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Cet ouvrage a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© par les Ăditions Milan,avec la collaboration de Claire Debout et Astrid Dumontet.
Mise en pages : Petits PapiersCréation graphique : Bruno Douin
© 2010, Ăditions Milan, pour le texte et lâillustration300, rue LĂ©on-Joulin, 31101 Toulouse Cedex 9, France
Loi 49-956 du 16 juillet 1949sur les publications destinées à la jeunesse
www.editionsmilan.comISBN : 978-2-7459-3867-1
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Prologue
Lorsque Luce descendit du train, la chaleur lui explosa au visage. Une chaleur dure, sĂšche, sans compromis, qui lui pesait sur la nuque alors quâelle dĂ©posait Ă grand-peine son sac sur le quai. Pourtant, il Ă©tait Ă peine 9 h 30 du matin. Dix-huit heures de voyage â sans compter les correspondances â la dĂ©versaient, tĂȘte bourdonnante, pensĂ©es hĂ©bĂ©tĂ©es, abrutie de sommeil, dans la gare de Grenade.
Lâodeur bien particuliĂšre des villes espagnoles la saisit. MĂ©lange de fleurs dâoranger, de goudron fondu, dâhuile dâolive chaude, dâeau de Cologne. Luce remonta le quai en tirant son sac derriĂšre elle. Des gens la bousculaient, MadrilĂšnes dĂ©daigneux en visite, banlieusards affairĂ©s, touristes empotĂ©s. Le haut-parleur dĂ©bitait dâune voix pĂ©taradante de femme pressĂ©e des indications que Luce ne comprenait pas. Quâimporte, elle Ă©tait arrivĂ©e. Maintenant, elle devait retrouver le contact quâInĂšs avait laissĂ© Ă Moony.
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La fatigue lui serrait les tempes. Luce sortit de la gare, regarda dâun cĂŽtĂ© puis de lâautre, et elle se mit Ă marcher droit devant, comme si la ville lui Ă©tait familiĂšre. ArrĂȘte, ça ne sert Ă rien dâaller ainsi au hasard. Renseigne-toi⊠Oui, oui, dĂšs quâelle pourrait, elle essaierait de se repĂ©rer sur ce plan que Moony lui avait imprimĂ© sur Internet. Celle-lĂ ! Elle aurait recopiĂ© Ă la main lâannuaire de Grenade pour se faire pardonner.
La colĂšre la fit accĂ©lĂ©rer. DigĂ©rer lâaffront quâelle avait subi ? Jamais. InĂšs avait bien cachĂ© son jeu, et Moony aussi. Quant Ă LĂ©o, rien quâau souvenir de ce qui sâĂ©tait passĂ©, la honte lui mordait le ventre.
Luce marcha encore un moment, le temps de se calmer, avant de sâarrĂȘter sur une placette ombragĂ©e. Se poser, boire quelque chose Ă cette terrasse de cafĂ©. Pourquoi pas. Elle avait faim. Son dernier sandwich, avalĂ© entre Toulouse et Perpignan, nâĂ©tait plus quâun souvenir. Un jeune barman se faufila entre les tables avec la pres-tance de Jesulin de Ubrique, le torero le plus cĂ©lĂšbre de Grenade. Il dĂ©bita une phrase incomprĂ©hensible.
Elle bredouilla : â SĂ, no, no sĂ©ïżœ.Le serveur proposa alors dans un français approximatif : â Du « tchocolatt » avec des churritos2 ? Muy rico, trĂšs bon.Luce accepta.Le garçon de cafĂ© lui rapporta une tasse fumante
dâun chocolat Ă©pais lĂ©gĂšrement parfumĂ© Ă la vanille et
1. Oui, non, je ne sais pas.2. Churros : beignets. Churritos (terme affectueux) : petits beignets.
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une assiette dĂ©bordant de beignets dorĂ©s. Bienvenue en Espagne. RequinquĂ©e, Luce dĂ©plia son plan et le contempla, incrĂ©dule. Cette idiote de Moony lui avait refilĂ© une carte des monuments touristiques de Grenade. Les rues nâĂ©taient mĂȘme pas dĂ©taillĂ©es. Ă lâadresse supposĂ©e, elle avait juste tracĂ© une croix signalĂ©e dâune flĂšche, au milieu de nulle partâŠ
Ă cette heure de la matinĂ©e, la terrasse se remplissait dâemployĂ©s de bureau sâaccordant une pause. Des señoras permanentĂ©es, la cinquantaine dodue et volubile, sâĂ©taient assises Ă cĂŽtĂ© dâelle et sâempiffraient de churros en ca-quetant. Elles la dĂ©taillaient sans se gĂȘner. Luce ne com-prenait rien. Son espagnol scolaire montrait ses limites devant la diction Ă©trange des Andalous. Les gens du sud de lâEspagne escamotaient la fin des mots. On aurait dit quâils avaient oubliĂ© leurs dentiers sur leur table de nuit ! Une des señoras lui sourit. En retour, Luce sâenhardit :
â Âż DĂłnde estĂĄ el camino del Sacromonte, por favor3 ?La plus ĂągĂ©e de ces dames roula des yeux consternĂ©s.
Se penchant vers elle, elle lui serra le bras dâun geste amical. De la bouillie verbale qui sâensuivit, Luce crut saisir une seule chose : Muy muy muy lejos, pobrecitaïżœâŠ Apparemment, ça faisait une trotte.
Les Espagnoles paraissaient toutes dâaccord. « No », Luce ne pouvait pas y aller Ă pied. La plus maigre hĂ©la le garçon de cafĂ©. Celui-ci mit le cap vers elles, le plateau Ă la main, esquivant les chaises des clients en souplesse.
3. OĂč se trouve le chemin du Sacromonte, sâil vous plaĂźt ?4. TrĂšs trĂšs trĂšs loin, pauvre petite !
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Ă la cadence dâune mitraillette, elle lui expliqua la si-tuation en entremĂȘlant son discours de « pobrecita » et de « tan joven 5 » que ses collĂšgues appuyaient de « sà » et de « claro » approbateurs. Avec lassitude, le garçon traduisit Ă Luce dâun ton dĂ©sabusĂ© :
â Tu ne peux pas y aller comme ça. Câest la colline des gitans. Les señoras sâinquiĂštent.
Une grosse femme Ă la teinture blonde lâinterrompit. Comme elle insistait, le garçon soupira, le regard fixĂ©, nâimporte oĂč, ailleurs, loin de ces vieilles qui lui faisaient perdre son temps et de cette gamine habillĂ©e comme la veuve du dĂ©mon.
â Cette dame dit que sa cousine habite lĂ -bas. Va la voir. Elle loue des chambres, pas cher. Tu ne dois pas traĂźner, solita, toute seule, au Sacromonte. Câest dange-reux.
DĂ©passĂ©e par le dĂ©bat qui commençait Ă se propager aux autres tables, Luce se demandait comment abrĂ©ger lâĂ©change. Elle se dĂ©fendit faiblement :
â Je viens voir ma mĂšreâŠLe serveur traduisit lâinformation Ă lâassemblĂ©e. La
grosse blonde, pas convaincue, lui tendit une carte avec un numéro de téléphone écrit à la hùte :
Casa de huéspedes Lola la Saetera, barranca del sol 86 6.Un peu étourdie, la jeune fille se leva et reprit son
sac. En se retournant pour remercier, elle vit les quatre femmes qui, opinant toujours du bonnet, lui désignaient
5. Si jeune.6. Chambres dâhĂŽte Lola la Saetera, n° 86, sentier du Soleil.
dâun mĂȘme geste lâangle de la place oĂč se situait lâarrĂȘt de bus.
Luce Ă©tait Ă Grenade. Le chemin avait Ă©tĂ© long depuis ce soir de mars oĂč elle avait trouvĂ© la lettreâŠ
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gloomy
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Saint-Genis, fin mars 2006Si elle rĂąle, câest clair, cette fois, je me casse ! Repoussant sa
mĂšche violette, Luce bloqua sa respiration comme si elle allait plonger dans un bain glacĂ©. Câest vrai quoi, je suis mĂȘme en avance pour le dĂźnerâŠ
Les lumiĂšres Ă©taient Ă©teintes. Dans la cuisine impecca-blement rangĂ©e, aucun prĂ©paratif nâaugurait du repas.
â Fait châ, grogna Luce en tordant la bouche.AĂŻe ! Ce nouveau piercing Ă la lĂšvre lui faisait un mal
de chien. Ă la volĂ©e, lâadolescente se dĂ©barrassa de son Ă©charpe et des bottines quâelle avait dĂ©lacĂ©es avec soula-gement. Puis elle alluma la tĂ©lĂ©.
Hier, chez Requin, câĂ©tait trop top. Ă peine la soirĂ©e dĂ©marrĂ©e quâil Ă©tait minuit ! Le temps de sâĂ©clater un peu, il Ă©tait dĂ©jĂ deux heures. Trop tard pour prĂ©venir quâelle dormirait sur place.
Elle est oĂč, dâailleurs ? Si jâavais su, je ne me serais pas dĂ©pĂȘchĂ©eâŠ
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En socquettes, Luce alla rĂ©cupĂ©rer son portable dans le manteau noir quâelle avait abandonnĂ© dans lâentrĂ©e. Oui, sa mĂšre avait bien essayĂ© de la joindre, Ă 17 h 03. Comme dâhabitude, elle ne lui avait pas laissĂ© de message. Ă quoi bon ? Sa fille ne les Ă©coutait jamais. Dix-neuf heures. Mom devrait ĂȘtre lĂ , tout de mĂȘme. Je fais quoi, moi, jâai faim !
Lâadolescente se leva, Ă©teignit la tĂ©lĂ© dâun geste. Le silence sâinstalla.
Un je-ne-sais-quoi dâinhabituel sâĂ©tait insinuĂ© dans lâatmosphĂšre de la maison. Luce fronça le nez. InĂšs lui avait-elle parlĂ© dâun quelconque projet de sortie ? Non.
Bizarre.Seule sa chambre Ă©tait telle quâelle lâavait laissĂ©e.
TapissĂ©e dâaffiches sombres aux caractĂšres gothiques, chargĂ©e dâun parfum dâencens et de cigarettes blondes refroidies, le lit jonchĂ© de la brassĂ©e de vĂȘtements quâelle avait essayĂ©s avant de se dĂ©cider sur sa tenue pour aller chez Requin. Tout le dĂ©sordre que sa mĂšre pourchassait semblait avoir trouvĂ© refuge ici.
Sur le bureau oĂč elle ne sâinstallait jamais pour tra-vailler, la lettre lâattendait.
« Luce,Le journal mâenvoie en Australie. Quand tu liras ces
lignes, je serai sans doute dans lâavion. Je dĂ©teste les sĂ©-parations, tu le sais. Nâaie pas de regrets, câest sĂ»rement mieux ainsi. Jâai tout organisĂ©. Une somme sera versĂ©e sur ton livret jeune, le loyer est payĂ©, les charges sont prĂ©levĂ©es sur mon compte. Ă toi de gĂ©rer le reste. »
Quoi ? LâAustralie ? Mais câest le bout du monde ! Les doigts de Luce ratissaient machinalement sa chevelure
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Ă©bouriffĂ©e. Une de ses bagues sây emmĂȘla. Le feuillet atterrit sur le sol. Tout occupĂ©e Ă libĂ©rer son bijou sans faire de dĂ©gĂąts, la jeune gothique se pencha pour lire la suite en grimaçant.
« Tu clames haut et fort que tu rĂȘves de ton indĂ©pendance. Tu lâauras. Quatre mois pour tâexercer. Tu viens dâavoir 16 ans. AprĂšs tout, moi, Ă cet Ăąge, je travaillais dĂ©jĂ . En cas de soucis, tu pourras toujours tâadresser Ă Sophie, mĂȘme si je sais que tu nâapprĂ©cies guĂšre ma secrĂ©taire⊠»
Quatre mois ! Câest hyper long ! Sans me prĂ©venir ?« Je te donnerai des nouvelles. Mais pas par tĂ©lĂ©phone,
ni avant quelque temps. Jâai vraiment besoin de prendre du recul. »
Ăa alors ! Câest trop ! Entre colĂšre et chagrin, Luce se mordillait la lĂšvre. La douleur de son piercing lui fit monter les larmes aux yeux.
Le cadre familier soudain lui parut plus vaste, plus froid, murĂ© dans un silence rĂ©probateur. Le salon exha-lait comme un parfum dâabsence. Sans les voir, lâado par-courut les piĂšces au design dĂ©pouillĂ©, ouvrit la porte du frigo amĂ©ricain chargĂ© jusquâĂ la gueule. Mom sâest tirĂ©e, câest ouf ! Sur la cheminĂ©e, la photo de Luce dans les bras de son papa avait disparu, ainsi que certains bibelots. CâĂ©tait ça, peut-ĂȘtre, qui donnait cette subtile impression de vacuitĂ©. Dans le sĂ©jour, le secrĂ©taire Ă©tait rangĂ© avec soin. Sur la tablette trĂŽnait la clarinette dans son Ă©tui.
InĂšs avait sorti lâinstrument de sa retraite.Ah, cette clarinette ! DĂšs 5 ans, Luce avait Ă©tĂ© inscrite Ă
lâĂ©cole de musique. Personne nâavait pensĂ© Ă lui demander son avis. Pas de chance pour la gamine, elle Ă©tait plutĂŽt
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douĂ©e. En tĂ©moignait la collection de photos immondes de chacune de ses prestations en robe de velours de petite fille modĂšle, nĆud dans les cheveux et socquettes blanches Ă volants, louchant sur le bec de sa clarinette, lâair idiot. Ă 13 ans, Luce avait refusĂ© tout net de retourner en cours. Sa mĂšre pouvait toujours courir.
Elle courait dâailleurs. LâAustralie⊠quel dĂ©lire !Au moins, jâaurai la paix.Ces derniers mois, leurs relations sâĂ©taient Ă©puisĂ©es
dans un conflit dont chacune sortait exsangue. Tout accrochait, tout Ă©tait prĂ©texte Ă de petites escarmouches ou de brutales Ă©chauffourĂ©es. Pourtant, en travaillant sa mĂšre Ă lâusure, en jouant le chantage affectif, en alternant scĂšnes violentes et nĂ©gociations serrĂ©es, Luce finissait toujours par obtenir ce quâelle voulait.
Sauf une fois : InĂšs avait refusĂ© tout net quâelle se fasse tatouer une chauve-souris sur lâĂ©paule. Lâoccasion dâune dispute sanglante, une de plus. « Tu comprends rien, Mom ! On dirait que tâas jamais Ă©tĂ© jeune. Tu mâĂ©tonnes quâaucun mec veuille de toi⊠» La gifle avait claquĂ©. Luce sâĂ©tait barricadĂ©e dans sa chambre. UlcĂ©rĂ©e, la joue brĂ»lante, elle avait refusĂ© dâouvrir Ă celle qui, der-riĂšre la porte, bredouillait des excuses.
Un frĂ©missement de rage secoua la jeune gothique.La mother est dĂ©finitivement larguĂ©e, une vraie tareâŠ
Bon vent !Du revers de la main, Luce sâessuya la joue. Je vais pas
chialer quand mĂȘme, non mais !Ă la pendule de la cuisine, il Ă©tait 19 h 30. « Attends,
on mange dans une demi-heure, ne te bourre pas de
cochonneries⊠» Luce releva le nez, renifla, haussa les Ă©paules, Ă©vacuant par ce geste le fantĂŽme maternel. Puis elle sâattaqua Ă la boĂźte de cĂ©rĂ©ales au chocolat.
Ă partir de maintenant, je fais ce que je veux.
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â Pour quatre mois ? Ănorme ! Câest pas Ă moi que ça arriveraitâŠ
Dans le portable, la voix dâApolline grĂ©sillait dâenthou-siasme.
â OK, jâarriveâŠAprĂšs la lecture de la lettre, Luce sâĂ©tait prĂ©cipitĂ©e sur
Internet pour consulter le site de la banque. Plus pour sâassurer quâInĂšs ne lui faisait pas une blague que par in-tĂ©rĂȘt. La somme affichĂ©e sur lâĂ©cran la stupĂ©fia. Sa mĂšre avait vu large, trĂšs large.
Pendant quâelle sâactivait sur son compte MSN, lâado-lescente prit conscience, avec un vague malaise, quâaucun bruit familier dâune vie autre que la sienne ne rompait le silence de la maison. Le rĂ©frigĂ©rateur se dĂ©clenchait Ă intervalles rĂ©guliers, accentuant plus quâil ne lâattĂ©nuait le sentiment de solitude qui Ă©treignait Luce peu Ă peu. Meubler le silence. Lâexpression prenait tout son sens, le silence Ă©tait vraiment une maison vide⊠Tapant Ă toute
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allure, elle activa le plan B, celui qui signalait aux copains les appartements désertés par les parents pour le week-end. La bande ne mit pas longtemps à la rejoindre.
Ă prĂ©sent, Pantin, vautrĂ© sur le canapĂ©, les pieds chaussĂ©s de New Rock cloutĂ©es posĂ©s sur la table basse, sirotait une biĂšre, sa clope en Ă©quilibre sur le bras du fauteuil. Marina, tout de velours noir vĂȘtue, façon gothopouf, faisait lâin-ventaire des DVD. Blottie contre son nouvel amoureux, Sandra regardait dans le vide, dĂ©licieusement blĂȘme, une moue dĂ©sabusĂ©e errant sur sa bouche peinte en noir. Et puis tous les autres⊠Luce les connaissait moins. Un assemblage indistinct que Metalmonk Funeral enivrait de son screamo dâoutre-tombe. Leurs yeux charbonneux trouaient de beaux visages blafards, les piercings lui-saient, mordaient sur les lĂšvres, les sourcils, les narines, les nombrils dĂ©voilĂ©s. Certains dansaient.
Tranchant sur la symphonie en noir et blanc, une fille trouvĂ©e devant la porte avec son chien tutoyait sĂ©rieuse-ment la bouteille de whisky. AffublĂ©e dâun fuseau annĂ©es soixante vert pomme et dâun pull en grosse laine fuchsia, elle ne passait pas inaperçue. Dans lâentrĂ©e, son sac Ă dos crasseux rĂ©gurgitait un duvet bleu malodorant. La meuf sâempiffrait de parts de pizza comme si elle nâavait pas mangĂ© depuis deux jours, ce qui Ă©tait peut-ĂȘtre le cas aprĂšs tout. Lui tenaient compagnie deux jeunes au look rappeur, de la citĂ© voisine. On ne savait plus qui les avait fait entrer.
â Trop fun, ton futal, tu lâas trouvĂ© oĂč ? gloussa Marina, un peu fracassĂ©e.
â EmmaĂŒs, rĂ©pondit sobrement la fille en sĂ©chant son verre cul sec.
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Marina fronça le nez en regardant autour dâelle.â Y a pas comme une odeur, lĂ ?La zonarde rigola :â Ăa doit ĂȘtre mon chien. Il ballonne. Ă moins que ça
soit moi qui travaille du fumet. Ă ton avis ?Marina prit le large, sans demander son reste.Luce parlait fort, et riait trop. Mais quelque chose
en elle restait aux aguets. Bien quâil ne soit guĂšre dans son goĂ»t de faire la police, elle avait dissuadĂ© Requin de prononcer un discours apocalyptique, tout nu sur la table du salon. Ă prĂ©sent, elle surveillait du coin de lâĆil un des rappeurs qui confectionnait des spliffs de bonne taille pour les cĂ©der dans des transactions quâelle devinait avantageuses. Oh, ils sont grands, je vais pas mâen mĂȘler. La piĂšce se chargeait de lourdes volutes de fumĂ©e et de rires compulsifs. Pas moyen de se dĂ©tendre. Chaque fois quâon sonnait Ă lâentrĂ©e, elle tressaillait comme si sa mĂšre allait surgir Ă lâimproviste. Idiote, elle est loin et pour longtemps. Câest cool.
La SDF venait de sâĂ©clipser dans la chambre dâInĂšs avec un des mecs Ă casquette.
â Non, mais vous gĂȘnez pas ! se rĂ©volta Luce.Personne ne lâentendit, et elle se sentit ridicule. Pantin
en profita pour glisser une main paresseuse dans son soutien-gorge. Luce le repoussa, exaspérée.
â Tâes pas cool⊠grogna-t-il en se retournant sans plus insister vers Marina.
La musique cognait fort dans les baffles. Chouette soirée. Oubliant son étrange morosité, Luce se leva pour danser, encouragée par Apolline qui se balançait sur place, ondu-
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lant comme un succube un soir dâHalloween. Les autres les rejoignirent. Il ne fallait plus compter sur Pantin et Marina ; lâaffaire nâavait pas traĂźnĂ©, ils se ventousaient Ă pleine bouche sur le canapĂ©.
On sonna Ă la porte.Beau comme un ange de lâenfer, les mains dans les
poches, un garçon foudroyait Luce de son regard sombre. Il devait avoir dans les 18 ans.
â Salut, beau prince ! gloussa-t-elle, un peu partie.Le type ne lui concĂ©da pas lâombre dâun sourire. La
fĂȘte qui se dĂ©roulait Ă lâintĂ©rieur lui arracha une moue dubitative.
â Vous faites trop de bruit. Ma mĂšre a la main sur le tĂ©lĂ©phone pour appeler les keufs de garde.
Le garçon haussa un sourcil interrogateur.â Vous fĂȘtez quoi ?â Un dĂ©part ! Entre !â Non merci, jâai passĂ© lâĂąge des bals costumĂ©s.Luce lui dĂ©cocha son regard le plus noir. Cheveux
frisĂ©s lui tombant sur les yeux, façon chien fou, veste tibĂ©taine de laine moelleuse, lâintrus affichait toute la panoplie du nĂ©obab. Dommage. Lui-mĂȘme ne se privait pas de dĂ©tailler sans vergogne la lourde croix dâargent qui tutoyait un blason celtique entre les seins de la jeune fille.
â Croyante ?â Idiot, ça nâa rien Ă voir, câestâŠQuâest-ce que jâai Ă me justifier ? se dit Luce en haus-
sant les Ă©paules. Je lui demande sâil soutient le dalaĂŻ-lama, moi ?
â Tâes sĂ»r que tu veux pas rentrer ?⊠Eh ! Merci de mâavoir prĂ©venue ! Câest quoi ton prĂ©nom ?
â LĂ©o !La porte claqua. Pour Luce, la soirĂ©e, soudain, avait
moins dâattraits. Elle baissa le son de la chaĂźne. Quelques ados jetĂšrent un coup dâĆil furtif Ă leurs portables. Vampires et sorciĂšres avaient tous des mĂšres douĂ©es de pouvoirs redoutables. Ă la moindre incartade, elles Ă©taient en mesure, dâune seule imprĂ©cation, de les prĂ©ci-piter sans merci dans un monde glacĂ© privĂ© dâInternet, de jeux vidĂ©o, et, pire, du prochain concert de Sepulcral Deer. Alors, ils sâĂ©clipsĂšrent les uns aprĂšs les autres, non sans prendre soin de glisser au fond de leur sac Ă dos les accessoires les plus voyants de leur appartenance gothique.
Luce se retrouva seule. Canettes vides gisant sur le tapis, cendriers qui dĂ©bordaient de mĂ©gots, CD traĂźnant sans leurs pochettes, assiettes en carton maculĂ©es aban-donnĂ©es un peu partout⊠On aurait dit quâun conteneur dâordures avait Ă©tĂ© Ă©parpillĂ© dans le salon dâInĂšs.
Tant pis, je suis trop crevĂ©e, je rangerai demain.La tĂȘte lourde, elle entra dans sa chambre. GalĂšre,
quelquâun avait renversĂ© un cendrier sur sa couetteâŠElle Ă©pousseta sommairement la cendre, ramassa les
mégots, jeta le tout dans la corbeille à papier, et se coucha tout habillée.