roi Antiochus, le royaume de Commagène.

Tout se passe comme si le récit se recomposait, sur la base de matériaux historiques, à l'aide d'un schéma épique, sans doute, mais plus encore roma- nesque : la belle témérité d'Antiochus naît d'un désespoir d'amour; le per- sonnage, puisqu'il fait preuve d'héroïsme, ne peut qu'être l'ami le plus cher du chevalier parfait qui mène les troupes à la bataille.

Il faut qu'à sa vertu mon estime réponde : Quoique attendu, Madame, à l'empire du monde, Chéri de l'univers, enfin aimé de vous, Il semblait à lui seul appeler tous les coups, Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre, Son malheureux rival ne semblait que le suivre. (I. IV)

Le roman n'est pas tout à fait étranger à la réalité ; malgré les perfection- nements des armes à feu, fatales à la grande chevalerie d'autrefois, malgré la complexité des manœuvres, qui obligent le général à se retirer sur une colline pour dominer la situation, l'image, homérique ou virgilienne, du chef qui mène ses troupes à l'assaut parce qu'il est lui-même le plus redoutable des guerriers n 'a pas encore tout à fait disparu : il n'y a pas si longtemps que le roi Gustave Adolphe est mort sur le champ de bataille, pendant une charge de cavalerie. Le roman, appuyé sur l'histoire et sur l'épopée, conserve pieu- sement le souvenir d'usages légèrement désuets. Et l'on continue à comparer à Mars le souverain qui ne se risque plus que fort rarement en première ligne.

Le roman fait valoir tous ses droits lorsqu'il double d'une histoire d'amour le récit de hauts faits guerriers, lorsqu'il transforme le chevalier en paladin. Une phrase de Saint-Évremond sur l' Alexandre de Racine décrit fort

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clairement, et sans amabilité, comment se fabrique, par confusion des genres, un récit héroïque ; l'écrivain note, à propos du personnage éponyme :

Il est aussi peu Heros d'amour que de la guerre, et l'histoire se trouve defigurée sans que le Roman soit embelly : Guerrier dont la gloire n'a rien d'animé qui excite notre ardeur, Amant dont la passion ne produit rien qui touche notre tendresse.

Peu importe le jugement; c'est aux catégories utilisées qu'il faut prendre garde : il y a roman dès qu'il y a amour. Mais il ne faut pas oublier que la guerre, et chevaleresque, fait, elle aussi, partie du roman. Et même il est nécessaire d'admettre que le thème guerrier et le thème amoureux ne sont pas simplement juxtaposés, mais que les unit un lien indissoluble.

Pourquoi doit-il sembler naturel, dans la logique du roman, que le guerrier valeureux soit aussi le plus tendre des amants, comme l'est l'Astrate de Quinault, comme l'est le Timocrate de Thomas Corneille, comme l'est l'Alexandre de Racine, qui distille le madrigal avec la même virtuosité que le Jules César, l'Agésilas, ou l'Attila de Corneille l'aîné ?

On peut répondre à cette question en recourant à une autre tragédie de Racine, à Mithridate.

Pyrrhus n'avait pas lu l'Astrée. Mithridate non plus. Contrairement à tant d'amants docilement soumis, il proclame, comme Néron, comme Roxane, comme Phèdre, la brutalité de son désir, rien moins que courtois, puisqu'il ne se soucie pas, au fond, de ce que peut souhaiter celle-là même qu'il supplie et menace. Racine a sans nul doute pris ses distances par rapport à la tragédie romanesque. C'est en contrepoint avec d'autres motifs, si peu romanesques qu'on les a parfois jugés comiques, que se développe le thème héroïque, grâce aux discours de Xipharès et de Monime.

D'un héros tel que vous c'est là l'effort suprême : Cherchez, Prince, cherchez, pour vous trahir vous -même, Tout ce que, pour jouir de leurs contentements, L'amour fait inventer aux vulgaires amants. (II.VI)

La pointe se trouve dans l'expression : «vous trahir vous-même ». Elle repose sur un raisonnement impeccable qui doit conduire à une conclusion d'apparence absurde ; il s'agit d'une de ces « raisons de la déraison » dont s'enchantait Don Quichotte.

Je ne suis point à vous, je suis à votre père. Dans ce dessein, vous-même, il faut me soutenir, Et de mon faible cœur m'aider à vous bannir.

On comprend sans peine pourquoi le devoir que son amour impose à Xipharès n'est autre que de combattre contre cet amour même, ou tout au

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moins de lui imposer le silence. Or une maxime courante suppose que tout amant, quelque jour, s'explique. Lors même qu'on lui ordonne de se taire, il garde l'espoir d'être entendu sans mots. Antiochus le dit à Bérénice :

J'espérais de verser mon sang après mes larmes, Ou qu'au moins, jusqu'à vous porté par mille exploits, Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix. (I.IV)

Des générations de lecteurs ont appris à sourire de formules trop bril- lantes, tel ce jeu de mots sur « verser ». On finirait par ne plus saisir la logique qui est en jeu dans ces gentillesses. Or le discours de Monime est très clair : tout amant doit s'exprimer ; dans la situation où il est, Xipharès, paradoxale- ment, doit, au nom de son amour même, s'imposer le silence alors qu'il a parlé. La maxime générale s'efface devant une autre, plus haute. Et la diffé- rence est dite par un seul mot : « vulgaires ». Il y a pointe, parce que le sens commun est choqué : peut-on accepter de se « trahir soi-même » ? Sans doute, on le peut, dût-on en mourir. Étonnante, l'expression se trouve rigoureuse- ment déduite. C'est dans cette impeccable hyperbole que réside l'héroïsme. Par contraste, il est visible que Mithridate, et Pharnace, songent à leur intérêt propre, qu'ils n'envisagent nullement de desservir.

Au-delà de la soumission visible à tous les caprices d'une maîtresse, une valeur se dessine : la fidélité ; le mot est prononcé par Antiochus dans une scène assez étrange, qui peut faire penser au monologue de Sosie dans l' Amphitryon de Molière : le personnage parle en effet à sa maîtresse absente :

Belle Reine, et pourquoi vous offenseriez-vous ? [...] Exemple infortuné d'une longue constance, Après cinq ans d'amour et d'espoir superflus, Je pars, fidèle encor quand je n'espère plus. (1.11)

Valeur chevaleresque, s'il en fut, mais également valeur religieuse, la foi est le fondement d'une éthique, dont le roman se plaît à mettre en scène les invraisemblables difficultés. À quel prix peut-on garder sa foi ? À tout prix ; aucun compromis n'est imaginable. Il y a du martyr dans l'amant.

La figure de pensée rejoint ici l'attitude morale. Un héros ne saurait se soustraire à l'hyperbole, parce qu'il doit aller à l'extrême, alors que le vul- gaire sait s'arrêter en chemin, et renoncer à temps aux maximes funestes. Comme plus d'une confidente, Phœdime fournit des exemples de prudence et de sage hésitation. La raison qu'elle sait garder n'est point de celles qu'anime la déraison logique.

Xipharès, au contraire, construit le plus beau raisonnement du monde sur le mot même de « trahir », que Monime lui a suggéré. Mithridate a surpris le

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secret des amants, par une ruse qu'on a mille fois comparée à celle d'Harpa- gon. Le prince, instruit, s'exclame :

Quoi ! Madame, c'est vous, c'est l'amour qui m'expose ? Mon malheur est parti d'une si belle cause ? Trop d'amour a trahi nos secrets amoureux ? Et vous vous excusez de m'avoir fait heureux ? Que voudrais-je de plus ? Glorieux et fidèle, Je meurs. (IV.II)

L'erreur même de Monime, fruit d'un excès de crédulité, ou d'une insuf- fisance de défiance, est évidemment une preuve d'amour. Cet aveu arraché par le tyran ne peut que susciter l'admiration de quiconque sait que l'amour est fait pour se dire. Raymond Picard commentait : «C'est ici la charte du parfait amant » La formule est incontestable ; il n 'y manque qu'un complé- ment : cette mort glorieuse et fidèle est aussi la mort du guerrier. Chef de guerre et combattant redoutable, Mithridate pourrait, lui aussi, dire : « Glo- rieux et fidèle, je meurs ». Il n'est pas indifférent que la tragédie s'achève, ou presque, sur la vision de cet « effort suprême » : accablé sous le nombre, le chevalier refuse de se rendre, de se renier. Il ne sera pas ce que la langue médiévale appelait « recréant ».

C'est pourquoi Xipharès « toujours resté fidèle », et fidèle même à un père qui le persécute, peut passer pour un double de son père, de celui qui est resté jusqu'au bout fidèle à soi-même et à sa haine des Romains. La mort hyper- bolique d'un Mithridate plus fort que tout poison paraît aussi extravagante, aussi chevaleresque que le dessein insensé dont il entretient ses fils : aller attaquer Rome même.

Entre Mithridate et Pharnace, qui tous deux convoitent Monime, la diffé- rence ne cesse de s'accuser : Pharnace n'apparaît pas seulement comme le traître, le flatteur des Romains ; il est d'abord, par opposition à l'intransi- geance de son père, celui qui cherche les accommodements.

Ne pourrions-nous pas prendre une plus sûre voie ? 111.1

Pusillanimité, traîtrise, intrigues secrètes, tous les vices vulgaires culminent dans l'avarice ou cupidité, dont les Romains sont le symbole :

Des biens des nations ravisseurs altérés, Le bruit de nos trésors les a tous attirés. (111.1)

Le héros romanesque se recommande par son désintéressement. C'est justement sa capacité de renoncement qui fait ricaner le vulgaire. Dans La Conquête de Grenade le mot « romande » est prononcé à propos d'un che- valier qui entend être « fair play », c'est-à-dire ne pas profiter, dans un combat, des avantages qu'il se trouve posséder. Dryden, toujours lui,

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racontant après Shakespeare, et dans une tragédie presque régulière, l'histoire d'Antoine et de Cléopâtre, fait d'Antoine un chevalier parfait, et dessine d'Octave l'image d'un être cupide.

Le destin s'est trompé sur son compte. La nature en avait fait un usurier, Bon pour acheter des royaumes, non pour en conquérir.

Il n'est pas indiférent que la pièce s'appelle Ail for Love or The World well lost, (Tout pour l'amour, ou le monde superbement perdu).

On pourra s'étonner que dans Mithridate le verbe « joui r» intervienne dans deux passages éloignés l'un de l'autre : celui qui a déjà été cité plus haut, où il est question des « vulgaires amants », qui cherchent à « jouir de leurs contentements », et celui où un comparse, dès le début, déclare que Pharnace

Ira jouir ailleurs des bontés des Romains. (1.1)

Le monde romain, dans Mithridate, n'apparaît que dans l'éloignement, comme une menace. Dans Britannicus, il est au premier plan, et ceux qui lui résistent doivent savoir qu'ils seront étouffés. Rome s'identifie à la cour :

Quel séjour étranger et pour vous et pour moi ! (V.I)

dit Junie à son amant. Cette exclamation donne après coup une force accrue à la remarque qu'avait faite le prince dès son entrée en scène :

cette défiance Est toujours d'un grand cœur la dernière science : On le trompe longtemps. (I.IV)

La phrase prend presque l'allure d'une maxime ; elle dicte le comportement du personnage, qui, jusqu'à la fin, aimera mieux risquer la mort que d'expri- mer des soupçons. Comme le discours s'adresse à Narcisse le traître, l'effet scénique n'est pas petit. Sans doute tout roman est-il riche, lui aussi, en traîtres. Céladon court à la mort pour avoir été banni par Astrée sur un faux rapport de Sémire. Mais la balance est tenue égale entre héros et menteurs mesquins. Dans Britannicus, le héros est d'emblée condamné ; c'est à peine un héros. Son nom a quelque chose de dérisoire : on attendrait qu'il évoque un triomphe, les exploits d'un seigneur de la guerre, comme le nom de Germanicus que, si l'on en croit Suétone, le jeune prince avait failli recevoir dès sa naissance (Claude.XXVII), et qui est celui du père d'Agrippine, comme nul ne peut

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l'ignorer. Ce «jeune prince de dix-sept ans, qui a beaucoup de cœur, beau- coup d'amour, beaucoup de franchise et beaucoup de crédulité, qualités ordinaires d'un jeune homme » a peut-être l'étoffe d'un héros ; on note que, dans sa deuxième préface, Racine reprend la formule qui vient d'être citée, en retire les mots « beaucoup de crédulité » et ajoute une citation de Tacite (Annales, XII.26) qu'il traduit lui-même de façon assez bizarre : neque segnem ei fuisse indolem ferunt serait plus aisément rendu par « il avait du caractère » que par « il avait beaucoup d'esprit ». Quoi qu'il en soit, Britan- nicus pourrait être le premier d'une série de jeunes gens dont la destinée est de ne pouvoir donner leur mesure ; comme lui Bajazet et Hippolyte périront avant d'avoir pu rivaliser de prouesse avec leurs prestigieux ancêtres.

On peut s'interroger sur la formulation que Racine adopte dans sa seconde préface : «L'âge de Britannicus était si connu, qu'il ne m'a pas été permis de le représenter autrement que comme un jeune prince qui avait beaucoup de cœur... ». On croit percevoir un regret ; et l'on songe aux phrases entortil- lées de la préface d'Athalie dans lesquelles Racine, à nouveau aux prises avec des questions d'âge, justifie le personnage de Joas, enfant merveilleux ; le souci de la vraisemblance a-t-il, dans un cas comme dans l'autre, bridé certaine envie de donner dans l'extraordinaire, voire dans l'extravagant ? Comme Joas, Britannicus ne manque pas d'audace, quand il s'agit de tenir tête au tyran.

Mais il succombe, faute de défiance.

Hé quoi ! vous voulez donc, Madame, Qu'à d'éternels soupçons j'abandonne mon âme ? (V. I)

Racine a finalement retranché ces vers, qui figuraient dans l'édition de 1670 ; mais il a laissé subsister

Et pourquoi voulez-vous que mon cœur s'en défie ?

où le pronom « en » représente Narcisse, et où, une fois de plus, en relation avec la notion de méfiance, apparaît le mot « cœur », riche en connotations généreuses.

Par un terrible paradoxe, Britannicus ne semble s'être méfié qu'une seule fois, et à tort. C'est ce que lui dit Junie, lorsqu'il lui reproche de l'avoir oublié :

Dans un temps plus heureux ma juste impatience Vous ferait repentir de votre défiance. (III.VII)

Le « grand coeur » a manqué de foi. Il était pourtant le seul héros dans ce repaire de serpents. Junie l'affirme, s'adressant à Auguste divinisé : il était

Le seul de tes neveux qui pût te ressembler. (V.VIII)

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Ici, sans aucun doute, Auguste n'est plus l'Octave que stigmatisait Antoine, dans la tragédie de Dryden. C'est un héros, un dieu. Et autour de Britannicus flotte le souvenir des vers que Virgile a consacrés à un prince mort trop jeune. « Tu Marcellus eris ».

La cour reparaît dans Bérénice, toujours aussi fertile en intrigues et en mensonges. Racine ne fait pas allusion à un passage de Suétone (Titus, II) qu'il connaissait sans aucun doute, d'où il ressort que Titus avait été l'ami le plus proche de Britannicus, et qu'il avait failli périr lors de l'empoisonnement de ce prince, pour avoir goûté à la potion fatale. Mais il rappelle où et comment a vécu Titus.

Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron, S'égarait, cher Paulin, par l'exemple abusée, Et suivait du plaisir la pente trop aisée. Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur Pour plaire à ce qu'il aime et gagner son vainqueur ? Je prodiguai mon sang ; tout fit place à mes armes. Je revins triomphant. (II.II)

Les historiens ne s'empressent guère à suggérer cette interprétation. La phrase de Suétone que Racine a immortalisée, dimisit invitus invitam, a été par lui soigneusement échenillée pour qu'en disparaissent les gitons et les eunuques qui y figurent sur le même plan que Bérénice.

Racine recompose l'histoire selon un schéma qu'une fois de plus il emprunte au roman. Il se place dans une tradition qui remonte à la poésie des troubadours, passe par Dante et Pétrarque, mais aussi par Lancelot et Amadis. Il est très peu probable que Racine ait connu l'existence du personnage de Guenièvre ; mais la comparaison ne serait pas impossible. La différence d'âge entre la dame et son amant se retrouve dans les deux histoires, et prête à Bérénice - malgré le silence total de la tragédie sur ce point - une allure vaguement maternelle qui pourrait aussi faire penser à la Dame du Lac ou à Urgande la Desconnue, et dont ne sont dépourvues ni Monime, promise au père, ni même Junie :

Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre. (III.VII)

Par trois fois on rencontre un couple d'amants parfaits que caractérisent plusieurs traits : une passion née soudainement, dans un passé très ancien ; un amour inaltérable ; une allure héroïque, généreuse, chez l'amant ; une autorité majestueuse chez l'amante. Juste esquissée dans Britannicus, finale-

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ment triomphante dans Mithridate, cette figure est sacrifiée dans Bérénice. La reine sera la victime de la vertu vers laquelle elle a guidé les pas de son amant. En détournant Titus de la vie facile, elle aura préparé sa propre perte. Elle se sera, pour ainsi dire, trahie elle-même.

L'interprétation psychologique, à laquelle se sont attachés de nombreux commentateurs, offre à chaque détour quantité de pièges. Le texte ne présente que très peu de ces expressions claires, qui peuvent servir de point de départ à une amplification : on sait que Pyrrhus est « violent, mais sincère » ; mais que sait-on de Titus ? Qu'en disent les autres personnages, que l'on serait tenté de croire ? La préface est peu bavarde. Plus d'un lecteur a éprouvé l'envie de considérer que les discours des personnages cachaient des abîmes de perversité. La loi romaine qui condamne Bérénice doit-elle passer pour l'effet d'un préjugé d'autant plus odieux qu'il est absurde ? Mais Titus n'a-t-il pas raison de renoncer à la combattre dans son seul intérêt ? Titus a-t-il cessé d'aimer Bérénice ? A-t-elle tort de se persuader finalement le contraire et comment en arrive-t-elle à sa conviction dernière ? Aucune indication de

Racine ne permet de trancher, et l'on peut gloser à l'infini sur les sentiments secrets de chacun.

Il reste le paradoxe : de même que Monime exigeait de son amant qu'il accomplisse l'effort suprême de trahir ce qu'il avait de plus cher, de même Bérénice, par ce sens de la grandeur qui la caractérise, fait le malheur de Titus et le sien. Ce paradoxe se reflète dans la situation d'Antiochus : choisi malgré lui comme messager de la funeste nouvelle, conscient qu'il ne peut rien gagner à la transmettre, il accomplit une mission qui, malgré l'apparence, ne peut que lui nuire ; finalement c'est lui qui, contre son intérêt, supplie Titus de courir chez la reine :

Je suis venu, Seigneur, vous appeler moi-même (V. VII)

ce qui est encore une manière de se trahir. Son confident croyait voir plus loin, imaginait que Bérénice délaissée aurait besoin d'un soutien, qu'Antio- chus pourrait jouer ce rôle. L'excellent Arsace ne comprend pas le devoir d'hyperbole, qui est la maxime des héros.

Il est certes possible de voir dans ces extrémités l'effet d'une maligne destinée, et les personnages n'y manquent pas

Ah ! par quel soin cruel le ciel avait-il joint Deux cœurs que l'un pour l'autre il ne destinait point ? (Mithridate. II.VI)

Mais ce discours, qui a cours aussi dans les romans, n'efface pas l'autre : le héros doit demeurer loin des facilités où se complaisent les esprits bas.

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Le roman a toujours quelque chose de l'extravagance. On s'en aperçoit quand on considère la Princesse de Clèves, et cette folie qui a tant choqué, cette faute contre la vraisemblance et contre la bienséance : l'aveu fait à un mari.

Le thème romanesque s'accorde chez Racine au thème euripidien du sacrifice, à l'obsession de la mort des êtres jeunes, aux déploiements de la cruauté. Néron, Rome, Mithridate figurent de farouches tyrans. Mais on se demande si parfois le héros de roman, « qui a beaucoup de cœur, beaucoup d'amour » et « beaucoup de franchise », et qui, pour cette raison, s'apparente parfois au martyr, ne pousse pas la rigueur de ses maximes jusqu'à devenir le bourreau de soi-même.

L'art de Racine a consisté à ne pas tout organiser autour de ce tourment splendide, à multiplier autour de ses héros les médiocres et les voraces. L'histoire de Rome lui en fournissait quelques modèles, et même avant que n'y meure la liberté.

Jean-Louis BACKÈS

NOTES

1. «Tous demeuraient ravis de voir ce que Céladon faisait [...]. Son rondache était tellement hérissé de flèches qui s'y étaient plantées, que les dernières ne trou- vaient plus de place vide, et fallait que par nécessité elles frappassent sur d'autres flèches. Son épée était toute teinte de sang, et la poignée même en dégouttait. (L'Astrée, textes choisis et présentés par Gérard Genette, Paris, U.G.E., 1964, p. 281).

2. La Guerre des Juifs, V.8, trad. Pierre Savinel, Paris, Minuit, 1977, p. 448.

3. Ibidem, V. 11 ; éd. cit., pp. 460-461.

4. Voir sur ce point R.C.Knight, Racine et la Grèce, Paris, Nizet ( 2 éd.), 1974 ; l'auteur passe Bérénice sous silence, ou presque ; il indique par ailleurs, p. 420, que Flavius Josèphe figurait dans la bibliothèque de Racine.

5. Œuvres en prose, éd. René Ternois, Paris, Didier, 1962-1969, tome II (1965), p. 102

6. Racine, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1950, tome I, p. 1131. 7. Fate mistook him ;/ For nature meant him for an usurer :/ He's fit indeed to buy,

not conquer Kingdoms. Dryden. All for Love, or The World well Lost dans Restauration Plays, New-York, 1963, p. 291.

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RACINE OU LE PRÉTEXTE DANS L'ANTICHAMBRE*

Au cours d'une conférence intitulée « Quelques paradoxes sur le classi- cisme » prononcée devant l'Université d'Oxford en 1981, Odette de Mour- gues aborda ainsi un moment critique :

Il me faut en venir à l'écrivain dont l'œuvre paraît constituer l'essence du classicisme et considérer le miracle du vers racinien. Écoutez plutôt [...] : « Une éternelle nuict doit clorre icy vos yeux. Fuyez, seigneur, fuyez ces détestables lieux. »

À ce distique succéda un autre, attribué cette fois-ci à La Fontaine, et suivi du commentaire : «Ces vers sont d'un dramaturge de second ordre qui écrit avant le milieu du siècle [La Calprenède] ».

La définition des qualités précises de l'unique langage dramatique de Racine a continué à préoccuper ses interprètes et, après une esquisse anté- rieure, je voudrais aborder une catégorisation plus symétrique de la gamme expressive chez le dramaturge Je proposerai ensuite l'existence d'une gamme tonale et d'une gamme métaphorique, avant de les réunir toutes trois sous l'étiquette d'une gamme fictive.

L a g a m m e express ive

Mes remarques prendront d'abord comme thème la célèbre formule de D'Aubignac : «parler, c'est ag i r » Je ne viserai pas à établir le ou les sens exact[s] que lui donne ce théoricien, mais me bornerai à amplifier certaines adaptations de son dicton, certaines variations sur le thème, identifiant

* Article inédit.

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quelques étapes entre, d'une part, le lyrisme (expressivité pure) et, d'autre part, le silence (action pure) dans l'œuvre racinienne.

Pour poursuivre l'analogie musicale, l'inversion du thème, « agir, c'est parler », permet d'identifier différentes espèces de lyrisme chez Racine, et de constater que leur emploi se manifeste le plus fréquemment dans le contexte des sentiments réciproques ou capables de réciprocité. De tels sentiments sont apparents dans les vers de Britannicus :

Mais, madame, arrêtez ces précieuses larmes : Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes. Je me rendrais suspect par un plus long séjour : Adieu. Je vais, le cœur tout plein de mon amour, Au milieu des transports d'une aveugle jeunesse, Ne voir, n'entretenir que ma belle princesse. Adieu. (Brit 1555-1561)

Une telle tonalité, même sans un degré égal d'hyperbole, voire d'exubérance précieuse, se retrouve constamment dans tous les échanges entre couples de jeunes amoureux (Junie et Britannicus ; Monime et Xipharès ; Atalide et Bajazet ; Aricie et Hippolyte). Elle se manifeste aussi dans l'expression (tant soit peu réaliste) d'une réciprocité espérée. Par exemple dans les vers incré- dules et interrogatoires d'Antiochus, auxquels la syntaxe aussi bien que le mètre régulier fournissent un appui :

Quoi ! je lui pourrais plaire ? Bérénice à mes vœux ne serait plus contraire ? Bérénice d'un mot flatterait mes douleurs ? Penses-tu seulement que, parmi ses malheurs, Quand l'univers entier négligerait ses charmes, L'ingrate me permît de lui donner des larmes, Ou qu'elle s'abaissât jusques à recevoir Des soins qu'à mon amour elle croirait devoir ? (Bér 799-806)

Cette tonalité peut également être indirecte : ainsi dans l'évocation d'une réciprocité dont l'émetteur est exclu, et malgré l'incapacité de communiquer avec le destinataire privilégié : ainsi Néron parlant de Junie en son absence :

Excité d'un désir curieux, Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux, Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes, Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes ; Belle sans ornements, dans le simple appareil D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil. (Brit 385-389)

Dans les cas précédents, « agir, c'est parler », dans la mesure où la parole atteint sa plénitude d'expressivité pure : grâce à une équivalence de statut entre état moral et parole (il n 'y a décalage ni spatial ni temporel), celle-ci

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est dotée en de pareils moments d'une capacité à transmettre de façon totale et efficace, et même sans destinataire, l'état moral qu'elle reflète.

Dans un deuxième temps nous abordons le thème, « parler, c'est agir », qui comprend le vaste champ du langage persuasif, affectif ou expressif, exerçant un impact sur le destinataire ou sur l'émetteur, et effectuant ainsi un changement dans son état moral (sans considérer pour le moment l'éven- tuelle initiation de l'action physique qui peut en résulter). Parmi les impor- tantes études qui ont abordé ce domaine, la plus récente insiste sur l'existence d'une fonction persuasive dans une grande diversité de discours, y compris les monologues et les récits de m o r t Mes exemples se réduiront à des manifestations plus superficielles, tout d'abord pour illustrer la persuasion d'un[e] destinataire, comme par exemple les vers suivants qui constituent l'apogée de l'immense tirade d'Agrippine :

J'ai fait ce que j'ai pu : vous régnez, c'est assez. Avec ma liberté, que vous m'avez ravie, Si vous le souhaitez, prenez encor ma vie ; Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté.

Et dont la réponse n'a guère besoin de commentaire :

Hé bien donc, prononcez. Que voulez-vous qu'on fasse, (Brit 1282-1287)

Quels qu'en soient les résultats à moyen terme, le discours d'Agrippine n'en est pas moins actif ; malgré les péripéties initiées par Burrhus et Narcisse dans les deux scènes suivantes, et même si les événements ultérieurs annulent les effets immédiats, la constatation d'Agrippine reste indéniable : « Il suffit ; j 'ai parlé, tout a changé de face » (Brit 1583). Sans cette emphase, une telle efficacité verbale prévaut dans d'innombrables échanges entre toutes catégo- ries de personnages de l'œuvre entière. Dans Bérénice, par exemple, nous cernons la catégorie de l'auto-persuasion, identifiée dans l'emploi de la correctio au moment même où elle risque de s'effectuer :

Hélas ! vous pouvez tout, madame : demeurez ; Je n'y résiste point. Mais je sens ma faiblesse : Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse, Et sans cesse veiller à retenir mes pas, Que vers vous à toute heure entraînent vos appas. Que dis-je ? en ce moment mon cœur, hors de lui-même, S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime. (Bér 1130-1136)

La parole est également dotée du pouvoir de ratifier un état à venir, pouvoir dont la manifestation est marquante dans les scènes d'aveu :